Cafés

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RENCONTRER
Cafés « tradi »
ou cafés « trendy » ?
Ambiances. Entre établissements traditionnels et endroits branchés,
le centre-ville offre une grande diversité de cafés, lieux de sociabilité
par excellence. Chacun a une clientèle spécifique.
D
e vieilles chaises en
bois rafistolées au
scotch envahissent le
trottoir.Des hommes,
et uniquement des hommes,
fument la chicha, le narguilé
égyptien. Le café l’Unité arabe,
niché entre le KFC et le McDonald’s fait face à la prestigieuse Université américaine
du Caire (AUC). « Seuls les hommes fréquentent cet endroit. Si
les femmes venaient ici, cela
deviendrait touristique ! », s’exclame le propriétaire,Youssef
Nour. L’endroit est sommaire.
Mégots de cigarettes, copeaux
de bois, cendre et poussière
jonchent le sol fissuré.Tout est
d’époque.Aucune rénovation
n’a eu lieu depuis 1955.
Seize heures. L’endroit est
calme. « C’est vers 14 heures, à
la sortie des bureaux, que les
habitués se retrouvent », explique le gérant. Sept hommes,
assis, semblent attendre que
le temps passe.Seuls,ils épient
les va-et-vient des passants.
Ensemble, ils commentent
l’actualité du jour, jouent au
trictrac – sorte de domino –,
parlent de football, de femmes
ou des dernières arnaques
dont ils ont fait les frais. Le
ventilateur suspendu au plafond aère la pièce, l’odeur de
chicha se mêlant à celle des
Cleopatra, les cigarettes locales. « Bien sûr que l’on accepte les
femmes ici, mais ce n’est pas un
lieu pour elles », déclare naturellement le propriétaire.
Un vent de liberté...
Mariane William, 29 ans, est
metteur en scène. Elle est la
seule femme du café. « J’avais
un rendez-vous de travail avec
deux collègues et nous sommes
allés au plus près », déclare-telle. Pantalon noir serré, chemise décolletée et ongles
vernis en rouge, Mariane
avoue ne pas se sentir à l’aise
dans ces lieux. « Le regard des
hommes nous fait comprendre
que nous ne sommes pas les bienvenues dans certains endroits.
Nous n’y entrons pas. »
Les mœurs
évoluent,
mais
à petits pas
Mariane, qui ne porte pas le
voile, se dit profondément
convaincue « qu’un vent de
liberté a soufflé sur la ville ces dernières années ». Une idée largement répandue parmi la gent
masculine. « Désormais, les femmes fument même dans la rue.
Avant, elles entraient dans les
cafés avec un sentiment de honte,
mais plus maintenant », renchérit de manière assez radicale
Amer Hassanein, propriétaire
du Nadi el-Zohour.
Des propos à nuancer car les
Egyptiennes voilées et célibataires ne se permettent toujours pas de fréquenter les
cafés populaires.Traditionnellement, ils sont considérés
comme « des endroits malfamés,
sales, où des hommes grossiers
jouent et parient de l’argent ».
C’est en tout cas l’explication
de Karim Benmerim, un architecte franco-tunisien qui travaille au Caire depuis trois
ans. Lui préfère se rendre dans
les nouveaux cafés modernes
d’un autre quartier du centreville, Talaat Harb. Là, sur une
centaine de mètres, face à
l’AUC, le Café Costa, le Beano’s
Café et le Potery Café, tous
ouverts il y a un an à peine, se
font concurrence.
Des lunettes rectangulaires
noires, le col de la chemise
relevé, un ordinateur portable
sur les genoux et le gobelet de
café à la main, le jeune architecte estime que « l’on assiste
Youssouf Nour, 60 ans, maître de café
« Les jeunes préfèrent les lieux modernes »
e café, c’est comme un pigeonnier :
L
les gens s’y regroupent pour passer
un moment. Et chacun s’en va de son
côté, pour aller gagner son pain », lance
Youssef Nour. Propriétaire de l’Unité
arabe, un café traditionnel du centreville, l’homme n’a rien de l’image du
ma’allem indolent, cette image des
« maîtres de cafés » véhiculée par les
séries télévisées égyptiennes. Dix
heures par jour,Youssef prend les
commandes des clients, les transmet
aux serveurs et encaisse l’argent. « J’ai
77 ans, mais dieu merci, je suis encore
en bonne santé et capable de
travailler », se réjouit-il. A peine
s’arrête-t-il parfois pour rire ou discuter
avec les habitués. Des fonctionnaires,
mais aussi des ouvriers ou des
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garagistes qui se connaissent tous et
prennent plaisir à se retrouver chaque
jour. « Les clients ont changé,
commente Youssef. Maintenant, les
jeunes préfèrent les lieux modernes. »
Pourtant, son café reste un bon moyen
pour lui de mieux connaître ce qui se
passe dans le monde. « Je gagne bien
ma vie et tout va bien », résume le
vieux maître lorsqu’on évoque le sujet.
Quatorze livres par jour, soit en
moyenne 600 livres (80 euros) avec les
pourboires par mois. « C’est suffisant
pour ma femme et moi, puisque mes
enfants sont déjà mariés », souligne-t-il
avec son fort accent du sud.Youssef est
né dans un petit village près
d’Assouan, en Haute-Egypte. A 15 ans,
il fuit les mauvais traitements de sa
belle-mère et se réfugie au Caire. Il
commence alors à travailler comme
serveur. Sept ans plus tard, au sommet
de sa réussite professionnelle, il achète
un café près de la place Ramsès. Mais
sa passion pour les jeux a raison de lui
et tout s’écroule. « J’ai perdu tout mon
argent dans les paris hippiques. J’ai dû
vendre mon café », éclate-t-il de rire.
Sans ressource,Youssef n’a d’autre
solution que d’aider ses cousins dans
leur café, l’Unité arabe. A leur mort, il
reprend l’affaire.Youssouf est satisfait
de sa vie. Pourtant, il souhaite un autre
avenir à ses enfants. « C’est un métier
fatigant. J’ai refusé qu’ils le fassent »,
assène-t-il. Et s’excuse, confus, de
n’avoir pas offert à boire.
h.e.e. et N.M.
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TRADITION. Dans les cafés
populaires, les clients passent
le temps en buvant du thé à la
menthe et en fumant des chichas. Un monde masculin.
THOMAS VAN DER STRATEN WAILLET
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à un choc culturel, à l’opposition
de deux Caire ». Confort, design,
propreté, Internet haut débit,
journaux et livres à disposition, les lieux à la mode proposent de nombreux services.
A 25 ans, Karim, diplômé
d’une licence de commerce,
travaille comme serveur au
Potery Café depuis trois mois.
« Nos clients sont surtout des étudiants de l’université américaine
qui viennent surfer sur Internet
ou déjeuner. »
Samedi matin, Lamis Shawky,
24 ans, et Hadya Satehi, 25
ans, se retrouvent au Beanos’s
Café pour étudier.
Prix multipliés par sept
Musique R’n’B en fond sonore,
ces étudiantes de la faculté
polytechnique ne vont jamais
dans les cafés traditionnels.
« Nos parents nous ont déconseillé de passer devant car on risquerait d’être embêtées par les
hommes », avoue Hadya, un
peu gênée. Les prix des
consommations sont, en
moyenne, multipliés par sept
par rapport aux prix locaux.
Inabordables pour la plupart
des Cairotes.
« Les femmes viennent ici seules
ou entre amies car c’est un endroit
fermé. On ne les voit pas de l’extérieur », conclut le serveur.
La réalité est cependant bien
plus complexe. Les Egyptiennes des classes moyennes
commencent tout doucement
à sortir le soir dans les lieux
typiques du centre, en compagnie de leur mari ou fiancé. A
l’abri des regards inquisiteurs,
dans une impasse derrière le
Café Riche, au cœur du quartier Talaat Harb, quatre jeunes
couples profitent de la douce
soirée. Certaines, voilées, osent
fumer avec leur compagnon.
Les mœurs évoluent certes,
mais à petits pas. « Fumer la chicha devrait être réservé aux hommes, déclare Rashad Rashad
el-Said, gérant du bar. Selon
moi, ce sont les bas prix qui attirent toujours les clients. » A 28
ans, il gagne peu d’argent, en
moyenne 250 livres par mois
(33 euros). « Il est vrai que les
femmes sortent plus qu’avant.
Ça ne me gêne pas tant que ce
n’est pas ma fiancée ou mes
sœurs, confesse-t-il. Les filles
d’aujourd’hui sont plus audacieuses. Désormais, il n’y a plus de
cafés uniquement pour les hommes et les personnes âgées. C’est
vraiment dommage. »
HAGUER EZZ ELDINE
NOEMIE MACHADO
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DISTRACTIONS. Le café traditionnel Farwa Shems, dans le centre-ville, est orné de fresques
orientales. Ambiance détendue. THOMAS VAN DER STRATEN WAILLET
La fièvre du jeudi soir
Où sortir au Caire
pour transpirer
sur le dance
floor ? Pas dans
les cafés
traditionnels où les hommes
passent le temps en sirotant
thés à la menthe sucrés ou
carcadets – boissons
typiques rafraîchissantes à
base d’hibiscus. Le tout dans
un nuage de fumée de
chichas. Ici, pas de musique,
pas de femmes et peu de
jeunes.
Sur les bords du Nil, un jeudi
soir, on trouve fraîcheur et
richesse au café Sangria. Ce
petit oasis entre hôtels et
avenues bruyantes est niché
dans une palmeraie. Devant
la majestueuse grille
d’entrée en fer forgé, des
voitures de luxe se frayent
un chemin entre passants,
touristes, jeunes clubbers et
enfants des rues. Ici, fit de
femmes voilées et de
claquettes en plastique. La
population porte des
lunettes de soleil Prada et
des sacs Louis Vuitton, des
jeans Diesel et des polos
Ralph Lauren. Des airs de
techno arabisante se mêlent
aux fous rires des groupes
de jeunes venus profiter de
la douce soirée. Des chichas
aseptisées encerclent les
grandes tables basses. Dans
un petit bassin d’eau
flottent des pétales de rose,
les bougies oscillent dans la
brise tiède.
Ce soir, peu de monde ira
danser dans la boîte
branchée, L’Absolut : on est
lundi soir. Hannan, une
femme de 39 ans,
accompagnée de trois amis,
chemisier Lacoste et
brushing sophistiqué,
travaille dans l’industrie
pharmaceutique. Elle
témoigne : « Nous sommes
très occupés, on ne peut pas
sortir tard. Je m’accorde trois
soirées par semaine : un
restaurant, un cinéma et
une soirée où je danse
jusqu’à tard le soir. » Elle ne
se considère pas comme
une privilégiée.
Jeudi soir. Un peu plus loin
sur la corniche, au rez-dechaussée de l’hôtel Nile
Hilton, une boîte de nuit au
nom évocateur : Le Latex.
C’est le début du week end
pour les Cairotes, le soir où
l’on peut sortir jusqu’à
l’aube. Ici, on ne plaisante
pas. Détecteur de métaux à
l’entrée, fouille des sacs et
vigiles posés dans
l’obscurité de la salle. Les
corps se libèrent. Mini-jupes
et débardeurs, talons
aiguilles et maquillage
appuyé.
La jeunesse dorée
égyptienne se mêle aux
touristes de passage, aux
businessmen étrangers
venus prendre un verre ou
danser jusqu’à l’aube.
Mais ici, le prix des boissons
n’est abordable que pour
une partie restreinte de la
population. Quarante livres
pour un cocktail (environ 5
euros), 26 livres pour une
bière (environ 3,5 euros),
alors qu’un tenancier de
café en centre-ville gagne en
moyenne 250 livres par mois
(environ 30 euros). Sur de la
house entêtante, les
danseurs investissent la
piste à partir de deux heures
du matin.
La jeunesse dorée,
seulement.
CAROLINE BESSE
NOEMIE MACHADO

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