Actualit du service public

Transcription

Actualit du service public
Tribunal administratif de Caen
Audience solennelle de rentrée
du 21 janvier 2008
Actualité du service public
_____________
Xavier Mondésert
Commissaire du Gouvernement
Résumé :
La notion de service public a connu de récents développements dans l’actualité
jurisprudentielle et événementielle, du point de vue de son existence et de sa permanence.
C’est ainsi que des arrêts importants du Conseil d’Etat sont intervenus en 2007 pour mieux
définir le périmètre des services publics et en préciser les modalités de gestion.
Par ailleurs, la continuité du service public, principe solidement affirmé par la théorie
juridique, pose actuellement problème dans la vie sociale.
Le commissaire du Gouvernement est ce magistrat bavard qui, à l’audience, se lève tandis que
ses collègues restent silencieux et assis, et qui monopolise quasiment la parole alors qu’en
général devant le Tribunal administratif les avocats, pour l’essentiel, se bornent discrètement
à s’en rapporter à leurs productions écrites. Faut-il préciser à l’intention de ceux qui ne
connaissent pas l’institution que, contrairement à ce que sa dénomination laisse entendre, le
commissaire du Gouvernement ne reçoit aucune instruction des ministres ? Il fait part au
Tribunal, en conscience, de ce qu’il pense des questions que le dossier contentieux présente à
juger et, en toute indépendance, il propose une solution.
Aujourd’hui, en cette audience solennelle de rentrée 2008 qui n’appelle l’examen d’aucune
affaire en particulier, il incombe au commissaire du Gouvernement de se lever comme
d’habitude au pupitre, mais exceptionnellement de ne pas s’adresser aux magistrats par des
conclusions ; une fois n’est pas coutume, nous nous tournons vers le public qui fait au
Tribunal l’honneur d’assister à cette audience, pour s’adresser à lui en vue d’un exercice un
peu singulier : il s’agit de proposer quelques considérations sur une question de droit qui
pourrait constituer aussi, plus largement, un sujet d’intérêt général.
2
Dans cette perspective, il apparaît opportun aujourd’hui d’aborder la notion juridique de
« service public ». Cette notion est loin d’être nouvelle, mais elle est très actuelle.
Le service public, dans la tradition juridique française, est au fondement du droit
administratif ; il en est la « pierre angulaire » selon la formule classique, un critère
déterminant depuis la fameuse décision de 1873 dite Blanco1, le premier des « Grand Arrêts
de la jurisprudence administrative ». La notion juridique de service public a fait frémir, d’aise
ou d’inquiétude, des générations d’étudiants en Droit.
Le service public a pour particularité d’être, parmi les différents concepts qu’utilise le droit,
une notion qui relève tout aussi bien du langage courant. Et tout le monde croit, peu ou prou,
savoir intuitivement ce que recouvre l’expression ; en réalité, l’opinion publique confond
volontiers le service public avec l’administration, le secteur public ou la fonction publique, ce
qui n’est pas vraiment la même chose. Le service public revêt des significations et des
connotations différentes selon qu’il s’insère dans un discours politique, syndical, économique,
médiatique… Le service public est un enjeu ; il est objet de débats politiques. Il concerne le
rôle de l’Etat, la réforme administrative, les privatisations, la décentralisation, la construction
européenne. Le service public, tout spécialement en France, est donc profondément lié à la vie
politique et sociale ; mais, en même temps, le juriste a son mot à dire sur la notion.
Qu’y a-t-il donc de nouveau au pays du service public ? Deux questions doivent, selon nous,
être abordées : en premier lieu, la jurisprudence a rappelé au cours de l’année 2007 que
l’existence même d’un service public peut, parfois, être douteuse et qu’il importe d’identifier
l’activité de service public et d’en déterminer les modalités de gestion.
En second lieu, le service public se caractérise traditionnellement par le fameux « principe de
continuité » ; or, la permanence du service public pose problème dans la vie sociale à l’heure
actuelle.
La notion de service de public se rappelle donc avec insistance à notre attention : l’actualité
juridique est rejointe par l’actualité sociale.
L’existence du service public, la permanence du service public : abordons successivement ces
deux aspects.
1
Tribunal des conflits, 8 février 1873, Blanco, Recueil Lebon 1er suppl. p. 61, conclusions David.
3
En premier lieu, l’existence du service public est en elle-même une question délicate.
Il se trouve que précisément, au cours de l’année 2007, le Conseil d’Etat a rendu deux
importantes décisions qui, sans renouveler dans son ensemble la théorie du service public,
permettent cependant de clarifier la notion qui n’a jamais été définie par le législateur et qui a
été progressivement construite par la doctrine à partir de la jurisprudence.
Selon la définition la plus couramment admise, le service public correspond à une activité
d’intérêt général prise en charge directement ou indirectement par une personne publique2.
Les difficultés d’identification des services publics résultent de ce que, au fil du temps, leurs
liens avec les personnes publiques se sont distendus. A la fin du XIXème siècle et au début du
siècle suivant, le droit administratif était regardé comme étant tout simplement le droit des
services publics : tout service public était exercé par une personne publique et intégralement
soumis à un régime de droit administratif. Mais, à partir des années 1920, une double
dissociation est intervenue : il a été admis par la jurisprudence, d’abord, que des personnes
publiques puissent gérer des services publics industriels et commerciaux largement soumis au
droit privé3 ; ensuite, que des personnes privées puissent exercer elles aussi des activités de
service public4. L’éclatement de la notion de service public, puisque désormais il peut y avoir
service public sans droit administratif, ou service public sans personne morale de droit public,
a entraîné au plan doctrinal le sentiment d’une véritable crise de la notion. Puis cette crise a
été suivie d’un renouveau puisque, dans les années 1950, la jurisprudence a repris appui sur le
service public pour définir les grandes catégories du droit administratif : l’agent public5, les
travaux publics6, les contrats administratifs7, le domaine public8.
Pour autant, il convenait de délimiter l’étendue de la notion de service public dès lors qu’elle
ne coïncide plus désormais avec le champ des personnes publiques ; pour ce faire, le critère
des prérogatives de puissance publique a paru pouvoir permettre de distinguer objectivement,
au sein des activités d’intérêt général exercées par des personnes privées sous le contrôle
d’une personne publique, celles qui ressortissent du service public de celles qui lui
2
R. Chapus, Droit administratif général, t. 1 n° 751 ; P. Delvolvé, Droit administratif ; Conseil d’Etat, Rapport
public 1999, Considérations générales sur l’intérêt général, p. 272 et 274.
3
TC 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, Recueil p. 91.
4
CE 20 décembre 1935, Etablissements Vézia, Lebon p. 212 ; CE 13 mai 1938, Caisse Primaire Aide et
Protection, Lebon p. 417.
5
CE 4 juin 1954, Affortit et Vingtain, Lebon p. 342.
6
TC 28 mars 1955, Effimieff, Lebon p. 342.
7
CE 20 avril 1956, Epoux Bertin, Consorts Grimouard, Lebon p. 167.
8
CE 19 octobre 1956, Société Le Béton, Lebon p. 374.
4
échappent9. Il paraissait alors naturel, dans le contexte de l’après-guerre, que
l’accomplissement d’une mission de service public exigeât toujours la détention de pouvoirs
de contrainte sur les usagers et sur les tiers (monopole, contributions obligatoires, actes
unilatéraux) ; trois critères devaient donc être réunis pour caractériser une mission de service
public exercée par une personne privée : il fallait simultanément une activité d’intérêt général,
le contrôle d’une personne publique, des prérogatives de puissance publique. Mais un arrêt
Ville de Melun10 en 1990, suivi de quelques autres décisions, a troublé les commentateurs
puisque, pour mesurer l’intensité du rattachement d’une association à une commune et
déterminer s’il y avait gestion privée d’un service public municipal, le Conseil d’Etat a jugé
que la détention de prérogatives n’était pas indispensable. Cependant faute d’un arrêt de
principe, l’incertitude restait grande, le débat doctrinal était vif.
Une décision de la section du contentieux en date du 22 février 2007, Association du
personnel relevant des établissements pour inadaptés11 permet désormais de préciser les
éléments d’identification des services publics gérés par des organismes privés. Il s’agissait de
déterminer si un centre d’aide par le travail (CAT) géré par une association des familles de
personnes handicapées doit être soumis à la loi du 17 juillet 1978 relative à la communication
des documents administratifs. L’enjeu était d’importance : les 1.400 CAT accueillent 95.000
bénéficiaires ; la question était de savoir s’ils devaient, ou non, basculer dans le champ du
service public. Par extension, l’ensemble des établissements sociaux et médico-sociaux
auraient été concernés, soit 24.000 établissements offrant plus d’un million de places et
employant plus de 400.000 salariés12. Ce secteur comprend des établissements d’initiative
privée qui accueillent des personnes relevant de l’aide sociale, de sorte que le financement de
ces structures est en fait très largement public. On voit que la reconnaissance, ou non, de
l’existence d’un service public n’est pas seulement une question théorique.
Par sa décision du 22 février 2007, le Conseil d’Etat a énoncé, dans un considérant de
principe, les conditions qui permettent de regarder la mission assurée par un organisme privé
comme un service public. Ces conditions correspondent à l’idée essentielle que seuls les
pouvoirs publics peuvent être à l’initiative d’un service public par une reconnaissance soit
explicite, soit implicite. Lorsque le législateur a lui-même entendu reconnaître ou exclure
9
CE 28 juin 1963, Narcy, Lebon p. 401.
CE 20 juillet 1990, Ville de Melun, Lebon p. 220.
11
CE Sect. 22 février 2007, n° 264541, à paraître au Recueil Lebon ; JCP A n° 10-11, 5 mars 2007, conclusions
Célia Vérot ; AJDA 16 avril 2007, chronique p. 793
12
Données indiquées par Célia Vérot dans ses conclusions précitées, p. 39.
10
5
l’existence d’un service public, le juge en tirera en conséquences nécessaires. A l’inverse, en
cas de silence de la loi sur la question, les trois critères traditionnels sont confirmés : mission
d’intérêt général, contrôle de l’administration, prérogatives de puissance publique. Mais, et
c’est ici que réside la clarification, le Conseil d’Etat ajoute que, même en l’absence de telles
prérogatives, la personne privée doit également être regardée comme assurant une mission de
service public s’il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission, eu
égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou
de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises
pour vérifier la réalisation des objectifs assignés. Autrement dit : en l’absence de prérogatives
de puissance publique qui restent un critère privilégié, le juge recherche par un faisceau
d’indices à déceler l’intention réelle de l’administration ; la marque de sa volonté de créer un
service public doit apparaître dans le rôle qu’elle joue lors de la création de la personne
privée, à l’occasion de son fonctionnement, en lui fixant des objectifs, et par le biais de
contrôles effectifs. Faisant application de cette méthode, le Conseil d’Etat a jugé par son arrêt
du 22 février 2007, que si l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées
constitue une mission d’intérêt général, il résulte des dispositions de la loi et des travaux
parlementaires que le législateur a entendu exclure que la mission assurée par des organismes
privés gestionnaires de centres d’aide par le travail revête le caractère d’un service public.
Puis, dans une affaire où la volonté du législateur était absente et les prérogatives de
puissance publique inexistantes, le Conseil d’Etat a mis en œuvre la technique du faisceau
d’indices ; par son arrêt du 5 octobre 2007 Société UGC Ciné-Cité13, il a jugé qu’une société
d’économie mixte qui a pour mission d’intérêt général d’assurer localement l’exploitation
d’un cinéma ne peut être regardée comme assurant un service public à défaut de toute
obligation imposée par la commune et d’un contrôle d’objectifs. Dans ces conditions, la « loi
Sapin » relative aux procédures de délégation de service public n’est pas applicable.
Il ne faudrait pas regretter que la jurisprudence administrative doive encore intervenir de nos
jours pour définir une notion aussi ancienne ; en réalité, le juge fait ainsi preuve de souplesse
et les inflexions données à la notion de service public correspondent à l’esprit du temps, qui
s’attache moins qu’avant aux prérogatives de puissance publique. On observera en outre que
le droit communautaire n’est pas plus précis et pas moins lentement élaboré que le droit
français. Il est vrai que les services publics ne sont pas sa préoccupation primordiale ;
13
CE 5 octobre 2007, Société UGC Ciné-Cité, n° 298.773, sera publié au Lebon ; AJDA 2007 p. 2260.
6
l’objectif communautaire est de réaliser une union par le moyen d’un marché unique, sans que
le services d’intérêt général constituent un obstacle, de sorte qu’on a pu croire de manière
exagérée que l’Europe serait par nature hostile au service public. Peu explicites, les traités
utilisent, non pas une seule, mais quatre notions que la Commission a tenté d’expliciter dans
des communications interprétatives14 : service d’intérêt général, service d’intérêt économique
général, service public, service universel. Le 13 mars 2007, le Parlement européen a demandé
qu’une directive intervienne sur les services sociaux d’intérêt général15. En revanche, la
Commission européenne a estimé le 20 novembre 2007 que la directive-cadre prévue sur les
services d’intérêt général n’est pas nécessaire16. Une certaine confusion est donc encore de
mise au niveau européen.
Un second arrêt de principe, la décision Commune d’Aix-en-Provence17 du 6 avril 2007
dresse, pour la première fois, un tableau d’ensemble des différentes modalités de gestion des
services publics. A l’occasion d’une affaire banale, portant sur la légalité de subventions à
l’association organisant le festival annuel d’art lyrique d’Aix-en-Provence, la section du
contentieux du Conseil d’Etat a détaillé les conditions légales des trois situations dans
lesquelles se trouvent les collectivités publiques responsables d’une service public.
Premièrement, les autorités administratives peuvent décider d’en assurer directement la
gestion, en « régie directe », ou même en créant un organisme ayant pour objet statutaire
principal ce service public, et qui sera placé sous le contrôle direct d’une ou plusieurs
collectivités publiques, de sorte un tel organisme (ce sera le plus souvent une « association
dite « transparente ») ne pourra pas être regardé comme un opérateur soumis au régime des
délégations de service public et des marchés publics.
Deuxièmement, les collectivités publiques peuvent, dès lors que la nature du service public
n’y fait pas obstacle (il ne saurait y avoir délégation, par exemple, en matière d’état civil ou
de police administrative), déléguer la gestion (mais non pas l’organisation) de ce service à un
tiers ; à cette fin, les collectivités publiques doivent en principe conclure avec un opérateur,
quel que soit son statut, un contrat de délégation de service public ou, si la rémunération du
cocontractant n’est pas substantiellement liée aux résultats de l’exploitation, un marché public
de service. Par exception, un tel contrat peut ne pas être passé si, eu égard à la nature de
14
J.-B. Auby, “Une directive communautaire sur les services d’intérêt général : état et perspective », RFDA
2006 p. 778-787.
15
AJDA 2007 p. 618.
16
AJDA 2007 p. 2173.
17
CE Sect. 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence, n° 284.736, à paraître au Lebon ; AJDA 2007 p. 1020.
7
l’activité et aux conditions particulières dans lesquelles elle est exercée, le tiers auquel le
service public est confié ne peut être regardé comme un opérateur sur un marché
concurrentiel. Au cas d’espèce, il a été jugé que telle était la situation de l’association
organisant le festival d’Aix-en-Provence : cette dévolution d’une activité hors marché n’avait
pas à être soumise à une procédure de mise en concurrence préalable.
Troisièmement, lorsqu’une personne privée exerce par elle-même une activité dont elle a pris
l’initiative, elle ne peut être regardée comme bénéficiant de la part d’une personne publique
de la dévolution d’une mission de service public ; cependant, son activité peut cependant se
voir reconnaître un caractère de service public, en dépit même de l’absence d’un contrat de
délégation, si la personne publique, en raison de l’intérêt général qui s’y attache, exerce un
droit un droit de regard sur son organisation et, le cas échéant, lui accorde des financements.
On reconnaît ici l’hypothèse soumise au Conseil d’Etat dans l’affaire du 22 février 2007.
L’arrêt Commune d’Aix-en-Provence éclaire ainsi les relations entre service public et règles
de la concurrence : les procédures de délégations et de marchés n’ont vocation à s’appliquer
ni lorsqu’une collectivité publique confie l’exécution du service public à une personne privée
qui est sous son entier contrôle, ni lorsque la mission est dévolue à une personne réellement
indépendante de l’administration mais qui n’est pas une entreprise opérant sur un marché
concurrentiel18. Cet éclaircissement concerne particulièrement la gestion des services publics
locaux et le versement de subventions par les collectivités territoriales.
En second lieu, la permanence du service public pose problème à l’heure actuelle.
Des événements récents ou immédiats nous renvoient à un principe juridique traditionnel.
Le principe de continuité des services publics, le plus éminent des principes qui les
gouvernent19, correspond à l’idée simple que le service public étant créé pour satisfaire un
besoin d’intérêt général permanent, il ne peut être interrompu ni fonctionner de manière
intermittente, par à-coups. Cette continuité doit bien évidemment se définir de manière
concrète au regard de l’objet du service ; l’exigence de régularité du fonctionnement est
variable selon que le service public doit assurer des prestations jour et nuit (services de
sécurité et d’ordre public, de santé, de distribution de l’eau, du gaz, de l’électricité…) ou que
18
Conclusions Séners précitées, p. 817.
Le principe d’égalité des usagers du service n’est qu’un aspect particulier du principe constitutionnel d’égalité
des citoyens.
19
8
l’usager dispose seulement de la faculté d’accéder au servie les jours et heures ouvrables,
voire quelques heures par semaine en zone rurale.
Le fondement de la continuité des services publics est double, il en reflète les deux fonctions :
d’une part, la continuité de l’Etat et des pouvoirs publics exige un fonctionnement permanent
des services qu’ils peuvent utiliser pour leurs besoins propres. Sont concernés au premier chef
les services publics dits « régaliens » par lesquels l’Etat exerce sa souveraineté (armée, police,
justice, finances) ; mais parfois tous les services publics doivent être mobilisés, ils doivent
donc être en permanence mobilisables. Le commissaire du Gouvernement Helbronner a pu
conclure ainsi : « le service des chemins de fer n’est donc pas seulement un service public,
s’est aussi un service militaire, dont la permanence et la continuité importent au plus haut
point à la défense nationale »20 ; c’était en 1913... Les circonstances évoluent mais l’exigence
demeure : au-delà de l’administration elle-même, les administrés ont besoin de cette
permanence des services essentiels qui permettent le maintient de l’ordre public, surtout en
période de circonstances exceptionnelles (que l’on se souvienne de la « débâcle »…). La
continuité de la vie nationale est d’ailleurs un objectif de valeur constitutionnelle21 ; elle
tranche avec la fluidité de la vie sociale et la mondialisation de la vie économique.
La continuité des services publics trouve, d’autre part, un second fondement dans la
satisfaction des besoins de leurs usagers qui, de plus en plus, revendiquent un droit au
fonctionnement normalement continu d’un service qui, en outre, doit être de qualité. Puisque
le besoin collectif à satisfaire est d’intérêt général, il doit être satisfait continuellement : les àcoups du marché soumis à la loi de l’offre et de la demande dont l’équilibre est précaire ne
sont pas acceptables : le service public c’est l’eau coulant au robinet, l’électricité accessible à
la prise de courant, l’autobus qui circule22. L’existence d’un droit au fonctionnement continu
est maintenant invoqué par les usagers des services publics qui mettent en cause la
responsabilité des collectivités publiques à raison de mouvements de grève d’agents publics23
ou de blocages de routes par les camionneurs24.
Ce principe de continuité bénéficie d’un statut juridique privilégié puisqu’une valeur
constitutionnelle lui a été reconnue25 ; il s’impose donc au législateur. Sa portée est
considérable : pratiquement, toutes les notions du droit administratif pourraient être rattachées
20
Conclusions Helbronner sur CE 18 juillet 1913, Syndicat national des chemins de fer de France et des colonies
Lebon p. 880.
21
CC 25 juillet 2001, DC n° 2001-448, Loi organique relative aux lois de finances, RDP 2001 p. 1455.
22
J.-F. Lachaume, C. Boiteau, H. Pauliat, Droit des services publics, Armand Colin, 2004, p. 332.
23
Par exemple, la grève des personnels du contrôle de la navigation aérienne : CE 15 novembre 1985, Ministre
des transports c. Compagnie TAT, Lebon p. 312.
24
CE 27 juin 2005, S.A. Les Vergers d’Europe, AJDA 2005 p. 2078.
25
CC 25 juillet 1979, Loi relative à l’exercice du droit de grève à la radio-télévision, AJDA 1980 p. 191.
9
à la nécessaire continuité des services publics. Par exemple, si l’acte unilatéral bénéficie du
« privilège du préalable » c’est bien pour assurer un fonctionnement autonome de
l’administration, sans l’intervention du juge ni des destinataires de l’acte. Le principe de
continuité justifie notamment le pouvoir de modification unilatéral appartenant à
l’administration en matière de contrats publics, ou encore l’intangibilité de l’ouvrage public,
le caractère inaliénable du domaine public, le caractère insaisissable des biens de
l’administration ; le principe de continuité explique le pouvoir réglementaire dont dispose
même sans texte chaque chef de service pour organiser l’administration, la théorie
jurisprudentielle des formalités impossibles permettant d’éviter la paralysie du service,
l’urgence qui autorise l’administration à ne pas respecter l’obligation de motiver les décisions
individuelles26 ou à ne pas appliquer la procédure contradictoire27. On pourrait ainsi multiplier
les illustrations qui montrent que l’idée de permanence est inhérente au service public.
L’actualité le démontre également. La continuité du service public de l’enseignement
supérieur a été quelque peu mise en cause par le blocage de l’Université de Caen à la fin de
l’année 2007. Des étudiants de notre faculté de Droit, privés de travaux dirigés et amateurs de
travaux pratiques, ont présenté des demandes en référé, dont aucune n’a prospéré. A vrai dire,
à l’occasion de blocages similaires en 2006 lors du « mouvement anti-CPE », des décisions
contradictoires avaient été prises par les différents tribunaux en première instance : beaucoup
de recours ont été rejetés, mais pas tous ; certains juges des référés ont enjoint aux présidents
d’université, dans le cadre de la procédure du référé-libertés fondamentales prévue à l’article
L. 521-2 du code de justice administrative, de prendre toutes mesures utiles à la poursuite des
enseignements, certains sur le fondement de la liberté personnelle des étudiants28, d’autres sur
le fondement de la liberté d’aller et venir29 ; en outre, certaines ordonnances, dans le cadre de
la procédure du référé conservatoire de l’article L. 521-3, ont décidé de mettre fin à
l’occupation irrégulière du domaine public universitaire30. A notre connaissance, le Conseil
d’Etat n’a pas encore été amené à se prononcer, de sorte que sur ce point la jurisprudence est
un peu désordonnée.
26
Loi du 11 juillet 1979, article 4.
Loi du 12 juillet 2000, article 24.
28
TA de Toulouse, 13 avril 2006, Wenger, AJDA 2006 p. 1281.
29
TA de Pau, 24 mars 2006, Ledain, JCA 2006 n° 47, p. 1505.
30
TA Rouen, 6 avril 2006, Dalloz 2006 n° 32, p. 2224.
27
10
Au plan national, le Parlement est intervenu dans le domaine des transports terrestres de
voyageurs par la loi du 21 août 200731 qui n’instaure pas vraiment un service minimum dans
les transports terrestres puisqu’elle vise seulement à prévenir les grèves et à tenter d’organiser
le service en cas d’échec de la prévention, en obligeant les partenaires sociaux à négocier des
accords32. Le droit comparé nous apprend que les autres pays européens, y compris ceux dont
le système juridique est assez proche de nous, comme l’Italie ou l’Espagne, ont déjà mis en
œuvre des régimes de service minimum effectif33.
A l’heure actuelle, la continuité revêt aussi une dimension territoriale ; c’est tout le problème
de l’implantation des services publics nationaux en dehors des zones urbaines. Il est inutile de
parler ici de la réforme de la carte judiciaire ; en ce qui concerne la justice administrative,
l’amélioration du service public passe, non pas par la suppression de tribunaux, mais plutôt
par la création de nouvelles juridictions pour absorber l’inflation contentieuse, ce qui a été fait
ces dernières années dans le centre et le Sud de la France.
Il ne faut pas s’y tromper : le principe de continuité n’interdit pas, il implique même,
l’adaptation systématique des services publics à l’évolution des besoins d’intérêt général.
Force est de constater à cet égard que, d’une manière sans doute inattendue, le droit
communautaire peut permettre au droit des services publics de se renouveler. En effet, c’est
en application de directives communautaires qu’un décret du 29 janvier 200734 a défini de
manière très précise le service universel postal, notion typiquement européenne. Ce texte fixe
les exigences de qualité du service, les obligations et les moyens du prestataire, alors que dans
la perspective traditionnelle du service public dit « à la française » l’accent était mis avant
tout sur un intérêt général un peu désincarné. L’administration gagne à être désormais conçue
et perçue de manière plus fonctionnelle, centrée sur le service rendu à l’usager qui est à la fois
citoyen et consommateur.
Il importe bien évidemment de faire application de cette démarche à notre propre Tribunal
administratif. Il conviendra de mener toujours une réflexion sur l’accès concret à la
juridiction, sur les jours et heures ouvrables, sur l’organisation des audiences, sur
l’information du public. Le chantier est permanent.
31
Loi n° 2007-1224 du 21 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports
terrestres réguliers de voyageurs.
32
F. Melleray, « La loi du 21 août 2007 sur le dialogue social ou l’introuvable service minimum », AJDA 2007
p. 1752-1755.
33
L. Doré, « Le service minimum dans les services publics en cas de grève (Aspects de droit comparé) », RDP
4/2005 p. 885-917.
34
Décret n° 2007-29 du 5 janvier 2007 relatif au service universel postal et aux droits et obligations de La Poste.
11
Il ne faudrait pas oublier, comme l’écrit le Professeur Lachaume, qui fait autorité en la
matière, que « les services publics n’ont de légitimité qu’au service des usagers et de l’intérêt
général et ils n’ont pas à terme d’avenir s’ils deviennent des châteaux forts à l’abri desquels
prospèrent le conservatisme et le corporatisme. C’est constamment que les services publics
doivent prouver que, dans leur domaine d’intervention, ils sont aptes à satisfaire l’intérêt
général mieux que ne le ferait la seule initiative privée. Cela suppose qu’ils ne soient pas pris
en otage par ceux qui, même de bonne foi, croient que la meilleure façon de les défendre est
d’en bloquer la continuité et la mutabilité»35.
35
J.-F. Lachaume, « Réflexions naïves sur l’avenir du service public », Mélanges dédiés au Président Labetoulle,
Dalloz, 2007, p. 535.