Au terme de la présente étude, force est de constater que le cadre de

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Au terme de la présente étude, force est de constater que le cadre de
Fiche
Responsabilité des entreprises dans le droit suisse:
d’importantes lacunes à combler
L’autorégulation ne suffit pas. Les initiatives volontaires en matière de responsabilité sociale des
entreprises (RSE) ne permettent pas d’éviter que les multinationales violent les droits humains et portent
atteinte à l’environnement. Il convient donc de corriger ce déficit par des règles juridiquement
contraignantes. La Suisse, berceau des droits humains et siège de nombreuses multinationales, peut
jouer un rôle pionnier dans ce domaine.
Deux questions sont notamment à résoudre. Primo, comment amener les entreprises à devoir répondre
des violations des droits humains et des atteintes à l’environnement liées à leurs activités à l’étranger, via
notamment leurs filiales et fournisseurs ? Secundo, comment permettre aux victimes de ces violations
d’avoir accès aux tribunaux suisses et d’obtenir justice en toute équité selon le droit suisse – et non selon
le droit de leur pays, qui peut leur être défavorable ?
Pour répondre à ces questions dans le contexte helvétique, la campagne « Droit sans frontières » a fait
réaliser une étude sur l’état du droit en vigueur en Suisse1. Sa conclusion générale est claire : la
législation suisse ne contient pas de disposition obligeant les entreprises et leurs dirigeants à faire
respecter les droits humains et les standards environnementaux dans le cadre de leurs activités à
l’étranger. Elle ne permet pas de tenir une maison-mère pour responsable des atteintes aux droits
humains et à l’environnement commises par ses filiales et fournisseurs. Elle n’offre pas non plus de
possibilités pour les victimes d’obtenir efficacement réparation.
Ces constats sont le fruit d’une analyse rigoureuse des fondements et des différents domaines du droit
suisse, dont voici les principaux éléments.
1) Droits fondamentaux et entreprises
Les droits fondamentaux – dont font partie les droits humains – sont inscrits en Suisse dans la
Constitution fédérale. Ils sont garantis par l’Etat et dirigés contre l’Etat, c’est-à-dire qu’une personne ne
peut en principe s’en prévaloir qu’envers l’Etat. Cela dit, un nouvel article 35 – introduit lors de la révision
totale de la Constitution en 1999 – précise que les droits fondamentaux devraient aussi se refléter dans
les règles juridiques qui déterminent les rapports entre les particuliers, notamment entre entreprises et
individus.
Il en résulte deux choses. D’une part, cet article reconnaît implicitement que les droits fondamentaux sont
souvent menacés non seulement par des agissements de l’Etat, mais aussi par les actions de personnes
(physiques et morales) occupant une position de pouvoir social ou économique, c’est-à-dire notamment
les entreprises. D’autre part, le constituant (le peuple et les cantons) a donné aux autorités le mandat de
concrétiser les droits fondamentaux dans les rapports entre particuliers. Or, force est de constater que ce
mandat n’a pas encore été réalisé à ce jour.
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L’étude, réalisée par l’avocat François Membrez, est en voie de finalisation. Elle sera publiée dans les semaines à venir. Elle
dresse non seulement un état des lieux, mais propose très concrètement toute une série de modifications légales pour combler les
lacunes identifiées.
2) Droit de l’environnement et entreprises
Jusqu’ici, la protection de la nature relève en Suisse essentiellement du droit public. Plusieurs lois
fédérales – complétées par de nombreuses ordonnances du Conseil fédéral – protègent l’environnement,
les eaux, les forêts et le paysage. Mais leur mise en œuvre effective dépend en grande partie de la
volonté des autorités. De plus, nombre d’atteintes à l’environnement – entre autres, par des entreprises –
relèvent de facto du droit privé. Celui-ci est donc très important pour renforcer la protection de la nature. Il
doit notamment permettre un contrôle élargi ainsi qu’un règlement des conflits entre entreprises et
particuliers.
Plusieurs traités internationaux reconnaissent l’importance du droit privé en matière environnementale. Ils
consacrent le droit de l’individu à vivre dans un environnement sain et demandent aux Etats d’instaurer
des instruments juridiques à disposition des particuliers. C’est, par exemple, le cas de la Convention
d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la
justice en matière d’environnement.
La Suisse, pour l’heure, n’a pas ratifié ce traité. Elle ne remplit pas les obligations qui en découlent. En
cas de dommages causés à l’environnement, l’accès à la justice pour les associations est impossible, car
la législation actuelle ne leur reconnaît pas la qualité pour agir. De plus, en droit privé de l’environnement,
l’action en responsabilité civile se heurte à une définition du dommage qui limite artificiellement le champ
de protection aux intérêts de nature économique. Les dommages-intérêts qui peuvent être réclamés ne
couvrent pas la remise en état de l’environnement ayant subi des dégradations.
3) Responsabilité des sociétés-mères envers leurs filiales et fournisseurs
Droit civil
En droit civil suisse, la mise en œuvre d’une responsabilité des entreprises suisses pour les atteintes aux
droits humains – en particulier par leurs filiales et fournisseurs à l’étranger – se heurte à deux obstacles
majeurs :
-
Les membres du conseil d’administration d’une société anonyme n’ont aucune obligation de faire
respecter les droits humains dans le cadre de leurs activités. Leur devoir de diligence ne les
oblige qu’à sauvegarder fidèlement les intérêts de la société.
-
Une entreprise répond des actes illicites 2 commis par ses dirigeants dans le cadre de leurs
activités, en Suisse et à l’étranger. Il est donc possible de lui réclamer des dommages-intérêts en
Suisse. Cependant, dans un groupe de sociétés, le principe qui prévaut est la séparation juridique
entre la maison mère et sa filiale (corporate veil). Autrement dit, la maison mère n’aura pas à
répondre des actes illicites commis par une filiale, même à 100 %, ou par un fournisseur. La filiale
et le fournisseur sont seuls responsables.
2
Le droit suisse considère comme acte illicite la création d’un état de fait dangereux, l’atteinte à un droit absolu d’une personne et la
violation d’une norme de comportement – écrite ou non écrite, de droit privé, public ou pénal. Les violations des droits humains
correspondent, en ce sens, le plus souvent à des actes illicites.
2
Droit pénal
Le droit pénal helvétique offre également très peu de possibilités permettant de poursuivre une entreprise
pour d’éventuelles violations des droits humains, en particulier par ses filiales et fournisseurs à l’étranger :
-
L’une des caractéristiques du droit pénal suisse est qu’il s’applique seulement aux personnes
physiques. Une entreprise (personne morale) ne peut donc pas être tenue pour responsable
d’infractions pénales. Le juge devra rechercher la personne à poursuivre parmi les dirigeants de
la société.
-
Il existe cependant une disposition qui fait exception à cette règle. L’article 102, en effet, prévoit la
punissabilité conjointe de la société et de la personne physique pour un certain nombre de délits
économiques : participation à une organisation criminelle, financement du terrorisme, blanchiment
d’argent, différentes formes de corruption. Une société en tant que telle peut donc faire l’objet
d’une poursuite pénale, si elle n’a pas pris toutes les mesures d’organisation raisonnables pour
empêcher de telles infractions, en principe y compris au sein des filiales de son groupe. Le
problème de cette disposition, c’est qu’elle ne concerne qu’un nombre restreint d’infractions qui
ne couvrent pas les violations des droits humains et les atteintes à l’environnement.
4) For et droit applicable pour des faits ayant eu lieu à l’étranger
Comment déterminer le for judiciaire, c’est-à-dire le pays dans lequel un litige peut être jugé ? Quel sera
le droit applicable lorsqu’un acte illicite a été commis hors des frontières suisses ? Ces questions sont
réglées en Suisse notamment par la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP) et, au plan
international, par la Convention de Lugano. Ces questions sont essentielles pour trois raisons. D’abord,
nombre d’activités des entreprises suisses ont été délocalisées à l’étranger. Or, c’est dans les pays en
développement ou à faible gouvernance que sont commises les violations des droits humains et de
l’environnement les plus graves et les plus fréquentes. Ensuite, les entreprises font souvent partie de
sociétés holdings qui ont développé des structures très complexes et installé leur siège statutaire dans
des paradis fiscaux, rendant très difficile la définition de leur lieu de domicile. Enfin, selon les pays en
question, le droit local – notamment en matière de réparation – ainsi que le système judiciaire peuvent
être défavorables aux victimes.
Pour toutes ces raisons, il est donc important que les autorités judiciaires suisses puissent se prononcer
sur les violations des droits humains et de l’environnement impliquant des sociétés suisses et que le droit
suisse puisse s’appliquer. L’analyse de la législation suisse montre trois choses :
-
Une plainte peut être déposée en Suisse, même si l’acte illicite a été commis à l’étranger. La
Suisse ne connaissant pas le principe du forum non conveniens – institution typique des Etats de
common law – le juge suisse n’a en principe pas le pouvoir de se dessaisir d’une affaire parce
que le litige a eu lieu à l’étranger.
-
Cependant, pour que le juge en Suisse puisse admettre une plainte contre une entreprise pour un
acte illicite commis à l’étranger, celui-ci doit être imputable à la société suisse elle-même et non à
l’une de ses filiales à l’étranger. Selon la Convention de Lugano – révisée en 2007 et entrée en
er
vigueur le 1 janvier 2011 – les tribunaux suisse devraient se déclarer compétents si la société
traduite en justice a son siège, son centre administratif ou son établissement principal en Suisse.
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En principe, le droit applicable en cas de plainte déposée en Suisse contre une entreprise suisse
pour un acte illicite commis à l’étranger, est celui de l’Etat où l’acte a été commis. Quand un
groupe de sociétés est en cause, le droit applicable est celui de l’Etat où la filiale est incorporée,
même si c’est la société-mère qui est traduite en justice.
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5) Accès des victimes à la justice
La question de l’accès des victimes à la justice touche aux règles de procédure. Le droit suisse, ici aussi,
est très limitatif. En droit civil, les restrictions sont doubles :
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Il n’existe pas en Suisse de possibilité pour les victimes de déposer une plainte collective. Le
Conseil fédéral s’est, à plusieurs reprises, prononcé contre l’introduction dans le droit suisse
d’une telle disposition.
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Le droit suisse ne connaît pas la procédure de « discovery ». Autrement dit, la loi n’oblige pas une
entreprise à fournir des informations ou à produire des pièces qui pourraient être utiles à la
solution du litige.
Le code de procédure pénale est également très restrictif. Les normes réprimant des crimes qui, comme
la corruption et le blanchiment d’argent, affectent la collectivité entière, sont difficiles à mettre en oeuvre
en raison de l’absence ou d’un trop grand nombre de particuliers lésés susceptibles de porter plainte. Il
n’existe pas la possibilité pour les associations d’agir et de représenter les victimes dans la poursuite d’un
certain nombre d’infractions pénales, ainsi que cela existe dans de nombreux domaines du droit pénal
français.
On le voit, le droit suisse actuel est très lacunaire en matière de RSE et de possibilité pour les victimes
d’obtenir réparation en cas d’atteintes aux droits humains et à l’environnement commises par les
entreprises. Des modifications légales sont donc nécessaires afin de combler ces différents manques. La
campagne « Droit sans frontières » est en train d’élaborer toute une série de propositions concrètes.
www.droitsansfrontieres.ch l [email protected]
« Droit sans frontières » l c/o Alliance Sud l Monbijoustrasse 31 l case postale l 3001 Berne l +41 31 390 93 36
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