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alain jouffroy être-avec poèmes Clepsydre ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Etre-avec.indd 5 16/11/2015 16:41:11 De l’hori zon Nous avons Perdu le fil Osons Nous en passer Sans cha virer JOUFFROY être-avec.p65 7 30/01/07, 09:28 JOUFFROY être-avec.p65 8 30/01/07, 09:28 Nous n’en sommes qu’au commencement de l’art d’écrire… chaque vie a un thème, un titre, un éditeur, une préface, une introduction, un texte, des notes, etc. – ou peut les avoir. Novalis, Brouillon général JOUFFROY être-avec.p65 9 30/01/07, 09:28 JOUFFROY être-avec.p65 10 30/01/07, 09:28 AVANT-DIRE Si je suis né sans, j’ai vécu, toujours vécu avec, même quand j’étais seul. Avec des arbres – de grands et vieux tilleuls bourdonnants et des hortensias (ceux d’un jardin de presbytère), avec des femmes (très diverses), des chevaux de labour, des champs de blé, d’avoine et de moutarde, avec des rues, des immeubles, avec du ciel, du gris et surtout du bleu par-dessus, avec des villes, avec des ponts, des passerelles, avec des affiches, des réverbères, des terrasses de café, avec des voyageurs – dans d’innombrables trains, des avions, quelques bateaux, un certain nombre de bicyclettes, des livres, des tableaux, des objets trouvés, et c’est avec le poids de tous ces « avec » (et beaucoup d’autres) qu’une vie se transforme en toutes sortes de destins possibles, dont un seul livre ne sera jamais capable de rendre compte avec justesse, celuici pas plus que tous les autres. Mais le temps sans origine et sans fin s’entrecoupe d’instants – ces étincelles qui rappellent le feu. Dans l’écriture, il s’agit de ces entrecoupements, de ces instants-étincelles – qui se produisent dans l’immense espace nocturne, où tout semble indifférencié. Être n’est pas autre chose que ce surgissement du vivant en pleine lumière, mais une lumière fugace. Persévérer dans son être, quelle que soit la durée d’une vie, c’est être-avec l’autre, s’immerger dans la multitude infinie des autres qu’on appelle d’un mot trop bref, trop réduc- 11 JOUFFROY être-avec.p65 11 30/01/07, 09:28 teur : l’univers. Un univers dont nul n’a vu le commencement, dont nul ne verra la fin et qu’on devrait toujours conjuguer au pluriel. Les écrivains se vantent trop souvent : ceux qui prétendent ne presque pas dormir n’écrivent pas tous en rêve et ne sont pas des Coleridge. Ceux qui écrivent avec une cuiller à saupoudrer du XVIIIe ignorent le télégraphe et le laser : ils n’inventent ni l’écriture automatique ni le cut-up, ni des logogrammes, s’enfoncent dans la poussière des détails, ne créent aucune ligne générale et font perdre beaucoup de temps à leurs lecteurs. Il ne faut pas trop leur en vouloir : ils ne savent pas ce qu’ils font et je serai le dernier à les accuser d’autosuffisance. Je ne fais pas partie du lot : je ne crois pas plus au Dieu-Je – car le je n’est pas seulement un autre, mais multiple – qu’au Dieu unique. J’ai toujours cru, je crois toujours à la prosophilie : à l’amour de la prosodie, des accents, des sonorités, des cadences, des quantités, de toutes les formes de musique qui peuvent surgir d’un usage respiratoire du langage. J’avance dans les sons comme dans les vagues des bords de mer : au risque de m’y noyer. Dans Être-avec, j’ai tenté de me refréner, d’en faire le moins possible, quitte à passer, parfois, pour presque silencieux. Qu’on ne s’inquiète donc pas trop à mon sujet : j’ai beaucoup parlé mais je finirai par me taire : définitivement. Mais avant de me taire, je pratiquerai l’art de la vue, et des vues. Il m’est arrivé de classer les périodes successives de ma vie par couleurs : la noire, la rouge, par exemple. Les couleurs sont pour moi des paroles universelles : c’est une certitude que j’ai en commun avec Yves Klein, mon maître en judo. Ce qui manque à tout texte imprimé, c’est la couleur. Le manuscrit de Trajectoire, par exemple, est composé en 12 JOUFFROY être-avec.p65 12 30/01/07, 09:28 couleurs juxtaposées différentes, souvent dans la même page ou sur la même ligne. Seul Maurice Roche est parvenu à convaincre un éditeur d’imprimer l’un de ses plus beaux livres en couleur. Il n’en était pas peu fier et il avait raison. Que l’immensité de la majorité des livres ait été publiée, depuis Gutenberg, en noir sur blanc, ne m’a jamais convaincu de cette obligation, bien au contraire. On n’écrit pas forcément la même chose en noir, en rouge, en bleu ou en or. La couleur est porteuse de pensée, porteuse de ce sens supplémentaire qu’on pourrait dire, à bon escient pour une fois, « transcendantal ». Imaginons Une saison en enfer publiée en noir, en rouge et en or : « l’Étincelle d’or de la lumière nature » en serait non seulement éclairée, mais glorifiée. De même, dans Le Temps retrouvé, de Proust, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel devraient s’y déployer. Les rêves sont en couleur et la pensée diurne en serait privée ? Selon quel principe, quelle loi ? Je ne demande pas à Joaquim Vital et à Colette Lambrichs, les éditeurs d’Être-avec, d’imprimer les très différents poèmes de ce recueil en différentes couleurs – mais quelques-uns de mes lecteurs comprendront pourquoi ce singulier livre pourrait bénéficier de cette liberté chromatique, comparable à celle des « clés » musicales. Poèmes à suivre auraient pu être imprimés en bleu, Poèmes à boire en rouge, Poèmes pour cor et contrebasse en arc-en-ciel, Poèmes qui s’écrivent tout seuls en violet et Quelques bribes d’explication en or. Fantaisie arbitraire d’auteur ? Très sincèrement, je ne le crois pas. Sans couleurs, le monde terrestre vivant n’existerait tout simplement pas. Nous continuerons donc, vaille que vaille, de publier nos livres en deuil, comme des « Faire-part », ou en habit de cérémonie. En attendant d’autres fêtes du feu. Ce recueil fait suite à l’ensemble des œuvres poétiques que j’ai fait paraître depuis 1948, et qui devront être réunies en seul volume, de façon chronologique, accompagnées de 13 JOUFFROY être-avec.p65 13 30/01/07, 09:28 plusieurs CD consacrés aux lectures publiques que j’en ai faites. Je n’en renie aucune, elles sont toutes entrelacées, tenons et mortaises d’une même architecture de mots, aérée par la lumière, l’air et le ciel étoilé. Ayant parcouru un assez grand nombre d’années du XXe et du XXIe siècles, j’ai eu le temps de m’ériger moi-même comme propriétaire du futur. Toutes ces œuvres, depuis Aube à l’antipode, pourraient être surplombées par ce titre général : FUTUREMENT VRAI Le futur n’est rien d’autre que de l’or immatériel. Vivant aujourd’hui au rythme de l’aiguille des secondes de ma montre-bracelet Lip-Croix du Sud, je respire l’air du Japon, ma demeure se cache dans un bois de Karuisawa, je retrouve en moi la mystérieuse énergie du judo, mes oreilles sont celles de Bouddha, mes poèmes ressemblent de plus en plus à des calligraphies, la France en moi se dilue dans l’eau brûlante d’un honsen, je mange du poisson cru et bois du thé vert, Michaux redevient mon plus proche ami, je ferais bien, de nouveau, le tour du monde, il me reste, well, toute l’Océanie à parcourir, il se peut que j’aie déjà trouvé l’éternité sur terre, mais cela reste un secret : celui de l’inconcevable, un mélange explosif de paroxystique et de lapidaire, de sublime et de terre-à-terre. 14 JOUFFROY être-avec.p65 14 30/01/07, 09:28 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Moments extrêmes, poèmes, 1991. Milos Sobaïc, monographie, 1991. Klasen, monographie, 1993. L’Ouverture de l’être, poèmes, préface de Sarane Alexandrian, 1995. Le livre qui n’existe nulle part, roman, 2007. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007. JOUFFROY être-avec.p65 4 30/01/07, 09:28