Vertes et pas mûres : Ah, si les théories du complot étaient vraies

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Vertes et pas mûres : Ah, si les théories du complot étaient vraies
Vertes et pas mûres : Ah, si les théories du complot étaient vraies…
Combien de fois l’ai-je entendu ? Des dizaines, certainement : « Le problème, c’est que ce
sont des gens comme Monsanto et compagnie qui tirent les ficelles… On ne vit plus dans une
démocratie… Ils vont nous interdire de faire notre potager, vous allez voir. Vous êtes bien
naïf, jeune homme ! » J’ai dû apprendre à m’y habituer. Lors des débats et conférences sur
les semences paysannes ou sur la décroissance que j’ai été amené à animer ces dernières
années, je pouvais à l’avance me préparer à répondre à ce type d’interventions.
Inmanquablement, elles sortaient de la bouche de l’un ou l’autre des participants.
Par Guillaume Lohest
En mon for intérieur, j’ai baptisé ce phénomène la « constante complotiste ». Une chose m’a
frappée, à la longue : ces prises de parole ne sont jamais des questions, jamais des
propositions d’action ni même les témoignages d’une inquiétude, mais des sentences qui ne
souffrent aucune objection. Elles sont l’expression d’une vision du monde : quelque part, un
petit nombre de personnes très puissantes tirent les ficelles. Leur prolifération est
certainement le symptôme d’un grand désarroi collectif et politique face à une époque en
plein bouleversement. Proposer des pistes alternatives pour sortir de ce désarroi ne doit pas
nous empêcher de refuser ses symptômes les plus désolants.
Moi, je connais le secret…
Le « complotisme » ou « conspirationnisme », dont les premières expressions remontent à
l’époque de la révolution française, a toujours eu la cote, mais il connaît un véritable âge
d’or ces quinze dernières années. Il est défini par Rudy Reichstadt comme « une tendance à
attribuer abusivement l’origine d’un événement choquant et/ou dramatique (catastrophe
naturelle, accident industriel, crise économique, mort d’une personnalité, attentat,
révolution…) à un inavouable complot dont les auteurs – ou ceux à qui il est réputé profiter –
conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité. Une théorie du complot consiste par
conséquent en un récit « alternatif » qui prétend bouleverser de manière significative la
connaissance que nous avons d’un événement et donc concurrencer la « version » qui en est
communément acceptée, stigmatisée comme "officielle". » (1) Ses manifestations les plus
répandues concernent des événements comme le 11 septembre, la mort de Lady Di ou la
géopolitique du Moyen-Orient. Sur Internet, nombreux sont ceux qui pensent que les
attentats du World Trade Center ont été planifiés par les services secrets des États-Unis, ou
que la révolution citoyenne syrienne initiée en mars 2011 a été téléguidée par un petit
cénacle anglo-saxon (2). Sans parler de théories encore plus farfelues qui contestent les
premiers pas de l’Homme sur la lune ou de délires de premier choix qui dénoncent un
organigramme mondial de domination du monde par les Illuminatis qui auraient infiltré,
entre autres, la CIA, le FBI, Interpol, l’OMS, la Banque Mondiale, l’OMC, le FMI, l’OCDE, et
j’en passe…
L’esprit critique se mange la queue
Il est très compliqué de débattre des théories du complot. Un interlocuteur convaincu par de
telles théories revendique pour lui-même l’esprit critique, la « résistance » face à la
manipulation des « médias officiels » et des « puissants ». Les preuves que vous lui réclamez
se retournent contre vous : si vous faites confiance aux médias traditionnels, c’est que vous
êtes tombé dans le panneau… Si vous tentez de déconstruire la théorie, c’est parce que vous
souhaitez qu’elle reste secrète et que vous êtes du côté des « puissants », complice ou
manipulé vous-même… Dans un tel mode de pensée, analysé en détail par de nombreux
philosophes, psychologues, linguistes et sociologues contemporains (3), l’esprit critique, un
excellent point de départ en soi, devient une sorte d’ogre à géométrie variable, laissant
apparaître une rationnalité étrange : refusant d’être un mouton et de croire aux
interprétations majoritaires, l’esprit s’en remet (comme un mouton !) à des explications
parallèles qui reposent uniquement sur les inévitables zones d’ombre des récits officiels.
Tout devient l’indice d’un complot (« il n’y a pas de fumée sans feu »), et une question
revient sans cesse : « à qui profite le crime ? » (4). La complexité du réel est ramenée à une
explication simple et commode : un petit groupe de personnes a planifié la chose. Il n’y a
plus de place pour les hasards, pour les insupportables accidents et les inacceptables
catastrophes, pour les crimes sans préméditation, la responsabilité partagée et les conflits
d’intérêt, pour les maladresses assassines ou les dégâts collatéraux… Tout cela disparaît de
l’imaginaire conspirationniste au profit d’un récit simple : il existe quelques coupables aux
intentions homogènes, claires, secrètes et définitives. Pourtant, la réalité nous apprend
chaque jour tout autre chose, selon le philosophe Michaël Foessel. « Plutôt que de dénoncer
un complot dont les citoyens seraient unanimement victimes, il faudrait admettre que la
société est faite d’une multitude de conjurations minuscules. (…) le thème du complot devient
dangereux lorsqu’il s’érige en théorie susceptible de tout expliquer. La théorie du complot nie
l’existence de stratégies multiples pour ne retenir qu’une machination animée par une seule
catégorie d’agents que l’on déclare coupable. La passion pour le sens se transforme en
paranoïa chez ceux qui postulent qu’une tactique devient dominante parce qu’elle ne
rencontre aucun obstacle. Or, ces obstacles existent : ils sont justement faits des tentatives
ordinaires pour raconter d’autres histoires et imaginer d’autres scénarios. » (5)
Expressions du conspirationnisme dans la galaxie écologiste
C’est ici que l’on réclamera une minute de courage et de recul. Ce conspirationnisme
ambiant ravage toutes les sensibilités politiques, tous les âges et toutes les catégories
sociales au point qu’on peut parler de « complotisme ordinaire » (6). Il faudrait être aveugle
pour ne pas voir qu’il est aussi le fait de la mouvance écologiste. Le peloton de tête des
vertes théories du complot s’organise autour de trois ou quatre mots. Vaccins. Chemtrails
(7). Monsanto. Ondes et obsolescence programmée peut-être. Dans tous ces cas, des
industriels sont accusés d’avoir tout prévu, tout planifié. Hou, les grands méchants
puissants ! Ce serait tellement plus simple… Pourtant, s’il est certain que des intérêts
financiers parasitent, dénaturent et empêchent les véritables et nécessaires débats
politiques que nous devrions mener sur la plupart de ces questions, je pense que le terme
exact à utiliser pour qualifier ces impasses est lobbyings, avec s, et non conspiration au
singulier. Confusions, verrouillages, arrangements, conflits, évidemment, mais pas complot.
Trois fois non au complotisme vert
Nous avons besoin du nouvel imaginaire développé par les initiatives de transition ou les
projets de monnaies complémentaires, par exemple et entre autres. Mais l’imaginaire est à
double tranchant. Ses sursauts créatifs nous sont indispensables ; sa force d’inertie peut
aussi nous enliser dans de sacrés merdiers. L’écologie n’est hélas pas étanche aux logiques
conspirationnistes. Cela me coûte de l’écrire noir sur blanc, tant les enjeux écologiques me
tiennent à cœur. Quelle est alors la raison qui me pousse à sortir cette patate brûlante de la
soupe à laquelle elle donnait un excès de liant ? C’est qu’il me semble que cette tentation de
réduire la complexité des causes des désastres écologiques à une intrigue de thriller est en
réalité un arrangement avec nos propres inconséquences ou, ce qui n’est pas mieux, une
capitulation de nos facultés créatrices. Les défis et les désastres sont gigantesques et réels.
En effet, les ressources manquent, la biodiversité s’éteint, le climat se réchauffe selon le pire
des scénarios et il est vrai que des multinationales accumulent les bénéfices sur le dos des
paysans, des sols et de notre santé. Mais penser que la raison de ces catastrophes réside
dans les plans secrets de quelques oligarques, c’est se tromper de diagnostic, donc se priver
de pistes de sortie. Accepter l’évidence que les causes sont diverses, multifactorielles et
contradictoires nous force à revoir la stratégie habituelle (« lutter contre les puissants »,
camp contre camp). Pour la remplacer par quels engagements ? Il y a là matière à d’autres
billets et c’est précisément, je crois, l’absence de réponse à cette question qui alimente la
tentation du conspirationnisme.
Il faut également refuser les théories du complot parce qu’elles participent d’un phénomène
de confusion généralisée entretenu, entre autres, par les climatosceptiques et les partisans
de l’industrie chimique (8). Certains parmi ceux-ci dénoncent d’ailleurs, en ce qui concerne le
réchauffement climatique, un… complot écolo ! L’imaginaire conspirationniste fait son nid
de toutes les causes. Il en est bien sûr de plus graves que d’autres. L’obsession « Monsanto »
n’est pas comparable, en termes éthiques, à l’obsession antisémite de certaines théories.
Mais le registre complotiste s’adapte à toutes les sauces, et l’on en voit qui glissent
allègrement de l’une aux autres. C’est bien ce qui m’inquiète, car on ne peut pas défendre
l’agriculture paysanne, la biodiversité ou une autre vision de la santé humaine avec des
arguments aussi fantoches.
Enfin, la dernière raison qui me pousse à pointer du doigt ce « complotisme vert » est de ne
pas laisser ce privilège à ceux qui souhaitent le dénoncer dans l’unique but de décrédibiliser
l’ensemble du mouvement écologiste. Car il en va ainsi aujourd’hui. Certains crachent sur
Pierre Rabhi parce que ses fils sont accusés d’être soraliens. Le procédé est assez sale qui fait
remonter les soupçons par des voies génétiques ; il incite à la plus grande clarté, à une
lucidité et à une grande honnêteté intellectuelle – même si cela peut rendre le récit moins
haletant.
Garder les morceaux
Cette honnêteté commence ici : en reconnaissant que le risque inverse existe aussi, celui de
transformer la légitime déconstruction du conspirationnisme ambiant en dépréciation
systématique de toute critique à l’égard des institutions, entreprises ou politiques en place.
L’espace qui sépare l’une de l’autre doit rester praticable. Comment continuer à lutter
contre les stratégies, de Monsanto mais aussi de toutes les autres multinationales qui
causent des dégâts environnementaux, ou de certains gouvernements, sans verser dans le
complotisme ? Il s’agit probablement d’un grand défi éducatif et journalistique de notre
temps. Un défi d’autant plus délicat à relever que le story-telling est devenu un dogme
inquestionnable, et pas seulement dans les médias. Or les théories du complot racontent
des histoires d’une redoutable cohérence narrative. Débusquer un authentique complot –
car il en existe, avérés et ponctuels –peut fournir un scoop exceptionnel. Réaliser un lent
travail de déconstruction des pseudos scoops dont s’abreuvent les théories du complot est
beaucoup moins gratifiant, mais c’est indispensable. Il faut combattre le conspirationnisme à
partir des ingrédients dont il fait sa soupe : l’esprit critique, le désir de compréhension et
d’autonomie, les réseaux sociaux, le web. Mais, quant à nous, ne rien mixer, garder les
morceaux intacts, penser complexe et écrire aussi les doutes. Même si, entière et crue, la
réalité est sans doute plus dure à avaler.
Notes et éléments bibliographiques
(1) Rudy Reichstadt, « Conspirationnisme : un état des lieux », note n°11 de l’Observatoire
des radicalités politiques de la Fondation Jean Jaurès, février 2015.
(2) Telle est la théorie du complot avancée par l’ancien ministre français Roland Dumas et
allègrement relayée dans la « complosphère », notamment par le belge Michel Collon qui,
sous prétexte d’information indépendante et de décryptage de la « propagande de guerre »,
mêle allègrement le vrai et le faux et attribue à des intérêts géostratégiques cachés de
l’Occident à peu près toutes les guerres et révolutions de ces vingt dernières années.
(3) Citons ici, pour ceux qui veulent aller plus loin, dans le domaine francophone, les
linguistes Emmanuelle Damblon et Loïc Nicolas (Les rhétoriques de la conspiration, CNRS,
2010), l’historien Raoul Girardet (Mythes et mythologies politiques, Seuil, 1986), les
sociologues Pierre-André Taguieff (Court traité de complotologie, Mille et une nuits, 2013) et
Gérald Bronner (La démocratie des crédules, PUF, 2013).
(4) Théories du complot : entretien avec le rhétoricien Loïc Nicolas pour Mediapart.
http://www.dailymotion.com/video/xscjsj_theories-du-complot-entretien-avec-lerhetoricien-loic-nicolas-pour-mediapart_news.
(5) Michaël Foessel, « L’apologie des complots », chronique dans Libération, le 3 avril 2015.
(6) Interview de Bruno Fay, « Le complotisme touche tous les milieux, Bac +10 comme Bac 5 », Les Inrocks, 12 septembre 2012.
(7) « La théorie des chemtrails avance que certaines traînées blanches créées par le passage
des avions en vol sont composées de produits chimiques délibérément répandus en haute
altitude par diverses agences gouvernementales pour des raisons dissimulées au grand
public. Cette théorie est rejetée par la communauté scientifique qui considère qu'il s'agit de
simples traînées de condensation. » (Encyclopédie en ligne Wikipédia)
(8) Citons ici deux sites qui, sous couvert de défense de l’environnement, sont entièrement
dédiés à décrédibiliser les thèses écologistes. http://agriculture-environnement.fr et
http://alerte-environnement.fr. Pour une analyse détaillée de ce confusionnisme
caractérisé, voir l’enquête de Fabrice Nicolino, « Ces si braves gens d’Alerte
Environnement », http://fabrice-nicolino.com/?p=1793 (ecadré extrait de son livre Un
empoisonnement universel, Les Liens qui Libèrent, 2014.)
Autres références consultées :
Hervé Narainsamy, « Théories du complot, poubelle de la démocratie ? Enjeux d’un nouvel
universalisme », analyse Pax Christi, 2013.
Marie Peltier, « Complosphère » et « Dissidence », le triomphe de la posture, analyse Pax
Christi, 2015.
Emmanuel Taieb, « Logiques politiques du conspirationnisme » dans Sociologie et
sociétés,vol. XLII, n°2, automne 2010, p. 265-289.
Isabelle Taubes, « Théories du complot, sommes-nous tous paranos ? » dans Psychologies,
janvier 2014.