LA COMPLAINTE DU PROGRES, Boris Vian
Transcription
LA COMPLAINTE DU PROGRES, Boris Vian
LA COMPLAINTE DU PROGRES, Boris Vian 1 Autrefois pour faire sa cour Ah Gudule, excuse-toi, ou je reprends tout On parlait d'amour ça... Pour mieux prouver son ardeur On offrait son coeur 5 30 Maintenant c'est plus pareil Mon évier en fer, et mon poêle à mazout Ça change ça change Mon cire-godasses, mon repasse-limaces Pour séduire le cher ange Mon tabouret-à-glace et mon chasse- On lui glisse à l'oreille filous! 35 10 Mon frigidaire, mon armoire à cuillers La tourniquette, à faire la vinaigrette Ah Gudule, viens m'embrasser, et je te donnerai... Le ratatineur dur et le coupe friture Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer Et si la belle se montre encore rebelle Et du Dunlopillo On la ficelle dehors, pour confier son sort... Une cuisinière, avec un four en verre Des tas de couverts et des pelles à gâteau! Une tourniquette pour faire la vinaigrette 15 Au frigidaire, à l'efface-poussière 40 A la cuisinière, au lit qu'est toujours fait Un bel aérateur pour bouffer les odeurs Au chauffe-savates, au canon à patates Des draps qui chauffent A l'éventre-tomate, à l'écorche-poulet! Un pistolet à gaufres Un avion pour deux... Mais très très vite Et nous serons heureux! On reçoit la visite 45 20 Autrefois s'il arrivait D'une tendre petite Qui vous offre son coeur Que l'on se querelle 25 L'air lugubre on s'en allait Alors on cède En laissant la vaisselle Car il faut qu'on s'entraide Maintenant que voulez-vous Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine La vie est si chère fois On dit: "rentre chez ta mère" Et on se garde tout 50 Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois 1. SAVOIR SITUER UNE OEUVRE (Date, lieu, contexte) Chanson composée par Boris Vian en 1956, pendant la période des Trente Glorieuses (1945/1975) marquée par une croissance économique soutenue : production industrielle de produits manufacturés, démocratisation de ces produits, consommation de plus en plus frénétique de produits ménagers, développement de la publicité. Biographie : Figure mythique du Paris d’après-guerre, Boris Vian est mort prématurément à 39 ans. Il incarne l’esprit de liberté et d’invention propre à la rive gauche parisienne des années 1950 (Saint Germain des prés). Poète, romancier (L’Arrache-coeur, J’irai cracher sur vos tombes, l’Ecume des jours) , trompettiste de jazz, il est aussi auteur-compositeur de chansons dont les textes dénoncent les excès de la société ou défendent des convictions : chansons engagées (Le Déserteur). 2. SAVOIR DECRIRE Idées-forces: La société de consommation: la répétition, l’accumulation d’objets, l’énumération, la mécanisasion, la déshumanisation. Musique : En choisissant une chanson, Boris Vian sait qu’il sera plus facile de dénoncer les dérives de la société de consommation : en effet, il utilise un orchestre de variété (vents, violons, plusieurs percussions) sur un rythme latino-américain, en donnant à sa complainte un caractère enjoué. Normalement, une complainte est plutôt triste et nostalgique ! Les auditeurs vont, en premier lieu, s’attacher à la légèreté de la musique puis s’intéresseront au texte critique. Pour renforcer le tout, la musicalité facilite grâce au système des rimes suivies et des refrains la mémorisation des paroles. Analyse auditive Une voix d’homme soliste accompagnée par un orchestre de type variété (batterie.....) Tempo moderato «qui avance» qui rappelle l’allure de la danse appelée «quick step» Le texte est mis en valeur par la technique du syllabisme (une note pour une syllabe) Moyens musicaux mis en œuvre pour renforcer le sens du texte La musique renforce le sens du texte par deux éléments techniques essentiels: - le tempo rapide donné par l’ostinato rythmique d’une danse appelée «quick step» qui renforce l’énumération d’objet présentés dans le texte. - l’orchestre met en scène de nombreux instruments qui jouent isolément de courtes mélodies ou interviennent brièvement comme autant d’objets énumérés dans le texte. Structure de la chanson 3 strophes chacune scindée en deux parties, la 1ère de tempo plus libre en style indirect situe l’histoire alors que la seconde partie, en style direct, d’un tempo plus rapide énumère une série d’objets de la vie quotidienne. Français : Il s’agit d’une complainte, chanson populaire dont le thème est triste et la tonalité nostalgique d’ordinaire. Pourtant le mot « progrès » évoque une notion positive : amélioration, avancée, création. Le titre se présente donc a priori comme un oxymore (PARADOXE), effet renforcé par le choix d’un rythme de bossa-nova, gai et entraînant, alors qu’il s’agit d’une complainte La chanson établit une comparaison des relations amoureuses « autrefois » et « aujourd’hui ». Cette comparaison fait apparaître que les relations sentimentales sont désormais régies par les biens de consommation. Chaque étape de la vie de couple, séduction, querelle de ménage puis séparation est l’enjeu de marchandages et de chantages à propos de ces biens matériels dont le refrain fait un inventaire hétéroclite. Au fil des couplets on montre que la relation amoureuse est régie par la possession de biens matériels et qu’elle se dégrade au profit de la conservation de ces biens matériels. Cette relation n’est que marchandage et le bonheur se résume à la possession d’objets de consommation. Boris Vian y adopte le ton de la dérision en recourant à un langage familier, en opposant à la production massive d’objets manufacturés une inventivité débridée par la création de néologismes et la fantaisie verbale 3. SAVOIR INTERPRETER Elle portait à l'origine le titre Arts ménagers. Insérée dans le 33 tours 25 cm intitulé Chansons possibles et impossibles qui sort en 1956, elle est utilisé par le service de promotion de Philips qui envoie Boris assurer la publicité de son disque au Salon des arts ménagers2 Caricature très drôle, elle condamne l’importance des objets par rapport à celle des individus3. Boris Vian y déplore le matérialisme d'une compagne qui, en guise de témoignage d'affection, réclame des objets. Il y témoigne des bouleversements du mode de vie et des conséquences que cela engendre sur le comportement des individus et dans les rapports humains. Il dénonce au fil des couplets une société de marchandisation, une consommation débridée de produits superflus, la création artificielle de besoins et la substitution des valeurs marchandes aux valeurs humaines : la valeur d’un individu se mesure à ce qu’il possède. Bref, il décrit une société de plus en plus matérialiste et des consommateurs de plus en plus individualistes et considérant que ce que l’on présente comme un progrès, une amélioration des conditions de vie dénature la société et l’homme par ses excès. 5. SAVOIR TISSER DES LIENS ENTRE LES OEUVRES Français Oeuvres sur le même thème : - 1956 : la complainte du progrès de Boris Vian 1958 : le film « Mon oncle » de Jacques Tati 1965 : le roman « les choses » de Georges Pérec 1969 : les sculptures hyperréalistes de Duane Hanson : Supermarket lady Années 1970 : Andy Warhol fonde le Pop Art et crée en séries 1993 Foule sentimentale d’Alain Souchon 2001 Les Choses de JJ Goldman 2010 Etre et avoir de Zazie (clip avec Omar Sy) 2011 Je veux de Zaz Cette prise de position, dans l’Histoire des Arts et Techniques, va à l’encontre du mythe du progrès technique et technologique répandu depuis le début du XIXème siècle et qui s’est poursuivi jusqu’à nos jours avec les progrès de communication des multi média. En effet de grands écrivains tels que J. Verne et E. Zola, de grands peintres comme Monet se sont faits l’écho dans leurs œuvres de ce formidable pouvoir de création de l’homme : ex. : représentation de la gare Saint Lazare par Monet, roman de Zola A contrario des auteurs comme Gudule dans le journal d’un clone, Welles dans le Meilleur des Mondes, Barjavel dans La nuit des temps choisissent dans leurs œuvres de science-fiction ou d’anticipation de mettre le lecteur en garde contre les conséquences de ces « progrès » non maîtrisés. De même le sculpteur Duane Hanson avec Caddie, le réalisateur Jacques Tati, avec le film n oncle. dénoncent les mêmes excès. La question que posent ces artistes est de savoir dans quelle mesure le progrès libère l’homme des contraintes matérielles et dans quelle mesure il l’aliène. A propos de l’objet, autre angle d’attaque lié: Tout objet est digne de figurer dans une œuvre d’art» (question du beau dans l’art) Ex: Otto dix «Les joueurs de skat» / Munch: «Le cri» En musique, l’invention de l’enregistrement va révolutionner la création musicale. En Italie, les «bruitistes» font de la musique à partir d’enregistrements de bruits. On parle de «musique concrète». En France, Arthur Honegger compose «Pacific 231», une oeuvre inspirée d’une nouvelle locomotive. C’est un orchestre symphonique qui imite une machine. Edgar Varèse en 1950 écrit «Ionisation» oeuvre pour un orchestre de percussions ainsi que «Poème Electronique», première oeuvre enregistrée, pour la radio. En 1995 Steve Reich, compositeur américain, représentant du mouvement répétitif compose «City life». Il introduit des bruits dans l’orchestre à l’aide de samplers (synthétiseurs de sons): claquements de portes, klaxons, freins de voitures...Le 3ème mouvement décrit la «crise du langage» subie par la société du XX°siècle. Analyse détaillée du texte Les mots du titre annoncent une chanson populaire de ton plaintif et portant sur des sujets tragiques ou pieux (complainte). Le mot « progrès » pourtant évoque dans la conscience collective une notion positive : amélioration, évolution, avancée. Association inattendue, d’apparence antinomique qui constitue un oxymore. Dès la première strophe (ou couplet 1), une comparaison est établie entre deux époques : « autrefois » et maintenant » à propos du thème de l’amour. Le champ lexical de l’amour est donc omniprésent : « faire sa cour, amour, prouver son ardeur, offrait son coeur, séduire, le cher ange ». Le poète regrette le temps de l’amour courtois, celui du don de soi pour mériter sa belle et constate avec regret que ce temps est révolu. « Ca change, ça change ». C’est une allusion directe à un changement de société, de comportement, en lien avec la notion de progrès. Le refrain adopte un ton résolument prosaïque et familier qui nous fait entrer de plein pied dans cette nouvelle réalité sociétale. L’amoureux interpelle sa belle d’un prénom à consonance grotesque , « Gudule », par ces mots : « viens m’embrasser et je te donnerai ». La relation amoureuse est ici réduite à un vulgaire marchandage : un baiser en échange d’une kyrielle de produits ménagers dernier cri. Par le procédé de l’accumulation, Boris Vian évoque la consommation effrénée d’appareils électroménagers sophistiqués dont il fait l’inventaire : « four en verre », de produits aux techniques révolutionnaires « draps chauffants » et procurant un confort nouveau. Concluant par « nous serons heureux », il réduit le bonheur au plaisir de posséder des biens matériels. Cette société du progrès voquée par le titre est donc liée aux progrès techniques, à une amélioration du cadre de vie qui devient une fin en soi et se substitue à des valeurs essentielles telles que le bonheur sentimental ou spirituel. Le couplet 2 envisage une des conséquences de ce matérialisme : « on se garde tout », la cupidité, l’avidité décuplées et les luttes enragées pour conserver un confort acquis auquel on ne veut renoncer. « … excuse-toi ou je reprends tout ça » : dans un ménage, à l’occasion de querelles ou de différends, ces nouvelles « richesses » deviennent l’enjeu d’un chantage, ce qui donne lieu à un nouvel inventaire, plus fantasque cette fois-ci. En effet par dérision, le poète se fait à son tour créateur de nouveaux produits par le biais de la création langagière : néologismes (création de mots nouveaux) comme « mon tabouret à glace, mon repasse-limace, mots valises (association de deux mots) : atomixeur. Plus on progresse dans le texte et plus les objets imaginés désignent des fonctions inutiles, absurdes et destructrices : « canon à patates, éventre-tomate, écorche-poulet ». La gradation dans ce tourbillon de mots suggère la folie grandissante du consommateur qui ne maîtrise plus ses pulsions consommatrices et se laisse tenter par tout et n’importe quoi sans réfléchir à l’utilité de son achat ainsi que la tyrannie croissante du bien de consommation. Le couplet 3 atteint le paroxysme de l’absurde : « on reçoit la visite d’une tendre petite…. on vit comme ça jusqu’à la prochaine fois ». L’homme désormais condamné à l’isolement et à la solitude par son amour des objets manufacturés va consommer des compagnes et compagnons au même rythme frénétique que des produits fabriqués. Ainsi cette chanson, vecteur idéal pour diffuser un message à large audience, porte un regard SATIRIQUE critique, sur le ton humoristique, sur cette société de consommation en pleine expansion et cherche à susciter une réflexion sur les conséquences de cette transformation du mode de vie. Le poète s’inquiète de voir le progrès technique détériorer et dégrader les relations sociales, supplanter les valeurs essentielles, ce qui ne serait pas un progrès au sens d’amélioration, d’où le ton de la complainte.