Origine du monde - Communication interne

Transcription

Origine du monde - Communication interne
e
Edito
PLAY
Il est temps. La rédaction se mobilise pour un dernier
numéro sur la pornographie et ses débordements. Le
festival des cinémas différents de Paris, en décembre
2005, fut l’occasion d’approfondir une réflexion sur la
représentation de l’acte sexuel. Le festival proposait
une programmation de courts métrages à caractère
pornographique, inscrits dans une démarche plus ou
moins créatrice, dont Dieu seul me voit de Jean Louis
Costes, bouleversante et burlesque performance
filmée en forme de culte de l’onanisme, éblouis au
point de vouloir en découdre avec cette question de
la pornographie.
VHSzine avait déjà par le passé évoqué certains aspects du sujet : le fantasme,
l’érotisme, les modifications corporelles, l’obscène, l’œil, la bouche, la merde…
Forcement désoeuvré par une si vaste question, ce numéro spécial est à lire
comme un cahier, une suite d’articles libres et hétérogènes qui font état d’une
réflexion, à un moment donné, sur une des questions relatives à la représentation
sexuelle. Si je vous dis « le porno déborde », qu’en pensez-vous ?
L’importance croissante du corps et le développement de l’exacerbation du
désir charnel et sexuel sont ici questionnés par le prisme de l’art, du cinéma
ou plus simplement des pratiques amateurs sur le Web, qui interroge déjà la
photographie et une certaine esthétique de l’interactivité. Le débordement
est évident : Marc Dorcell n’a pas le monopole du cul. L’art contemporain s’en
donne d’ailleurs à cœur joie. Les courts métrages pornographiques existent,
mais restent invisibles à la télévision – hormis quelques raretés sur PinkTV – qui
diffuse uniquement des productions standard, absents des cinémas, qui peinent
encore à projeter des films courts. Il ne reste que les festivals, rares encore à
prendre le risque de projeter des oeuvres interdites à un jeune public.
On constate aujourd’hui que si les mentalités ont évolué, la représentation de
l’acte sexuel reste un tabou : elle est fortement légiférée et l’on stigmatise
le plus souvent les œuvres par leur obscénité alors que la séduction, et par
déduction le sexe, point final de cette trajectoire vers l’autre corps, est une
donnée quasi omniprésente dans la vie de tous les jours. Les publicités en sont
de bons exemples : le parfum, les voitures, les vêtements, les produits d’hygiène,
les produits de minceur… Autant d’attributs destinés à séduire, à s’affirmer
sexuellement et au bout du compte copuler. Alors même que l’une des
véritables missions de l’homme sur terre est de se reproduire, la représentation
du sexe demeure un élément perturbateur, attestant finalement de la sacralité
de l’acte.
RETURN
VHSzine est une publication étudiante et indépendante, éditée en Lorraine et
partagé entre les universités de Nancy et de Metz. Quatorze numéros et trois
hors-série sont réalisés entre février 2003 et juillet 2005. Des centaines d’articles
sont rédigés entre critiques cinéma et musique, et textes théoriques. VHSzine,
à l’exception du guide d’été des festivals de cinéma 2004 et de ce dernier
numéro sur la pornographie, est une publication photocopiée à 700 exemplaires
et distribué gratuitement dans les lieux culturels de Lorraine.
« VHS », un nom bizarre pour une revue d’analyse de l’image à l’ère du DVD,
non ? « VHS » parce que, pour cette jeune génération, las d’un cinéma sans
verve dans des villes moyennes de province, l’underground, le gore, les vieux
films, l’indépendant américain et tous les films qui donnaient envie ont été
transmis par la télévision et relayé par la VHS. La cinéphilie ne s’est pas constituée
dans un premier temps dans les salles, mais dans nos chambres, à visionner les
trésors du cinéma cachés dans les programmations tardives de Canal+ ou, plus
tard, du satellite pour les petits veinards (ceux-là même qui possédaient déjà la
dernière console de jeu quand on peinait encore sur une Master System II).
VHSzine s’accompagne de projections vidéo, dont la programmation résume
assez bien l’esprit du fanzine : Pi de Darren Aronosfky, La Jetée de Chris Marker,
Dog Days d’Ulrich Seidl, Les Ailes du désir de Wim Wenders, Punishment Park
de Peter Watkins, Sombre de Philippe Grandrieux, Libera Me d’Alain Cavalier,
Eraserhead de David Lynch ou bien encore les courts métrages expérimentaux
de Len Lye.
VHSzine aime le cinéma, les productions indépendantes, le graphisme, les
nouvelles images et les gens qui les font. Il essaie d’être militant, aussi.
FORWARD
Une nouvelle revue se prépare avec l’équipe et les réseaux créés grâce à ce
laboratoire que fut VHSzine. La question du corps dans les arts contemporains
en serait la base. Ce dernier numéro de « VHSzine » sur la pornographie et ses
débordements constitue en quelque sorte le numéro zéro de ce projet dont le
sujet, le corps, permettra de développer des approches esthétiques, artistiques,
éthique, philosophiques et politiques.
D’une certaine vision féminine du porno au visage de la femme sur le web, des
photos amateurs de blogs au photo artistiques prises dans les liens du bondage
et les suspensions, de l’écran de cinéma à celui de l’ordinateur, de la scène de
théâtre au trottoir, voici donc quelques débordements pornographiques avant
que VHS n’aille déborder ailleurs.
03
VHSzine n°15
Sommaire
S
Images :
05..........Denis Baron
26..........Julie Andreoli
42..........Lucile Nabonnand
61+64....Denis Baron
66..........Julie Andreoli
68..........Lucile Nabonnand
Textes :
6....Un cinéma génital. Débordement vulvaire dans le cinéma
d’auteur......Estelle Bayon
14....Le sexe au lieu des hommes......Alexandra Giroux
20....Ceci n’est pas une pipe, ou la question de la finalité en
art......Claire Lahuerta
28....De la visagéité du net pornogaphique......Lilian Schiavi
36....Cyber porn amateur. Des touchers numérisés dans l’imaginaire
de l’actrice/voyeur......Bernard Andrieu
50....La photo porno est son absorption par l’art......Steven Bernas
58....La foire aux atrocités......Denis Baron
VHSzine 15. Edité par Ciklyk association loi 1901. Contact
[email protected]. Dépôt légal en cours. Directeur de la publication
Frédéric Herboux. Rédactrice en chef Estelle Bayon. Conception
et réalisation graphique Estelle Bayon@PointG. Imprimé par
xxxxxxxxxxxxxxxx
Partenaires
Université Paul Verlaine de Metz
CROUS Nancy-Metz
Pôle universitaire européen de Lorraine
a
05
VHSzine n°15
Un cinéma génital
Débordement vulvaire dans le
cinéma d’auteur
La pornographie s’écoule, exsude, suppure, suinte hors de son cadre, vient franchir les
limites de son X. Il nous faut retourner au centre, à l’origine du pornographique, pour capter
le cheminement de cette exsudation incommodante et obscène qui vient souiller l’image ‘propre’
des débordement charnels vers la marge, et au-delà. Si le porno ne transgresse plus puisque
tout lui est permis ou presque1, sa transgression s’installe dans le décloisonnement du genre
même pour infecter le cinéma d’auteur d’une maladie de curiosité2. Il sera ici question de cette
contamination pornographique dans le cinéma d’art et essai par l’origine du porno : le génital,
et la vulve plus particulièrement.
par Estelle Bayon
Avant l’acte, l’organe
L
a pornographie est bien l’écriture (graphê) de la prostitution
(pornê), la « peinture de la prostituée » dont Parrahasios se fit
l’inventeur en -410, à Athènes. « La pornographie représente, ou
évoque clairement, un aspect de la nature, ou de l’activité sexuelle d’un ou de
plusieurs êtres humains. Et son effet principal (le seul parfois) est de stimuler la
libido de l’usager, quelle que soit l’intention du créateur ».3 Elle est donc d’abord
un acte. Mais elle est en premier lieu – puisque notre chemin à rebours doit nous
conduire à retrouver le centre pour suivre le débordement – un corps, siège
de cet acte, celui de cette prostituée, cette actrice dirons-nous désormais, et
le centre obsessionnel de ce corps est bien, avant tout, la vulve. Origine du
monde, évidemment, origine de la pornographie, assurément. Et d’un organe
à un autre, il n’y a qu’un pas, ou plutôt il n’y a que quelques secondes dans le
cinéma X, où le génital répond au génital, le phallus venant s’ériger, apparition
priapique venant pénétrer le cadre et la femme. Une érection qui dit, à l’image,
sans mots – le porno n’est pas célébré pour ses dialogues – mais par l’organe, la
fascination pour le sexe de la femme.
Car il s’agit bien d’une fascination, qui provoque l’érection du fascinus,
traduction latine du mot grec phallos, phallus. « L’exhibition de la vulva voit
celui qui voit dans la pétrification de l’érection. ( …) Le Médusant répond au
Fascinant »4. La prostituée moderne, Méduse cinématographique, fige l’autre,
le partenaire éphémère dans sa fascination phallique, et avec lui le spectateur,
pour qui l’œil bande tout autant que la bite, puisque « La fascination signifie
ceci : celui qui voit ne peut plus détacher son regard »5. Ainsi, le porno répond
à l’organe par l’organe, comme une discussion génitale, où le phallus répond à
la vulve, où l’érection dit le désir et, surtout, le sperme clôt la conversation. Car
ce qui compte avant tout dans un cinéma principalement masculin et un peu
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VHSzine n°15
misogyne – sans vouloir sombrer dans un féminisme pro-Ovidie, une réalisatrice
bien loin de ce que la portion de philosophe prétend vouloir défendre – c’est
bien l’explosion séminale, l’orgasme mâle, visible ; tandis que la jouissance
féminine, ne sachant matériellement se répandre sur les draps ou les visages,
intéresse moins le porno, qui est bite autant qu’œil en érection, et a donc besoin
du voir, du visible – même si les démonstrations d’Ovidie ont permis d’accroître
la visibilité, mais d’avantage sur internet, l’éjaculation féminine. Le porno, c’est
donc un cinéma du résultat – sperme – , un cinéma de la réponse – phallus – qui
nécessite l’acte. Et l’acte sexuel du cinéma pornographique consiste à boucher
le trou vulvaire, fasciné, obsédé par cette béance mais ne supportant pas de la
voir ouverte. Mais que se passerait-il si on restait devant la vulve ouverte, devant
l’organe, avant l’acte ?
Le premier à nous avoir laissé, bouches bées, comme des cons devant
le con, est Gustave Courbet, avec sa fameuse Origine du monde en 1866. On
ignore souvent que son travail pictural s’inspire des photographies matricielles
d’Auguste Belloc6, avant 1860, année où l’on vint saisir chez lui cinq mille images
licencieuses prises clandestinement, dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques
dizaines. Ses séries d’images dévoilaient des sexes féminins, toisons pubiennes
et fentes obscènes, sans visages et sans noms. Des femmes réduites à des
vulves, des jambes ouvertes dévoilant ce que l’esthétique occidentale s’était
acharnée à dissimuler depuis tant de siècles. En quelques vues, Belloc, puis
Courbet, jetèrent à la face du monde le dernier tabou esthétique de l’occident.
La toile du second fit scandale par son audace, surgissant dans une mode de
nu épuré et sensuel.
P
longeons encore plus loin, remontons le chemin vers l’origine,
pour comprendre les raisons de ce scandale. Gérard Zwang,
dans Le sexe de la femme7, pris note de ce tabou suprême :
« Seul au monde, l’art de l’Occident classique se singularise par un étonnant
refus : il ne veut pas connaître, ne veut pas représenter le sexe de la femme,
il le nie, le voile, le falsifie, l’injurie, et ce avec une constante opiniâtreté. (…)
Le sexe de l’homme (…) n’a jamais subi une telle censure
Seul au monde, l’art de (…). »8. L’auteur expose alors les trois grandes phases de
esthétique à la recherche de cet organe précieux dont
l’Occident classique se singularise notre
il s’est fait le spécialiste ; si la vulve choque par sa béance
par un étonnant refus : il ne veut pas caverneuse, elle brille surtout par son absence.
la civilisation grecque, marquée par le logos
connaître, ne veut pas représenter le imposé D’abord,
à l’esthétique et l’éthique, jugea l’organe femelle
sexe de la femme, il le nie, le voile, immoral tout autant qu’inesthétique, parce que fendu, et
or « La pilosité féminine est inassimilable par l’esthétique
le falsifie, l’injurie, et ce avec une poilu,
grecque »9 et n’est que reliquat barbare. Impossible donc de
constante opiniâtreté représenter la femme avec sa génitalité originelle. Il faut polir,
lisser, épiler la chose.
Puis, le moralisme chrétien a évidemment exclu toute
représentation de la nudité, inutile donc de chercher à y déceler le moindre poil
pubien, la moindre lèvre charnue. Quelques profanes – Bosch, Dürer… – osèrent
peindre, à la charnière du Moyen-Age et de la Renaissance, quelques intimités
féminines, mais à nouveau, pas le moindre poil, comme si la femme des siècles
passés conservait à jamais son sexe glabre d’enfant, comme si la puberté était
un phénomène moderne post-freudien qui n’existait alors pas encore.
Enfin, troisième phase, la Renaissance reste marquée par l’idéal
antique ; ainsi « La vulve n’a pas sa place dans leur esthétique. Pour les Antiques
le sexe de la femme n’était pas beau, pour les Renaissants et leur postérité il
n’est pas joli »10 et c’est ainsi que la vulve de la Renaissance reste dénuée de
pilosité, le corps demeure blanc, glabre, « mignon », délicat, chez Rubens, Titien,
Delacroix… Le poil commence à repousser sous le pinceau de Goya (La Maja
desnuda), puis chez les cubistes, les surréalistes, Modigliani, grâce à la laïcisation.
Mais la fente reste rare, hormis chez Picasso, et s’exhibera chez Duchamp avec
son Etant donnés, cadrant jambes et buste sans visage, sexe féminin largement
fendu mais toujours désespérément dénué du moindre poil. Et Rodin sculpte la
fente – Iris, messagère des dieux – en omettant le doux relief de la toison. On
comprend mieux dès lors le scandale de la toile de Courbet, qui réunit poils et
fente dès 1866 ! L’art contemporain a depuis plongé dans l’organe béant et
s’est faufilé dans les fourrures féminines.
Et puis, bien sûr, le cinéma porno est arrivé et a fait sombrer le XX°
siècle dans la « cavernité gluante »11 d’Ali Baba, cavité mystérieuse, antre dans
lequel Thomas Schlesser12 décèle les sources possibles de L’Origine du monde
de Courbet, qui peignit de nombreuses grottes avant son tableau scandaleux.
Organe étrange et plein de ces plis étouffants qui cachent plus qu’ils ne
révèlent ; « Toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans la caverne. »13
Et c’est bien un leurre de voir dans le cinéma porno la découverte et la mise
à jour du fond de la grotte, les apprentis spéléologues du
X n’étant même pas parvenu, finalement, à en trouver
L’obscénité du sexe féminin est celle de
l’entrée. Car bien vite, le porno contemporain a d’abord
toute chose béante : c’est un appel d’être,
fait raser le mont de Vénus, comme si, déjà perdu, il pensait
ainsi pouvoir trouver le chemin vers l’antre médusant plus
comme d’ailleurs tous les trous
rapidement. Et le poil, à nouveau, devint reliquat barbare,
comme chez les antiques. Et comme nous l’avons remarqué
précédemment, si la fente est dévoilée, c’est pour être aussitôt bouchée par le
phallus tel un plâtre de chair. L’esthétique typique apeurée de l’Occident, où
la femme est dénuée de fissure et de toison, fermée, close, cimentée comme
une statue antique, glabre comme une fillette de douze ans, persiste et les
réalisateurs du porno filment comme peignirent les renaissants et sculptèrent les
grecs.
L’organe ou la laideur du banal
L
e cinéma ne parvient pas à rester figé devant le sexe de la
femme. Impossible de poser une caméra et d’attendre qu’il ne
se passe rien, impossible de regarder respirer, suinter, pleurer, rire,
cette vulve démoniaque. Pour affronter sa vision, il faut la voir figée et médusée
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VHSzine n°15
elle-même, comme celui qui voit est pétrifié dans son érection. Soutenir la vue
de la vulve, c’est être comme Persée figeant Méduse par son reflet dans un
bouclier, et ce bouclier, c’est l’image photographique. Seule la photographie
peut la capter dans l’évidence frontale, sans intrusion du phallus-plâtre, sans
coït, et nous laisser plantés face à elle. Mais à nouveau, un malaise sournois
s’impose : le sexe glacé à l’image est comme ces organes génitaux de marbre
ou de peinture à l’huile pâle hérités des siècles passés à détourner la réalité
vulvaire. La photo cimente l’organe dans le temps, fige un instant qui s’éloigne
de la chair.
Mais que se passerait-il si on restait devant la vulve ouverte, devant
l’organe, avant l’acte ? Question posée plus haut, et dont une réponse pourra se
dessiner enfin, dans un débordement : la contamination pornographique dans
le cinéma d’auteur, un cinéma non cloisonné, à la transgression réelle et non pas
normée, où la fente féminine n’est pas obligatoirement cimentée. Le cinéma X,
finalement, voit toujours dans cet organe un tabou en le bouchant ; et Rocco
Siffredi le trouve obscène bien qu’il en ait rencontré des centaines : « Ce n’est
pas ce qu’on voit, encore que l’écartèlement de vos jambes nous répugne par la
couleur trop vive et le côté informe et indolent de vos lèvres cachées et la finesse
de la peau, quoique ici et là grumeleuse ; d’une peau qui sue, qui suppure, une
peau infecte comme celle des grenouilles qui ont au moins la décence d’être
vertes, mais dont les cuisses aussi sont symboliquement l’immensité écartelée
des vôtres. Ce n’est pas ce qu’on voit c’est ce qui se dérobe dont
Ce cinéma d’auteur, l’obscénité est la plus effrayante à nos yeux »14 avoue-t-il enfin
chez Breillat. Il fallut à cette icône pornographique moderne sortir
typiquement français, développe une du X, déborder du pornographique, pour admettre l’obscénité
et dégoûtante du con. « L’obscénité du sexe féminin
stratégie esthétique de la captation du vrai fascinante
est celle de toute chose béante : c’est un appel d’être, comme
vulvaire, où le porno a échoué à figer ce d’ailleurs tous les trous »15donc ce sexe, abyssal, qui ne parle pas,
n’exprime pas le désir comme le fait le phallus, qui ne montre
génital dans un temps qui est celui du qui
pas ce qui le compose là où l’homme extériorise son anatomie,
vivant toutes bourses dehors, reste tabou, hors du logos, donc exclu de
l’éthique et de l’esthétique. C’est ainsi que Zwang note qu’il reste
considéré comme un « organe principiellement laid »16.
Dans Malaise dans la civilisation, Freud notait : « Il y a lieu de remarquer
que les organes génitaux en eux-mêmes, dont la vue est toujours excitante,
ne sont pourtant presque jamais considérés comme beaux. En revanche,
un caractère de beauté s’attache, semble-t-il, à certains signes sexuels
secondaires » ; le génital est donc à exclure de la sphère de l’esthétique, ni
beau, ni vraiment laid. Le « presque » de Freud nous semble évoquer l’organe
mâle, le trophée du X. Car si la vulve est associée à une laideur par principe
selon Zwang, organe de plis et infractuosités, suintant et odorant, mais surtout,
en fait, exclue de tout positionnement esthétique puisque creuse et cachée,
le phallus est plutôt associé à une forme de beauté magique, mystique, qui
en fit une amulette, un porte-bonheur antique, un dieu priapique, parsemant
peintures rupestres, vaisselle et parades antiques – et si elle peut fasciner, on ne
vénère pas la laideur.
Le pénis est souvent admis comme laid, mais le phallus possède une
force sublime, dont la vulve serait dénuée. Cette laideur, c’est celle du familier,
de la banalité organique de la femme, fente poilue qu’on se refuse à affronter,
et qui se voit transformée en bel organe par l’épilation et l’obstruction. « Que la
laideur inquiète, c’est peu dire, mais comment inquiète-t-elle ? Curieusement,
sur le mode qui lui est ontologiquement opposé : le familier. Aussi tératologique
soit-elle, la laideur apparaît toujours déjà, peu ou proue, connue, elle a la
consistance d’un refrain »17. L’inquiétante étrangeté de la vulve réside dans sa
familiarité : nous la connaissons, nous somme tous passés par elle, nous avons
connaissance de son anatomie réelle, et pourtant, la génitalité féminine du
porno, genre soi-disant de la réalité du corps, soi-disant réaliste sur l’anatomie et
la mécanique des corps, est des plus éloignés du réel de la chair, et contribue à
enfoncer la vulve dans le dégoût et l’obscénité.
Le banal à l’œuvre : interroger les cons
I
l faut alors se construire une nouvelle Origine du monde comme
si chaque siècle désormais devait s’ouvrir sur un retour à la réalité
dans ce qu’elle est, banale : si la toile de Courbet ouvrit le XX°
siècle, c’est Bruno Dumont, soutenu par Catherine Breillat, qui introduisit notre
XXI° siècle. Ces deux cinéastes ont en commun d’avoir filmé en gros plan
une vulve charnue, ouverte, et abondamment velue, vision aux antipodes
de l’esthétique occidentale. L’humanité de Dumont est celle de Domino,
interprétée par Séverine Caneele, jeune femme lubrique au corps lourd qui
offre ses chairs intimes dans un gros plan, étendue sur des draps blancs, dans
une composition très proche de la toile de Courbet ; l’Anatomie de l’enfer
de Breillat concerne Amira Casar incarnant la femme, La femme, offerte à
l’homme homosexuel pour qu’il la regarde « par où elle n’est pas regardable »
c’est-à-dire dans le creux de son obscénité, et exhibe alors au spectateur ses
orifices dans un cadrage très serré. Dans les deux cas, des caméras qui se figent
face au trou, et laissent le temps d’affronter Méduse un instant. Lui veut nous
donner à voir une quotidienneté du corps dans sa chair banale ; elle cherche à
saisir l’essence du corps, avant le genre qui dit la femme. Ce cinéma d’auteur,
typiquement français18, développe une stratégie esthétique de la captation du
vrai vulvaire, où le porno a échoué à figer ce génital dans un temps qui est celui
du vivant, préférant soit boucher, soit stopper la chair dans le papier glacé.
Du vrai, et non du réel ; c’est ainsi qu’étrangement, montrant la chair
telle qu’elle est, les deux cinéastes ont recours pour ces plans – trop – proches à…
des doublures. Le corps vrai est donc le corps d’une autre, un corps sans visage
donc, comme la femme peinte par Courbet ou les modèles d’Auguste Belloc.
Tandis que le cinéma pornographique expose, dévoile le visage de la femme,
celle qui suce plutôt que celle qui jouit19 ; un visage dont l’identité importe peu
pourtant puisque ce qui compte, à nouveau, c’est de boucher le trou, cimenter
cette bouche obscène qui ne fait que rappeler le vagin, puisque « Il y a à cette
bouche toutes les significations d’équivalence, toutes les condensations que
vous voudrez. Tout s’associe dans cette image de la bouche à l’organe sexuel
féminin (…). Il y a là une horrible découverte, celle de la chair qu’on ne voit
jamais, le fond des choses, l’envers de la face, du visage (…), la chair en tant
qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même provoque
l’angoisse. Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation de
tu es ceci – Tu es ceci qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe ».20
Décidément, la pornographie en mouvement ne supporte pas la fixité face
au vide, comme au bord d’un gouffre, et le porno photographique ne saurait
supporter la vue du trou « vrai », trou qu’il lui faut maquiller, épiler, transformer,
rendre monstre de plastique.
11
VHSzine n°15
C
hez Breillat et Dumont, point de visage. L’identité de cette
vulve importe peu, ce qui compte étant le trou, la vérité de
l’orifice, ce qui fait la femme, son obscénité à elle, sa réalité
pleine de poils, de plis, de chairs roses et noires, de sang aussi parfois. Doubler le
corps de l’actrice, c’est créer un corps, Le corps, dans son essence corporelle,
charnelle, lui ôter toute identité, toute contrainte sociale ou culturelle. Aussi,
cette stratégie de la doublure est déjà une dénonciation de la mutilation :
Amira Casar et Séverine Caneele sont amputées, excisées. Ce procédé
dénonce une pudeur à exhiber l’intimité génitale, qui n’est de toute façon
que l’héritage de cette dépréciation du sexe féminin, comme si l’actrice avait
honte de sa chair, tandis qu’elle ne refuse pas de mimer le coït et l’intimité de
la jouissance. Car si aujourd’hui un comédien et une comédienne, non pornos,
exposent sans souci pénis et pubis face caméra – et toujours,
La doublure-corps du cinéma de
par « souci esthétique », épilé pour la seconde – il est plus facile
d’exhiber son phallus que sa vulve. Jean-Hugues Anglade, ou
l’intime dit l’obscénité et la honte
Melvil Poupaud plus récemment chez François Ozon dans Le
persistante d’être femme si laidement
temps qui reste, dévoilent leur organe phallique, tandis que les
actrices restent le plus souvent doublées. Et cette doublure dit
parée
l’obscénité et la honte persistante d’être femme si laidement
parée.
Evidemment, chaque cinéaste aura ses envies, ses réticences ; Ozon,
justement, ne cherche pas à enregistrer la jouissance, sauf dans son court
métrage La Petite mort, comme exorcisme originel de cet aspect, ainsi que la
pénétration, qui sort le spectateur de son attention sur les personnages, et refuse
la doublure. D’autres préfèrent aller trouver d’autres orifices, Marina de Van et
son Dans ma peau, Crash et Existenz de David Cronenberg. L’art contemporain
affronte l’orifice, avec Zoe Leonard, Zoran Naskovski (dans une version vidéo de
L’Origine du monde toute débroussaillée), Claude Royet-Journoud, et même
Fabrice Néaud, auteur de bandes dessinées. Mais seul le cinéma « classique »,
accessible et non cloisonné dans le X ou les galeries, peut donner à voir cette
vérité de la chair vulvaire, dans sa vérité anatomique infernale, dans son
humanité banale, de la fente, du poil, de l’humidité, et du temps, dans la durée
du plan qui trouble, qui donne vie à l’organe, qui fait du génital un moyen
d’atteindre cette obsession de la vérité humaine, à travers la pièce de chair
dont nous somme tous issus.
E
n nous posant face à notre domus première, ce cinéma se fait
un cinéma de la question, là où le porno donnait une réponse
avant même d’avoir pris le temps de s’interroger.
Si la pédophilie reste un tabou, il n’est pas à exclure de par son existence souterraine.
De même, la mort et le meurtre existent déjà à travers le mythe du snuff-movie.
2
Selon l’expression de Saint-Augustin.
3
Bertrand Claude-Jean et Baron-Carvais Annie, Introduction à la pornographie,
panorama critique, La Musardine, 2001, Paris, p.31.
4
Quignard Pascal, Le sexe et l’effroi, op., cit., p.117.
5
Ibid., p.117.
6
Aubenas Sylvie, Obscénités, photographies interdites d’Auguste Belloc, Albin Michel,
2001.
7
Zwang Gérard, Le Sexe de la femme, La Musardine, Paris, 1997.
8
Ibid, p.261.
9
Ibid, p.270.
10
Ibid, p.290.
11
Breillat Catherine, Pornocratie, Denoël, Paris, 2001, p.65.
12
Schlesser Thomas, « Origine du monde (L’) », Dictionnaire de la pornographie, sous la
dir. de Philippe di Folco, PUF, Paris, 2005, p.341.
13
Deleuze Gilles, Le Pli, éd. de Minuit, 1988, p.9.
14
Breillat Catherine, Pornocratie, op.cit., p.49.
15
Sartre Jean-Paul, L’Etre et le Néant, 1943, Gallimard/Tel, 2001, Paris, p.660.
16
Zwang Gérard, Le Sexe de la femme, op.cit., p.263.
17
Gagnebin Murielle, Fascination de la laideur, Paris, Champ Vallon, 1994, p.274.
18
Philippe Grandrieux, avec Sombre, entame également une réflexion sur la fascination
de la vulve, présentant Jean figé face à quelques vulves prostituées grande offertes. Voir
aussi la scène de sexe de Pola X, de Leos Carax, avec Katerina Golubeva.
19
Et le cinéma d’auteur, lui, va chercher au contraire le visage féminin dans la
jouissance, dans sa souffrance le plus souvent : Anatomie de l’enfer et Romance, de
Breillat à nouveau, en sont d’excellents exemples.
20
Lacan Jacques, Séminaire, Livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique
de la psychanalyse, Seuil, 1978, p.186, à propos du rêve freudien de « l’Injonction faite à
Irma », relaté dans l’Interprétation des rêves en 1899.
1
13
VHSzine n°15
Le sexe
au lieu des hommes
« Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce
que je sais, c’est que les gens me traitent de féministe
chaque fois que mon comportement ne permet plus de me
confondre avec un paillasson. »
Rebecca West
par Alexandra Giroux
I
l est bien loin le temps où tante Huguette brûlait son soutiengorge pour affirmer sa liberté. Aujourd’hui, les choses ont changé
et quelle femme irait brûler son Wonderbra ? Sans remonter
jusqu’aux dessins explicites des grottes de Lascaux, c’est du Danemark et de
la Suède que proviennent les origines de la révolution sexuelle moderne, dès la
fin du XIXe siècle1. Mais il règne dans la société actuelle une sorte d’hypocrisie
qui voudrait que la pornographie et le sexe en général ne soient acceptables
comme revendiqués que pour une partie des gens ; les femmes, en l’occurrence
n’en feraient pas partie. Pour beaucoup d’entre elles, avoir une sexualité libérée
est impossible puisque, déjà la masturbation est honteuse pour le sexe faible.
C’est ce que dénoncent les post-féministes, réelles partisanes du « jouissez sans
entraves ». La pornographie est de manière générale assez mal vue par la
société alors qu’en est-il lorsqu’elle est faite par et pour les femmes ?
H
éraclite écrivait que « les chiens aboient seulement contre
ceux qu’il ne connaissent pas ». Dans l’opinion publique, la
pornographie a mauvaise presse mais n’est-ce pas simplement
parce qu’elle est mal connue ? Parfois, il semble nécessaire de mettre certaines
choses au clair, comme le constate l’actrice et réalisatrice Ovidie dans son
livre Porno Manifesto2. La pornographie n’a rien à voir avec la pédophilie. Les
films pornographiques ne sont pas des snuff movies. Les acteurs ne sont pas des
drogués. Beaucoup de femmes ont exercé longtemps ce métier (afin d’éviter
une longue liste, retenons simplement les vingt cinq années de bon et loyaux
services d’Annie Sprinkle). L’actrice de porno n’est pas une prostituée. La
pornographie n’est pas responsable des viols et autres crimes. Les acteurs de
porno n’ont pas besoin des services des militants antipornographie qui souvent
ne connaissent rien à ce métier et n’y voient que de la dégradation. L’expression
de « marchandisation du corps » revient régulièrement dans la bouche de ces
personnes mais après tout, en quoi une actrice de théâtre par exemple vendelle moins son corps qu’une actrice porno ? Cette idée puritaine de « don de
soi » est hélas encore de rigueur. Alors d’où viennent ces idées reçues et ces
15
VHSzine n°15
critiques infondées sur le milieu de la pornographie ? L’accumulation des clichés
dits porno chics, que ce soit dans les rues ou les magazines, ne participent-ils pas
à l’overdose quasi générale face au X ?
affaëlla Anderson, dans son livre Hard3 lève le voile sur le milieu
du X, relatant sa mauvaise expérience. Il convient de préciser
qu’il ne s’agit que d’un témoignage et qu’il ne peut à lui seul
refléter l’avis prédominant dans le métier. « Le matin, tu te lèves, tu te fourres
pour la énième fois ta poire de lavement dans le cul et tu nettoies l’intérieur. Tu
réitères jusqu’à ce que ça soit propre. Rien que ça, ça fait mal. [...] Après quoi,
tu te retrouves sur un set et tu suces, tu cambres. On te traite de salope, au nom
de l’excitation, et puis quoi encore ? Rien ne vaut une telle souffrance. Même
pas l’argent que t’y gagnes » confie-t-elle. Tout au long du livre, l’ex-hardeuse
décortique la façon dont on tourne les films X et remarque notamment
l’absence de sécrétions féminines, la peur de la saleté de l’anus de la femme ou
encore le tabou de l’homosexualité masculine (alors que les scènes lesbiennes
sont courantes4).
R
O
n reproche également souvent à la pornographie son point de
vue phallocentrique. Pourtant, un chercheur australien qui a
épluché huit cent scènes pornographiques nuance ce propos.
C’est ce que révèle un article d’Allan McKee paru en novembre 2005 dans
Journal of Sex Research5. Il liste quelques points importants revenant dans toutes
les vidéos qu’il a vu. Les femmes prennent plus l’initiative du rapport sexuel que
les hommes. Elles pratiquent souvent la position de l’amazone (car pratique à
filmer ?). Elles s’expriment plus à la caméra que les hommes et sont donc plus
enclines à prendre une position de pouvoir et à l’exploiter pour s’exprimer.
Même si les orgasmes féminins ne représentent que 15% de tous ceux qui sont
filmés, ces derniers sont plus souvent le fruit de pratiques telles que le cunnilingus,
la masturbation ou l’usage de godemichés, que d’une pénétration vaginale.
Selon ce sociologue, les femmes ne seraient pas plus que les hommes traitées
comme des objets.
L
e féminisme des années soixante et soixante-dix est-il le résultat
d’une prise de conscience libératrice ? Ovidie affirme que
non6. Elle soutient l’idée que cela n’a été qu’une nécessité
économique, les femmes devant sortir de leur foyer pour consommer. Si le
temps est pris par le travail, c’est un bon moyen pour exiger le droit à posséder
un lave-vaisselle… Ce féminisme ne serait-il alors qu’un faux féminisme ?
N’existerait-il pas un post-féminisme permettant à la femme de s’épanouir
plutôt que de passer du statut de travailleuse à celui de consommatrice ? Car
même le plaisir apparaît comme un bien de consommation : combien de fois,
combien de temps, combien d’orgasmes ? Comme s’il existait
un quota jouissance et que la pornographie n’était en fait que
Si le temps est pris par le travail, c’est
l’image de l’idéologie dominante.
un bon moyen pour exiger le droit à
posséder un lave-vaisselle…
Q
uelle alternative trouver alors ? Le féminisme prosexe semble apparaître comme une solution
tentante. Il ne s’agit pas d’un mouvement. Ce
terme est purement descriptif et appelé par certains « activisme du
plaisir », « post-porn-modernism » lorsque cela concerne un cadre artistique, ou
encore « sex work activism » pour les métiers du sexe. Il existe depuis la fin des
années soixante-dix et revendique la liberté sexuelle. A la base, il était composé
de femmes qui considéraient que tout ce qui avait trait à la sexualité, y compris
le cinéma porno, ne devait pas être détenu uniquement par les hommes. C’est
la raison pour laquelle, dès 1981, des femmes américaines ont commencé à
réaliser et produire des films pornographiques incluant leur conception de la
sexualité. Dans une interview pour le site Internet The Ticket7, Ovidie explique
que « la tâche du féminisme pro-sexe n’est pas d’affirmer qu’il est nécessaire
pour toutes les femmes d’aimer la pornographie. Mais en tant que mouvement
de libération, il est de son devoir de lutter contre ceux qui prônent la censure.
A partir du moment où la pornographie n’est pas exposée dans la rue, où elle
ne passe pas aux heures où les enfants regardent, et où elle est produite de
manière légale entre adultes consentants, il n’y aucune raison de l’interdire.
L’intérêt du féminisme est de ne pas laisser cette pornographie uniquement aux
mains des hommes ». Pour illustrer ce courant, il est possible de faire référence
au personnage biblique de Lilith, première femme d’Adam qui refusa de se
soumettre à lui. (Ce nom est aussi celui d’un film d’Ovidie, hélas assez médiocre,
même si les intentions de départ - plaire aux deux sexes - étaient louables).
ne des revendications fondamentales du féminisme pro-sexe
est que la libération de la femme ne pourra se mettre en place
sans sa libération sexuelle. Ce courant refuse de se battre pour
l’égalité hommes/femmes car cela signifierait que l’on diviserait les individus
en deux catégories, oubliant les transsexuels et autres transgenres. Le rôle du
féminisme ne devrait pas être de se positionner en gendarme, garant des
bonnes mœurs et de l’idéologie dominante. Et puisqu’il doit s’interroger sur la
sexualité, il ne peut en aucun cas passer à côté de sa représentation sur support
visuel, en l’occurrence la pornographie. Certaines sont allées
jusqu’à développer une pornographie explicitement féministe,
Une des revendications fondamentales du
à travers des travaux de cinéma pornographique ou de vidéos
féminisme pro-sexe est que la libération de
d’éducation sexuelle.
U
P
la femme ne pourra se mettre en place sans
armi les femmes pornographes et autres
féministes pro-pornographie, nous retiendrons
sa libération sexuelle.
quelques noms. Annie Sprinkle est une
ancienne actrice de porno avec en tête la ferme idée que
le sexe est une chose positive et qu’il faut propager ce message. Dans les
années soixante-dix, elle expérimente des modes de jouissance dits extrêmes
en affirmant que tout le monde a le droit au plaisir, même les handicapés,
représentés de façon très minoritaires dans les films pornographiques. A travers
sa filmographie, elle montre que l’éjaculation féminine existe réellement, joue
avec son sang menstruel ou encore part à la recherche du point G de ses
partenaires en effectuant des fist fuckings. Ces pratiques lui ont d’ailleurs valu
d’être punie par la justice américaine. Plus tard, elle décide de se lancer dans
l’art et participe même à des performances. Dans Public Cervix Annuncement,
le spectateur peut regarder à l’intérieur de son vagin à l’aide d’un spéculum.
« I wanted to prove that there are no teeth inside there » affirma-t-elle. En 1992,
elle réalise The Sluts and Goddesses, a video workshop or How to be a sex
goddess in 101 easy steps. « Slut », « putain » littéralement, est à prendre dans
son sens positif. Selon elle, les insultes relatives au sexe doivent être réintégrées
dans notre langage puisqu’il s’agit d’un domaine d’épanouissement. Dans
ce film didactique, Annie Sprinkle enseigne aux femmes la façon de se libérer
sexuellement en pratiquant ce qu’elle appelle des « sex exercises ». Son objectif
est de déculpabiliser les femmes d’être femmes.
S
’il y a bien une autre femme qui vise la réhabilitation du plaisir
féminin, c’est Betty Dodson. Son livre Sex for one, the joy of
selfloving8 est un éloge de la masturbation. En effet, cette
dernière est longtemps restée taboue et elle demeure encore un sujet délicat,
même si dans les pensionnats, les adolescents ne sont plus obligés de s’endormir
avec les mains au dessus de la couverture. Dans L’anti Œdipe9, Deleuze
démonte la théorie de Freud, qui prétendait que les femmes qui avaient des
orgasmes par stimulation clitoridienne étaient immatures à l’inverse de celles
qui avaient des orgasmes dits vaginaux, qui, elles, étaient de vraies femmes. Le
clitoris est assez mal connu voire doté de connotations négatives. Et pourtant,
Betty Dodson dit qu’il faut apprendre à l’aimer, à être « cunt positive » pour
réemployer son expression. Au fil de ses recherches, elle a découvert que de
nombreuses femmes n’aimaient pas leur sexe. C’est pour cela qu’elle a décidé
de réaliser des croquis de vulves en s’appuyant sur des modèles réelles, afin de
les montrer à ses élèves. Se connaître et s’aimer est une première étape pour
prendre du plaisir. Selon elle, la masturbation peut aussi bien être pratiquée
17
VHSzine n°15
seule qu’en couple – une des possibilités du safe sex. Ensuite, libre à chacun
de faire travailler son imagination. Téléphoner à son conjoint, se faire passer
pour un homme sur un chat,… les situations qui permettent la masturbation
sont multiples ! On peut retrouver l’influence de Betty Dodson dans beaucoup
d’autres travaux de femmes féministes pro-sexe, qui continuent à la considérer
comme une importante référence en matière de sexologie.
L
a liste des féministes pro-sexe est encore longue… Candida
Royalle est une réalisatrice de films « sensuellement explicites »
pour les femmes. Ovidie défend régulièrement dans les
médias son métier et son choix de l’exercer. Dorrie Lane a pour credo « viva
la vulvalucion ! » et est fondatrice de l’Internet Vulva Univesity. Scarlot Harlot
exhibe sans complexe dans des films pornographiques son corps de plus de
cent kilos. Puzzy Power, à la manière de Lars Von Trier, a créé un « dogme » sur
ce que les femmes veulent voir ou ne pas voir dans un film pornographique.
Maria Beatty10 réalise des films fétichistes lesbiens où la jouissance est autant
sexuelle qu’esthétique. Natacha Merritt11 photographie la femme avec une
forte puissance érotique, sublimant son plaisir. La liste est encore longue, ce qui
va à l’encontre du cliché qui prétend que la pornographie est essentiellement
et uniquement destinée aux hommes.
E
n 1989 se crée à Londres le FAC (Feminists Against Censorship),
dans le but de lutter contre la censure. Les membres prennent
le parti de soutenir la pornographie, en réaction aux autres
groupes dit féministes qui la condamnent. Jusqu’en 2000, en Grande-Bretagne,
n’étaient autorisé que le matériel érotique dit « pink », c’est-à-dire souvent des
nymphettes en culotte blanche et à la sucette à l’anis. La revendication du
FAC est que les femmes ont elles aussi le droit d’apprécier la pornographie.
Or, la loi ne leur a donné accès qu’à une pornographie qui ne s’adresse pas
à elles et les a empêchées de produire leur seul matériel sexuel. Ce groupe
de pression semble avoir eu de l’influence sur la décision du gouvernement de
lever l’interdiction de la production de matériel pornographique en GrandeBretagne. En Amérique, le FFE (Feminists for Free Expression) est
un groupe quasi similaire, composé essentiellement de femmes
Beatriz Preciado
auteurs, docteurs, sexologues, professeurs et artistes performers.
réhabilite le plaisir anal universel et
Betty Friedan, auteur et membre du FFE déclare « to suppress
free speech in the name of protecting women is dangerous and
Valerie Solanasrêve de castrer tous
wrong ». La censure est donc le pire ennemi du féminisme. Les
les hommes.
trois terrains de lutte sont l’art, Internet et la pornographie. Selon
le FFE, le matériel sexuel permet de faire évoluer la pensée et
d’aider certaines personnes à développer leur épanouissement
sexuel. Désolidarisés du mouvement féministe répressif, ils diffusent
des discours libérateurs et même du matériel sexuel.
A
lors pourquoi une si mauvaise image du sexe et de la
pornographie ? Notre héritage judéo-chrétien nous fait bondir
devant la moindre image porno chic entraperçue dans
les médias. Et pourtant, ce n’est pas ça la pornographie. La vraie et bonne
pornographie est celle que l’on trouve dans des lieux réservés aux adultes. Elle
peut être très épanouissante, autant pour les hommes que pour les femmes.
Alors que les Etats-Unis ont des chercheurs qui travaillent sur les porn-studies, la
France reste frileuse. Les gender studies, parfois jugés comme trop extrêmes,
peuvent décrédibiliser le mouvement féministe. Beatriz Preciado12 réhabilite le
plaisir anal universel et Valerie Solanas13 rêve de castrer tous les hommes. Sontelles sérieuses ou s’agit-il d’une provocation pour faire avancer les mentalités ?
Un point crucial est néanmoins soulevé quand ces recherches plaident pour
un féminisme qui ne se contente pas de dénoncer les inégalités entre ces
deux catégories, hommes et femmes, mais qui, dans une perspective queer,
se propose de les déconstruire. C’est seulement à ce prix que, quels que soient
notre sexe biologique et nos sexualités, les identités sexuelles, complexes et
variables, pourront se libérer de modèles essentialistes générateurs de frustrations
et d’inhibitions. De plus, pour atteindre le plaisir, hommes et femmes devraient
tout simplement ne plus avoir une attitude consommatrice face à la jouissance.
L’orgasme n’est pas un but en soi et nous devrions tout simplement nous
concentrer sur notre corps, celui de l’autre et sur les sensations. Libre à chacun
de pimenter sa vie sexuelle avec du matériel ou non. Dans Sexe et pouvoir de
Véronique Poutrain, l’auteur explique que le sadomasochisme serait une façon
pour les couples hétérosexuels de reproduire la relation de dominants dominés,
effacée dans notre société.
Mais rappelons des études de Margaret Mead14 : l’asservissement de
la femme est surtout culturel. Libre à elle de s’épanouir sans la contrainte de
la domination. Et tant mieux si l’onanisme devant un John B. Root en est le
moyen.
Glynn Thomas, La pornographie danoise, Paris, Editions Georges Fall1, 1970.
Ovidie, Porno Manifesto, Paris, La Musardine, 2004.
3
Anderson Raffaëlla, Hard, Paris, Le livre de poche2003,.
4
Jacques Zimmer (sous la direction de), Le cinéma X, Paris, La Musardine, 2002.
5
Journal of Sex Research http://www.sexscience.org/publications/
6
Ovidie, Porno Manifesto, op. cit.
7
The Ticket http://www.theticket.be/
8
Dodson Betty, Sex for one, the joy of selfloving, Three rivers press, 1996.
9
Deleuze Gilles, Capitalisme et schizophrénie, l’anti-oedipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.
10
Beatty Maria, The Black Glove & The Elegant Spanking, Bleu production, 2003.
11
Merritt Natacha, Digital Diaries, Köln, Taschen, 2000.
12
Preciado Beatriz, Kontrasexuelles Manifest, B Books, 2003.
13
Solanas Valerie, Scum manifesto, Paris, Mille et une nuits, 2005.
14
Mead Margaret, Moeurs et sexualité en Océanie, Paris, Pocket, 2001.
1
2
19
VHSzine n°15
Ceci n’est pas une pipe
Ou la question de la finalité en art
Jeff Koons, Exaltation, 1991 (extrait de la série Made in Heaven)
Par Claire Lahuerta1
S
i, sur la question relative à l’art et à la pornographie, l’exemple de
Jeff Koons n’est pas le plus artistiquement pertinent, il en est en
tout cas le plus symptomatique.
Avec la série intitulée Made in Heaven, l’artiste américain aura eu le mérite de
poser au centre de sa démarche la question difficile de la finalité de l’art, et de
ses moyens.
En insistant sur les paradoxes d’un marché trouble – celui de l’art, comme celui
du sexe –, Jeff Koons ouvre l’hiatus du discours de l’art en produisant du porno
tout en prétendant ne pas faire du porno.
Les images du corps jouissant ne sont certes pas nouvelles dans la sphère de l’art,
bien au contraire. Le sujet érotique ou pornographique a toujours eu une place
essentielle dans les pratiques des artistes ; mais si ces pratiques avaient jusque-là
été marginales et conservées au rang de l’intimité et de la dimension privée, l’art
contemporain a favorisé la mise en avant de ces œuvres sur la scène publique.
Le sexe exposé frontalement, voilà bien un sujet majeur et emblématique de la
production actuelle. La provocation est certes souvent de mise dans ces choix
plastiques2, mais presque toujours au service d’un discours propagandiste et
émancipateur, dans la lignée directe de la libération sexuelle des années 60-70.
La représentation – ou la présentation, en direct – de scènes sexuelles incarne
l’utopie d’un monde où le corps s’assume et s’expose librement.
Jeff Koons, l’utopie du corps jouissant
E
minente figure de l’art pornographique, Jeff Koons est un artiste
hyper médiatique et surtout le mari – à l’époque des œuvres,
dans les années 90 – de la célèbre Cicciolina, député italienne
et actrice porno –. Les images les plus célèbres de sa pratique font partie d’une
série intitulée Made in Heaven, en écho au Paradis perdu, et furent notamment
exposées en 1990 à la 44° biennale de Venise.
Qualifiée de pornographique, l’œuvre de Koons l’est certainement dans
la mesure où l’artiste a utilisé pour cette série l’ensemble de l’imagerie
pornographique conventionnelle : gros plans, représentation clinique des parties
du corps à caractère sexuel, lumière crue, couleurs vives et mise en œuvre
d’actes sexuels dans les règles de l’art pornographique : fellations, sodomies,
éjaculations faciales, usage d’accessoires, sexe rasé, lingerie de satin rouge,
godemichés, etc. Ici la femme reste centrale, l’actrice comme support de tous
les fantasmes, en posture renversée et soumise à la puissance phallique de son
21
VHSzine n°15
partenaire. L’image montre la jouissance et le sexe fort en acte, dans une sorte
de glorification du sexe hétéro.
Les protagonistes de ces clichés sont l’artiste et sa femme, la Cicciolina ;
elle gardera dans cette série exactement les mêmes attitudes, les mêmes
postures, le même maquillage outrancier et la même lingerie que dans les films
pornographiques auxquels elle participe.
Ce travail de Jeff Koons, radical, représente bien un art pleinement engagé
dans le filon pornographique. L’intrusion du porno sur la scène de l’art relève-telle d’une provocation ? Sans aucun doute.
Mais si cette provocation est évidente dans son œuvre même, elle l’est d’autant
plus dans le décalage qu’il instaure entre les images qu’il choisit de montrer et
les propos qu’il tient :
« La pornographie n’est pas de mon ressort, dit-il. La pornographie c’est
représenter un acte sexuel. Cela n’a vraiment aucun intérêt pour moi. Je
m’intéresse à l’amour, je m’intéresse à la réunion, je m’intéresse à la spiritualité,
pouvoir montrer aux gens qu’ils peuvent avoir une influence, réaliser leurs
désirs. »3
« Les relations sexuelles avec amour sont un état supérieur. C’est un état objectif
dans lequel on aime et on connaît l’éternité, et je pense que
c’est ce que je montre aux gens. Que l’amour était là. C’est
Le sentiment amoureux détache l’acte
pourquoi ce n’était pas pornographique. »4
sexuel, même exhibé, de la pornographie,
comme si l’amour faisait basculer le coït de
finalité à moyen
Et à la question : « Etes-vous amoureux de la Cicciolina ? », il
répond : « Cela saute aux yeux. »5
Le propos est ici limpide : le sentiment amoureux détache
l’acte sexuel, même exhibé, de la pornographie selon l’artiste,
comme si l’amour faisait basculer le coït de finalité à moyen. Cet argument reste,
nous le comprenons, assez fragile, puisque la notion même de pornographie
ne dépend pas des intentions (du moins en termes juridiques et pour la culture
occidentale), mais bien de ce qui est montré – ou non – à l’image, à savoir : des
actes de pénétration. Qu’il y ait ou non sentiment amoureux, il y a bien ici une
volonté claire d’exhiber un acte sexuel.
Puis il expliquera sa démarche de la façon suivante : « Ilona et moi sommes nés
l’un pour l’autre. C’est une femme médiatique. Je suis un homme médiatique.
Nous sommes les Adam et Eve contemporains. […] Je demande le droit
d’exprimer ma propre sexualité. Je crois que les artistes doivent s’exploiter
eux-mêmes et qu’ils doivent prendre la responsabilité d’exploiter leurs
spectateurs. »6
Exploiter les spectateurs équivaut ici pour l’artiste à les libérer de l’aliénation
socio-culturelle dans laquelle ils sont confinés, et il s’adresse en particulier à la
classe bourgeoise. En choisissant de parler d’amour à sa façon, peut-être selon
la seule manière qui soit compréhensible par un public qui n’est pas une élite,
Koons fait surgir une autre notion de goût qui n’est pas imposée par l’éthique, la
morale, bref, l’héritage judéo-chrétien, mais par le goût personnel et subjectif.
Jeff Koons sert en quelque sorte de médiateur au sein de la trame sociale,
par le biais de son art, et avoue que cette œuvre a nécessité une très grande
implication de sa part, et que ce statut intermédiaire ne lui est pas apparu
naturel.
« Je suis passé par un conflit moral. Je n’ai pas pu dormir pendant longtemps
au cours de la préparation de mon œuvre. J’ai dû aller dans les profondeurs
de ma propre sexualité, de ma propre moralité, pour pouvoir écarter la peur, la
culpabilité et la honte de moi même. Tout cela a été écarté pour le spectateur.
Ainsi, quand le spectateur la voit, il se trouve dans le domaine du Sacré-Cœur
de Jésus. »7
La mentalité bourgeoise judéo-chrétienne est ici directement visée, avec ses
culpabilités archaïques propres à la rencontre hors conception, l’amour pour
l’amour, où la question de la finalité du sexe est justement
L’idée est de sonder les aberrations et
mise en cause. Or ce que tente de justifier Koons ici, dans
ce registre très spécifique, c’est que l’amour avec des
les hypocrisies d’une société puritaine
sentiments amoureux distingue l’acte sexuel d’un autre acte
(américaine) qui refuse de voir une
apparemment similaire, mais qui sans amour, serait de la pure
pornographie. C’est en ce sens que son œuvre n’est pas de
réalité : la réalité du sexe
la pornographie pour lui. L’idée est de sonder les aberrations
et les hypocrisies d’une société puritaine (américaine) qui
refuse de voir une réalité : la réalité du sexe. Sa démarche consiste à exacerber
les formes de ségrégation qu’utilise le monde de l’art, en particulier le goût ; en
réponse à cela il tente de produire un art que tout le monde puisse aimer, qui
soit accessible : le sexe et le kitsh, une certaine forme de beauté et de plaisir du
corps, voire, éventuellement, une reconnaissance de l’industrie du sexe, que
tout le monde pourrait finalement admettre. Le sexe, contrairement à l’art, n’est
pas élitiste.
C’est en quelque sorte un outil de communication – et pour lui, sans aucun
doute, de médiatisation.
Or, si l’imagerie pornographique est ici évidente, celle, plus subtile, de la religion,
apparaît de plus en plus manifeste au fil du décodage de l’œuvre.
Exaltation, 1991, image du délire amoureux
« Exaltation : du latin exaltare, élever, et altus, haut. Action d’élever,
de porter à un plus haut degré de mérite, de gloire. […] Etat de surexcitation
intellectuelle ; délire nerveux analogue à l’enthousiasme mais de caractère
morbide. »8
Cette définition qui reprend le titre de l’œuvre de Jeff Koons présentée en tête
dit tout : gloire et hystérie, l’amour est un délire analogue au raptus, capable de
transcender l’individu. Gloire du corps élevé, exalté, dépassant les oppositions
bien/mal, beau/laid, sexe/amour. L’image en effet montre la béatitude des
23
VHSzine n°15
corps et plus exactement celui, renversé, de Ilona, en sainte travailleuse du sexe,
yeux quasi révulsés. La scène évoque étrangement l’extase d’une autre sainte,
mystique elle mais non moins polémique – je parle de Thérèse d’Avila – qui aura,
comme nous le savons, trop parlé de ses états aux confins de l’extase ou de la
jouissance, bref, d’une exaltation salutaire dont l’orgasme, quel qu’il soit, n’aura
été qu’un moyen pour atteindre, entre autres choses, le Sacré-Cœur de Jésus.
Hystérie alors dans les postures – délire nerveux – qui renvoient dans la
gymnastique kamasutra aux séduisantes contorsions des patientes de Charcot.
La mise en espace pose le décor, les comédiennes entrent en scène. Ou hors
scène.
Car l’une comme l’autre, la sainte, l’hystérique, la pornographe n’existent pas.
Elles n’existent que dans des postures, qui provoquent des images, qui ellesmêmes provoquent des discours.
Alors le propos de Koons est plus explicite ; et la reprise de la formule de
Magritte – Ceci n’est pas une pipe – fait basculer l’œuvre d’image à discours,
et inversement. Car il semble en effet qu’il existe bien une contradiction entre
ce que montre l’image et ce qu’elle dit. Si le référent est bien une pipe, comme
objet clairement identifiable, l’image que nous voyons renvoie à autre chose,
une représentation ou l’évocation d’un moment exalté, quasi suprasensible.
L’œuvre en quelque sorte distingue l’image de l’acte, mais aussi le coït de
l’extase, qui elle seule promet l’exaltation, donc le dépassement.
Si les habitudes de langage et de vision (quand je vois une image, je déclare
C’est une fleur) sclérosent en quelque sorte la réception d’une image, alors le
discours paradoxal sur une œuvre donnée permettra d’ouvrir le champ de sa
compréhension :
« Le titre ne contredit pas le dessin, déclare Magritte ; il l’affirme autrement. » 9
L’amour, même physique, peut-il être spirituel ? Comment utiliser l’œuvre pour
stigmatiser l’interstice qui scinde amour et sexe dans notre société ? Pourquoi ne
pas exploiter l’extrême du corps en matière d’image du sexe ? Le corps peut-il
être créateur au point de dépasser les dichotomies ?
Autant de questions qui montrent comment les artistes et – Jeff Koons le fait avec
brio – savent exploiter les registres de la sémiologie ou de la communication
visuelle, bref tout ce qui peut formater ou déconstruire au contraire un regard
pour laisser enfin émerger, dans sa contradiction, un autre propos. Ceci n’est
pas une pipe n’est pas qu’une provocation, elle est l’assertion – voire l’indice
– qui incarne la périphérie de l’image, le hors champ, les latences de l’œuvre.
La pornographie alors, dans la sphère de l’art – mais peut-être également
au cœur même du marché du sexe – devient l’outil en puissance d’une
émancipation, un moyen – et non une finalité – qui fait dire aux artistes de cette
tendance que ça n’est pas de la pornographie, ou, du moins, que ça n’est pas
que cela10.
Ce paradoxe entre moyen et finalité apparaît plus clairement encore dans cette
déclaration de Nagisa Oshima, (au sujet de la censure due à l’incompréhension
de son film L’Empire des sens) :
« Je ne considère pas “l’obscénité ” comme un mal, et je ne pense pas
que le fait de stimuler sexuellement soit un péché. Mais (et je me montre là
extrêmement conciliant) en admettant que les policiers ou les procureurs
aient été sexuellement stimulés en lisant certains passages du scénario, il est
parfaitement évident, compte tenu du but dans lequel il a été écrit, que je
n’avais pas pour intention de les exciter. »11
L
a pornographie en art joue, in fine, sur un double tableau : celui
du discours et celui de l’image, celui du dionysiaque et celui de
l’apollinien, celui du premier et du second degré. Jeff Koons
n’est pas si naïf et son art n’est pas si bêtement – bestialement – trivial qu’il ne
veut le faire croire. Sa démarche aura tout au contraire permis d’étendre le
champ d’action du corporel en art, et de troubler la perception que le public
peut avoir de l’art comme de la pornographie. Made in Heaven serait-elle une
œuvre spirituelle ?
Maîtresse de Conférences et Directrice du Département Arts Plastiques, Université Paul
Verlaine de Metz.
2
Les exemples de Robert Mapplethorpe, Nobuyoshi Araki, Philippe Meste, Valie Export,
Annie Sprinkel, Andres Serrano pour n’en citer que quelques-uns en sont les illustres
représentant(e)s.
3
Jeff Koons, Ed. Taschen, Cologne, 1992, p.132.
4
Ibid. p 156.
5
Entretien avec Sarah Morris in Galeries Magazine n°36, avril-mai 1990, traduit par MarieFrance Paloméra, p.132.
6
Jeff Koons, Ed. Taschen, op.cit., p.126-127.
7
Jeff Koons, ibid., p. 136.
8
Définition article Exaltation, Encyclopédie Larousse, 1992.
9
Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Ed. Fata morgana, 1973, p.80.
10
Les propos de la pornographe Ovidie vont d’ailleurs dans ce sens, elle qui se bat pour
une pornographie libre et dont un extrait du film Lilith a été programmé au Palais de
Tokyo lors d’une rencontre sur la question du genre, en 2002. Les frontières entre art et
pornographie sont donc poreuses dans les deux sens.
11
Nagisa Oshima, in Fémininmasculin, Le sexe de l’art, ed. du Centre G.Pompidou, Paris,
1995, p.368.
1
25
VHSzine n°15
De la visagéité du net
pornographique
(1)
« Pschitt dans l’œil ! » s’encanaillait-on à répéter, ados secoués par de violentes
poussées hormonales qu’une pollution nocturne effrayait. « Pschitt dans l’œil ! » une expression
qui ralliait la virilité puérile tout en se jouant de la menace de ses propres désirs. « Pschitt
dans l’œil ! » une locution égarée dans la débilité toute masculine raillant le jet de sperme dans
l’œil de l’être soumise à la fellation. Autre temps, autre époque, seul les mots changent, mais
l’archaïsme primaire des désirs paraît dans certains espaces de l’offre et de la demande de la
pulsion scopique toujours aussi valide.
par Lilan Schiavi
C
es espaces du net offrent au désir de voir une immense contrée
des corps pornographiés. Mais le net est un espace flou, il ne
permet aucune complétude. Et tout comme le principe de
fragmentation qui régie le commerce du voir pornographique sur internet, c’est
en considérant des fragments que nous proposons un fragment de réflexion
sur les territoires virtuels de la marchandisation des corps fragmentés du net.
L’intention vise à faire ressortir certains enjeux d’une telle représentation de la
sexualité.
La visagéité est d’abord un territoire. Celui du net est un territoire
mouvant. En dynamique constante, le net est un réseau en perpétuel mutation
– tel un rhizome : pour planter le paysage. La critique du visage – paysage est
celle d’une visagéité qui attesterait de l’identité. L’occident par l’image et son
processus d’Incarnation s’est accroché à l’icône et ses pouvoirs magiques.
L’image archeiropoiète validant de la présence fantomatique du christ sur un
linceul, un mandyllion ou une étoffe, semble justifier de la croyance à l’image.
Cette croyance fonde la civilisation occidentale judéo-chrétienne qui fît Chair
le Verbe par le Christ à l’Image de Dieu. Tant et si bien que le visage attesterait
de la présence de l’Autre en soi, le Signifiant, l’altérité radicale, la conscience
de sa finitude, la mort. Gaspard David Friedrich point ici avec son moine au
bord de la mer, paysage romantique qui ferait du visage la clameur lyrique
de l’être selon « une affaire de morale » au sens de Lévinas, un dernier rempart
à l’abject : la négation de l’autre. Tant et si bien que considérer le visage de
l’autre serait regarder Dieu une fois pour toutes dans une sorte de recueillement
métaphysique.
29
VHSzine n°15
Le gros plan visagé est donc en cela le support portraitiste qui fige
l’identité dans la face. La profération de Deleuze et Guattari « Le visage c’est
le christ », niveau zéro des Mille-Plateaux, contribue à entendre l’anthropologie
visuelle du visage occidental comme un recours au visage en tant que dernier
rempart moraliste. S’occuper d’images n’est pas – même dans la pornographie
qui voudrait comme la publicité attester du réel montré – juger d’un point de
vue éthique l’actant au sein des images. S’occuper d’images c’est d’abord
selon un point de vue esthétique essayer de délier l’invu des images. Il ne sera
question à aucun moment de juger la sexualité de chacun,
mais de tenter d’élucider ce qui peut être mis en jeu au sein de
Dans les gros plans de visages employés
cet espace public qu’est internet de nos représentations et de
au sein de films X, le regard caméra
la représentation de la sexualité. Dans les gros plans de visages
employés au sein de films X, le regard caméra peut venir créer
peut venir créer une césure dans la fiction
une césure dans la fiction scénarisée à l’œuvre. Cette césure
scénarisée à l’œuvre
renvoie le spectateur-voyeur à son propre désir, et l’implique. Le
regard caméra au gros plan de visage est souvent l’apanage
de films mal tournés où l’exécutant reçoit des instructions au
moment du tournage. Le regard caméra est la conséquence de l’écoute de
ces indications, mais il ouvre le pouvoir séducteur au simple regardeur, voyeur
honteux ou à l’aise mais dont la fascination scopique se liera à une violence de
différents types. La pulsion scopique par un trop-plein du voir appauvrit le désir
de son manque qui le constitue. Mais ce regard saisi et césure marque la faille
spéculaire d’où émerge un peu de cette rumeur honteuse qui excite le désir. Ce
face à face, un interfacial, est l’entre du désir dans la fantasmatique du « toutvoir » différée par l’image.
N
otre affaire, malignement immorale, obscène, perverse, est de
considérer le visage filmé en gros plan dans la pornographie,
réceptacle au sperme masculin. L’éjaculation faciale semble
être le plus souvent perçue comme une souillure dans sa monstration, mais elle
peut être un jeu sexuel dans le consentement des plaisirs où la soumission n’est
pas un masochisme. Notre attache sans menottes nous attelle à cette écriture
vidéographique des corps porno-graphés. La démarche employée est une
plongée non exhaustive au-dedans des images du net avec comme ressort
principal l’appréhension de sa visagéité. Toutefois, ce « visage » est soumis à
l’informe de son territoire même, mais aussi à son absence d’identité déterminée.
Les forces policières ne sont que peu exerçables sur le net. Cependant une loi
demeure, celle de l’offre et de la demande matérialisée par un flux monétaire
sûrement gigantesque. L’absence d’un corps unitaire du net qui ne se
donne que sous de multiples profils, en tant que phénomène, fait de cette
dispersion un principe marchand où la fragmentation permet le vaste panel
de choix possible du consom-mateur. Pour tenter de démonter les mécanismes
phénoménologiques de la visibilité du net pornographique – machine abstraite
– nous ne ferons pas du visage le ressort premier de l’analyse. Tel est notre visée,
la monstration du visage photographié ou filmé dans l’instant de l’éjaculation
faciale2. Pour ce faire, et dans l’espace frayé par Deleuze-Guattari, nous
partirons de la visagéité en tant que territoire. Le relief – volumes et cavités en
sur-face de la représentation pornographique sur le net – nous engagera au
gré des corps et têtes pour parvenir au visage souillé. Mais avant cela ce sont
les signes langagiers donnés à voir et à lire au sein des pages d’accueil de sites
pornographiques qui ont attiré notre intention, comme des
Fragments en signes d’une « identité »
« Beurrettes, blacks, petites culottes, jeunettes, gays, femmes mûres,
18-21ans, amateur, asiatiques, hardcore », tout signe extérieur est valable afin
de répertorier les pratiques, les fantasmes, ou tout simplement les envies « SM,
fist, femmes matures, double pénétration, gros seins, lesbiennes, partouze,
masturbation ». Tout est bon, tout peut faire office d’une entrée ; double entrée,
triple, gang bang… plus le panel est large, plus le site est susceptible de susciter
l’intérêt du surfer qui paiera son droit de voir. La loi de l’offre et de la demande
régit le vaste visage-territoire de la pornographie sur le net.
Le recensement des catégories est complètement factice, tous signes
extérieurs d’appartenance ethnique ou communautaire, de caractéristiques
génétiques, ou d’âge, de pratiques, ou de préférences dans ses pratiques,
d’intensité dans la violence du voir (hard, hardcore, extrême). Il n’y a pas à
proprement parler de catégorisation, les listings sont
nombreux et tentent de proposer un éventail extrême
L’emploi outrancier des gros plans fait des corps
de ce qu’il est possible de voir sur le site. Les pages
une somme d’objets partiels à la Frankenstein,
d’accueil sont ainsi composées, puis l’accès immédiat
et le téléchargement gratuit vous autorisent la vision
dont la monstruosité est bien la métaphore des corps
d’une bande vidéo moyennant une somme (pour une
pornographiés du net
vidéo de 10 min, les prix varient de 1 euros 20 à 2 euros,
ou c’est un code qui vous est proposé, après un appel
téléphonique du même tarif, à peu de chose près).
Tous ces signes marquent les titres des encarts photographiques
proposées dans l’industrie pornographique virtuelle. Ceux-ci sont souvent
associés à des résumés ou des phrases chocs sensées susciter la soif de voir :
« Assoiffées de la bite ; découvrez des incroyables douches de sperme » ou
encore « foutre dans la bouche, elles se font tartiner la gueule au sperme ». Ces
phrases ou groupes de mots sont disposés dans la page de telle manière que
l’œil palpitant soit attiré au son de mots brassant les désirs vils de domination
bestiale.
Pourtant il subsiste une invariante. Souvent ces sites, lorsqu’ils ne sont
pas spécialisés, adoptent comme référent principal la pratique hétérosexuelle
avec marquage prégnant du genre (c’est dans la plupart des cas visionnés une
représentation sexuelle hétéro avec domination du mâle), ce visage lisse de la
soi-disant sexualité la plus répandue contribue à faire des sexualités minoritaires
une déviance et assoit encore un peu plus les représentations sexistes de la
sexualité. Même si ces déviances sont récupérées par cette industrie, leur
marginalité (certaines photos sur pages d’accueil sont censurées, ou marquées
« trop hard ») fait vivre une rumeur diffuse de honte qui plane sur le voyeurisme
et l’excite.
L’informel : « Fig 43 »
31
VHSzine n°15
L
’emploi outrancier des gros plans fait des corps une somme
d’objets partiels à la Frankenstein, dont la monstruosité est bien
la métaphore des corps pornographiés du net. Les corps sont
donnés à voir par des photographies de gros plans des zones érogènes. Ce n’est
que dans le film en mouvement que les corps retrouvent leur image unitaire
conférant à la vidéo cette pseudo valeur attestatrice de témoignage du réel,
avec un environnement, et une chronologie, toujours elle aussi fragmentaire.
Le net pornographique est informel – il n’y a pas une forme du net
porno – tout en étant constitué de stéréotypes. Nous avons brossé à grands traits
les mécanismes de cette machine abstraite dont les corps et les têtes, comme
autant de volume et de cavité, dessinent un anthropomorphisme qui n’est pas
encore son visage, mais un « informe » hybride : Fig 4.
L’informe de la visagéité du net porno est l’élaboration expérimentée
de Augustin Gimel qui, avec FIG 4, tente de reconstituer le corps du net par ses
fragments. Ce travail s’accompagne d’une mise en abyme du propre fantasme
du cinéaste qui cherche, au travers de la multitude des parties de corps
féminines, exposer l’idéal féminisé en tant que corps. L’intention est critique car
impliquée. J’y vois une critique biopolitique de l’instrumentalisation de l’image
des femmes dans l’industrie pornographique du net. D’un résultat esthétique
probant advient le corps féminisé du net pornographique par Augustin Gimel.
Le rythme du défilement des fragments, leurs choix et leurs successions,
font émerger un anthropomorphisme, le virtuel transmue en organique au travers
des épaisseurs, palimpsestes et surimpressions. Le coït est aussi l’emboîtement
des images entre elles, là où se mélangent les corps se mélangent les images
des corps soumis au plaisir. Puis la vision s’altère comme un organe qui ne
sert plus à rien, et ne parvient plus à distinguer la spécificité des images pour
travailler à construire une « forme » composée de ces fragments, forme faite du
désir de voir du spectateur, de la pulsion scopique du réalisateur, de la matière
même choisie et montée. Au travers de l’obscène, Augustin Gimel choisit
l’irreprésentable en jeu dans le mélange des désirs de fantasmes cristallisés
au sein de la pulsion scopique. Les saccades comme autant de décharges se
saisissent en un fragment de seconde puis se rompent, prennent de la vitesse et
ralentissent, enveloppées dans une matière sonore.
La recherche de rythme confère au travail un aspect ontologique.
L’ontologie de la mise en spectacle des corps porno-graphés via internet serait
une sorte de chaosmose du mot de Joyce. Une tentative pour rendre unitaire le
chaos de cette mise en spectacle.
De l’esthétique de l’offre et de la demande du visage
réceptacle
L
es stéréotypes de la graphé porno – de l’écriture du porno – font
de l’éjaculation faciale le moment paroxystique de la jouissance.
L’orgasme féminin n’a que peu de poids dans le montage du
film (alors qu’il est souvent le climax de scènes érotiques au cinéma). Cette
éjaculation est la rencontre du membre phallique au visage offert de la femme.
Le cadrage au visage laisse entrer dans l’image la verge tenue d’une main au
contact de la bouche. Le visage est souillé par le liquide séminal.
Cet instant troublant dans l’image, l’est à plusieurs titres :
- il est une décharge au sens propre comme au figuré où
l’animalité n’a plus d’apparat
- il est une souillure
- il est un moment qui suscite fantasmatiquement l’amour total
de l’être aimé, où les fluides deviennent une matière au jeu du plaisir sexuel
- il est une dissolution de la représentation du visage comme
dernière barrière morale (soit négation de l’autre, soit libération d’un devenir
animal)
- il procède d’une esthétique de l’offre et de la demande du
visage offert
D
ans les icônes religieuses – pas encore trempées dans l’urine ou
détournées par Serrano – le visage est marqué d’une expectative,
celle-ci est l’attente d’un évènement : la pénétration de l’esprit
divin dans la chair. Le visage de la bigote qui vient manger le corps du christ
est à hauteur de l’entrejambe du prêtre installé sur l’estrade. Le visage de la
madone tend dans cette contemplation et cet accueil à faire de son visage
une offrande pour recevoir la puissance divine. Il faudrait comparer les icônes
de la madone recevant Dieu en elle aux gros plan de visage de femmes prêtes
à accueillir la souillure et la semence.
La déconstruction du visage est une affaire de politique, déclenchant
des devenirs clandestins pour Deleuze-Guattari. Attaquer la sur-face c’est
refuser le diktat du Signifiant et la névrose de l’interprétation. L’image d’un
visage défait par un fluide corporel comporte cette irrévérence morale qui
refuserait d’installer le visage comme la figure de l’Autre. Il n’y a pas une vérité
cachée derrière le visage qu’il s’agirait de dénicher. Il sera donc question de
masque où la tête prend forme. « On se coule dans un visage plutôt qu’on en
possède un ». Le masque n’est donc plus un cache mais bien l’instrument sadien
de l’érotisme où la sexualité s’affiche comme mélange non-identitaire.
Jeu de fluides et jeu avec les excrétions corporelles. Saturation des
orifices. L’œil organe s’accouple sur le fluide sorti du
gland par un filet liquide et visqueux. Le regard se charge
Le cannibalisme des images dans la
du démasquage. Il s’agirait de la nudité totale offerte à
civilisation judéo-chrétienne est assimilé au
la demande du voyeur. Le paroxysme se situe là, dans
la représentation de la souillure, instant de l’éjaculation
principe fondateur de l’Incarnation
faciale, évènement de mise à nu illusionné, ancré dans le
regard caméra qui crée la césure d’avec l’environnement
virtuel. Le dispositif scopique qui cherche à croiser les
regards est bien celui proposé dans Le Voyeur (Peeping Tom, Powell) qui
voudrait voir au-delà du visage transi par l’effroi morbide de se voir avant d’être
tué. Je cherche à saisir dans le regard de l’autre son anéantissement, cet effet
spéculaire est renforcé par l’onanisme de la scène (l’homme se masturbe
33
VHSzine n°15
afin de pouvoir éjaculer sur le visage). Cet anéantissement est l’effet de ce
démasquage qui voudrait rompre le jeu des rôles au sein de la pornographie
allié au désir de se voir dans l’image.
Le point de ressort de cet effet de réel coincé entre la réalité et
la représentation engage une glose sur la fonction de l’image au sein des
civilisations. Fondamentalement répressives pour Freud, elles peuvent faire
de l’interdit de la représentation un dogme afin de développer la puissance
invisible du non-représenté – qui en général a bien été représenté puis interdit
– la visibilité de la pornographie implique une réflexion particulière car elle est
aussi bien réflexion de la propre image de la société dans laquelle elle est
rendue visible. Le cannibalisme des images dans la civilisation judéo-chrétienne
est assimilé au principe fondateur de l’Incarnation. Dans l’écart du réel et de la
représentation se perpétue la glose mythologique des civilisations. La Gorgone
méduse y survivrait, comme d’un aspect particulier de la mort féminisé par les
grecs : son altérité radicale.
« Qui voit la tête de Méduse se change dans le miroir de ses prunelles
comme dans celui de Lycosoura, en une face d’horreur, la figure fantomatique
d’un être qui, ayant traversé le miroir, sauté la frontière qui sépare la lumière des
ténèbres, a du coup sombré dans l’informe et n’est plus rien ni personne… »4
De là à faire du foutre et des fluides éjaculés le sacre lacté par lequel
l’humain se porte dans les étoiles selon « La Comédie de Dieu », il n’ y a qu’un
pas,
ou plutôt, …
une petite léchouille.
(Serrano)
Masque de Gorgô, Dieu mythologique fascinant et pétrifiant représenté langue
pendante avec une chevelure de serpent dans l’antiquité grecque.
2
L’éjaculation faciale est une pratique sexuelle qui consiste, après une fellation, une
pénétration, une masturbation ou une branlette espagnole, à expulser le sperme sur
le visage ou dans la bouche d’une autre personne. Dans ce dernier cas, la personne
peut alors avaler ou recracher la semence (par exemple dans la bouche du donneur,
à l’occasion d’un baiser). Cette pratique sexuelle est appelée Bukkake lorsqu’elle est
réalisée par plusieurs hommes simultanément. ...
3
Augustin Gimel, Fig. 4, 2004, DV, couleur, 5 min (Source : www.cotecourt.org).
Corps et mouvements recomposés à partir d’images pornographiques prélevées sur
internet. Golem sexuel. L’acte projeté et façonné à une autre image, celle d’un corps
composé de mille corps aux possibilités infinies.
Filmographie : IO (1998), Il n’y a rien de plus inutile qu’un organe (1999), DIN 16538/39
(1999), 90° (1999), 1305 (2001), Radar (2001), 5 puissance ASA (2001), N/E/S/W (2002), Etat
de choc, New York (2002), Je n’ai pas du tout l’intention de sombrer (2002), L’Oeil lourd
du voyage mécanique (2003), Extracorpus (2004), Le Postulat d’Euclide (2004), Genève
(2002).
4
J.P. VERNANT, L’Individu, la mort, l’amour (soi-même et l’autre en Grèce ancienne),
Gallimard, 1989, p.123.
1
35
VHSzine n°15
CyberDesporn
amateur
touchers numérisés
dans l’imaginaire de l’actrice/voyeur
« Certes, il était toujours possible, il était toujours
intéressant d’aller chercher du porno là où il n’y en avait
pas. De se fabriquer son propre porno. Son porno à soi
… la réalité était toujours pornotransformable »
Yann Moix, Partouz, 2004, p.153
par Bernard Andrieu1
L
a projection dans les années 1900 dans des maisons closes des
premiers films pornographiques instaurait une mise en scène
amatrice de la sexualité2. La carte postale et la photographie
érotique entre 1900 et 1930, à travers le travail éditorial entrepris par Alexandre
Dupouy3, expose des pratiques sexuelles saphiques, onanistes, homosexuelles,
sadomasochistes. L’invention par Playboy de l’ameuteure en 1953 la présente
nue mais aussi habillée dans ses activités quotidiennes4. Le commerce5 des
cassettes de porno amateur commence en France en 1984.
Dans l’image professionnelle de la pornographie, le sexe démontré
développe une imagerie sexuelle dans laquelle une vidéo X situe « le
spectateur hors récit, c’est à dire hors de toute contrainte narrative et délivré du
devoir d’attention »6 ; l’image du cyberporn amateur restaure elle la narrativité
en pénétrant au domicile dans l’intimité de séries successives et progressives
de positions et de postures. La consommation numérique d’une pornographie
digitale7 repose sur cette interaction et cette autoproduction avec un langage
visuel et des expériences tactiles non appropriés au style porno convenu.
La mise en scène amateure dans l’image du film, du blog, du site,
expose l’acte sexuel par l’élimination d’une différence entre l’intimité du corps
propre et l’exposition du corps social. A la différence de la pornographie
professionnelle et payante, la gratuité et de l’acte et de sa représentation par le
biais du site web ouvre l’écran dans et à l’intimité. Si Sex is politics8, l’X amateur9
n’est pas seulement optique, il renouvelle l’image par des pratiques, des lieux
et des situations tactiles qui inventent un imaginaire pas si vulgaire. Le dilemme
entre une pornographie violente10 et une pornographie amatrice ne doit pas
occulter la singularité du vécu corporel de ces vidéastes de la vie privée.
La dénonciation moraliste de l’acteur porno, qui incarnerait une
négation de l’intentionnalité d’autrui tant dans l’acte corporel que dans la
représentation du corps instrument, se fait au nom du respect du corps, d’une
37
VHSzine n°15
hédoniste. Il veut être le sujet d’une sexualité moins spectaculaire que sensible.
La crise contemporaine de la sexualité serait dans le sexe mécanique d’une
pornologie par « l’action ainsi incorporée à l’imagerie » qui « permet au sexe comme
optique de s’identifier au sexe tout court, en donnant à voir le télescopage du voir et du
faire »12. En montrant l’action sexuelle, l’acteur-voyeur du cyberporn amateur parvient à
voir faire en s’autofilmant par la visée spectaculaire en se faisant voir. Comme si l’image
diffusée de soi parvenait à constituer l’acteur en spect-acteur de lui-même par la
procuration du webmédia.
L’acteur/voyeur se construit ainsi sur quatre niveaux : se dénuder devant son
partenaire, être filmé par lui ou un dispositif numérique, être vu par le voyeur virtuel,
mettre en scène dans des vidéos numériques des scénarios sexuels et érotiques proposés
par e.mail anonyme.
Mais sommes-nous tous des acteurs pornos ? Le porno amateur prend « le
contre-pied de l’académisme dorcelien, des canons sévères du cinéma
L’imaginaire amateur ne X professionnel à l’américaine et de leurs comédiens esthétiquement
: c’est la revanche pittoresque des grosses, des laides, des
renouvelle pas, ni n’imite les conventions irréprochables
petits vits, de la bedaine.. ; c’est la revanche du poujadisme sexuel… c’est
pornographiques mais dresse la possibilité la réhabilitation du vulgaire »13. Le handicap14 , la difformité, l’anormal,
politique au droit à
pour chacun et chacune de dresser sa trouvent leur place comme une revendication
la pornographie selon les disability studies15. La planète échangiste16
propre carte du tendre et du sexe en contextualise cette généralisation d’un droit à l’image pornographique
comme forme de sexualité collective par écran interposé.
Pascal Leleu17 s’interroge pour savoir si le virtuel peut « fournir un support réel » à
l’expression des fantasmes de certains et même de leur passage à l’acte ? L’immersion du
sujet est-elle dans le fantasme d’autrui ou une activation technologique du fantasme18 ?
L’imaginaire amateur ne renouvelle pas, ni n’imite les conventions pornographiques : il
dresse la possibilité pour chacun et chacune de dresser sa propre carte du tendre et du
sexe en témoignant sans le martyr de la performance, si bien dénoncée par Rafaella
Anderson dans son livre Hard, de ses pratiques.
La mise en scène de sa pornographie
E
n étudiant la mise en scène de ces corps de femmes essentiellement,
à partir des 850 pages x 8 icônes (renvoyant chacune 10 images,
soit un total de 68000 photographies, fin janvier 06 sur le site http:
//www.jacquie-et-michel/net), une classification sociologique peut être dressée sur les
représentations des pratiques du corps, dont rien ne nous assure, malgré l’effet de réel
disait déjà Roland Barthes, de la narrativité de l’image pornographique.
La série de photographies sur plusieurs séries est stéréotypée par les postures
sexuelles dans une progressivité de la performance de l’effeuillage à visage ou non
découvert, de la présentation ostentatoire des orifices, de la fellation avec plus ou moins
éjaculation faciale (preuve spermatique de la performatrice), pénétration hétérosexuelle
et sodomie. L’ordre des séquences va de l’extériorité visible du corps féminin à la
spectacularisation des lieux intérieurs.
Le rôle des vêtements et du dénuement participe de cette mise en ordre
par une scène érotisée tant pour le regard du partenaire/caméra que par celui,
plus opératoire, du voyeur virtuel. La présentation du corps nu relève bien de la pose
stéréotypée correspondant à des imaginaires masculins et virils de domination du corps
de la femme : position au pied de l’homme, soumission corporelle par écartèlement
couché, abaissement du corps féminin par rapport au corps dans le plan.
La transgression s’autorise par le lesbianisme, le triolisme, le SM (l’homosexualité
masculine est absente), mais de manière très marginale et peu fréquente. Le passage
de l’intérieur à l’extérieur dépayse la nudité féminine dans le risque de l’exhibition située,
publique et parfois interactive à l’inverse du nudisme codé en des lieux naturistes19.
L’intérieur de la maison présente l’intimité par des détails quotidiens qui contextualisent
l’exposition amatrice.
La possibilité du réseau internet établit un contact direct avec des échanges de
photographies numériques et, si accord commun, des possibilités de rencontres inédites.
Si l’échangisme est la règle virtuelle, la pratique est minorée dans la représentations
impliquant une activité sociale et échangiste/mélangiste importante. Lieu de rencontre
et d’annonce exhibition, la porno-exposition numérisée ne conduit pas obligatoirement
à se rencontrer, se montrer suffisamment pour se faire reconnaître comme participant
à un échangisme virtuel. Les commentaires et les échanges du fichier encouragent
et influencent la progression des séries porno-expositives par des expériences et des
scénarios proposés du regard de ce qui est montré.
L’interaction tactile du webmaster
L
e site http://punitionredemption.free.fr/index2.htm se propose
d’engager une interactivité via le web-master (Maître/Maîtresse SM
en l’occurrence) pour conduire des femmes (classées en plusieurs
catégories progressives pour les conduites de la vertu pudique à la soumission acceptée
et désirée). Toucher par le webmaster SM la pudique ou la soumise passe un contrat
virtuel dont les épreuves progressives sont photographiées numériquement et publiées
en ligne comme attestation anonyme de l’obéissance.
Le contrat établi entre le maître réel et la pudique ou
soumise est sous le contrôle du webmaster SM et du voyeur
Le blog nous touche parce qu’il joint à
virtuel qui peut suivre sa réalisation. Cette forme de toucher
l’image pornographique le récit du quotidien
numérique dans la distance même de l’écran fournit une
de la blogmastrice, mêlant l’amour et le
tactibilité pornographique par la mise en fantasme de l’autre qui
sexe dans la banalité et l’extraordinaire des
vit par procuration l’expérience mais qui doit attester par le récit
numérique de l’image de l’intensité vécue par procuration.
scènes racontées
Ce qui ne se voit pas de l’acte pornographique c’est
ce qui est ob-scène, cet éclat de la performance amatrice qui
révèle la sensation vécue et plus seulement jouée par des acteurs professionnels. Le site
http://www.pierre-bdsm.com expérimente justement cette soumission amatrice par des
contributions provoquées par le web master et par des expériences montrées par des
amateurs et amatrices dans les positions de soumis-soumise et/ou maître-maîtresse.
A la différence du webmaster SM virtuel, pierre-bdsm expérimente la rencontre
d’amatrices volontaires voulant se faire photographier dans une expérience tactile
(pinces, bondage, postures de soumission…) inédite, sortant du quotidien. Montrer la
surprise de la situation, l’inconvenance produite, la douleur non simulée, la contrainte de
l’attache corporelle… autant de témoignages d’un décodage de l’habitus.
Le blog accentue cette interactivité tactile en plaçant le blogmaster dans
la gestion de son quotidien, livrant sa vie aux autres par la diminution, mais jamais la
disparition, de l’espace représentationnel. Le blog lesbien de Vanessa est une forme de
journal qui écrit la confession sexuelle et identitaire, comme dans celui de « moivanessa »,
http://www.20six.fr/moivanessa. L’image et le texte défendent la pratique lesbienne
en établissant un réseau international d’amatrices qui se photographient dans la vie
quotidienne.
Mais le blog nous touche parce qu’il joint à l’image pornographique le récit du
quotidien de la blogmastrice, mêlant l’amour et le sexe dans la banalité et l’extraordinaire
des scènes racontées, jusque là invisibles dans le film pornographique classique.
Le corps sexuel est désormais intégré au corps vécu. Plutôt qu’une
instrumentalisation, l’appropriation privatisée de la pornographie par les amateurs
devrait être comprise à partir du désir subjectif d’incarner une sexualité vivante, singulière
et performative. Cette politique sensorielle parvient à étendre les limites du moi dans un
corps médiatisé.
39
VHSzine n°15
http://leblogducorps.canalblog.com. Je remercie Estelle Bayon et Elke Chapuisod pour leurs
relectures
2
Sohn A.-M., 2006, Le corps sexué, dans J.J. Courtine ed. Histoire du corps, tome 3, Paris, Seuil, p.93127, p. 98.
3
http://www.erosconnexion.com/sommairelibrairie.htm
4
Gretchen Edgren, Playboy, Cinquante ans, Ed. Taschen, p ; 12-75.
5
Bertrand C.J., Baron-Carvais A., 2001, « Les amateurs », Introduction à la pornographie. Panorama
critique, ed. la Musardine., p. 106-108.
6
Baudry P., 1997, La pornographie et ses images, Paris, Atmand Colin, p. 156.
7
Patterson Z., Going On-line : Consuming Pornography in the Digital Era, dans Linda Williams ed.,
2004, Porn Studies, Duke University Press, p. 104-123, ici Amateur pornography, p; 110-115.
8
Sex is politics, 6e journées cinématographiques dyonisiennes ; Cinéma L’Ecran Saint Denis, 22-28
fev. 06.
9
Constance J., 2006, X, dans B. Andrieu ed., Le dictionnaire du corps en SHS, Paris, ed. CNRS.
10
Gubar S., Hoff J., 1989, For Adult users only : the dilemma of violent pornography, Indiana
University Press.
11
Marzano M., 2002, Instrumentalisation et pornographie, Penser le corps, Paris,
P.U.F., p.108.
2003, La Pornographie ou l’épuisement du désir, Paris, Buchet-Chastel.
12
Folscheid D., 2002, La pornologie, Sexe mécanique. La crise contemporaine de la sexualité, ed.
La table ronde, p. 206
13
Deleu X., 2002, Nous sommes tous des acteurs pornos, Le consensus pornographique, Paris,
Mango Document p. 94-95.
14
Giami A., 2003, Pornographie et Handicap, Cités, n°15, p. 43-59 ici p. 49.
15
Hall K.Q., 2002, Feminism, Disability and Embodiment, National Women’s Studies Association
Journal, 14,3, p. VII-WIII, ici p. VII.
16
Welzer-Lang D., 2005, Pratique de la petite annonce, La planète échangiste. Les sexualités
collectives en France, Paris, ed.Payot, p.118-124.
17
Leleu P., 1999, Sexualité et internet, Paris, L’harmattan.
18
Attigui P., Le sexuel.com ? Une activation technologique du fantasme, dans S. Missonier, H.
Lisandre, 2003, Le virtuel. La présence de l’absent, EDK, p. 75-86.
19
F. Barthe-Deloizy, 2003, Géographie de la nudité, Paris, Bréal., A. Baubérot, 2004, Histoire du
naturisme, Rennes, PUR. S. Villaret, 2005, Histoire du naturisme en France, Paris Vuibert.
1
http:
41
VHSzine n°15
La photo porno
et son absorption par l’art
La frontière entre l’art et la pornographie est une longue histoire de
« Mépris » au sens godardien, entre le dire et son refoulé, le fantasmé et
l’incapacité de le vivre. Comme le personnage de Michel Piccoli aime
passionnément, absolument le corps dénudé, le spectateur comprend qu’on
le laisse voir, qu’il s’agit d’un corps à voir, détail après détail, partie de la chair
après chaque partie, le sein, les fesses, la bouche, tout. Tout est aimé mais la belle
prend la fuite. La chair-objet érotique vient ouvrir la porte du pornographique
par le voyeurisme licite que le film évacue aussitôt.
par Steven Bernas
L
a frontière sociologique entre l’art et la pornographie est la même
qu’entre la morale et les pulsions qui ont soumis l’humanité à plus
de sexe, de fantasmes, d’actes et de gestes imaginaires jamais
comblés et de morale toujours plus puritaine. Si vous aimez la chair, le corps
de la jeunesse, ne passez pas à l’acte, affirme la morale sociale hypocrite. La
culture masochiste est alors entrée par la porte d’Eros, où vivre sa souffrance
corporelle, les coups, les meurtrissures, la pénitence, fait partie de l’idée que le
corps est une enveloppe charnelle et même un déchet sur lequel il faut uriner
afin de le rabaisser, le fouetter avec plus ou moins de délices de foi religieuse,
à travers des postures qui haïssent le corps et généralisent le masochisme social
du sexe. Dans la souffrance, l’éprouvé persiste comme un signe d’existence. Le
postulat masochiste réside dans l’idée que la souffrance charnelle révèle une
jouissance. Il faut toujours plus de sexe et plus d’entraves, plus de masochisme et
de violence sur la peau, à travers les fessées sur les organes génitaux, de fouets
sur les seins, de poids sur les organes sexuels, de pinces sur les mamelons, de
piercing dans le phallus, de bondage et d’attaches, de liens, afin que l’anus et
le sexe féminin soient à la merci, ouverts, offerts, soumis, selon un jeu d’attitudes
ostensiblement répressives à l’égard du désir dans l’idée que l’esprit de la
victime est totalement prenable corps et âme à travers sa chair brûlée vive,
pulsions qui ont fait leur entrée dans la libido et le film narratif.
Ce passage à la pleine lumière de l’intime sexuel par la pornographie
artistique a balayé la pudeur, et l’excrémentiel a pris ses lettres de noblesses à
travers la petite pisseuse de Picasso et ses imitateurs photographiques comme
Andreas Serrano ( History of sex 1997).
La pornographie et l’érotisme ont longtemps fasciné, produit des
brûlots littéraires et photographiques comme les œuvres de Pierre Louÿs
illustrant des nus de prostituées à l’hôtel, tantôt à quatre pattes, tantôt
assises sur un fauteuil cuisses ouvertes exhibant le sexe féminin dans un
sourire sans pudeur, tantôt allongées sur un lit, posant délicatement un
livre au sol comme des endormies.
P
ierre Louÿs travaille également le nu plié sur les seins
découvrant tout le corps dans un arrondi superbe
comme le fera Dritkol. Ici il dresse une fille nue, raidie
contre un rideau, exhibant ses cuisses et son sexe ainsi dévoilé comme
un objet distant, là il dresse une fille nue posant sa bottine sur une
chaise, la chevelure déployée vers le sol, longue, dévoilant une intimité
de son corps , la jambe repliée et ouvrant tout un corps effilé, déhanché, tenu
par la pose, tel qu’Araki le refera à l’aide de ses inévitables liens sur le corps de
ses modèles féminins.
51
VHSzine n°15
L
a main est déployée afin de tenir la poignée de la
porte de bois. Le spectateur découvre cette finesse
charnelle, ce corps élancé qui brosse le regard. La
photographie exhibe la frontière entre le sexe exhibé et le toléré en
actes, dans une frontière du pornographique toujours plus dépassée et
transgressée. Le nu attaché intervient chez Araki comme le nu chez Aziz
et Cucher. Chez ces derniers, les corps numérisés n’ont plus de sensualité
ni d’organes de la sensibilité. Les yeux, la bouche, le sexe, ont disparu
dans un regard lisse sur la chair. Le corps est nu ou lié dans John (1995),
John ne voit ni ne sent rien. D’autres œuvres d’Aziz + Cucher telles que
Man with Gun (86x86, 1992), Woman with Child (86x38 cm, 1992), exhibent
une intimité inodore, sans sexe aucun, sans organe reproducteur, telle
que la culture puritaine actuelle pense le corps déchargé de charnel et
de périssable, de sens et de sensations tactiles, odoriférantes; odeurs du
corps souillé par la morale disqualifiante qui nie le charnel. De même, la
photographie intitulée Lynn, série Dysoptia, révèle un visage sans yeux
(pas de regard sur le réel), sans bouche (pas de nourriture ni de goût),
mais de simples oreilles dont on doute qu’elles entendent. Nos cinq sens
semblent morts dans ce que l’on peut nommer des chairs cliniquement
froides sans « sexuation » ni sensation : des chairs privées de douleur et
de sensorialité.
On a fait ablation du sentir dans la ligature de l’extrême violence
de toute surface sensible de la peau. Le Moi-peau a vécu ici une ablation
du ressenti et de l’éprouvé. Car sentir est souffrir, ressentir, vivre. Tandis
que dans la douleur d’Araki à être posé là comme chose attachée, rien n’y
paraît car Araki sait pourquoi il expose des personnes liée sur les parties érotiques
du corps ou les cuisses ouvertes sur un godemichet les mains attachées dans le
dos.
L
orsque Mathias Herman expose une photographie de
sexe décalotté, éjaculant sur fond coloré assombri,
venant du bord droit vers la gauche, légèrement dressé, il
accomplit le rituel pornographique du priapisme antique qui a fondé l’idéologie
romaine de la virilité comme artifice masculin pour se sentir digne. De même
le principe de l’éjaculation faciale, du sexe
dressé, sucé, palpé, illustre cette stratégie
de l’illusoire. Entre l’effroi du sexe, au sens
de Pascal Quignard, et l’analyse de la
sexualité de Michel Foucault, le sexe dressé
est sommé de représenter l’identité du mâle
et sa souffrance virile. Mais l’homme identifié
à ce stéréotype est aussi dans l’incapacité
de penser sa sexualité ainsi dressée en
permanence dans une arrogance désuète et
prétentieuse issue de la phallocratie et de la
pornographie religieuse antique et romaine.
Jamais le sexe masculin n’est dressé en permanence mais il est de bon ton de le
laisser croire. La gente masculine, qui feint d’y croire sous la flatterie orchestrée
du socius, engendre la pornographie des rôles aveugles entre les femmes et les
hommes, des rôles stéréotypés disqualifiants.
Q
uand Catherine Breillat exhibe
dans Romance (1999) une femme
attachée par les pieds à une chaise,
la culotte baissée et ouverte aux jeux de mâle,
la jupe relevée jusqu’au sexe, attachée et liée
également en haut, les mains hors d’atteinte du
sexe, une corde venant tenir le sexe entre ses
jambes, elle s’offre comme chair-objet à la vue
du personnage-acteur qui lui fait face. Catherine
Breillat participe au désir de pornographie intime
et à la fiction du corps féminin assujetti, attaché et
jeté en pâture aux palpations. Le sexe de la jeune
femme est accessible au jeu de la domination
masculine et aux goûts voyeurs. Elle est d’autant
plus accessible qu’attachée elle ne pourra pas se défendre vis-à-vis de toute
violence sadienne.
Dans ce cinéma, comme dans la photographie pornographique, ce
sont d’innombrables corps masculins sans visage qui s’imposent à notre regard
dressé à la baguette de la culture des dominants, éjaculant presque devant
des visages qui ouvrent la bouche pour sucer le membre viril ou recevoir avec
ou sans sourire imposé le sperme qui vient des conduits colorants de la mise en
scène pornographique à jets continus.
L
e sexe pénètre en force la bouche d’un corps de femme sans
visage. Elle lui tient le sexe à la verticale. L’œil de la femme est
masqué par un cache. Le sexe masculin est anonyme, sans
distinction, individuel, la bouche est collée au prépuce ; serrée, la lèvre remonte.
Nous sommes dans une industrie de masse des images de la décharge.
Là le corps de la femme est pris pour un orifice contraint et forcé de
s’ouvrir. Le corps du modèle féminin tient dans sa main le sexe et la tête en nous
regardant, parfois elles sont deux à jouer avec les couilles et le sexe, tantôt le
sexe est dressé comme un micro avant de parler. Parfois le modèle féminin se
plie et remonte le derrière pour qu’on le voit offert. La femme se laisse pénétrer
tout en suçant un sexe et tenant deux verges.
La photographie pornographique mime les actes sexuels et devient d’un
seul clic accessible à travers les galeries gratuites d’images. Parfois l’homme tient
son sexe et les bouches et visages viennent s’approcher pour sucer, comme on
attend son rôle ou sa délivrance. Dans l’impossibilité de voir le corps entier de
l’homme, certaines images exhibent le corps de la femme au sol. L’homme est
debout, nu, le visage enfin découvert. Dans les canons de cette photographie,
le garçon est musclé, fort, rasé de près comme dans les publicités pour la virilité,
le sexe flatté avant d’être sucé et pompé. La formule pomper vient tout droit de
l’érotisme du dix-neuvième siècle où il y avait chez les prostituées les pompeuses
et les suceuses, les nues du bordel qui dansaient avec le client jusque dans les
années trente et qu’André Kertetz a su photographier contre la pudeur de
l’époque.
L
es liens tiennent la femme à demeure, disponible, écartée pour la
vision, attachée par une barre de métal ou une chaise qui la tient
soumise. Le lien est la formule adoptée par la photographie de ce
type pour soumettre au regard et aux actes supposés. Le lien symbolise cette
soumission irréversible du corps au désir de domination et de soumission par la
chair. Dans une autre photographie la fille doit rester là en attente devant le
53
VHSzine n°15
peine à jouir. La photographie porno fait se plier un modèle et exhiber son corps
plié en avant, attachée de telle manière que la tête touche le sol, les mains
liées, la vulve offerte au regard. Ailleurs, culotte baissée, les pieds liés et les mains
attachées ensemble, le cul et le sexe sont offerts au fantasme.
Chez Araki et Serrano le surcodage pornographique agit pour produire
une lisibilité de masse. Il n’y a pas d’hésitation entre la métaphore érotique et
le pornographique. Nous entrons de plein pied dans une esthétique à l’image
de notre monde. L’outrance ne choque plus, le gestuaire des chairs est pris par
notre regard comme un signe des temps et de la modernité explicitée aux niais
acheteurs d’œuvres faussement transgressives mais visiblement excitantes.
A
raki, dans photomatic Diary 2000, expose une femme
surmaquillée, lèvres épaisses, yeux faits à outrance, chevelure
délicatement déployée. Le dos posé au sol fait penser à un
corps ligaturé et pris au piège de la vue. Mais l’excès des sens vient justement
comme dans le sadomasochisme, de l’excès des sens, de la ligature des organes
dressés, proéminents. Elle est là comme dans le bondage, dans
l’immobilité, blanche, suspendue par les deux jambes, les seins
L’outrance ne choque plus, le gestuaire
proéminents, dressés pour la vue, dans un décor noir et blanc,
les cuisses irrémédiablement écartées pour le sexe masculin,
des chairs est pris par notre regard comme
pénétrable à merci, toujours.
un signe des temps et de la modernité
En reprenant à Hans Bellmer la stratégie des liens du corps,
Araki rejoue le pouvoir de la ligature sur le corps de la chair. Il
n’invente pas, Araki imite Bellmer, le déplace, l’interprète. Mais il
s’agit ici d’un corps ficelé, poitrine et bras sont attachés, la pointe des seins est
exhibée. Mais également les cuisses sont écartées, suspendues, ouverte rendant
possible une éventuelle pénétration. Le fantasme est à son comble. Prendre
l’autre sans son consentement se fonde sur un fantasme photographique de
voyeur passif et semble illustrer le propos et le discours photographique d’Araki.
Nobuyoshi Araki exhibe dans une autre œuvre un fantasme masculin typique,
où la proie du sadomasochisme est une femme attachée, sur le dos, installée sur
des rochers au bord de l’eau, cuisses écartées, yeux fermés, telle une femme à
prendre qui attend ligotée et ouverte depuis une éternité. La chair est superbe,
les liens sont manifestes, le décor naturel est magnifiquement saisi. Les rochers
reproduisent les rondeurs blanches ainsi exhibées pour la pénétration supposée
et le fantasme de possession du corps de l’autre, maquillé comme une geisha,
les collants baissés comme après ou avant la consommation de l’acte sexuel et
par fouet interposé.
Quelle est la différence avec cette femme attachée à une chaise
qui regarde anxieuse le cadreur, comme il est demandé dans les indications
scéniques du pornographique photographique et ces
femmes d’Araki attachées et livrées au regard et au geste
possible de l’utilisation sexuelle de son corps ?
D
ans cette photographie voici une femme
attachée à une chaise haute, pliée,
attendant sa consommation qui ne
vient pas. Ecartée et préparée, elle est maintenue. Le
personnage le dit dans sa posture baissée, rabaissée, liée.
Ou voici cet autre modèle, le cul relevé attachée aux
jambes et accroché au mur comme un objet qui pend,
attaché aux mains sur le lit, prêt à la consommation.
Ces corps somnambules du porno sont des images
soumises à des fantasmes auxquels il faut s’habituer.
Le sens chargé et surchargé de codes maintient
le corps en tant qu’image mais aussi en tant que
personne dont le visage est caché, comme effacé.
Dans une autre image, la femme est suspendue pour
marquer l’évidence que son sexe est bien à prendre.
Elle le regarde pour signaler sa présence. Car il ne
s’agit pas qu’elle vienne à penser sa situation de
corps-objet. Ce sont des images pour des clients et
notre regard est traité en regard de client pour des
images et des actes que l’on attend de l’homme et
de la femme. Il faut surtout que l’on s’habitue à cette
idée des corps et des esprits à soumettre. Ce sont des
images qui indiquent qu’il faut faire attendre le bon
plaisir du mâle impuissant à venir, convoqué qu’il est
par l’image. C’est un défi à sa virilité et à sa soumission
aux pulsions que l’on veut voir se manifester.
D
ans le masochisme l’attente fait
partie du « plaisir » du sexe, de la
violence désirée sur le corps, de
la jouissance par la souffrance qui maintient les liens sur l’intime du corps
érigé, exhibé de force, donc existant. Le masochiste désire sentir sa chair et
l’éprouver plutôt que de ne plus rien sentir du tout, blasé qu’il est de tous ses
sens niés. Hors des sens de la souffrance et de la douleur, le masochiste ne
ressent rien, ni la caresse, ni le baiser. Selon l’adage « pour aimer il faut souffrir »,
l’amour est identifié à la soumission de l’abaissement et au stéréotype de la
souffrance. Nous sommes sur l’autre face du plaisir, le plaisir noir qui provoque
des hurlements, des souffrances atroces que certaines tortures n’ont plus rien
à envier au SM. On retrouve le sadomasochisme sur internet à foison, comme
un nouveau plaisir de l’extrême, sur des nouveautés pour certains adeptes du
plaisir noir. Il s’agit d’immobiliser l’autre et de le prendre comme trou, chose,
esclave, soumis, invariablement attaché, encagé sous cagoule, parfois en
soubrette. On le soumet gentiment au même rituel désirant de la soumission
de la chair par le sexe ravalé au rien du plaisir. Il léchera la merde au sol, il
lèchera la pisse. Il avalera les ordures. Il nettoiera et retournera dans sa cage.
On l’encagoulera encore. Il sera un corps sans visage, ou une esclave de
l’autre sexe. Cet orgueil inversé du masochiste, l’art moderne l’exhibe à présent
comme un dogme et non une interrogation sur une situation clinique. Il s‘agit de
banaliser la mise en coupe réglée de la chair par la souffrance désirée, obtenue
par un bourreau, qui se dit érotique.
A
raki exhibe une femme bandée, bras gauche attaché, tête
également attachée au lit. Le bandage se place pour exhiber
les seins, tenir le cou, exhiber la toison et signifier le sexe. Les
jambes sont recouvertes attachée par des bandages tout le long (sans titre,
Photomatic Diary 2000.) La suspension chez Araki est manifeste comme elle
l’est dans le bondage et l’art de Stelarc. Chez Fakir Musafar la chair est tenue
par des barres de métal sur la poitrine de l’homme à un arbre. Dans une photo
pornographique, la femme est maintenue debout cuisses écartées par une
55
VHSzine n°15
barre de métal aux pieds, les doigts des pieds en pointe de danseuses, le bassin
est tenu par une corde sur la taille et le sexe, les bras sont noués en l’air. Ailleurs,
une femme est maintenue en hauts talons sur une chaise avec
Tout ce que l’esprit fait au corps réside dans
accoudoir, les mains liées aux accoudoirs, les pieds aux bas
de la chaise, sa poitrine et son sexe attachés à une corde qui
la monstration de ce rabaissement. La
maintient le sexe et la vulve à portée de mains et de gestes.
La bouche est bâillonnée afin d’empêcher de hurler. Tout ici
souffrance semble la limite recherchée tant
est dans le semblant. Ni elle ne crie, ni elle n’a peur, une main
en « art » que dans les représentations
même est posée sur la corde qui est censée la maintenir. Tout
ici est dans la tête du regardeur. Il ne faut pas qu’il éprouve de
peur à jouir à ce maintien du corps de l’autre censé toujours accepter plus de
soumission au modèle dominant, un couteau sur le sexe ou à l’intérieur de son
pantalon, sa peau et son sexe, comme par exemple dans un film d’Amos Kollek
( Fiona, USA, 1998).
Ailleurs le porno exhibe l’entrave. On maintient les bras et les poignets
attachés, les pieds aussi sont entravés par des liens et une barre, la tête est
maintenue vers le bas, la vulve est seule visible avec le visage. La femme,
bouche ouverte, attend la prise de vue sans peur. Une autre photographie
maintient tête en bas dans un corset noir une femme bâillonnée, entravée
et attachée, les seins sont pincés en force par un attirail tenseur. Une autre
femme est attachée sur le ventre, les bras attachée aux jambes écartées, la
tête relevée. Une autre est attachée sur un lit, les poignets attachés, les jambes
relevées et liées à une barre de métal en hauteur, la vulve visible, les fesses
offertes. Le fouet est le supplice commun de ces actes. Le fessier est le lieu qui
réclame la punition, la sanction, le rabaissement de la chair que la religion
désigne comme infâme. Mettre un cordage sur des fessiers entre les jambes, des
pinces sur la poitrine, est un des aspects des œuvres de Fakir Musafar pratiquant
l’O-Kee-Pa, où il est accroché et suspendu par deux crochets. Autant la photo
pornographique est installée dans la simulation, la mise en scène, autant
les performeurs comme Musafar vont au bout du masochisme pour plus de
sensations. De même Bob Flanagan qui se perce le sexe d’aiguilles et tend la
peau des couilles comme la toile d’une tente, illustre dans Needles, In the Book
of Medecine, 1991 l’extension du sexe comme matière sous aiguilles et le sexe
masculin comme forme repliée et percée ou annelée. Tout ce que l’esprit fait
au corps réside dans la monstration de ce rabaissement. La souffrance semble
la limite recherchée tant en « art » que dans les représentations. Tout est là pour
dire au corps que le sexe est là comme une obsession
pornographique du priapisme. On exhibe des sexes
dressés masculins comme un spectacle de clowns
macabres de la chair dans ses épreuves et son senti.
D
ans une des œuvres de la série
Nostalgia, Araki démultiplie les femmes
attachées : deux suspendues et une au
sol suspendue par les pieds. L’une a les cuisses écartées
en danseuse nue, l’autre les deux cuisses écartées
et relevées, ouverte au regard « pénétrant », et la
troisième au sol est attachée les bras au dos et les deux
pieds suspendus. Ailleurs dans une esthétique du linceul,
une femme est suspendue la tête recouverte d’un
tissu qui lui cache le visage autrefois magnifié pour ne
laisser qu’apparaître la suspension horizontale du corps,
tenant la poitrine et le bassin en une attache unique, l’autre attache retenant
une seule jambe relevée en l’air afin de maintenir la posture obligatoire des
jambes ouvertes sur le sexe.
Le vibromasseur, dans le film Tout le plaisir est pour moi d’Isabelle Broué
(2005), apparaît à l’image comme un accessoire indispensable de l’ordinaire
amour. La quête de jouir devient une nécessité aussi urgente et indispensable
que boire et manger sans quoi cet impératif du jouir devient obsessionnellement
tyrannique. En photographie, Araki introduit le vibromasseur. Une femme cuisses
écartées et attachée aux bras, offre au regard un vibromasseur fixé dans son
sexe et un fil électrique rattaché à ce qui ressemble à un moteur à piles. L’image
ne dit rien de la jouissance. Elle notifie un fait, fait signe que là est le sens. Tout
dans la photographie s’érige sauf ici. La femme est érigée en permanence
comme un sexe d’une beauté à prendre de force, sans résistance.
Q
u’est ce que le public actuel va chercher dans ce sexe intime
surexposé qui excite, irrite ? Ce sexe surexposé rompt l’ennui,
les choix intimes révulsifs. Ce n’est pas l’intime
qui scandalise, il ennuie parce qu’il est associé au banal,
Cette relation sexuelle de la photographie
au quotidien. Que beaucoup de critiques et de théoriciens
de la photographie valorisent Araki et Serrano est ambigu
irrite, magnifie, ulcère et exotise le sexe
et politique. Ce désir de soumission qu’on y lit révèle
pervers ou soumis à loisir à l’idéologie
une posture fascinée et sexuelle. La fascination pour le
sadomasochisme déguisé en esthétique et en art ne semble
sadienne du lien
pas se cacher trop longtemps. En effet, comment la réalité
sociale du masochisme devient-elle si fascinante pour une
certaine culture ? Et pourquoi ce masochisme fabrique-til de toutes pièces la soumission de la femme à son sexe ? Pourquoi la fait-il
devenir à l’image chose, trou, rien, selon un corps ligaturé, percé, fouetté,
blessé intentionnellement ? Peut-on qualifier d’art une certaine esthétique de
la souffrance qui recopie le travail d’un Bellmer qui s’interrogeait sur le fascisme
des corps rigides de haine ?
Cette relation sexuelle de la photographie irrite, magnifie, ulcère et
exotise le sexe pervers ou soumis à loisir à l’idéologie sadienne du lien, de la
force, de la soumission du corps d’un sexe à la lettre du mâle sadien des 120
journées qui use et abuse de ses victimes.
Que donne-t-on du sexe comme image et comme désir ? Un corps et
une chair de l’autre soumis à tous les caprices d’un sexe qui jouit de la faiblesse
de la soumission volontaire ? Est-ce une image sociale ou une photographie
facile, mise en scène à gros traits d’une philosophe nipponne, ou est-ce une
photographie de bazar porno rehaussée d’esthétique ?
Que dire de la bien timide Prière anale de Man Ray (1930), sinon que
le fécal et l’anal ont resurgi comme un plaisir des mœurs alors que la main
protégeant l’anus disait bien, plus comme Bataille, que la chair a ses mystères
que le banal a recouvert d’un monstre : le tout voir, le tout dévoilé, le tout vu de
l’art de blaser notre temps.
57
VHSzine n°15
La foire
aux atrocités
Les clowns moqueurs, les jongleurs de chair, les
acrobates, les magiciens, tout le monde danse en liesse,
mesdames et messieurs prenez part à l’étrange sarabande
de désir, entrez dans le carnaval infernal, joignez vous à
la fête… pénétrez la nouvelle cour des miracles !
par Denis Baron
A
près les Piètres, les Orphelins, les Marjauds, les Malingreux
et autres marginaux du Moyen Age, nous avons le droit,
depuis le surréalisme vingtièmiste à aujourd’hui, aux Cruels,
aux Performeurs déments, aux Illusionnistes corporels, aux Expérimentateurs
spirituels.
Nous voici dans les théâtres de la chair, du sang et des tripes. Théâtre de
tous les excès où chacun est son propre maître, où la pulsion de vie s’entremêle
aux appels de la mort. En vivre, en jouir et en mourir, mais surtout en faire
partager les flux. L’art est fait pour ça.
Formule de pub pourrait-on croire, où l’on vante les mérites d’un produit
pour ses effets apaisants ou amincissants, sauf qu’ici, il n’est question que
d’interroger le corps dans ses derniers retranchements, amener le spectateur
à subir de fortes décharges émotionnelles pour le déranger, le faire réfléchir.
D’aucun me diront ‘mais qu’est ce que c’est encore que ce sujet archi rabattu
où il est question du corps et de ses émissions au théâtre, on connaît ça depuis
Artaud, on veut autre chose’. Peut être, mais moi, premièrement j’aime bien ça,
le corps qui sécrète des trucs et des machins pas très catholiques, et puis surtout,
c’est que depuis Artaud, de nombreux artistes se sont efforcés de prendre la
relève, réinvestissant le concept du fou de Rodez pour en prolonger les lignes
de sang. Alors ne vous faites pas prier, les trois coups vont bientôt être frappés,
prenez place…
SILENCIO
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VHSzine n°15
A
vant de commencer, une petite définition et une légère
précision pour que l’on soit bien tous d’accord : le théâtre de
la cruauté, selon Artaud, est un théâtre qui, usant de tous les
moyens, doit éprouver la sensibilité des spectateurs, et remettre en cause le
monde interne, l’homme. Artaud désire faire du théâtre une fonction à l’intérieur
de laquelle l’homme deviendra véritablement ce qu’il est, un émetteur. Emettre
signifie lâcher, répandre hors de soi. Sperme, salive, sang, excréments. Si le sang
de l’acteur coule sur la scène, si son sperme vient à tâcher les planches, si son
organicité s’extrait pour venir à nous, nous ne pourrons douter de leur caractère
véridique, et nous serons alors touchés (ou choqués) par ces fragments de
réalité. Par la peau, par les pores, par les orifices, chaque homme tente de se
lier aux autres.
Enfin, ce théâtre n’est pas si atroce, c’est juste que le quidam moyen
n’est pas habitué à voir devant lui une profusion de choses liquides qui,
habituellement, restent dans la sphère de l’intime (ben oui, je n’éjacule pas
dans la rue comme ça ou je ne me taillade pas les bras à tout va devant de
charmants petits bambins, pareil pour morve, caca et urine, il y a des endroits
pour ça). Ici, oui, mais là-bas c’est hors de question. Si tout déborde du cadre,
ce n’est pas éthique, cela pourrait presque passer pour immoral, tandis que là,
c’est pour le bienfait de tous. Un théâtre de la conscience pourrait-on dire.
« Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté
bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants,
telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au
contraire d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste
de la vie même »1. La cruauté n’est pas gratuite, elle prend sa force dans sa
capacité à être consciente, et donc à dépasser le stade d’une démonstration
maladive et complaisante.
L
es êtres humains auraient trop souvent tendance à oublier de
vivre, de vivre bien, et ce genre de procédés, certes parfois
violents, a pour résultat d’extraire la sève manquante à une
énergie quotidienne. Car c’est bien d’énergie dont il est question dans ces
théâtres de l’absurde, du grand guignol. Une énergie dévastatrice qui tente de
conjurer l’apathie et réifier la vie. Une vie faite de sang, de sueur, de sécrétions
et de débordements.
Alors ? Le théâtre du Dr Caligari et du Dr Gunther von Hagens ne sontils là que pour nous sauver ? Nous, êtres humains remplis
d’amour, capables d’exterminer des millions de personnes
Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de
sur de pathétiques critères ethniques. Nous, qui sommes
aptes à regarder des images saturées de corps, des charniers
la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers
en décomposition dont nous sommes indirectement
et qui s’expriment par des gestes sanglants,
responsables (nous participons, par notre débordement
voyeuriste et notre soif d’arènes sanglantes, aux multiples
telles des excroissances maladives sur une
génocides qui parsèment l’Histoire). Nous, qui donnons de
chair déjà contaminée ; mais au contraire
la chair à moudre au moulin de la barbarie, mais qui ne
supportons pas de voir la mise en scène d’un corps parfois
d’un véritable mouvement d’esprit, lequel
blessé, malmené. La torture, la violence, oui, mais surtout
serait calqué sur le geste de la vie même
pas de représentations de corps violentés, torturés, les gens
ne sauraient comprendre, ou pire, ils seraient effrayés. Non,
on ne peut tolérer ça et pourtant, cette théâtralisation de
la réalité est nécessaire au salut de l’homme. Il a besoin d’expurger toutes les
merdes qui lui collent à la peau. Répondre à la violence par la violence, à la
merde par la merde.
Les actionnistes viennois peuvent vous en parler, eux qui ont édictés
leurs principes artistiques extrémistes comme moyen de transgresser les formes
de répression politique, sociale et sexuelle qui pèsent sur l’histoire de la culture
occidentale. Excréments de toutes sortes, sexualité masochiste, autodestruction,
autant de facteurs mis en avant lors d’exhibitions qui se veulent thérapeutiques.
La spécificité de l’actionnisme viennois réside dans des mises en scène
violentes où le caractère sacrificiel et punitif doit ouvrir la voie à un processus
de libération. Même si l’ambiguïté et la complaisance de leurs actions sont
palpables à travers ces destructions de l’espace corporel, il reste néanmoins
une dimension rédemptrice à ces happenings dévastateurs, car ils abordent
une cruauté vitale si je puis me permettre. Ainsi Hermann Nitsch, qui, par le biais
de crucifixions, d’éviscérations d’animaux et autres fantaisies, tente de révéler
la part maudite de l’homme dans son théâtre des Mystères et des Orgies,
concept qu’il poursuit encore aujourd’hui dans son château de Prinzendorf.
Dans la chapelle du château, un autel blanc sur lequel reposent des linges
ensanglantés, des calices, des crucifix. Ses cérémonies sont des restitutions de
rituels dionysiaques. Culte païen par excellence, Nitsch souhaite réveiller les nerfs
en célébrant la vie et la mort. En idéalisant l’orgie, en embellissant la douleur et
la cruauté, il considère le théâtre comme un lieu pour l’avènement de l’énergie,
une énergie de la terre, de la nature.
Ici, avec un théâtre ‘total’, le territoire
des origines peut être conquis par
les débordements énergétiques des
corps. Corps simples, libérés, exorcisés
sans qu’il y soit question d’obscénité
ou de barbarisme pornographique.
Le débordement, on ne sait
jamais où il s’arrête, ni d’ailleurs où il
commence. Il y a bien un petit orifice
comme point de départ, mais il en faut
tellement peu pour que tout s’écoule
qu’il est difficile dans certaines
situations de mettre le doigt dessus.
Le débordement, l’écoulement des
flux, sur vous, sur moi, sur la scène, sur
le monde. Le monde n’est que flux, et
lorsqu’il déborde, à nous de trouver
des catalyseurs, si possible organiques,
pour remplir d’autres espaces, corps à
moitié vide, à moitié plein.
C
es catalyseurs nouvelle génération ont pour nom Jean Louis
Costes, Franko B., Lukas Zpira ou bien encore Ron Athey. Tous à
leur manière explorent ce que beaucoup refusent d’imaginer,
expériences trop douloureuses et stigmates politiquement asociaux ont souvent
raison d’une curiosité simplement humaine. Tour à tour décriés, conspués,
honnis des milieux artistiques ou réservés à une caste d’amateurs déviants,
toutes les expressions sont bonnes pour (dis)qualifier ces théâtres extrêmes et
les marginaliser. Et pourtant. Le théâtre de la cruauté d’Artaud date de 1932.
Mais lui aussi était considéré comme un fou à l’époque avec son manifeste.
C’était il y a plus de soixante dix ans, évoluons. Ce qui gêne les gens dans ces
représentations où les débordements organiques sont légions, c’est leur propre
image qui se reflète dans le miroir sanglant et excrémentiel de ces artistes.
Lorsque Costes chie sur scène, il ne fait que briser la sphère de
l’intime, rappelant au spectateur le caractère ontologiquement merdique de
l’homme. Rien d’extraordinaire donc, ni de choquant. « Le caca que je fais sur
scène n’est rien à côte de l’apocalypse de merde et de sang qu’est chaque
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VHSzine n°15
accouchement. Mon œuvre n’est qu’une pale représentation de la réalité »,
explique le trublion français. Il a raison. Si on veut une mise en scène où tous les
débordements sont autorisés, allons dans une salle d’accouchement, le vernis
de la naissance est plus permissif que le vernis de l’art. Cet aspect viscéral où
tout doit être donné sur scène se retrouve dans le travail de Franko B., artiste
anglais ayant une forte tendance à jouer avec son sang. Souvent lors de ses
performances arrive un moment où il devient une marionnette de sang (ce que
l’on est tous quelque part). On ne sait plus s’il est blessé, s’il va bien. Là opère son
art, dans l’ambiguïté à manipuler la santé et la souffrance du corps. La perte
du sang, symbole de la mort, la vue du sang, élément d’amour et de vie. « Mon
corps est un canevas, un lieu pour représenter le sacré, la beauté, la souffrance,
l’amour, la haine, la perte, le pouvoir et les peurs liées à la condition humaine ».
Franko B. est un amoureux de la vie, et son théâtre rouge sang n’est là que pour
asseoir son désir de partage avec autrui. Faut-il encore accepter les effusions
qu’il nous propose.
D’effusions organiques et de chairs pornographiques, le body artiste
Lukas Zpira et le modern primitive2 Ron Athey en sont les hérauts. Chantres des
corps tatoués, modifiés, en proie aux fantasmes d’un nouveau corps, prêcheurs
d’un langage corporel extrême, ils sont à la croisée d’Artaud et de Burroughs,
mâtinés de Giger et de Bataille. Zpira, sous couvert de cyborgculture, explore le
théâtre des mutations corporelles. Scarifié, billes de téflon implantées ici ou là,
lui et son égérie Satomi proposent des performances de suspensions corporelles
où, tel un papillon, des crochets dans la chair, il s’élance dans les airs, le sang
coulant sur sa chair. Vision masochiste pour certains, Zpira prône pourtant
une élévation spirituelle où la chair meurtrie laisse la place à un corps libéré.
Une chair ouverte, pénétrée par le besoin d’exposer au monde l’urgence de
transformer son corps. L’œil du spectateur perfore ainsi le quatrième mur et
s’insère dans l’orifice.
Dans un autre registre, artiste des plus pornographiques s’il en est,
Ron Athey écume les clubs SM et les théâtres les plus prestigieux avec sa
troupe de freaks gays séropos. Capable des pires sévices sur sa personne,
il se livre à d’hallucinantes transgressions corporelles (couronne d’aiguilles,
injection d’eau saline pour augmenter le volume de son scrotum, percé de
flêches pour représenter St Sebastien, anus tatoué, etc…). Elevé dans un
entourage pentecôtiste qui influencera énormément son travail, sa Torture
Trilogy notamment, la nouvelle de sa séropositivité le fait passer de la scène
punk au théâtre tragique passé à la moulinette des rituels corporels. Dans un
de ses spectacles, il a même réussit à verser du sang contaminé sur la scène,
imprimant des bouts de Sopalin suspendus au dessus du public. Le tabou est
franchi, le débordement ne peut pas être plus présent. Ron explore ainsi une
forme théâtrale et plastique rarement aussi aboutie.
S
cènes de tous les extrêmes, ces théâtres de la cruauté, des
orgies et du sang dépassent allègrement les barrières corporelles,
sociales et politiques. Par ce franchissement, le corps pourrait être
pornographique, car malaxé et pénétré bien au-delà de ce qui se fait dans les
productions X. Sauf que l’éjaculation ici, est d’ordre énergétique. Le processus
de débordement est salvateur, cathartique. En un mot, positif. Débordons…
Le théâtre et son double, Antonin Artaud.
mouvement défini en 1967 par Fakir Musafar comme le regroupement de gens non
issus des cultures indigènes et qui se livrent comme eux à des rituels corporels.
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VHSzine n°15
pages 64 & 65 : Lukas Zpira
pages 61 & 65 : Jean-Louis Costes
(par Denis Baron)
Débordez...
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VHSzine n°15
Bruno Dumont - Betty Dodson -Jeff Koons - Lukas Zpira - Andreas Serrano
Nobuyoshi Araki - Annie Sprinkle - Jean-Louis Costes
Augustin Gimel - 20six - Raffaëlla Anderson