Les émotions du médecin :

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Les émotions du médecin :
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Les émotions du médecin :
petit retour historique sur un malentendu
Au risque d’être submergé par les émotions que
tique. Déjouons ici, avec les vrais soignants, les
suscite en lui la souffrance du patient, le médecin
pièges qu’une fois encore les préjugés nous ont
n’aurait d’autre choix que de faire taire en lui
tendu.
Hugues Moussy
Historien
toute émotion, tout mouvement de sympathie1.
Ainsi parle la vulgate biopolitique pour expliquer
La médecine du cœur
la sublime indifférence dont le corps médical
Revenons d’abord sur les prémices de la proposi-
ferait preuve à l’égard des malades, dont il se
tion : le médecin ne saurait laisser parler ses émo-
serait même fait une sorte de spécialité. Le méde-
tions et, plus encore, ne saurait s’émouvoir. Les
cin se caractériserait par une humanité telle qu’il
pages qui précèdent et celles qui suivent font
se devrait, par souci professionnel, de la brider.
échec à une telle proposition. L’émotion habite le
L’indifférence devient dès lors un signe d’adhé-
soignant face à son patient, elle est même consti-
sion au corps médical, la marque d’une apparte-
tutive du colloque qui se tient entre l’un et
nance et presque une clause déontologique, par-
l’autre ; colloque pluriel plutôt que singulier, tant
ticulièrement dans l’univers hospitalier. Au
se mêlent alors des voix et des registres si diffé-
médecin la froide rationalité du soin, aux infir-
rents (ce qui se dit et ce qui se tait, ce qui se
mières la prise en charge de tous les affects. Les
montre et ce qui se cache, ce qui se donne et ce
rôles sont réglés, d’ailleurs conformes au partage
qui se garde). La littérature médicale, si peu
sexué qui fonde l’ordre social traditionnel, selon
qu’on la considère dans le temps, a d’ailleurs su
lequel la femme est rejetée du côté de l’intime,
faire sa place à l’affect. Pas seulement, précisons-
du sentiment, du cœur, de tout ce qui évoque la
le d’emblée, pour statuer sur le rapport du phy-
chaleur du foyer. Comme tout propos donné
sique et du moral chez l’homme, chemin si sou-
comme allant de soi, confortable, monnaie
vent arpenté depuis Cabanis et qui conduit au
d’échange facile dans les conversations en ville,
domaine, parfois si incertain, pour le thérapeute
cette opinion participe d’une mythologie dont
comme pour le malade, du psychosomatique. En
l’unique objet est le maintien du pouvoir de la
dehors de ces développements proprement
caste, en l’occurrence de ceux qui donnent le ton
scientifiques, il y eut (et il y a encore, ce numéro
au milieu médical et qui tirent un immense profit
le prouve) une médecine du cœur. « L’art de gué-
de la position dominante du discours biopoli-
rir ne se compose pas seulement de l’ensemble
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des préceptes qui peuvent conduire à cette heu-
sans ailleurs possible. Faut-il dès lors penser que
reuse fin et qui, si je puis m’exprimer ainsi, en for-
le chirurgien, décidément humain, trop humain,
ment le matériel ou la doctrine proprement dite ;
ne pouvait faire autrement que de trouver en lui
il faut y ajouter encore toutes les ressources que
la force nécessaire à faire taire son humanité et à
peuvent créer et l’esprit et le cœur, pour établir
poursuivre son travail ? C’est aller un peu vite.
un contact plus immédiat entre le médecin et le
C’est oublier d’abord que le médecin lutte avant
malade : car puisque celui qu’il faut secourir est
tout contre la maladie. Dans la médecine des
un être intelligible et sensible, l’art de guérir doit
espèces, qui caractérise la tradition au moins jus-
avoir aussi des préceptes pour arriver jusqu’à
qu’à la conversion anatomo-clinique, la maladie
cette intelligence, pour exciter, affaiblir ou épar-
existe à l’état pur, en dehors de tout contexte,
gner sa sensibilité »2. Ainsi s’exprime Marc-
c’est-à-dire de tout corps. Le malade, avec ses
Antoine Petit, médecin lyonnais, dans un Essai sur
particularités, ne cesse de brouiller l’expression
la médecine du cœur paru en 1806. Né en 1766,
de cette espèce morbide et la complique de mille
Petit est un héritier des Lumières, d’un siècle qui
manières. Ainsi, l’absence d’émotion est moins
a placé le bonheur au centre de ses préoccupa-
due à un refoulement volontaire qu’à une simple
tions, qui a condamné la torture et l’inhumanité
évidence : on n’éprouve pas de sympathie face
des châtiments corporels. Son discours s’en res-
au mal. Les émotions du médecin, celles du chi-
sent. Il faudrait suivre le cheminement de cette
rurgien, ne sont donc pas niées, c’est l’humanité
médecine du cœur, bien avant les Lumières et
même du patient, perçu comme une complica-
jusqu’à nous, en retracer les temps forts, les
tion embarrassante entre le mal et le médecin,
moments de repli, les résurgences ; il y a là une
qui est niée. Mais il y a plus, et il nous faut reve-
belle page d’histoire à écrire. Ce n’est pourtant
nir à nos chirurgiens. « La perspective d’une gran-
pas cette médecine du cœur qui s’est imposée,
de opération, celle de la taille par exemple, faisait
qui forme aujourd’hui nos représentations.
frémir les plus braves. On ligotait toujours les
Maîtrise, indifférence, distance sont les sésames.
sujets sur la table ou la chaise. Le chirurgien
D’où vient ce discours et pourquoi est-il si
tenait dans cet espace tendu le rôle d’un paladin
prégnant ?
flamboyant, aux prises avec des monstres (le mal,
la douleur) envers lesquels il avait à se montrer
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La scène chirugicale
sans faiblesse. En même temps, il y était tout à
La chirurgie pré-anesthésique fournit certaines
son avantage. Se mesurer avec le pire, s’affirmer
clés de compréhension. Inimaginables pour nos
comme le plus habile. Il y avait de la jubilation, de
sensibilités contemporaines, les opérations à vif
la gloire dans ces tauromachies où l’esprit et la
ont longtemps constitué la règle de cet art tenu
dextérité affrontaient concrètement la bête abs-
jusqu’à la Révolution à l’écart de la médecine pro-
traite »3. Nul mieux que Jean-Pierre Peter n’a su
prement dite. Il serait trop facile de croire que les
dire l’enjeu de la scène chirurgicale, du spectacle
seuils de tolérance à la souffrance se sont modi-
opératoire. Une tauromachie : tout est là, l’arène,
fiés dans le temps, que nos ancêtres étaient plus
la bête, le sang, la douleur, la fascinante magie de
durs à la peine. Rien, ni dans les textes ni dans les
celui qui sait faire face et finalement le triomphe
corps, ne le suggère en aucune manière. L’opéré
de l’homme sur le mal. Dans l’opération, le chi-
d’alors souffrait autant que nous souffririons
rurgien affronte quelque chose qui, au cœur de
nous-même en pareille circonstance. Et cette
l’homme, ne lui appartient pas, quelque chose
souffrance terrible, atroce, ces cris entendus d’un
qui relève du sacré. La douleur du patient partici-
bout à l’autre de l’hôpital, faisaient partie de ce
pe de ce sacré, en tant qu’elle exprime, par son
avec quoi le chirurgien devait compter, réalité
caractère incontrôlé, la possession. Et le chirur-
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gien, par son acte et par sa victoire, prend place
avant la plupart de nos opérations, un narcotique
à mi-chemin de l’humain et du divin, dans l’es-
dont la dose, appropriée à l’âge et au tempéra-
pace des héros. De là, sans doute, l’impossibilité
ment des personnes mènerait au bout d’un cer-
de concevoir une opération sur un patient insen-
tain temps au sommeil, et en évanouissant la sen-
sibilisé ou endormi.
sibilité des parties, pourrait dans certains cas
éluder la douleur et dans d’autres la diminuer et
Le prestige du combattant
la rendre supportable ? »4. Ainsi parle Ambroise
Gardons-nous là encore de croire aux trop belles
Sassard, chirurgien principal de l’hôpital de la
histoires. Quand, en 1847 et dans les années sui-
Charité de Paris, dans un bref opuscule paru en
vantes, la communauté médicale se rallie à l’anes-
1780. Qu’est-ce qui l’empêche, en effet, si ce
thésie, les vertus sédatives, analgésiques, narco-
n’est la peur d’y perdre quelque chose, un peu de
tiques, anesthésiantes de certains produits sont
son prestige, de son aura, de son pouvoir enfin ?
connues depuis longtemps. « Puisqu’il est évident
Dupuytren était, dans la première moitié du XIXe
que les douleurs violentes telles que celles des
siècle, considéré comme l’un des plus grands chi-
coliques, des cancers et autres sont apaisées et
rurgiens de son temps. Tous les témoins évo-
même détruites par l’usage des narcotiques,
quent son extraordinaire impassibilité face à la
qu’est-ce qui empêche que l’on ne fît prendre,
terreur, aux cris, à l’horrible souffrance de ses
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patients. Il supportait mal leurs gesticulations,
fille, opérée de l’œil droit. La main d’un aide lui
leur résistance, mais tenait aussi pour inopérable
tient la tête et lui maintient la paupière ouverte,
un malade inconscient : « Un accident assez désa-
tandis que le chirurgien, le cératotome dans la
gréable, qui peut arriver pendant qu’on opère les
main gauche, procède à la manœuvre :
malades sur une chaise, et que M. Dupuytren a
« L’instrument, D, précise la légende, traverse la
eu l’occasion d’observer, c’est la syncope. Cet
chambre de part en part. Le tranchant de sa
événement, pendant que l’on pratique une opé-
pointe, G, ressortie de l’œil, arrivée dans le grand
ration aussi délicate que celle de la cataracte, est
angle, glisse sur le bord de l’ongle, F, qui lui sert
très gênant pour le chirurgien. L’an dernier
ainsi de point d’appui, et protège en même
(1830), M. Dupuytren fut appelé (…) pour visiter
temps les tissus environnants, jusqu’à ce que la
un malade (…) dont l’un des yeux était malade.
section du lambeau de la cornée soit complète »6.
L’opération avait été faite par la méthode d’ex-
On frémit ; la jeune fille, elle, est impassible. Est-
traction, sur un seul œil. Le malade avait été placé
ce le visage du courage et de l’abnégation ? Non.
sur une chaise, et à peine le chirurgien avait-il
Ce n’est plus un visage, c’est un masque, le
achevé la section de la cornée transparente, qu’il
masque inexpressif et inhumain que le chirurgien
survint une syncope tellement forte, que l’opéra-
projette sur le visage martyr de la jeune fille pour
tion ne put être achevée » (5). On ne torée pas
ne plus la voir. Elle n’est plus un corps en peine,
dans une arène vide. Impassible, Dupuytren ?
hurlant sa douleur ; elle est devenue le regard
Parfaitement maître de ses émotions, homme
même du chirurgien, remportant au cœur du
déchiré qui place son humanité même après son
sacré une victoire sereine contre le mal. Tout cela
devoir ? Et si ce discours cachait en réalité des
se passait en 1830, il y a un siècle, il y a deux
émotions
siècles. En sommes-nous si loin ?
fortement
ressenties,
mais
ina-
vouables ? Qu’on ne me fasse pas dire ce que je
ne dis pas : si le plaisir sadique de certains ne peut
être exclu, cette hypothèse n’est pas la plus intéressante. Il faut plutôt aller chercher du côté de
l’orgueil, de la vanité tranquille, tout en humilité
feinte, ce qui se joue dans l’opération à vif, dans
cet affrontement héroïque qui confère à celui qui
s’y livre le prestige du combattant dans lequel
s’ancre le pouvoir. A cet inacceptable sentiment
de puissance, il vaut mieux opposer le visage de
l’indifférence volontairement construite (mais à
quel prix, s’entend).
De cette histoire, il reste des visages. Les nombreux manuels de chirurgie de l’époque sont
richement illustrés de gravures qui montrent des
instruments,
mais
aussi
des
techniques
employées pour certaines opérations. Assez souvent, les patients ont un visage. La planche 9 de
l’Atlas des Nouveaux éléments de médecine opératoire de Velpeau, publiés à Paris en 1832, illustre
l’opération de la cataracte. On y voit une jeune
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1 Cet article doit beaucoup aux travaux de Jean-Pierre
Peter, historien lumineux, mais trop rare de la médecine. On peut voir en particulier son ouvrage De la
douleur. Observations sur les attitudes de la médecine
prémoderne envers la douleur, Paris, Quai Voltaire,
1993.
2 Petit (M.-A.), Essai sur la médecine du cœur, Lyon,
1806, pp. X-XI.<O:P</O:P
3 In Peter (J.-P.), op. cit., p. 21.<O:P</O:P
4 Sassard (A. T.), « Essai et dissertation sur un moyen
à employer avant quelques opérations pour en diminuer la douleur », in Observations sur la physique, sur
l’histoire naturelle et sur les arts, Paris, 1780. Cité par
Peter (J.-P.), op. cit., p. 72.
5 In « Leçons orales de clinique chirurgicale. » Faites à
l’Hôtel-Dieu de Paris, par M. le Baron Dupuytren, chirurgien en chef, t. I, Paris, G. Baillière, 1832, pp. 6364.
6 In Velpeau (A.), Nouveaux éléments de médecine opératoire, Atlas, Paris, J.-B. Baillière, 1839

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