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alain jouffroy
être-avec
poèmes
Clepsydre
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Nous n’en sommes qu’au commencement de
l’art d’écrire… chaque vie a un thème, un titre,
un éditeur, une préface, une introduction, un
texte, des notes, etc. – ou peut les avoir.
Novalis, Brouillon général
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AVANT-DIRE
Si je suis né sans, j’ai vécu, toujours vécu avec, même
quand j’étais seul. Avec des arbres – de grands et vieux tilleuls
bourdonnants et des hortensias (ceux d’un jardin de presbytère), avec des femmes (très diverses), des chevaux de labour, des champs de blé, d’avoine et de moutarde, avec des
rues, des immeubles, avec du ciel, du gris et surtout du bleu
par-dessus, avec des villes, avec des ponts, des passerelles,
avec des affiches, des réverbères, des terrasses de café, avec
des voyageurs – dans d’innombrables trains, des avions, quelques bateaux, un certain nombre de bicyclettes, des livres,
des tableaux, des objets trouvés, et c’est avec le poids de
tous ces « avec » (et beaucoup d’autres) qu’une vie se transforme en toutes sortes de destins possibles, dont un seul livre
ne sera jamais capable de rendre compte avec justesse, celuici pas plus que tous les autres.
Mais le temps sans origine et sans fin s’entrecoupe d’instants – ces étincelles qui rappellent le feu. Dans l’écriture, il
s’agit de ces entrecoupements, de ces instants-étincelles –
qui se produisent dans l’immense espace nocturne, où tout
semble indifférencié. Être n’est pas autre chose que ce surgissement du vivant en pleine lumière, mais une lumière fugace. Persévérer dans son être, quelle que soit la durée d’une
vie, c’est être-avec l’autre, s’immerger dans la multitude infinie des autres qu’on appelle d’un mot trop bref, trop réduc-
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teur : l’univers. Un univers dont nul n’a vu le commencement, dont nul ne verra la fin et qu’on devrait toujours conjuguer au pluriel.
Les écrivains se vantent trop souvent : ceux qui prétendent ne presque pas dormir n’écrivent pas tous en rêve et ne
sont pas des Coleridge. Ceux qui écrivent avec une cuiller à
saupoudrer du XVIIIe ignorent le télégraphe et le laser : ils
n’inventent ni l’écriture automatique ni le cut-up, ni des
logogrammes, s’enfoncent dans la poussière des détails, ne
créent aucune ligne générale et font perdre beaucoup de temps
à leurs lecteurs. Il ne faut pas trop leur en vouloir : ils ne
savent pas ce qu’ils font et je serai le dernier à les accuser
d’autosuffisance. Je ne fais pas partie du lot : je ne crois pas
plus au Dieu-Je – car le je n’est pas seulement un autre, mais
multiple – qu’au Dieu unique.
J’ai toujours cru, je crois toujours à la prosophilie : à
l’amour de la prosodie, des accents, des sonorités, des cadences, des quantités, de toutes les formes de musique qui
peuvent surgir d’un usage respiratoire du langage. J’avance
dans les sons comme dans les vagues des bords de mer : au
risque de m’y noyer. Dans Être-avec, j’ai tenté de me refréner, d’en faire le moins possible, quitte à passer, parfois, pour
presque silencieux. Qu’on ne s’inquiète donc pas trop à mon
sujet : j’ai beaucoup parlé mais je finirai par me taire : définitivement.
Mais avant de me taire, je pratiquerai l’art de la vue, et
des vues. Il m’est arrivé de classer les périodes successives
de ma vie par couleurs : la noire, la rouge, par exemple. Les
couleurs sont pour moi des paroles universelles : c’est une
certitude que j’ai en commun avec Yves Klein, mon maître
en judo. Ce qui manque à tout texte imprimé, c’est la couleur.
Le manuscrit de Trajectoire, par exemple, est composé en
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couleurs juxtaposées différentes, souvent dans la même page
ou sur la même ligne. Seul Maurice Roche est parvenu à
convaincre un éditeur d’imprimer l’un de ses plus beaux livres en couleur. Il n’en était pas peu fier et il avait raison.
Que l’immensité de la majorité des livres ait été publiée, depuis Gutenberg, en noir sur blanc, ne m’a jamais convaincu
de cette obligation, bien au contraire. On n’écrit pas forcément la même chose en noir, en rouge, en bleu ou en or. La
couleur est porteuse de pensée, porteuse de ce sens supplémentaire qu’on pourrait dire, à bon escient pour une fois,
« transcendantal ». Imaginons Une saison en enfer publiée
en noir, en rouge et en or : « l’Étincelle d’or de la lumière
nature » en serait non seulement éclairée, mais glorifiée. De
même, dans Le Temps retrouvé, de Proust, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel devraient s’y déployer. Les rêves sont
en couleur et la pensée diurne en serait privée ? Selon quel
principe, quelle loi ? Je ne demande pas à Joaquim Vital et à
Colette Lambrichs, les éditeurs d’Être-avec, d’imprimer les
très différents poèmes de ce recueil en différentes couleurs
– mais quelques-uns de mes lecteurs comprendront pourquoi
ce singulier livre pourrait bénéficier de cette liberté chromatique, comparable à celle des « clés » musicales. Poèmes à
suivre auraient pu être imprimés en bleu, Poèmes à boire en
rouge, Poèmes pour cor et contrebasse en arc-en-ciel, Poèmes qui s’écrivent tout seuls en violet et Quelques bribes
d’explication en or. Fantaisie arbitraire d’auteur ? Très sincèrement, je ne le crois pas.
Sans couleurs, le monde terrestre vivant n’existerait tout
simplement pas. Nous continuerons donc, vaille que vaille, de
publier nos livres en deuil, comme des « Faire-part », ou en
habit de cérémonie. En attendant d’autres fêtes du feu.
Ce recueil fait suite à l’ensemble des œuvres poétiques
que j’ai fait paraître depuis 1948, et qui devront être réunies
en seul volume, de façon chronologique, accompagnées de
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plusieurs CD consacrés aux lectures publiques que j’en ai
faites. Je n’en renie aucune, elles sont toutes entrelacées,
tenons et mortaises d’une même architecture de mots, aérée
par la lumière, l’air et le ciel étoilé. Ayant parcouru un assez
grand nombre d’années du XXe et du XXIe siècles, j’ai eu le
temps de m’ériger moi-même comme propriétaire du futur.
Toutes ces œuvres, depuis Aube à l’antipode, pourraient
être surplombées par ce titre général :
FUTUREMENT VRAI
Le futur n’est rien d’autre que de l’or immatériel. Vivant aujourd’hui au rythme de l’aiguille des secondes de ma
montre-bracelet Lip-Croix du Sud, je respire l’air du Japon,
ma demeure se cache dans un bois de Karuisawa, je retrouve en moi la mystérieuse énergie du judo, mes oreilles
sont celles de Bouddha, mes poèmes ressemblent de plus en
plus à des calligraphies, la France en moi se dilue dans l’eau
brûlante d’un honsen, je mange du poisson cru et bois du thé
vert, Michaux redevient mon plus proche ami, je ferais bien,
de nouveau, le tour du monde, il me reste, well, toute l’Océanie à parcourir, il se peut que j’aie déjà trouvé l’éternité sur
terre, mais cela reste un secret : celui de l’inconcevable, un
mélange explosif de paroxystique et de lapidaire, de sublime
et de terre-à-terre.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Moments extrêmes, poèmes, 1991.
Milos Sobaïc, monographie, 1991.
Klasen, monographie, 1993.
L’Ouverture de l’être, poèmes, préface de Sarane Alexandrian, 1995.
Le livre qui n’existe nulle part, roman, 2007.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007.
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