Semaine du 22 au 28 novembre 1979 AGOUMI Vivre comme on

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Semaine du 22 au 28 novembre 1979 AGOUMI Vivre comme on
Semaine du 22 au 28 novembre 1979
AGOUMI
Vivre comme on joue
«… Si le corps est malade, les membres ne peuvent guère
échapper à la gangrène»
Si quelqu’un ne s’est jamais montré soucieux de son avenir du temps qu’il était jeune, ce
devait être bien Sid Ahmed Agoumi. Evoluant dans une famille portée sur la culture, fasciné
par un père «extraordinaire lorsqu’il lisait le Coran à voix haute» avec un esprit théâtral qui
devait lui paraître quasiment phénoménal, Sid Ahmed a toujours pensé qu’il allait vivre
comme on joue et non l’inverse. De ce fait, aime-t-il à le raconter plaisamment, son passage
au lycée ne l’a guère inquiété, comme ses camarades de classe qui rêvaient, qui devenir
médecin, qui faire des études d’ingénieurs ou que sais-je encore. Pour lui, point de salut en
dehors de la vie d’artiste. Cela lui était d’autant plus naturel qu’il collectionnait sans trop de
difficultés les premiers prix de récitation les uns après les autres. Qu’il soit arrivé à ce qu’il
est aujourd’hui ne lui paraît donc pas sujet à étonnement a posteriori. Ce qu’il est aujourd’hui,
il le doit à trois personnes : son père, Allal El-Mouhib et Mustapha Kateb.
Son père ? Il a agi plutôt par négation en l’empêchant de «salir» le nom d’une famille
bourgeoise ou petite-bourgeoise en exerçant un métier de saltimbanque, voire de dresseur
d’ours ! La conséquence est que X… a changé son nom pour devenir Agoumi. Le premier
masque du personnage est là, qui ne le quittera plus jamais. Les deux grands comédiens et
dramaturges, eux, ont forgé «complémentairement» son jeu.
Kateb, «c’est le respect des textes, le travail intelligent sur le texte, la formation classique,
c’est comment entrer dans la peau du personnage, intuitivement, intellectuellement». Mouhib,
lui, apportera le reste, c’est-à-dire «le déplacement du comédien, son rapport à l’espace, ses
gestes, la rythmique du corps humain». Bref, ce mariage de l’intellectuel sensitif et du
chorégraphe doué va compléter Agoumi qui apportera dans le panier le reste, c’est-à-dire la
gueule et puis, surtout – il n’en parle jamais on ne sait trop pourquoi – sa voix. Une voix de
baryton. Oui, Agoumi aurait dû faire de l’opéra, selon moi. Tout cela explique pourquoi je ne
m’aviserai pas de lui demander l’inévitable et débile question : comment en es-tu arrivé là.
Ameyar K.
Ameyar Kheiredine : Pourquoi es-tu devenu quelqu’un qui est accepté socialement ?
Une vedette en somme. Il y a les gens «oui» et les gens «non», surtout dans le théâtre.
Manifestement tu fais partie des gens «oui».
Sid Ahmed Agoumi : Je crois que la réussite, si tu peux l’appeler ainsi, est liée au
comportement de l’acteur. Pour moi, le théâtre est une véritable passion et je m’y donne
complètement. Le public, dans ce cas, n’est pas dupe. Le théâtre, je ne peux même pas te dire
que c’est un métier, tant pour moi, tant ma vie n’est pas dissociable du théâtre. Aujourd’hui,
tu constates malheureusement que les jeunes ne l’aiment plus assez. Et puis, ça ne rapporte
rien.
A. K. : Tu as fait aussi du cinéma. Dans quelle situation estimes-tu te sentir mieux ?
S. A. A. : C’est curieux à dire, mais, d’une certaine façon, c’est le cinéma qui m’a amené au
théâtre, non pas au sens où il l’aurait précédé, mais parce qu’en Algérie, comme ailleurs, je
suppose, le public apprend à te connaître plus facilement à partir du cinéma. Ce dernier reste
le moyen de masse par excellence en matière de culture. Je ne me souviens pas du nombre de
films dans lesquels j’ai joué, mais je ne me suis jamais senti aussi à l’aise que sur les planches
du théâtre. Pourquoi ? Et bien parce que le cinéma te «mutile» un peu, si j’ose dire. Tu es
cadré, seule une partie de toi est filmée, ensuite une séquence ou une scène peut disparaître au
montage. C’est étonnant pour moi. Imagine que je décide d’enlever une réplique dans une
scène de théâtre ! Ce serait une hérésie ! Sur une scène, tu peux jouer n’importe quel
personnage, tu changes comme tu veux. Tu deviens une poupée mécanique.
A. K. : Mais tu n’existes plus alors ! Tu deviens une mécanique, tu n’as plus que
l’émotion que t’a prêtée ton personnage et que tu restitueras à la fin de la pièce, avec les
costumes et les accessoires. Ce serait comme si tu mettais une armure.
S. A. A. : Oui et non. Tu existes par l’autre, mais lui aussi n’existe pas sans toi. C’est un jeu
très complexe. Le personnage, tu as raison, c’est une armure que tu fais marcher, mais lorsque
tu lui prêtes ta mémoire, il te donne en retour une partie de la sienne. De jeu en jeu, d’ajout en
ajout, tu te formes, tu te forges et ta propre mémoire s’enrichit de toute l’expérience que
l’écrivain ou le metteur en scène auront mise dans le jeu de leur personnage.
A. K. : A ce propos, toi Sid Ahmed, tu as eu un itinéraire privilégié. Acteur, réalisateur,
directeur. Tu connais le métier à travers tous les angles sous lesquels il peut se percevoir.
Comment le directeur que tu es juge-t-il l’acteur Agoumi, dans la profession, dans le
statut social des travailleurs du théâtre, dans leurs problèmes aussi. Y a-t-il une
politique du théâtre ?
S. A. A. : Non ! Il n’y a pas de politique de la culture, mais le contraire est plus vrai, il y a un
vide dont on a l’impression qu’on le maintient à dessein. Jusqu’à l’heure, la politique
culturelle a consisté à voter un budget à telle institution. On te donne un budget et on croit que
tout le reste va suivre. L’ambiance culturelle, surtout dans le théâtre, est viciée à la base parce
qu’au départ, il n’y a pas de prise en charge de cette donnée. Si tu fermes par exemple une
salle de cinéma dans une ville, tout le monde est mécontent, surtout si c’est la seule.
Une chose pareille arriverait pour une salle de théâtre ? Personne n’y pense, la salle peut être
fermée une année sans que personne ne s’inquiète outre mesure. C’est terrible. Nous sommes
vraiment des laissés-pour-compte, jamais personne ne s’est inquiété du marasme, de ces
causes. Et pourtant !
A. K. : Mais ce marasme, chacun y contribue un peu à sa façon, non ?
S. A. A. : Beaucoup ont évacué la question en «cinq sec» en disant qu’il n’y a pas de
comédiens en Algérie, que ceux que nous avons sont mauvais. C’est un argument absolument
faux. Il y a dans le pays des comédiens extraordinairement doués, versés dans des genres
variés et riches. Il y a également des auteurs, il s’agit de les chercher, de les appeler, de
promouvoir une «poussée» vers la création théâtrale qui dépasse l’inhibition actuelle qui
sclérose ce secteur. L’échec actuel du théâtre tient à l’idée erronée qui consiste à faire croire
que cela est inéluctable. Inversement, si tu réfléchis sainement, tu te dis que le succès
entraînant le succès, il va falloir faire en sorte de commencer réellement le grand remueménage.
A. K. : C’est vrai, il est tentant pour beaucoup de gens de justifier le délabrement
culturel actuel par je ne sais quelle incapacité des travailleurs de la culture à faire
convenablement ce qu’ils ont à faire. Mais est-ce que tu n’es pas d’avis que le
conformisme culturel dans lequel nous nous installons peu à peu, conjugué à une
intolérance absurde limitent considérablement la portée universelle du théâtre, l’apport
des grands classiques étrangers notamment ?
S. A. A. : Le théâtre, vois-tu, n’a jamais (à franchement parler) été une simple affaire
nationale. Que tu sois en France, aux USA, en Pologne ou en URSS. La mise en scène
concerne très souvent de grandes personnalités de l’histoire universelle. Tu en arrives à une
situation absurde dans laquelle vouloir monter William Shakespeare est rétrograde et
s’intéresser à Molière est un acte de petit-bourgeois. C’est une situation complètement
aberrante qui fait que notre pays n’arrive même pas à s’abreuver à la source de la pensée
universelle. Tu me disais toi-même comment, à Varsovie, Daniel Olbrychki, le principal
acteur de Wadjda, jouait depuis des années et dans une salle comble Hamlet. Qu’y a-t-il de
réactionnaire dans tout cela ?
A. K. : Et puis, il y a le manque de moyens humains et techniques. Pour les moyens
humains, le problème n’est guère tellement grave, n’est-ce pas. Regarde le théâtre
amateur…
S. A. A. : Les moyens humains comme tu les appelles ne peuvent pas être réductibles
uniquement aux acteurs, aux premiers rôles. Il y a certes le théâtre amateur, mais il ne faut pas
se leurrer quant à sa portée réelle. Tout le monde te cite Kateb Yacine et «La guerre de mille
ans». Yacine a innové avec art, mais, lui, ne s’arrête pas là. Après cette pièce, il passe à autre
chose. Il ne faut pas oublier que le «personnel» du théâtre, c’est aussi de bons figurants, des
machinistes, des costumiers et j’en passe. Aujourd’hui, la seule école de Bordj El-Kiffan, qui
avait le mérite d’exister, a été purement et simplement fermée ou, en tout cas, ne forme plus
les éléments de la relève. Tout juste parvient-elle, cette école, à fournir des animateurs
culturels qui connaissent certes un peu de tout, mais ne sont pas opérationnels s’ils ne sont pas
préalablement reformés. Le problème est plus vaste, il y a par exemple quelques constructeurs
de décors qui existent encore, mais qui disparaissent un à un, rongés par la vieillesse ou la
mort, sans avoir légué leur savoir-faire et sans que ce dernier soit donné par une école ou un
centre approprié. Au TNA par exemple, il existe une seule costumière-habilleuse et j’arrive à
me demander avec angoisse ce qu’il se passera lorsqu’elle ne pourra plus travailler.
A. K. : Là, Sid Ahmed, tu touches à un problème qui dépasse le simple cadre du théâtre
pour embrasser toute la politique de la formation et de l’éducation dans le pays.
Il y a encore quelques années, dans l’enseignement secondaire, il existait le «technique»,
dans lequel nos gosses pouvaient apprendre des métiers, comme la broderie par
exemple. Rien de tout cela aujourd’hui, le seul enseignement est dispensé par le privé,
quasi clandestinement. Alors, si tu n’as plus de broderie, d’ébénisterie d’art, de
ferronnerie d’art et d’Histoire, tu ne peux pas avoir alors de costumières, de
maquilleuses, de décorateurs, de maquilleuses, de décorateurs, de constructeurs de
décor pour ne citer que ces métiers dont on oublie qu’à leur base, il y a des études
secondaires, techniques poussées, vers lesquelles s’orientent ceux qui avaient fait vœu de
les pratiquer ou d’autres qui, impliqués dans la déperdition que connaît l’école, auraient
pu faire un solide mariage de raison avec ces métiers. Mais sur un autre point, que
penses-tu de l’organisation actuelle du théâtre ?
S. A. A. : Elle est irrationnelle. Il faut décentraliser à l’extérieur. Si le corps est malade, les
membres ne peuvent guère échapper à la gangrène. Actuellement, le moins que l’on puisse
dire, c’est que le TNA n’est pas dans une santé florissante, alors, nécessairement, les autres
théâtres régionaux ne sont pas dans une situation meilleure. Et puis, de toi à moi, pourquoi
une pareille subdivision ? Pourquoi faire dépendre les différents théâtres d’une même autorité,
elle-même concernée par ce même type de travail ? A mon avis, il faudrait que chaque théâtre
soit indépendant des autres. Il faut revoir tout, aussi bien en ce qui concerne les problèmes des
enveloppes que pour les aspects purement culturels.
A. K. : Que proposerais-tu dans un moyen terme ? Le plan ORSEC ?
S. A. A. : Dans le cours et le moyen terme, il faut arrêter la débandade, la dégénérescence. Il
faut que nous soyons capables d’arriver à combler les vides qui se font tous les jours. Prends
le cas de notre ami Raïs qui vient de mourir. Non seulement tu pleures l’ami disparu, mais
aussi tu te retrouves devant un vide, un gouffre que tu ne peux plus combler parce que la
relève ne suit pas. Et cela se reproduit chaque fois qu’un événement aussi pénible arrive. Il
faut pour cela refaire le TNA qui existe de moins en moins. La catastrophe est là, tu ne peux
réfléchir à un théâtre comme tu voudras, alors que tu es dans la boue et que tu t’y enfonces
chaque jour davantage. Actuellement, on monte deux spectacles par an, alors que c’est vingt
qu’il faut produire dans la même période. Seul l’appel à une distribution aussi grande te
permettra plus tard d’avoir des figurants de bon niveau, qui soient un peu le «tissu» d’une
pièce. Que dire dans nos pièces ? Je ne sais même plus si c’est le moment. Lorsqu’on aura
rétabli une situation compromise, lorsque nous serons enfin parvenus à redonner sa dignité à
ce métier, alors les choses seront beaucoup plus claires.
K. A.