Petit commentaire de A Passage to India par E. M. Forster
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Petit commentaire de A Passage to India par E. M. Forster
Petit commentaire de A Passage to India par E. M. Forster Résumé de l'intrigue Jeune maîtresse d’école anglaise, Adela Quested et son amie beaucoup plus âgée visitent la ville fictionnelle de Chandrapore dans l’Inde dominée par les Anglais. Adela doit prendre la décision d’épouser ou non le fils de Mrs Moore, Ronny Heaslop qui exerce les fonctions de magistrat dans la ville. Entretemps, Dr Aziz, jeune médecin indien de confession musulmane, dîne avec deux de ses amis indiens tout en discutant sur la question de savoir s'il est possible d'être l'ami d'un Anglais. Pendant le repas, arrive une convocation du Major Callendar, le désagréable supérieur d'Aziz à l'hôpital. Aziz se hâte vers le bungalow de Callendar, mais est retardé par une crevaison et la difficulté de trouver une tonga, et le major est déjà parti en colère. Dépité, Aziz descend la route qui mène à la gare. Apercevant sa mosquée préférée, il y entre sous le coup d'une impulsion. Là se trouve une étrange Anglaise à laquelle il crie de ne point profaner ce lieu sacré. La dame, Mrs Moore, respectant les coutumes autochtones, désarme aussitôt Aziz ; s'ensuit une conversation et on se sépare en bonne amitié. Mrs Moore revient au British Club au bas de la route et raconte son expérience de la mosquée. Son fils croit d'abord qu'elle parle d'un Anglais rencontré, puis s'indigne lorsqu'il apprend la vérité des faits. Adela, elle, est intriguée par cette histoire. Comme les visiteurs ont exprimé le désir de faire la connaissance d'Indiens, Mr Turton, le percepteur de la ville, en invite une nombreuse compagnie à sa villa, tous des hommes évidemment. Le résultat n'est pas très encourageant, les Indiens se conduisent avec réserve et les Britanniques restent sur une posture de quant à soi teintée d'arrogance muette. Adela, cependant, fait une rencontre intéressante en la personne de Mr Cyril Fielding, directeur d'un lycée d'État pour Indiens. Fielding invite Adela et Mrs. Moore à prendre le thé chez lui en compagnie d'un professeur hindou brahmine Narayan Godbole. Pour satisfaire à une rquête d'Adela, il invite également le Dr. Aziz. Excellente réunion : on parle de l'Inde, Fielding et Aziz se lient d'amitié. Aziz promet même à Mrs Moore et Adela de les emmener aux grottes de Marabar, une curiosité naturelle locale. Mais voici que survient Ronny Heaslop qui interrompt grossièrement la réception. Quelque temps a passé et Aziz est à tort convaincu que les dames anglaises ont été choquées de ce qu'il n'ait point encore donné suite à son invitation, et il se hâte à grands frais d'organiser l'excursion, le voyage en train, le picnic, bref de faire tous les préparatifs. Contretemps de dernière minute : Fielding et Godbole, eux aussi invités, manquent le train. Aziz et les deux dames sont donc partis seuls et les voici qui explorent les grottes. Dès la première, Mrs Moore est saisie d'une sorte de violente crise de claustrophobie qu'aggrave un étrange l'écho renvoyant chaque son à l'infini d'étrange façon, ce qui la décourage de poursuivre. Restent donc Adela, le docteur et un guide qui continuent leur escalade. Aziz aide Adela à gravir une pente et soudain, elle lui demande tout de go s'il a plusieurs femmes. Déconcerté par la rudesse de cette question, le docteur bifurque dans une autre grotte pour reprendre ses esprits. À sa sortie, il ne trouve que le guide qui lui déclare qu'Adela est partie seule dans la grotte. Aziz le cherche en vain, puis croyant qu'elle s'est perdue, il frappe le guide qui s'enfuie à toutes jambes. Aziz cherche, examine et trouve les jumelles d'Adela, les verres fracassés sur le sol. Il les ramasse et les met dans sa poche. Sur quoi, Aziz regarde au bas de la colline et y aperçoit Adela conversant avec une autre Anglaise, Miss Derek, qui vient d'arriver avec Fielding en voiture. Il court joyeusement à leur rencontre, mais les deux jeunes femmes s'esquivent sans explication, tandis que Fielding et Mrs Moore, accompagnés d'Arizona, rentrent à Chandrapore par le train. Dès son arrivée à la gare, Aziz est arrêté sous le chef d'accusation d'agression sexuelle sur la personne de Miss Adela Quested. Les tensions entre les communautés s'exaspèrent pendant l'instruction. Adela prétend qu'Aziz l'a suivie et a essayé de l'agripper, et qu'elle s'en est débarrassé en lui jetant ses jumelles au visage. Les jumelles deviennent donc la seule pièce à conviction, mais c'est quant même Aziz qui les avait à la main. Les colons n'en ont cure et le proclament coupable et lorsque Fielding proclame sa conviction de l'innocence du docteur, ils sont abasourdis et même le traitent de traitre et le mettent en quarantaine, comme il a été fait du Dr Aziz. Du coup, il se retrouve bien accueilli par les Indiens qui, eux, sont certains que l'agression n'a jamais eu lieu. Pendant les semaines qui suivent, Mrs Moore change, devient peu à peu irritable et léthargique, se disant convaincue de l'honnêteté d'Aziz, mais ne faisant strictement rien pour lui venir en aide. Ronny, voyant sa mère pencher vers le côté adverse, se débrouille pour la renvoyer au plus vite en Angleterre. Mrs Moore est embarquée sur un cargo en partance pour l'Europe, mais décède pendant le voyage. Sa dépouille est inhumée en mer selon la tradition, son corps rejoignant ainsi le grand tout, en accord avec le panthéisme diffus qui traverse le roman. Son absence est durement ressentie par les défenseurs d'Aziz, car son témoignage eût été crucial. Cependant, Adela commence à avoir des doutes. Au procès, elle ne sait trop quoi répondre à la question clef: a-telle, oui ou non, été agressée ? Si oui, par qui ? Au moment de répondre, surgit en elle une vision de la grotte semblable à celle de Mrs Moore et ressent les mêmes sensations. En quelque sorte, revivant par procuration la scène, elle déclare que le choc ressenti, aggravé par l'écho réverbérant toute chose, l'ont déconcentrée et profondément perturbée. Elle s'est trouvée somme jetée hors d'elle-même. Ce choc, au moment où elle l'a vécu, a été mal interprété : elle l'a pris pour une agression ; elle s'est trompée sans vouloir mentir, mais a menti malgré elle : le non-lieu est donc prononcé. Ronny Heaslop qui l'exige aussitôt et Adéla qui y consent rompent leurs fiancailles. Adela trouve refuge chez Fielding jusqu'à ce que soit trouvée une place dans un cargo en partance pour l'Angleterre. Plus elle y pense, plus elle rend l'écho responsable de tout ce qui est arrivé, puis elle s'en va pour ne plus jamais revenir. Aziz garde en lui un certain ressentiment à l'égard de Fielding qui s'est liée d'amitié avec la femme qui a failli lui briser la vie. Au nom de la bienséance, cependant, Fielding le persuade de ne pas chercher à obtenir des compensations. L'amitié n'est plus ce qu'elle a été et Fielding retourne en Angleterre pour, croit Aziz, épouser Adela dont il convoite l'argent. Il se jure de ne plus jamais se lier d'amitié avec un blanc et déménage vers l'état autonome de Mau pour commencer une nouvelle vie. Deux années plus tard, Fielding retourne en Inde avec son épouse, Stella, fille de Mrs Moore d'un second mariage. Aziz, désormais médecin-chef du Raja (Raja est un titre utilisé principalement par des monarques hindous, bouddhistesïns ou sikhs ; les monarques musulmans portent plutôt le titre de nawab ou sultan, mais certains utilisent aussi le mot raja) vient présenter ses respects et offrir à nouveau son affection. Il n'a point abandonné son rêve d'une Inde libre et unifiée : dans les dernières phrases du roman, il explique que l'amitié ne pourra être vraiment renouée de façon saine et naturelle que lorsque son pays aura été libéré de la domination britannique. Motifs L'écho L'écho, d'abord ressenti comme une agression par Mrs Moore, puis par Adela, ne renvoie qu'un gros « boum », quel que soit le son produit. Il y a là une transformation radicale, une métamorphose réductrice, une négation de la différence qui renvoie à la vision hindoue de l'unicité et de l'unité de tout le vivant. Vision à la fois belle et troublante : comment distinguer le bien du mal si tout se fond ? Comment établir des valeurs, des hiérarchies de comportement ? C'est l'écho qui tue Mrs Moore et, après l'avoir décontenancée, revivifie in fine Adela, libérée par son acte de trahison envers sa communauté, trahison saine puisque la confession de son irresponsabilité a conduit à la libération d'Aziz. L'architecture locale et européenne En Inde, l'architecture est informe, confuse, sans qu'on distingue nettement l'intérieur de l'extérieur, la terre et la pierre semblant ne faire qu'un. Serait-ce le miroir d'une inaptitude fondamentale à la logique et la raison ? Mais la mosquée et le temple offrent des perspectives d'ouverture : si cette ouverture n'existe pas dans le labyrinthe des ruelles, elle est présente dans le mysticisme et, à travers lui, permet l'amitié. L'architecture occidentale, elle, honore la forme et la proportion, complémente la terre ; c'est une œuvre de raison, de rectitude, sans doute inaccessible, pensent les Anglais, à la mentalité indienne Le chant de Godbole À la fin de la réception du thé, Godbole chante pour les hôtes anglais un air hindou, dans lequel une laitière implore le dieu de venir en aide à son peuple. Le refrain, « Viens ! » (Come! Come!), est sans cesse repris au cours du roman, peut-être comme un appel au pays à se dépasser et se transcender en un quelque chose de plus grand qu'il n'est. Mais dans le chant, Dieu ou le dieu ne vient jamais. Cet air a profondément troublé Mrs Moore, enclenchant son apathie spirituelle, sa conscience trouble d'une présence mais aussi d'un manque de confiance en la spiritualité. Godbole semblait insinuer qu'une figure divine pouvait oblitérer les différences et rapprocher les peuples. Mais seul reste le « Come, come! », tout est encore à faire et rien ne le sera jamais. Les symboles Les cavernes (grottes) de Marabar Les grottes de Marabar représentent la nature hostile ; elles sont plus anciennes que tout ce qui existe et incarnent le néant, le vide, comme un non-être à l'intérieur de la terre. Elles défient aussi bien les Indiens soumis que les Anglais conquérants, et leur étrange beauté n'est qu'une menace qui bouleverse en leur tréfonds leurs visiteurs. Elles possèdent ce dérangeant pouvoir de mettre les gens en face d'eux-mêmes et de l'univers dans lequel jusqu'alors, ils ont vécu sans trop se poser de questions. L'écho puissant et réducteur qu'elles recèlent reflète et révèle le côté sombre de chacun. Adela rencontre la honte du mensonge, la certitude que son mariage avec Ronny est impossible. Mrs Moore est troublée jusqu'à oublier toute spiritualité comme si elle s'en méfiait. En ce sens, les grottes détruisent le sens des choses en réduisant tout au même bruit brut et primaire et en exprimant ainsi l'inexprimable, encore jamais découvert par ceux auxquels elles parlent. L'Oiseau vert Juste après qu'au chapitre VII, Ronny et Adela se soient mis d'accord pour rompre leurs fiançailles, ils remarquent un oiseau vert perché dans un arbre au-dessus d'eux. Ni l'un ni l'autre ne peut l'identifier. Pour Adela, il symbolise cette qualité indicible de l'Inde, changeante alors qu'on croit en avoir fixé l'image. D'autre part, l'oiseau est un marqueur de la tension existant entre les communauté du pays, des Anglais obsédés de savoir, désirant nommer toute chose, catégoriser et classifier, autant de moyens qu'ils se donnent pour dominer. Les Indiens, au contraire, sont plus sensibles à la nuance, au non-dit, aux émotions que cachent les mots. D'un côté, des étiquettes, de l'autre, au-delà de la nomination, l'attention au détail, à la subtile différence. L'oiseau vert in-identifiable symbolise ce contraste : il est beau, il est vivant, il est soyeux, mais on ne sait pas qui il est, multiple car à jamais changeant. L'Inde est comme l'oiseau : une étiquette ne lui convient pas, il y a cent facettes, cent Indes qui défient l'entendement rationnel et échappent à la classification. La Guêpe Elle apparaît à plusieurs reprises dans le roman, la plupart du temps en rapport avec l'unicité de tout le vivant pour les hindous. L'insecte est souvent décrit comme la plus basse créature dans la hiérarchie des êtres composant cette unité universelle. Mrs Moore en trouve une dans sa chambre et la considère avec douceur et bonté : c'est là le signe de sa possible ouverture sur la vision hindou du monde : elle et la guêpe appartiennent à la même collectivité. Peut-être serat-elle une porte ouvrant une spiritualité nouvelle. Les faits, hélas, en décideront autrement. Commentaire 1) Il faut d’abord se mettre en garde contre une vision sommaire du roman, souvent présentée par des commentateurs superficiels non spécialistes de Forster, comme un document polémique sur les méfaits du colonialisme britannique aux Indes, les Anglais étant décrits comme des dominateurs à l’esprit étroit, méprisants à l’égard des indigènes et incapables de les comprendre. D’après cette conception, Forster s’opposait à la vision impérialiste de Rudyard Kipling, encore auréolé du prix Nobel qu’il obtint très jeune. Tout n’est pas faux dans ce compte rendu simpliste ; il est vrai que le roman, publié en 1924, peut en partie être lu et apprécié comme un reportage sur l’Inde du temps où ces régions faisaient partie de l’Empire britannique, et comme un pamphlet anticolonialiste, d’autant plus efficace que l’auteur manipule l’ironie plutôt que la dénonciation véhémente, et que les indigènes ne sont pas présentés comme des victimes cruellement persécutées, ni les occupants européens comme des exploiteurs sans scrupule. ` Toutefois le titre même du roman contient le thème du voyage, impliquant que les Britanniques ne sont pas chez eux en Inde, même s’ils y sont installés depuis longtemps, et y exercent tous les pouvoirs, ou presque. L’incompréhension mutuelle (voir plus loin le thème de l’incommunicabilité) a aussi et forcément, un aspect linguistique. On se souvient par exemple de la mention que fait Forster d’une dame de la bonne société britannique qui faisait l’effort de parler en urdu à ses domestiques, mais ne connaissait dans la conjugaison des verbes que le mode impératif à la deuxième personne. 2) Il ne faudrait pas non plus tomber dans un excès inverse et considérer le cadre indien comme un simple décor auquel on pourrait en substituer un autre, comme font les metteurs en scène à la mode qui situent un opéra de Mozart dans un bouge de Chicago ou L’Or du Rhin dans le salon de Madame Verdurin, en partant de l’idée que les conflits présents dans le roman pourraient aussi bien survenir en Finlande ou dans le Roussillon. Les noms donnés aux trois parties du roman, Mosque, Caves et Temple, montrent que l’Inde y occupe un rôle essentiel. Le premier et le troisième volet se réfèrent à la présence de la religion, à la fois fortement ritualisée et mystique, dans la vie quotidienne, la mentalité, la vision du monde qu’ont les autochtones et qui contrastent avec le rationalisme superficiel des conquérants. Le volet central, Caves, se réfère à la crise dramatique qui procure au roman son intrigue structurelle, mais aussi à des mystères de la nature, à la fois extérieure et intérieure aux êtres humains, qui donne au roman une profondeur quelque peu énigmatique, voire déconcertante. 3) Le thème principal du roman, ou du moins l’un de ses thèmes principaux est l’incommunicabilité. Le cadre indien et colonial constitue un support particulièrement bien choisi en vue du traitement de ce thème, mais il convient, en analysant le roman, de ne pas limiter la visée de l’auteur à l’aspect socio-ethnologique de la question et faire du cadre politico-géographique (devenu historique) son sujet central, voire unique. L’incommunicabilité concerne les deux ethnies entre lesquelles existe un conflit depuis l’arrivée des Anglais dans le sous-continent, mais aussi entre les Indiens euxmêmes, où s’opposent les musulmans et les hindous, quoique de façon moins violente que ce qui s’est passé après l’accession à l’indépendance (on ne sait pas si sur ce point Forster a fait preuve de prescience ou au contraire d’imprévision, car un certain rapprochement se produit entre les deux communautés au cours du roman, favorisé par un sentiment de solidarité face au potentiel ennemi commun). La psychologie ordinaire joue également son rôle. Les relations entre Ronnie et Adela, laquelle, soit dit en passant, n’a pas dans le roman de Forster le charme physique de Judy Davis dans le film calamiteux réalisé par David Lean en 1984 sur un scénario de son cru, sont loin d’être chaleureuses, et les efforts que font Fielding et Aziz pour se comprendre, s’estimer, se fréquenter, « s’enrichir de leurs mutuelles différences », selon la formule de Valéry, se heurtent à des blocages insurmontables. Au centre du récit se trouve cependant un événement qui procure un nouveau sujet de réflexion et même de perplexité, car si les descriptions et les anecdotes qui précèdent semblent avoir été conçues, comme dans un roman à la Balzac, pour expliquer a posteriori le tournant dramatique qui survient à un moment clé du récit, cette péripétie reste inexpliquée et inexplicable. Il convient de ne pas tenir compte de ce que les chercheurs ont trouvé dans un premier brouillon du roman, où Aziz était réellement coupable, même s’il reste l’idée que le tribunal qui le juge est convaincu de sa culpabilité, mais acquitte l’accusé pour des raisons d’opportunisme, par crainte d’un soulèvement de la population. La crise, ou le fantasme, qui se déroule dans les cavernes de Marabar, actualise les conflits latents présentés jusque-là comme des données de la vie quotidienne avec lesquelles on s’habitue à vivre, mais dont la fragilité dangereuse reste menaçante. 4) Adela Quested accuse le docteur Aziz d’agression sexuelle. Que s’est-il passé exactement ? Personne ne le saura jamais et l’auteur abandonne sur ce point la fonction habituelle du romancier omniscient. Toutes les hypothèses sont plausibles, y compris une hypothèse élevant la narration sur le palier du symbolisme. Manifestement la caverne ténébreuse symbolise pour l’auteur les obscurités parfois angoissantes du psychisme et de la sexualité, liée par le freudisme aux manigances parfois morbides de l’inconscient. Forster faisait partie de ce qu’on appelle le groupe de Bloomsbury, où l’on lisait avidement toutes les publications du docteur Freud. Miss Quested a-t-elle été victime d’un fantasme névrotique, né d’un mélange oxymorique de désir et de répulsion ? Le docteur Aziz s’estil senti libéré de certaines inhibitions à la fois humaines et ethnologiques par la noirceur nocturne de la caverne ? Les deux personnages ont-ils éprouvé l’un pour l’autre une attirance, qui leur est apparue inavouable une fois retournés à la lumière du plein jour et sous le regard d’une société peu favorable au métissage, la prétendue victime d’une tentative de viol transformant alors sa honte en indignation, tandis que le partenaire de sa transgression, se sentant tout aussi coupable du fait de l’éthique ambiante, ne pouvant que se réfugier dans une posture d’innocence ? Ou bien Forster at-il composé une sorte de parabole mystique, rappelant le Comus de Milton ? 5) Sans chercher à donner une tournure autobiographique à l’écriture et à la lecture du roman, on ne peut pas oublier que Forster vivait avec difficulté son homosexualité en un temps où ce penchant était considéré comme un délit, et où ses pratiquants devaient se dissimuler, le tout produisant un complexe de culpabilité, comme celui qui poussa Oscar Wilde à mettre lui-même en marche le processus judiciaire qui devait le détruire. Il vaut mieux cependant s’efforcer de comprendre le roman en s’appuyant sur ce qu’il donne à lire, non sur des renseignements extérieurs. L’épisode en question peut sans trop forcer la démarche interprétative, se comprendre comme continuant le thème de l’incommunicabilité. Le narrateur, à ne pas confondre avec l’auteur, même s’il en est le double, le délégué imaginaire, n’arrive pas à communiquer au lecteur ce qu’il ressent luimême devant un mystère qui le dépasse, parce que certains ressorts du comportement demeurent enfouis dans l’inconscient et dans l’amnésie qui résulte du refoulement, selon les théories freudiennes. 6) Curieusement l’auteur emprunte des procédés au roman policier, tels que la présence d’une pièce à conviction présentée au cours du procès, les lunettes brisées d’Adela Quested, qui en fait peuvent aussi bien servir de preuves que de contre-preuves, mais aussi des éléments qui évoquent le roman gothique, comme les échos effrayants que Mrs Moore autant que Miss Quested entendent dans les grottes. On peut, en forçant un peu le texte, mais la démarche volontairement occulte de Forster y invite, attribuer à ces échos une signification symbolique. Peut-être confrontent-ils les deux femmes à des révélations sur ellesmêmes, à des désirs aux conséquences dangereuses, qu’elles répugnent à reconnaître. Toute l’ambiguïté de la situation s’exprime par un choix à la fois simple et insoluble : ou bien Aziz a eu dans la grotte un geste déplacé, croyant sottement mais non invraisemblablement que l’obscurité qui y régnait constituait une sorte de permission, comme si tout cela se passait dans un rêve, ou bien Adela a imaginé ce geste, à la fois désiré et redouté. Certains exégètes plus ou moins lacaniens n’hésiteraient pas à établir un lien de similitude entre la grotte et l’espace vaginal, voire utérin, mais c’est à prendre avec précaution. Petit détail fortuit, mais pouvant donner lieu à une réflexion : la roman a été publié en 1924, l’année même où est mort Luigi Pirandello. Or il y a manifestement du pirandellisme au sens populaire de ce mot dans le roman de Forster, et en son centre problématique : où est la vérité ? Mais tout en posant implicitement la question, Forster la rattache, tel Ponce Pilate, au thème de la justice, qui constitue dans le roman un motif dramatique de grande importance, l’épisode du procès ayant comme toujours dans les romans et au théâtre (au cinéma aussi), le don de susciter l’intérêt du public. Le procès reflète la situation générale du roman. Le tribunal fait l’effort de respecter les règles juridiques, théoriquement objectives, mais il est partagé entre la solidarité ethnique qui le lie à l’accusatrice, et la crainte de provoquer une émeute, car les autochtones qui assistent au procès sont persuadés qu’Aziz est innocent. Quand Adela se rétracte, elle passe auprès de ses compatriotes pour avoir manqué de courage et les avoir trahis. 7) On peut être amené, à un certain stade de l’analyse, à revenir à Kipling et à faire une comparaison entre le roman Kim et A Passage to India. Il apparaît que contrairement aux idées reçues, Kipling s’y montre plus ouvert à un certain mysticisme asiatique que Forster. L’auteur se projette en partie sur l’enfant qui donne son nom au roman, Kim (le nom lui-même entre en consonance avec Kipling) et le personnage central est un moine bouddhiste, le lama tibétain Teshoo Lama dont la spiritualité fascine l’auteur autant que le héros éponyme et le lecteur lui-même. Or dans A Passage to India, c’est curieusement un personnage européen, Mrs Moore, qui incarne une sorte de sagesse et de détachement qu’on associe au bouddhisme et à certains aspects de l’hindouisme. Aziz lui-même, personnage partagé et en partie déchiré entre la partie de lui-même qu’il a acquise au contact de la civilisation européenne – son métier de médecin notamment – et ses racines ethniques, est musulman, non hindou, il ferait partie aujourd’hui du Pakistan plutôt que de l’Inde, et son Islam ne semble pas jouer un rôle essentiel dans sa psychologie. Malgré les différences de mentalité qui font obstacle à une amitié pleine et entière que Fielding et lui ne parviennent pas à atteindre, il ne semble pas avoir un comportement ni une tournure d’esprit irrationnels. Au moment de l’affaire de la caverne son indianité le rend suspect aux yeux de la colonie britannique, mais toute la stratégie du roman consiste à mettre le lecteur en garde contre les préjugés. Toutefois, conclure qu’il n’y a d’aspiration à la transcendance qu’en Asie conduirait à tomber dans un autre préjugé. Le personnage de Mrs. Moore montre que l’Occident n’est pas imperméable à une certaine forme de spiritualité. L'hindouisme, n'a apparemment rien à faire dans l'intrigue, mais manifestement intéresse l'auteur. Aussi bien les anglicans que les musulmans considèrent l'hindouisme comme une religion primitive, une forme de paganisme et d'animisme, mais c'est précisément ce qui fascine l'auteur, marginalisé dans son propre pays par son statut d'intellectuel, d'écrivain, d'esthète et de célibataire déviant. Comme beaucoup d'autres (Swinburne, Wilde, Walter Pater, Robert Graves et tutti quanti) il opère une évasion vers les mythologies qui donnaient un sens à la vie, comblaient simultanément l'intellect et l'imagination, organisaient de magnifiques cérémonies, créaient un puissant sentiment communautaire. En décrivant, dans la dernière partie, intitulée TEMPLE, les foules exaltées par leur culte commun, Forster lui-même échappe à son isolement.