Espion, es-tu là ?

Transcription

Espion, es-tu là ?
Espion, es-tu là ?
Roman
Par Didier Stein
- Extrait Je prends l’enveloppe qu’elle me tend, et qui, outre mon nom en majuscules, comporte en haut
et à gauche la mention Confidentiel, à remettre en main propre.
Ma première impulsion est de l’ouvrir, mais je réalise que la jeune femme n’est pas seulement
venue pour me la remettre, car au lieu de partir une fois sa mission remplie, elle reste là,
immobile, sans me quitter du regard.
- Voulez-vous entrer ? lui dis-je.
- Oui, je veux bien.
J’ouvre la porte, je l’invite à me précéder, et je la prie de s’asseoir dans mon séjour, ce qu’elle
fait sans mot dire, sa valise serrée contre ses jambes.
Tandis que je décachette la lettre, je lui demande son nom.
- Lisez la lettre, monsieur Goldman, vous saurez qui je suis et pourquoi je suis là.
Je note qu’elle parle un français impeccable, mais avec une trace d’accent africain.
L’enveloppe contient un feuillet à l’entête de l’Élysée, sur lequel est imprimé un message long
d’une douzaine de lignes, dont je prends connaissance avec une stupeur croissante.
Cher monsieur Goldman,
Je vous demande de bien vouloir accueillir et héberger madame Yasmina Mogombo, dont la
vie est en danger, et qui, compte tenu des circonstances, ne peut pas se réfugier ailleurs.
Je dois m’absenter quelques jours pour mener à bien une enquête liée au problème de madame
Mogombo ainsi qu’à vous et à moi. Je ne peux pas vous en dire plus aujourd’hui. Je vous
expliquerai tout à mon retour.
D’ici là, je vous demande instamment de garder sa présence totalement secrète, tant pour sa
sécurité que pour la vôtre. Elle ne doit pas non plus sortir de chez vous, sous aucun prétexte.
Bien à vous,
Commandant C. Rousseau.
Chef de corps.
Je relis la lettre avec attention, mais elle me semble toujours aussi obscure. Qui est cette
femme ? De quoi est-elle menacée ? Et surtout, qu’est-ce que moi, j’ai à voir là-dedans ?
Je m’apprête à assaillir de questions la jeune femme, mais je remarque alors que ses lèvres
tremblent, et que la peur se lit dans son regard. Elle semble réellement terrorisée.
- Je peux rester ? demande-t-elle d’une petite voix.
Comment dire non ?
- Oui, bien sûr, pour ce soir en tout cas. Je vais vous montrer votre chambre. Avez-vous faim,
voulez-vous boire quelque chose ?
Son soulagement est évident, et elle me sourit, ou presque. Mes propositions sont acceptées : la
chambre d’abord, un brin de toilette, et quelque chose à grignoter avec un peu de thé, si ça ne
me dérange pas trop.
Je n’ai pas dîné non plus, mais je ne crois pas que mon ordinaire quotidien à base de plats
préparés réchauffés au micro-ondes lui convienne, car elle est à l’évidence musulmane, et
pendant qu’elle procède à son installation dans ma chambre d’amis, je mets donc de l’eau à
bouillir pour cuire du riz et lui préparer du thé.
Lorsqu’elle fait son apparition, une demi-heure plus tard, je suis saisi par sa beauté.
Ce n’est plus la jeune femme timide et apeurée de tout à l’heure. Le foulard islamique a été
remplacé par un simple turban fait d’une serviette de toilette habilement noué – sans doute s’estelle lavé les cheveux –, elle est vêtue du peignoir de bain que je lui ai donné, et qui met en
valeur sa silhouette, d’autant qu’elle doit être presque aussi grande que moi, et je mesure près
d’un mètre quatre-vingt.
Elle est chaussée de babouches élégantes, et elle s’est même légèrement maquillée, juste assez
pour mettre en valeur son visage remarquable avec de grands yeux sombres, des pommettes
saillantes, et une bouche charnue, mais pas lippue.
Bref, malgré le peignoir et le turban, elle ressemble à une princesse éthiopienne (ou tout au
moins à l’idée que je me fais d’une princesse éthiopienne, faute de n’avoir jamais eu le plaisir
d’en rencontrer une).
- Mon prénom se prononce Mina, me dit-elle, et on peut se tutoyer.
- Eh bien d’accord, moi c’est Alain, et ça se prononce Alain… Ha ! Ha ! (je lui tire un sourire)
Veux-tu des œufs sur le plat avec ton riz ?
- Je veux bien, mais laisse-moi m’en occuper s’il te plaît, chez nous les hommes ne font pas la
cuisine.
Je lui cède volontiers la place. Ma cuisine américaine est si petite qu’elle n’a aucun mal à
trouver tout ce qu’il lui faut, et de toute façon l’on n’y tient pas à deux.
En disposant les couverts sur la table, je commence à l’interroger, avec toute la diplomatie dont
je suis capable.
- Peux-tu me dire qui tu es, Mina, et d’où tu viens ?
- Je viens du Mali, mais je suis d’origine nigérienne par mes parents, c’est pourquoi j’ai la peau
sombre (adieu la princesse éthiopienne…), et je suis arrivée hier de Bamako.
- Comment connais-tu le commandant Rousseau ?
- Je suis venue pour le rencontrer, et nous nous sommes vus ce matin à son bureau.
- Ah bon. Et où est-il à présent ?
- Il est parti chez moi, à Bamako.
Je m’attends à ce qu’elle poursuive ses explications, mais rien ne vient, si ce n’est une casserole
de riz fumant et des œufs sur le plat, ou plutôt frits dans l’huile, et du pain.
Nous nous attablons. Elle a trouvé une bouteille de vin ouverte et m’en sert un verre, puis se
verse une tasse de thé.
Je la laisse dîner en paix, car même si ses manières sont irréprochables je vois bien qu’elle est
affamée ; sans doute n’a-t-elle rien mangé de la journée. Au bout d’un moment cependant, je
décide de reprendre mes questions.
- Pourquoi es-tu là ? Qui te menace ? Quel rapport tout ça a-t-il avec le commandant Rousseau
et avec moi ?
Elle pose un instant ses couverts et répond, les yeux baissés :
- Je ne peux pas te le dire. Monsieur Rousseau me l’a défendu. Tout est dans sa lettre.
Comment ça, dans sa lettre ? Mais il ne dit rien du tout, dans sa lettre, elle ne peut pas l’ignorer !
Je le lui fais observer, mais elle se borne à secouer la tête et me répéter :
- Je ne peux rien dire.
Elle ajoute, en me regardant cette fois dans les yeux :
- C’est très grave, et très dangereux. Monsieur Rousseau t’expliquera tout quand il reviendra de
Bamako.
Sur ce point, il est clair que je n’obtiendrai rien de plus, du moins ce soir. Je décide alors de lui
poser des questions personnelles.
- Quel âge as-tu ? Es-tu mariée ?
- J’ai 27 ans.
Un silence, puis elle ajoute :
- J’étais mariée. Mon mari est mort il y a deux mois. Assassiné. Je suis venue à Paris pour
demander justice.
Allons bon… Je ne sais trop quoi dire.
- Je suis désolé, tu aimais ton mari ?
Mina me jette alors un regard courroucé :
- Vous, les Français, me lance-t-elle, vous ne nous connaissez pas. Nous sommes des
musulmans, mais pas des sauvages, et même si chez nous les mariages sont toujours arrangés
entre les familles, les jeunes filles peuvent souvent choisir entre plusieurs prétendants, et
l’amour peut naître. Oui, j’aimais Suleyman, et il m’aimait.
- Pardonne-moi, lui dis-je avec douceur. Je ne voulais pas critiquer ta religion, ni ta culture. Ici,
nous faisons des mariages d’amour, ou prétendus tels, mais la plupart d’entre eux ne durent que
quelques années, voire moins, et nous n’avons donc pas de leçons à vous donner. Surtout moi,
qui suis divorcé, d’ailleurs…
Elle me fait comprendre en inclinant la tête que mes excuses sont acceptées, mais l’expression
de son visage et surtout de son regard semble me dire « ça va pour cette fois, mais que je ne t’y
reprenne pas ».
Je m’abstiens de lui proposer de l’aider à débarrasser la table et laver la vaisselle, ce qu’elle fait
rapidement, efficacement, et en silence.
Je n’ai rien contre le silence, au contraire. « Si vous n’avez rien à dire, rappelait Winston
Churchill à ses collaborateurs au début d’une réunion, inutile de prendre la parole pour m’en
informer ». Quant à moi, lorsqu’un coiffeur me demande comment il doit me couper les
cheveux, j’ai toujours envie de lui répondre : « En silence, s’il vous plaît ».
- Je suis fatiguée, dit-elle enfin quand elle a terminé sa tâche. Me permets-tu d’aller dormir dans
ma chambre, maintenant ?
- Bien sûr ! Je te souhaite une bonne nuit et je te dis à demain.
- Merci, Alain, bonsoir à toi aussi. À quelle heure te lèves-tu et que prends-tu pour ton petit
déjeuner ?
Encore une fois son regard me dissuade de répondre, comme j’étais sur le point de le faire,
« merci beaucoup, mais je sais très bien me débrouiller tout seul », et je lui donne les indications
demandées, après quoi elle se retire dans sa chambre dont elle ferme la porte.
Je guette le bruit de la serrure que l’on verrouille, mais elle ne s’enferme pas.
Traduction : je veux dormir seule et je te fais confiance pour ne pas me déranger.
Je demeure songeur. Tout cela est étrange, mystérieux, et au demeurant peu rassurant. Seule
une chose est sûre : je ne suis plus tout à fait le maître chez moi…
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