“All now is still”: de la citation à l`œuvre dans Ruggiero and - E-rea

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“All now is still”: de la citation à l`œuvre dans Ruggiero and - E-rea
“All now is still”: de la citation à l’œuvre dans Ruggiero and Angelica de
Dante Gabriel Rossetti
Laurence Roussillon
Des tableaux illustrant la poésie de Dante aux sonnets commentant des tableaux d’artistes célèbres
jusqu’à ses propres poèmes tableaux – œuvres hybrides où texte et image se mêlent plus qu’ils ne se
côtoient – l’œuvre poétique et picturale de Dante Gabriel Rossetti est un labyrinthe d’intertextualité et
une source inépuisable de réflexion sur les jeux et les enjeux de la citation. Elle est chez lui rarement
à entendre dans le sens classique du terme où il s’agit de rapporter un passage d’une œuvre écrite
mais comme un réel procédé de création : dans ses tableaux ayant pour sujet l’œuvre de Dante, on
trouve certes des citations textuelles incluses dans le tableau, ou même en bordure, sur le cadre. Mais
il y a surtout des citations d’un autre genre, que l’on pourrait qualifier de picturales. C’est le cas du
tableau représentant Giorgione peignant Dante, où le profil de Dante est une reproduction du dessin
de Giorgione effectivement retrouvé sur les murs d’une église de Florence. C’est le cas aussi d’une
aquarelle représentant Dante dessinant un ange, dans laquelle le dessin de l’ange est une citation
d’un croquis – de fait légendaire – que Dante écrit avoir exécuté sous le coup d’une inspiration subite
peu après la mort de Béatrice. Chez Rossetti, la citation est donc tantôt le moyen d’abolir les
frontières entre les arts pour dialoguer avec des auteurs admirés, tantôt une façon d’entrer dans la
toile de grands maîtres pour donner voix à la peinture traditionnellement qualifiée de muette.
Pour limiter mon champ d’étude, j’ai choisi de m’intéresser ici à cet emploi atypique de la
citation dans deux sonnets composés par Rossetti à propos de la célèbre toile d’Ingres,
Roger délivrant Angélique qu’il avait pu admirer au palais du Luxembourg en 1849. Le sujet du
tableau datant de 1819 est inspiré d’un texte, le Roland Furieux d’Arioste et illustre le moment précis
où Roger arrive au secours de la belle Angélique, monté sur son hippogriffe, mi-cheval, mi-aigle. Les
deux sonnets composés par Rossetti furent d’abord publiés en 1849 dans le magazine des
Préraphaélites, The Germ, sous le titre générique de Sonnets for Pictures.
A première vue, les deux poèmes dont il s’agit ici se présentent comme un classique exemple
d’ekphrasis, puisque, selon l’expression de Liliane Louvel, “l’œuvre d’art s’insère dans le texte, ouvrant
le lisible au visible, suspendant le temps” (Louvel 15), à ceci près qu’ils citent tous deux le même
tableau ce qui, d’emblée, crée un effet d’hésitation entre deux façons de voir, une di-vision (et une
double vision) au sein même de la citation du tableau. En même temps, cette double réponse encadre
le tableau, formant une sorte de diptyque composé de sonnets distincts, au ton et au style différents,
mais au but unique: citer le tableau. Le titre donné par le poète à la séquence attire d’ailleurs
l’attention sur une adéquation entre texte et image et le fait qu’il s’agit d’une citation verbale de
l’œuvre picturale puisqu’il redouble le titre du tableau, “Ruggiero and Angelica by Ingres”, incitant le
lecteur à penser que le texte poétique est un équivalent textuel du tableau : lire les poèmes revient à
contempler la toile.
Roger et Angélique
Dans le premier sonnet, cette illusion est maintenue, puisque Rossetti décrit la scène picturale
et en détaille les différents éléments comme s’il l’avait sous les yeux. Procédant par énumération, il
oriente notre regard vers les protagonistes qu’il cite à mesure que son œil les remarque dans la
composition d’Ingres. Partant de la ligne d’horizon où se confondent terre et mer, le poète réduit peu
à peu le point de vue aérien du début à un seul point focal, tache claire détonnant sur le fond sombre
du tableau : la femme enchaînée au rocher.
A remote sky, prolonged to the sea’s brim:
One rock-point standing buffeted alone,
Vexed at its base with a foul beast unknown,
Hell-birth of geomaunt and teraphim
A knight, and a winged creature bearing him,
Reared at the rock: A woman fettered there,
Leaning into the hollow with loose hair
And throat let back and heartsick trail of limb (v. 6-9)
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Dans l’ensemble de cette première strophe, l’alternance entre les participes présents
(“standing, bearing, leaning”) et les participes passés “prolonged, buffeted, vexed, winged” imite le
mouvement de va-et-vient de l’œil au tableau et les phénomènes de découpage et de recollage
propres à la description verbale d’une œuvre d’art : d’une part, l’écriture isole les parties du tableau
qu’elle détaille ou “parcellise” ; d’autre part, elle en reconstitue l’unité en composant un texte miroir
censé refléter le tableau et en rendre la richesse ou la complexité. Ici, le fait qu’il s’agit d’un sonnet
contribue à rendre l’espace du texte visible. Comme dans la plupart des sonnets écrits par Rossetti,
les deux quatrains et les deux tercets sont séparés par un blanc et se font face, dans une sorte de
joute verbale. Cette forme particulière, où le huitain est suivi d’un sizain, imprime au poème un
mouvement binaire où s’enchaînent exposition et modulation, inertie et mouvement.
La rupture marquée entre la première et la deuxième strophe permet de ménager une
transition entre deux phases d’observation distincte : alors que la première partie plante le décor, la
deuxième se concentre sur les impressions qu’elle fait naître chez le témoin de la scène. De fait, le
choix lexical varie d’une strophe à l’autre et accentue l’effet de rupture qu’il y a entre elles : dans le
huitain, les termes employés pour désigner le monstre sont archaïques (“geomaunt”, “teraphim”) et
renvoient à l’allure médiévale de l’animal dans la représentation picturale. A chaque vers, l’expression
se fait plus tortueuse, condensée au moyen de noms composés, ralentie par une succession de
pauses : dans le cadre circonscrit du sonnet, les deux-points règlent la description de façon aussi
tranchée que les diagonales divisent l’espace dans le tableau d’Ingres, et les détails s’y accumulent
avec autant de densité. Au niveau du texte, l’effet produit est insolite et la lecture est rendue difficile.
Par contraste, les adjectifs employés dans la deuxième strophe sont beaucoup plus lisibles,
transparents, mais ils attirent déjà davantage l’attention sur la subjectivité du poète que sur les
éléments du tableau. Le ciel est sévère “harsh”, la mer “shrewd and salt” (v. 9). Ici, comme le
constate amèrement Georges Steiner dans son analyse du poème (Steiner 12), Rossetti s’écarte
délibérément du tableau d’Ingres et semble convoquer d’autres représentations picturales que celle
qu’il est censé citer. D’après le critique, la description de la lance de Roger qualifiée de leste (“lithe”)
fait plutôt penser au célèbre tableau d’Uccello représentant Saint-Georges et le dragon qu’à la scène
du peintre français. A mesure que l’on avance dans le texte et que la citation devrait se faire plus
précise, l’écriture semble parasitée par d’autres images qui éloignent le spectateur de l’œuvre peinte
autant que du texte source en amont de la scène d’Ingres. C’est également le constat que fait le frère
de Rossetti, William Michael, lorsqu’il reproche à ce dernier d’avoir pris une trop grande liberté par
rapport au sujet et souligne que dans le texte d’Arioste, le monstre ne meurt pas, comme le sousentend le poète dans la suite de la séquence.
Cependant, si Rossetti semble tourner le dos au tableau et au texte qui l’a inspiré, c’est sans
doute parce qu’il envisage le travail de la citation d’une œuvre picturale comme un processus plus
complexe que le titre donné à ses deux sonnets ne le suggère de prime abord. En effet, l’examen de
l’ensemble des poèmes de Rossetti écrits en regard de tableaux particuliers révèle que la citation n’est
pas une simple mise en texte d’une image, mais un geste à part entière. Cela implique une disparition
momentanée du référent, une éclipse du visible, au profit du texte : par son aspect visuel, le poème
est une création autonome qui aspire à se substituer à l’œuvre qu’elle cite. En ce sens, la citation est
pour lui une démarche aussi originale que l’illustration dont il déclarait qu’elle lui donnait l’occasion de
produire des allégories à loisir,”to allegorize on one’s own hook”, sans se plier au texte de manière
servile.
C’est que, plus qu’une simple reproduction textuelle, la citation doit être considérée comme
une prise de position ou un appel, ce qui nous renvoie au sens juridique étymologique du verbe citer
qui signifie : convoquer, faire appel. Véritable mise en mouvement de l’image fixe, elle exige du
lecteur qu’il entre dans le jeu du texte mais aussi dans son “je” c’est-à-dire qu’il prenne la place du
spectateur de la toile ou du héros salvateur. A cet égard, le présent de narration utilisé dans la
deuxième partie du poème est un moyen de faire coïncider le temps de la lecture et le temps figé de
la représentation. Parfait exemple d’hypotypose, ce passage décrit le spectacle dont l’auteur est
témoin et incite le lecteur à entrer dans la scène qui se recrée sous ses yeux. Par l’emploi de
déictiques, “those jaws”(v. 13) et “That evil length of body”(v. 13), le poète esquisse un geste de plus
en plus ostentatoire vers le tableau tout en dirigeant notre regard vers le texte à voir: comme le
remarque avec justesse Jerome McGann, le déictique est alors un instrument rhétorique désignant
non seulement un élément du tableau, mais aussi le texte qui est en train de s’écrire et de se lire.
Cette double allégeance du mot à l’image et au texte marque ainsi la distance qui existe entre les
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deux formes et attire l’attention sur le fait qu’il existe une relation dynamique entre eux. Selon
l’observation de McGann, il y a bien là trois événements esthétiques : “the picture itself, the sonnet
itself, and the liminal event that emerges from their dialectical relation.” (McGann 71)
Entre texte et image s’ouvre alors un nouvel espace, un espace théâtral où se rejoue une
scène qui dépasse le contexte du tableau d’Ingres, une scène originelle en somme, qui serait à la
source du processus de création dont il est le produit.
Clench thine eyes now, – ’tis the last instant, girl:
Draw in thy senses, set thy knees, and take
One breath for all: thy life is keen awake, –
Thou mayst not swoon. (v. 15-18)
Dans le deuxième sonnet, on assiste en effet à un étrange renversement de perspective par
rapport à la scène initiale peinte par Ingres puis citée par Rossetti : alors que la fin du sonnet
précédent insistait sur l’état d’inconscience d’Angélique “she does not hear or see”, le poète s’adresse
désormais à elle et l’incite à sortir de la torpeur dans laquelle elle est tombée ou dans laquelle la
peinture l’a plongée. Il ne s’agit plus pour l’apprenti peintre (puisque Rossetti est à cette époque en
pleine expérimentation préraphaélite) de citer l’œuvre, d’en montrer le fini, mais d’en solliciter tous les
niveaux de sens : d’une part, il s’agit de participer au drame qui se joue sur la toile ; d’autre part, il
s’agit de remonter au processus même de création qui a permis à Ingres de réaliser son œuvre. C’est
ainsi que les verbes au mode impératif : “Clench thine eyes”,”set thy knees”,”draw in thy senses”,
sont tous des verbes d’action qui s’appliquent au personnage d’Angélique autant qu’au modèle posant
pour le tableau soumis aux mêmes contorsions que l’héroïne de la fable ; mais ces incitations
s’adressent également au sujet d’énonciation qui contemple la toile et doit faire un effort pour
l’animer. Enfin elles s’adressent au peintre lui-même, dont le travail consiste à concentrer toute son
énergie dans l’exécution de la toile ainsi qu’au poète dont le défi est de ne pas succomber à l’effet
sidérant de la peinture pour pouvoir en retranscrire l’expérience par l’écriture.
Cette dimension réflexive, autoréférentielle de l’écriture poétique, cette condensation des
signes linguistiques et iconiques est visible à travers le choix de certains mots-clé : de façon
caractéristique, le verbe “draw” par exemple, que Rossetti utilise très souvent en jouant sur ses
multiples significations, apparaît ici au deuxième vers (draw in thy senses). Il renvoie au trait, mais
aussi au souffle, “to draw one’s breath”, lui-même évoqué au vers suivant. Si le trait est ce qui unit
l’écriture et la peinture et initie le dessin, le souffle est, quant à lui, à l’origine de l’inspiration poétique.
A travers ces injonctions, ce que le poète tente de formuler ou de rejouer est le mystère de la
métamorphose, du passage d’une forme à l’autre, d’un médium à l’autre, de la vie à l’art, puis de l’art
à la vie. De plus, en encourageant l’héroïne, “’tis the last instant, girl” (v. 15), le poète introduit dans
la contemplation de l’image une notion de temporalité jusque-là absente. Sa voix et celle du lecteur
du sonnet sont un supplément à la fixité de la toile, et permettent une mise en mouvement de la
pensée par laquelle il interroge le sens du tableau, ou tente de le subvertir. Au lieu de célébrer le
triomphe du héros, ou de s’attendrir sur l’impuissance de la femme nue exposée aux dents du
monstre, le poète célèbre une autre victoire, un double mystère : celui de la beauté d’un corps
féminin, rendu visible par le regard d’un homme ; celui de la peinture rendue lisible par l’écriture d’un
poème.
Angélique sauvée du monstre
Plus qu’un poème ekphrastique, le second sonnet est un véritable monologue dramatique
dans lequel l’attention du locuteur est entièrement portée sur le personnage féminin peint dans le
tableau d’Ingres : “Angelica rescued from the monster”, premier titre donné par Rossetti à sa
séquence de sonnets, décrit bien ce deuxième regard sur le tableau, ce passage de la citation à
l’interpellation qui se fait par l’entremise de l’écriture. Au niveau de l’histoire représentée dans le
tableau, le mode interrogatif suspend la référence au récit d’Arioste et dirige l’attention du lecteur vers
Angélique, point lumineux du tableau d’Ingres. Le déploiement du dispositif de questions qui lui sont
adressées semble autant de coups de griffes à son égard que ceux qu’elle reçoit des pattes du
monstre ou des vagues qui viennent se briser sur le rocher où elle est enchaînée. Métaphoriquement,
ces questions figurent également les coups de pinceau que l’artiste porte sur la toile à peindre :
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Was that the scattered whirl
Of its foam drenched thee? or the waves that curl
And split, bleak spray wherein thy temples ache?
Or was it his the champion’s blood to flake
Thy flesh? – or thine own blood’s anointing, girl? (v. 18-22)
Ces questions apparemment rhétoriques dont le poète assaille la jeune fille au rocher
déclenchent un enchaînement d’hypothèses qui toutes font éclater au grand jour la charge sexuelle et
la violence contenues dans la scène d’Ingres – violence qui fait écho à la violence mortifère inhérente
à l’acte de peindre. Dans ces quelques lignes, les deux éléments vitaux, l’eau et le sang, sont les
traces énigmatiques de la vie qui anime encore la jeune fille ou marquent au contraire le péril qu’elle a
enduré : l’ambiguïté qui pèse sur l’origine des deux liquides laisse la nature de l’attaque dans l’ombre
et l’origine de la souillure indéterminée.
Dans un irrépressible désir de nommer, le poète désigne tour à tour le monstre puis le héros
comme responsable des empreintes laissées sur son corps virginal. Mentionnant l’eau puis le sang, il
hésite, et la mer sert de relais entre ces deux images, qui se fondent dans un enchaînement lexical et
sonore construit autour d’un même mouvement oscillatoire : “whirl” rebondit en “waves” et en “curl”
avant d’éclater en “split”, si bien que l’effet d’ensemble est celui d’un affolement des sens, d’un
tourbillon ou d’un maelström qui rejette finalement sa victime exsangue et vaincue, “split, bleak spray
wherein thy temples ache” (v. 20). D’éclaboussure, le liquide devient fluide vital, sperme qui, peu
après, se colore et devient sang. La suggestion du sang du vainqueur couvrant de taches le corps de
la jeune vierge, est la marque d’une agression d’ordre sexuel. Au niveau métatextuel cependant,
l’opacité de ces taches qui assombrissent le corps blanc de la femme et font ressortir l’incarnat de sa
chair peut être vue comme un paradigme de la peinture où la toile vierge se colore sous la main du
peintre.
Le fait que l’héroïne ne réponde ni aux agressions qu’elle subit, ni aux questions qu’on lui
pose (comme on pourrait l’imaginer si Rossetti avait utilisé la prosopopée, comme il l’a fait dans
d’autres poèmes commentant des tableaux, telle celui de Proserpine), montre qu’elle n’incarne pas
seulement Angélique, mais qu’elle illustre le sort réservé aux figures féminines dans la plupart des
mythes d’emprisonnement ou de bondage : qu’il s’agisse d’Andromède dans le mythe de Persée,
(qu’Ingres avait d’abord à l’esprit dans sa première version de ce tableau, rebaptisé par la suite Roger
et Angélique), de la reine Sabra dans la légende de Saint-Georges et le dragon, la femme est, dans
ces récits, constamment reléguée au rôle de trophée, de récompense à gagner en échange de la
conquête d’un monstre. Le monstre lui-même, doté d’une mâchoire dentée ne symbolise-t-il pas en
fait l’aspect vivant, charnel, et donc dangereux présent en chaque femme ? C’est ce que semble
suggérer Rossetti dès le début du poème, lorsqu’il décrit le terrassement de l’animal comme une
conquête sexuelle se situant tout naturellement au niveau de la gueule, ce vagina dentata
fantasmagorique dont parlait Freud : “The spear’s lithe stem / Thrills in the roaring of those jaws.”
C’est aussi ce que suggère, à la fin du deuxième sonnet, le dénouement imaginé par le poète – la
mort du dragon et le triomphe du héros – qui fait la part belle au champion qui délivre la vierge :
Now the dead thing doth cease
To writhe, and drifts. He turns to her: and she,
Cast from the jaws of Death, remains there, bound,
Again a woman in her nakedness. (v. 26-9)
La femme, qui avait été appréhendée sous son aspect néfaste et mortifère, ne retrouve son
aspect humain qu’après avoir été domestiquée par son vainqueur ou transformée en objet d’art par le
peintre : le mot “bound”, utilisé au vers 27, marque ces deux aspects, puisqu’il désigne à la fois le lien
physique, le lien psychologique (les chaînes de la domesticité) et le lien littéraire (si l’on pense à un
des sens de “bound”, relié comme un livre). Même si la jeune fille demeure captive du rocher auquel
elle est attachée et de la toile dans laquelle elle est contenue, et n’en finit pas d’être attaquée par le
monstre, elle retrouve, dans l’écriture, une forme de perfection et renaît au monde artistique. Comme
la Vénus de Cabanel présentée au salon de 1863, emblème d’une nudité féminine pudique et
poétique, Angélique surgit des flots comme des lignes du poème, en ayant survécu à deux
expériences éminemment métaphoriques, l’une de destruction, l’autre de création.
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Casting
Grâce à l’intervention du héros d’une part, Angélique a pu résister à l’assaut du monstre,
rejetée (sens premier de to cast), comme Jonas, par la baleine sans avoir été dévorée. Grâce à la
magie du peintre et du poète d’autre part, elle a triomphé de l’épreuve de la représentation et se
trouve gravée, immortalisée dans l’art, enfin libérée du joug du temps. De cette façon, le verbe to
cast , placé en tête de vers, en position de rejet par rapport au sujet, attire notre attention sur le
déplacement qui a lieu du dragon à la femme, et de la femme vivante à sa représentation dans l’art,
de la peinture à la poésie. En outre, le choix du mot “cast” n’est peut-être pas une simple coïncidence
compte tenu de la nature de l’œuvre citée.
À un premier niveau, le terme “cast” renvoie bien sûr à la peinture, où les personnages sont
projetés, telle une ombre sur la toile, et rappelle la fable de l’origine de la peinture, selon laquelle la
fille du potier Boutadès aurait inventé cet art en traçant l’ombre de son amant sur un mur. Mais il
évoque surtout les arts plastiques (plaster cast) et la sculpture antique qui servait traditionnellement
de modèle à la peinture de corps nus au dix-neuvième siècle. Rossetti savait-il qu’Ingres avait peint le
corps d’Angélique d’après une statue grecque d’Ariane ? Sans doute son œil de peintre l’avait-il
perçu ; en tout cas, cette allusion directe à la sculpture renforce l’idée d’une transversalité des arts.
Parallèle au thème de la transformation du monstre en femme et de la femme en objet d’art que nous
avons repéré dans la fable, l’idée que la métamorphose serait à l’origine de tout art se trouve
renforcée par cette référence à la sculpture et à la pierre. En outre, la sculpture nous fournit peut-être
l’ultime clé permettant de résoudre l’énigme posée par la citation picturale dans ces deux sonnets de
Rossetti.
Pour Ingres, le modèle de la sculpture est le moyen de peindre un nu aux formes
voluptueuses. De même que Roger tente dans le tableau de libérer Angélique du monstre qui l’habite,
de même Ingres se plie aux règles de la bienséance en peignant une statue à l’érotisme froid. A
l’inverse de Pygmalion animant Galatée en la faisant fondre sous ses caresses, Ingres substitue au
relief des courbes féminines le relief inanimé de la statue. A son tour, Rossetti s’empare de la toile
d’Ingres pour en faire un édifice verbal à l’architecture imposante et accentue la monumentalité du
tableau : “a sonnet is a moment’s monument” (The House of Life), énonce-t-il dans un de ses sonnets
les plus connus et les deux poèmes qu’il écrit à partir du tableau d’Ingres illustrent ce désir de
visibilité d’un moment jusque dans son opacité même.
All is now still
Dès lors, la matérialité du texte, l’espacement entre les strophes, le choix de mots archaïques,
peuvent être interprétés comme une façon de faire de l’écriture un monument, une figura, au sens où
l’entend Liliane Louvel (20), c’est-à-dire comme une effigie (teraphim) née du modelage de l’argile.
C’est à la croisée des arts, entre terre et eidolon , que se noue finalement le lien entre Ingres et
Rossetti, et que naît une œuvre poétique hybride : “hell-birth of geomaunt and teraphim”, le sonnet
de Rossetti serait-il une forme d’art aussi insolite et invraisemblable que la description qu’il donne du
monstre des mers peint par Ingres ? La citation de l’œuvre picturale aboutit-elle chez lui à une
impasse, à un “hollow babble” indéchiffrable ? C’est le point de vue de George Steiner, pour qui le
vers qui décrit le monstre d’Ingres est particulièrement incongru et illisible, tout comme l’est, selon lui,
l’ensemble de la poésie préraphaélite, du reste. Pourtant, cette expression au sens retors, qui associe
deux références aussi opaques l’une que l’autre exemplifie autant qu’elle symbolise le travail du poète
face au tableau et le véritable rapport de la citation à l’œuvre.
Pour s’en rendre compte, il faut laisser un instant de côté le tableau d’Ingres, et remonter à la
source textuelle d’une grande partie de l’œuvre poétique de Rossetti : la Divine Comédie. Il faut
relever avec George Steiner (13) que l’expression “geomaunt” est empruntée à Dante qui l’utilise dans
le chant XIX du Purgatoire, lorsqu’il évoque cette science consistant à lire dans le sable ou dans la
terre. Sans se contenter d’identifier la source de cette citation tronquée comme le fait le critique, il
faut cependant poursuivre la réflexion en relisant les pages de Dante qui s’ouvrent sur cette référence
à la géomancie. On découvre alors que dans cet épisode, Dante raconte son rêve d’une femme
sublime du nom de Serena, qui lui apparaît d’abord sous l’aspect répugnant d’une vieille femme puis
se métamorphose sous ses yeux en une jeune fille magnifique. Victime de ses charmes et de sa voix,
le poète ne peut s’arracher à son emprise qu’avec l’aide de Virgile, qui lui révèle sa vraie nature et
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montre le vice qu’elle incarne : de sirène, la belle est réduite en un tas de chair putride, et l’illusion
s’évanouit. Sans analyser plus avant cet épisode qui symbolise entre autres le pouvoir du désir sur
l’imagination, on voit bien qu’il y a coïncidence ou écho entre le thème du chant de Dante, le tableau
d’Ingres et les poèmes de Rossetti. Dans les trois œuvres se mêlent conquête, désir et vision. Dans
les trois récits, la métamorphose joue un rôle primordial. La référence à Dante, citation implicite
présente en creux dans l’écriture poétique de Rossetti, contribue donc à la résonance symbolique du
sonnet autant qu’à son caractère d’étrangeté.
Mis en regard du tableau d’Ingres, les sonnets de Rossetti ne citent certes pas la scène peinte
mais expriment le désir du peintre-poète de repousser les frontières existant entre les arts et de
rendre à la parole sa valeur performative. Cette approche singulière, caractéristique de la plupart des
Sonnets for Pictures, oblige le lecteur à redécouvrir l’écriture poétique pour ses qualités purement
visuelles, matérielles ou musicales. Dans la deuxième strophe du premier sonnet, par exemple, le
verbe “thrills” qui décrit la façon dont la lance pénètre la gueule du monstre (“to penetrate”) doit être
apprécié pour ses qualités polysémiques et sonores. De la même façon, du point de vue de la
musicalité, la dernière strophe du deuxième sonnet est exemplaire: “Now, silence: for the sea’s is
such a sound / As irks no silence; and except the sea, all now is still” (v. 23-24). La scène, mise en
mouvement sous nos yeux, est à nouveau figée, ralentie par un soudain repli de la pensée sur ellemême. La répétition de l’enclencheur “now” signale un retrait du regard, comme si le poète reculait
devant la toile pour la contempler, tel l’artiste ayant achevé son tableau.
En participant à l’énigme de la scène, Rossetti est finalement le héros qui sauve la jeune fille
de la gueule du monstre au même titre que le peintre par son art lui permet d’échapper aux marques
du temps. Possédant le don de la parole, le poète seul rétablit l’ordre rompu. A travers l’expression
“all now is still”, il scelle le rêve d’une alliance entre texte et image, espace et temps, pierre et
poussière : renvoyant d’une part au silence qui succède au bruit de l’écriture, d’autre part à la fixité de
l’image, cette expression formule le paradoxe d’un texte-tableau, ”a still life” qui ne soit pas nature
morte, mais still life, encore dans la vie.
“All now is still” serait peut-être enfin un avertissement lancé au lecteur de la poésie de
Rossetti, une invitation à explorer tous les possibles, à creuser dans les veines de ses poèmes, sans
hésiter à tailler dans la masse pour y découvrir, parmi les scories d’une écriture volcanique, quelques
rares pépites, “like deep basalt in fiery chyroprase”1. Cette métaphore minérale nous ramène à la
géomancie, et à l’idée que c’est la sculpture qui relie finalement Ingres et Rossetti. Car si les sonnets
de Rossetti ne sont qu’une citation infidèle de l’œuvre d’Ingres, vestiges de l’infuence de la Divine
Comédie sur les premiers vers d’un apprenti poète, il n’en demeure pas moins qu’ils capturent un trait
essentiel de la peinture d’Ingres : sa qualité sculpturale, sans doute héritée de la vocation de son père
(qui était peintre et sculpteur) et de sa propre pratique. Il n’est alors pas surprenant que, contemplant
à nouveau le tableau d’Ingres, on découvre que la signature de l’artiste ait été apposée aux pieds
d’Angélique, précisément dans la pierre : semblant gravé sur le rocher, le nom du peintre s’y inscrit
comme une empreinte et constitue la seule présence visible s’interposant entre la femme et son
héros. Alliant texte et image, le sujet surgit de la pierre ou bien s’y fossilise. Auteur du tableau,
instance du récit, le nom du peintre est son véritable sujet, the eye / I dans la peinture, la présence
d’un regard à l’œuvre.
Ouvrages cités
Louvel, Liliane. L’Oeil du texte. Texte et image dans la littérature de langue anglaise. Toulouse:
Presses Universitaires du Mirail, 1998.
McGann, Jerome. Dante Gabriel Rossetti and the Game That Must Be Lost. Yale:Yale University Press,
2000.
Steiner, George. After Babel, Aspects of Language and Translation. Oxford: Oxford University Press,
1992.
1
Selon l’expression de John Dixon Hunt.
Roussillon, Laurence. “All now is still”: de la citation à l’œuvre dans Ruggiero and Angelica de D. G. Rossetti. EREA 2.1
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