Petit commentaire de A Passage to India par E. M. Forster

Transcription

Petit commentaire de A Passage to India par E. M. Forster
Petit commentaire de A Passage to India par E. M.
Forster
Résumé de l'intrigue
Jeune maîtresse d’école anglaise, Adela Quested et son
amie beaucoup plus âgée visitent la ville fictionnelle de
Chandrapore dans l’Inde dominée par les Anglais. Adela
doit prendre la décision d’épouser ou non le fils de Mrs
Moore, Ronny Heaslop qui exerce les fonctions de magistrat
dans la ville.
Entretemps, Dr Aziz, jeune médecin indien de confession
musulmane, dîne avec deux de ses amis indiens tout en
discutant sur la question de savoir s'il est possible d'être
l'ami d'un Anglais. Pendant le repas, arrive une convocation
du Major Callendar, le désagréable supérieur d'Aziz à
l'hôpital. Aziz se hâte vers le bungalow de Callendar, mais
est retardé par une crevaison et la difficulté de trouver une
tonga, et le major est déjà parti en colère.
Dépité, Aziz descend la route qui mène à la gare.
Apercevant sa mosquée préférée, il y entre sous le coup
d'une impulsion. Là se trouve une étrange Anglaise à
laquelle il crie de ne point profaner ce lieu sacré. La dame,
Mrs Moore, respectant les coutumes autochtones, désarme
aussitôt Aziz ; s'ensuit une conversation et on se sépare en
bonne amitié.
Mrs Moore revient au British Club au bas de la route et
raconte son expérience de la mosquée. Son fils croit
d'abord qu'elle parle d'un Anglais rencontré, puis s'indigne
lorsqu'il apprend la vérité des faits. Adela, elle, est intriguée
par cette histoire.
Comme les visiteurs ont exprimé le désir de faire la
connaissance d'Indiens, Mr Turton, le percepteur de la ville,
en invite une nombreuse compagnie à sa villa, tous des
hommes évidemment. Le résultat n'est pas très
encourageant, les Indiens se conduisent avec réserve et les
Britanniques restent sur une posture de quant à soi teintée
d'arrogance muette. Adela, cependant, fait une rencontre
intéressante en la personne de Mr Cyril Fielding, directeur
d'un lycée d'État pour Indiens. Fielding invite Adela et Mrs.
Moore à prendre le thé chez lui en compagnie d'un
professeur hindou brahmine Narayan Godbole. Pour
satisfaire à une rquête d'Adela, il invite également le Dr.
Aziz.
Excellente réunion : on parle de l'Inde, Fielding et Aziz se
lient d'amitié. Aziz promet même à Mrs Moore et Adela de
les emmener aux grottes de Marabar, une curiosité naturelle
locale. Mais voici que survient Ronny Heaslop qui
interrompt grossièrement la réception.
Quelque temps a passé et Aziz est à tort convaincu que les
dames anglaises ont été choquées de ce qu'il n'ait point
encore donné suite à son invitation, et il se hâte à grands
frais d'organiser l'excursion, le voyage en train, le picnic,
bref de faire tous les préparatifs. Contretemps de dernière
minute : Fielding et Godbole, eux aussi invités, manquent le
train.
Aziz et les deux dames sont donc partis seuls et les voici
qui explorent les grottes. Dès la première, Mrs Moore est
saisie d'une sorte de violente crise de claustrophobie
qu'aggrave un étrange l'écho renvoyant chaque son à l'infini
d'étrange façon, ce qui la décourage de poursuivre. Restent
donc Adela, le docteur et un guide qui continuent leur
escalade.
Aziz aide Adela à gravir une pente et soudain, elle lui
demande tout de go s'il a plusieurs femmes. Déconcerté par
la rudesse de cette question, le docteur bifurque dans une
autre grotte pour reprendre ses esprits. À sa sortie, il ne
trouve que le guide qui lui déclare qu'Adela est partie seule
dans la grotte. Aziz le cherche en vain, puis croyant qu'elle
s'est perdue, il frappe le guide qui s'enfuie à toutes jambes.
Aziz cherche, examine et trouve les jumelles d'Adela, les
verres fracassés sur le sol. Il les ramasse et les met dans sa
poche.
Sur quoi, Aziz regarde au bas de la colline et y aperçoit
Adela conversant avec une autre Anglaise, Miss Derek, qui
vient d'arriver avec Fielding en voiture. Il court joyeusement
à leur rencontre, mais les deux jeunes femmes s'esquivent
sans explication, tandis que Fielding et Mrs Moore,
accompagnés d'Arizona, rentrent à Chandrapore par le
train. Dès son arrivée à la gare, Aziz est arrêté sous le chef
d'accusation d'agression sexuelle sur la personne de Miss
Adela Quested.
Les tensions entre les communautés s'exaspèrent pendant
l'instruction. Adela prétend qu'Aziz l'a suivie et a essayé de
l'agripper, et qu'elle s'en est débarrassé en lui jetant ses
jumelles au visage. Les jumelles deviennent donc la seule
pièce à conviction, mais c'est quant même Aziz qui les avait
à la main. Les colons n'en ont cure et le proclament
coupable et lorsque Fielding proclame sa conviction de
l'innocence du docteur, ils sont abasourdis et même le
traitent de traitre et le mettent en quarantaine, comme il a
été fait du Dr Aziz. Du coup, il se retrouve bien accueilli par
les Indiens qui, eux, sont certains que l'agression n'a jamais
eu lieu.
Pendant les semaines qui suivent, Mrs Moore change,
devient peu à peu irritable et léthargique, se disant
convaincue de l'honnêteté d'Aziz, mais ne faisant
strictement rien pour lui venir en aide. Ronny, voyant sa
mère pencher vers le côté adverse, se débrouille pour la
renvoyer au plus vite en Angleterre. Mrs Moore est
embarquée sur un cargo en partance pour l'Europe, mais
décède pendant le voyage. Sa dépouille est inhumée en
mer selon la tradition, son corps rejoignant ainsi le grand
tout, en accord avec le panthéisme diffus qui traverse le
roman. Son absence est durement ressentie par les
défenseurs d'Aziz, car son témoignage eût été crucial.
Cependant, Adela commence à avoir des doutes. Au
procès, elle ne sait trop quoi répondre à la question clef: a-telle, oui ou non, été agressée ? Si oui, par qui ? Au moment
de répondre, surgit en elle une vision de la grotte semblable
à celle de Mrs Moore et ressent les mêmes sensations. En
quelque sorte, revivant par procuration la scène, elle
déclare que le choc ressenti, aggravé par l'écho réverbérant
toute chose, l'ont déconcentrée et profondément perturbée.
Elle s'est trouvée somme jetée hors d'elle-même. Ce choc,
au moment où elle l'a vécu, a été mal interprété : elle l'a pris
pour une agression ; elle s'est trompée sans vouloir mentir,
mais a menti malgré elle : le non-lieu est donc prononcé.
Ronny Heaslop qui l'exige aussitôt et Adéla qui y consent
rompent leurs fiancailles. Adela trouve refuge chez Fielding
jusqu'à ce que soit trouvée une place dans un cargo en
partance pour l'Angleterre. Plus elle y pense, plus elle rend
l'écho responsable de tout ce qui est arrivé, puis elle s'en va
pour ne plus jamais revenir.
Aziz garde en lui un certain ressentiment à l'égard de
Fielding qui s'est liée d'amitié avec la femme qui a failli lui
briser la vie. Au nom de la bienséance, cependant, Fielding
le persuade de ne pas chercher à obtenir des
compensations. L'amitié n'est plus ce qu'elle a été et
Fielding retourne en Angleterre pour, croit Aziz, épouser
Adela dont il convoite l'argent. Il se jure de ne plus jamais se
lier d'amitié avec un blanc et déménage vers l'état
autonome de Mau pour commencer une nouvelle vie.
Deux années plus tard, Fielding retourne en Inde avec son
épouse, Stella, fille de Mrs Moore d'un second mariage.
Aziz, désormais médecin-chef du Raja (Raja est un titre
utilisé principalement par des monarques hindous,
bouddhistesïns ou sikhs ; les monarques musulmans
portent plutôt le titre de nawab ou sultan, mais certains
utilisent aussi le mot raja) vient présenter ses respects et
offrir à nouveau son affection. Il n'a point abandonné son
rêve d'une Inde libre et unifiée : dans les dernières phrases
du roman, il explique que l'amitié ne pourra être vraiment
renouée de façon saine et naturelle que lorsque son pays
aura été libéré de la domination britannique.
Motifs
L'écho
L'écho, d'abord ressenti comme une agression par Mrs
Moore, puis par Adela, ne renvoie qu'un gros « boum », quel
que soit le son produit. Il y a là une transformation radicale,
une métamorphose réductrice, une négation de la différence
qui renvoie à la vision hindoue de l'unicité et de l'unité de
tout le vivant. Vision à la fois belle et troublante : comment
distinguer le bien du mal si tout se fond ? Comment établir
des valeurs, des hiérarchies de comportement ? C'est l'écho
qui tue Mrs Moore et, après l'avoir décontenancée, revivifie
in fine Adela, libérée par son acte de trahison envers sa
communauté, trahison saine puisque la confession de son
irresponsabilité a conduit à la libération d'Aziz.
L'architecture locale et européenne
En Inde, l'architecture est informe, confuse, sans qu'on
distingue nettement l'intérieur de l'extérieur, la terre et la
pierre semblant ne faire qu'un. Serait-ce le miroir d'une
inaptitude fondamentale à la logique et la raison ? Mais la
mosquée et le temple offrent des perspectives d'ouverture :
si cette ouverture n'existe pas dans le labyrinthe des ruelles,
elle est présente dans le mysticisme et, à travers lui, permet
l'amitié.
L'architecture occidentale, elle, honore la forme et la
proportion, complémente la terre ; c'est une œuvre de
raison, de rectitude, sans doute inaccessible, pensent les
Anglais, à la mentalité indienne
Le chant de Godbole
À la fin de la réception du thé, Godbole chante pour les
hôtes anglais un air hindou, dans lequel une laitière implore
le dieu de venir en aide à son peuple. Le refrain, « Viens ! »
(Come! Come!), est sans cesse repris au cours du roman,
peut-être comme un appel au pays à se dépasser et se
transcender en un quelque chose de plus grand qu'il n'est.
Mais dans le chant, Dieu ou le dieu ne vient jamais. Cet air
a profondément troublé Mrs Moore, enclenchant son
apathie spirituelle, sa conscience trouble d'une présence
mais aussi d'un manque de confiance en la spiritualité.
Godbole semblait insinuer qu'une figure divine pouvait
oblitérer les différences et rapprocher les peuples. Mais seul
reste le « Come, come! », tout est encore à faire et rien ne
le sera jamais.
Les symboles
Les cavernes (grottes) de Marabar
Les grottes de Marabar représentent la nature hostile ; elles
sont plus anciennes que tout ce qui existe et incarnent le
néant, le vide, comme un non-être à l'intérieur de la terre.
Elles défient aussi bien les Indiens soumis que les Anglais
conquérants, et leur étrange beauté n'est qu'une menace
qui bouleverse en leur tréfonds leurs visiteurs. Elles
possèdent ce dérangeant pouvoir de mettre les gens en
face d'eux-mêmes et de l'univers dans lequel jusqu'alors, ils
ont vécu sans trop se poser de questions. L'écho puissant
et réducteur qu'elles recèlent reflète et révèle le côté
sombre de chacun. Adela rencontre la honte du mensonge,
la certitude que son mariage avec Ronny est impossible.
Mrs Moore est troublée jusqu'à oublier toute spiritualité
comme si elle s'en méfiait. En ce sens, les grottes détruisent
le sens des choses en réduisant tout au même bruit brut et
primaire et en exprimant ainsi l'inexprimable, encore jamais
découvert par ceux auxquels elles parlent.
L'Oiseau vert
Juste après qu'au chapitre VII, Ronny et Adela se soient mis
d'accord pour rompre leurs fiançailles, ils remarquent un
oiseau vert perché dans un arbre au-dessus d'eux. Ni l'un ni
l'autre ne peut l'identifier. Pour Adela, il symbolise cette
qualité indicible de l'Inde, changeante alors qu'on croit en
avoir fixé l'image. D'autre part, l'oiseau est un marqueur de
la tension existant entre les communauté du pays, des
Anglais obsédés de savoir, désirant nommer toute chose,
catégoriser et classifier, autant de moyens qu'ils se donnent
pour dominer. Les Indiens, au contraire, sont plus sensibles
à la nuance, au non-dit, aux émotions que cachent les mots.
D'un côté, des étiquettes, de l'autre, au-delà de la
nomination, l'attention au détail, à la subtile différence.
L'oiseau vert in-identifiable symbolise ce contraste : il est
beau, il est vivant, il est soyeux, mais on ne sait pas qui il
est, multiple car à jamais changeant. L'Inde est comme
l'oiseau : une étiquette ne lui convient pas, il y a cent
facettes, cent Indes qui défient l'entendement rationnel et
échappent à la classification.
La Guêpe
Elle apparaît à plusieurs reprises dans le roman, la plupart
du temps en rapport avec l'unicité de tout le vivant pour les
hindous. L'insecte est souvent décrit comme la plus basse
créature dans la hiérarchie des êtres composant cette unité
universelle. Mrs Moore en trouve une dans sa chambre et la
considère avec douceur et bonté : c'est là le signe de sa
possible ouverture sur la vision hindou du monde : elle et la
guêpe appartiennent à la même collectivité. Peut-être serat-elle une porte ouvrant une spiritualité nouvelle. Les faits,
hélas, en décideront autrement.
Commentaire
1) Il faut d’abord se mettre en garde contre une vision
sommaire du roman, souvent présentée par des
commentateurs superficiels non spécialistes de Forster,
comme un document polémique sur les méfaits du
colonialisme britannique aux Indes, les Anglais étant décrits
comme des dominateurs à l’esprit étroit, méprisants à
l’égard des indigènes et incapables de les comprendre.
D’après cette conception, Forster s’opposait à la vision
impérialiste de Rudyard Kipling, encore auréolé du prix
Nobel qu’il obtint très jeune. Tout n’est pas faux dans ce
compte rendu simpliste ; il est vrai que le roman, publié en
1924, peut en partie être lu et apprécié comme un reportage
sur l’Inde du temps où ces régions faisaient partie de
l’Empire britannique, et comme un pamphlet anticolonialiste,
d’autant plus efficace que l’auteur manipule l’ironie plutôt
que la dénonciation véhémente, et que les indigènes ne
sont pas présentés comme des victimes cruellement
persécutées, ni les occupants européens comme des
exploiteurs sans scrupule.
`
Toutefois le titre même du roman contient le thème du
voyage, impliquant que les Britanniques ne sont pas chez
eux en Inde, même s’ils y sont installés depuis longtemps,
et y exercent tous les pouvoirs, ou presque.
L’incompréhension mutuelle (voir plus loin le thème de
l’incommunicabilité) a aussi et forcément, un aspect
linguistique. On se souvient par exemple de la mention que
fait Forster d’une dame de la bonne société britannique qui
faisait l’effort de parler en urdu à ses domestiques, mais ne
connaissait dans la conjugaison des verbes que le mode
impératif à la deuxième personne.
2) Il ne faudrait pas non plus tomber dans un excès inverse
et considérer le cadre indien comme un simple décor auquel
on pourrait en substituer un autre, comme font les metteurs
en scène à la mode qui situent un opéra de Mozart dans un
bouge de Chicago ou L’Or du Rhin dans le salon de
Madame Verdurin, en partant de l’idée que les conflits
présents dans le roman pourraient aussi bien survenir en
Finlande ou dans le Roussillon. Les noms donnés aux trois
parties du roman, Mosque, Caves et Temple, montrent que
l’Inde y occupe un rôle essentiel.
Le premier et le troisième volet se réfèrent à la présence
de la religion, à la fois fortement ritualisée et mystique, dans
la vie quotidienne, la mentalité, la vision du monde qu’ont
les autochtones et qui contrastent avec le rationalisme
superficiel des conquérants. Le volet central, Caves, se
réfère à la crise dramatique qui procure au roman son
intrigue structurelle, mais aussi à des mystères de la nature,
à la fois extérieure et intérieure aux êtres humains, qui
donne au roman une profondeur quelque peu énigmatique,
voire déconcertante.
3) Le thème principal du roman, ou du moins l’un de ses
thèmes principaux est l’incommunicabilité. Le cadre indien
et colonial constitue un support particulièrement bien choisi
en vue du traitement de ce thème, mais il convient, en
analysant le roman, de ne pas limiter la visée de l’auteur à
l’aspect socio-ethnologique de la question et faire du cadre
politico-géographique (devenu historique) son sujet central,
voire unique. L’incommunicabilité concerne les deux ethnies
entre lesquelles existe un conflit depuis l’arrivée des Anglais
dans le sous-continent, mais aussi entre les Indiens euxmêmes, où s’opposent les musulmans et les hindous,
quoique de façon moins violente que ce qui s’est passé
après l’accession à l’indépendance (on ne sait pas si sur ce
point Forster a fait preuve de prescience ou au contraire
d’imprévision, car un certain rapprochement se produit entre
les deux communautés au cours du roman, favorisé par un
sentiment de solidarité face au potentiel ennemi commun).
La psychologie ordinaire joue également son rôle. Les
relations entre Ronnie et Adela, laquelle, soit dit en passant,
n’a pas dans le roman de Forster le charme physique de
Judy Davis dans le film calamiteux réalisé par David Lean
en 1984 sur un scénario de son cru, sont loin d’être
chaleureuses, et les efforts que font Fielding et Aziz pour se
comprendre, s’estimer, se fréquenter, « s’enrichir de leurs
mutuelles différences », selon la formule de Valéry, se
heurtent à des blocages insurmontables.
Au centre du récit se trouve cependant un événement qui
procure un nouveau sujet de réflexion et même de
perplexité, car si les descriptions et les anecdotes qui
précèdent semblent avoir été conçues, comme dans un
roman à la Balzac, pour expliquer a posteriori le tournant
dramatique qui survient à un moment clé du récit, cette
péripétie reste inexpliquée et inexplicable. Il convient de ne
pas tenir compte de ce que les chercheurs ont trouvé dans
un premier brouillon du roman, où Aziz était réellement
coupable, même s’il reste l’idée que le tribunal qui le juge
est convaincu de sa culpabilité, mais acquitte l’accusé pour
des raisons d’opportunisme, par crainte d’un soulèvement
de la population. La crise, ou le fantasme, qui se déroule
dans les cavernes de Marabar, actualise les conflits latents
présentés jusque-là comme des données de la vie
quotidienne avec lesquelles on s’habitue à vivre, mais dont
la fragilité dangereuse reste menaçante.
4) Adela Quested accuse le docteur Aziz d’agression
sexuelle. Que s’est-il passé exactement ? Personne ne le
saura jamais et l’auteur abandonne sur ce point la fonction
habituelle du romancier omniscient. Toutes les hypothèses
sont plausibles, y compris une hypothèse élevant la
narration sur le palier du symbolisme. Manifestement la
caverne ténébreuse symbolise pour l’auteur les obscurités
parfois angoissantes du psychisme et de la sexualité, liée
par le freudisme aux manigances parfois morbides de
l’inconscient. Forster faisait partie de ce qu’on appelle le
groupe de Bloomsbury, où l’on lisait avidement toutes les
publications du docteur Freud. Miss Quested a-t-elle été
victime d’un fantasme névrotique, né d’un mélange
oxymorique de désir et de répulsion ? Le docteur Aziz s’estil senti libéré de certaines inhibitions à la fois humaines et
ethnologiques par la noirceur nocturne de la caverne ? Les
deux personnages ont-ils éprouvé l’un pour l’autre une
attirance, qui leur est apparue inavouable une fois retournés
à la lumière du plein jour et sous le regard d’une société peu
favorable au métissage, la prétendue victime d’une tentative
de viol transformant alors sa honte en indignation, tandis
que le partenaire de sa transgression, se sentant tout aussi
coupable du fait de l’éthique ambiante, ne pouvant que se
réfugier dans une posture d’innocence ? Ou bien Forster at-il composé une sorte de parabole mystique, rappelant le
Comus de Milton ?
5) Sans chercher à donner une tournure autobiographique à
l’écriture et à la lecture du roman, on ne peut pas oublier
que Forster vivait avec difficulté son homosexualité en un
temps où ce penchant était considéré comme un délit, et où
ses pratiquants devaient se dissimuler, le tout produisant un
complexe de culpabilité, comme celui qui poussa Oscar
Wilde à mettre lui-même en marche le processus judiciaire
qui devait le détruire. Il vaut mieux cependant s’efforcer de
comprendre le roman en s’appuyant sur ce qu’il donne à
lire, non sur des renseignements extérieurs. L’épisode en
question peut sans trop forcer la démarche interprétative, se
comprendre
comme
continuant
le
thème
de
l’incommunicabilité. Le narrateur, à ne pas confondre avec
l’auteur, même s’il en est le double, le délégué imaginaire,
n’arrive pas à communiquer au lecteur ce qu’il ressent luimême devant un mystère qui le dépasse, parce que certains
ressorts du comportement demeurent enfouis dans
l’inconscient et dans l’amnésie qui résulte du refoulement,
selon les théories freudiennes.
6) Curieusement l’auteur emprunte des procédés au roman
policier, tels que la présence d’une pièce à conviction
présentée au cours du procès, les lunettes brisées d’Adela
Quested, qui en fait peuvent aussi bien servir de preuves
que de contre-preuves, mais aussi des éléments qui
évoquent le roman gothique, comme les échos effrayants
que Mrs Moore autant que Miss Quested entendent dans
les grottes. On peut, en forçant un peu le texte, mais la
démarche volontairement occulte de Forster y invite,
attribuer à ces échos une signification symbolique. Peut-être
confrontent-ils les deux femmes à des révélations sur ellesmêmes, à des désirs aux conséquences dangereuses,
qu’elles répugnent à reconnaître. Toute l’ambiguïté de la
situation s’exprime par un choix à la fois simple et
insoluble : ou bien Aziz a eu dans la grotte un geste
déplacé, croyant sottement mais non invraisemblablement
que l’obscurité qui y régnait constituait une sorte de
permission, comme si tout cela se passait dans un rêve, ou
bien Adela a imaginé ce geste, à la fois désiré et redouté.
Certains exégètes plus ou moins lacaniens n’hésiteraient
pas à établir un lien de similitude entre la grotte et l’espace
vaginal, voire utérin, mais c’est à prendre avec précaution.
Petit détail fortuit, mais pouvant donner lieu à une
réflexion : la roman a été publié en 1924, l’année même où
est mort Luigi Pirandello. Or il y a manifestement du
pirandellisme au sens populaire de ce mot dans le roman de
Forster, et en son centre problématique : où est la vérité ?
Mais tout en posant implicitement la question, Forster la
rattache, tel Ponce Pilate, au thème de la justice, qui
constitue dans le roman un motif dramatique de grande
importance, l’épisode du procès ayant comme toujours dans
les romans et au théâtre (au cinéma aussi), le don de
susciter l’intérêt du public. Le procès reflète la situation
générale du roman. Le tribunal fait l’effort de respecter les
règles juridiques, théoriquement objectives, mais il est
partagé entre la solidarité ethnique qui le lie à l’accusatrice,
et la crainte de provoquer une émeute, car les autochtones
qui assistent au procès sont persuadés qu’Aziz est
innocent. Quand Adela se rétracte, elle passe auprès de ses
compatriotes pour avoir manqué de courage et les avoir
trahis.
7) On peut être amené, à un certain stade de l’analyse, à
revenir à Kipling et à faire une comparaison entre le roman
Kim et A Passage to India. Il apparaît que contrairement aux
idées reçues, Kipling s’y montre plus ouvert à un certain
mysticisme asiatique que Forster. L’auteur se projette en
partie sur l’enfant qui donne son nom au roman, Kim (le
nom lui-même entre en consonance avec Kipling) et le
personnage central est un moine bouddhiste, le lama
tibétain Teshoo Lama dont la spiritualité fascine l’auteur
autant que le héros éponyme et le lecteur lui-même. Or
dans A Passage to India, c’est curieusement un personnage
européen, Mrs Moore, qui incarne une sorte de sagesse et
de détachement qu’on associe au bouddhisme et à certains
aspects de l’hindouisme. Aziz lui-même, personnage
partagé et en partie déchiré entre la partie de lui-même qu’il
a acquise au contact de la civilisation européenne – son
métier de médecin notamment – et ses racines ethniques,
est musulman, non hindou, il ferait partie aujourd’hui du
Pakistan plutôt que de l’Inde, et son Islam ne semble pas
jouer un rôle essentiel dans sa psychologie. Malgré les
différences de mentalité qui font obstacle à une amitié
pleine et entière que Fielding et lui ne parviennent pas à
atteindre, il ne semble pas avoir un comportement ni une
tournure d’esprit irrationnels. Au moment de l’affaire de la
caverne son indianité le rend suspect aux yeux de la colonie
britannique, mais toute la stratégie du roman consiste à
mettre le lecteur en garde contre les préjugés. Toutefois,
conclure qu’il n’y a d’aspiration à la transcendance qu’en
Asie conduirait à tomber dans un autre préjugé. Le
personnage de Mrs. Moore montre que l’Occident n’est pas
imperméable à une certaine forme de spiritualité.
L'hindouisme, n'a apparemment rien à faire dans l'intrigue,
mais manifestement intéresse l'auteur. Aussi bien les
anglicans que les musulmans considèrent l'hindouisme
comme une religion primitive, une forme de paganisme et
d'animisme, mais c'est précisément ce qui fascine l'auteur,
marginalisé dans son propre pays par son statut
d'intellectuel, d'écrivain, d'esthète et de célibataire déviant.
Comme beaucoup d'autres (Swinburne, Wilde, Walter Pater,
Robert Graves et tutti quanti) il opère une évasion vers les
mythologies qui donnaient un sens à la vie, comblaient
simultanément l'intellect et l'imagination, organisaient de
magnifiques cérémonies, créaient un puissant sentiment
communautaire. En décrivant, dans la dernière partie,
intitulée TEMPLE, les foules exaltées par leur culte
commun, Forster lui-même échappe à son isolement.