PETIT GÉNIE Tharanya Thambirajah, 10 ans et demi, est Tamoule

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PETIT GÉNIE Tharanya Thambirajah, 10 ans et demi, est Tamoule
REINE DES M O
PETIT GÉNIE Tharanya Thambirajah, 10 ans
et demi, est Tamoule et championne suisse
de scrabble, catégorie Poussin. Pourtant,
ses parents, qui ont immigré il y a vingt et
un ans lors de la guerre civile sri lankaise, ne
maîtrisent que très peu la langue de Molière.
PHOTOS JULIE DE TRIBOLET – TEXTE QUENTIN BOHLEN
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O T S
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FIERTÉ
La famille
Thambirajah entoure
la championne. Les
deux sœurs,
Tharshiga, 19 ans, et
Thanusya, 14 ans. Le
papa, Thanavesan,
et la maman,
Saratha, 47 ans.
Le portrait
«J’
aime bien
le scrabble,
mais bon,
je ne suis
pas non
plus une mégafan.» Le décor
du salon de l’appartement
de la famille Thambirajah, à
Genève, contredit Tharanya,
10 ans. Coupes, médailles et
photos de la jeune fille remplissent les étagères comme
les lettres dans les cases de
la grille carrée du jeu de
société. La jeune championne
vient de remporter, pour la
deuxième année consécutive, le championnat suisse
de scrabble dans la catégorie
Poussin (moins de 11 ans).
Les parents sont fiers de leur
benjamine, mais peinent, eux,
à trouver les mots. Et pour
cause: ils parlent à peine le
français.
DU MUTISME À LA
CONSÉCRATION
Rien ne destinait Tharanya
à devenir la reine du langage. De langue maternelle
tamoule, elle n’a commencé
à balbutier son premier
son qu’à l’âge de 3 ans et
demi. Ses parents, inquiets,
l’amenèrent même chez un
logopédiste. Rien de grave,
diagnostiqua avec raison le
spécialiste. «Maintenant, elle
bavarde trop. Elle a toujours
quelque chose à dire et se fait
souvent sortir de la classe à
l’école à cause de cela», sourit
la grande sœur, Tharshiga,
19 ans. Tharanya n’a pas que
la langue qui est hyperactive:
cours de tamoul, cours d’anglais, trompette, scrabble, son
agenda est surchargé.
La championne a commencé par hasard le jeu des
mots, il y a trois ans, en
accompagnant sa sœur Thanusya à un tournoi à Genève.
Un joueur manque à l’appel,
la jeune fille, alors âgée de
7 ans, se propose pour le remplacer. Elle finit 152e sur 160:
«Même pas dernière alors que
je n’avais quasiment jamais
joué», explique-t-elle fière-
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ment. L’année d’après, elle
rejoint sa sœur dans la section
Jeune du club de scrabble de
Lancy. Elle s’y entraîne une
fois par semaine. Les résultats
ne se font pas attendre: double
championne de Suisse. Mais sa
prochaine coupe, c’en sera une
de foot! Elle est actuellement
en négociation avec ses parents
pour chausser les crampons.
«C’est en progression…», juge
la jeune fille en jetant un coup
d’œil malicieux à ses parents,
assis à l’arrière, dans l’ombre,
l’air un peu las.
DES ORIGINES
TAMOULES
Si les parents semblent fatigués, c’est parce qu’ils se
sont levés quelques minutes
plus tôt pour nous accueillir.
Ils dorment la journée et
travaillent la nuit. Le couple
est engagé dans une agence
de nettoyage à l’aéroport
de Genève, le père est chef
d’entretien. Une consécration
après avoir galéré pendant plusieurs années comme plongeur
ou serveur dans différents restaurants de la Cité de Calvin.
Débarqués comme réfugiés
politiques en 1992 pendant la
guerre sri lankaise, ils ont été
naturalisés Suisses il y a cinq
ans. Ils demeurent cependant
très attachés à leurs origines.
La communauté tamoule
est composée d’environ 200
familles à Genève, un petit
MAÎTRISE DES MOTS
Photos: Julie de Tribolet
TEXTE QUENTIN BOHLEN
RITUEL Avant
chaque compétition,
Tharanya prie sur le
petit autel hindou
installé dans une
chambre. Le seul lien
qu’elle maintient
avec la tradition
tamoule.
groupe où tout le monde se
connaît. «On reste beaucoup
entre nous», admet la grande
sœur qui n’a que des amis
tamouls, tout comme ses
parents. Ils n’ont ainsi pas
beaucoup appris le français, ils
ont juste le vocabulaire minimal pour s’en sortir dans la
vie quotidienne, le reste se fait
en anglais. Si la grande sœur
est très attachée à ses origines, les deux autres le sont
Tharanya a commencé à jouer avec l’une de ses sœurs il y a trois
ans. Mais elle a rapidement surclassé son aînée grâce à une
mémoire exceptionnelle et un bon vocabulaire.
moins. Tharshiga explique: «A
l’époque, nos parents avaient
un peu peur que l’on ne
fréquente des non-Tamouls.
Mais maintenant, ils sont plus
ouverts.» Les deux plus jeunes
sœurs ne parlent d’ailleurs
que le français lorsqu’elles
sont entre elles ou avec
leurs amis tamouls. Elles ne
suivent que peu souvent les
rites traditionnels, seulement
lors de certaines occasions.
La famille a un petit autel
hindou dans une chambre:
«Je prie avec mon père avant
chaque grande compétition de
scrabble», explique Tharanya.
UNE FORME
DE REMERCIEMENT
Absents le soir et endormis
la journée, les parents sont
rarement réunis avec leurs
trois filles. «Cette situation
nous a rendues très unies, mais
surtout indépendantes, en
particulier Tharanya», explique
la grande sœur en prenant la
petite par la taille, signe de son
rôle de mère de substitution.
Cette indépendance se traduit
dans ses lectures… de BD, sa
première passion. Tous les ven-
«Apporter de la
gloire à la Suisse»
Thanavesan Thambirajah
dredis, la jeune fille va avec ses
amis à la bibliothèque pour y
emprunter les derniers numéros de ses bandes dessinées
favorites: Marie-Lune, Lou!,
Garfield… Elle commence
maintenant à lire des mangas
car les BD traditionnelles ne
lui suffisent plus. Cette passion
lui a permis de développer son
vocabulaire, essentiel pour le
scrabble. Cela, en plus de sa
très bonne mémoire, a fait
d’elle la reine des mots: «Elle
apprend des combinaisons
et terminaisons qu’elle peut
ressortir lors des compétitions
de scrabble. Elle est douée en
tout», explique Tarshiga.
Avant d’aller se recoucher, le père demande à la
grande sœur de traduire des
mots qu’il ne peut exprimer
en français. «Il veut vous
dire qu’il est fier de sa fille,
pas seulement parce qu’elle
gagne des trophées, mais
surtout parce qu’elle apporte
de la fierté à la commune et
au canton. C’est une façon
pour nous de remercier la
Suisse qui nous a si bien
accueillis.» L’année prochaine,
le petit génie aura l’occasion
d’apprendre l’hymne national
suisse puisqu’elle aura l’âge de
participer aux championnats
du monde. _

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