Les socialistes, l`histoire et la mémoire
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Les socialistes, l`histoire et la mémoire
La 55 Revue Socialiste Les socialistes, l’histoire et la mémoire Juillet 2014 2 Sommaire Edito Alain Bergounioux, « Il n’y a pas d’imagination sans mémoire »…………………………………………… p. 5 Perspectives Noëlline Castagnez, Les socialistes, l’histoire et la mémoire……………………………………………… p. 9 Boris Adjemian, Lois mémorielles : un débat privé de sens………………………………………… p. 17 François Hartog, L’histoire et la mémoire face au présentisme……………………………………… p. 23 Laurent Wirth, L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel…… p. 27 Olivier Grenouilleau, Enseigner l’histoire de France……………………………………………………… p. 33 Benjamin Stora, La France et son passé colonial ……………………………………………………… p. 39 Grands moments Jean-Numa Ducange, Les socialistes et la Révolution française …………………………………………… p. 47 Vincent Duclert, L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction ………………………………… p. 53 Jean Vigreux, Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes …………… p. 65 Gilles Vergnon, 1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire…………………………… p. 71 Gilles Morin, Les socialistes et la mémoire de la résistance………………………………………… p. 77 Laurent Jalabert, 1971, le congrès d’Epinay dans la mémoire des socialistes ………………………… p. 83 Sommaire 3 Gérard Bossuat, Les socialistes dans la construction européenne. Bilan d’une histoire passionnée et complexe………………………………………… p. 87 Vincent Chambarlhac, La « deuxième » gauche et l’histoire. Un usage, une ressource, un procès……… p. 95 Grandes personnalités Frédéric Cépède, Eric Lafon, Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace………………………………………… p. 103 Serge Berstein, Léon Blum, histoire et mémoire …………………………………………………… p. 115 François Stasse, Pierre Mendès France entre l’histoire des faits et la mémoire des valeurs… p. 121 Grand texte Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900…………… p. 129 A propos de… Gérard Grunberg, Un autre regard sur Napoléon …………………………………………………… p. 139 Matthias Fekl, Le remède institutionnel au « mal napoléonien » ……………………………… p. 145 Lionel Jospin, Réponses………………………………………………………………………………… p. 151 Actualités internationales Jean-Jacques Kourliandsky, Que penser du Vénézuéla ?………………………………………………………… p. 157 Alain Bergounioux est directeur de La Revue socialiste « Il n’y a pas d’imagination sans mémoire »1 François Mitterrand L’ écho que rencontre aujourd’hui la figure de Jean Jaurès – au-delà des rangs socialistes – tient bien sûr au martyr qui a été le sien dans une lutte contre une guerre qui a dépassé en horreur tout ce qu’il avait pressenti. Mais il tient aussi à une nostalgie pour une politique qui ne séparait pas – comme il est souvent rappelé – l’idéal et le réel, autrement dit la pensée et l’action. Jaurès, en effet, a été un homme qui se bat pour des idées, qui a une conception de la vie et du monde qu’il veut faire partager. Animé par un idéal républicain, socialiste, internationaliste – dont il n’isole aucune dimension –, il s’est battu pour toutes les grandes causes de son temps, la journée de 8 heures, les retraites ouvrières, l’innocence de Dreyfus, la séparation des Églises et de l’État, l’École publique, contre la peine de mort, pour la paix, etc. C’est cette capacité d’unir le court terme et le long terme, à combattre dans le quotidien et à agir dans l’histoire qui a fait son rayonnement. Son message est d’autant plus important, pour nous socialistes, que Jaurès a forgé une grande part de l’identité du socialisme français contemporain, l’union de l’idée républicaine et de l’idéal socialiste, qui a permis aux socialistes de traverser les épreuves – parfois dramatiques – du siècle écoulé (et de celui qui commence…) Mais, il l’a fait lui-même dans les controverses et les combats. Sa pensée s’est forgée progressivement et son socialisme s’est défini par étapes. Il a été critiqué et contesté dans sa propre famille. Et il n’est nul besoin de rappeler qu’il a été haï par la droite nationaliste et que cette La pensée de Jaurès s’est forgée progressivement et son socialisme s’est défini par étapes. Il a été critiqué et contesté dans sa propre famille. Et il n’est nul besoin de rappeler qu’il a été haï par la droite nationaliste et que cette haine a été la cause de son assassinat. Rien n’a donc été évident. 6 haine a été la cause de son assassinat. Rien n’a donc été évident. Jaurès lui-même a toujours été attentif aux changements et aux évolutions du monde et de la société pour adapter son action aux réalités. L’action de Jaurès montre que les idéologies sont toujours structurées par le type de société dans lesquelles elles opèrent et les rapports qui existent avec le pouvoir. Ces rappels sur le rôle de Jaurès montrent tout l’intérêt pour les socialistes à se réapproprier leur histoire dans sa complexité. Se contenter de commémorations paresseuses ne sert pas à grandchose pour évoquer quelques grandes figures isolées de leur contexte. Pour réfléchir avec utilité sur le socialisme, l’essentialisme doit être banni. Ce qui est suggestif est de mener une discussion historique. Le socialisme est ce que les socialistes en font. Il n’y a pas de prédestination. Les idéologies font partie de l’histoire. C’est la dialectique entre les idées et le réel qui est décisive. Cela permet, d’ailleurs, d’éviter tout fatalisme. C’est le sens de ce numéro consacré à l’histoire et à la mémoire. Les articles rassemblés – qui ne prétendent pas à l’exhaustivité – sont consacrés à quelques moments et à quelques figures de notre histoire pour donner l’opportunité de réfléchir au sens de notre action dans le temps. L’histoire est faite – disait déjà Charles Seignobos, l’historien de la IIIe République – pour permettre au passé de répondre à des questions que se posent les sociétés présentes. C’est un exercice intellectuel tout à fait utile, dans la mesure, évidemment, où on n’oublie pas ce qui se sépare les âges et que l’histoire est changement. Être une grande force politique (continuer à l’être…) suppose, entre autres, de comprendre sérieusement son histoire et de bien définir ses combats. Aujourd’hui, comme les contemporains de Jaurès l’avaient ressenti, nous vivons une nouvelle « grande transformation », avec la mondialisation des « Il n’y a pas d’imagination sans mémoire » marchés, une révolution scientifique et technologique, l’enjeu écologique, les migrations internationales qui entraînent des mutations profondes dans la manière de produire, de travailler, de vivre, en un mot dans les relations sociales anciennes modelées par la société industrielle. Le défi est de conduire les mutations pour ne pas les subir. Les expériences passées montrent qu’elles ont toujours une double face, elles sont porteuses de progrès comme de risques. Nous le mesurons pleinement avec l’accroissement des inégalités. Nous ne pouvons pas accepter aujourd’hui, pas plus qu’hier, le « darwinisme social » que porte le capitalisme. Des règles pour la mondialisation, des procédures de coopération entre les nations – avec l’acquis de l’Union européenne, à réformer et non à détruire – des nouvelles formes de solidarité sociale, ce sont des tâches essentielles pour un socialisme d’aujourd’hui. La question n’est plus de savoir – comme elle était posée hier et a occupé des décennies de débats socialistes – s’il faut ou non accepter un compromis entre la démocratie et le marché (c’est le produit du siècle dernier), mais elle porte sur la nature du rapport des forces qu’implique ce compromis et sur les équilibres à tenir. Notre tâche est de repenser les bases d’un réformisme conséquent et de le mettre en œuvre. Dans une période de grands bouleversements, les controverses et les interrogations sont naturelles – et elles traversent tout le socialisme européen. Pour redonner confiance dans l’avenir et renouer avec l’idée de progrès (qui appartient à l’identité socialiste), nous devons reformuler clairement nos objectifs fondamentaux à la lumière des changements intervenus et des apports de l’histoire. C’est évidemment plus difficile à faire lorsqu’on exerce les responsabilités du pouvoir que dans une situation d’opposition. Et, pourtant, c’est une tâche que les socialistes doivent mener à bien pour le bien même de leur gouvernement. 1. Cette réflexion vient du livre d’entretien, Ici et maintenant, réalisé en 1980, à la veille de l’élection présidentielle. La phrase complète est encore plus significative : « Le monde ne commence pas avec nous. Couper ses racines pour mieux s’épanouir est le geste idiot d’un idiot. Il n’y a pas d’imagination sans mémoire. » (pp. 151-152) La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Perspectives Noëlline Castagnez est maître de conférences à l’université d’Orléans et chercheuse associée au Centre d’Histoire de Sciences Po. Les socialistes, l’histoire et la mémoire L es socialistes français se sont intéressés à leur histoire bien avant les autres familles politiques, mais n’entretiennent pas pour autant un rapport serein avec leur passé. Certes, ils ont saisi très tôt leur propre historicité à cause de la place singulière de l’Histoire dans une idéologie qui se veut appelée à incarner l’avenir de l’Humanité. Dans une appréhension linéaire et déterministe du temps, Jean Jaurès fait du socialisme, à la fois comme doctrine et comme mouvement, l’un des moteurs de l’Histoire avec L’Histoire socialiste de la France contemporaine (1789-1900), qui est conçue comme le discours scientifique des origines par des générations de socialistes. Mais leur mémoire des guerres est aussi révélatrice de « passés qui ne passent pas »1. Si avec Maurice Halbwachs, nous considérons la mémoire collective des socialistes comme la représentation qu’ils se font de leur passé en fonction de leurs besoins présents2, il convient de s’interroger sur comment on écrit l’histoire du socialisme et quels usages les socialistes en font. Longtemps, l’histoire du socialisme reste l’apanage de militants à des fins d’autoformation et de propagande, avant de basculer dans l’escarcelle de la recherche universitaire qui, avec les alternances de 1981 et 2012, n’a pas fini d’y trouver son miel. Après l’unité de 1905, écrire leur histoire permet aux différentes tendances de s’affirmer. Adéodat Compère-Morel dirige ainsi l’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière (1912-1919) dans une tentative d’hégé- Après l’unité de 1905, écrire leur histoire permet aux différentes tendances de s’affirmer. Adéodat Compère-Morel dirige ainsi l’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière (1912-1919) dans une tentative d’hégémonie guesdiste face à Édouard Vaillant et Jaurès. 10 monie guesdiste face à Édouard Vaillant et Jaurès. Au-delà, cette œuvre norme la mise en récit du passé du mouvement ouvrier, rehaussé de ses exempla et martyrs. La méthode, qui emprunte aux Positivistes le croisement des sources et leur édition critique, est désormais fixée. Le contenu doit conjuguer histoires des idées et des organisations. À ce monument collectif, destiné aux militants, s’ajoutent, par la suite, des essais qui visent un plus large public comme en témoignent leurs éditeurs : L’Histoire du mouvement ouvrier en France des origines à nos jours (Aubier, 1946) de Georges Lefranc, Les socialistes dans la Résistance. Souvenirs et documents de Daniel Mayer (PUF, 1968) ou Les socialistes et l’exercice du pouvoir 1944-1958 de Roger Quilliot (Fayard, 1972). Cette démarche, à la fois historique et patrimoniale, perdure avec des historiens militants tels que Marc Heurgon et son Histoire du PSU (1994), Jacques Kergoat et son Histoire du parti socialiste (1997), ou le catalogue du centenaire Des Poings et des roses, le siècle des socialistes (2005). Or dans les années 1960, un tournant épistémologique se produit. En 1949, Georges Bourgin avait déjà fondé l’Institut français d’histoire sociale, mais un palier est franchi lorsqu’en 1959, Ernest Labrousse, titulaire de la chaire d’histoire économique et sociale de la Sorbonne, crée la Société d’études jaurésiennes qui, animée par Madeleine Réberioux, Gilles Candar, puis Vincent Duclert, est toujours active aujourd’hui. En 1960, Jean Maîtron fonde la revue Le Mouvement social, puis, à partir de 1964, publie le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français et, en 1966, crée le Centre d’histoire du syndicalisme, aujourd’hui Centre d’histoire sociale du XXe siècle. Le socialisme devient ainsi un objet à part entière de l’histoire sociale, comme le communisme. La « bibliothèque socialiste » de Maspero édite 40 volumes sur le mouvement ouvrier dans le monde sous la direction de Georges Haupt. Des thèses de référence sont publiées : Claude Willard, Le mouvement socialiste en France (1893-1905). Les Guesdistes (1965) ; ou encore Michelle Perrot, Les ouvriers en grève, France, 1871-1890 (1973). L’apogée éditorial est La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Les socialistes, l’histoire et la mémoire atteint avec la monumentale Histoire générale du socialisme, en 4 tomes, dirigée par Jacques Droz (PUF 1972-1978). Depuis cet âge d’or, les synthèses se font rares : Le long remords du pouvoir. Le parti socialiste français 1905-1992 d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg (1992), réédité en 2005 sous le titre L’ambition et le remords, affirme la dimension réformiste du socialisme démocratique, et L’Histoire des gauches en France, dirigée par Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (2004), embrasse au-delà du socialisme. Depuis les années 1980, on assiste, en effet, à une diffraction de l’objet au prisme de divers courants historiographiques, d’autant qu’il est devenu incontournable pour l’histoire immédiate. L’Office universitaire de recherche socialiste (1969), la Fondation Jean Jaurès (1992) et l’Institut François Mitterrand (1996), au-delà de leur vocation patrimoniale, jouent un rôle moteur, par la richesse de leurs archives, dans un champ de recherche qui reste fécond. Pour autant, l’histoire de la doctrine et du parti n’est plus un passage obligé de la formation des militants, voire des cadres et des élus. Et si JeanPierre Chevènement fait de l’Histoire un enjeu vital lorsqu’il est ministre de l’Éducation nationale en 1985, les socialistes ne semblent guère désormais se soucier du délitement de la culture historique dans la formation des enseignants et de leurs élèves. Emportés par la vague mémorielle, signalée par Pierre Nora dès le milieu des années 19803, ils transfèrent, au « devoir de mémoire » et aux lois mémorielles, la tâche de conjurer les erreurs passées, comme l’ont montré les derniers débats sur la reconnaissance du génocide arménien. Les socialistes, emportés par la vague mémorielle, signalée par Pierre Nora dès le milieu des années 1980, transfèrent, au « devoir de mémoire » et aux lois mémorielles, la tâche de conjurer les erreurs passées, comme l’ont montré les derniers débats sur la reconnaissance du génocide arménien. Perspectives Alors qu’en 2014 la France entière commémore 1914, esquisser une histoire de la mémoire des guerres chez les socialistes permet de saisir comment ce « trop-plein » de mémoire procède d’un rapport douloureux avec le passé. Force est de constater que, tout au long du siècle écoulé, les socialistes entretiennent le remords d’avoir consenti à la guerre de 14-18, qu’il s’agisse de leur ralliement à l’Union sacrée ou, si l’on en croit les historiens de Péronne, de leur participation à une culture de guerre partagée par l’ensemble des sociétés belligérantes4. Dès 1919, au-delà de leur pacifisme « plus jamais ça », ils sont pris en étau entre une droite qui se veut patriotique par essence, et une extrême gauche qui se dit seule révolutionnaire. Et bien que les socialistes se définissent, eux aussi, comme marxistes et révolutionnaires, leur rapport à la violence reste problématique. Le jus ad bellum leur permet de rallier l’Union sacrée au nom de la défense nationale, ce qui n’empêchera, d’ailleurs, jamais la droite de les accuser de trahison, comme le révèle l’affaire Roger Salengro. Mais dès 1915, les minoritaires pacifistes de la SFIO dénoncent ce postulat d’une guerre juste en accusant de complicité les « marchands de canons » et condamnent la « boucherie » des tranchées au nom du jus in bello. L’armistice signé, les majoritaires de guerre connaissent donc un long purgatoire mémoriel, et le mythe de l’assassinat de Jaurès qui aurait ruiné les derniers espoirs de la gauche pacifiste s’instaure durablement. Pour autant, la question de la violence – consentie ou subie par les combattants et, au-delà, par les civils – resurgit pendant la guerre d’Algérie et reste lancinante, comme le montre la polémique autour de la réhabilitation des mutinés de 1917 par Lionel Jospin en 1998. La mémoire socialiste de la Seconde Guerre mondiale se déroule, quant à elle, à contre temps du roman national. Depuis la Libération, si le parti n’occulte pas l’engagement des siens dans la Résistance et la France libre, il ne l’exploite guère en termes de propagande. D’une part, la grande dispersion des socialistes dans la Résistance a très longtemps rendu le phénomène peu lisible5. D’autre 11 Les socialistes sont obsédés par les fautes d’un certain nombre d’entre eux, lesquels ont accordé les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet ou ont dérivé dans le vichysme, voire la collaboration. Voulant les racheter par une sévère épuration interne, les socialistes se retrouvent ainsi à contre-courant de la geste héroïque et sacrificielle du « Parti des 75 000 mille fusillés » et donc du résistancialisme ambiant. part, les socialistes sont obsédés par les fautes d’un certain nombre d’entre eux, lesquels ont accordé les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet ou ont dérivé dans le vichysme, voire la collaboration. Voulant les racheter par une sévère épuration interne, les socialistes se retrouvent ainsi à contre-courant de la geste héroïque et sacrificielle du « Parti des 75 000 mille fusillés » et donc du résistancialisme ambiant. Au parti d’Épinay, l’accent n’est guère mis non plus, ni sur la variété de leurs engagements résistants, ni même sur leurs héros et martyrs – à l’exception de Pierre Brossolette, lequel a échappé au parti en étant « nationalisé » dès la Libération6. Aussi, en déposant l’une de ses trois roses sur la tombe de Jean Moulin, le 21 mai 1981, au Panthéon, François Mitterrand veut-il réinscrire les socialistes dans l’héritage de la Résistance et rompre avec cette mémoire contrite. La reconstruction mémorielle « par en haut » du premier septennat apparaît, néanmoins, à contre temps de la mémoire soupçonneuse des années 1980-1990. Aussi, s’effrite-t-elle dès que le passé troublant du chef de l’État défraye l’opinion publique à partir de 19947. Si le concept de « vichysto-résistant », inventé pour lui par Jean-Pierre Azéma, entre à l’université, la fidélité de Mitterrand envers Bousquet choque les jeunes générations du parti. En 2005, le documentaire Le siècle des socialistes d’Yves Jeuhan et Valérie Combard privilégie encore l’expiation plutôt que l’exaltation des résistants. Quant à Pierre Brossolette, lors de la sortie de sa biographie par Éric 12 Roussel en 20118, les médias se souviennent avec étonnement qu’il était socialiste ! L’amnésie des socialistes a contaminé la mémoire nationale. Puis c’est la politique algérienne du gouvernement Mollet et de Robert Lacoste, stigmatisée dans l’expression outrageante de « national-mollétisme »9, qui transforme la SFIO de la IVe République en véritable repoussoir. Depuis les congrès d’Alfortville en 1969 et d’Épinay en 1971, l’abandon de la dénomination « SFIO », la suppression de la numérotation des congrès et l’adoption de nouveaux symboles, telle que la rose au poing, doivent faire oublier la filiation avec ce passé immédiat jugé infâmant10. Désormais, les réformes du Front républicain sont au mieux minorées, au pire occultées, dans les récits dits « historiques » et n’y font même pas écho à celles du Front populaire. Ainsi, les socialistes ont toujours proclamé leur volonté de regarder leur histoire en face, sans jamais cesser de la reconstruire comme un miroir brisé. Tout au long du XXe siècle, concurrencés sur leur gauche par le PCF ou l’extrême gauche, ils semblent avoir intériorisé les critiques de leurs adversaires et nourri une mauvaise conscience, régulièrement ravivée. Pour échapper à l’opprobre d’avoir compté des « traîtres » en leurs rangs, des majoritaires de guerre en 14-18 aux « nationauxmolletistes » de la guerre d’Algérie, en passant par les paul-fauristes de l’Occupation, ils ont, à plusieurs reprises, pratiqué une damnatio memoriae, digne de la Rome antique où le Sénat votait une condamnation à l’oubli post-mortem. Toute chose égale par ailleurs, cette pratique perdure Les socialistes ont toujours proclamé leur volonté de regarder leur histoire en face, sans jamais cesser de la reconstruire comme un miroir brisé. Tout au long du XXe siècle, concurrencés sur leur gauche par le PCF ou l’extrême gauche, ils semblent avoir intériorisé les critiques de leurs adversaires et nourri une mauvaise conscience, régulièrement ravivée. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Les socialistes, l’histoire et la mémoire d’une refondation à l’autre, se transmettant de génération en génération11. Ces refoulements et trous de mémoire peuvent céder la place à l’anamnèse. Ainsi, la mémoire de la Grande Guerre ressurgit sous la forme de l’expérience combattante et souffrante sous les septennats de Mitterrand. Le président l’inscrit dans une mémoire communautaire « par en haut », afin d’exalter la réconciliation francoallemande et la construction européenne. Qui ne se souvient de Mitterrand, main dans la main avec Kohl, à Douaumont, en 1984 ? En cette année de commémorations de 1914 et de 1944, le président Hollande s’inscrit dans son sillage avec, entre autres, la cérémonie médiatisée d’Oradour. Mais à l’inverse, qui se souvient du rôle joué par les socialistes en 1944, année de la Libération ? Quant aux grands moments et figures, certains constituent des « lieux de mémoire » plus pérennes que d’autres. Longtemps, les socialistes ont scandé « Jaurès, Guesde et Blum », puis, entre 1971 et 1981, la direction mitterrandienne a imposé un « Jaurès, Blum, Mitterrand ». Si Jaurès et Blum jalonnent « la longue marche du peuple de gauche » vers le pouvoir, François Mitterrand doit, lui, en incarner la fin inéluctable : la victoire. Mais lors des simulations de septembre 2011 pour les primaires, six candidats fictifs sont proposés sans qu’y figure le premier président socialiste : deux femmes, Louise Michel et Cécile Brunschwig et quatre hommes, Aristide Briand, Jean Jaurès, Léon Blum et Pierre Mendès France. Au-delà du contournement du droit d’inventaire, on retrouve la Commune (Michel), le socialisme réformiste sur sa longue durée (Briand et Jaurès) et le Front populaire (Blum et Mendès). Le film de campagne de François Hollande au second tour en 2012 ne dément nullement ces choix. À l’heure où les médias interrogent la nouvelle équipe présidentielle pour savoir si elle est « socialdémocrate » ou « social-libérale », où la droite reprend son antienne sur la non-crédibilité de la gauche, et où l’extrême-gauche et les Verts s’érigent en gardiens du temple des valeurs de gauche, les socialistes auraient tout intérêt à se réapproprier sérieusement leur histoire. Une vulgate décolorée Perspectives et quelques grandes figures érigées en totems ne sauraient conjurer les difficultés du présent, alors qu’une histoire critique conforterait les socialistes dans leur identité et leurs capacités à s’adapter et à 13 faire face aux défis actuels. Ne serait-il pas temps de substituer à « la mémoire contre l’Histoire », dénoncée par François Bédarida 12, l’Histoire pour tous ? 1. Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994. 2. Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, F. Alcan, 1925. 3. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t.1, Gallimard, 1984. 4. Les jalons de cette étude ont été posés, mais restent à approfondir : cf. Annette Becker, « La gauche et l’héritage de la Grande Guerre » dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol.2, Paris, Éditions la Découverte, 2004, pp. 330-340, et Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité (1914-1918), Dijon, EUD, 2008. Voir aussi Noëlline Castagnez, « La mémoire socialiste de la Grande Guerre : un passé qui ne passe pas ? », L’OURS, HS 62-63, janvier-juin 2013, p. 87-97. 5. Au point que le secrétaire général adjoint du PS clandestin, Robert Verdier lui-même, avoua découvrir son étendue lors du colloque de 1998 : Cf. Pierre Guidoni et Robert Verdier (dir.), Les socialistes en Résistance (1940-1944), Paris, Seli Arslan, 1999. 6. Cf. Jean Quellien, « La mémoire de la Résistance à travers les noms de rues », dans Jean-Luc Leleu et alii, La France pendant la Seconde Guerre mondiale. Atlas historique, Paris, Fayard, 2010. 7. Avec la publication de Pierre Péan, Une jeunesse française. François Mitterrand 1934-1947, Paris, Fayard, 1994. 8. Éric Roussel, Pierre Brossolette, Fayard/Perrin, 2011. 9. Formulée par Alexander Werth dans La France depuis la guerre (1944-1957), Paris, Gallimard, 1957. 10. Cf. Frédéric Cépède, « Le poing et la rose. La saga d’un logo », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, n° 49, janviermars 1996. 11. Cf. Noëlline Castagnez « La mémoire au service de la conquête du pouvoir », dans Noëlline Castagnez et Gilles Morin (dir.), Les socialistes d’Épinay au Panthéon (1971-1981), Rennes, PUR, à paraître. 12. François Bédarida, « La mémoire contre l’Histoire », Esprit, juillet 1993, p. 7-13. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Boris Adjemian est docteur en histoire de l’EHESS et de l’université « l’Orientale » de Naples. Il a récemment écrit La fanfare du Négus. Les Arméniens en Ethiopie, XIXe-XXe siècle, 2013. Lois mémorielles : un débat privé de sens L a résurgence feuilletonnesque des controverses sur les lois mémorielles n’a pas encore donné lieu à un débat serein – c’est le moins que l’on puisse dire –, ni même un débat utile, si l’on considère que celui-ci devrait avoir pour vocation d’éclairer le jugement des citoyens sur les rapports entre l’histoire, le politique et la mémoire. La dernière en date de ces controverses, qui a accompagné le vote au Parlement d’une loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides « reconnus par la loi »1, dite loi Boyer, a laissé sans réponse la question de fond qu’elle soulevait, laquelle ne manque pourtant pas d’intérêt dans une société démocratique : celle de l’opportunité qu’il y aurait ou non à légiférer contre le négationnisme, et plus largement de la manière dont les citoyens entendent ou non que la liberté d’expression soit encadrée ou limitée2. Sans doute le contexte de la pré-campagne pour l’élection présidentielle ne se prêtait-il guère à une réflexion distanciée. La soudaine précipitation affichée par l’ancien président de la République pour voir le Parlement légiférer à toute force avant le terme de son mandat n’a fait qu’embrouiller un peu plus les choses. Pour finir, la censure de la loi Boyer par le conseil constitutionnel, le 28 février 2012, a été présentée comme une victoire sans appel par les pourfendeurs des lois dites mémorielles, les plus médiatiques d’entre eux n’hésitant pas à y voir un coup d’arrêt à la « soviétisation » de l’histoire3, mais il n’empêche que le législateur aura probablement à se prononcer de nouveau sur des textes relatifs à des enjeux de mémoire aussi sensibles que le sont des génocides ou des crimes contre l’humanité, l’esclavage ou la colonisation, pour ne citer que quelques cas parmi les plus emblématiques. Tentons ici d’y voir plus clair en revenant sur les termes et la conduite d’un débat resté en suspens et qui, en près d’une décennie, s’est « alourdi sans pour autant véritablement se densifier »4. Le paradoxe d’une réflexion sur les lois mémorielles 18 « Le concept de “loi mémorielle” est très récent puisque l’expression n’apparaît qu’en 2005 pour désigner rétrospectivement un ensemble de textes dont le plus ancien ne remonte qu’à 1990 », faisant ainsi allusion à la loi Gayssot. est qu’elle devrait, en toute rigueur, s’ouvrir sur le constat de leur inexistence. Sans que personne ait à ce jour songé à s’en attribuer la paternité, l’expression « lois mémorielles » a rencontré un vif succès depuis quelques années, tant dans la bouche des historiens et des juristes que dans celle des responsables politiques et des journalistes. Elle n’a en revanche guère contribué à la clarification du débat, en tendant à confondre des textes de lois très dissemblables par leur contenu, leurs motivations et leur portée5. Comme le notait en 2008 le rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale « sur les questions mémorielles » signé par son président de l’époque, Bernard Accoyer, « le concept de “loi mémorielle” est très récent puisque l’expression n’apparaît qu’en 2005 pour désigner rétrospectivement un ensemble de textes dont le plus ancien ne remonte qu’à 1990 » 6, faisant ainsi allusion à la loi Gayssot. Constatant la focalisation du débat public, dans les quelques années précédant la conduite de la mission d’information, « sur les lois dites “mémorielles” », le rapport ne manquait pas de remarquer qu’il s’agissait là d’« un qualificatif surtout employé par leurs détracteurs », ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas d’user et d’abuser lui-même de cette notion sans en donner une définition plus précise : même s’il donne raison à Robert Badinter, qui a déclaré lors d’une audition que la loi Gayssot « n’est pas une loi mémorielle »7, on reste bien en peine, à la lecture du rapport Accoyer, de savoir ce qu’est une loi mémorielle. Il ne s’agit pourtant pas d’une notion neutre. Sous la plume des plus éminents représentants de l’association « Liberté pour l’histoire », le combat contre les « lois mémorielles » apparaît comme un sursaut face à la « repentance » d’une France soumise au La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Lois mémorielles : un débat privé de sens multiculturalisme et contre toute critique qui viendrait lézarder le précieux édifice du roman national en rendant audibles des « communautés » ou des mémoires qui lui seraient étrangères8. Cette conception, actuellement portée par Pierre Nora, s’inscrit dans le prolongement des propos que le premier président de l’association « Liberté pour l’histoire », René Rémond, tenait dans un livre d’entretiens paru en 2006 dans l’objectif déclaré de se livrer à une « rétrospective des lois mémorielles » (sans jamais, lui non plus, en donner de définition), et dans lequel les lois visées comme telles étaient délégitimées au motif qu’elles « tend[ai]ent à ériger une mémoire particulière dictée ou imposée par une faction en vérité historique pour la communauté nationale ou pour l’humanité »9. La peur de lois qui divisent était centrale dans l’argumentaire de René Rémond, qui à propos des lois de 2001 sur le génocide arménien et sur l’esclavage, s’inquiétait de « l’action d’une minorité qui entend faire reprendre par la nation entière sa mémoire particulière »10, voyant dans la loi Taubira le risque d’une multiplication des revendications au sein des populations « issues de l’immigration », et particulièrement des nouvelles générations qui viendraient mettre en cause le passé colonial de la France. Le rapport Accoyer se range d’ailleurs à cet avis, en affirmant que « la multiplication des lois mémorielles »11 présente « un risque de fragilisation de la société française » en dressant « une image de notre passé qui n’est pas toujours “heureuse” et qui peut affaiblir le sentiment de fierté nationale ». La loi Taubira s’est vue Sous la plume des plus éminents représentants de l’association « Liberté pour l’histoire », le combat contre les « lois mémorielles » apparaît comme un sursaut face à la « repentance » d’une France soumise au multiculturalisme et contre toute critique qui viendrait lézarder le précieux édifice du roman national en rendant audibles des « communautés » ou des mémoires qui lui seraient étrangères. Perspectives Le rapport Accoyer affirmant que « la multiplication des lois mémorielles » présente « un risque de fragilisation de la société française » en dressant « une image de notre passé qui n’est pas toujours “heureuse” et qui peut affaiblir le sentiment de fierté nationale ». accorder une place de choix dans la dénonciation des « lois mémorielles », car elle était perçue par leurs contempteurs comme une condamnation de l’Occident et de son histoire. C’est du moins ce que disait René Rémond en affirmant que « l’amendement controversé sur les aspects positifs de la colonisation » de la loi Mekachera de 2005 était « en fait la riposte directe » à la loi Taubira de 2001. En demandant : « La France doit-elle avoir honte de son passé colonial ? La colonisation n’aurait-elle apporté que le malheur ? », il estimait que les deux textes étaient « symétriques et solidaires » et que l’abrogation de l’un ne pouvait se faire sans celle de l’autre, sauf à vouloir faire « un choix purement politique, pour ou contre la colonisation »12. De manière plus générale, les « lois mémorielles » sont devenues, pour leurs détracteurs, le symbole de la faiblesse du politique face aux pressions de communautés qui entendent contraindre la nation à légiférer à leur avantage, c’est-à-dire au bénéfice de « mémoires singulières », dans un contexte politique qui privilégie « les identités communautaires […], la constitution des identités particulières, qu’elles soient ethniques, politiques ou sexuelles ». Les lois de 2001 sur le génocide arménien et sur la traite et l’esclavage, ainsi que, aux yeux des plus jusqu’au-boutistes, la loi Gayssot de 1990, deviennent dans cette lecture à charge des « lois mémorielles » qui leur dénie toute portée universaliste, la simple expression d’égoïsmes communautaires allant ouvrir la proverbiale « boîte de Pandore » des particularismes. Il ne s’agit donc aucunement d’une expression neutre, mais d’« un concept de combat qui ne va pas de soi »13. La 19 dénonciation des « lois mémorielles » ne participe pas uniquement d’une démarche intellectuelle, mais aussi politique. Elle est loin de faire l’unanimité chez les historiens. À la suite de la célèbre pétition « Liberté pour l’histoire » du 12 décembre 2005, qui dénonçait des lois « indignes d’un régime démocratique » ayant « restreint la liberté de l’historien » et lui ayant dit, « sous peine de sanctions », ce qu’il devait chercher et ce qu’il devait trouver14, l’hostilité supposée des historiens a souvent été invoquée comme un argument de poids contre les « lois mémorielles ». Pourtant cette pétition fut très tardive dans une année 2005 marquée par d’importantes mobilisations de la part d’historiens, chercheurs et enseignants du secondaire ou du supérieur, contre l’article 4 de la loi Mekachera, perçu comme une injonction à promouvoir le prétendu « rôle positif » de la colonisation française15. En comparaison avec l’écho relatif réservé dans les médias à ces mobilisations venues du terrain, le retentissement de l’appel « Liberté pour l’histoire », dont les 19 premiers signataires étaient des personnalités davantage représentatives de l’élite culturelle et académique française que de la profession historienne dans son ensemble, en dit long « sur la façon dont fonctionnent les relations de pouvoir dans le monde intellectuel français »16. La controverse sur les « lois mémorielles » a donc mis en évidence non seulement des clivages sociologiques à l’intérieur de la profession historienne, mais aussi d’importants désaccords épistémologiques sur la manière dont les historiens, en France, conçoivent leur rôle dans la cité. En se posant comme des experts du passé qui déniaient La controverse sur les « lois mémorielles » a mis en évidence non seulement des clivages sociologiques à l’intérieur de la profession historienne, mais aussi d’importants désaccords épistémologiques sur la manière dont les historiens, en France, conçoivent leur rôle dans la cité. 20 au politique la faculté de s’exprimer sur le passé et en tentant d’imposer leur conception des rapports entre le politique et l’histoire dans le débat public, les premiers signataires de la pétition « Liberté pour l’histoire » ont donné une illustration frappante de ce que Max Weber considérait comme un abus de pouvoir, lorsqu’il critiquait la propension de nombre de ses confrères universitaires à profiter de leur ascendant pour imposer leur opinion « du haut de la chaire »17. Incidemment, la confusion que les pétitionnaires ont entretenue entre les diverses lois dont ils demandaient l’abrogation indistincte – noyant la protestation contre l’article 4 de la loi Mekachera dans une dénonciation plus vaste des « lois mémorielles » qui mettait sur un même plan l’apologie de la colonisation et la condamnation du racisme, de l’antisémitisme, de l’esclavage ou des génocides – a également permis au gouvernement de l’époque de désamorcer la polémique18. En revenant brièvement sur le cas particulier des lois portant sur le génocide arménien, et notamment de la loi Boyer qui visait à en pénaliser la négation, on peut s’interroger sur les enjeux politiques sousjacents et sur les conséquences de ce type de controverses. Il est fort possible qu’en décembre 2011, faisant fi des conclusions du rapport Accoyer qui prônait le statu quo, l’intention de flatter « l’électorat arménien » (dont le caractère fictif n’effleure pas toujours des décideurs politiques habitués à raisonner en termes communautaires) ait été un élément décisif de cette initiative parlementaire téléguidée depuis l’Élysée. On ne peut pas exclure non plus l’hypothèse que la question du génocide arménien ait été brandie pour remobiliser un électorat que des stratèges ont pu croire majoritairement hostile à l’entrée de la Turquie musulmane dans l’Europe19. À l’inverse, il faut peut-être lire dans certaines oppositions au texte de la part de responsables politiques français la crainte qu’un tel dispositif législatif et pénal puisse être un jour envisagé au sujet du génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994, alors même que la politique rwandaise de la France a été gravement mise en cause et que des formes de déni plus ou moins sophistiquées La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Lois mémorielles : un débat privé de sens Il faut peut-être lire dans certaines oppositions au texte (sur le génocide arménien) de la part de responsables politiques français la crainte qu’un tel dispositif législatif et pénal puisse être un jour envisagé au sujet du génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994, alors même que la politique rwandaise de la France a été gravement mise en cause et que des formes de déni plus ou moins sophistiquées s’y expriment encore publiquement. s’y expriment encore publiquement20. Quoi qu’il en soit, les retombées de la controverse relancée par la proposition de loi Boyer se sont avérées négatives. Elle a malheureusement conduit quelques historiens, essayistes ou éditorialistes de renom qui faisaient valoir légitimement leur opposition à la proposition de loi, à reprendre à leur compte la remise en cause de la réalité du génocide, en arguant que l’intentionnalité du génocide restait à établir21, comme le faisait déjà René Rémond pour contester le bien-fondé de la loi du 29 janvier 200122, faisant ainsi preuve d’une méconnaissance désinvolte des travaux des historiens sur ce sujet et du consensus qui se dégage depuis une vingtaine d’années parmi les spécialistes23. Parallèlement, les oppositions de principes exprimées par des personnes comme Robert Badinter et Pierre Nora ont été habilement détournées par des groupements ouvertement négationnistes, comme lors des manifestations organisées contre la loi Boyer avec l’appui de l’ambassade turque à Paris le 21 janvier 2012, où les promoteurs de la négation du génocide de 1915 se sont posés en défenseurs de la liberté d’expression et des idéaux hérités de la France des Lumières. Il s’agit donc en ce sens d’une défaite lourde de conséquences pour la reconnaissance du génocide arménien24, laquelle passe sans doute davantage par une politique ambitieuse de soutien à la recherche scientifique25 que par des polémiques contre-productives où les enjeux réels du débat sont caricaturés au mépris de l’intelligence des citoyens, et où le moindre faux pas Perspectives peut être brandi comme un nouvel argument dans les milieux négationnistes. Une loi de pénalisation de la négation des génocides, si elle venait à être de nouveau soumise au Parlement, comme le laissent entendre les signaux envoyés ces temps derniers par le président de la République ou par plusieurs 21 membres de son gouvernement, devrait être davantage réfléchie que n’a semblé l’être la dernière tentative, en faisant valoir notamment la portée nécessairement universaliste d’une telle législation, sauf à vouloir retomber dans une controverse génératrice d’incompréhensions et d’espoirs déçus. 1. Sur l’historique de cette loi et les effets dommageables de sa formulation, lire Vincent Duclert, « Faut-il une loi contre le négationnisme du génocide des Arméniens ? Un raisonnement historien sur le tournant de 2012 », publié dans la revue en ligne Histoire@politique, no 20, mai-août 2013 et no 21, septembre-décembre 2013. 2. Il n’est pas besoin d’être un observateur particulièrement perspicace pour remarquer que la récente affaire Dieudonné pose une question assez proche. 3. Pierre Nora, « Lois mémorielles : pour en finir avec ce sport législatif purement français », Le Monde du 28 décembre 2011. Communiqué de l’association Liberté pour l’histoire du 29 février 2012. 4. Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, p. 100. 5. Bien que de nombreux autres textes de lois relatifs à des points d’histoire aient été adoptés par le Parlement, en particulier sous la IVe et la Ve Républiques, l’expression n’a été employée que pour désigner la loi du 13 juillet 1990 « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » (dite loi Gayssot), la loi du 29 janvier 2001 « relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 », la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité » (dite loi Taubira) et la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » (dite loi Mekachera). 6. Bernard Accoyer, Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée, Rapport d’information sur les questions mémorielles, Paris, Assemblée nationale, novembre 2008, p. 11. 7. Id., p. 26, 46. 8. Voir Pierre Nora, « Malaise dans l’identité historique », initialement publié dans Le Débat, 2006/4, no 141, p. 144148, réédité dans Pierre Nora et Françoise Chandernagor, Liberté pour l’histoire, Paris, CNRS Éditions, 2008. 9. René Rémond (avec François Azouvi), Quand l’État se mêle de l’Histoire, Paris, Stock, 2006, p. 54. 10. Id., p. 80-81. Pour un compte rendu critique plus détaillé de ce livre, voir Boris Adjemian, « Quelques questions sur les “lois mémorielles” et la demande de leur abrogation » publié le 21 novembre 2007 sur le site du Comité de Vigilance face aux Usages Publics de l’Histoire (http://cvuh.blogspot.fr/2007/11/quelques-questions-sur-les-lois.html). 11. Multiplication qui ne va pas de soi si l’on pense, encore une fois, aux nombreuses prises de position du Parlement sur des faits historiques en France, ne serait-ce que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cf. M. O. Baruch, op. cit., p. 105-106. 12. R. Rémond, op. cit., p. 33-35. Il est peu probable que cette position, bien qu’apparemment partagée par l’actuel président de Liberté pour l’histoire, reflétait celle de chacun des 19 signataires de l’appel du 12 décembre 2005, dont Pierre-Vidal Naquet. Sur ces controverses, lire aussi Christine Chivallon, L’esclavage, du souvenir à la mémoire. Contribution à une anthropologie de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2012, p. 55-68. 13. Comme l’écrivait récemment l’historien Nicolas Offenstadt dans Le Monde du 3 janvier 2014. 14. Voir l’explication de texte proposée par M. O. Baruch, op. cit., p. 101-169. 15. Sur toute cette polémique, voir Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006. C’est dans la foulée de cette première mobilisation que fut créé le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), au printemps 2005. Voir Boris Adjemian, « Le débat inachevé des historiens français sur les “lois mémorielles” et la pénalisation du négationnisme : retour sur une décennie de controverse », Revue arménienne des questions contemporaines, no 15, décembre 2012, p. 9-34 et, dans le même numéro, l’article de Gérard Noiriel, « De l’histoire-mémoire aux “lois mémorielles”. Note sur les usages publics de l’histoire en France », p. 35-49. 16. Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt, « Histoire et politique autour d’un débat et de certains usages », Nouvelles Fondations, 2006/2, no 2, p. 65-75. 17. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10-18, 1994 [1919], p. 102-103. 22 Lois mémorielles : un débat privé de sens 18. Gérard Noiriel, art. cit., p. 48. 19. Raymond Kévorkian, « Enjeux politiques et répercussions internationales d’une loi pénalisant le déni de génocide », Revue arménienne des questions contemporaines, no 15, p. 75-85. 20. Jean-Pierre Chrétien, « Le droit à la recherche sur les génocides et sur les négationnismes », Revue arménienne des questions contemporaines, no 15, p. 87-93. 21. Notamment Jean Daniel dans ses éditoriaux « Le génocide, les historiens et la presse », Le Nouvel Observateur du 20 décembre 2011 et « Les nuées de 2012 », Le Nouvel Observateur du 5 janvier 2012. 22. R. Rémond, op. cit., p. 30-31 et 79-80. 23. Voir Raymond Kévorkian, « Un bref tour d’horizon des recherches historiques sur le génocide des Arméniens : sources, méthodes, acquis et perspectives », Études arméniennes contemporaines, no 1, p 61-74. 24. Comme le faisaient remarquer l’historien Vincent Duclert et le philosophe Michel Marian lors d’une table ronde au siège de la Ligue des droits de l’homme co-organisée par Gilles Manceron, Emmanuel Naquet et Boris Adjemian et soutenue par la LDH, le CVUH et l’UGAB. Voir Boris Adjemian, « “La connaissance du génocide des Arméniens. Les enjeux en France d’une loi de pénalisation” : retour sur la journée d’études du 27 avril 2013 », Études arméniennes contemporaines, no 1, septembre 2013, p. 99-114. 25. Comme le souligne justement Vincent Duclert, art. cit. C’est également ce que demandait la pétition d’historiens spécialistes du sujet parue dans Libération du 25 janvier 2012, sous le titre « Appel pour l’Histoire du génocide des Arméniens ». La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 François Hartog est historien, directeur d’études à l’EHESS. Il est notamment l’auteur de Croire en l’histoire, Flammarion, 2013. L’histoire et la mémoire face au présentisme L es conditions de l’exercice du métier d’historien ont changé et changent rapidement sous nos yeux. Depuis un bon quart de siècle, on a parlé de « crise » de l’histoire, ou d’histoire « désorientée ». La montée du « contemporain » ou du « présent » a été le premier trait marquant de cette conjoncture, qui s’est traduite aussi par l’émergence du phénomène mémoriel dans notre espace public. Depuis lors, la mémoire est peu à peu devenue le terme de référence, le nom le plus englobant, bousculant l’histoire, la contestant, voire la remplaçant, au nom de sa puissance d’attestation et de sa force émotionnelle1. Aujourd’hui, un homme politique parlera plus volontiers de mémoire que d’histoire. Mais de quelle mémoire s’agit-il ? Avec elle et lui faisant cortège, se sont imposés le patrimoine, la commémoration, ainsi que l’identité : ce sont autant de signes qui indiquent que quelque chose a changé dans nos rapports au temps. Le patrimoine est porté par l’émotion2. L’identité est devenue une inquiétude : comment la faire reconnaître, comment la défendre, comment la retrouver ? À quelle mémoire faire appel pour devenir ce que je suis, j’étais ou devrais être ? Étant bien entendu que, dans tous les cas, cette « identité » est, dans une large mesure, une reconstruction imaginaire. Plus largement, la montée de la thématique de l’identité va de pair avec des incertitudes sur l’avenir. Au cœur de tous ces mots d’ordre L’identité est devenue une inquiétude : comment la faire reconnaître, comment la défendre, comment la retrouver ? À quelle mémoire faire appel pour devenir ce que je suis, j’étais ou devrais être ? Étant bien entendu que, dans tous les cas, cette « identité » est, dans une large mesure, une reconstruction imaginaire. 24 des années 1980, court une même mise en question du futur : d’évident qu’il était jusqu’alors, il devient problématique, et amène, presque par substitution, la montée du présent. D’où, pour finir, l’hypothèse présentiste. Ce que j’ai appelé présentisme se définit d’abord, de façon contrastive, par rapport au « futurisme », dont était porteur le temps moderne et au « passéisme » du temps d’avant, celui d’avant 1789, celui que je nomme l’ancien régime d’historicité3. Si l’ancien régime d’historicité se marquait par la prédominance de la catégorie du passé, et si le régime moderne conférait le premier rôle à la catégorie du futur, le régime présentiste est celui où la catégorie du présent vient à dominer. Ce qui veut dire que, en un sens, il n’y a plus que du présent : une sorte de présent perpétuel. Dans l’ancien régime d’historicité, les acteurs avaient, certes, leur présent, vivaient dans ce présent, essayaient de le comprendre et de le maîtriser. Mais pour s’y repérer, ils commençaient par regarder du côté du passé, avec l’idée qu’il était porteur d’intelligibilité, d’exemples, de leçons. Dans le régime futuriste, ou régime moderne, c’est l’inverse : on regarde du côté du futur, c’est lui qui éclaire et explique, c’est vers lui qu’il faut aller au plus vite. Ce qui a des répercussions sur les façons de percevoir et de vivre le présent, comme sur la manière d’envisager le passé, puisque cette lumière du futur guide les choix de ce qu’il faut retenir et de ce qu’on peut abandonner, oublier. L’historien peut « voir » quelle histoire est à écrire. Désormais, le futur n’est plus conçu comme indéfiniment ouvert, mais, tout au contraire, comme de plus en plus contraint, sinon fermé. On pense aussitôt au réchauffement climatique, aux déchets nucléaires, aux modifications du vivant, etc. Nous découvrons, de façon de plus en plus accélérée et de plus en plus précise, que le futur, non seulement s’étend de plus en plus loin devant nous, mais que ce que nous faisons ou ne faisons pas aujourd’hui a des incidences sur ce futur si lointain qu’il ne représente rien à l’échelle d’une vie humaine. Dans l’autre sens, vers l’amont, nous avons appris que le La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 L’histoire et la mémoire face au présentisme La singularité du régime présentiste tient à ce qu’il n’y a finalement plus que du présent : le présent ne « voit » rien au-delà de lui-même. Il s’agit d’un présent, à la fois extrêmement étendu et continuellement remis en question puisque nous le vivons sur le rythme de l’instant et de l’obsolescence immédiate de cet instant. passé venait de loin, de plus en plus loin (l’époque de l’apparition des premiers hominidés n’a cessé de reculer). Confrontés à ces bouleversements de nos repères (rappelons que la chronologie des 6 000 ans de la Bible a plus ou moins tenu le coup jusqu’au XVIIIe siècle), nous sommes tentés de dire stop, de prôner un retour en arrière, de retrouver des paradis perdus. L’industrie des loisirs a immédiatement saisi le parti qu’elle pouvait tirer des îles paradisiaques et autres territoires vierges, où le vacancier achète, pour une semaine ou deux, des expériences bien calibrées de décélération programmée. Quant au passé historique, on tend à le « traiter » ou le « gérer » en des lieux précis (les tribunaux), et au moyen d’actions spécifiques (les politiques mémorielles). Soit au présent et pour le présent : sous l’autorité de la mémoire. Alors qu’on ne sait plus trop ce qu’il convient d’entendre par « l’histoire », qui a été la grande croyance des temps modernes4. La singularité du régime présentiste tient à ce qu’il n’y a finalement plus que du présent : le présent ne « voit » rien au-delà de lui-même. Il s’agit d’un présent, à la fois extrêmement étendu et continuellement remis en question puisque nous le vivons sur le rythme de l’instant et de l’obsolescence immédiate de cet instant. Chacun le vit dans son quotidien, personnel comme professionnel. Dans ce régime-là, on ne sait plus quoi faire du passé puisqu’on ne le voit même plus, et l’on ne sait plus quoi faire de l’avenir qu’on ne voit pas davantage. Son fonctionnement est illustré par le temps médiatique, où chaque matin − et désormais, avec les flux d’Internet où, en continu, chaque instant chasse Perspectives l’autre −, on va chercher le passé et le futur dont on a besoin. D’un mot, le problème soulevé par ce présentisme, c’est qu’on ne sait plus comment articuler passé, présent et futur. Parler de présentisme n’implique en rien de se placer dans un registre qui serait celui de la nostalgie (d’un régime antérieur meilleur), pas plus que dans celui de la dénonciation et pas davantage dans celui d’un simple acquiescement à l’ordre présent du temps. Parler d’un présent omniprésent ne dispense pas, au contraire, de s’interroger sur des sorties possibles du présentisme. Dans un monde dominé par le présentisme, l’historien a une place aux côtés de ceux que Charles Péguy nommait les « guetteurs du présent » : plus que jamais. Faudrait-il alors conclure que la mémoire (nouvelle manière) et le présentisme sont intrinsèquement liés ? Si les deux vont de pair, la mémoire ne se réduit nullement au présentisme, mais il n’est de mémoire qu’au présent. Elle est évocation, convocation, surgissement d’un élément du passé dans le présent et, d’abord, à son usage. Quel élément, et pourquoi à tel moment plutôt qu’à tel autre ? C’est là toute la question. Mais cette opération mémorielle permet aussi d’échapper au seul présent, celui du présentisme, pour faire advenir des moments du passé, demeurés comme on dit, en souffrance, oubliés, si l’on veut, mais d’un type d’oubli particulier. Puisque de ces événements, de ces situations, de ces personnages, je n’ai aucun souvenir direct, ne les ayant pas moi-même connus. Au mieux quelques traces incertaines. Il s’agit donc d’une mémoire qui n’a rien à voir avec la mémoire involontaire (proustienne) ; elle est, au contraire, volontaire, enquêtrice, archivistique : historienne, ainsi que l’a qualifiée Pierre Nora. Elle est la mémoire qu’on n’a pas, mais elle répond à une forme, plus ou moins sourde, d’insistance du passé. Combien d’enquêtes, combien d’œuvres littéraires sont-elles construites selon ce schéma, depuis les premiers romans de Patrick Modiano, jusqu’à ce livre magnifique que sont Les Disparus (2007) de Daniel Mendelsohn, récit d’une enquête sur des parents qu’il n’a pas connus. Originaires d’une petite ville de Galicie, ils 25 ont été assassinés par les nazis. Au départ, il ne sait rien de plus. On touche là à un élément fondamental pour comprendre ce qui s’est opéré dans notre rapport au temps. La prise de conscience de ce qu’a pu représenter l’extermination voulue et organisée de six millions de personnes – et tout ce que le déploiement d’un tel crime a impliqué, de proche en proche, jusqu’aux décisions individuelles les plus minuscules (voir, ne pas voir, faire comme si on ne voyait pas, etc.) –, a laissé béante la question de l’humanité de l’homme. La montée des interrogations a été telle que l’idée même d’un temps foncièrement progressif, tourné vers l’avenir, s’est peu à peu vidée de son sens ou a achevé de s’abîmer, si l’on reconnaît que tout a commencé avec la Grande Guerre, qui, en cette année du centenaire, fait beaucoup écrire et beaucoup parler. Les survivants ont navigué douloureusement entre oubli et oubli impossible (« On veut oublier, mais on ne doit pas oublier, on ne peut pas oublier », déclare à Daniel Mendelsohn une survivante). Les générations d’après ont de plus en plus fortement cherché à savoir et à se donner une mémoire de ce qu’elles n’avaient qu’à peine ou pas du tout connu. La catastrophe de l’extermination n’est, à coup sûr, pas l’explication unique des changements profonds de nos rapports au temps, mais elle a atteint, si je puis dire, le cœur du temps moderne et du concept d’Histoire qui allait avec. Mais de cela, il nous a fallu un demi-siècle pour prendre pleinement conscience, la Guerre froide ayant eu un puissant effet retardateur. La « mémoire » ne peut occuper la place qui est ou était celle de l’histoire. Une place, à coup sûr, La catastrophe de l’extermination n’est, à coup sûr, pas l’explication unique des changements profonds de nos rapports au temps, mais elle a atteint, si je puis dire, le cœur du temps moderne et du concept d’Histoire qui allait avec. 26 L’histoire et la mémoire face au présentisme mais pas la même. Tout un ensemble d’opérations relève désormais de sa compétence ou de son magistère : les rapports au passé en général, et, plus spécifiquement, le vaste domaine des crimes, récents ou moins récents, qui ont été perpétrés, la place reconnue aux témoins, l’écoute les victimes, la réparation, quand c’est possible, des torts subis, le vote de « lois mémorielles », la mise en œuvre de « politiques de la mémoire », la gestion du devoir de mémoire. C’est considérable. Reste une différence entre ce qu’étaient l’histoire et la mémoire : leur rapport au futur. L’histoire, celle du concept moderne d’histoire, voyait le passé à la lumière du futur. La mémoire voit le passé à la lumière du présent. C’est là une différence majeure de point de vue, qu’il ne s’agit pas de juger, mais qu’il est préférable de mesurer. Elle est bien la marque d’un changement d’époque. 1. Christophe Prochasson, L’empire des émotions, Les historiens dans la mêlée, Paris, Éditions Demopolis, 2008. 2. Voir Émotions patrimoniales, sous la direction de Daniel Fabre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013. 3. François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et Expériences du temps, Paris, « Points-Seuil », 2012. 4. François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Laurent Wirth a présidé les groupes d’experts qui ont rédigé les programmes actuels du collège et du lycée. L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel L’ histoire est une passion française, son enseignement aussi, comme le montrent les polémiques récurrentes autour des manuels d’histoire, souvent confondus avec les programmes. Ces polémiques sont particulièrement vives lorsqu’il s’agit de l’enseignement de l’histoire nationale. Que peut être et que devrait être cet enseignement en ce début du XXIe siècle, alors que plus d’un siècle nous sépare de l’époque de Lavisse, un siècle marqué par des bouleversements considérables et des changements profonds de notre société mais aussi du monde. Ce genre de polémiques n’est pas un phénomène nouveau : déjà au début du siècle dernier, la « querelle des manuels » qui culmina entre 1908 et 1910, vit des familles catholiques et l’épiscopat dénoncer violemment à coup de pétitions et de lettres pastorales le caractère jugé anticlérical de certains manuels destinés à l’enseignement public1. Les sujets de polémiques n’ont pas manqué depuis. Elles ont concerné la conception de l’enseignement de l’histoire de façon globale : la crise consécutive à l’adoption des programmes dit « Haby » a éclaté au grand jour en 1979 avec un article d’Alain Decaux publié dans le Figaro Magazine2 et annoncé sur la page de couverture de façon tonitruante : « Parents, on n’enseigne plus l’histoire à vos enfants ». Elle a pris rapidement un tour politique : Michel Debré inspira une proposition de loi sur l’enseignement de l’histoire3 et organisa en collaboration avec les rédactions d’Historia et d’Historiens et Géographes un colloque sur « l’enseignement de l’histoire à la L’adoption des programmes dit « Haby » a éclaté au grand jour en 1979 avec un article d’Alain Decaux publié dans le Figaro Magazine et annoncé sur la page de couverture de façon tonitruante : « Parents, on n’enseigne plus l’histoire à vos enfants ». 28 L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel jeunesse »4. Le débat, relayé par les médias et les politiques se prolongea au début des années 1980 et franchit le cap de l’alternance : Max Gallo, en tant que porte-parole du gouvernement fit part le 31 mai 1983 de l’inquiétude exprimée par le président Mitterrand en Conseil des ministres devant « les carences de l’enseignement de l’histoire ». D’autres polémiques se sont déclenchées dans les années suivantes. Elles ont été d’autant plus vives lorsqu’elles se sont focalisées sur l’enseignement de l’histoire de France. Certains exemples plus récents sont significatifs : –Au sujet de la guerre d’Algérie en 2000-2001 : le problème de l’utilisation de la torture par l’armée française est à l’origine d’une controverse qui a atteint par ricochet l’enseignement. Le journal Le Monde a lancé le débat en publiant, le 20 juin 2000, le récit par Louisette Ighilahriz de la torture qu’elle a subie, mettant en cause la responsabilité des généraux Massu et Bigeard. Bigeard nia farouchement mais Massu reconnut dans une interview la pratique de la torture. La polémique fut à son comble après la publication en mai 2001 d’un ouvrage5 dans lequel son auteur, le général Aussaresses, justifia cette pratique. Elle s’étendit à l’enseignement, les médias relayant l’idée fausse selon laquelle la guerre d’Algérie, pourtant présente depuis longtemps dans les programmes6, ne serait toujours pas enseignée. –Au sujet de la colonisation française en 2005 : l’article 4 de la loi de février 2005, prescrivant l’enseignement des « aspects positifs de la colonisation », déclencha une controverse alors que la même année une autre polémique enfla autour de la question de l’enseignement de la traite négrière et de l’esclavage. Mais c’est dans les années 2009-2012, que des attaques contre les nouveaux manuels d’histoire, conformes aux programmes de collège adoptés en 2008, révélèrent ce que devrait être, selon certains, l’enseignement de l’histoire de France. Le fait que ces attaques aient été consécutives au « débat » La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 L’angle d’attaque a été la soit disant disparition de Louis XIV et de Napoléon des manuels, « grands hommes » dont la place aurait été sacrifiée afin d’introduire de l’histoire africaine. Une pétition, intitulée « notre histoire, c’est notre avenir », fut lancée sur Internet. sur l’identité nationale, lancé sous la présidence de Nicolas Sarkozy, amène à se poser la question d’un terrain qui aurait pu leur être particulièrement favorable. L’angle d’attaque a été la soit disant disparition de Louis XIV et de Napoléon des manuels, « grands hommes » dont la place aurait été sacrifiée afin d’introduire de l’histoire africaine. Une pétition, intitulée « notre histoire, c’est notre avenir », fut lancée sur Internet. L’offensive trouva son portevoix médiatique en la personne de Dimitri Casali. Un temps professeur d’histoire, ce dernier se reconvertit dans l’écriture d’ouvrages de vulgarisation sublimant l’histoire de France et ses grandes figures et dénonçant la « repentance »7. Il s’est spécialisé également, à la tête de l’association « Historock », dans la production de concerts rock « historiques », notamment à la gloire de Napoléon. On peut déplorer qu’une maison d’édition comme Armand Colin ait pu lui confier en 2013 le soin de prolonger le manuel de Lavisse8. En fait l’évacuation de Louis XIV et de Napoléon des programmes relevait du fantasme voire de l’intoxication. Louis XIV est bien présent dans les programmes et les manuels de cinquième et Napoléon dans ceux de quatrième. Mais la rumeur était lancée et de nombreux médias l’ont colportée, sans prendre la peine de vérifier leurs sources. Le Figaro magazine titra en page de couverture « Cette histoire de France qu’on n’enseigne plus à vous enfants »9 et, un an plus tard, « Qui veut casser l’histoire de France »10. On retrouvait parmi les signataires des différents articles de ces deux numéros Dimitri Casali, Jean-Christian Petitfils, Max Gallo et Jean Sévillia11. D’autres journaux et Perspectives magazines reprirent ce thème, notamment Valeurs actuelles, Le Figaro, Aujourd’hui en France. L’acte d’accusation s’alourdit : ainsi Le Figaro accusa aussi les manuels et les programmes d’oublier les héros de 14-18, entendant par héros non pas les poilus mais les maréchaux, à commencer par Pétain12. Certaines chaînes de télévision ne furent pas en reste et offrirent des tribunes médiatiques complaisantes à ceux qui développaient ces accusations, sans accorder de véritable droit de réponse. Tout cela a ouvert les vannes d’attaques violentes sur Internet13. J’étais élégamment qualifié de « salope qui veut bannir du collège Louis XIV et Napoléon », désigné à la vindicte comme « un de ces juifs qui contrôlent les ministères », « fonctionnaire mercenaire du mondialisme juif », « traître, destructeur de l’identité nationale », « franc-maçon ». Par ma faute, « les petits écoliers français allaient pouvoir s’écrier nos ancêtres les Wolofs ». Les nouveaux programmes étaient qualifiés de « basse manœuvre visant à désintégrer, culpabiliser et détruire les Français, en comptant sur l’immigration de masse pour détruire toute identité nationale avec l’aide de l’islam». On pouvait y lire aussi « qu’on se fout de l’Afrique subsaharienne dont les contributions à l’histoire de l’humanité sont nulles… » On reconnaît là le vocabulaire et les accents racistes et antisémites de l’extrême droite. Cette conception d’une histoire « passionnée » de la France est aux antipodes de ce que doit être l’histoire et son enseignement. S’il est souhaitable que le public et les élèves se passionnent pour l’histoire de France, il serait catastrophique que son écriture Il faut empêcher ces falsificateurs de faire main basse sur l’enseignement de l’histoire de France. On peut et on doit leur opposer une conception radicalement opposée de l’enseignement de cette histoire, qui ne soit pas mue par la passion identitaire et le rejet de l’autre, mais qui procède de la raison, de l’esprit critique et de l’ouverture à l’altérité. 29 et son enseignement obéissent à une telle passion qui constitue un danger pour la République et les libertés. Il faut empêcher ces falsificateurs de faire main basse sur l’enseignement de l’histoire de France. On peut et on doit leur opposer une conception radicalement opposée de l’enseignement de cette histoire, qui ne soit pas mue par la passion identitaire et le rejet de l’autre, mais qui procède de la raison, de l’esprit critique et de l’ouverture à l’altérité. Cet enseignement doit être fondé sur l’acquisition et la maîtrise de repères chronologiques qui ont jalonné notre histoire, mais cette acquisition ne vaut que si le sens de ces repères est clairement mis en évidence14. Le 14 juillet par exemple doit être remis en perspective, à la fois évocation de la prise de la Bastille en 1789 et de la fête de la Fédération en 1790, dans l’esprit de la loi de 1880 qui l’a institué comme fête nationale. Ces repères indispensables doivent avoir une cohérence et servir de support à la compréhension d’évolutions majeures qu’a connues notre pays : ainsi le repérage d’événements significatifs de la construction de l’État au Moyen-Âge, de l’affirmation de la monarchie absolue sous Louis XIV et de la fondation d’une France nouvelle pendant la Révolution et l’Empire peuvent servir de support à la compréhension de la construction progressive de l’État. L’absence de certains repères dans les programmes de collège a pu donner lieu à controverse. On peut en citer un exemple assez significatif : celui du baptême de Clovis. L’attaque qui a porté sur l’absence de ce repère est connotée idéologiquement : cette évacuation aurait été délibérée pour gommer la dimension chrétienne de l’histoire de la France, « fille aînée de l’Église ». Le problème est que les historiens ne peuvent pas dater précisément cet événement, à une dizaine d’années près, et surtout que son récit a une dimension légendaire, Grégoire de Tours ayant transposé la conversion de Constantin, Clotilde prenant la place d’Hélène et la bataille de Tolbiac remplaçant celle du Pont Milvius… Si on avait inscrit ce repère encore aurait-il fallu en donner son véritable sens : ce baptême a une dimension plus politique que religieuse. 30 L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel L’histoire de France doit être présentée avec ses ombres et ses lumières. C’est « un bloc » comme le disait Clemenceau de la Révolution. On ne doit pas la déformer ni y opérer un tri au gré de ses préférences idéologiques. Ce mythe nous amène à une seconde considération concernant d’une façon générale l’enseignement de l’histoire de France : il doit se dégager de toute tendance à une mythification mue par une passion identitaire ou idéologique. Il doit obéir aux règles de la raison et de l’esprit critique. L’histoire de France doit être présentée avec ses ombres et ses lumières. C’est « un bloc » comme le disait Clemenceau de la Révolution15. On ne doit pas la déformer ni y opérer un tri au gré de ses préférences idéologiques. Certains, souvent les mêmes, sont enclins à sublimer les « Rois qui ont fait la France », les racines chrétiennes et la « fille aînée de l’Église », à trouver des mérites au régime de Vichy. D’autres au contraire exaltent la France des révolutions. Dans l’enseignement de l’histoire, une démarche de raison et de vérité doit l’emporter sur les passions et les idéologies. Toutes les époques doivent être envisagées avec l’esprit critique inhérent au processus de vérité historique. Les rois ont fait la France, ont œuvré à la construction de l’État moderne et ils nous ont légué un patrimoine dont Versailles est un des fleurons, mais cela ne doit pas occulter les dures conditions de vie de la grande majorité des Français, les injustices et la « cascade de mépris »16 qui caractérisaient la société sous l’Ancien Régime. Le christianisme nous a légué aussi un patrimoine, notamment ce « blanc-manteau d’églises »17, mais cela ne doit pas occulter l’inquisition, le massacre de la Saint-Barthélemy et la chasse aux hérétiques et aux sorcières. La Révolution nous a donné la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais cela ne doit pas occulter la Terreur et les violations de ces droits par notre République elle-même, par exemple du fait des violences coloniales ou de la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Pendant la Seconde Guerre mondiale l’honneur de la France a été sauvé par la Résistance et la France Libre, mais cela ne doit pas occulter la collaboration du Régime de Vichy et sa complicité active dans la « solution finale ». La mythification peut aussi passer par l’héroïsation des grandes figures de notre histoire. Les auteurs des attaques contre les programmes dénonçant la soit disant évacuation de Louis XIV et de Napoléon ont de ce point de vue une vision de ces personnages fondée essentiellement sur leur gloire militaire et leurs conquêtes, jugées positivement, abstraction faite des malheurs de la guerre. Ils ne retiennent aucun aspect négatif de leurs règnes respectifs. Pour eux la figure du Roi Soleil éclipse totalement la vie de vingt millions de Français18 de même que celle de l’empereur fait passer à la trappe celle d’une population forte de trente millions d’habitants. Comme le fait remarquer Joël Cornette, à l’occasion de la réédition du classique de Pierre Goubert en 201019, cet ouvrage « a permis de faire avancer la connaissance non seulement de Louis XIV mais aussi des humbles et des misérables qui ont droit, autant que les puissants, au travail et aux découvertes des chercheurs ». L’enseignement de l’histoire de France ne doit pas se limiter à une galerie de grandes figures mais doit intégrer l’histoire sociale dans toutes ses dimensions. La vie des sujets de Louis XIV et celle des Français sous le Premier Empire sont des objets d’étude aussi dignes d’intérêt que celle des puissants. De même, si l’on évoque la Première Guerre mondiale, dont le centenaire est commémoré cette année, on ne saurait se limiter à parler des maréchaux. Les vrais héros de ce conflit ne sont-ils pas L’enseignement de l’histoire de France ne doit pas se limiter à une galerie de grandes figures mais doit intégrer l’histoire sociale dans toutes ses dimensions. La vie des sujets de Louis XIV et celle des Français sous le Premier Empire sont des objets d’étude aussi dignes d’intérêt que celle des puissants. Perspectives L’identité de la France est, et a toujours été ouverte. Les flux migratoires ont marqué la société française contemporaine. Il était incontournable dans cette mesure d’intégrer l’histoire de l’immigration dans les programmes et c’est maintenant chose faite au collège comme au lycée. plutôt les poilus, et la France aurait-elle pu tenir sans le travail des femmes et des travailleurs dont nombre venaient des colonies ? Ce recours aux travailleurs, mais aussi aux combattants originaires des colonies amène à un autre point important à prendre en compte pour enseigner l’histoire de France. Cet enseignement doit être ouvert à l’altérité. L’identité de la France est, et a toujours été ouverte. La volonté d’exclusion caractéristique du régime de Vichy a été ce point de vue une exception. La population française s’est construite au gré des migrations à travers les siècles et le droit du sol existait sous l’Ancien Régime. Les flux migratoires 31 ont marqué la société française contemporaine. Il était incontournable dans cette mesure d’intégrer l’histoire de l’immigration dans les programmes et c’est maintenant chose faite au collège comme au lycée. L’ouverture à l’altérité signifie également que, si l’histoire de France doit avoir une place de choix, cette place ne doit pas être exclusive. Traditionnellement les programmes d’histoire du primaire étaient ancrés dans le national et ceux du secondaire plus ouverts à l’histoire de l’Europe et du monde. C’était déjà le cas dans les programmes de la fin du XIXe siècle. La construction européenne et la mondialisation rendent une telle ouverture d’autant plus nécessaire. L’inscription de notre histoire dans un contexte plus large est de nature à la rendre plus intelligible. Ainsi, un enseignement de l’histoire de France, fondé sur l’acquisition de repères solides, la raison, la réflexion, l’esprit critique et l’ouverture à l’autre, constitue un levier essentiel pour former des citoyens éclairés, citoyens français, mais aussi européens capables de comprendre le monde du XXIe siècle et d’en être des acteurs à part entière. 1. Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Armand Colin, 2003, P. 142 et suivantes 2. Figaro Magazine, 20 octobre 1979 3. Voir ce texte dans Historiens et Géographes n° 279 (juin-juillet 1980) 4. Voir les Actes dans le n° spécial 281 d’Historiens et Géographes (novembre 1980) 5. Services spéciaux : Algérie 1955-1957, mon témoignage sur la torture, Perrin 2001 6. Depuis 1969 dans le programme de 3e et 1982 dans celui de terminale. 7. L’Altermanuel d’Histoire de France, Édition Perrin, 2011 ; L’Histoire de France interdite. Pourquoi ne sommes-nous plus fiers de notre histoire ? JC Lattès, 2012. 8. Ernest Lavisse et Dimitri Casali, Histoire de France de la Gaule à nos jours, Armand Colin, 2013 9. Numéro du 27 août 2011 10. Numéro du 24 au 24 août 2012 11. Dont Perrin a publié en 2013 une Histoire passionnée de la France, titre qui a le mérite d’annoncer la couleur. C’est une vision sublimée de l’histoire de France, surtout celle de la France monarchique et « fille aînée de l’Église » qui se termine sur une apologie du mouvement contre la loi autorisant le mariage homosexuel. 12. Le Figaro du 27 août 2012. 13. Ces attaques se sont développées notamment sur http://la-valise-ou-le-cercueil.over-blog.com. Voir le site Fdesouche.com, autant de noms significatifs… 14. Les programmes actuels du primaire et du collège prévoient explicitement l’acquisition de nombreux repères et l’épreuve du diplôme national du brevet comporte une vérification de l’acquisition de ces repères. Les textes de ces programmes sont consultables sur le site Eduscol.education.fr. 32 L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel 15. Dans son discours à la Chambre des députés du 29 janvier 1891. 16. Pierre Goubert, L’Ancien Régime, Armand Colin 1973 17. Pour reprendre l’expression du moine chroniqueur Raoul Glaber (985-1047) 18. Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, réédité en 2010 dans la collection pluriel. 19. L’Histoire n° 356 de septembre 2010, page 96 La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Olivier Grenouilleau est professeur d’histoire à Sciences-Po Paris. Enseigner l’histoire de France R éfléchir à l’enseignement de l’histoire de France, au primaire et au secondaire, implique tout d’abord de partir d’un état des lieux et d’une réflexion sur ce que peut être l’histoire à l’École. Car, spécifique, l’histoire de France est avant tout histoire. Nous verrons ensuite comment elle pourrait être déclinée, avant d’insister sur le fait qu’elle a sans doute tout à gagner en jouant sur les multiples articulations avec d’autres domaines de l’histoire et d’autres enseignements et disciplines. Il nous faut partir des élèves d’aujourd’hui, tels qu’ils sont, et non pas de ceux que l’on imagine être ou que l’on souhaiterait avoir. Or si de nombreux points apparaissent éminemment positifs (les élèves, les parents et la société globale reconnaissent généralement l’importance de l’histoire), des motifs d’inquiétude existent, qu’il nous faut regarder en face pour progresser. Un premier, révélé par des études officielles, concerne l’existence de lacunes chez nos élèves : connaissances en archipels, repères chronologiques brouillés, concepts mal appropriés, difficile maîtrise de ce qui passe par l’écrit. Un second est relatif à la place et à l’image d’une discipline qui intéresse et passionne, mais paraît moins « scientifique » que les sciences dures et moins directement « utile » que les langues vivantes. L’impression de répétition domine aussi (en partie parce que l’on revient sur les mêmes thèmes, notamment parce que l’on tient toute la chronologie jusqu’en 3e et que l’on recommence au lycée), ainsi que celle d’un enseignement nécessitant plus la mémorisation que la réflexion. Le passé étant forcément clos, on pense aussi trop facilement que la connaissance historique serait statique. Troisième point, lorsque l’on valorise l’histoire, c’est parfois pour de mauvaises raisons, parce que l’on pense qu’elle permettrait d’expliquer le présent, ce qui, si cela était vrai, conduirait à dénier tout rôle aux acteurs du jeu historique. Si l’histoire a une utilité, en tant que discipline de culture générale, c’est qu’elle nécessite une gymnastique intel- 34 Si l’histoire a une utilité, en tant que discipline de culture générale, c’est qu’elle nécessite une gymnastique intellectuelle permettant, en s’habituant à décrypter le passé, de mieux analyser le présent. L’histoire n’est pas la mémoire, elle n’explique pas le présent, mais permet de mieux le comprendre. lectuelle permettant, en s’habituant à décrypter le passé, de mieux analyser le présent. L’histoire n’est pas la mémoire, elle n’explique pas le présent, mais permet de mieux le comprendre. Enfin, nos élèves manquent pour la plupart de culture générale historique. À l’exception de ceux pour lesquels elle est partie intégrante du patrimoine familial, elle ne peut être fournie que par l’École. Aussi l’histoire enseignée à l’École doit-elle être à la fois porteuse de sens et de repères chronologiques, patrimoniaux et idéels. Donner du sens aux choses ne veut pas dire orienter la réflexion – il faut au contraire dé-essentialiser les objets historiques. Cela signifie donner à voir et à comprendre en démontant les logiques des acteurs du passé sans jamais donner l’impression que le résultat final était inéluctable. Parallèlement, l’histoire étant l’étude des hommes dans le passé, il faut à l’évidence des repères chronologiques et patrimoniaux, connus et appropriés, dont le sens, au-delà de la date, soit compris. Enfin, la dimension scientifique de l’histoire enseignée doit être assumée : mise en évidence de problèmes, établissement de problématiques, étude critique de sources variées et croisées, comparaisons, explicitation de l’appareil méthodologique utilisé, présentation des zones de certitude, des objets de débat et de leurs évolutions. Le tout afin de montrer que les regards et les connaissances historiques évoluent, sans pour autant prêter le flanc à des dérives qui conduiraient à douter de tout. Parallèlement, l’histoire enseignée doit être sensible, c’est-à-dire non pas émotionnelle mais donner à voir, à écouter, à mesurer… Parce que cela permet aux élèves de mieux s’approprier La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Enseigner l’histoire de France les savoirs, et parce que l’histoire n’est elle-même que lorsqu’elle est incarnée. Enfin, elle est une discipline de culture générale : parce qu’elle participe d’une culture commune permettant de vivre ensemble ; parce qu’elle permet la connaissance et l’appropriation de repères qui, au-delà de leur dimension historique, sont devenus patrimoniaux (monuments, idées, valeurs, faits, œuvres littéraires ou artistiques…) ; parce qu’elle nécessite une réflexion contribuant à la formation intellectuelle de l’individu et qu’elle lui permet, par le détour de la dimension exotique du passé, de mieux comprendre le présent. Voilà, à mon sens, ce qu’il faut avoir à l’esprit avant même de commencer à s’intéresser à l’objet spécifique histoire de France. Ceci dit, cet objet est actuellement à la fois fortement présent et clairement dispersé dans nos programmes. Présent car il y est abordé à travers nombre de thématiques essentielles comme l’histoire de nos républiques, des conflits mondiaux, et, plus généralement, de l’histoire politique, sociale et culturelle des XIXe et XXe siècles. Les autres périodes apparaissent également, bien évidemment, mais plus à la faveur de focus sur des thématiques comme celles de la Renaissance, de la marche vers l’absolutisme ou encore des Lumières. Ceci conduit à des absences, qu’il est facile de qualifier d’oublis ou d’occultations, ouvrant ainsi à de faux débats souvent bien manichéens. Car il manque et manquera toujours beaucoup de choses dans les programmes d’histoire, tout simplement parce que l’on ne peut pas tout y dire. La question de la dispersion est sans doute plus préoccupante. Non pas qu’il soit nécessaire de consacrer, chaque année, de longs développements à cette histoire spécifique, mais parce Sans doute faut-il commencer très tôt, dès le CM1 (voire avant), à un moment où l’histoire enseignée doit être sans doute plus sensible encore, en essayant de marier le national et le global, quitte à débuter par le local. Perspectives qu’il faut à cette histoire, comme à toute autre, sinon un fil directeur (ce qui renvoie à la question fort débattue des limites évidentes du roman national traditionnel et de la nécessité ou non de lui en adjoindre un plus moderne – ce que à quoi je ne suis personnellement pas favorable, l’histoire n’ayant pas besoin de romans, quels qu’ils soient) du moins une cohérence d’ensemble, un déroulé, une trame relativement dense, à partir de laquelle tout élève, futur citoyen, pourra faire son miel. C’est autour d’une charpente que l’on construit son toit. Sans doute faut-il commencer très tôt, dès le CM1 (voire avant), à un moment où l’histoire enseignée doit être sans doute plus sensible encore, en essayant de marier le national et le global, quitte à débuter par le local. À savoir donner à voir tout à la fois un aperçu des grandes étapes de l’histoire du monde, de l’invention de la vie à aujourd’hui (avec, sous-jacente, l’idée « en quoi la vie des hommes a-telle été ou non changée ? ») et commencer à faire prendre conscience de ce qu’a été et ce qu’est la France (le territoire, les grands bouleversements, les idées, les hommes et les femmes qui ont fait la France). Tout à la fois afin que les enfants puissent déjà commencer à voir comment l’histoire de leur nation s’insère dans une histoire plus vaste, et réciproquement. Même s’il est à ce niveau plus question d’éveil que de connaissances historiques précises sans doute conviendrait-il d’associer des dates, des événements et des personnages à des idées. Ici, comme dans les autres classes, le chronologique ne s’oppose pas au thématique ; ils se complètent. L’association de thèmes peu nombreux et d’un petit nombre de repères chronologiques, idéels et patrimoniaux porteurs de sens (choisis parce qu’ils correspondent à de grandes articulations du cours) peuvent figurer sur une frise chronologique élaborée progressivement au cours de chaque année, contribuant à la cohérence de l’ensemble. Si l’on estime, comme je le crois, qu’il faut ensuite, selon les mêmes principes, que nos élèves puissent avoir un aperçu des quatre grandes périodes de l’histoire (ancienne, médiévale, moderne et contemporaine), l’histoire de France ne pourra être abordée 35 Une année entière pourrait être consacrée à l’étude de l’histoire de France dans son ensemble. Fidèle à une démarche en entonnoir faisant progressivement passer du proche au lointain, je serais enclin à penser que l’année de Seconde pourrait permettre cette prise de recul synthétique, avant que nos élèves s’orientent vers l’histoire de l’Europe (Première) et du monde (Terminale). qu’au passage : les Gaulois au moment d’étudier l’empire romain et la romanisation, ou bien une seigneurie locale à l’occasion d’un cours sur l’Occident médiéval. En posant un petit nombre de jalons permettant une approche cohérente de l’histoire en général, le collège permettra ensuite de mieux comprendre l’objet spécifique histoire de France ; notamment si, à chaque fois que cela est possible, on tente d’éclairer des thématiques plus larges à partir de l’histoire nationale (la Révolution française dans l’histoire des révolutions du XVIIIe siècle par exemple). On peut ainsi penser, à condition d’imaginer un enseignement dont les bénéfices puissent être cumulatifs, qu’à l’issue du collège un enfant devra être capable de dresser deux frises chronologiques continues porteuses de repères idéels : l’une relative aux quatre grandes périodes de l’histoire, l’autre à l’histoire de France. Forts de ces acquis, avec des élèves d’une plus grande maturité, le lycée doit permettre d’aller plus loin. Une année entière pourrait être consacrée à l’étude de l’histoire de France dans son ensemble. Fidèle à une démarche en entonnoir faisant progressivement passer du proche au lointain, je serais enclin à penser que l’année de Seconde pourrait permettre cette prise de recul synthétique, avant que nos élèves s’orientent vers l’histoire de l’Europe (Première) et du monde (Terminale). Une année entière peut paraître beaucoup. Cela ne permettra pas, cependant, d’éviter des choix. Quels qu’ils puissent être, on ne peut faire l’économie de quelques grands moments : aborder la question des origines 36 de l’histoire de France jusqu’en 987 (en insistant sur l’idée de brassage des peuples et des idées) ; s’interroger sur les caractères et le legs de presque mille ans de monarchie (la construction d’un territoire avec ses frontières – y compris outre-mer – et ses provinces ; le passage du roi féodal au roi absolu, du domaine royal à la genèse de l’État-nation…) ; réfléchir à l’empreinte révolutionnaire (des années 1780 aux années 1880, voire jusqu’à aujourd’hui, en France et au dehors) ainsi qu’aux expériences républicaines (de 1792 à aujourd’hui). Le tout en prenant en compte dimensions intérieures et extérieures (la place et le rôle de la France en Europe et dans le monde), en ne se cantonnant pas dans une approche uniquement politique du récit national. En Première et en Terminale l’histoire de France ne disparaîtrait pas. Elle serait simplement abordée au passage, pour comparaison, mise en perspective. Sans en être le noyau principal, l’histoire de France est en effet évidemment connectée à l’histoire de l’Europe et à celle du monde. On voit, au final, le fil conducteur d’une démarche possible, parmi d’autres : toujours parler de l’histoire de France, mais toujours varier les perspectives : commencer dès le plus jeune âge avec une mise en relation entre histoire de France et histoire du monde, centrer ensuite sur l’histoire en général en ayant toujours à l’esprit le cadre national, puis revenir sur ce même cadre pour lui-même, avant de s’orienter non plus vers d’autres époques, mais d’autres espaces, tout en y réinsérant ici ou là notre histoire. Des changements de cap mais un fil conducteur, et donc peutêtre mois de redondances et de lassitude, plus de cohérence et, pour le moins, un récit cumulatif et continu. il est inutile d’opposer histoire de France, histoire de l’Europe et histoire du monde. Il faut essayer de les marier, tout comme l’histoire enseignée doit être à la fois sensible, porteuse de sens et d’une logique scientifique. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Enseigner l’histoire de France Ce constant va-et-vient entre le cadre national, les quatre grandes périodes de l’histoire, l’histoire de l’Europe et celle du monde (à mettre elles aussi en relief lors de l’étude des quatre périodes) s’explique aussi par une conviction : c’est dans le rapport à l’autre que l’on peut mieux apprendre à se comprendre soi-même. Notre histoire nationale prendra d’autant plus de sens qu’elle pourra être remise en contexte, au sein de cadres géographiques et temporels plus vastes. Inversement, une initiation à l’histoire en général, ou bien à celle de l’Europe et du monde en particulier, n’aurait aucun sens si nos élèves n’avaient pas aussi, une connaissance suffisante de l’histoire de France. Voilà pourquoi il est inutile d’opposer histoire de France, histoire de l’Europe et histoire du monde. Il faut essayer de les marier, tout comme l’histoire enseignée doit être à la fois sensible, porteuse de sens et d’une logique scientifique. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément, nous indique Boileau. Bien concevoir implique de relier les choses entre elles, car c’est du lien que provient le sens. Plus l’histoire de France sera mise en relations avec d’autres composantes de l’histoire et d’autres disciplines, et plus elle sera potentiellement porteuse de résultats en termes de mémorisation, d’approfondissements et d’appropriations. Parmi ces autres disciplines la géographie apparaît en première position. La France ce sont des hommes, mais c’est aussi une géographie, des territoires et des frontières mouvantes. Braudel et d’autres historiens de sa génération aimaient à dire qu’ils avaient commencé à comprendre l’histoire de France en y voyageant, parfois à bicyclette. Auparavant, Vidal de la Blache nous montrait, avec son « possibilisme », comment l’homme et la nature s’étaient mariés pour produire une France, celle qu’il pouvait voir, à son époque. Elle n’est plus, aujourd’hui, mais les histoires de France (celles des « petites patries » ayant contribué à faire « la grande nation », à une époque où les identités étaient pensées comme cumulatives) ont toujours des géographies. Il existe une géohistoire. Il peut être utile, non pas forcément pour l’historien, Perspectives Bien concevoir implique de relier les choses entre elles, car c’est du lien que provient le sens. Plus l’histoire de France sera mise en relations avec d’autres composantes de l’histoire et d’autres disciplines, et plus elle sera potentiellement porteuse de résultats en termes de mémorisation, d’approfondissements et d’appropriations. mais pour l’élève-citoyen, de mettre en relations ces histoires de France et la géographie de nos actuelles régions. Raison pour laquelle j’inclinais plus haut pour placer en Seconde un enseignement d’histoire uniquement consacré au cadre national ; parce que c’est dans cette classe que l’on étudie aujourd’hui, en géographie, la géographie de la France. Des passerelles toutes aussi logiques (même si elles sont moins fréquemment utilisées) pourraient être lancées entre l’histoire de France et d’autres enseignements (l’histoire des Arts, l’éducation civique, 37 l’éducation à la Défense) et disciplines. Je pense particulièrement aux lettres et à la littérature, notamment si les œuvres littéraires éléments du patrimoine national y étaient mises en valeur. Pour le reste, sans même parler d’enseignements transdisciplinaires (intéressants mais complexes à mettre en œuvre si l’on souhaite qu’ils soient vraiment efficaces, d’autant qu’ils ne sauraient remplacer le socle disciplinaire des enseignements), une simple mise en parallèle des programmes existants, en histoire et en lettres, permettrait le repérage de thèmes d’études sinon comparables (la littérature n’est pas l’histoire) mais du moins convergents : le romantisme s’étudie en histoire, tout comme en lettres ; en lettres on étudie La Fontaine, en histoire l’absolutisme louis-quatorzien… L’élève auquel on fera remarquer ces liens retiendra et comprendra mieux ces parties du programme de lettres et d’histoire. Il sera également progressivement amené à se construire une approche globale d’une histoire nationale ouverte à la culture littéraire, aux arts, ou encore à l’innovation scientifique et technique. Benjamin Stora est professeur d’histoire à Paris XIII et auteur de Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours (sous la direction et avec Abdelwahab Meddeb), Albin Michel, 2013. La France et son passé colonial P endant de nombreuses années, les guerres coloniales livrées par la France (en particulier en Indochine, puis en Algérie) se sont construites dans les imaginaires comme une suite de scènes fondues au noir, sorte de fabrication autarcique avec les seuls témoignages d’acteurs, comme privés d’air. D’une parfaite unité formelle, mais dissimulée, refoulée. Ces guerres finies, une autre allait-elle commençait, celle de la culpabilité, avec des images et des mots, pour rappeler la mort injuste des hommes ? Pas vraiment. Le souci premier dans l’après-décolonisation des années 1960, n’était pas l’exactitude académique ou l’entretien d’un souvenir, mais bien l’urgence et l’efficacité. Il fallait bâtir une société, panser les plaies en Indochine devenue Vietnam, en Algérie ou en Afrique ; ne pas s’abandonner à la nostalgie des terres perdues, évanouies, et se lancer dans la consommation des « trente glorieuses » en France. Ce n’est que bien plus tard que les historiens et les chercheurs ont pu reprendre le travail de la mémoire, trier, tenter d’établir les faits et de dégager des explications. La sortie du silence ? Le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, en 2012, a été largement évoqué en France. Une quinzaine de documentaires ont été diffusés à la télévision française, dont certains ont connu un fort succès d’audience1 ; près d’une centaine d’ouvrages ont été publiés (des autobiographies d’acteurs, des récits d’histoires universitaires, des romans…) ; des expositions se sont tenues avec pour cadre l’Algérie et sa guerre (comme « Les Juifs d’Algérie », au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, ou « Les Algériens en France » à la Cité nationale d’histoire de l’immigration) ; des films de fiction sont sortis sur les écrans, comme « Ce que le jour doit à la nuit » d’Alexandre Arcady, adapta- 40 Le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, en 2012, a été largement évoqué en France. Il s’agissait d’une première : celle d’une importante « commémoration négative » en ce qui concerne le passé colonial de la France. Est-il donc dépassé le moment du silence, de « la gangrène et l’oubli », titre d’un ouvrage que j’ai publié il y a vingt-cinq ans déjà ? tion du célèbre roman de Yasmina Khadra… Une commémoration bien particulière, puisqu’il s’agissait d’évoquer la perte d’un territoire, longtemps considéré comme intégré au territoire français ; de montrer la tragédie du départ des pieds-noirs, le massacre des harkis, le tourment vécu par les officiers français devant l’abandon des troupes supplétives musulmanes… Et donc de regarder cette crise (cette défaite ?) du nationalisme français, que l’historien Raoul Girardet avait déjà évoqué depuis bien longtemps, en parlant de « rétractation nationale » après la perte de l’Algérie française2. Il s’agissait, à ma connaissance, d’une première : celle d’une importante « commémoration négative » en ce qui concerne le passé colonial de la France. Est-il donc dépassé le moment du silence, de « la gangrène et l’oubli », titre d’un ouvrage que j’ai publié il y a vingt-cinq ans déjà ? 3 On pourra objecter que la France « entre » dans cette histoire surtout par sa fin, celle du départ, et hésite encore à l’aborder par sa cause essentielle, celle de la pénétration et de l’installation d’un système colonial. L’absence d’interrogations sur les origines du conflit rend le processus de décolonisation incompréhensible, avec le déchaînement d’une violence devenue irrationnelle. En Algérie, presque à « front renversé », la commémoration de 2012 du passage a l’indépendance été bien plus discrète, avec seulement deux films de fiction diffusés sur les écrans. Deux « biopics » : la vie de Mostéfa Ben Boulaid, le leader des Aurès mort au combat en mars 1956 ; et le parcours d’Ahmed Zabana, La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 La France et son passé colonial premier militant algérien guillotiné en juin 1956 (alors que François Mitterrand était ministre de la Justice). Des témoignages d’acteurs et des autobiographies également ont été publiés, mais la commémoration apparaissait bien timide, disproportionnée même par rapport à ce qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée, en France. Comme si les Algériens hésitaient encore à revenir sur les crises apparues au moment de l’édification de l’État indépendant (mais c’est un autre sujet)4. Sur cette possible sortie du silence en France, on pourra objecter que bien des faits de cette histoire restent toujours enfouis dans une zone où l’historiographie n’a pas encore beaucoup fouillé (comme la pratique des essais nucléaires et leurs effets sur les populations civiles ; ou l’utilisation du napalm dans certaines régions, notamment du Constantinois). Mais nous ne pouvons plus dire que cette histoire « n’est pas connue », qu’elle n’est « ni montrée, ni enseignée » : depuis une quinzaine d’années, de manière régulière, des sujets sur la guerre d’Algérie et l’histoire coloniale « tombent » au baccalauréat, aux concours du capes ou de l’agrégation. Et de nombreuses thèses d’histoire ont été soutenues, portant par exemple sur les refus de guerre (Tramor Quemeneur), sur l’immigration algérienne (Linda Amiri et Naïma Yahi), ou sur les images produites par cette guerre (de Marie Chominot). La question algérienne, pour la rapporter à l’histoire générale de la colonisation, est importante. La question algérienne, pour la rapporter à l’histoire générale de la colonisation, est importante. Par son exemplarité (le rattachement administratif à la métropole, l’installation d’une forte colonie de peuplement européen, la dépossession foncière massive des terres indigènes, la volonté d’assimilation culturelle sans traduction politique cohérente), elle permet de situer, de comprendre le mécanisme de fonctionnement du système de colonisation mis en place par la France. Perspectives Le maintien d’une « fracture coloniale » est ressenti par des familles immigrées (issues de la colonisation). Elles ont le sentiment que la société porte sur elles le même regard que la France portait autrefois sur les colonisés. Par son exemplarité (le rattachement administratif à la métropole, l’installation d’une forte colonie de peuplement européen, la dépossession foncière massive des terres indigènes, la volonté d’assimilation culturelle sans traduction politique cohérente), elle permet de situer, de comprendre le mécanisme de fonctionnement du système de colonisation mis en place par la France. Mécanisme que l’on trouvera sous d’autres formes en Afrique subsaharienne, en Asie (avec l’Indochine en son centre), ou au Maghreb (principalement, au Maroc et en Tunisie). À partir de cette « sortie du silence » à propos de l’Algérie, quelles sont les difficultés nouvelles qui surgissent dans l’investigation autour de la question coloniale ? Les revendications mémorielles La montée en puissance dans la société française, dans les années 2000, des revendications liées à la question coloniale a été mise en mouvement autour du « problème » algérien. Ces revendications ont mis en évidence la crise du modèle républicain français, traditionnel, d’assimilation. Le maintien d’une « fracture coloniale » est ressenti par des familles immigrées (issues de la colonisation)5. Elles ont le sentiment que la société porte sur elles le même regard que la France portait autrefois sur les colonisés6. Ce que certains groupes politiques nés dans la suite des émeutes urbaines de 2005 – l’année du vote par l’Assemblée nationale sur « l’aspect positif de la colonisation » – ont formulé en désignant la société française actuelle, comme une « société colonisée ». Ces stéréotypes se sont répandus en empêchant l’examen réel de l’histoire coloniale. On ne peut pas en effet, objectivement, comparer 41 la France d’aujourd’hui à « une société coloniale », ni faire l’économie de toute une tradition anticoloniale de la gauche française en s’enfermant dans des positions strictement identitaires7. Ce mouvement de comparaison qui enferme dans le passé colonial, n’en est pas moins symptomatique de lacunes béantes dans l’investissement du récit colonial par le politique, et par l’enseignement scolaire et universitaire, pendant de trop nombreuses années. La revendication mémorielle n’est donc pas le plus souvent un simple « dolorisme victimaire » (dénoncé par les idéologues de l’anti-repentance) qui mènerait tout droit au communautarisme. Elle témoigne avant tout d’un besoin de reconnaissance des souffrances subies, d’un souci de réintégration, au cœur de l’histoire nationale, de mémoires qui sont demeurées trop longtemps périphériques. Elle n’implique d’ailleurs pas forcément la « concurrence » ou la « guerre » des mémoires, dès lors qu’elle accepte de faire une place aux autres récits. Les luttes en faveur de la mémoire de l’esclavage, qui ont pris de l’ampleur à la fin des années 1990 et ont débouché en 2001 sur le vote de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, véhiculent ainsi des valeurs de tolérance et s’inspirent de la mobilisation des associations juives pour faire reconnaître la responsabilité de la France dans les déportations opérées sous Vichy8. Si la question de l’esclavage peut faire aujourd’hui plus ou moins l’objet d’une lecture consensuelle, il en va tout autrement de la guerre d’Algérie, et de la question coloniale au sens large. L’absence de consensus national sur ce récent passé douloureux est liée à un manque d’examen de conscience des partis politiques français sur la question coloniale, et de la guerre d’Algérie en particulier. La critique, chez les socialistes, a porté sur l’attitude de Guy Mollet et de la SFIO pendant les débuts de la guerre d’Algérie. Les rôles du secrétaire général de la SFIO, et du Résident général d’Algérie le socialiste Robert Lacoste, ont été critiqués et dénoncés par les historiens, venant des rangs de la gauche, comme Pierre Vidal-Naquet ou Robert Bonnaud. Et la révélation du passé algérien 42 La France et son passé colonial de François Mitterrand lorsqu’il était ministre de la Justice, notamment pendant « la Bataille d’Alger », a récemment fait l’objet de travaux9. Le vote par le PCF des « pouvoirs spéciaux » qui ont envoyé le contingent en Algérie en mars 1956, a également été revisité, critiqué dans les années 2000 par les communistes eux-mêmes. Ces premiers retours sur un passé récent (la fin de la guerre d’Algérie et la décolonisation) pourront-ils aller jusqu’à la remise en cause d’un modèle républicain progressiste qui entendait amener, dès la fin du XIXe siècle, la « civilisation » dans les colonies ? Le centième anniversaire de la mort de Jaurès pourrait peut-être en fournir l’occasion. L’absence d’un consensus national est également liée à la permanence d’un esprit de revanche (porté surtout par l’extrême droite)10, ou au minimum d’une angoisse définie comme identitaire face à l’immigration d’origine musulmane. La guerre d’Algérie a du mal à s’achever, elle se rejoue à travers la lutte contre l’Islam, nié dans sa diversité et présenté comme intégriste. De même, les débats coloniaux sur l’aptitude des indigènes à devenir citoyens peuvent trouver une transposition actuelle dans les interrogations sur le caractère « soluble » ou non des musulmans dans la République. De l’autre côté de la Méditerranée, l’instrumentalisation par le pouvoir algérien de la revendication des « excuses françaises », reprise aux islamistes, ou l’usage abusif du terme « génocide », ne sont évidemment pas davantage propres à apurer le contentieux. Mais on peut aussi contester le préjugé, en France, d’une L’absence d’un consensus national est également liée à la permanence d’un esprit de revanche (porté surtout par l’extrême droite), ou au minimum d’une angoisse définie comme identitaire face à l’immigration d’origine musulmane. La guerre d’Algérie a du mal à s’achever, elle se rejoue à travers la lutte contre l’Islam, nié dans sa diversité et présenté comme intégriste. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 incapacité des Algériens à rompre avec une mythologie nationale : de jeunes historiens de ce pays, à la suite des travaux de Mohammed Harbi, revisitent aujourd’hui des questions jusqu’alors taboues comme l’assassinat du leader nationaliste Abane Ramdane, tué par ses pairs du FLN en 1957, ou le massacre des villageois de Mélouza, soupçonnés de sympathies messalistes11. S’il n’existe pas encore de manuel scolaire franco-algérien, une histoire mixte, écrite à plusieurs mains, commence à voir le jour12. Le rôle des historiens et des politiques Survient nécessairement alors dans ce retour de mémoires autour de l’histoire brûlante de la colonisation, la question du rôle de l’historien qui n’est évidemment pas dégagé des enjeux politiques. Mais il n’est pas non plus le juge de paix de la réconciliation mémorielle, précisément parce qu’il a ses propres convictions. Pierre Vidal-Naquet résumait la difficulté en ces termes : « Je suis un homme passionné qui s’engage, doublé d’un historien qui le surveille de près, enfin, qui devrait le surveiller de près ! » Il est vrai que l’histoire ne doit pas rester le monopole de l’historien : elle appartient aux citoyens aussi bien qu’aux politiques. Mais le Parlement, qui peut certes trancher des débats de société, peut-il démêler des controverses historiques ? C’est précisément cela aussi que la plupart des historiens ont critiqué dans la loi du 23 février 2005 sur la colonisation, qui imposait un point de vue pour le moins non partagé13. La possibilité de promouvoir et d’aider à transmettre une histoire déjà écrite et largement consensuelle peut légitimement être accordée au politique, mais pas celle de l’écrire à la place des historiens. Le geste politique sait pourtant bien mieux que le livre d’histoire soigner les mémoires blessées. La profusion d’études paraissant chaque année sur la question coloniale n’a pas la vertu de guérir les souffrances identitaires. Du coup, l’historien doit accepter que son travail acquière une autre dimen- Perspectives C’est donc bien le politique qui a le pouvoir de mettre un terme à la guerre des mémoires, non pas bien sûr en favorisant l’amnésie, mais bien au contraire en faisant acte de reconnaissance et de réparation (et non de repentance). sion, pleinement citoyenne celle-là, qui lui échappe précisément parce qu’elle ne relève plus de l’histoire mais de la mémoire collective. C’est donc bien le politique qui a le pouvoir de mettre un terme à la guerre des mémoires, non pas bien sûr en favorisant l’amnésie, mais bien au contraire en faisant acte de reconnaissance et de réparation (et non de repentance). À propos de la colonisation en général, un tel acte a déjà pris la forme d’un discours fondateur, celui que Jacques Chirac a prononcé à Madagascar en juillet 2005 sur le « caractère inacceptable » de la répression de 1947 ; et le discours prononcé à Alger par François Hollande en décembre 2012, à propos de la guerre d’Algérie, se situant dans cette suite, en y ajoutant les figures françaises de l’anticolonialisme françaises (comme Germaine Tillion, Albert Camus ou André Mandouze). Cette démarche ne s’inscrit pas sur une ligne de repen- 43 tance parce qu’elle comporte une référence aux valeurs des Lumières et de la Révolution française, dont les peuples colonisés se sont inspirés dans leur lutte de libération. Cinquante ans après la décolonisation, la question n’est donc plus celle du noir de l’occultation, mais du retour, en pleine lumière, de la mise en scène des formes d’écriture et de représentation de cette histoire. À côté des ouvrages de mémoires d’acteurs engagés dans le conflit, existent désormais les récits d’historiens qui racontent, sans complaisance ni désir moralisateur, les dernières années de la présence coloniale française avec la guerre d’Algérie bien souvent au cœur des récits. Dans cette multitude d’écrits et de représentations visuelles par le cinéma ou la télévision, il est possible de voir une histoire vivante qui se construit, produisant des discours qui obéissent ou se cabrent devant les pressions idéologiques du moment ; une histoire qui se soustrait progressivement aux pressions anesthésiantes en même temps qu’elle s’enrichit de documentations nouvelles. Au témoignage de l’acteur qui poursuit son combat ou le légitime a posteriori, se substituent progressivement les ouvrages « à distance », de synthèse. Mais cette translation, selon moi, est encore trop lente. 1. Le documentaire, La déchirure, diffusé le 12 mars sur France 2, de Gabriel Le Bomin et B.Stora, a ainsi été vu par plus de quatre millions de téléspectateurs. 2. Voir de Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, de 1871 à 1962, Paris, Ed La Table Ronde, 1972. 3. La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, Ed La Découverte, 1991, réédition, 1998, 2004, poche. 4. Sur ce point, de Jean-Michel Meurice et B.Stora, le documentaire, L’indépendance aux deux visages, diffusé en 2002. Voir lien pour le visionner : http://www.univ-paris13.fr/benjaminstora/videos/321-documentaire-algerie-ete62-lindependance-aux-deux-visages-de-jean-michel-meurice-et-benjamin-stora-2002 5. Bertrand, Romain, Mémoires d’Empire. La controverse autour du fait colonial. Paris, Ed du Croquant, 2006, 224 pages. 6. Besnaci-Lancou, Fatima, Nos mères, paroles blessées, Paris, Ed Zellige, 2006, 128 pages. 7. Pour une explication de ce processus, voir, Blanchard, Pascal et Bancel, Nicolas, (sous la direction), Culture postcoloniale, 1961-2006. Traces et mémoires coloniales en France. Paris, Ed Autrement, 2006, 288 pages. 8. Dorigny, Marcel, Bernard Gaignot, Atlas des esclavages, Paris, Ed Autrement, coll « Mémoires », 2006, 80 pages ; Droz, Bernard, Histoire des décolonisations au XXe siècle. Paris, Ed Seuil, coll « L’Univers historique », 2006, 404 pages. 9. Voir de François Malye et Benjamin, Stora, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Ed Calmann-Lévy, 2010. 44 La France et son passé colonial 10. Ould Aoudia, Jean-Philippe, La bataille de Marignane, la République aujourd’hui face à l’OAS, suivi de Mort pour la France, de Jean-François Gavoury, Paris, Ed Tirésias, 2006, 204 pages. 11. Dans ce registre, voir par exemple le travail et la thèse remarquable de Lydia Ait Saadi sur l’idée de nation dans les manuels scolaires de langue arabe (thèse déposée à l’INALCO en 2010). 12. L’ouvrage que j’ai codirigé avec Mohammed Harbi (La Guerre d’Algérie (1954-2004). La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004), est un projet emblématique de ces passerelles que l’on peut jeter d’une rive à l’autre. 13. Sur ce point, voir les textes publiés par l’association fondée par Pierre Nora « Liberté pour l’histoire », et aussi : Claude Liauzu, et Gilles Manceron, (sous la direction), La colonisation, la loi et l’histoire, Paris, Ed Syllepses, 2006, 182 pages ; Rémond, René, Quand l’Etat se mêle d’histoire, Paris, Ed Stock, 2006, 107 pages. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Grands moments 1848. Journées de février. Jean-Numa Ducange est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen (GRHIS). Les socialistes et la Révolution française U n article du journal Le Socialiste du 2 octobre 1890, co-signé par Jules Guesde et Paul Lafargue, posait le problème de « classer » la Révolution française : « Nous n’avons pas à désavouer la Révolution du siècle dernier, il nous suffit de la classer ». Dans le mouvement socialiste d’alors, la caractérisation de la Révolution française faisait couler beaucoup d’encre ; elle était l’une des références historiques les plus mobilisées, mais sans consensus réel autour de son héritage. Toujours en 1890, dans « Le socialisme et la Révolution française », le jeune député Jean Jaurès affirmait le lien indissoluble entre socialisme, République et Révolution française : « Il y a en France, malgré des apparences contraires, un immense parti socialiste qui est le parti de la Révolution, et, ensuite, c’est que, le socialisme étant contenu dès l’origine dans l’idée républicaine, les socialistes les plus absolus travaillent contre eux-mêmes lorsqu’ils s’isolent du grand parti républicain1 ». La perspective de Jaurès et ses critiques Dix ans plus tard, entre 1901 et 1904, Jaurès publiait les premières pages des premiers volumes de sa vaste entreprise d’Histoire socialiste de la France contemporaine consacrés aux années 1789-1794. Avec une triple inspiration (Marx pour l’analyse économique et sociale, Plutarque pour les grandes individualités et Michelet pour la mystique du peuple), Jaurès inscrit le socialisme dans la continuité de 1789. Prolonger l’inspiration révolutionnaire dans la République sociale : le projet jaurésien a été progressivement repris par les socialistes, puis par une grande partie de la gauche. Jaurès, sans tolérer tous les aspects de la « Terreur », assume le bloc révolutionnaire (1789 et 1793), et n’hésite pas à défendre Robespierre contre la « légende noire » du XIXe siècle. Le fameux « la Révolution est un bloc » du radical Clemenceau prononcé à la chambre en 1891, est repris d’une certaine manière en le « gauchisant », en assumant 48 notamment les projets sociaux de la Convention de 1793-1794. Jaurès, étudiant les structures économiques et sociales, considère certes 1789 avant tout comme une « révolution bourgeoise ». Mais sa profondeur et ses mots d’ordres contiennent néanmoins les germes de son dépassement. Cette lecture ne s’est pourtant pas imposée sans heurts, et n’a jamais effacé d’autres regards plus circonspects sur l’héritage révolutionnaire. Karl Marx a parfois jugé sévèrement le culte du passé des Français, tandis que toute une tradition d’inspiration marxiste ou libertaire considère les promesses de 1789 comme un écran de fumée trompant les ouvriers. Dans le socialisme français, les partisans de Blanqui puis de Guesde ont souvent jugé avec sévérité une Révolution trop associée aux républiques « bourgeoises » qu’ils combattaient. Prenant à la lettre la formule de Marx du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) « La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet », ils étaient certains que la révolution socialiste à venir, devait être substantiellement et qualitativement différente. 1789 devient la mémoire vivante d’un processus révolutionnaire réactivé en 1830, 1848 et 1871 inscrivant le socialisme dans une histoire de rupture radicale avec l’ordre existant. Pourtant, avant 1914, Jaurès et les socialistes proches de sa sensibilité, ne l’envisagent pas comme un modèle historique à reproduire pour leur époque. Il s’agit moins de prôner une répétition des années 1789-1794 que de les considérer comme un moment historique inaugural et fondamental dont on doit s’inspirer. On peut célébrer la mémoire révolutionnaire et être convaincu que le socialisme se fera graduellement, par étapes, et en évitant la violence d’État, voire en souhaitant un passage légal et pacifique. Tous les socialistes se positionnent par rapport à cet événement fondateur et inévitable, qu’aucun socialiste ne pouvait alors ignorer, à défaut de le connaître dans les détails. Mais aucun ne souhaite, pour des raisons diamétralement opposées, reproduire la Révolution française à l’identique. Les plus révoLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Les socialistes et la Révolution française Aucun ne souhaite, pour des raisons diamétralement opposées, reproduire la Révolution française à l’identique. Les plus révolutionnaires d’inspiration marxiste voient l’expérience de 1789-1794 avec méfiance ; ceux qui, au contraire, la valorisent, en retiennent les grands principes mais sans reprendre le modèle insurrectionnel qu’elle implique. lutionnaires d’inspiration marxiste voient l’expérience de 1789-1794 avec méfiance ; ceux qui, au contraire, la valorisent, en retiennent les grands principes mais sans reprendre le modèle insurrectionnel qu’elle implique. Républicains, socialistes et communistes La tendance se clarifia au XXe siècle. Les socialistes français suivirent en effet une trajectoire similaire à celle des républicains radicaux dans la seconde moitié du XIXe : tout en assumant haut et fort la Révolution, jusqu’à intégrer les projets de 1793, ils n’estimèrent plus nécessaire de prôner la voie révolutionnaire à partir du moment où existe un régime républicain, tout imparfait soit-il. La Première Guerre mondiale a de ce point de vue constitué un moment important, intégrant la tradition révolutionnaire au régime républicain en place. En se ralliant unanimement ou presque à l’Union sacrée, les socialistes – et Jules Guesde le premier – ont exalté la défense nationale menée au nom des grands souvenirs révolutionnaires, tandis que la mobilisation massive a remis au goût du jour certaines thématiques « centralisatrices ». Dans un cours resté célèbre sur l’historiographie de la Révolution française, l’historien Georges Lefebvre affirme a posteriori en 1946 : « Pendant plus d’un siècle, on a raconté l’histoire de la Révolution en n’accordant pas d’attention à la politique économique du Comité de Salut public (…) Mais, de 1914 à 1918, et de Grands moments nouveau depuis 1939, tous les belligérants, quelle que fût leur direction politique, ont eu recours à ces mêmes moyens. Il a bien fallu admettre de nos jours que les grandes guerres nationales ne peuvent se soutenir sans en faire usage, et reconnaître ainsi au Comité de Salut public le mérite, après tout sans égal, d’avoir été le premier à tenir compte franchement de cette nécessité impérieuse2 ». À la fin de la guerre, 1917 en Russie suscita le développement de multiples analogies avec 1789, notamment du côté de ceux qui allaient devenir les fondateurs du PCF. Le « révolutionnarisme » maintenu du socialisme français va notamment s’expliquer par la concurrence à gauche du PCF qui exalte 1917 et un modèle soviétique que l’on situe dans le temps long, remontant à la tradition révolutionnaire depuis 1789. Les socialistes ont assurément subi cette influence, même si une étude systématique de la référence à la Révolution française dans la SFIO puis le PS, depuis la propagande au village jusqu’au discours de congrès, permettrait de valider plus fermement l’hypothèse. Mais il ne fait pas de doute que, au moins jusqu’aux années 1980, la référence au passé révolutionnaire n’était pas qu’anecdotique ou rhétorique. Constitutive de l’identité du parti issu de la synthèse jaurésienne, les socialistes ne peuvent pas abandonner une référence majeure de l’histoire nationale, d’autant que les communistes l’exaltent à partir de 1936. Ces derniers ont en effet suivi, mutatis mutandis, une trajectoire similaire à celles des socialistes d’avant 1914 : après une période « guesdiste » où la dénonciation du Il ne fait pas de doute que, au moins jusqu’aux années 1980, la référence au passé révolutionnaire n’était pas qu’anecdotique ou rhétorique. Constitutive de l’identité du parti issu de la synthèse jaurésienne, les socialistes ne peuvent pas abandonner une référence majeure de l’histoire nationale, d’autant que les communistes l’exaltent à partir de 1936. 49 Avec l’émergence d’une « deuxième gauche » antistalinienne et hostile à la « vieille » SFIO trempée dans les guerres coloniales, l’héritage de la Révolution, notamment son versant « jacobin », est remis en cause. 1789 « bourgeois » était de mise, les communistes ont réhabilité la « Grande Révolution française » et cessé d’exalter la seule révolution prolétarienne sur le modèle soviétique. Par la suite, même avec des oscillations dans les années 1950, les communistes ont conservé une référence plus explicite à la Révolution française et une défense de Robespierre qui les distingue des socialistes, processus facilité par la présence de prestigieux historiens de la Révolution membres du PCF, dont Albert Soboul (qui réédita l’Histoire socialiste de Jean Jaurès) fut le représentant plus célèbre. Changements de paradigmes À gauche, on est encore pour longtemps « révolutionnaire » et on le proclame haut et fort. De fait la définition de révolution a pourtant profondément changé : si l’on peut encore considérer que la Révolution française sert d’inspiration, plus personne n’envisage réellement, notamment à partir des années 1960-1970, de gouverner la France avec un nouveau Comité de Salut public. Et avec l’émergence d’une « deuxième gauche » antistalinienne et hostile à la « vieille » SFIO trempée dans les guerres coloniales, l’héritage de la Révolution, notamment son versant « jacobin », est remis en cause. Michel Rocard l’affirme avec force en opposant les « deux cultures » du socialisme au congrès du Parti socialiste de Nantes en 1977 : « La plus typée (de ces cultures) qui fut longtemps dominante, elle est jacobine, elle est centralisatrice, elle est étatique, elle est nationaliste, elle est protectionniste. La République a détruit les autonomies provinciales pour assurer sa propre consolidation, 50 a centralisé à outrance plus que nulle part au monde l’appareil scolaire pour en assurer la laïcité, a financé les grandes infrastructures économiques pour en contrôler la géographie, en tuant par là le développement économique de toutes régions, vous le savez bien (…)3 » La Révolution et un certain héritage jacobin sont désormais associés négativement à l’État et à la centralisation. À l’inverse, le « jacobinisme » a été recueilli par une partie de la gauche du PS, de JeanPierre Chevènement à Jean-Luc Mélenchon – deux figures venant du PS mais qui ont significativement quitté le parti pour fonder d’autres organisations. L’illustration de ce clivage se perçoit au moment du Bicentenaire de 1989 : alors que le premier ministre Michel Rocard déclare ne plus vouloir de révolution, François Mitterrand se montre quant à lui plus prudent, soucieux de ne pas trop heurter une partie de l’opinion et de son propre parti. Une enquête menée à l’époque montre même que c’est au sein du Parti socialiste que l’on trouve parfois les plus grands défenseurs de la période radicale de la Révolution, contre un Bicentenaire jugé « mou » et consensuel, à une époque où le déclin du PCF s’accélère4. Résurgences ? À partir des années 1990, la révolution, au sens de la rupture radicale, politique et sociale, telle qu’on pouvait l’envisager depuis les années 1930 jusqu’au début des années 1970, du Léon Blum du congrès de Tours au François Mitterrand du congrès d’Épinay, semble être devenue une affaire désormais « classée », pour reprendre les mots de Guesde et Lafargue. Et les rappels fréquents aux principes républicains apparaissent de plus en plus dissociés de la forme révolutionnaire qui en a permis la première expression concrète dans l’histoire de France. Jusqu’aux années 1980 rapprocher République et socialisme impliquait, sans avoir besoin même de le signaler, la présence de l’héritage révolutionnaire. Ce n’est assurément plus La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Les socialistes et la Révolution française le cas, et la place réduite dans l’enseignement de l’histoire de la décennie 1789-1799 dans le secondaire comme dans le supérieur y a probablement largement contribué. Il n’est pourtant pas certain que la force symbolique et mobilisatrice de 1789 ait complètement disparu de l’horizon. La forte présence de la référence à la Révolution dans les meetings de Jean-Luc Mélenchon en 2012, qui furent parmi les plus mobilisateurs de la campagne présidentielle, le montre à sa manière. Sa rhétorique politique a tenté et su mobiliser une fraction, certes largement minoritaire, de militants issus de la gauche française, et notamment des rangs socialistes. Quelques mois plus tard, à l’occasion de l’anniversaire du 220e anniversaire de la Première République en septembre 2012, Mélenchon fit un discours remarqué devant le Panthéon, à l’invitation de la Société des études robespierristes. C’est donc un ancien socialiste qui a ranimé ses symboles, significativement bien plus présents et visibles que chez les candidats communistes lors des précédents scrutins présidentiels. Les figures les plus en vue du PCF semblent d’ailleurs ne plus s’y référer ouvertement et fréquemment depuis longtemps. Une étude précise à l’Assemblée nationale montre certes une persistance notable chez l’exdéputé de Montreuil apparenté communiste JeanPierre Brard, qui affectionnait particulièrement les références à Valmy et à l’an II5. Mais, hasard ou pas, ces multiples références émanent d’un député ayant quitté le PCF depuis 1996, et resté depuis en marge de la ligne officielle du parti. Est-ce là, chez Mélenchon comme Brard, un phénomène résiduel, adressé à un public militant et restreint, voire d’une La référence à la Révolution française a dans tous les cas mieux résisté que certains ne l’avaient pronostiqué après 1989. De fait le vocabulaire et la symbolique issus de la Révolution française demeurent une source de compréhension non négligeable des lignes de fractures traversant la gauche française. Grands moments certaine génération ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais la référence à la Révolution française a dans tous les cas mieux résisté que certains ne l’avaient pronostiqué après 1989. De fait le vocabulaire et la symbolique issus de la Révolution française demeurent une source de compréhension non négligeable des lignes de fractures traversant la gauche française. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, ne s’y est pas trompé en prenant ses distances avec les critiques les plus virulentes de François Furet à l’égard de 51 la Révolution française, dans un ouvrage significativement intitulé La Révolution française n’est pas terminée (2008). Quant à Lionel Jospin, il a récemment renoué avec la critique du bonapartisme en publiant Le mal napoléonien (2014) qu’il oppose à la démarche originelle de la Révolution de 1789. Autrement dit, même de façon nettement plus distancée qu’à d’autres époques, le rapport du PS à l’héritage de 1789 reste important pour qui veut saisir la relation que les socialistes entretiennent à leur propre histoire. 1. Jean Jaurès, « Le socialisme de la Révolution française », La Dépêche, 22 octobre 1890. 2. Georges Lefebvre, La naissance de l’historiographie moderne, Paris, Flammarion, 1971 (1946). 3. Cité par Vincent Chambarlhac, « Les deux cultures ». L’histoire du socialisme dans l’affrontement partisan », Contretemps, n° 17, p. 24. 4. Yannick Bosc et Patrick Garcia, « La perception de la Révolution française à la veille du bicentenaire » dans Michel Vovelle (dir.), L’image de la Révolution, Paris-Oxford, Pergamon Press, 1989, vol. 3, p. 2325. 5. Michel Biard, « Vous ressemblez à Saint-Just ! Vous êtes prêt à faire marcher la guillotine ? ». Les références à la Révolution dans les débats parlementaires des années 2000 » dans Martial Poirson (dir.), Mythologies contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2014. Édouard Boeglin Dreyfus. Une affaire alsacienne Dans ce qui – au début – est « l’affaire du capitaine Dreyfus » puis, progressivement, « l’affaire Dreyfus », avant d’être tout simplement « l’Affaire », il y a des Alsaciens partout : dans les deux camps, dreyfusard et anti-dreyfusard, dans l’armée, dans la magistrature, dans la vie politique,dans la société civile, à l’université… Si l’Affaire n’a pas été une simple et petite affaire d’Alsaciens, qu’elle ait été une « affaire alsacienne » ne souffre pas l’ombre d’un doute. Elle l’a été parce que tous ceux qui de près ou de loin y ont été mêlés avaient l’Alsace au cœur quels qu’aient été leur origine, leur conviction politique, philosophique ou religieuse. L’Alsace – intégralement sacrifiée à l’exception du territoire belfortain – c’était cette province perdue, abandonnée en 1871 après une défaite humiliante ; le remords des élites de la République, l’obsession d’une armée très modérement républicaine à qui la nation avait confié le soin de préparer la revanche. Un officier juif et alsacien du nom d’Alfred Dreyfus passait par là… Pour sauver sa vie et son honneur, pour faire triompher la justice et la vérité, trois hommes nés en Alsace – Mathieu Dreyfus, « le frère admirable », Lucien Herr, le dreyfusard socialiste, Auguste ScheurerKestner, le sénateur libre penseur – ont transformé l’affaire Dreyfus en une affaire alsacienne qui passionna et continue à passionner le monde. Charles Péguy avait raison : « Plus cette affaire est finie, plus il est évident qu’elle ne finira jamais ». Edouard Boeglin, journaliste, conseiller municipal délégué au patrimoine historique de Mulhouse, ville natale du Capitaine Dreyfus, a aussi été Grand-maître adjoint du Grand Orient de France (2000-2003). En 1994, année du centenaire de la condamnation d’Alfred Dreyfus, il a été publié sous sa direction L’Affaire Dreyfus. Les Juifs en France. 256 pages Format : 14 x 20,5 cm Prix public : 18 e ISBN : 978-2-916333-05-3 VENDU EN LIBRAIRIE - Diffusion Dilisco Bon de Commande À retourner sous enveloppe affranchie à : Garffic Diffusion, 62, rue Monsieur Le Prince 75006 Paris www.graffic.fr Nom Prénom Adresse Code postal VilleTél souhaite recevoir …… exemplaire(s) de l’ouvrage Dreyfus. Une affaire alsacienne au prix promotionnel de 15 e, franco de port, au lieu de 18 e, (offre valable jusqu'au 30 septembre 2014) Ci-joint mon règlement de la somme de …………… Euros par chèque à l’ordre de GRAFFIC / EBL Date :Signature : Vincent Duclert est historien, enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (Centre d’études sociologiques et politiques Raymon-Aron). Il est notamment l’auteur de Réinventer la République. Une constitution morale (Armand Colin, 2013) et Jean Jaurès (avec Gilles Candar, Fayard, 2014). L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction A u même titre que la Révolution française ou la Commune, l’affaire Dreyfus constitue une date majeure pour la gauche en France et dans le monde. Le déchirement des partis anarchistes, socialistes et radicaux, le courage de quelques leaders politiques et parlementaires, la force des avant-gardes intellectuelles et culturelles, la reconnaissance des enjeux d’humanité et de justice dans le combat pour Dreyfus, la première participation d’un socialiste à un gouvernement « bourgeois », celui de la « défense républicaine » de Pierre WaldeckRousseau, transforment l’Affaire en un événement fondateur d’une nouvelle ère de la gauche, plus démocratique et plus universelle, plus politique et plus fragile aussi. Le Bloc des gauches issues des élections législatives d’avril-mai 1902 divergea ainsi du socialisme dreyfusard en menant des combats d’exclusion, en direction des catholiques notamment, et en oubliant une grande partie des enseignements de l’affaire Dreyfus. L’anticléricalisme militant faisait revenir la politique à des ambitions idéologiques dont le combat dreyfusard, précisément, avait montré le danger, tandis que la demande pour plus de justice demeurait sans réponse : ni la suppression de la justice militaire, ni la réhabilitation du capitaine Dreyfus ne furent réalisées sous le Bloc des gauches. Si cette dernière, survenue en juillet 1906, due essentiellement à la détermination de Jean Jaurès, à l’influence de quelques parlementaires radicaux comme Ferdinand Buisson et à l’action personnelle du ministre de la Guerre du gouvernement d’Émile Combe, le général André, la première en revanche ne fut accordée qu’en 1981 après la victoire du candidat socialiste aux élections présidentielles. L’écart entre l’événement et sa postérité politique explique probablement que sa mémoire s’éleva à la hauteur d’un mythe. Dans les rendez-vous les plus cruciaux de la gauche avec elle-même et avec l’histoire, l’affaire Dreyfus resta présente sous la forme d’un passé glorieux, preuve de fidélité autant que 54 Dans les rendez-vous les plus cruciaux de la gauche avec elle-même et avec l’histoire, l’affaire Dreyfus resta présente sous la forme d’un passé glorieux, preuve de fidélité autant que promesse pour des combats futurs. Elle-même avait réveillé l’héritage le plus essentiel de la Révolution française, celui des droits de l’homme et du citoyen que la gauche adopta définitivement, du moins dans ses discours et sa définition. promesse pour des combats futurs. Elle-même avait réveillé l’héritage le plus essentiel de la Révolution française, celui des droits de l’homme et du citoyen que la gauche adopta définitivement, du moins dans ses discours et sa définition. En s’engageant dans la défense du capitaine Dreyfus, la gauche qui choisit de le faire se donna des rêves et des exigences qui ont véritablement façonné un idéal politique, comme l’exprimèrent aussi bien Jean Jaurès que Charles Péguy, Jean Guéhenno que Jean Zay, Léon Blum que Pierre Mendès France, mais aussi nombre de militants ou de sympathisants anonymes. Les commémorations du premier centenaire de l’événement, en 1994, en 1998, puis en 2006 pour l’hommage à la réhabilitation du capitaine Dreyfus, confirment l’attachement du « peuple de gauche » pour l’Affaire, mais aussi la relative gêne des responsables politiques devant la mémoire d’un passé exigeant, dérangeant, problématique. La droite gaulliste ne s’est pas encombrée de ces subtilités et a su, à l’instar de Jacques Chirac, rendre hommage aux valeurs dreyfusardes et à Dreyfus lui-même, d’abord en procédant au transfert de la statue de Tim boulevard Raspail, et, en 2008, en présidant à une solennelle cérémonie à l’École militaire pour le centenaire de la réhabilitation le 12 juillet 2006. L’affaire Dreyfus introduit un sévère paradoxe, presque une contradiction au sein de la gauche. Elle est en effet constitutive, hier comme aujourd’hui et probablement comme demain, de son identité La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction morale. Politiquement, elle gêne car elle interroge l’histoire de ses renoncements à la démocratie républicaine et même celle de sa doctrine politique. Si l’Affaire demeure puissamment ancrée dans la mémoire du « peuple de gauche », elle perturbe ses représentants même quand ceux-ci souhaitent lui faire toute sa place. Il est vrai que cette mémoire historique apporte avec elle des postures critiques bien dérangeantes et guère de discours glorieux. Charles Péguy, l’un des dreyfusards les plus actifs et les plus ardents, et véritable précurseur du socialisme normalien avait défini en 1899 l’impact le plus fort de l’affaire Dreyfus sur la gauche : « On peut dire que si l’affaire Dreyfus n’avait pas éclaté, le socialisme français pouvait continuer à traîner une existence invertébrée. Un assez grand nombre d’hommes, qui avaient et qui ont sur la vie des idées à peu près opposées, auraient continué à voisiner ensemble sous la commodité des mêmes formules. Mais l’affaire Dreyfus mit les hommes de toutes les formules, et même ceux qui n’avaient aucune formule, en face d’une réalité critique. » En ce sens, toute réflexion sur l’événement, toute recherche sur son histoire contribuent à la rendre vivante. En ce sens aussi, la mémoire de l’affaire Dreyfus prend figure d’enseignement pour la gauche. Les exemples ne manquent pas. L’affaire Dreyfus fait partie du Panthéon de la gauche. Sa mémoire est fortement réactivée lors d’enjeux nationaux ou politiques importants. Et les moments de sa commémoration sont généralement portés par des initiatives de gauche. Au début de la grande bataille qui mena Léon Blum, ancien dreyfusard dans sa jeunesse, à la victoire en juin 1936, le leader de la SFIO publia ainsi ses Souvenirs L’affaire Dreyfus fait partie du Panthéon de la gauche. Sa mémoire est fortement réactivée lors d’enjeux nationaux ou politiques importants. Et les moments de sa commémoration sont généralement portés par des initiatives de gauche. Grands moments sur l’Affaire (1935), tandis qu’au plus profond de la guerre d’Algérie, des intellectuels de la gauche non communiste s’opposèrent à la dérive guerrière du « national-mollettisme » au nom des valeurs du combat dreyfusard à la manière d’un Pierre VidalNaquet plaçant son Affaire Audin (1957) sous le signe des Preuves de Jaurès. La publication en 1983 du grand récit de l’avocat radical de gauche JeanDenis Bredin n’est pas non plus sans lien avec la « vague rose » de 19811. Depuis 1903, nombre de personnalités et d’intellectuels de gauche discoururent au pèlerinage de Médan qui honore chaque dernier dimanche de septembre l’anniversaire de la mort d’Émile Zola survenue en 1902. Si la gauche officielle fut singulièrement absente de la première commémoration du centenaire en 1994, militants et associations furent nombreux à se souvenir de l’Affaire. À l’inverse, en 1998, les cent ans de « J’accuse… » furent commémorés avec une solennité sans précédent. Le président de l’Assemblée nationale Laurent Fabius fit déployer un immense fac-similé du texte sur les murs du Palais-Bourbon, le premier ministre Lionel Jospin présida une cérémonie au Panthéon avec le gouvernement au quasi complet (13 janvier), le ministre de l’Éducation nationale Claude Allègre ouvrit une conférence de Jean-Denis Bredin dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, et le ministre de la Défense organisa un hommage à l’École militaire sur les lieux mêmes de la dégradation du capitaine Dreyfus le 5 janvier 1895 (2 février). Alain Richard ouvrit son discours des mots de Charles Péguy : « Plus cette affaire est finie, plus il est évident qu’elle ne finira jamais ». La droite s’associa à ces commémorations, avec prudence en 1995, avec netteté en 1998 comme en témoigna la belle lettre que le Président de la République adressa aux descendants des familles du capitaine Dreyfus et d’Émile Zola le 8 janvier 1998. Les vives polémiques qui avaient opposé la droite et la gauche à l’occasion de la relance de l’Affaire par Jaurès en avril 1903 ou de la panthéonisation d’Émile Zola ardemment défendue par Clemenceau en décembre 1906 paraissaient définitivement révolues. La mémoire de l’événement perdait son carac- 55 Les vives polémiques qui avaient opposé la droite et la gauche à l’occasion de la relance de l’Affaire par Jaurès en avril 1903 ou de la panthéonisation d’Émile Zola ardemment défendue par Clemenceau en décembre 1906 paraissaient définitivement révolues. La mémoire de l’événement perdait son caractère discriminant pour épouser une vocation plus unanime et partagée. C’était sans compter sur le besoin de la gauche à vouloir se définir par l’histoire. tère discriminant pour épouser une vocation plus unanime et partagée. C’était sans compter sur le besoin de la gauche à vouloir se définir par l’histoire. Engagé dans une vaste bataille avec le président de la République sur le front de la mémoire nationale, soucieux aussi de mobiliser sa majorité plurielle sur les valeurs communes, Lionel Jospin ne résista pas à la tentation de pousser l’offensive sur un plan plus directement politique. Auréolé de la cérémonie du Panthéon, il fit une déclaration qui enflamma les rangs de l’Assemblée nationale le 14 janvier 1998 : « On sait que la gauche était dreyfusarde. On sait aussi que la droite était antidreyfusarde ! Pour Dreyfus, je crois que c’est clair. Pour Dreyfus, on se souvient des noms de Jean Jaurès, de Lucien Herr, de Gambetta, mais j’aimerais qu’on me cite des personnalités des partis de droite de l’époque qui se sont levées contre l’iniquité. » Alors que le tumulte atteignait son comble – les députés de droite appelant à la démission –, Lionel Jospin conclut par un vibrant : « Je rappelle l’Histoire ! » Devant le scandale que provoquèrent ses déclarations – aggravées par son lapsus entre Gambetta et Clemenceau auquel il songeait en réalité –, le Premier ministre dut présenter ses excuses au Parlement. La droite sortit victorieuse de l’affrontement. Elle s’acharna sur la faute de Lionel Jospin, « qui n’[était] plus digne d’être Premier ministre » pour le RPR Pierre Mazeaud, d’une « cohérence blafarde » [sic] pour l’éditorialiste du Figaro Paul Guilbert, et elle dénia presque à la gauche 56 la liberté de se revendiquer de l’affaire Dreyfus comme si les camps avaient été égaux devant l’événement. Révolté devant cette thèse de l’équivalence des attitudes, Jacques Julliard prit la défense de Lionel Jospin dans un éditorial du Nouvel Observateur (22 au 22 janvier 1998). « On a eu raison de rappeler que les radicaux et les socialistes ne furent pas d’ardents dreyfusards, et que le plus souvent ils ont voté avec la droite qui, elle, était résolument antidreyfusarde. Mais depuis quand la gauche se réduit-elle à ses partis et à ses hommes politiques ? Car enfin, où se recrutaient les dreyfusards sinon parmi les intellectuels de gauche ? […] Alors, de grâce, que l’on ne nous raconte pas d’histoires et, surtout, que l’on ne nous la refasse pas, l’histoire ! » Réaffirmant le fondement dreyfusard des valeurs de gauche, Jacques Julliard reconnaissait que la droite républicaine était désormais constituée « d’héritiers modérés de cette tradition ou de ralliés purs et simples », mais que son problème, « et son malaise actuel » restait que « ses valeurs de référence continuent d’appartenir originellement à l’autre camp ». Un siècle après son déclenchement, l’affaire Dreyfus continuait ainsi de provoquer de singulières déchirures dans le monde politique français. Elle demeure pour la gauche d’un usage aussi tentant que risqué. La gauche française reste gênée par cette histoire qui la renvoie aussi bien à des compromissions tacticiennes qu’à des héroïsmes Rares furent les Français en général, et les leaders de la gauche socialiste et radicale en particulier, à protester contre le sort fait au capitaine Dreyfus. Seuls certains anarchistes, rejoints par quelques socialistes allemanistes, eurent le courage de dénoncer la campagne antisémite qui avait atteint des sommets après l’annonce de l’arrestation de l’officier français, d’origine juive et alsacienne, le 29 octobre 1894, et de s’opposer à la domination du militarisme dans une question de justice, même militaire. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction individuels. Considérer tous les enseignements de ce grand événement implique d’interroger la relation difficile et jamais résolue entre la gauche, la République et l’histoire. La force des avant-gardes Rares furent les Français en général, et les leaders de la gauche socialiste et radicale en particulier, à protester contre le sort fait au capitaine Dreyfus. Seuls certains anarchistes, rejoints par quelques socialistes allemanistes, eurent le courage de dénoncer la campagne antisémite qui avait atteint des sommets après l’annonce de l’arrestation de l’officier français, d’origine juive et alsacienne, le 29 octobre 1894, et de s’opposer à la domination du militarisme dans une question de justice, même militaire. Dans un article du 17 novembre 1894 publié par La Justice – dont Georges Clemenceau lui avait ouvert les colonnes –, le jeune écrivain et historien Bernard Lazare soulignait combien l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus montrait qu’il s’était créé « depuis quelques années un état d’esprit antisémite », ce qui était « beaucoup plus grave », ajoutait-il, que « l’existence d’un important parti antisémite ». Le 24 décembre 1894, Le Parti ouvrier de Jean Allemane fut le premier à ironiser, rappelle Madeleine Rebérioux, sur « la réputation d’infaillibilité » des officiers qui ont condamné Dreyfus. Le 1er février 1895, au lendemain de la cérémonie qui avait vu la foule parisienne massée derrière les grilles de l’École militaire réclamer la mort pour « le juif », Félix Fénéon, directeur de la Revue blanche, et Victor Barrucand, publiaient de leur côté une courte note de protestation ainsi formulée : « À l’occasion des fêtes du nouvel an, nous avons eu la dégradation du capitaine Dreyfus et, autour, le noble spectacle de l’immobilité servile des uns et de la fureur lyncheuse des autres ». Le rôle des anarchistes dans l’émergence d’élites intellectuelles et littéraires nouvelles, par le biais des revues ou des combats communs, comme Jean Grave, publiciste anarchiste, se confirmait, Grands moments La Revue blanche était très liée à des intellectuels allemanistes comme Lucien Herr, bibliothécaire de l’École normale supérieure. Ce courant incarné par le petit Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, acceptait ainsi de s’intéresser à des événements qui, sans concerner directement le prolétariat, définissaient des menaces fondamentales que les socialistes ne pouvaient, de leur point de vue, écarter. de la même manière que s’établissait la capacité de tels militants à se saisir de questions d’État et de Justice que d’autres, persuadés du caractère nécessairement vertueux de la République, se refusaient de poser. Le caractère oppressif du régime, qu’eux-mêmes subissaient à travers l’instauration des « lois scélérates », se démontra effectivement à travers cette phase initiale de l’affaire Dreyfus. La légitimité d’un combat « dreyfusard » n’en était que davantage fondée. La Revue blanche était très liée à des intellectuels allemanistes comme Lucien Herr, bibliothécaire de l’École normale supérieure. Ce courant incarné par le petit Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, acceptait ainsi de s’intéresser à des événements qui, sans concerner directement le prolétariat, définissaient des menaces fondamentales que les socialistes ne pouvaient, de leur point de vue, écarter. Seul parmi ces derniers, Jean Jaurès intervint après la condamnation de Dreyfus, non pour le défendre, mais pour appeler à une égalité de justice entre officiers de carrière et simples soldats. Le 24 décembre 1894, au cours d’un débat parlementaire houleux consacré aux suites de la condamnation de l’officier, il déclara que « tous ceux, qui, depuis vingt ans, ont été convaincus de trahison envers la patrie ont échappé à la peine de mort pour des raisons diverses », ajoutant alors qu’« en face de ces jugements le pays voit qu’on fusille, sans grâce et sans pitié, de simples soldats coupables d’une minute d’égarement. » Violemment dénoncé par la droite 57 pour avoir attaqué « la hiérarchie et la discipline dans l’armée », Jaurès est exclu temporairement de la Chambre pour avoir averti ceux qui, « se sentant menacés depuis quelques années dans leur pouvoir politique et dans leur influence sociale, essayent de jouer du patriotisme. » Georges Clemenceau, dans le premier article qu’il consacra à l’affaire Dreyfus, article intitulé « Le traître » et qui parut le 25 décembre 1894, relevait lui aussi l’injustice qu’il y avait à écarter Dreyfus, ou le maréchal Bazaine, de la peine capitale tandis que de « malheureux enfants » coupables d’égarement étaient fusillés après une sentence expéditive de conseils de guerre. Et de conclure : « Pour que l’armée soit une et forte, une seule loi pour tous. Ce fut autrefois une des promesses de la République. Nous en attendons l’effet. » Anarchistes, socialistes, radicaux. Trois styles, trois analyses, trois engagements. Le seul néanmoins à défendre publiquement le droit à la justice pour un juif fut Bernard Lazare. Mandaté par Mathieu Dreyfus pour rechercher et rendre publiques les preuves de la conspiration dirigée contre son frère, il rédigea un premier mémoire dès juin 1895, puis un second, Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus, cette fois publié en novembre 1896, d’abord à Bruxelles, puis à Paris par les soins de l’éditeur Pierre-Victor Stock. Il y proclamait l’innocence du capitaine Dreyfus et l’illégalité de sa condamnation. Il y demandait la révision de son Anarchistes, socialistes, radicaux. Trois styles, trois analyses, trois engagements. Le seul néanmoins à défendre publiquement le droit à la justice pour un juif fut Bernard Lazare. Mandaté par Mathieu Dreyfus pour rechercher et rendre publiques les preuves de la conspiration dirigée contre son frère, il rédigea un premier mémoire dès juin 1895, puis un second, Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus, cette fois publié en novembre 1896. 58 L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction procès et concluait sur la nécessité de la justice pour tous, fondement du progrès démocratique : « Il est temps de se ressaisir. Qu’il ne soit pas dit que, ayant devant soi un juif, on a oublié la justice. » Bernard Lazare fut violemment attaqué, y compris par des anarchistes comme André Girard dans Les Temps nouveaux, mais aussi par L’Intransigeant d’Henri Rochefort auprès duquel il avait été rechercher un soutien et par des socialistes comme Alexandre Zévaès dans La Petite République. Seul Le Radical publia un article favorable, prélude à l’engagement du sénateur Arthur Ranc, vieux compagnon de Gambetta, immédiatement convaincu après une visite de Bernard Lazare vers la fin 1897. Son mémoire lui permit en effet de se rapprocher d’individualités, souvent marquées à gauche, et susceptibles d’entrer dans la bataille qui commence. Le député gambettiste Joseph Reinach et ses frères Théodore et Salomon lui firent bon accueil, comme Lucien Herr et plusieurs de ses amis anarchistes tel Sébastien Faure qui engagea rapidement son journal Le Libertaire. C’est à leur intention, estime Philippe Oriol, qu’il adressa un vibrant appel dans son troisième mémoire publié en novembre 1897 : « Il est des hommes pour qui la liberté et la justice ne sont pas des vains mots. » Malgré les immenses difficultés qui pesaient sur l’action des quelques défenseurs de Dreyfus pendant ces années 1896-1897, un milieu d’engagement se constitua autour de quelques pôles, pôle progressiste (c’est-à-dire républicain modéré) avec le journal Le Siècle de Joseph Reinach et Yves Guyot, pôle radical avec le journal du même nom, mais aussi avec le nouveau quotidien l’Aurore confié à Georges Clemenceau au moment où lui-même, fin octobre 1897, passa à la cause dreyfusarde, pôle anarchiste avec Le Libertaire, Le Journal du peuple et La Revue blanche des frères Natanson, pôle socialiste-allemaniste avec les jeunes normaliens convaincus par Lucien Herr, de Léon Blum à Charles Péguy, avec les militants ouvriers fidèles à Jean Allemane. Ces petits groupes de gauche et d’extrême-gauche, très solidaires les uns les autres, dotés de connexions journalistiques, universitaires, La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 syndicales qui s’étendaient au-delà de l’hexagone, en Belgique, en Suisse, aux Pays-Bas, profitaient également du soutien objectif de personnalités moins politisées, plus individualistes, souvent libérales, acquises elle aussi à la défense de Dreyfus, de l’historien Gabriel Monod à l’écrivain Émile Zola. Le « Syndicat grandit », pouvait alors écrire Georges Clemenceau au lendemain de la publication, dans son propre journal, de « J’accuse… ! » et de l’explosion des « pétitions des intellectuels » imaginées avec succès par Lucien Herr et ses proches. La base militante n’était pas en reste. Une centaine de jeunes anarchistes et allemanistes alla défier les antisémites jusque dans leur meeting du Tivoli Vauxhall le 17 janvier 1898 ; et une troisième pétition, signée par des syndicalistes révolutionnaires comme Ferdinand Pelloutier, protesta contre « les iniquités, les veuleries et lâchetés accomplies journellement par les pseudo-représentants de la justice civile et militaire ainsi que des sectes religieuses » et appela à combattre « toute atteinte à la liberté, au droit et à la justice ». Restait Jaurès, dont l’étoile socialiste et politique montait en France et à l’étranger, et dont le silence fut rompu le jour même de « J’accuse… ! », lors du débat parlementaire qui permit au gouvernement de traîner l’écrivain en cour d’assises. Il ne prit pas directement la défense de Dreyfus, mais il s’autorisa de demander, « à vous tous, conservateurs de droite et du centre qui vous dites républicains [...] de ne pas renier le principe même de la République, qui est la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil » et de ne pas tenter, pour sortir de l’impasse, « une diversion contre la presse et les journa- Le « Syndicat grandit », pouvait alors écrire Georges Clemenceau au lendemain de la publication, dans son propre journal, de « J’accuse… ! » et de l’explosion des « pétitions des intellectuels » imaginées avec succès par Lucien Herr et ses proches. La base militante n’était pas en reste. Grands moments listes ». Devant les menaces réitérées du pouvoir à l’encontre des dreyfusards, Jaurès radicalisa sa protestation. Le 22 janvier, toujours à la Chambre, il accusa les républicains, par leur alliance avec les nationalistes et les antisémites, de vouloir « sauver un gouvernement de réaction et de privilèges ». Traité d’« avocat du syndicat », injurié et menacé, Jaurès fut physiquement défendu par le député socialiste Gérault-Richard, directeur de la Petite République. Il repartit à l’attaque deux jours plus tard, proclamant que la seule issue qui vaille était d’« aller à la République vraie, à la République du peuple, à la République sociale ! » Très marginal encore parmi des leaders et députés socialistes hostiles à toute intervention, Jaurès fit une déposition très politique au procès Zola, en constatant que « les défaillances parlementaires et gouvernementales [avaient] obligé les citoyens à intervenir et à suppléer, pour la défense de la liberté et du droit, les pouvoirs responsables qui se dérobaient. » (12 février 1898). Mais, avec Arthur Ranc, son collègue du Sénat Auguste Scheurer-Kestner, et le député radical Gabriel Hubbard, il était le seul représentant de toute la gauche à parler dans les prétoires et les hémicycles. La gauche contre Dreyfus ? L’engagement public de Jaurès est relativement tardif, comparativement aux intellectuels socialistes qui signèrent par exemple les pétitions des 14 et 15 janvier 1898. Il est cependant précoce eu égard à l’attitude de la plupart des parlementaires et des dirigeants socialistes. En tant qu’intellectuel, Jaurès avait été convaincu de l’innocence de Dreyfus et du scandale judiciaire de sa condamnation près d’un mois avant son intervention publique. Il était en effet ami de Lucien Herr, de Léon Blum et de nombreux normaliens comme Lucien Lévy-Bruhl ou Salomon Reinach qui lui avaient révélé ce qu’ils savaient. En tant que socialiste, il devait veiller à l’unité politique du mouvement, à un moment où la majorité de ses camarades refusait d’entrer dans un 59 Très marginal encore parmi des leaders et députés socialistes hostiles à toute intervention, Jaurès fit une déposition très politique au procès Zola, en constatant que « les défaillances parlementaires et gouvernementales [avaient] obligé les citoyens à intervenir et à suppléer, pour la défense de la liberté et du droit, les pouvoirs responsables qui se dérobaient. » (12 février 1898). combat qui équivalait à défendre un bourgeois, un juif, un officier, des types et des fonctions généralement honnis par la classe ouvrière et ses représentants. L’engagement dreyfusard signifiait aussi venir à la rescousse d’idéaux de liberté et de justice qui avaient souvent servi dans le passé à justifier d’impitoyables répressions contre les militants et à maintenir l’état de misère du prolétariat ouvrier. Le premier moment de la lutte de Jaurès consista donc à distinguer, comme il l’avait déjà fait dans le passé, la République qu’il fallait défendre des républicains qui la trahissaient en combattant toute révision du procès Dreyfus. La tâche était considérable. Si Jules Guesde avait bien qualifié « J’accuse… ! » de « plus grand acte révolutionnaire du siècle », si le socialiste indépendant Gérault-Richard s’était manifesté, l’essentiel des socialistes considérait de leur intérêt de rester étranger au combat dreyfusard, voire de suivre leur base populaire influencée par le nationalisme et l’antisémitisme. La détestation de certains dreyfusards ultra-libéraux comme Joseph Reinach ou Ludovic Trarieux, et la méfiance plus générale pour les intellectuels bourgeois que rejetait par exemple Paul Lafargue, renforçaient ces choix de neutralité. Ils se concrétisèrent pour les guesdistes du Parti ouvrier français par le manifeste du 24 juillet 1898 proclamant que « les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur ». Jules Guesde et ses partisans visaient aussi Jaurès et son engagement dreyfusard, à la veille d’un congrès important pour les partis socialistes. Les amis d’Édouard Vaillant 60 Ces choix de neutralité se concrétisèrent pour les guesdistes du Parti ouvrier français par le manifeste du 24 juillet 1898 proclamant que « les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur ». Jules Guesde et ses partisans visaient aussi Jaurès et son engagement dreyfusard, à la veille d’un congrès important pour les partis socialistes. furent plus hésitants, mais conservèrent longtemps une prudente abstention non dénuée de sympathie pour l’opinion antidreyfusarde. De leurs côtés, les « indépendants » de la Chambre avaient pris très tôt les devants. Alexandre Millerand n’hésita pas à relever l’antipatriotisme des dreyfusards le 4 décembre 1897 et signa avec les autres députés socialistes le manifeste du 19 janvier 1898 : considérant l’Affaire comme un affrontement interne à la bourgeoisie pour le contrôle de la République, il appelait le prolétariat à ne « s’enrôler dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise ». Ces abstentions et ces refus nombreux furent compensés par la puissance des engagements socialistes, de Jaurès à Péguy. Le premier chercha toujours à comprendre des options idéologiques ou stratégiques qui fragilisaient sa propre position, mais qui se justifiaient notamment par la nécessité de ne pas couper les partis de leur base. Le second, qui avait déclaré le 21 janvier 1898 vouloir « marcher droit » et, contre les parlementaires « soi-disant socialistes », « sauver d’eux l’idéal socialiste », dressa à plusieurs reprises l’acte d’accusation des « autoritaires, des chefs, de Vaillant, de Lafargue et de Guesde » : « Les chefs n’ont pas voulu que le socialisme français défendît les droits de l’homme et du citoyen, parce que l’homme était un bourgeois, défendu par des bourgeois […] : il ne fallait pas se mêler aux bourgeois courageux, aux bourgeois justes, aux bourgeois humains ; les chefs n’ont pas voulu que le socialisme français défendît les droits de la personne humaine, parce que la personne était celle d’un bourgeois. […] La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction Aussi qu’est-il arrivé ? Ce qui devait arriver. Pour n’avoir pas défendu les droits de l’homme, les chefs, qui se croyaient socialistes, ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits. […] Telle est sur ces trois hommes la redoutable vérité : ils ont choisi le moment décisif pour trahir leur parti, et, ce qui est beaucoup plus grave, pour trahir l’humanité. « (La Revue blanche, 15 septembre 1899). Les chefs socialistes ne furent pas les seuls leaders de gauche à avoir abdiqué de leurs idéaux politiques pour satisfaire des calculs ou des intérêts. Tous les anarchistes ne s’engagèrent pas, à l’image d’un des plus célèbres d’entre eux, Jean Grave, « gardien vigilant de la pure doctrine », qui se tint sur la réserve avec Les Temps nouveaux. Le Père Peinard d’Émile Pouget agit de même avec son mot d’ordre « notre turbin est autre », tandis que d’autres ironisaient sur le sentimentalisme de Sébastien Faure qui s’était passionné pour la défense d’un bourgeois. Des radicaux versèrent carrément dans l’antidreyfusisme, soit par conviction soit par tactique. Si Henri Brisson obtint, après les aveux et le suicide du lieutenant-colonel Henry le 31 août 1898, l’ouverture d’une instruction de la Cour de cassation sur le procès Dreyfus de 1894, les autres radicaux de son gouvernement s’attaquèrent violemment aux dreyfusards, à commencer par le ministre de la Guerre Godefroy Cavaignac qui invoqua l’existence de pièces accablantes pour Dreyfus lors d’un grand discours de combat le 7 juillet 1898. La Chambre vota l’affichage de cette véritable déclaration de « Les chefs n’ont pas voulu que le socialisme français défendît les droits de l’homme et du citoyen, parce que l’homme était un bourgeois, défendu par des bourgeois […] Aussi qu’est-il arrivé ? Ce qui devait arriver. Pour n’avoir pas défendu les droits de l’homme, les chefs, qui se croyaient socialistes, ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits. » (Charles Péguy, La Revue blanche, 15 septembre 1899). Grands moments guerre à l’unanimité des députés présents dont tous les radicaux et l’essentiel des socialistes. Cette violente offensive raidit la gauche dreyfusarde. Elle provoqua aussi de réelles inquiétudes dans les milieux libéraux et modérés de la République dont certains représentants avaient rallié la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, comme le radical Ferdinand Buissson, ancien collaborateur de Jules Ferry, ou Francis de Pressensé qui passera rapidement au socialisme. 61 « Si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer. […] Nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité. » (Jean Jaurès, 10 août 1898). Un combat victorieux L’été 1898 constitua un tournant pour les hommes de gauche engagés dans l’affaire Dreyfus. Après sa défaite aux législatives, Jaurès avait rejoint GéraultRichard à la direction de La Petite République. Dès l’offensive de Cavaignac connue, Jaurès s’employa presque quotidiennement à établir l’ensemble des machinations ayant visé Dreyfus, dont la série des faux de la Section de statistique qu’il démontra avant même les aveux de son auteur. Mais, plus encore que ce succès de la méthode historique, Jaurès remporta une autre victoire en concevant, au début de ce qui allait devenir Les Preuves, les raisons pour lesquelles un prolétaire devait soutenir un bourgeois comme Dreyfus : « si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer. […] Nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité. » (10 août 1898). Par cette affirmation, Jaurès prouvait que le socialisme ne s’arrêtait pas aux frontières de la lutte des classes et qu’il pouvait prendre en charge l’humanité entière et sa recherche de justice. L’engagement dreyfusard des socialistes prenait une signification quasi-religieuse, en tout cas historique et définitive, au moment où les rangs des étudiants, des intellectuels et des ouvriers grossissaient. Charles Péguy en général victorieux dirigeait ses troupes qui repoussèrent les nationalistes des rues de la capitale et organisait dans les locaux de la librairie Bellais l’un des plus célèbres « foyers invisibles » d’un nouveau socialisme, solidaire, démocratique, idéal. Les meetings se succédèrent, réunissant tous les groupes de la gauche dreyfusarde, des anarchistes de Sébastien Faure et de Pierre Quillard aux radicaux d’Arthur Ranc et de Ferdinand Buisson, tandis que l’influence de la presse grandissait. Après l’Aurore de Clemenceau vinrent Les Droits de l’homme et La Fronde de Marguerite Durand, Séverine et Clémence Royer. Socialement, intellectuellement, culturellement, la gauche se transforma dans ce combat. Elle en sortit rénovée, rajeunie, prête à des combats qui paraissaient illusoires avant l’Affaire, volontaire pour affronter l’antisémitisme, le colonialisme, le militarisme, l’antiféminisme. À l’exception du premier de ces défis, qui fut assumé, les autres furent rapidement oubliés une fois l’Affaire refermée après le procès de Rennes et la grâce accordée à Dreyfus. Avant ce temps des défaites dont Charles Péguy se chargea d’écrire l’histoire (Notre jeunesse), la gauche dreyfusarde remportera des succès politiques majeurs, à commencer par la riposte victorieuse à l’agression des bandes nationalistes contre 62 le président de la République le 4 juin 1899 à Longchamp. Un grand défilé réunit le 11 juin près de 100 000 personnes, marchant pour la défense de la République malgré les violences policières. Le lendemain, Édouard Vaillant lance une vive attaque contre le gouvernement de Charles Dupuy. Celui-ci est contraint à la démission après le vote d’un ordre du jour qui dessine les contours d’une nouvelle majorité où le clivage dreyfusard occupe une place centrale. Sénateur de la Loire, « gambettiste » historique et républicain modéré, Pierre Waldeck-Rousseau s’était révélé par le passé soucieux de justice sociale (loi légalisant les syndicats) et d’une fermeté politique indéniable, notamment contre les boulangistes. Silencieux au début de l’Affaire, il avait ensuite vivement dénoncé au Sénat le « pouvoir de la menace et de la calomnie, une sorte d’inquisition obscure » qui mettait en danger les droits du citoyen et l’autorité de la justice (22 février 1899). Il envisagea alors de conquérir l’investiture de la Chambre sur la base d’un gouvernement républicain qui s’ouvrirait pour la première fois à un socialiste, en l’occurrence l’indépendant Alexandre Millerand choisi pour le ministère du Commerce et de l’Industrie, mais contraint néanmoins de cohabiter avec l’ancien « massacreur » de la Commune, le général de Galliffet, pressenti pour le ministère de la Guerre. Devant la volonté de Waldeck-Rousseau de mener une politique de « défense républicaine », Jaurès apporta son appui Socialement, intellectuellement, culturellement, la gauche se transforma dans ce combat. Elle en sortit rénovée, rajeunie, prête à des combats qui paraissaient illusoires avant l’Affaire, volontaire pour affronter l’antisémitisme, le colonialisme, le militarisme, l’antiféminisme. À l’exception du premier de ces défis, qui fut assumé, les autres furent rapidement oubliés une fois l’Affaire refermée après le procès de Rennes et la grâce accordée à Dreyfus. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction Les socialistes favorables à la participation, et qui étaient aussi ceux qui n’avaient pas failli dans l’affaire Dreyfus, se mobilisèrent en faveur de la défense républicaine. Ils furent rejoints par des radicaux. Le 26 juin 1899, le jour de l’investiture du nouveau gouvernement, René Viviani pour les premiers, Henri Brisson pour les seconds, aidèrent Waldeck-Rousseau à remporter les suffrages de la représentation nationale. à la participation socialiste. Il fut conforté dans son choix par Lucien Herr qu’il rencontra le 23 juin à l’École normale supérieure. Celui-ci avança un argument que Jaurès utilisera maintes fois par la suite, écrit son biographe, Harvey Goldberg : « Quel triomphe pour le socialisme que la République ne puisse être sauvée sans qu’il soit fait appel au parti du prolétariat ! » La victoire fut là. Non seulement le gouvernement infligea une sévère défaite politique aux nationalistes qui capitulèrent, du moins temporairement, mais encore les réformes sociales de Waldeck-Rousseau, sa capacité à négocier lors des grandes grèves du Creusot, sa volonté de construire une laïcité ouverte définirent une authentique politique de gauche. Cette histoire reste pourtant à écrire. Rejetée par la droite, l’œuvre de Waldeck-Rousseau demeure ignorée de la gauche qui lui préfère généralement « le Bloc » du même nom formé après la victoire radicale et socialiste aux élections de 1902. Le projet de « défense républicaine » suscita même de vives réactions d’hostilité, de la part des radicaux inquiets du bouleversement de majorité née de l’Affaire, comme de la part des socialistes opposés à la participation. Le 22 juin 1899, lorsque les journaux annoncèrent la formation du gouvernement Waldeck-Rousseau et la présence en son sein d’un socialiste, Vaillant riposta aussitôt en retirant ses députés de l’Union socialiste et en fondant avec Marcel Sembat et Lassalle un groupe socialiste révolutionnaire. Puis, avec Alexandre Zévaès, Grands moments Guesde et Lafargue, il rédigea un manifeste qui fut rendu public en juillet et qui condamnait « la politique prétendue socialiste faite de compromissions et de déviations que depuis trop longtemps on s’efforçait de substituer à la politique de classe ». La controverse prit rapidement une dimension internationale. Les socialistes favorables à la participation, et qui étaient aussi ceux qui n’avaient pas failli dans l’affaire Dreyfus, se mobilisèrent en faveur de la défense républicaine. Ils furent rejoints par des radicaux. Le 26 juin 1899, le jour de l’investiture du nouveau gouvernement, René Viviani pour les premiers, Henri Brisson pour les seconds, aidèrent Waldeck-Rousseau à remporter les suffrages de la représentation nationale. Un acquis décisif et mésestimé La formation du gouvernement de la « défense républicaine » confirma l’importance politique de la gauche et en son sein la force du socialisme jaurésien. Pour autant, la participation créa un schisme durable dans la gauche socialiste puisqu’elle remettait en cause bien des fondements de la lutte des classes. Le réformisme qu’elle exprimait posait aux socialistes non pas la question, somme toute assez théorique, du marxisme mais celle de leur rapport à la République. Jaurès insistait sur la voie républicaine de la construction du socialisme, par l’engagement dans la démocratie républicaine et la réforme de l’État. Toute sa réflexion dans les premières années du XXe siècle consista à penser l’État socialiste. L’Armée nouvelle publiée en avril 1911 constitua cependant le seul volume de cette grande entreprise, comparable à l’Histoire socialiste de la France contemporaine (1789-1900) lancée par Jaurès à la fin du XIXe siècle et à laquelle il contribua avec plusieurs volumes. La réflexion sur l’État socialiste avait été lancée dès 1895 avec la série des cinq articles que Jaurès publia dans La Revue socialiste. Dans L’Armée nouvelle, Jaurès aborda l’affaire Dreyfus et sa signification politique : « ce qui est frappant, mentionna-t-il notamment, 63 c’est que la démocratie républicaine, un moment surprise par cet assaut d’apparence formidable, a disposé, dès qu’elle s’est ressaisie, de ressources immenses. C’est elle qui est, pour une large part, responsable, par ses faiblesses premières, du péril qu’elle a couru. Si certains hommes d’État qui savaient ou qui entrevoyaient la vérité avaient eu le courage de la dire à temps, si le parti radical n’avait pas, tout d’abord et dans l’ensemble, manqué de fermeté et de clairvoyance, la crise militariste aurait avorté dès les premiers jours ». L’insistance de Jaurès sur les ressources de la « démocratie républicaine » supposait de participer à cette dernière ou du moins de reconnaître sa légitimité politique et historique pour la construction du socialisme démocratique. Le choix jaurésien en faveur de Dreyfus puis de la « défense républicaine » fut largement honoré par Léon Blum dans ses Souvenirs sur l’affaire en 1935 et par Pierre Mendès France prononçant le 20 juin 1956 un discours pour le centenaire de la naissance de Jaurès. Celui qui avait été le chef du gouvernement en juin 1954 dans une période critique pour la République insista avec les mots de Jaurès sur « l’erreur funeste de ceux qui séparent la question sociale et la question politique. Il n’y a pas de justice sociale que la liberté républicaine ». Pour Pierre Mendès France, « la pleine signification de l’union de Jaurès avec les républicains s’est dégagée Pour Pierre Mendès France, « la pleine signification de l’union de Jaurès avec les républicains s’est dégagée d’une manière éclatante à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Là, aucune nécessité tactique ne justifiait son intervention ; il n’y avait pas de réforme à faire passer ni même de gouvernement à soutenir. Il ne s’agissait que de défendre la vérité et les droits de l’individu… La République, les droits de l’homme avaient pour Jaurès une valeur à la fois mythique et historique ». 64 d’une manière éclatante à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Là, aucune nécessité tactique ne justifiait son intervention ; il n’y avait pas de réforme à faire passer ni même de gouvernement à soutenir. Il ne s’agissait que de défendre la vérité et les droits de l’individu… La République, les droits de l’homme avaient pour Jaurès une valeur à la fois mythique et historique ». Pour assurer la justice sociale, Jaurès s’engagea ainsi pleinement dans la défense des libertés politiques. Ce furent des « batailles républicaines et démocratiques », avance encore Pierre Mendès France dans un discours qu’il reprit pour le dernier livre de son vivant, La vérité guidait leurs pas, paru en 1976. Après le centenaire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus en 2006, le centenaire de la mort de Jean Jaurès contribue en cette année 2014 à la réflexion sur la mémoire de l’Affaire et particulièrement sur la trace historique, politique et morale de l’événe- 1. Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Julliard, 1983. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction ment dans la gauche française. Jaurès a démontré que les socialistes de France mais aussi du monde pouvaient défendre les droits de l’homme et les libertés démocratiques sans renier l’exigence de justice sociale et d’avenir du prolétariat. L’ancrage de la gauche dans la démocratie a été largement nié par l’ère des tyrannies du XXe siècle. Mais celleci n’a pas fait disparaître les enseignements de l’expérience dreyfusarde de la justice et de la politique. La mémoire de l’affaire Dreyfus est toujours opérante pour la réflexion sur l’action socialiste et sur la dimension démocratique du socialisme. La responsabilité de la gauche tout entière dans la démocratisation de la République a été définitivement établie par l’affaire Dreyfus. Toute compréhension de la modernité politique suppose ce retour critique sur l’événement, elle rappelle l’importance du savoir historique dans la construction de la politique contemporaine. Jean Vigreux est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes L e Front populaire fait partie des moments fondateurs de l’histoire contemporaine de la France. Événement mythique, inscrit au Panthéon des gauches, le moment « Front populaire » est une étape historique qui participe aux changements de la société française ; ayant suscité des espoirs ou des désenchantements, mais aussi des peurs et une aversion, ses traces restent profondes au sein de la culture nationale. Il s’agit ici de présenter comment les socialistes ont appréhendé au cours des quatre-vingts ans de 1934 à nos jours cette séquence historique qui consacre l’arrivée au pouvoir, pour la première fois dans l’histoire de la République d’un gouvernement dirigé par un socialiste, Léon Blum. Au-delà des légendes ou des mythes, il demeure important de comprendre les enjeux de l’époque, les tensions à l’œuvre au cours de la période 19341938 ; une période marquée par sa brièveté et qui a changé profondément la société. L’enchaînement des manifestations et l’émergence de nouvelles pratiques politiques, culturelles permettent de mieux saisir cette expérience originale. Le Front populaire s’inscrit alors dans différents territoires (en métropole et dans les colonies), tout en cumulant trois dynamiques : un mouvement social, une séquence politique et un foisonnement culturel sans précédent. De la lutte contre la crise économique et sociale à l’antifascisme, il propose une alternative aux politiques menées depuis la fin des années Le Front populaire, de la lutte contre la crise économique et sociale à l’antifascisme, propose une alternative aux politiques menées depuis la fin des années 1920, pour défendre et renforcer la République qui, confrontée à la crise connaît une montée des Ligues d’extrême-droite qui exploitent le désarroi ambiant (6 février 1934). 66 Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes 1920, pour défendre et renforcer la République. L’historiographie très riche sur le Front populaire1 a bénéficié d’un renouvellement important ces dernières années grâce à l’apport des archives dites de Moscou, tant celles de l’Internationale communiste que celles saisies par les Allemands pendant la guerre, récupérées par les Soviétiques et revenues en France au cours des années 2000 2 : archives de Léon Blum (sa correspondance et ses comptes privés)3, celles de la SFIO, de la CGT, de la LDH et de la LICA… Mais aussi, les archives privées de Cécile Brunschwicg, celles d’Yvon Delbos, de Jules Moch, etc. Tout un pan de cette histoire particulière de l’entre-deux-guerres est alors restitué. Après avoir porté leur regard sur les organisations, les élections, le gouvernement, les historiens ont essayé de comprendre les logiques sociales, puis culturelles à l’œuvre. Chaque anniversaire de 1936 a participé à un foisonnement éditorial : il reste à attendre 2016… Une France en crise et la marche au Front populaire Les effets de la crise économique mondiale de 1929 (qui touche plus tardivement la France en 1932) avec une montée du chômage, des faillites d’entreprise (comme Citroën) ou la chute des prix agricoles marquent durement le pays. On assiste à la peur du déclin et les contestations se développent. La République confrontée à la crise connaît une montée des Ligues d’extrême-droite qui exploitent le désarroi ambiant (6 février 1934). Toutefois, l’onde de choc de l’arrivée d’Hitler au pouvoir en janvier 1933 a changé la donne. Le choc cumulé de ces événements ravive, au sein de la gauche, les lointains souvenirs de la République en danger. La première riposte est celle du PCF et de la CGTU qui organisent une manifestation le 9 février durement réprimée (6 militants communistes sont tués). À cette manifestation, les rangs communistes ont vu l’arrivée de militants socialistes : on en appelle alors au « front unique à la base ». La SFIO et la CGT, de La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 La SFIO et la CGT décident de manifester le 12 février 1934 en province et à Paris. Le rôle moteur de la CGT est essentiel. À Paris, le PCF et la CGTU se joignent au cortège des « sociaux-traîtres ». Mais, en fin de manifestation, des militants des deux cortèges tonnent « Unité ! Unité ! ». Certes, les directions de la SFIO et du PCF campent sur leur méfiance réciproque, mais l’élan est donné. leur côté, décident de manifester le 12 en province et à Paris. Le rôle moteur de la CGT est essentiel. À Paris, le PCF et la CGTU se joignent au cortège des « sociaux-traîtres ». Mais, en fin de manifestation, des militants des deux cortèges tonnent « Unité ! Unité ! ». Certes, les directions de la SFIO et du PCF campent sur leur méfiance réciproque, mais l’élan est donné. L’alliance entre la SFIO et le PCF est scellée en juillet 1934, c’est la première pierre de l’édifice du Front populaire. Dorénavant, ce Rassemblement populaire bénéficie de la dynamique créée par les comités locaux qui fédèrent les militants politiques, syndicaux et associatifs. À l’automne, le parti radical et radical-socialiste rejoint le rassemblement. Un tel mouvement unitaire débouche sur les premières victoires électorales lors des élections municipales et cantonales de 1935. Le 14 juillet 1935 symbolise au mieux cette dynamique où l’on prête serment au Front populaire en s’engageant, entre autres, à dissoudre les ligues factieuses. L’arrivée du Front populaire au pouvoir « Un grand avenir s’ouvre devant la démocratie française. J’adjure, comme chef du gouvernement, de s’y engager avec cette force tranquille qui est garantie de victoires nouvelles » Léon Blum, discours radiodiffusé du 5 juin 1936 Grands moments 67 Après de longues discussions, le programme commun regroupant des revendications politiques et économiques est adopté en janvier 1936. Il met l’accent sur la réduction de la durée du travail, sur l’augmentation des salaires et préconise des réformes économiques ou sociales limitées tout en envisageant une réforme fiscale. La défense des libertés et la lutte pour la paix constituent l’autre volet d’un programme axé autour de ces trois mots d’ordre « Pour le Pain, la Paix et la Liberté ». Chaque parti membre du Rassemblement, présente ses candidats au premier tour des élections législatives. Au soir de ce 1er tour, la SFIO surclasse les radicaux et le PCF double presque ses voix par rapport à 1932, intégrant de fait le régime républicain. La gauche gagne, par rapport à 1932, 300 000 voix. C’est lié à la dynamique unitaire enclenchée dès 1934. Au regard des scrutins précédents (1924/1928/1932), la majorité était déjà à gauche, mais les forces de progrès étaient adversaires, divisées. Cette fois-ci, la donne change avec l’union et la bipolarisation de la vie politique apparaît clairement. La droite se maintient globalement, ne perdant que 70 000 voix par rapport à 1932. Résultats du 1er tour des législatives de 1936 (mise en perspective par rapport à 1932) Inscrits 1932 1936 11 5333 593 11 998 950 Votants 9 579 482 9 847 266 Droite(s) 4 307 865 4 223 928 Radicaux et apparantés 2 315 008 1 955 174 Socialistes et apparentés 2 034 124 1 955 174 783 098 1 468 949 Communistes D’après Georges Dupeux, Le front populaire et les élections de 1936, Paris, A. Colin, 1959 La discipline républicaine joue très largement au second tour : le Comité national du Rassemblement populaire et les directions des partis appellent à un report de toutes les voix du Front populaire sur le candidat le mieux placé. Toutefois, il y a ici ou là quelques indisciplines, qui concernent une soixantaine de circonscriptions. Le mode de scrutin amplifie la victoire de la gauche, avec une nette victoire de la SFIO qui obtient 146 sièges (+49 par rapport à 1932), devançant les radicaux (116 sièges) et le PCF gagne 62 sièges par rapport à 1932 (72 députés). Il faut ajouter également les députés des petites formations ; à la gauche de la SFIO, 10 députés du Parti d’unité prolétarienne (PUP) et à la droite de la SFIO, 26 députés de l’Union socialiste républicaine (USR, issue des néosocialistes exclus de la SFIO). Pourtant les droites avec 222 sièges font jeu égal avec les gauches (SFIO, PUP, PCF), 229 sièges ; la majorité dépend de l’attitude de l’USR et des radicaux, dont l’ancrage à cette alliance de gauche est récent : quelques semaines auparavant, ils gouvernaient avec les droites. La SFIO peut légitimement revendiquer la direction du gouvernement ; dès le lendemain du 2e tour, le 4 mai, Léon Blum écrit dans Le Populaire que les socialistes sont prêts « à constituer et à diriger le gouvernement de Front populaire », alors que l’Action française menace « le juif Léon Blum qui sera demain le chef du gouvernement français, tel qu’il était dimanche dernier au Père-Lachaise, le poing levé et commémorant, sous des drapeaux rouges et au chant de l’internationale, les fusilleurs des otages et les pétroleurs de la Commune ». Léon Dès les lendemains de l’élection le 8 mai 1936, Léon Blum propose aux communistes de rejoindre son futur gouvernement : « La victoire ne nous paraîtrait pas complète si les communistes ne s’associaient pas à nous dans l’exercice du pouvoir conquis. La déception serait grande dans nos rangs, et sans doute hors de nos rangs ». Mais les communistes ne participent pas à ce gouvernement, malgré les efforts de Maurice Thorez, l’Internationale Communiste avait mis son veto dès 1935. 68 Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes Blum, figure emblématique du groupe des députés de la SFIO, constitue son gouvernement le 4 juin 1936. Il a donc attendu la fin de la législature précédente dans un souci légaliste. Cependant, il a préparé cette échéance. Dès les lendemains de l’élection le 8 mai 1936, il propose aux communistes de rejoindre son futur gouvernement : « La victoire ne nous paraîtrait pas complète si les communistes ne s’associaient pas à nous dans l’exercice du pouvoir conquis. La déception serait grande dans nos rangs, et sans doute hors de nos rangs ». Mais les communistes ne participent pas à ce gouvernement, malgré les efforts de Maurice Thorez, l’Internationale Communiste avait mis son veto dès 1935. Le gouvernement est présenté devant les députés le 6 juin 1936. De cette séance, on retient surtout l’épisode créé par l’interpellation du député de l’Ardèche, Xavier Vallat (membre de la Fédération républicaine de France), qui arbore l’insigne des Croix-de-Feu : « M. Xavier Vallat : (…) Votre arrivée au pouvoir, Monsieur le Président du Conseil, est incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné… M. le président (de la Chambre, Edouard Herriot) : Prenez garde, Monsieur Vallat. M. Xavier Vallat : … par un juif ». Cet incident est révélateur de la tension qui existe, de la force de l’antisémitisme, de la fracture laissée par la défaite, mais aussi de l’aversion de Vallat pour le Front populaire qui souligne d’emblée l’opposition farouche que les droites utiliseront sans faille contre Léon Blum et son gouvernement. Réalisations et difficultés Après la victoire, une vague de grèves avec occupations des usines déferle sur le pays. Le mouvement social lié à la réunification syndicale de la CGT souligne les espoirs de la classe ouvrière. La négociation entre syndicats, patronat et gouvernement (une première où l’État obtient un rôle réguLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 lateur) aboutit dès le 7 juin par la signature de « l’accord Matignon » qui prévoit une augmentation des salaires, la fixation d’un salaire minimal, l’existence de contrats collectifs de travail, la reconnaissance du droit syndical et l’institution des délégués du personnel. Ce texte sert de levier aux grévistes pour la province qui connaît des grèves au début de l’été pour obtenir du patronat local les mêmes droits. Ces « accords » sont complétés par des lois instituant les congés payés et la semaine de quarante heures. D’autre part, les réalisations du gouvernement concernent d’autres progrès sociaux, comme le prolongement de la scolarité jusqu’à l’âge de 14 ans, la prise de contrôle par l’État de la Banque de France, des industries de guerre, puis des chemins de fer (création de la SNCF en 1937), et par l’instauration de l’Office national du blé. L’histoire du Front populaire est marquée aussi par les divisions, en particulier face à la question de l’aide aux républicains espagnols qui luttent contre Franco et ses soutiens fascistes, mais aussi à la suite de la « pause ». Dès l’automne 1936, le PCF se démarque de la politique gouvernementale à propos de l’Espagne et des questions économiques. Le parti prend position en faveur d’une intervention active du gouvernement français auprès de la République espagnole et mobilise pour organiser l’envoi des Brigades internationales. Le 17 février 1937, lorsque Léon Blum annonce la « pause » c’est une nouvelle rupture. Toutefois, de l’été 1937 au printemps 1938, le PCF apporte son soutien aux Dès l’automne 1936, le PCF se démarque de la politique gouvernementale à propos de l’Espagne et des questions économiques. Le parti prend position en faveur d’une intervention active du gouvernement français auprès de la République espagnole et mobilise pour organiser l’envoi des Brigades internationales. Le 17 février 1937, lorsque Léon Blum annonce la « pause » c’est une nouvelle rupture. Grands moments gouvernements présidés par les radicaux malgré la multiplication de ses critiques. La fin du Front populaire date alors du printemps 1938, lorsque les radicaux regardent à nouveau à droite de l’échiquier politique… D’autre part, cette période est marquée par les tensions et l’adversité des droites. Si le gouvernement dissout les ligues d’extrême-droite en juin 1936, elles renaissent sous forme de partis politiques et les attaques de la droite et de l’extrême droite teintées d’antisémitisme ne déclinent pas. Le Front Populaire fait face à l’hostilité du patronat et des familles les plus riches qui exportent leurs capitaux en Suisse. Mémoires et leçons « On saurait difficilement exagérer l’émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes en apparence les plus libres d’esprit, provoqua, en 1936, l’avènement du Front populaire… Une longue fente, séparant en deux blocs les groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain, tracée dans l’épaisseur de la société française ». Marc Bloch Pendant longtemps, l’historiographie a tenté de répondre à la question sur la réussite ou l’échec du Front populaire, reprenant à son compte les interrogations de l’époque, mais aussi celles initiées par le régime de Vichy qui, à Riom en 1942, a tenté en vain le procès de Léon Blum et de la République. Dès lors, la légende noire du Front populaire s’imposait. A contrario, les héritiers politiques du Front populaire ont magnifié ses réalisations sociales. Raisonner uniquement dans cette optique d’échec ou de réussite ne permet pas d’envisager le « moment Front populaire » dans toutes ses dimensions. Si l’on se limite à son slogan « pain, paix, liberté », on peut effectivement mesurer les écarts entre les réalisations et les objectifs, les désillusions face aux espoirs suscités, voire son relatif échec face aux fascismes européens. Mais il faut envisager les forces de résistance, les peurs, voire 69 Le Front populaire ouvre une séquence historique plus longue, qui trouve son débouché dans le programme du Conseil national de la Résistance, et qui est mise en œuvre à la Libération, sous la IVe République avec le tripartisme (MRP-SFIO-PCF). les combats qui ont freiné ou contrarié la mise en œuvre des réformes. Une autre question a parfois hanté les historiens : s’agissait-il d’une révolution ? « (…) Devant nous s’est ainsi posée la question, un peu scolastique, de savoir s’il n’y a pas eu, en juin 1936, une sorte de révolution. Gardons-nous de l’emphase : juin 1936 n’est évidemment pas 1789 ; ni même février 1948. Et d’ailleurs aucun des partis du front populaire ne songeait à « faire la révolution ». Mais à vrai dire les états-majors n’y songeaient pas davantage à la veille de 1789 et de 1848. Sans parler de 1830 ! La vérité, c’est que les apparences, la dimension et la répétition des événements avaient quelque chose de solennel. C’est que la forme théâtrale de la victoire et la totalité de la victoire avait un petit goût de révolution » (Ernest Labrousse). Ce petit goût de révolution doit être compris dans plusieurs directions ou dimensions importantes ; tout d’abord, la reconnaissance de la démocratie sociale est un enrichissement du modèle républicain. Le Front populaire ouvre une séquence historique plus longue, qui trouve son débouché dans le programme du Conseil national de la Résistance, et qui est mise en œuvre à la Libération, sous la IVe République avec le tripartisme (MRP-SFIO-PCF). Ensuite, ce moment inaugure un temps nouveau, celui de l’unité possible entre les gauches qui étaient restées divisées depuis 1920 ! Pour les droites, il y a sur le temps long une véritable aversion, alors que pour les gauches, ce n’est pas si simple. À la SFIO, il « fallut attendre que le temps ait fait son œuvre pour que, par-delà les divergences entre les tendances, 1936 devint un bien commun, point de passage exaltant d’une histoire socia- 70 Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes liste, sinon idéalisée, du moins univoque » (Alain Bergounioux). En 1956, alors que la guerre froide a durablement séparé les formations de gauche, le PCF propose pour la campagne électorale des législatives « un nouveau Front populaire », repoussé par les socialistes. Toutefois, ces derniers inscrivent l’action du gouvernement de Front républicain de Guy Mollet, dans la lignée sociale du Front populaire en octroyant la troisième semaine de congés payés, en créant un fonds national de solidarité accordant un minimum vital aux personnes âgées, aux invalides et aux handicapés (fonds financé par une « vignette automobile »). En témoigne cette affiche : Puis avec la signature du programme de gouvernement en 1972, le nouveau Parti socialiste de François Mitterrand reprend une rhétorique volontariste qui fait écho au Front populaire. Certes, le PCF rompt cet accord en 1977, mais le PS reste unitaire pour deux et le MJS édite une affiche « Faut refaire 1936 ! ». Même l’affiche de François Mitterrand en 1981, intitulée « la force tranquille » devant un village de France où l’on distingue la petite église du village de Sermages dans la Nièvre – que d’aucuns ont souvent interprétée comme la France éternelle des terroirs de Vichy – est peut-être aussi un clin d’œil au front populaire, en reprenant les mots de Léon Blum, lors de son discours d’investiture, et en les insérant dans la cellule de base de la République, la « Petite Patrie », la commune, sans négliger, il est vrai, l’esprit de clocher4. En 1986, Lionel Jospin lance une campagne pour la jeunesse afin de découvrir les plages normandes, en rappelant les premiers congés payés : le « train nommé 36 ». Enfin, ce moment qui a consacré l’émergence de l’antifascisme a nourri une culture de combat de la SFIO, puis du PS et plus largement des gauches, de l’extrême-droite qualifiée, à tort ou a raison, de « fasciste ». Malgré tout, ce moment reste une expérience de gestion unitaire, devenue mythique, qui a permis de « changer la vie » de la majorité du peuple de France… 1. Voir les ouvrages récents qui évoquent le poids des anniversaires, des commémorations : Gilles Morin et Gilles Richard (dir.), Les deux France du front populaire, Paris, L’Harmattan, 2008, et Vigna Xavier, Vigreux Jean, et Wolikow Serge (dir.), Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front Populaire, Paris, La Dispute-Editions sociales, 2006. 2. Voir Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris, Payot, 2013. 3. Serge Berstein, Léon Blum, Paris, Fayard, 2006. 4. Certes, il fallait rassurer les Français face à la campagne du Président sortant qui insistait sur les dangers de l’arrivée de F. Mitterrand au pouvoir, évoquant également la mémoire des droites du Front populaire, d’autant que les « 110 propositions » s’inspiraient de cet esprit du « bonheur pour tous ». La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Gilles Vergnon est maître de conférences habilité en histoire contemporaine à Sciences-Po Lyon. 1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire L es socialistes entretiennent, on le sait, un rapport complexe à la mémoire de la Grande guerre. L’acceptation initiale du conflit, au nom de la défense nationale et républicaine, puis la participation jusqu’en 1917 aux gouvernements successifs d’Union sacrée ont constitué le socle de l’accusation de « trahison », lancée par une partie des « minoritaires de guerre ». Celle-ci, reprise, encore aujourd’hui par les communistes et même une partie des socialistes, a longtemps entravé l’écriture d’une histoire sereine de la participation gouvernementale entre 1914 et 1917, comme du contenu proprement socialiste que certains ministres entendaient y injecter1. Il en est apparemment tout autre de la mémoire de la Deuxième guerre mondiale, du moins de la composante résistante de celle-ci, qui structure après 1945 la reconstruction d’une identité nationale et démocratique en France. Les socialistes se revendiquent de cette mémoire, qu’ils partagent avec l’ensemble des forces de l’« arc politique de la Libération » de 1944-1946, des communistes au MRP, puis aux gaullistes. Ils ont leurs propres héros de guerre à célébrer, qu’ils aient été déjà socialistes avant 1939, ou qu’ils le soient devenus plus tard, parmi les survivants. Dans la très élitaire et « gaullocentrée » phalange des Compagnons de la Libération, ils peuvent revendiquer bien sûr Pierre Brossolette, récemment « panthéonisé », mais aussi André Boulloche, membre de l’Organisation civile et militaire (OCM), déporté à Flossenburg en 1944, adhérent à la SFIO en 1946, ministre de Charles de Gaulle en 1958-1959, puis secrétaire national du PS en 1976, Christian Pineau, un des fondateurs de « Libération Nord », déporté à Buchenwald, ministre des Affaires étrangères en 1956-1957, ou Alain Savary, combattant de la France libre, adhérent de la SFIO en 1946, ministre de l’Education nationale en 1981. Sans compter des figures plus discrètes, comme le fonctionnaire des Finances Pierre Lambert, membre de la Commission admi- 72 1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire À la différence des communistes, mais aussi des gaullistes, les socialistes n’ont pas réussi (ou pas vraiment voulu) à promouvoir une mémoire spécifiquement socialiste de leur engagement résistant, ou de la Résistance elle-même. nistrative permanente (CAP) de la SFIO en 1939, organisateur du PS clandestin, secrétaire de la Délégation générale en zone sud en 1943-1944, ou Jacques Piette, chef militaire de l’OCM. Ajoutons que les quatre dirigeants successifs de la SFIO, puis du PS de 1945 à 1981, furent d’authentiques résistants : Daniel Mayer, Guy Mollet (dans les rangs de l’OCM), Alain Savary et, avec un itinéraire plus heurté mais bien connu aujourd’hui, François Mitterrand. Pourtant, les choses ne sont pas si simples… À la différence des communistes, mais aussi des gaullistes, les socialistes n’ont pas réussi (ou pas vraiment voulu) à promouvoir une mémoire spécifiquement socialiste de leur engagement résistant, ou de la Résistance elle-même. On connaît les engagements communistes de Pierre Georges, alias « colonel Fabien », de Danielle Casanova, déportée et morte à Auschwitz ou du « Tito du Limousin », le chef de maquis Georges Guingouin, sans parler de Guy Môquet. Tous figurent à la place d‘honneur du panthéon des municipalités communistes. Mais qui sait que Jean Texcier l’auteur des Conseils à l’occupé, souvent cités dans les manuels scolaires, qui circulent sous le manteau dès 1940 à Paris, était membre de la SFIO ? Tout comme Eugène Chavant, maire SFIO de Saint-Martin-d’Hères, chef civil du maquis du Vercors en 1943-1944, compagnon de la Libération ? L’échec d’une mémoire partisane Les raisons de l’insigne faiblesse d’une mémoire socialiste de la Résistance, mais aussi d’une La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 mémoire de la Résistance socialiste, sont bien connues. La SFIO, déchirée entre un pacifisme hérité de la Grande guerre, qui conduit à rejeter tout engagement dans un nouveau conflit, et un antifascisme, qui devrait la conduire à accepter l’éventualité d’une guerre contre les États prédateurs nazi et fasciste, est au bord de la scission au congrès de Montrouge en décembre 19382. « Paul-fauristes » et « Blumistes », pacifistes et « bellicistes », s’accusent réciproquement de faire le jeu de Staline, ou d’Hitler. Seule une motion de compromis, adoptée au congrès de Nantes en mai 1939, permet de maintenir une unité de façade. Mais le parti vole en éclat sous l’effet du double choc de mai-juin 1940, la défaite militaire et l’auto-abdication de la IIIe République. 90 des 168 parlementaires de la SFIO votent les pouvoirs constituants au Maréchal Pétain, six s’abstiennent et 36 votent contre. Si, comme l’a montré l’historien Olivier Wieviorka, le « taux de refus » socialiste à Pétain (35,7 %) représente près du double du taux moyen des parlementaires3, le « taux de défection » démocratique demeure majoritaire… Cette fracture, qui prolonge largement les divisions d’avant-guerre, se prolonge elle-même par l’adaptation au régime de Vichy, voire le soutien ouvert à la collaboration d’une minorité non-négligeable issue du parti. Paul Faure, secrétaire général de la SFIO depuis 1920, accepte d‘être coopté au Conseil national de Vichy, tandis que le Rassemblement national populaire (RNP) « collaborationniste » de Marcel Déat (exclu en 1933 de la SFIO) se peuple d’ex-pacifistes de provenance diverses4 . La reconstruction d’un parti clandestin, qui sera l’œuvre d’une poignée de militants autour des Le parti vole en éclat sous l’effet du double choc de mai-juin 1940, la défaite militaire et l’auto-abdication de la IIIe République. 90 des 168 parlementaires de la SFIO votent les pouvoirs constituants au Maréchal Pétain, six s’abstiennent et 36 votent contre. Grands moments jeunes Daniel Mayer et Robert Verdier, relayant la grande voix de Léon Blum et s’appuyant sur des réseaux provinciaux d’élus et de militants locaux, était déjà une entreprise difficile a priori dans un pays « sonné » par la défaite, et sans aucune expérience historique récente d’un tel effondrement. Elle est encore fragilisée, en tout cas rendue plus délicate par la faiblesse de l’assiette militante rescapée de cette série de chocs successifs. Cette reconstruction, envisagée d’abord comme un travail politique, laisse délibérément la conduite de la lutte armée aux mouvements et aux Étatsmajors de Londres et d’Alger. Ces raisons contribuent à expliquer la dispersion des « socialistes résistants » dans les différents mouvements de Résistance, en zone occupée comme en zone sud. Si certains de ceux-ci sont fortement marqués de l’empreinte socialiste, tels « Franc-Tireur », « Libération-Sud » et surtout « Libération-Nord », on trouve des socialistes – et non des moindres – à « Combat », à l’OCM (Guy Mollet, Jacques Piette…), à « Ceux de la Résistance » (Pierre Commin, Pierre Stibbe, Germaine Degrond)5. L’éparpillement des forces sous l’occupation, la priorité accordée en 1944 à l’épuration du parti et à la mise en place de nouvelles institutions, laisse peu de place à la construction d’une mémoire partisane. On répète souvent l’orgueilleuse formule de Daniel Mayer « Nous n’avons pas battu le tambour sur le cercueil de nos morts ». Pourtant, localement, sections et fédérations de la SFIO ont voulu honorer leurs martyrs, et inscrire dans la pierre le souvenir de leur participation à la Résistance. Stèles et plaques honorent, un peu partout en France, des militants dont l’engagement dans la SFIO est explicitement mentionné6. Le parti publie lui-même plusieurs livres et brochures en ce sens7. Cette tentative de pérenniser une mémoire exclusivement partisane échoue globalement, moins du fait de la « pudeur » des socialistes8 que des choix opérés pendant la guerre, suivis de l’affaiblissement et de la notabilisation croissants de la SFIO. Si, comme l’a montré l’historienne Noëlline 73 Si, comme l’a montré l’historienne Noëlline Castagnez, 85 % des parlementaires socialistes de la IVe République ont participé à la Résistance, ils utilisent rarement cet engagement comme un élément de légitimation électorale, préférant valoriser leurs profils de bons gestionnaires d’exécutifs locaux. Castagnez, 85 % des parlementaires socialistes de la IVe République ont participé à la Résistance, ils utilisent rarement cet engagement comme un élément de légitimation électorale, préférant valoriser leurs profils de bons gestionnaires d’exécutifs locaux9. Enfin, le choix, à partir de 1947, de la « Troisième force » pour rassembler, contre communistes et gaullistes du RPF, une coalition hétérogène avec radicaux et démocrates-chrétiens, a son pendant mémoriel et commémoratif : la valorisation de la Résistance « en général » et la défense de son héritage démocratique au détriment de son versant « socialiste ». Ainsi Vincent Auriol, le « président-citoyen » de la IVe République, dans sa visite à Glières (Haute-Savoie), salue « le 27e Bataillon de Chasseurs alpins, ses traditions, ses cadres et ses chefs… Tom Morel, Angot, Vallette, qui ont été l’honneur de nos armées et dont l’exemple doit animer la nouvelle armée de la République », et martèle dans sa péroraison que Glières est « une leçon pour notre nation qui n’oublie pas sans doute qu’elle est sortie de l’abîme et à qui elle le doit, mais qui oublierait plus volontiers… de quels efforts elle doit s’armer pour n’y pas retomber »10. Cette vision de la Résistance, qui certes n’est pas celle des communistes, n’est pas antithétique avec celle proposée par le général De Gaulle : la Résistance est d’abord identifiée à un combat guerrier pour assurer la pérennité de la Nation et de la République. François Mitterrand lui-même, dans ses nombreux discours sur la Deuxième Guerre mondiale prononcés de 1981 à 1995, reste, pour l’essentiel, dans ce registre…11 74 1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire Historiographie et mémoire renouvelée La difficulté des socialistes à « raconter » leur propre histoire a longtemps pesé sur l’écriture de celle-ci. À l’exception de quelques grandes figures, leurs engagements résistants restent longtemps minorés, voire caricaturés. Les quelques lignes où Claude Bourdet, alors un des dirigeants de « Combat », décrit sa rencontre de 1943 avec des représentants socialistes, sont typiques à cet égard. Les socialistes, dit-il, n’avaient pas « le style de la Résistance » et « avaient l’air de bons bourgeois du midi… Si je ne craignais de faire appel plutôt à l’imagination qu’au souvenir, je dirais qu’ils étaient probablement un peu ventrus. Enfin, c’est l’impression qu’ils nous firent »12. Si l’historien Daniel Ligou consacre dès 1962 un chapitre entier de son Histoire du socialisme en France à l’action des socialistes sous l’occupation13, l’historiographie universitaire ne leur porte pourtant guère d‘intérêt jusqu’à la parution, en 1983, de la thèse de Marc Sadoun, Les Socialistes sous l’Occupation. Résistance et collaboration14. Celleci s’intéresse d’ailleurs à l’ensemble des itinéraires issus de la SFIO, résistants, collaborateurs et « abstentionnistes ». Puis, en 1998, l’Office universitaire de recherche socialiste (OURS) et la Société des Amis de Léon Blum organisent à l’Assemblée nationale une journée d’étude sur « Les Socialistes en Résistance », publiée l’année suivante15. Celleci offre pour la première fois un tableau d‘ensemble de la diversité des engagements socialistes dans les mouvements, les réseaux et les maquis, comme La Résistance dont il est question aujourd’hui se résume le plus souvent au Programme du Conseil national de la Résistance de 1944, Les Jours heureux, présenté comme la charte fondatrice et le point de départ de l’État social en France. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 dans la France libre. Dans la même décennie, la multiplication de monographies sur les principaux mouvements comme sur certains maquis emblématiques permet enfin de prendre la mesure de la part des militants socialistes, dont certains font d’ailleurs l’objet de biographies, dans leur construction16. Si leur action dans la Résistance est désormais mieux connue, le discours des socialistes, qu’ils soient au pouvoir ou non, s’est paradoxalement infléchi dans un sens qui ne la prend pas davantage en compte. La Résistance est devenue (ou redevenue…) depuis une dizaine d’années une référence omniprésente dans l’espace public, pour toutes les composantes des gauches, des plus modérées aux plus radicales, mais aussi, bien que de manière moins insistante, pour les droites et le Modem, voire le Front national. Mais, comme nous avons tenté de le montrer dans un récent article, la Résistance dont il est question se résume le plus souvent au Programme du Conseil national de la Résistance de 1944, Les Jours heureux, présenté comme la charte fondatrice et le point de départ de l’État social en France17. Le candidat François Hollande évoquait ainsi à plusieurs reprises dans sa campagne en 2012 « le beau contrat passé à la Libération », « le programme encore inachevé et remis en cause depuis cinq ans » ou le « modèle social qui a été érigé au lendemain de la guerre, dans la guerre même par les résistants français au travers du programme du Conseil national de la Résistance »18. Cette vision n’est certes pas l’apanage des seuls socialistes, qui n’insistent d’ailleurs guère sur le rôle de leurs lointains ancêtres de la SFIO dans la genèse de ce programme…19 Le récent film documentaire de Gilles Perret, Les Jours heureux, sorti en salles en 2013, propose une autre déclinaison, valorisant abusivement le rôle des communistes et de leurs héritiers putatifs du Front de gauche. Les limites historiques et les lacunes de ce type de discours sont évidentes. L’État social français tel qu’il se reconfigure en 1945 procède d’une histoire bien plus longue que le seul temps de la Résistance et de ses projets. Sans même remonter Grands moments L’État social français tel qu’il se reconfigure en 1945 procède d’une histoire bien plus longue que le seul temps de la Résistance et de ses projets. Sans même remonter aux lois de 1910, 1928 et 1930 sur les Assurances sociales, Les Jours heureux doivent beaucoup dans leur contenu au programme de la CGT de Léon Jouhaux en 1935, le programme avorté du Rassemblement populaire… aux lois de 1910, 1928 et 1930 sur les assurances sociales, Les Jours heureux doivent beaucoup dans leur contenu au programme de la CGT de Léon Jouhaux en 1935, le programme avorté du Rassemblement populaire… Enfin, l’année 1945 marque l’acmé de ce « moment social-démocrate » qui voit la généralisation des États sociaux en Europe de l’Ouest. C’est l’un des mérites d’un autre documentaire, The Spirit of 1945, du Britannique Ken Loach, sorti également 75 en 2013, que de le rappeler : le National Health Service du Royaume-Uni fut l’œuvre du gouvernement travailliste de Clement Attlee et Aneurin Bevan, sans Résistance ni « programme du CNR », mais en s’appuyant sur les travaux du haut-fonctionnaire libéral William Beveridge. Au-delà de ces distorsions et de ces raccourcis historiques, l’insistance sur le programme du CNR comme résumé de la Résistance en France pose encore d’autres problèmes. Celui de la vision tronquée, « doublement écrémée » de la Résistance qui en procède : une Résistance réduite à sa dernière phase chronologique, vidée de sa dimension guerrière, militaire et patriotique. C’est là une dimension que l’on ne peut ni ne doit oublier en cette année de commémorations du 70e anniversaire des Libérations de la France. Enfin, la fixation sur le « programme du CNR » comme rempart à défendre renvoie cruellement à la difficulté de s’inscrire dans un nouvel horizon historique, bref, de bâtir un programme pour l’État social du XXIe siècle. Mais là, il ne s’agit plus de mémoire ni d’histoire, mais de politique… 1. Voir « La guerre de 14 des socialistes », L’OURS/Recherche socialiste, 62-63, janvier-juin 2013. 2. Sur ce débat et les contradictions de l’antifascisme, nous nous permettons de renvoyer à notre livre L’Antifascisme en France. De Mussolini à Le Pen, Presses universitaires de Rennes, 2009. 3. Olivier Wieviorka, Les Orphelins de la République. Destinées des députés et des sénateurs français (1940-1945), Seuil, 2001, p. 116-117. L’auteur obtient ce chiffre en agglomérant les « non », les abstentions et les embarquements sur le paquebot Massilia à destination du Maroc, rapportés à l’ensemble des parlementaires présents à Vichy ou sur le Massilia. 4. Sur le RNP et l’origine de ses militants, nous renvoyons aux travaux en cours de l’historien Gilles Morin. 5. Noëlline Castagnez, « La géographie de l’engagement des socialistes dans les mouvements et les réseaux », in Pierre Guidoni et Robert Verdier, Les socialistes en Résistance (1940-1944). Combats et débats, Seli Arslan, 1999, p. 115-128. 6. Ainsi, sous le porche de la grotte de la Luire, haut lieu de la mémoire résistante dans le Vercors, une plaque (« les Jeunesses socialistes de la Drôme à leur camarade ») honore le souvenir d’Odette Malossane, infirmière du maquis, morte en déportation à Ravensbrück. Au cœur de Lyon, avenue Maréchal de Saxe (3e arrondissement), une autre plaque rappelle que « P.G… et F.D… membres du Parti socialiste SFIO… sont morts pour que vivent nos libertés ». Il n’existe, à défaut d’étude, aucun recensement national de cette « mémoire de pierre » partisane. 7. Pierre Dupradon, Le Parti socialiste dans la Résistance, Alger, Fraternité, 1944 ; Robert Verdier, La Vie clandestine du Parti socialiste, Éditions de la Liberté, 1944. 8. Pour Daniel Mayer, « les socialistes ont toujours conservé une certaine pudeur que je ne regrette pas, mais dont j’ai bien été obligé de constater les effets négatifs » contrairement au « bluff » et au « culot fou » des communistes, entretien avec Olivier Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière. De la Résistance à l’exercice du pouvoir, Le Seuil, 1994, p. 54. 9. Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, Presses universitaires de Rennes, 2004. 76 1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire 10. Cité par Michel Germain, Le prix de la liberté. Chronique de la Haute-Savoie de la bataille des Glières à la Libération et au-delà…, La Fontaine de Siloé, 1993, p. 308-309. 11. Voir notre article, « Au nom de la France ? Les discours des chefs d’État sur la Résistance intérieure (19582007) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 112, octobre-décembre 2011, p. 139-152. 12. Claude Bourdet, L’Aventure incertaine. De la Résistance à la restauration, Éditions du Félin, 1998, p. 178. 13. « Le socialisme devant le régime de Vichy et l’Occupation », Daniel Ligou, Histoire du socialisme en France (18711961), PUF, 1962, p. 473-512. L’auteur remercie son « vieil ami Daniel Mayer… pour avoir bien voulu revoir ces pages » (ibid., p. 3). 14. Marc Sadoun, Les Socialistes sous l’Occupation. Résistance et collaboration, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1983, réédit. Presses de Sciences Po, 2001. 15. P. Guidoni et R. Verdier, Les socialistes en Résistance, op.cit. 16. Alya Aglan, La Résistance sacrifiée. Le mouvement Libération Nord (1940-1947), Flammarion, 1999 ; Laurent Douzou, La désobéissance. Histoire du mouvement Libération Sud, Odile Jacob, 1995 ; Dominique Veillon, Le FrancTireur, un journal clandestin, un mouvement de Résistance, Flammarion, 1992 ; Gilles Vergnon, Le Vercors. Histoire et mémoire d‘un maquis, Éditions de l’Atelier, 2002 ; Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France (1940-1949), Le Seuil, 1995. Parmi les biographies Martine Pradoux, Daniel Mayer. Un socialiste dans la Résistance, Éditions de l’Atelier, 2002. 17. Gilles Vergnon, « Les usages de la Résistance dans le débat public au XXIe siècle : un mythe de substitution ? », L’OURS/Recherche socialiste, 60/61, juillet-décembre 2012, p. 163-176. 18. Discours de campagne à Narbonne, Lille, Paris, ibid. 19. Sur la genèse du programme du CNR, Claire Andrieu, Le Programme commun de la Résistance, Les Éditions de l’érudit, 1984 La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Gilles Morin est chercheur associé au Centre d’Histoire sociale du XXe siècle (CHS), université Paris 1. Les socialistes et la mémoire de la résistance L a Seconde Guerre mondiale a constitué une épreuve particulièrement difficile pour le Parti socialiste français qui a pratiquement disparu au début du conflit, puis qui s’est vu, au lendemain de celui-ci, dépassé par le Parti communiste. La difficulté à se forger une légitimité résistante a certainement contribué à l’échec de son renouvellement, à sa paralysie, puis à son déclin durant la IVe République. Le vieux complexe d’infériorité né de l’acceptation de la Première Guerre mondiale à l’égard de ceux qui sont « plus à gauche » s’est trouvé renforcé face aux frères ennemis communistes. Ces derniers, occultant la phase sinueuse et trouble de 1939 à 1941, se revendiquent non seulement plus purs, mais aussi plus héroïques, alors que les socialistes ruminent la honte du vote de la majorité de leur groupe parlementaire en faveur du gouvernement du maréchal Pétain. La difficile revendication résistante des socialistes Le Parti socialiste a sombré en 1940, comme toutes les autres forces politiques. La SFIO, minée par ses divisions entre pacifistes et « bellicistes » et déjà en voie d’éclatement en 1939, n’a pas résisté à la défaite de la France. Les premiers, derrière le secrétaire général Paul Faure, pensaient que rien ne pouvait être pire que la guerre, les seconds acceptaient, avec Léon Blum, que la guerre puisse être imposée par Hitler aux démocraties et aux peuples. Non seulement la majorité des parlementaires Le Parti socialiste a sombré en 1940, comme toutes les autres forces politiques. La SFIO, minée par ses divisions entre pacifistes et « bellicistes » et déjà en voie d’éclatement en 1939, n’a pas résisté à la défaite de la France. 78 Les socialistes et la mémoire de la résistance (90 sur 168, soit 53 %) a voté le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs à Pétain, mais la direction paulfauriste a mis le parti en sommeil dès le lendemain. Désormais et durant trois années, il n’y a plus eu de Parti socialiste, mais des socialistes dispersés selon leurs choix. Une fraction très minoritaire a choisi la voie de la soumission, puis de la collaboration, dont la plus forte expression a été le Rassemblement national populaire (RNP), dirigé par l’ancien néo-socialiste Marcel Déat, rejoint par quelques socialistes encore encartés à la SFIO (Paul Rives, Georges Albertini, ou Georges Soulès par exemple). Les proches du secrétaire général Paul Faure, sans aller jusqu’à la collaboration, se sont compromis avec Vichy, mais non avec les Allemands. « Attentistes », ils ont refusé tout engagement résistant, appelant les militants à l’accommodement en espérant des temps meilleurs, tels le secrétaire général adjoint de la SFIO Jean-Baptiste Séverac ou le député Louis L’Hévéder. Des activistes, se réclamant de l’autorité morale de Léon Blum et des 80 parlementaires qui ont refusé les pleins pouvoirs à Pétain, ont entrepris de reconstituer une organisation indépendante dans la clandestinité et appelé militants et sympathisants à s’engager dans la Résistance. Deux « Comités d’action socialistes » (CAS) se sont constitués durant l’hiver 1940-1941 ; le premier a vu le jour en zone occupée, l’autre dans la zone non-occupée, sous la direction de Daniel Mayer. Les deux ont fusionné en 1943 pour donner naissance au Parti socialiste clandestin, lequel a siégé à ce titre au Conseil national de la Résistance. Les socialistes résis- La participation des socialistes au combat de l’ombre ne peut se réduire aux « socialistes résistants ». Plus nombreux encore semblent avoir été les « résistants socialistes », pour reprendre une typologie désormais classique, qui donnèrent la priorité au combat national et démocratique, comme Pierre Brossolette ou André Philip par exemple. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 tants ont ainsi été les premiers et les seuls jusqu’à juin 1941 à reconstituer un parti politique sur les principes de la Résistance, opposés plus encore à l’Occupant qu’à Vichy. Pour autant, la participation des socialistes au combat de l’ombre ne peut se réduire aux « socialistes résistants ». Plus nombreux encore semblent avoir été les « résistants socialistes », pour reprendre une typologie désormais classique, qui donnèrent la priorité au combat national et démocratique, comme Pierre Brossolette ou André Philip par exemple. Ceux-ci ont irrigué mouvements et réseaux, mais leur action était dispersée et ne pouvait être directement comptabilisée au nom du parti. Cet éparpillement et cette atomisation se sont révélés préjudiciables en terme de mémoire. Le choix du PS clandestin de verser ses hommes dans les organisations existantes et non de constituer des organisations satellites spécifiques – à l’image du Front national et des FTP au côté du PCF – prive ses militants de relais à l’heure de la Libération. À l’étranger, autre forme de division, des socialistes combattant les forces de l’Axe se sont opposés violemment, certains se ralliant au général de Gaulle (comme Georges Boris ou Adrien Tixier), d’autres s’y opposant (comme Louis Lévy). Tous ces éléments rendent peu lisible, à la Libération, l’action résistante socialiste, intérieure ou extérieure. Surtout, les socialistes sont convaincus qu’ils souffrent d’un déficit d’image à cause du vote du 10 juillet et de l’attitude d’une partie des leurs lors la Seconde Guerre mondiale. Perçue comme l’une des forces traditionnelles ayant participé au régime honni de la IIIe République, ils ne bénéficient pas, comme l’UDSR ou le MRP par exemple, de l’aspiration au renouveau largement partagé. Des éléments culturels font aussi obstacle à leur visibilité au moment où chacun exhibe ses martyrs et ses héros. Réticents envers l’action armée qui conduit à sacrifier des militants et à susciter une violente répression envers les civils – contrairement au PCF –, les socialistes se sont tournés durant l’Occupation vers l’activité de propagande, et donc vers les grands mouvements comme Combat, Libé- Grands moments Les socialistes profondément laïques, sont peu enclins à célébrer leurs martyrs dans des manifestations teintées de religiosité et de sentimentalisme. Au congrès de novembre 1944, si le mot « martyr » revient à sept reprises, ce qui en dit long sur l’esprit de l’époque, Daniel Mayer s’exclame « Nous ne battrons pas le tambour sur le cercueil de nos camarades ! ». Ils vont le payer cher. ration-Nord et Libération-Sud, ou vers l’action de renseignement. Ils ont donc moins de victimes à afficher et surtout, profondément laïques, sont peu enclins à célébrer leurs martyrs dans des manifestations teintées de religiosité et de sentimentalisme. Au congrès de novembre 1944, si le mot « martyr » revient à sept reprises, ce qui en dit long sur l’esprit de l’époque, Daniel Mayer s’exclame « Nous ne battrons pas le tambour sur le cercueil de nos camarades ! ». Ils vont le payer cher. À la Libération, les hommes issus du PS clandestin, conscients du rejet de vieux partis, hésitent à abandonner le nom « SFIO ». Pourtant, pour ne pas le laisser aux paul-fauristes qui cherchent à revenir, ils le reprennent tout en affirmant avoir été totalement renouvelés par la Résistance, ce qui est vrai au plan des hommes. Les socialistes pratiquent l’épuration la plus impitoyable de la classe politique. Aussi les Résistants, pris au sens large, occupent l’immense majorité des places dans le parti reconstruit : les « résistants socialistes » s’imposent à la direction du parti et, avec les « socialistes résistants », ils comptent pour 85 % des parlementaires de la SFIO tout au long de la IVe République1. Mais, les militants et une partie des cadres refusent l’élargissement du parti à ceux qui ne sont pas issus de l’organisation, freinant par là même le rajeunissement et la féminisation. Ce renouvellement endogène ne permet pas d’associer d’autres résistants à l’image du parti, comme sut si bien le faire le PCF avec ses compagnons de route. La Résistance devient vite pourtant un problème 79 pour les socialistes qui ratent une occasion de renouvellement doctrinal. Sur ce plan, le congrès de 1946 récuse les enseignements que Léon Blum a tirés de l’Occupation et de la Résistance, en rejetant le « faux humanisme » du vieux leader. Ce faisant, il liquide la direction issue de la Résistance en écartant Daniel Mayer. L’homme qui incarne la résistance socialiste se trouve marginalisé ainsi que les blumistes. En termes d’identité et d’image résistante, ce n’est pas sans conséquences. Le déficit de la mémoire de la Résistance socialiste Depuis la Libération, la mémoire socialiste de la Résistance n’a pu s’imposer et, au contraire, a subi les aléas chronologiques parallèles, mais néanmoins moins complexes que ceux de la mémoire nationale, pour lesquels l’historien Henri Rousso a pu distinguer six temps. Ils ont tout d’abord partagé, mais en mineur, le mythe de la France unie derrière résistante. On le sait, gaullistes et communistes forgent dans l’après-guerre deux mémoires concurrentes, mais complémentaires, de la résistance ; lesquelles écrasent toutes les autres, parmi lesquelles la mémoire socialiste. Les gaullistes célèbrent le rôle décisif de l’homme du 18 juin et de la France Libre, créent le mythe d’une France tout entière dressée contre l’ennemi derrière leur héros. Le PCF affiche l’image de premier parti de la résistance intérieure, de « parti des 75 000 fusillés » revendiquant fièrement ses martyrs, le courage de Le congrès de 1946 récuse les enseignements que Léon Blum a tirés de l’Occupation et de la Résistance, en rejetant le « faux humanisme » du vieux leader. Ce faisant, il liquide la direction issue de la Résistance en écartant Daniel Mayer. L’homme qui incarne la résistance socialiste se trouve marginalisé ainsi que les blumistes. 80 ses militants et prétendent incarner cette France tout entière par métonymie. Gaullistes et communistes diffusent la vision d’une France occupée dans laquelle la collaboration se réduit à un phénomène criminel et marginal, d’une « poignée de misérables ». Or, parmi la « poignée de misérables » se trouvent justement des socialistes, ou d’anciens socialistes comme Marcel Déat. Surtout, la majorité des anciens parlementaires socialistes a voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Aussi, depuis la Libération, les socialistes sont convaincus qu’ils souffrent d’une mauvaise image à cause de l’attitude des « traîtres » lors la Seconde Guerre mondiale2. Très vite des socialistes ont pris conscience de ce déficit d’image et espéré le combler. Ils ont demandé aux fédérations de faire connaître les leurs tombés dans le combat clandestin et d’écrire des monographies, mais les rares productions locales sont restées sans lendemain, alors que leurs concurrents faisaient paraître à profusion des hagiographies. Une brochure de Robert Verdier intitulée La vie clandestine du PS parue en 1944 aux Éditions de la Liberté n’a pas eu de prolongement durant plus de deux décennies. Leur combat mémoriel en ces années a surtout été mené par les municipalités socialistes baptisant des avenues Marx Dormoy, Léo Lagrange, Pierre Brossolette, ou Suzanne Buisson, par exemple. Daniel Mayer et ses amis, qui ont essayé d’entretenir la flamme du souvenir, semblent avoir espéré des travaux des historiens pour faire justice de l’action des leurs. Avec le président du Conseil Félix Gouin, ils ont été à l’origine de la création du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, animé par le socialiste Henri Michel, qui a rassemblé témoignages, documents et recherches sur la Résistance en général. Avec la guerre froide, qui redistribue en partie les cartes à partir de 1947, la défense de la mémoire résistante devient plus difficile. Face au retour des vichystes et du « vent mauvais », des résistants socialistes se dressent, combattant les lois d’amnistie, l’assimilation des hommes du STO à des déportés, en essayant d’entretenir la flamme, mais le temps n’est plus à l’autoglorification, plutôt à la La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Les socialistes et la mémoire de la résistance Le retour au pouvoir du général de Gaulle ranime la mémoire gaulliste, et par contre coup la mémoire communiste, à l’heure où les socialistes en crise se dispersent et sont au plus bas. Ce n’est qu’au lendemain des événements de 1968 que parait le seul et unique livre sur Les socialistes dans la Résistance, écrit par Daniel Mayer, une fois de plus gardien de la flamme. défense de la mémoire de la Résistance en général. Daniel Mayer se montre ainsi très actif au Comité d’action de la Résistance créé en 1948, pour maintenir, propager et exalter l’esprit de la Résistance. Le retour au pouvoir du général de Gaulle ranime la mémoire gaulliste, et par contre coup la mémoire communiste, à l’heure où les socialistes en crise se dispersent et sont au plus bas. Ce n’est qu’au lendemain des événements de 1968 que parait le seul et unique livre sur Les socialistes dans la Résistance, écrit par Daniel Mayer, une fois de plus gardien de la flamme. Il permet aux défenseurs de la mémoire socialiste de revendiquer leur part dans le combat de l’ombre, mais sa réception ne semble pas avoir été très large et il a vite été oublié. Les socialistes d’Épinay ont participé à leur façon au refoulement général de l’histoire de l’Occupation et de la Résistance par leur rejet de toute la période SFIO. Non seulement leur attitude n’a pas aidé à l’examen serein de l’histoire de la Résistance, mais, au contraire, a facilité des amalgames fâcheux, allant jusqu’à associer guesdisme (comprenez mollétisme) et collaboration. Progressivement la Résistance socialiste va être étudiée et redécouverte par des générations de politistes et d’historiens qui n’ont pas connu le conflit. Le premier d’entre eux a été Marc Sadoun dans les années soixante-dix3. Ouvrage pionnier, il est inscrit dans la lecture de ce temps, divisant les hommes en résistants, collaborateurs et attentistes, éclairant les forces et les faiblesses, il a surtout confirmé l’existence d’une résistance socialiste Grands moments bien réelle. Puis, de nombreuses monographies de mouvements et réseaux ont constaté, par-delà leur éclatement qui l’avait jusqu’alors masquée, la place majeure prise dans la Résistance par les socialistes. Un colloque, tenu en 1999, a constitué une avancée significative4 en faisant la synthèse de tous ces travaux. D’autres sont venus le confirmer depuis et une nouvelle synthèse serait possible désormais. Pour autant, cette reconnaissance scientifique, donc confidentielle, semble ne pas avoir eu d’incidence sur la mémoire militante socialiste qui ignore massivement aujourd’hui qui étaient LéonMaurice Nordmann, Jean Lebas, René Boulanger, Alexandre Fourny, Marie Oyon, Pierre et Andrée Viénot ou Isidore Berhneim pour ne citer qu’eux. Et cela à l’heure où, de façon insidieuse, des attaques d’adversaires intéressés fleurissent, les accusant de tous les maux dans cette période. Face à l’oubli et aux « assassins de la mémoire » Les polémiques à propos de François Mitterrand, après le livre de Pierre Péan Une Jeunesse française, ont ouvert une ère du soupçon et un cycle de dénonciations de l’action des socialistes dans les années noires. Les « assassins de la mémoire » chers à Pierre Vidal-Naquet ne sont pas seulement les négationnistes. À droite et à l’extrême droite, depuis des Les polémiques à propos de François Mitterrand, après le livre de Pierre Péan Une Jeunesse française, ont ouvert une ère du soupçon et un cycle de dénonciations de l’action des socialistes dans les années noires. À droite et à l’extrême droite, depuis des années, une active offensive de délégitimation est à l’œuvre, conduite notamment par des histrions qui prônent l’union des deux droites. 81 années, une active offensive de délégitimation est à l’œuvre, conduite notamment par des histrions qui prônent l’union des deux droites. Qu’Éric Zemmour soit le plus actif dans ce domaine sur Internet n’étonnera pas. En y tapant les mots « collaboration » et « socialiste », on trouve au premier rang une vidéo intitulée « la gauche fut la mère de la collaboration ! ». Elle débute par ce message écrit et répété à l’envie : « 80 % des collabos venaient de la gauche ! Eh oui, ça fait mal, mais c’est la vérité ! ». Sont cités pêle-mêle comme étant des hommes venus de la gauche : Pierre Laval, Pierre Drieu La Rochelle, Jean Luchaire, Jacques Doriot, Marcel Déat et bien d’autres. Citant le livre de l’historien israélien Simon Epstein, Un paradoxe français, Zemmour martèle « il y a des listes interminables ». Certaines défilent sous forme de panneaux et de photographies ou de courts extraits de discours de chefs de la collaboration classés à gauche. Parmi ces panneaux celui-ci : « Savez-vous que 12 des 17 ministres SFIO de la fin de la IIIe République furent exclus de ce parti après guerre pour leur comportement collaborateur avant ». À l’inverse sont glorifiés les « gens de l’Action française qui sont partis à Londres ou dans le maquis », les antisémites venus à Londres avec l’affirmation suivante : « Les premiers résistants, les premiers Français libres, furent pour la plupart des gens de droite, voire des gens qu’ils appellent de l’extrême droite et de l’Action française, par patriotisme ». Internet, source de documentation appréciable, est un miroir significatif des idées reçues et autres clichés. Tout un antisocialisme se nourrit de « révélations » sur cette période. On pourrait rire ou sourire face à la grossièreté de la manœuvre. Se dire qu’il s’agit d’une opération révisionniste interne à la droite, visant à nier la part première de ses devanciers dans la collaboration. Face à l’extrême droite raciste, on devine l’intérêt d’affirmer qu’il n’y a pas de ligne de partage entre les républicains et les ennemis de la démocratie et les antisémites, d’oublier que gaullistes et socialistes ont mené un combat en commun contre les fascismes allemands et français. On pourrait aussi se dire, 82 s’agissant de Zemmour, qu’il ne s’agit ici que d’un professionnel de la dénonciation de la gauche. Mais il suffit de voir le nombre de sites où sont diffusés ces listes et ces amalgames, d’en parcourir certains, pour voir combien ces thèses circulent. Plus grave, la maladresse de nombreux commentaires d’hommes de gauche qui s’efforcent de répondre à Les socialistes et la mémoire de la résistance ces attaques – sans connaissances sérieuses pour le faire – montre qu’elles ne sont pas sans effet et que les socialistes ont toujours mal à leur histoire. Aujourd’hui, alors qu’Internet devient le premier média populaire, la mémoire du rôle des socialistes dans la Résistance n’est pas considérée comme un enjeu par le Parti socialiste. À tort. 1. Noëlline Castagnez, Socialistes en République, Les parlementaires SFIO de la IVe République, Presses universitaires de France, 2004, 413 p. 2. Gilles Morin, « La trahison chez les socialistes, ou juger de ses traîtres durant la Seconde Guerre mondiale », dans Sylvain Boulouque et Pascal Girard, Traîtres et trahison, Paris, Seli Arslan, 2007, p. 124-141. 3. Marc Sadoun, Les socialistes sous l’Occupation, Paris, Presses de la FNSP, 1982. 4. Pierre Guidoni et Robert Verdier, Les socialistes en Résistance (1940-1944), Seli Arslan, 1999. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Laurent Jalabert est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Pau 1971, le congrès d’Epinay dans la mémoire des socialistes L e week-end du 11 au 13 juin 1971, date du congrès extraordinaire de l’unité du Parti socialiste (PS), reste gravé dans la mémoire des socialistes comme celle de la « renaissance du socialisme français » comme le mentionne dans un dossier la fondation Jean Jaurès1. Si l’histoire de ce congrès extraordinaire visant à l’unité des socialistes est désormais bien connue compte tenu de l’abondance des sources disponibles et de nombre des témoignages concomitants autour de son déroulement, sa mémoire agit souvent comme un miroir déformant pour la compréhension du socialisme français sous la Ve République. Instant clef de la refondation de la vie politique française, le congrès d’Épinay est une étape décisive, un accélérateur de la recomposition de la gauche socialiste au tournant des années 1970. Dans un processus entamé avec la fondation du nouveau régime, qui s’est traduit d’abord par la décomposition progressive de la SFIO et l’émergence de forces centrifuges groupusculaires (type PSU, ou clubs), puis par des tentatives fédératives aux contours variables (Grande fédération de Gaston Defferre, Fédération de la gauche démocrate et socialiste de François Mitterrand (FGDS), Nouveau Parti socialiste (NPS) d’Alain Savary, le congrès extraordinaire de juin 1971 est une étape centrale qui conduit la nouvelle équipe élue à transformer durablement les structures du parti et à établir une stratégie de développement neuve, plus en prise avec l’opinion et le contexte politique. Le processus unitaire ne s’achève d’ailleurs qu’en janvier 1975 avec l’inté- Les termes « renaissance », « naissance », « fondation » communément utilisés aujourd’hui notamment dans les récits – en particulier les témoignages de dirigeants d’alors –, relèvent plus de la logique du discours politique ou mémoriel que de celui de l’analyse de la recherche historique contemporaine. 84 1971, le congrès d’Epinay dans la mémoire des socialistes gration d’une partie du PSU, au congrès de Pau du PS, congrès qui vient parachever les Assises du socialisme de l’automne 1974. Les termes « renaissance », « naissance », « fondation » communément utilisés aujourd’hui notamment dans les récits – en particulier les témoignages de dirigeants d’alors –, relèvent plus de la logique du discours politique ou mémoriel que de celui de l’analyse de la recherche historique contemporaine. Sans renier le rôle décisif et central de ce congrès dans le processus de recomposition des forces politiques françaises au début de la Ve République – car le congrès agit sur la famille socialiste directement mais indirectement aussi sur le PCF et enfin sur la droite qui en sera rapidement embarrassée et qui sera d’ailleurs elle-même amenée à se recomposer assez rapidement après 1974 –, il convient ici d’examiner pourquoi il devient un congrès presque mythique aux yeux de ceux qui l’ont vécu, ou de ceux qui en conservent aujourd’hui la mémoire. Trois éléments peuvent expliquer l’importance de cette mémoire. L’unité tant attendue Le premier élément s’inscrit dans le contexte de l’époque. La gauche socialiste subit depuis la guerre d’Algérie une suite de crises politiques dont l’issue est tardive. Ces crises sont de natures diverses mais semblent ne plus pouvoir s’arrêter aux yeux de l’opinion : la position du gouvernement Mollet sur les affaires algériennes est une rupture évidente dans la mémoire de bien des socialistes, l’incompréhension entre le secrétaire général et les jeunes socialistes est évidente, l’ensemble des témoignages de Jean-Pierre Chevènement, Claude Estier, Michel Rocard, Pierre Joxe, Louis Mermaz, etc. sont en ce sens édifiants. Les ruptures sont ici individuelles, ou parfois plus politiques, en témoigne le départ d’Alain Savary du gouvernement. Second marqueur de la crise de confiance envers les dirigeants, le soutien aux institutions de la Ve République par la SFIO et l’appui au général de Gaulle La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 de Guy Mollet qui génère une incompréhension de bien des militants. Plus que contre l’homme, c’est contre les institutions d’un régime présidentiel que se positionnent certains socialistes qui vont alors se réfugier dans des groupements divers que fédéreront un temps le PSA, puis le PSU. Ces deux crises politiques majeures pour la famille socialiste ne sont pas les seules de cette période de la fin des années 1950 : les lézardes internes à la SFIO ont été nombreuses sur les questions européennes par exemple. La mémoire négative de tels événements est incontestablement survalorisée en 1971 au moment du congrès d’Épinay. Tous les récits mémoriels font de Guy Mollet, qui concentre autour de sa personne le souvenir de ces crises, l’ennemi de la recomposition et de l’unité. Épinay c’est enfin la sortie de la crise, et la sortie de Guy Mollet. L’unité est attendue avec force en 1971, parce que le socialisme français des années 1960 est éclaté, face à une droite coalisée derrière la figure du général de Gaulle, et face à un PCF fort qui apparaît comme un bloc monolithique. L’unité est aussi attendue parce que depuis les crises des années 1950, pendant plus de 10 ans, les forces socialistes, ou radicales-socialistes, n’ont pas été capables de faire un bloc uni face aux droites, voire même face au PCF. Elles ont essayé, avec l’aventure de la Grande fédération de Defferre qui tourne court avant même d’avoir commencé en 1963 ; avec l’essai de François Mitterrand par la FGDS, qui débouche sur la déroute de juin 1968 ; avec la difficile année 1969, le congrès manqué de l’unité – et oublié - d’Alfortville en mai et surtout le bancal ticket Defferre/ Mendès de juin 1969 qui s’achève par la débâcle électorale lors de l’élection présidentielle… La naissance d’un Nouveau parti socialiste la même année Tous les récits mémoriels font de Guy Mollet, qui concentre autour de sa personne le souvenir de ces crises, l’ennemi de la recomposition et de l’unité. Épinay c’est enfin la sortie de la crise, et la sortie de Guy Mollet. Grands moments n’y change rien, Alain Savary n’a pu coaliser toute la famille et passe deux années à tenter de faire taire les oppositions internes, celle du CERES et celle des amis d’André Chandernagor sur l’aile droite. Dans cette logique qui relève surtout de conflits de personnes ou de stratégies divergentes, la mémoire stigmatise là encore les responsabilités autour de Guy Mollet, comme celui qui bloque les processus entamés : ennemi juré de Defferre, refusant François Mitterrand, téléguidant Alain Savary… celui qui reste à la tête de la SFIO jusqu’en mai 1969 est incontestablement diabolisé – ce que les historiens nuancent souvent, sans le déresponsabiliser pleinement de son rôle carrefour dans la vie partisane des années 1960. Compte tenu de cette somme d’échecs répétés, Épinay est l’instant de la libération collective : « enfin l’unité retrouvée ! », et ce, même si le PSU reste en dehors, si les clivages ont été d’une virulence inouïe (les récits des protagonistes tournent souvent, chez les vainqueurs tout au moins, à des notes d’humour un peu acides). Épinay apparaît donc comme l’instant libératoire, le temps « t » où, enfin, la crise est derrière, son responsable – Guy Mollet - anéanti… La voie est libre pour la reconstruction. Telle n’était pourtant pas la réalité du moment, la coalition en place est très hétérogène (elle explosera dès janvier 1975, trois ans et demi plus tard, ce qui est très court) et l’opposition est encore en passe de se restructurer (Alain Savary choisira d’éviter le combat à partir de l’automne 1971 et le courant Mollet se disloquera dans les deux années qui suivent). Épinay, c’est la fin des « années horribles », de l’échec de la gauche face à la droite, de l’échec des socialistes face à un PCF puissant qui focalise tous les regards autour de lui, voire même de l’échec des socialistes face à l’émergence de courants alternatifs ou « gauchistes ». La mémoire d’Épinay intègre cet instant libératoire. Le renouveau partisan Épinay n’est pas qu’une libération dans la mémoire des socialistes. C’est aussi le début d’une recons- 85 Épinay n’est pas qu’une libération dans la mémoire des socialistes. C’est aussi le début d’une reconstruction partisane durable, dont le PS d’aujourd’hui est l’héritier. La mémoire est telle que l’on distingue même le NPS d’Alain Savary, du PS de Mitterrand, comme s’il s’agissait de deux mouvements indépendants l’un de l’autre. Il n’en est rien : le parti reste le même, le siège aussi etc. truction partisane durable, dont le PS d’aujourd’hui est l’héritier. La mémoire est telle que l’on distingue même le NPS d’Alain Savary, du PS de Mitterrand, comme s’il s’agissait de deux mouvements indépendants l’un de l’autre. Il n’en est rien : le parti reste le même, le siège aussi etc. et certaines stratégies évoluent peu, par exemple les rencontres avec le PCF qui existaient déjà, même si le contenu des discussions se transforme durablement. À Épinay, seule l’équipe de direction change. Mais il est vrai que celle-ci se montre immédiatement plus efficace que celle qui a précédé dans ses choix stratégiques et surtout dans son dynamisme : l’élaboration d’un nouveau programme était bien en œuvre au NPS, mais le Plan d’action socialiste, texte très idéologique, n‘avait séduit personne… Le « Changez la vie » de Jean-Pierre Chevènement, puis le Programme commun signé avec le PCF et le MRG, sont des textes qui font l’actualité et affolent la droite. Là où le NPS n’attire que l’indifférence, le PS attire les regards. Il en est de même à bien des niveaux : renouvellement des secrétaires fédéraux (A. Savary avait essayé maladroitement, F. Mitterrand et son équipe s’y emploient avec vigueur) ; développement d’une communication moderne (toujours appelée « propagande ») ; formation des dirigeants et des militants (par P. Joxe et L. Jospin) ; etc. Épinay devient l’instant où émerge une équipe neuve (ce qui serait à repositionner car la plupart des dirigeants ont déjà une longue carrière politique dans les groupuscules des années 1960, notamment les clubs) qui structure le parti durablement. Tout commence à Épinay dans la 86 1971, le congrès d’Epinay dans la mémoire des socialistes mémoire socialiste, les épisodes antérieurs, que l’historien retient comme des moments structurants de la recomposition des forces politiques, sont oubliés de la mémoire collective des socialistes. Une dynamique victorieuse Troisième et dernier élément évoqué ici, l’idée que 1971 serait un point de départ et 1981 un point d’arrivée. Autrement dit, le congrès d’Épinay serait bel et bien le congrès qui enclenche le processus de la dynamique de la victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981. La construction mémorielle s’appuie sur une réalité, la croissance du PS ou de ses représentants dans les divers scrutins : dès 1972, lors du référendum européen la position abstentionniste du PS lui permet de se démarquer et d’affirmer sa différence dans le jeu partisan, avec un relatif succès puisque les Français, déjà un peu boudeurs des questions européennes, ne se pressent guère pour voter. 1973, les élections législatives sont un moment clef dans le sens où elles portent la génération Épinay à l’Assemblée nationale. Pour l’historien, ces élections sont peut-être plus importantes que le congrès d’Épinay pour la structuration de la gauche socialiste, car elles permettent aux entourages de François Mitterrand de ne se consacrer qu’à la politique et de mieux organiser la vie interne du PS. La mémoire renvoie, on l’a dit, à 1971. 1974, une défaite, considérée comme une victoire morale : la dynamique victorieuse est attendue, l’écart de voix très court vient confirmer que le Premier secrétaire est l’homme de la situation, une fois encore, Épinay est à l’origine de ce vrai-faux succès… 1977, les élections municipales ajoutent une pierre à l’édifice. Si 1978 et 1979 sont des parenthèses, 1981 consacre enfin la stratégie du congrès de l’Unité. 10 ans pour reconquérir l’opinion et gagner, comme l’avait promis François Mitterrand quand il s’empare de la tête du PS ! Construire l’unité, construire le parti, construire la victoire… tels sont incontestablement les trois socles qui constituent la mémoire du congrès d’Épinay chez les socialistes. Cette perception n’est pas éloignée de la réalité, notamment de la réalité vécue par les militants comme par les dirigeants. Pour autant, l’historien la nuance. L’unité est une longue marche progressive, qui se situe en amont comme en aval de l’année 1971… et elle n’aboutit que parce qu’elle est le fruit d’un processus complexe antérieur qu’il faut comprendre et prendre en compte. La reconstruction du PS de la même façon ne date pas d’Épinay, même si elle s’accélère ensuite. Elle doit être resituée dans des ensembles élargis, par rapport à la vie politique française, ou par rapport à d’autres partis sociauxdémocrates européens… Dans cet ensemble, Épinay est un moment fort pour la vie intérieure du parti, mais non exclusif. Enfin, la victoire de 1981 repose sur la capacité du candidat socialiste à s’appuyer sur la dynamique de 1971, mais certainement moins que lors de son beau score de 1974. En 1981, il doit aussi son succès à l’affaissement du PCF dans l’opinion, aux errements de la droite… et au besoin d’alternance qu’exprime l’opinion, dans une situation économique difficile. Alors oui, 1971 est bien une date clef, un accélérateur de l’histoire du socialisme français, d’où une mémoire omniprésente, mais tout de même exagérée dans l’importance que les socialistes lui accordent parfois par rapport à des phénomènes plus lents, moins visibles et peut-être plus prégnants. Éléments bibliographiques Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Les socialistes français, l’ambition et le remords, Fayard, 2007. Laurent Jalabert, La reconstruction de la gauche socialiste (1968-1975), Mémoire d’HDr, IEP de Paris, 2007 (à paraître). Noëlline Castagnez, Laurent Jalabert, Marc Lazar, Gilles Morin, Jean-François Sirinelli, Le PSU, histoire et postérité, Rennes, PUR, 2013. 1. http://www.jean-jaures.org/Publications/Dossiers/Le-congres-de-l-Unite-a-Epinay-sur-Seine-les-11-12-et-13-juin1971-pour-la-renaissance-du-Parti-socialiste La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Gérard Bossuat est professeur des universités (Chaire Jean Monnet) à l’université de Cergy-Pontoise. Les socialistes dans la construction européenne. Bilan d’une histoire passionnée et complexe C et article a pour ambition de montrer quel attachement les socialistes français ont porté à l’effort de construction européenne depuis 1945. Le clivage politique sur l’Europe n’est pas une question de parti. Les questions des institutions, de l’élargissement, de l’approfondissement divisent les familles politiques. Quelle est la réponse des socialistes ? En 1920 les socialistes français ont soutenu le projet de « lien fédéral européen » d’Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères. Briand échoua, mais certains socialistes, briandistes aveuglés par leur foi européenne, ont accepté le projet nazi d’Europe nouvelle et la Révolution nationale de Vichy (Paul Faure, Charles Spinasse)1. Des États-Unis du monde aux États-Unis d’Europe Dans la Résistance, au sein du Comité d’Action socialiste (CAS) animé par Daniel Mayer, les chefs clandestins, inspirés par Léon Blum, estimaient indispensable de bâtir une organisation mondiale de sécurité. Léon Blum demanda en 1941 la création d’un « corps international puissant et efficace », supranational. Il écrivit, dans À l’échelle humaine, que la solution était d’incorporer « la nation allemande dans une communauté internationale » et de développer les forces démocratiques en 19392. À Alger en 1943, où siégeait le Comité français de Libération nationale (CFLN) de de Gaulle, les socialistes étaient plus favorables à une organisation internationale qu’à une union européenne. Le Populaire clandestin utilisa les termes de « société des États-Unis du Monde » et de « Super État… »3. 88 Les socialistes dans la construction européenne En novembre 1944, le Manifeste au peuple de France du PS invitait les Français à bâtir une « organisation mondiale de la sécurité collective » supranationale. Les États-Unis du monde étaient l’objectif principal des socialistes. En novembre 1944, le Manifeste au peuple de France du PS invitait les Français à bâtir une « organisation mondiale de la sécurité collective » supranationale4. Les États-Unis du monde étaient l’objectif principal des socialistes. La réalité à la Libération amena les socialistes français à recommander l’unité européenne en premier. En effet, les années 1946-1948 foisonnèrent de projets d’unité européenne à l’initiative des mouvements fédéralistes européens. Churchill, à Zurich en 1946, appuya les européistes confédéralistes. La guerre froide fit comprendre à Blum que la sécurité mondiale ne pourrait être assurée par une organisation mondiale. Il milita alors pour une union occidentale fédérale qu’il crut reconnaître, à tort, dans l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). Le Congrès à La Haye des européistes en mai 1948 fut à l’origine du Conseil de l’Europe (1949). Guy Mollet, secrétaire général du Parti socialiste, participa à la création du Conseil de l’Europe (5 mai 1949). Mais aucune union européenne fédérale n’en sortit de fait de la résistance des États aux abandons de souveraineté5. La SFIO défendait alors une Fédération européenne des peuples libres, y compris les Allemands. Les réseaux socialistes pour l’unité européenne dans les années cinquante Il est essentiel de dire que des réseaux européistes se sont organisé dans le parti et dans des associations spécifiques. Blum s’était converti à l’Europe et y avait amené Guy Mollet, secrétaire général de La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 la SFIO6. Guy Mollet investit les nouvelles organisations d’unité européenne. Ministre d’État chargé du Conseil de l’Europe (juillet 1950-août 1951), il présida l’Intergroupe socialiste du Conseil de l’Europe et le groupe socialiste de l’Assemblée commune de la CECA. Il fut élu président de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe le 21 mai 1954. Surtout, chef du gouvernement en 1956-1957, il mena à bien les négociations des Traités de Rome en s’appuyant sur des hommes sûrs : Alexandre Verret, Émile Noël, Robert Marjolin, ou encore Gérard Jaquet, Christian Pineau, et Maurice Faure. Jacques Piette, « un homme de l’ombre », s’occupa des questions économiques européennes, tout comme Michel Cépède des affaires agricoles. D’autres socialistes, André Ferrat, directeur d’un hebdomadaire, Demain, et Marceau Pivert, représentaient un autre groupe d’européistes, fédéralistes actifs et ardents. La commission des Affaires internationales (CAI) de la SFIO fut une source d’expertise sur les affaires européennes avec Gérard Rosenthal et Alain Savary. Les européistes de la SFIO étaient en relation constante avec des leaders et des militants sociaux-démocrates européens. Les débats sur la CED révélèrent la vigueur d’un courant socialiste hostile à la petite Europe et au réarmement de l’Allemagne autour de Jules Moch, Salomon Grumbach, Daniel Mayer. On trouvait donc parmi les socialistes des fédéralistes, mondialistes ou européens (André Ferrat), et des réalistes, attachés aux institutions d’unité créés par des compromis entre les partis politiques. Michel Cépède, Guy Mollet et même Léon Blum en furent de bons exemples. On trouvait parmi les socialistes des fédéralistes, mondialistes ou européens (André Ferrat), et des réalistes, attachés aux institutions d’unité créés par des compromis entre les partis politiques. Michel Cépède, Guy Mollet et même Léon Blum en furent de bons exemples. Grands moments Un mouvement fut très structurant pour les socialistes européistes, le Mouvement pour les ÉtatsUnis socialistes d’Europe (MEUSE). Marceau Pivert puis Gérard Jaquet en furent les animateurs. De dimension européenne, il accueillit libéralement en 1947 les socialistes allemands. La SFIO accepta les thèses du MEUSE. Mais le projet d’États-Unis socialistes d’Europe s’avéra utopique. Le MEUSE se transforma en Mouvement socialiste et démocrate pour les États-Unis d’Europe puis devint la Gauche européenne. Il adhéra au Mouvement européen. Un autre espace d’action européenne et internationale pour les socialistes était le Comisco (Comité pour les conférences socialistes internationales), devenu l’Internationale socialiste en 1951 à Francfort. Les partis socialistes européens débattirent de la Fédération européenne à Paris les 24-25 avril 1948.7 Mais les débats échappèrent aux Fédéralistes8. Les « eurosocialistes » français acceptèrent des compromis sur l’Union politique pour protéger la fraternité franco-britannique. Les mondialistes s’accrochèrent avec les Fédéralistes européistes. L’Internationale socialiste créa, en janvier 1953, un Comité européen qui participa à l’animation politique d’un espace public socialiste européen9. Les nouvelles institutions européennes facilitèrent l’expression politique des socialistes européistes. Un Intergroupe socialiste fut créé à l’Assemblée consultative et un Groupe socialiste à l’Assemblée commune de la CECA. La parole socialiste s’élabora et se croisa au sein de l’Intergroupe, du groupe socialiste de l’Assemblée commune et du bureau de l’IS. La naissance de deux nouvelles Communautés en 1957 entraîna la création d’un Bureau de liaison des partis socialistes des Communautés européennes. La prise en compte de l’Europe sociale fut un point fort des PS de l’Europe des Six. En revanche l’intervention de la puissance publique européenne dans l’économie suscita des conflits10. Avec l’élection au suffrage universel du Parlement européen en 1979, les partis socialistes organisèrent une Union des partis socialistes de la Communauté européenne (UPSCE) en 1974, transformée en 1992 en Parti des socialistes euro- 89 péens (PSE)11. L’UPSCE présenta un programme politique aux électeurs au moment des élections au Parlement européen non sans difficultés inhérentes aux logiques nationales des partis membres. Les socialistes acceptent le 9 mai 1950 et inventent la CEE Trois événements comptèrent dans les années cinquante : la déclaration Schuman du 9 mai 1950, une initiative de Jean Monnet et de Robert Schuman, la CED (1950-1952), rejetée en août 1954 et les Traités de Rome du 25 mars 1957. Un premier choc se produisit avec la Déclaration du 9 mai 1950. Jamais les socialistes n’avaient envisagé une petite Europe, hors du Conseil de l’Europe. Le Comité directeur de la SFIO souhaita immédiatement placer politiquement la future Haute autorité sous la direction du Conseil de l’Europe. Guy Mollet obtint de Jean Monnet la création d’une Assemblée démocratique. Les socialistes se résignèrent donc à la petite Europe des Six, l’Europe vaticane dirent-ils, parce qu’elle réalisait enfin des transferts limités de souveraineté dans un secteur décisif. Mais leur soutien s’effrita avec le projet de Communauté européenne de Défense (CED) du 25 octobre 1950, lancé par René Pleven et Jean Monnet. Certes la CED fut officiellement acceptée par la SFIO, et la signature du traité de la CED en mai 1952 provoqua l’étude d’un projet d’Autorité politique européenne (APE). Mais le projet d’APE était tellement fédéraliste qu’il effraya même Guy Mollet. 53 députés socialistes, contre la position de la SFIO, votèrent contre le traité de CED, le 30 août 1954. La rupture accéléra le trouble au sein de la SFIO sur la politique européenne. Elle perdure encore. En revanche, revenue au pouvoir en février 1956, la SFIO soutint Guy Mollet, chef du gouvernement, pour négocier la création de deux nouvelles communautés, la CEE et l’Euratom. Les motivations de Mollet relevaient de ses convictions personnelles, de son analyse du faible rôle de l’Europe au sein de l’Alliance atlantique12, de l’urgence à moderniser 90 Les socialistes dans la construction européenne le pays. Guy Mollet présenta aussi un programme d’Europe sociale, au service des travailleurs, à côté d’une Europe des marchands. Guy Mollet fut l’un des fondateurs de l’Europe, en dépit des difficultés économiques conjoncturelles13. Sauver les Communautés (1958-1981) La période gaulliste, pompidolienne et giscardienne comprise entre juin 1958 et mai 1981, fut majoritairement un temps d’opposition des socialistes. Ils soutinrent de Gaulle en juin 1958 qui accepta les Communautés. Mais ils affichèrent des convictions européennes incompatibles avec l’Europe des États du président de la République. Ils voulaient une Europe unie, démocratique et socialiste, solidaire et harmonisée économiquement14. Réagissant à la crise de la chaise vide à Bruxelles (juin 1965), provoquée par le général de Gaulle, la SFIO dénonça l’Europe des nationalismes15. Les socialistes exigèrent de passer au vote à la majorité qualifiée au Conseil des ministres des Communautés. La SFIO recommanda l’adhésion de la Grande-Bretagne aux Communautés, et, comme Monnet, le rééquilibrage de l’OTAN par une Union européenne élargie. La position de la SFIO était d’obtenir des transferts de souveraineté des États « dans des domaines précis et limités » à un pouvoir politique européen16. En bref, la SFIO proposait La CED fut officiellement acceptée par la SFIO, et la signature du traité de la CED en mai 1952 provoqua l’étude d’un projet d’Autorité politique européenne (APE). Mais le projet d’APE était tellement fédéraliste qu’il effraya même Guy Mollet. 53 députés socialistes, contre la position de la SFIO, votèrent contre le traité de CED, le 30 août 1954. La rupture accéléra le trouble au sein de la SFIO sur la politique européenne. Elle perdure encore. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Le programme de François Mitterrand, candidat d’opposition, à la présidentielle en 1965, imaginait audacieusement « l’élargissement du secteur commun au plan, à la santé, à la recherche, à la monnaie ». La FGDS, née en septembre 1965 (SFIO, Radicaux, UDSR, CIR, autres clubs, Cercles Jean-Jaurès), s’avéra très fédéraliste. une Europe ouverte aux Britanniques, anticapitaliste, planifiée démocratiquement17. Elle dénonçait les dérives technocratiques de Bruxelles18, le tout libre-échange du Marché commun, tandis que l’Europe sociale et citoyenne était oubliée. Malgré ces limites, les socialistes concluaient qu’il était utile de construire une économie de marché, libérale certes mais apte à évoluer sur leurs positions. Le programme de François Mitterrand, candidat d’opposition, à la présidentielle en 1965, imaginait audacieusement « l’élargissement du secteur commun au plan, à la santé, à la recherche, à la monnaie ». La FGDS, née en septembre 1965 (SFIO, Radicaux, UDSR, CIR, autres clubs, Cercles Jean-Jaurès), s’avéra très fédéraliste. L’Europe serait intégrée politiquement et économiquement. L’union serait démocratique, conduite par un Parlement européen aux pouvoirs élargis, alliée égale des États-Unis dans l’OTAN19. L’influence de Monnet était visible. La FGDS renforçait l’esprit européen de la gauche française modérée20. Mais après la fusion entre la Convention des Institutions républicaines (CIR) et le Nouveau PS d’Alain Savary, François Mitterrand, élu premier secrétaire du Parti socialiste au congrès historique d’Épinay (11-13 juin 1971), proposa l’union au PCF. L’union comprenait la construction européenne et les socialistes prônaient un renforcement des politiques communes. Toutefois par anti-pompidolisme, le PS appela à l’abstention au référendum sur l’adhésion de la Grande-Bretagne aux Communautés, en 1972. Mitterrand devait être prudent ; c’est pourquoi le programme commun de la gauche déve- Grands moments loppa un programme européen minimum. En effet la nouvelle gauche n’était pas toujours favorable à la CEE par anticapitalisme comme les Rocardiens en 1974 ou la CERES de Jean-Pierre Chevènement. Le congrès de Bagnolet (décembre 1973) trancha en faveur de l’intégration européenne et de François Mitterrand. Le PS approuva la création d’une institution commune nouvelle, le Conseil européen des chefs d’États et de Gouvernement, proposée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, à l’initiative de Jean Monnet. L’Europe de Mitterrand (1981-1995) et de Jospin (1997-2002) Les 3 propositions sur l’Europe dans les 110 propositions du candidat Mitterrand étaient très nettes : « une France forte dans une Europe indépendante »21. Pourtant mai 1981 ne fut pas placé sous le signe de la solidarité européenne puisque le gouvernement Mauroy décida une relance économique nationale. C’est seulement à la fin de 1981 que Pierre Mauroy fit des propositions de relance économique concertée, sans être entendu. Les socialistes proposaient un espace social européen, une relance européenne contre le chômage, la définition d’une identité européenne. En mars 1983, Mitterrand prit avec Jacques Delors le fameux tournant de la rigueur qui supposait de rester dans le SME et de faire appel à la solidarité européenne. Mitterrand devint alors vraiment européen, comme l’explique André Chandernagor, ministre des Mitterrand voulait travailler en confiance avec le chancelier allemand. Il lui inspira confiance en soutenant le déploiement en Allemagne des nouveaux missiles nucléaires américains, Pershing II, contre les SS 20 soviétiques. Une communauté de destin franco-allemande naquit selon les mots du Président lui-même. 91 affaires européennes de 1981 à 198322. Il inspira des politiques européennes exigeantes autour de 4 thématiques : la PESC, l’Europe sociale, l’Europe de la culture et l’Europe de la haute technologie. Il voulait travailler en confiance avec le chancelier allemand23. Il lui inspira confiance en soutenant le déploiement en Allemagne des nouveaux missiles nucléaires américains, Pershing II, contre les SS 20 soviétiques. Une communauté de destin francoallemande naquit selon les mots du Président luimême24. Le Conseil européen de Fontainebleau de juin 1984 régla la participation britannique au budget commun et deux pistes importantes furent ouvertes : l’Europe des citoyens (comité Adonnino) et l’Union européenne (comité Dooge). Mitterrand et Delors achevèrent le Marché commun avec l’Acte unique européen. Mitterrand lança l’Union économique et monétaire (UEM) appuyé par Delors en 1989 et l’Union politique25. Le traité instituant une union européenne à Maastricht fut signé le 7 février 1992. Mais face à l’influence croissante du néo-libéralisme reaganien et thatchérien, les partis socialistes et sociaux-démocrates, bons défenseurs du modèle social européen, furent incapables de donner le sentiment d’offrir une alternative au néolibéralisme ambiant. À Paris, le secrétariat national aux affaires européennes (Gérard Fuchs), se montra très attentif au volet social européen alors que tous étaient fascinés par la politique monétaire26. La France de Mitterrand prit des initiatives de politique sociale avec un texte sur le dialogue social européen et une proposition de passage à la règle de la majorité dans le domaine social27. L’arrivée au pouvoir, comme Premier ministre de la cohabitation, de Lionel Jospin, en juin 1997, rouvrit le débat sur la politique européenne. Jospin mit des conditions au passage à la monnaie unique, car la gauche jugeait que la croissance n’était pas suffisamment prise en compte par « le Pacte de stabilité et de croissance »28. Dominique Strauss-Kahn, nouveau ministre des Finances, tenta vainement d’imposer un « Pacte de croissance et pour l’emploi ». Jospin réclamait l’installation d’un « gouvernement économique européen » que l’article 103 92 Les socialistes dans la construction européenne du traité de Maastricht permettrait d’après Jacques Delors29. Jospin dut se résigner au Pacte de stabilité, façon allemande. Il obtint tout de même la tenue d’un Conseil européen sur la politique sociale en novembre 199730. Le débat sur le traité constitutionnel du 29 octobre 2004, un compromis entre la méthode communautaire et la coopération intergouvernementale, mobilisa en sa faveur l’UMP, l’UDF, le Parti socialiste, les Verts, les Radicaux de gauche, tandis que certaines droites (Front national, souverainistes), le Parti communiste et l’extrême gauche, des socialistes minoritaires et les alter mondialistes s’y opposèrent. Une véritable passion saisit l’opinion publique prise dans un maelstrom de désinformation et de démagogie. Les eurosceptiques accusèrent l’Europe de Bruxelles d’être la cause des difficultés économiques et sociales. Le 29 mai 2005, 54,7 % des électeurs français repoussèrent le traité. Les socialistes étaient partagés voire déchirés sur la nature des institutions européennes. Devaient-elles être fédérales ou non ? Le concept delorien de Fédération d’États nations était une réponse intéressante mais imprécise. Face à l’impasse du traité constitutionnel, le président Sarkozy proposa un mini traité tandis que le PS demandait un référendum sur une convention institutionnelle. Une Conférence intergouvernementale rédigea ce qui devint le traité de Lisbonne, le 13 décembre 2007. Les positions socialistes sur l’unité européenne ont évolué. L’Europe anticapitaliste a cédé la place à l’économie sociale de marché. L’affichage d’un caractère propre européen dans les domaines de la défense, de la culture, de l’agriculture, du commerce pour préserver l’emploi s’était affirmé et Mitterrand ancra la France dans une nouvelle loyauté envers les institutions européennes. Néanmoins les socialistes sont toujours confrontés à des choix capitaux en matière de démocratie, de lutte contre la corruption, de frontières de l’Union, de contrôle des banques, d’immigration et de démographie. Ils ont formulé des demandes d’action contre le chômage qui n’ont pas trouvé de solution au niveau européen… Le mouvement socialiste français est La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 encore troublé par la mondialisation. Il ne peut plus proposer la planification économique comme moyen de résoudre la crise dont la nature radicalement nouvelle n’est pas toujours bien analysée. Le bilan des socialistes français pour l’unité européenne est considérable31. Ils ont négocié les traités de Rome et de Maastricht. Ils ont fourni de grands acteurs de l’unité européenne : Léon Blum, Guy Mollet, François Mitterrand et Jacques Delors. Ils ont reconnu l’intérêt de la Déclaration Schuman du 9 mai 1950, mais fait capoter la CED. Ils ont sauvé, avec les centristes, les Communautés européennes durant la période gaulliste. Le PS est un concentré contradictoire des aspirations européennes du peuple de gauche. La crise du modèle industriel appelle des innovations conceptuelles et techniques que les socialistes doivent porter au niveau européen. Le socialiste François Hollande, président de la République, affiche une franche volonté de faire repartir l’Union européenne : « Faire l’Europe, ce n’est pas défaire la France. C’est en renforçant l’Europe que l’on renforcera la France », dit-il le 14 janvier 2014, reprenant les mots de Bidault de 195332. Les directions sont connues : convergence franco-allemande de la politique sociale, création d’une grande entreprise franco-allemande afin de réussir la transition énergétique, responsabilité franco-allemande pour le maintien de la paix, gouvernement économique de la zone euro. Les obstacles le sont aussi : diversité d’approche du mouvement socialiste et socialdémocrate européen, changement de paradigme économique pour les anciens États industrialisés, opinions publiques stupéfiées par la mondialisation. Le socialiste François Hollande, président de la République, affiche une franche volonté de faire repartir l’Union européenne : « Faire l’Europe, ce n’est pas défaire la France. C’est en renforçant l’Europe que l’on renforcera la France », dit-il le 14 janvier 2014, reprenant les mots de Bidault de 1953. Grands moments 93 1. Marc Sadoun, les socialistes sous l’occupation, résistance et collaboration, Presse la FNSP, 1982, p. 55. 2. Wilfried Loth, « L’Europe dans la pensée de Léon Blum pendant la Deuxième guerre mondiale », in René Girault, Gilbert Ziebura (dir) Léon Blum, socialiste européen, Complexe, 1995, p. 84. Léon Blum, A l’échelle humaine, in L’Œuvre de Léon Blum, Albin Michel, Paris, 1945. 3. Daniel Mayer, les Socialistes dans la Résistance, PUF 1968 p. 219 et seq. 4. « Manifeste au Peuple de France », adopté par le Congrès de novembre 1944, in l’OURS, Cahiers et Revue, Histoire du PS SFIO 24e partie août 1944-juin 1945, n° 170, Juillet-août 1986, p. 10. 5. Jean-Michel Guieu et Jean-Christophe Le Dreau, The Hague, congress of Europe (1948-2008), Euroclio, PIE, Peter Lang, 2009, 6. Sur son itinéraire européen voir Denis Lefebvre, Guy Mollet, le mal aimé, Plon, 1992 ; voir Gérard Bossuat, « Guy Mollet : la puissance française autrement, 1956-1957 » Relations Internationales n° 57, printemps 1989, p. 25-48 ; Marie-Thérèse Bitsch (textes réunis par), Jalons pour une histoire du Conseil de l’Europe, (colloque de Strasbourg du 8-10 juin 1995), Peter Lang, (Euroclio), Berne, 1997, p 249-276. Marie-Thérèse Bitsch (sous la direction de), Le couple France-Allemagne et les institutions européennes, une postérité pour le plan Schuman, Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 325-351. 7. 5 APO 1, archives A. Ferrat, conférence des PS européen, avril 1948, A. Ferrat à Morgan Phillips, secrétaire du Labour Party, 30 mars 1948. 27 APO 1, archives Jacques Piette, dr. 3 conférences des partis socialistes européens avril 1948, Programme général. 8. 5 APO 1, archives A. Ferrat, conférence des PS européen, avril 1948, Lettre de Spinelli (Ursula) à Ferrat Milano, 11 April 48. 9. Archives Guy Mollet, AGM 59, Dr Grande-Bretagne, lettre manuscrite de P. Gordon Walter à Guy Mollet qui a donné son accord par téléphone le 5 mai 1971 ; l’appel est signé par Roy Jenkins, Denis Healey, Michael Stewart, Douglas Houghton. 10. 27 APO 3, archives Jacques Piette, Marche commun, Euratom, Dr 3 Bureau de liaison des communautés européennes, Piette à F. Georges 28 avril 1966. 11. Une History of the PES, 1957-1994, a été écrite par Simon Hix, research paper, Edited by Peter Brown-Pappamikail, Party of the European Socialists, 1995, révisé en 2000 ; voir aussi Kevin Fatherstone, Socialist Parties and European Integration. À comparative history, Manchester, 1988. 12. Pierre-Olivier Lapie, De Léon Blum à de Gaulle, Fayard 1971, p. 732. Pierre Gerbet, La construction européenne, Imprimerie Nationale, Paris, 1983, réédition 1994. p. 207-212. Jean-Pierre Rioux, la France de la Quatrième République, t.2, L’expansion et l’impuissance, 1952-1958, NHFC, Seuil, 1983, p. 119. 13. Lettre de Jean Monnet à Suzanne Mollet, 28 septembre 1977, in Cahiers et revues de l’OURS, n° 98, « Guy Mollet et l’Europe, conférence-débat sur l’Europe, Arras, le 1er octobre 1977 », p. 9. Démocratie, n° 7, 11 XII 1959, « Perspectives économiques du marché commun ». 14. Discours de Guy Mollet, septembre 1964, Rome, 6e congrès des PS de la CEE in Textes et discours, 25 ans d’action socialiste, OURS, 1985, p. 12. 15. Cahiers et revue de l’OURS, p. 22, n° 194, conseil national du 30 octobre 1965 ? 16. La bataille socialiste, Guy Mollet « quelques idées simples sur l’Europe », juin 1972 in Textes et discours, op. cit. p 18 et 19. 17. Cahiers et Revue de l’OURS, 201, septembre-octobre 1991, p. 3. 18. discours devant les PS de la CEE, Rome, septembre 1964, op. cit, p. 14. 19. Charte européenne publiée dans Cahiers et revue de l’Ours, 194, juillet-août 1990, p. 29. 20. Cahiers et revue de l’Ours, 197, janvier-février 1991, le programme du 14 juillet 1966, p. 22. 21. http://www.lours.org/default.asp?pid=307. 22. Entretien avec E. Du Réau, entretiens n° 2. 23. François Mitterrand. De l’Allemagne, de la France, Paris, Éditions Odile Jacob, avril 1996, Paris, Odile Jacob, 1996., 250 pages. 24. Discours prononcé par M. François Mitterrand, Président de la République française, devant le Bundestag à l’occasion du 20e anniversaire du Traité franco-allemand de coopération, Bonn, jeudi 20 janvier 1983 ; Source : service de presse de la Présidence de la République. Phrase de F. Mitterrand dans son introduction à Réflexions sur la politique extérieure de la France, 1986. 25. Libération, 1er septembre 1992 p. 4 et 5 94 Les socialistes dans la construction européenne 26. Régis de Bérenger, 8 juin 1991, « le Dialogue social européen » p. 12, Cahiers et revues de l’OURS, n° 302, novembre-décembre 1991. 27. Denis Bonvalot, 8 juin 1991, « le Dialogue social européen », Cahiers et revues de l’OURS, n° 302, novembredécembre 1991, p. 18. 28. Ce pacte adopté par le traité d’Amsterdam, imposé par Théo Waigel, ministre allemand des finances, impose aux États de la zone euro d’avoir à terme des budgets proches de l’équilibre ou excédentaires. Le déficit budgétaire ne doit pas être supérieur à 3 % du PIB. 29. Traité sur l’Union européenne, Journal officiel n° C 191 du 29 juillet 1992 Source URL http.//eur-lex.europa.eu/fr/ treaties/dat/11992M/htm/11992M.html. Interview de Jacques Delors à Libération le 22 mai 1997. 30. Alain Lipietz,.« L’Europe de Pörtschacht », Politis, 19 novembre 1998. 31. Denis Lefebvre, les socialistes et l’Europe, de la résistance aux traités de Rome, L’Encyclopédie du socialisme, 2007. Gérard Bossuat, La France et la construction de l’unité européenne, de 1919 à nos jours, Paris, Armand Colin, octobre 2012. 32. Gérard Bossuat, Faire l’Europe sans défaire la France, 60 ans de politique d’unité européenne des gouvernements et des présidents de la République française (1943-2003), PIE Peter Lang, Bruxelles, 2006. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Vincent Chambarlhac est historien à l’université de Bourgogne. La « deuxième » gauche et l’histoire. Un usage, une ressource, un procès «J e voudrais maintenant revenir sur la “Deuxième gauche”. Pour l’information de certains de nos amis ici présents, quand Hervé Hamon et Patrick Rotman ont titré La Deuxième gauche (Seuil, 20021), un livre qui était en fait une espèce de monographie de la matrice de cette Deuxième gauche qu’était devenue la CFDT, j’ai hurlé d’horreur et d’inquiétude ! L’idée que ce que nous représentions dût être distingué, isolé, défini, par rapport à une autre gauche, fort critiquable, était évidemment une sottise. Il nous fallait être le sel de la terre, il nous fallait section par section, de Carpentras à Trou-Les-Ogres en passant par Wattrelos et le XIIe arrondissement de Paris, être capables de convaincre, de faire changer petit à petit. Le jour où l’expression « Deuxième gauche » a été employée pour nous définir, nous devenions isolables, mesurables, et naturellement plus faciles à vaincre. C’est ce qui s’est passé2. » Michel Rocard conclut alors une journée d’étude, tenue à la BNF le 7 mars 2007, à l’occasion du dépôt des archives de Jacques Julliard. Le titre de cette journée, Pour une histoire de la Deuxième gauche vaut introduction de mon propos. L’histoire de la « deuxième » gauche serait à écrire et, dans la citation rocardienne, on entendra que l’acte même de nommer par l’écriture journalistique cette mouvance du socialisme français vaut défaite. L’histoire s’écrirait ainsi au vif d’une mort proclamée. En 1982 d’abord, par l’opus d’Hamon et Rotman, en 2006 quand Michel Rocard pour Esprit estime cette histoire « au goût d’inachevé », mais aussi en 2007 par cette journée, puis en 2010 sous la plume de Jacques Julliard3… Brisons là les nécrologies, parions que toutes trahissent une forme singulière du rapport à l’histoire de cette expérience. Trois motifs permettent d’en tracer les contours : l’usage, la ressource, le procès. Auparavant, une précision : dès son unification en 1905, le socialisme français voit chacune de ses tendances se construire dans un rapport à l’his- 96 La « deuxième » gauche et l’histoire. Un usage, une ressource, un procès toire. Celle-ci peut être immédiatement antérieure à la naissance de la SFIO, et rappeler les chapelles socialistes d’antan, ainsi des guesdistes, puis des néo-guesdistes. Cette histoire rappelée, peut aussi puiser ses racines dans le long XIXe siècle, celui du socialisme utopique de Proudhon, Cabet, Fourrier… Ainsi, la « deuxième gauche » se démarque en ce sens peu des tendances socialistes. La novation de son rapport à l’histoire tient à l’ampleur de l’opération intellectuelle qu’elle réalise ; ampleur que l’on doit corréler au défi qui fut le sien : comment légitimer la place de ses nouveaux militants, souvent issus d’une confédération à peine déchristianisée – la CFDT – et parfois rebelles au marxisme, dans un parti qui, bien que refondé est encore alors doté d’un surmoi marxiste, historiquement structuré par la laïcité4 ? Comment donc s’inscrire, participer, tout en construisant une identité singulière ? Un usage La « deuxième » gauche naît de sa démarcation avec la première. Elle en constitue le revers dans le processus de refondation du socialisme français après les Assises du socialisme en 1974. Elle n’a pas alors de nom, se fond dans la majorité, serait le « courant des Assises », soit un renouveau par l’apport de militants issus des clubs, du PSU, venus de la CFDT notamment, des militants dont une part La « deuxième » gauche naît de sa démarcation avec la première. Elle en constitue le revers dans le processus de refondation du socialisme français après les Assises du socialisme en 1974. Elle n’a pas alors de nom, se fond dans la majorité, serait le « courant des Assises », soit un renouveau par l’apport de militants issus des clubs, du PSU, venus de la CFDT notamment, des militants dont une part se distingue par le catholicisme. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 se distingue par le catholicisme. La « deuxième » gauche alors n’a ni nom, ni lieu dans le parti, sinon celui d’une composante de la majorité. Une mouvance ou une sensibilité donc, aux contours arasés par la logique de la synthèse majoritaire. 1977 vaut borne de ce processus. Au Congrès de Nantes, Michel Rocard énonce la distinction canonique sur les « deux cultures » du socialisme français, à la surprise de ses proches si l’on suit Robert Chapuis, à l’exception d’une petite équipe intellectuelle animée par Patrick Viveret, Pierre Rosanvallon. Ceux-ci amplifient cette distinction par un court opus publié au Seuil dans la collection dirigée par Jacques Julliard, Pour une nouvelle culture politique. L’histoire est là immédiatement conviée. Ce travail intellectuel l’utilise aux fins d’invention d’une tradition, qui se donne en 1977 sous la forme d’une culture politique marquée par la thématique autogestionnaire propre aux lendemains de Mai 68, impulsée notamment par la CFDT, reprise par le courant rocardien. La « deuxième » gauche qui n’est alors que l’une des deux cultures du parti socialiste se décline par la projection sur le passé du mouvement ouvrier des effets de Mai 68. Des racines s’exhument, une tradition oubliée – entendre dans les termes de l’époque refoulée par le marxisme – se révèle. Cette construction intellectuelle s’enracine dans la culture des socialistes par de constants rappels historiques. L’histoire forme l’élément central de la définition de la « deuxième » gauche dans une logique partisane. Elle s’énonce ici sous la forme de couples janusiens donnés par Robert Chapuis comme évidents en 2007 : « La deuxième » gauche, pour faire bref, a préféré Proudhon à Marx, Jaurès à Guesde, Mendès France à Guy Mollet… et Rocard à Mitterrand. On l’accuse parfois de vouloir diviser la gauche, alors que l’union est nécessaire pour battre la droite ; on se trompe sur sa nature : il ne s’agit pas de se préférer au reste de la gauche ; il s’agit de faire sa place à une part essentielle du mouvement socialiste en France5 ». La scansion des noms rejoue sans cesse la querelle séminale « des deux méthodes du socialisme fran- Grands moments « La deuxième gauche, pour faire bref, a préféré Proudhon à Marx, Jaurès à Guesde, Mendès France à Guy Mollet… et Rocard à Mitterrand. On l’accuse parfois de vouloir diviser la gauche, alors que l’union est nécessaire pour battre la droite ; on se trompe sur sa nature : il ne s’agit pas de se préférer au reste de la gauche ; il s’agit de faire sa place à une part essentielle du mouvement socialiste en France ». (Robert Chapuis en 2007) çais » ; elle indique également la construction de la « deuxième » gauche contre le marxisme de la première. À cette fin, la coupure d’octobre 1917 et la scission de Tours sont révoquées, au profit d’une inscription temporelle plus longue marquée par la référence à Proudhon. L’histoire est là ressource identitaire, ce caractère se marque dans les revues et les essais de la « deuxième » gauche. Une ressource Cet usage est aussi un « faire » de l’histoire comme on « fait » de la politique. Il y a là plus qu’un jeu sur le titre de la revue rocardienne depuis 1975 (Faire) et sur le succès éditorial des trois tomes de Faire de l’histoire dirigée par Jacques Le Goff et Pierre Nora en 1975, largement médiatisé par Le Nouvel Observateur, autre pilier intellectuel de la « deuxième » gauche. La revue Faire précise, à l’occasion de l’ouverture d’une rubrique justement consacrée à l’histoire, La mémoire ouverte : « La façon dont on conçoit l’histoire est déjà un enjeu politique, pour bien faire de la politique, il faut faire de l’histoire6 ». La genèse de la rubrique suit le discours sur les deux cultures. Ses premiers articles jalonnent la question de l’union de la gauche, ainsi de l’article du n° 36 (1978) consacré au programme commun et au programme communiste. De facto, ce qui se joue dans cette rubrique 97 participe d’une opposition feutrée mais résolue à la question du PCF dans l’union de la gauche. À sa manière, la rubrique procède du front antitotalitaire repéré par Michaël Scott Christofferson, Faire s’intègre à un dispositif plus ample où l’on repère Le Nouvel Observateur et Esprit, dont Jacques Julliard constitue le pivot, sinon la clef de voute7. L’histoire participe alors d’un travail plus ample de réinterprétation du parcours des gauches et de l’histoire du mouvement ouvrier. Dans cette logique, la notion de culture politique avancée par Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret joue un rôle axial : elle agit comme catégorie contre l’idéologie – cette dernière se corrélant au marxisme des « néo-guesdistes » à l’intérieur du PS (soit la première gauche), et au PCF. Mais la culture politique autorise également une relecture de l’histoire ouvrière. Établie au vif du présent par la thématique autogestionnaire, elle reconstruit cette histoire, la recentrant systématiquement sur cette « seconde culture » déjà là, mais qui constitue la part d’ombre de la première gauche. Soit un stock d’expériences qu’il s’agit de relire, et méditer à nouveau frais. Ce dessein est parfaitement repérable dans Faire après le congrès de Metz (1979). La Mémoire ouverte présente, en avril 1979, le lexique de la social-démocratie, arguant d’une réflexion sur sa pérennité dans le cadre des polémiques. Révisionnisme paraît le terme clé, rapidement dans cette logique lexicale, la rubrique mute, s’entendant foucaldienne : à la mémoire ouverte succède « Les mots et les choses ». Cette approche « politique » de l’histoire du socialisme français s’appuie sur des essais (ainsi du Marxisme introuvable de Daniel Lindenberg)8, et recoupe pour partie l’histoire scientifique du mouvement ouvrier. La méthode, dans son usage de l’histoire, est identique à ce que Jacques Julliard fit, comme historien, pour la CFDT, exhumant le syndicalisme révolutionnaire pour légitimer l’ancrage de celle-ci9. Les ouvrages de Georges Lefranc pour se saisir du planisme et du révisionnisme sont aussi fréquemment cités, malgré le parcours vichyssois du militant socialiste devenu historien10. Partageant les conclusions d’Annie 98 La « deuxième » gauche et l’histoire. Un usage, une ressource, un procès La « Deuxième gauche » réinterprète et recodifie l’histoire du mouvement ouvrier français au XXe siècle. Ce travail convoque des figures oubliées comme Georges Sorel – à qui bientôt Jacques Julliard consacre une revue –, mais aussi Henri de Man et le planisme en tant que ce dernier pose la question de l’État. Kriegel sur la greffe du bolchevisme sur le corps du mouvement ouvrier français, cette approche tend à privilégier la Belle époque, et voit dans 1917 une coupure radicale pour l’histoire du socialisme français. La « Deuxième gauche » réinterprète et recodifie l’histoire du mouvement ouvrier français au XXe siècle. Ce travail convoque des figures oubliées comme Georges Sorel – à qui bientôt Jacques Julliard consacre une revue –, mais aussi Henri de Man et le planisme en tant que ce dernier pose la question de l’État. Il s’agit alors de circonscrire le politique à l’œuvre dans ce travail sur l’histoire. L’enjeu est là, métapolitique au sens gramscien : le pouvoir importe moins alors, dans l’efficace du politique, que les mots pour décrire la tâche à accomplir : faire société, en s’appuyant sur la société civile. Il y a dans cette lecture tout le sel des nécrologies successives de la « deuxième gauche » : elle triomphe quand elle disparaît, elle meurt puisque les mentalités changeant, son œuvre est accomplie – ou en voie de s’accomplir – en 1983 (tournant de la rigueur) ou ensuite. Somme toute, et de manière provocante, on jugera que la réussite de cette stratégie métapolitique s’acte par les arguments du tournant, du reniement, de la trahison, imputés à la « première » gauche au pouvoir. Il faut donc à la « deuxième » gauche perdre dans l’arène du parti pour que la réalité acte médiatiquement sa victoire… L’histoire est centrale dans ce mouvement puisque, mezzo voce, elle est instance de jugement sur le présent des politiques menées par le parti en responsabilité. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Un procès Cette configuration articule le paradoxe des procès auxquels la « deuxième » gauche participe. Deux logiques les ourdissent. La première, la plus connue – et sans doute la plus récurrente –, tient à l’étrangeté de celle-ci au monde du socialisme français. Elle est « américaine » et non seconde selon le CERES, et l’argument vise ainsi à discréditer des orientations plus nettement actées sur la société civile. Il faut concevoir le militant comme « un nouvel entrepreneur » écrivent Rosanvallon et Viveret en 197711. Ce lexique de l’entreprenariat, les références américaines, trouvent dans l’évolution de la Fondation Saint-Simon, actrice du « moment tocquevillien » de la pensée politique française dans la décennie 1980 un nouveau souffle. La « deuxième » gauche est là fourrier d’une restauration libérale. La première synthèse historique sur cette décennie s’écrit ainsi12. Cette première ligne de procès ressort à la logique de la part d’ombre, inhérente au rapport de la « deuxième » à la « première » gauche. Elle est suffisamment connue, et arme encore une part de l’histoire critique des intellectuels. L’autre volet de cette logique du procès construit la « deuxième » gauche en recours face aux errements du PS. L’essai de Vincent Duclert - La gauche devant l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique – en offre sans doute la version la plus étoffée13. L’histoire y est explicitement conviée comme « la continuation de la politique lorsque celle-ci n’est plus possible. La politique est la continuation de La « deuxième » gauche est « américaine » et non seconde selon le CERES, et l’argument vise ainsi à discréditer des orientations plus nettement actées sur la société civile. Il faut concevoir le militant comme « un nouvel entrepreneur » écrivent Rosanvallon et Viveret en 1977. Grands moments l’histoire lorsque celle-ci est impossible 14 ». La formule fait écho à Faire. Tout entier à l’archéologie d’une tradition sociale-démocrate éthique qui trouve dans l’affaire Dreyfus ses conditions de possibilité et dans la « deuxième » gauche sa dernière traduction, l’ouvrage use de l’histoire de cette dernière pour questionner la gauche dans son rapport à la société, au pouvoir. La « deuxième » gauche figure là une forme de dissidence démocratique. La lecture de son parcours sur le siècle, fusse par une filiation contournée, plaide pour une éthique socialiste, proche du socialisme humaniste. Mais elle offre surtout l’opportunité de marquer dans l’histoire des occasions manquées, des possibles jamais réalisés… La vertu accusatrice de la « deuxième » gauche projetée ainsi dans l’histoire est celle d’une part d’ombre, d’un procès toujours ourdis contre les déceptions de l’épreuve du pouvoir, son issue. Vincent Duclert peut conclure son essai sur le 99 choc du 21 avril 2002 : « mobilisée dans la gauche plurielle de Lionel Jospin après la victoire des législatives de 1997, la deuxième gauche joua son rôle dans un gouvernement qui lui ressemblait trop, ou pas assez, et qui s’effondra le 21 avril 200215. » On préférera à cette issue, une citation contemporaine de Jacques Julliard en forme de jugement rétrospectif : « Quand je pense à mon propre itinéraire intellectuel, je me dis avec le recul que toute la réflexion de cette génération, que l’on a parfois identifiée à la deuxième gauche a péché par une sous-estimation politique16 ». Laissons à l’acteur son appréciation. Constatons qu’en historien, la « deuxième » gauche n’a jamais sous-estimé le travail de l’histoire qu’elle a exhumée, qu’elle a médité au point de voir le concept de « culture politique », d’abord conçu comme politiquement opératoire, devenir une catégorie conceptuelle de l’historien, effaçant pour partie la classe, l’idéologie… 1. Parution initiale en 1982 chez Ramsay. 2. Michel Rocard, In Pour une histoire de la Deuxième Gauche. Hommage à Jacques Julliard, Paris, BNF, 2008, p 136. 3. Michel Rocard, “La deuxième gauche, une histoire inachevée”, Esprit, 2006. Jacques Julliard, « Ce qui est mort et vivant dans la deuxième gauche », Le Nouvel Observateur, 4 avril 2010. 4. Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, L’ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir, Paris, Fayard 2005. 5. Robert Chapuis, Si Rocard avait su, Paris, L’Harmattan, Le poing et les roses, 2007, p 25. 6. « La mémoire ouverte : pourquoi une rubrique historique ? », Faire, n° 40, février 1979, p 29. En soi, cette courte citation mériterait un ample développement tant dans l’histoire du socialisme elle est mise en abyme du renouveau notamment des études jaurésiennes dans les années 1960 comme de l’essor de l’histoire du syndicalisme au sein du Mouvement social par Jacques Julliard notamment. Cf. Fabrice d’Almeida, Histoire et politique, en France et en Italie : l’exemple des socialistes (1945-1983). Rome, École Française de Rome. 1998. 7. Michaël Scott Christofferson, Les intellectuels contre la gauche, Marseille, Agone, 2005. 8. Daniel Lindenberg, Le marxisme introuvable, Paris, UGE 10/18, 1979 (1975), Vincent Chambarlhac, « L’orthodoxie marxiste de la SFIO, à propos d’une fausse évidence (1905-1914) », Cahiers d’histoire- Revue d’histoire critique, Janvier/mars 2011. 9. Sur ce point, cf. Edmond Maire, Jacques Julliard et la CFDT, Pour une histoire de la Deuxième Gauche. Hommage à Jacques Julliard, Paris, BNF, 2008, p 19-24. 10. Il faut rattacher Georges Lefranc à cette nébuleuse qu’est la « deuxième gauche » par les liens tissés avec l’équipe de Reconstruction qui lui permit, après la seconde guerre, de se réinscrire dans le champ de l’histoire du socialisme français. Cf. Vincent Chambarlhac, « Georges Lefranc ou la construction d’une position historiographique », Recherche socialiste, n° 38, mars 2007. 11. Pierre Rosanvallon, Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Seuil « Intervention », 1977, p 124 12. François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006 13. Ce passage condense un article initialement paru dans L’OURS, http://www.lours.org/?pid=673. 14. Vincent Duclert, La gauche devant l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique, Paris, Seuil, 2009, p 158. 15. Vincent Duclert, La gauche devant l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique, Paris, Seuil, 2009, p 144. 16. Jacques Julliard, L’argent, Dieu et le diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Paris, Flammarion, 2008, p 120. Grandes personnalités Frédéric Cépède est historien et secrétaire de rédaction des publications de l’Office universitaire de recherche socialiste (OURS). Eric Lafon est directeur du musée de l’histoire vivante de Montreuil. Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace U n constat s’impose en 2014 : Jean Jaurès est célébré, Jules Guesde est oublié. Cependant, dans l’histoire conflictuelle de la gauche française, la place de ces deux grandes figures du socialisme d’avant la Première Guerre mondiale a évolué. Retour, entre points chauds et survols, sur une concurrence des mémoires à gauche, entre filiation revendiquée, captation d’héritage et histoire revisitée, à usage interne et externe. Le destin joue des tours curieux. Dit abruptement, il faut l’assassinat de Jaurès pour que Guesde accède au pouvoir… pouvoir qu’il n’a jamais cherché pour lui et son parti (sans le préalable de la conversion du prolétariat au socialisme). Pour Jaurès, la chose est sans doute plus complexe, mais il ne fut jamais ministre. Bref, au regard des fonctions occupées, l’homme d’État, c’est Guesde. Mais la place dans l’histoire et la mémoire obéit à d’autres logiques. Il est tentant d’opposer fron- talement Jules Guesde (1845-1922) à Jean Jaurès (1859-1914). Au physique, au tempérament, à l’éloquence, c’en est presque trop facile. Au-delà, retenons les 14 ans d’écart, presqu’une génération, entre ces deux socialistes. Guesde porte la bonne parole socialiste depuis une vingtaine d’années quand il rencontre pour la première fois le jeune ex-député républicain Jaurès, en mars 1892, à Toulouse. Dans le grand récit socialiste, leur longue nuit de discussion marque une nouvelle étape dans Guesde porte la bonne parole socialiste depuis une vingtaine d’années quand il rencontre pour la première fois le jeune ex-député républicain Jaurès, en mars 1892, à Toulouse. Dans le grand récit socialiste, leur longue nuit de discussion marque une nouvelle étape dans le passage au socialisme du professeur qui vient de prendre fait et cause pour les mineurs en lutte de Carmaux. 104 le passage au socialisme du professeur qui vient de prendre fait et cause pour les mineurs en lutte de Carmaux. Ils se croisent, se jaugent, s’estiment à la Chambre entre 1893 et 1898… et sont tous les deux battus à l’issue de cette législature. Ils collaborent à La Petite République, et Guesde voit en Jaurès une recrue de choix pour le parti socialiste. En 1899, l’écrivain-journaliste, tendance anarchiste, Michel Zévaco consacre la première livraison de son hebdomadaire Les hommes de révolution à Jean Jaurès qu’il présente ainsi : « Il y a des révolutionnaires de tempérament. Jaurès est plutôt un révolutionnaire de raison pure ». S’agissant de Jules Guesde, il écrit dans le troisième numéro : « Il a la fierté violente et ombrageuse des obstinés qui ont entrepris une œuvre périlleuse et vaste. Il est prompt au soupçon et à la jalousie contre tout ce qui peut à son sens, dénaturer ou déflorer sa théorie du bien matériel ou moral de l’homme en société ». Bien vu. Deux caractères, deux hommes, deux façons de penser la révolution et la société. Deux politiques, guidés par deux méthodes dont ils discutent à Lille en 1900 devant leurs camarades, en toute courtoisie, et affirmation ferme de leurs différences. Entre 1899 et 1905, ils s’affrontent parfois durement, les lieutenants n’apaisant pas les conflits, mais ils finissent par se réunir dans le même parti, sous les insistances de l’Internationale. Guesde apporte les statuts et l’objectif révolutionnaire à la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), sa structure de parti inscrit dans un cadre local et fédéral, méfiant à l’égard des élus, rétif à la discipline. Jaurès donne le souffle et l’âme, entre le socialisme scientifique de Marx et le socialisme utopique nourri des idéaux de la Révolution française. Deux méthodes finalement conciliables dont Jaurès accouche d’une synthèse. Mais qui dit synthèse dit débats et ils continuent à discuter et à argumenter sur les retraites, le syndicalisme, la question paysanne, etc. Jaurès à L’Humanité, et à l’avant du Parti, Guesde, l’éveilleur de conscience, se repliant sur Le Socialisme, participant de moins en moins aux débats. L’assassinat de Jaurès à 55 ans replace Guesde, 70 ans, à l’avant-scène. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace Martyr et compromission Cependant, Jules Guesde ne succède pas à Jaurès, il fait don de son corps à son parti et de son nom à la Défense nationale. Il entre au gouvernement, avec un autre poids lourd, Marcel Sembat, manifestant le soutien apporté par la grande majorité des socialistes à l’Union sacrée après les premières défaites. Cependant, il demeure toujours à l’écart des débats de la SFIO, à l’instar d’un Édouard Vaillant qui disparaît à son tour en 1915. Le tenant de « la lutte des classes », l’homme de parti, intransigeant, accroché aux textes des statuts, gardien des tables de la loi d’un marxisme scientifique mal soluble dans la culture anarcho-utopiste est devenu ministre alors que son parti avait tout fait pour en conditionner la perspective à des « circonstances exceptionnelles », certes prévues par les textes, mais pas dans ces conditions… Des ministres socialistes en temps de guerre : plus celle-ci dure, moins cette présence est acceptée, et Guesde représente bientôt une SFIO dont une minorité de plus en plus importante condamne les choix politiques. Dès lors, la « compromission » affecte son parcours quand celui de Jaurès est érigé en modèle, et qu’un véritable culte et une dévotion prennent naissance. Un an après l’assassinat de Jaurès, en republiant l’Armée Nouvelle, les éditions de l’Humanité entendent rendre « à la clairvoyance prophétique de son auteur l’hommage le plus mérité ». Comme l’écrit l’historien Gilles Candar, « la logique de l’édition de 1915 est celle de la défense nationale, de ce qu’il aurait fallu faire avant-guerre. Une courte préface de Lucien Lévy-Bruhl le dit sans ambages : Jaurès avait prévu “le caractère Des ministres socialistes en temps de guerre : plus celle-ci dure, moins cette présence est acceptée, et Guesde représente bientôt une SFIO dont une minorité de plus en plus importante condamne les choix politiques. Grandes personnalités de l’attaque formidable qui nous menaçait”. Il s’agit aujourd’hui de “résister et de vaincre” »1. L’année suivante, la librairie de l’Humanité édite en brochure Quelques pages sur Jean Jaurès de Lévy-Brulh, première manifestation de l’association des amis de Jean Jaurès créée quelques mois après son assassinat. Presqu’au même moment, Charles Rappoport publie la première biographie, Jean Jaurès, L’Homme, le penseur, le socialiste, et aurait-il pu ajouter, le pacifiste, qu’il enrôle avec lui dans le camp des Zimmerwaldiens, à la fureur de son « camarade » Renaudel, qui a succédé à Jaurès à la direction de L’Humanité. Rappoport n’est ni le premier ni le dernier à utiliser Jaurès pour sa cause. Le 31 juillet 1917, à l’occasion du troisième anniversaire de l’assassinat du tribun, Léon Blum, revenu en politique à la tête du cabinet de Marcel Sembat, répond avec toute sa conviction à la question que se posent tous les socialistes : « Qu’aurait-il fait s’il avait été là, parmi nous ? Qu’aurait-il été pendant la guerre ? ». Pour Blum, « devant la certitude devant l’irréparable, il n’aurait pas douté un seul instant que la guerre avait été déclenchée par les autres […] Il aurait fait ce que nous avons fait tous. Il aurait collaboré à la défense nationale […] et en serait devenu le chef. » Cette assurance d’un Jaurès patriote et défenseur de la nation en guerre, on la trouve également, en juillet 1916, dans le journal Le Populaire, sous la plume de Jean Longuet se livrant à une « méditation devant la tombe » : « Si Jaurès avait vécu… Ah certes les circonstances n’auraient pas été changées au point de nous contraindre, dès le 4 août, au refus des crédits militaires […] Cette guerre que nous avions prévue, dont nous avions tout fait pour écarter l’injure, nous aurions, par la voix de Jaurès lui-même, rejeté la responsabilité sur les classes dirigeantes. » En 1919, à l’occasion du cinquième anniversaire de la mort de Jaurès, le Parti socialiste projette l’édition des Œuvres complètes du grand tribun. Elles sont placées sous le triple patronage de L’Humanité, du Parti socialiste et de la société des amis de Jaurès, et comporteront 50 volumes. Une souscription est lancée, une forte somme rassemblée, 105 « Devant la certitude devant l’irréparable, Jaurès n’aurait pas douté un seul instant que la guerre avait été déclenchée par les autres […] Il aurait fait ce que nous avons fait tous. Il aurait collaboré à la défense nationale […] et en serait devenu le chef. » (Léon Blum, 31 juillet 1917). mais le projet ne voit pas le jour. La division des socialistes se profile. Pour les élections législatives de 1919, la SFIO a fait imprimer une affiche illustrée d’un dessin représentant le visage d’un Jaurès en gros plan dans les tons de vert foncé, avec le message : « Peuple, le 16 novembre pense à Jaurès mort pour toi ». Si elle progresse en voix, la SFIO perd de nombreux sièges du fait de la nouvelle loi électorale. Guesde et Jaurès au rendez-vous de Tours Réunis à Tours en décembre 1920, les congressistes socialistes, à défaut d’une synthèse impossible, pourront-ils éviter la scission ? Le député Ferdinand Morin, qui les accueille au nom de la fédération d’Indre-et-Loire dans la salle du Manège (décorée des affiches Jaurès éditées par la SFIO en 1919) invite ses camarades à se placer dans le sillon tracé par Jaurès : « […] au cours de ces débats, souvenons-nous – et tâchons que son ombre plane sur nous – que Jaurès dans cette salle parlait en 1902, et, hélas, pour la dernière fois en 1910. Souvenonsnous de sa foi ardente dans l’avenir du socialisme, des sacrifices faits par lui pour l’unité, de sa foi dans la grandeur du socialisme mondial. Si nous savons nous inspirer de son exemple, j’ai la conviction que […] les décisions qui sortiront de ce congrès seront toutes pour la grandeur de la prospérité du socialisme mondial2. » Guesde est lui aussi absent pour des raisons de santé, mais comme Jaurès et Vaillant, il est présent dans l’esprit des militants, 106 Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace À Tours en 1920, Guesde est absent pour des raisons de santé, mais comme Jaurès et Vaillant, il est présent dans l’esprit des militants, comme acteur de l’unité de 1905, les trois hommes incarnant alors l’identité « synthétique » du socialisme français. comme acteur de l’unité de 1905, les trois hommes incarnant alors l’identité « synthétique » du socialisme français. Frossard, Paul Faure, terminent leurs discours en citant Jaurès mais certains opposants à l’adhésion à la IIIe internationale ne peuvent se retenir de le faire parler. Les discours à fleur de peau de Marcel Sembat (« Ne voyez-vous pas, vous qui acclamez Jaurès, que la vérité selon Jaurès, la vérité telle qu’il nous l’enseignait, est aux antipodes de la vérité selon Moscou ? ») et de Jean Longuet (« Je vous en supplie, si nous voulons garder la vieille maison, n’en sortons ni les uns ni les autres ; ne quittons pas un parti pour aller à un nouveau parti communiste qui ne sera plus le parti de Jaurès ») s’attirent immédiatement la même réplique cinglante de Paul Vaillant-Couturier, en substance : votre unité n’est plus celle que voulait Jaurès. Plus « juriste » et dialecticien, Blum en reste au texte des 21 conditions, et à l’unité du Parti, donnant des gages révolutionnaires au nom de la fidélité au parti unifié en 1905 : « Il n’y a pas un socialiste, si modéré soit-il, qui se soit jamais condamné à n’attendre que d’un succès électoral la conquête du pouvoir. Notre formule à tous est cette formule de Guesde, que Bracke me répétait il y a quelque temps : “Par tous les moyens, y compris les moyens légaux”. Mais cela dit, où apparaît le point de divergence ? Il apparaît en ceci, c’est que la conception révolutionnaire que je viens de vous indiquer, et qui était celle de Jaurès, de Vaillant, de Guesde a toujours eu à se défendre contre deux déviations […] une déviation de droite et une déviation de gauche.3 » Les éclats et réactions de la salle à ces discours rapportés par la presse ou les sténotypistes témoignent du besoin ressenti par les La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 militants des différents courants de se reconnaître entre eux. Le compte-rendu officiel signale à la fin de l’intervention de Blum des « applaudissements prolongés sur les bancs de la droite. Tumulte à gauche », quand La Bataille du 28 décembre 1920 a entendu « Vive Jaurès ». Après le vote d’adhésion à la IIIe internationale, le compte rendu officiel relève : « la gauche entonne l’Internationale. La droite reprend l’Internationale. Cris à droite : Vive Jaurès ! Cris à gauche : Vive Jaurès et Lénine ! Les délégués entonnent le chant : Révolution. » Jusqu’au bout de la nuit de Tours, Jaurès est disputé. Dès le lendemain, les minoritaires se retrouvent afin de « garder la vieille maison » et de terminer entre eux le XVIIIe congrès du Parti socialiste (SFIO), qui continue. Le Populaire du 1er janvier 1921 résume la teneur des débats avec le titre suivant : « Sous l’invocation de la pensée de Jaurès, l’unité socialiste est rétablie ». Il donne de larges extraits de l’intervention de Paul-Boncour : « Nous avons eu un chef que nous aimions, admirions et suivions : Jaurès… Jaurès était un grand miroir qui reflétait tous les points de la complexité de l’univers. Ce miroir, une balle de revolver l’a brisé en mille morceaux. Nous sommes, chacun de nous, un morceau de ce miroir. C’est en conjuguant nos efforts que nous parviendrons à poursuivre et à réaliser l’œuvre entreprise par Jaurès. » Selon le journal, « l’émotion est à son comble. Une ovation accueille ces paroles. L’évocation de Jaurès nous réunit tous. Les larmes sont « Nous avons eu un chef que nous aimions, admirions et suivions : Jaurès… Jaurès était un grand miroir qui reflétait tous les points de la complexité de l’univers. Ce miroir, une balle de revolver l’a brisé en mille morceaux. Nous sommes, chacun de nous, un morceau de ce miroir. C’est en conjuguant nos efforts que nous parviendrons à poursuivre et à réaliser l’œuvre entreprise par Jaurès. » (Paul-Boncour dans Le Populaire du 1er janvier 1921) Grandes personnalités dans nos yeux. L’unité est faite ! Les souvenirs de nos luttes entre nous ont disparu ». Pour eux, le parti de Jaurès peut continuer. Avec Guesde, Blum, Faure, Longuet. Lorsque PC-SFIC et PS-SFIO se disputent l’héritage La mort de Jules Guesde le 30 juillet 1922 est l’occasion pour la SFIO maintenue de rappeler ce qu’elle doit à ses deux grands artisans de l’unité socialiste. Il revient à Marcel Cachin, représentant le Parti communiste, à l’occasion des obsèques de Guesde à Paris, le 31 juillet, jour du huitième anniversaire de l’assassinat de Jaurès, de procéder à la captation des deux dirigeants historiques du socialisme français. Lors des prises de parole, il déclare : « ma conscience me rassure. Elle me dit que je suis resté fidèle à mon idéal révolutionnaire que dans ma jeunesse je reçus de vous [Marcel Cachin s’adresse à Jules Guesde] laissez-moi le dire, avec une ferveur filiale. » Preuve une fois de plus des aléas de la mémoire. Le culte Jaurès, lui, se poursuit à la SFIO. Le transfert des cendres du martyr de la Paix au Panthéon sous le gouvernement du Cartel des gauches est pour elle l’occasion de s’associer aux grandes cérémonies officielles, et d’éditer une brochure préfacée par Léon Blum reprenant quelques discours et une rapide biographie du tribun. Les communistes ont refusé de participer à ces cérémonies et manifesté de leur côté. L’Humanité organe central du Parti communiste (SFIC) depuis 1921 titre : « 200 000 travailleurs derrière le Comité d’action arrachent Jean Jaurès aux sociaux-démocrates et aux radicaux pour le confier à la Révolution bolchévique. » Paul Vaillant-Couturier écrit à la une dans son article « Une journée » : « Le prolétariat se vengeait du vol de Jaurès par la bourgeoisie en faisant retentir une première menace, en acclamant la Révolution russe qu’il reliait indissolublement à la pensée de Jaurès, mort pour la paix. ». Ancien combattant, Vaillant-Couturier qui s’est juré de « ne pas faire 107 parler les morts » n’engage que « le prolétariat » dans ce lien tissé entre le tribun socialiste et la Révolution bolchévique. D’ailleurs, Marcel Cachin dans le même numéro du journal rappelle que ces travailleurs « savent qu’entre l’idéologie de Jaurès et celle du bolchevisme, il ne manque pas d’oppositions sérieuses. » On continuera d’assister tout au long des décennies suivantes à cette contestation de l’héritage entre socialistes et communistes, plus à l’endroit de Jean Jaurès que de Jules Guesde. La décision prise par Jules Guesde d’entrer dans le gouvernement d’Union sacrée en 1914 et d’y rester jusqu’en 1916 et ses distances prises avec le bolchevisme puis le PCF naissant ont joué contre lui en ce qui concerne la mémoire et l’histoire communistes. Côté socialistes, si Guesde demeure « le premier semeur de vérité socialiste dans notre pays », sa personnalité, son âpreté et son « dogmatisme » ne lui ont pas conféré la hauteur d’un Jean Jaurès (auquel seuls l’extrême gauche et le PCF jusqu’aux années 1990 reprocheront son « réformisme »). Tant pour Jaurès que pour Guesde, les communistes manifesteront une ferveur critique, et cela tant que le PCF demeurera affilié à ses origines soviétiques. Le culte de Jaurès et les socialistes Le souvenir de Guesde est peu pris en charge par le Parti socialiste – pas moins d’ailleurs que celui de Marcel Sembat –, qui n’édite aucune brochure au moment de sa mort. Certes, un an près sa mort, il se réunit en congrès dans le Nord, à Lille, mais c’est la première fois depuis l’unité et il n’y retournera pas avant trente ans. Un congrès national est convoqué à Toulouse en 1928, pour célébrer le 20e anniversaire du congrès de 1908 (celui de la fameuse synthèse), et en 1934 pour réaffirmer la filiation jaurésienne alors que les néo-socialistes emmenés par Marcel Déat viennent de créer un Parti socialiste de France-Union Jean Jaurès (les exégètes noteront que les partisans de la participation ministérielle reprennent le nom du parti des gues- 108 distes entre 1902 et 1905 !). Quand La Nouvelle revue socialiste, dirigée par Jean Longuet, tente de constituer en 1930 une « Bibliothèque socialiste » en faisant appel aux principaux responsables socialistes, un Jaurès par Léon Blum est annoncé parmi les volumes prévus la première année, et un Proudhon de Déat, mais aucun projet autour de Guesde. On ne sait pas si le « fils spirituel » s’attela vraiment à la rédaction de l’ouvrage mais, en 1933, son exposé sur Jaurès à la Conférence des Ambassadeurs est tout de suite édité en brochure par son parti. Comme nombre de socialistes, Guesde a sa rue à Paris (1928), mais pas de station de métro. Des places, voies, rues sont inaugurées dans les bastions ouvriers du Nord (Lille, Roubaix) et dans la région parisienne essentiellement. Compère-Morel lui consacrera en 1937 une grosse et pieuse biographie mais elle vient bien tard pour entretenir une flamme vacillante et elle s’adresse à la famille guesdiste. Quelques manifestations associent dans le souvenir les deux hommes (notamment autour du 31 juillet), des anniversaires sont l’occasion rituelle de grands articles dans la presse nationale et fédérale, et de manifestations sur les terres du Nord pour Guesde, sur tout le territoire – et particulièrement dans le Tarn et la région toulousaine – pour Jaurès. Dans le même temps, la brochure Les deux méthodes, publiant les discours prononcés par Guesde et Jaurès en 1900 à Lille lors de leur célèbre controverse, reste une valeur sûre des éditions de la librairie Populaire4. Au début des années 1930, deux projets d’éditions des œuvres de Jaurès et de Guesde ont vu le jour, avec des succès divers. Autour d’intellectuels socialistes emmenés par Max Bonnafous, ancien élève de l’École normale supérieure, et de l’éditeur Rieder, une édition en une vingtaine de volumes des Œuvres de Jaurès est lancée dont le premier tome paraît en 1931 ; mais la scission néo-socialiste de 1933 freine l’entreprise qui s’achève en 1939 avec neuf volumes parus. De son côté, la société des amis de Jules Guesde, créée en 1933, avec à sa tête Bracke, tente de mettre sur pied un programme de travail. Elle La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace L’opposition entre un Guesde, peut-être « sectaire » mais révolutionnaire, et un Jaurès indiscutablement « unitaire », mais idéaliste et réformiste, résume l’approche communiste lorsque celle de la SFIO cherche à montrer que sa filiation jaurésienne est indiscutable en tout domaine. atteint les 200 membres, mais elle mobilise peu. Le projet des œuvres complètes reste en l’état et ne sera jamais repris. Querelles d’héritage à gauche Entre les frères ennemis, les injures et la haine font place aux critiques et au débat dès lors que la recherche de l’unité devient la nouvelle stratégie ou la ligne de conduite, à l’instar de la période du Rassemblement populaire ou des deux années de la Libération. Pour autant, l’affirmation de la filiation demeure un enjeu. On peut lire ainsi dans la brochure Le collectivisme par la révolution suivi de Le problème et la solution éditée par le Bureau d’édition du PCF en 1935 et présentant ces deux textes de Jules Guesde : « Malgré ses erreurs, Guesde reste une des plus grandes figures du mouvement ouvrier français d’avant-guerre. Révolutionnaire ardent, orateur et journaliste incomparable, il fut adversaire résolu du réformisme et de la collaboration de classes. » Tandis qu’il est gratifié en 1938 dans une autre brochure de « représentant le plus autorisé de la doctrine marxiste ». En 1936, en plein Front populaire, les communistes rejoignent les socialistes de Léon Blum pour célébrer les camarades Guesde et Jaurès et, avec les radicaux, le « grand républicain Jaurès ». L’opposition entre un Guesde, peut-être « sectaire » mais révolutionnaire, et un Jaurès indiscutablement « unitaire », mais idéaliste et réformiste, résume l’approche communiste lorsque celle de la SFIO cherche à montrer que sa filiation jaurésienne est Grandes personnalités indiscutable en tout domaine. Jaurès et Guesde, c’est aussi et surtout pour les socialistes le double ancrage dans la France du Nord et celle du Midi, une synthèse aussi de son implantation sur le terrain. Ainsi, quand ils se déplacent en congrès, les socialistes tiennent grand compte de cette géographie, et veille à respecter l’équilibre. Plus la SFIO est la cible des attaques et des dénonciations du PCF, plus l’acharnement à convoquer Jaurès est de mise. Mais dans l’entre-deux-guerres, pour les socialistes, Jaurès n’est pas d’un très grand secours pour contrer les communistes, et si l’on réédite ses grands discours, dont ceux à la Jeunesse, c’est pour la formation des militants et peu pour le combat quotidien. Par contre avec l’édition en 1934 de son discours « Pour la vieille maison », à Tours en 1920, Blum s’impose dans ces années en visionnaire de la nature dictatoriale du communisme d’État. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que la SFIO qui n’a plus d’archives ni de brochures reconstitue son catalogue, Guesde garde une présence dans le cœur des socialistes, mais celle d’une figure dans leur histoire de famille. Par contre, Jaurès est bien plus présent, notamment à travers les Cercles Jean Jaurès qui réunissent les universitaires et enseignants socialistes. Cependant, Guesde n’est pas oublié, surtout au moment où les communistes proposent aux socialistes l’unité organique dont la Charte invite à « défendre et propager le matérialisme de Marx et Engels, enrichi par Lénine et Staline » et la création d’un POF, Parti ouvrier français, clin d’œil au premier parti de Guesde ! Les socialistes ne sont pas dupes de ces références. Les débats qui agitent les socialistes sur l’adaptation Avec la guerre froide et le choix du PCF de se ranger dans la défense inconditionnelle de l’URSS de Staline et celui des socialistes de la SFIO de considérer ce même communisme soviétique comme une réelle menace, l’héritage est disputé et chaque camp nie à l’autre tout droit à filiation. 109 de leur doctrine aux questions de l’heure portent aussi d’une certaine façon sur l’héritage de Jaurès et Guesde, et sur la fidélité à cette histoire commune. Dans son premier discours au congrès le 29 août 1946, Guy Mollet, à la tête de l’opposition qui va rejeter le rapport moral de l’équipe dirigée par Daniel Mayer déclare : « Nous allons condamner les insuffisances de l’action passée après quoi, demain, nous espérons pouvoir ensemble, fidèles au passé, fidèles à tous nos grands anciens, aussi bien à Jaurès qu’à Jules Guesde, repartir et, d’un pas un peu raffermi, marcher à la fois vers la révolution et vers l’avenir. » Rhétorique de congrès certes, succès garanti auprès des militants, avec affirmation des sources où s’abreuve le socialisme français. Blum, qui sait aussi faire vibrer ses camarades et qui à Tours en 1920 avait invoqué les grandes figures du socialisme français, en réponse sur la doctrine ne convoque que Jaurès et Marx. Exégète de la pensée de Jaurès, et continuateur de son combat, il ne cherche pas à rassurer ses camarades et bien au contraire il les bouscule : « vous avez peur de la nouveauté » leur assène-t-il, mais surtout du « qu’en dira-t-on communiste ». Blum « choisit », au nom de Jaurès. En 1946, l’hebdomadaire communiste, France nouvelle, ne choisit pas : il oppose aux dirigeants socialistes actuels « Jules Guesde et Jean Jaurès, nobles précurseurs du socialisme français champions courageux de l’unité ouvrière, ardents défenseurs des droits de la République et de la laïcité – les communistes français sont les héritiers directs de ces deux admirables militants ». Avec la guerre froide et le choix du PCF de se ranger dans la défense inconditionnelle de l’URSS de Staline et celui des socialistes de la SFIO de considérer ce même communisme soviétique comme une réelle menace, l’héritage est disputé et chaque camp nie à l’autre tout droit à filiation. Pour un PCF qui engage une propagande soutenue contre « l’Amérique » et l’Allemagne de l’Ouest représentant le « camp de la guerre », l’URSS de Staline incarnant « le camp de la paix », pas de doute, « aujourd’hui, Jaurès s’il était vivant, serait avec le peuple de Paris. […] 110 Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace La mort de Léon Blum en 1950 modifie la donne « mémorielle ». Dans les hommages rituels, même si Jaurès reste le martyr, le grand républicain, un grand socialiste, Blum devient une référence, le symbole du Parti socialiste SFIO et des avancées du Front populaire. Fidèle à Guesde et à Jaurès, fidèle à ces pionniers du socialisme, à ces ennemis de la guerre (sic ! ndlr), la classe ouvrière parisienne, le peuple de Paris soutiendra les délégations qui viendront remettre leurs résolutions à l’ambassade des États-Unis ». L’article est naturellement encadré par les deux portraits des deux figures du socialisme français. Entre Jaurès et Blum La mort de Léon Blum en 1950 modifie la donne « mémorielle ». Dans les hommages rituels, même si Jaurès reste le martyr, le grand républicain, un grand socialiste, Blum devient une référence, le symbole du Parti socialiste SFIO et des avancées du Front populaire. À la fois héritier spirituel du député de Carmaux, mais ayant traversé les grands événements et les épreuves du siècle, cible privilégiée de toutes les attaques, de l’extrême gauche à l’extrême droite, il est aussi le ciment des socialistes, la référence. Plus faillible, son bilan est contrasté, mais sa rigueur morale, sa clairvoyance face au communisme et son courage dans les épreuves en font une conscience, l’incarnation des valeurs socialistes. Les vétérans socialistes se retrouvent régulièrement lors des cérémonies au Panthéon, et au café du croissant, mais Jouy-en-Josas devient l’autre haut lieu des commémorations socialistes. Entre communication, histoire et mémoire, le passage au pouvoir des socialistes en 1956-1957 est l’occasion de donner plus de lustres aux anniversaires de Jaurès, et de combler un peu le retard de Guesde dans la mémoire, en sortant un timbre (qui La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 paraît en même temps que celui célébrant un autre nordiste, le ministre socialiste Jean Lebas). Il est aussi pour Guy Mollet l’occasion dans des affiches, tracts et brochures d’inscrire la politique sociale de son gouvernement dans le sillage de celle de Blum et du Front populaire (congés payés, retraites). La mort de Bracke-Desrousseaux, fin 1955, conduit les socialistes à réunir leur congrès à Lille pour lui rendre hommage, et ainsi à l’histoire du socialisme dans le nord. L’année suivante, les socialistes, pour rétablir l’équilibre, se réuniront à Toulouse. « 1859-1959 : Jaurès reste le phare de notre route » (Le Vétéran socialiste). Le centième anniversaire de la naissance de Jaurès5 est préparé depuis des mois, mais il arrive dans un contexte de division des socialistes sur la politique algérienne, le retour de De Gaulle au pouvoir, et après une scission. Un véritable appareil commémoratif avait été mis en place : publication d’ouvrages de et sur Jean Jaurès, réalisation d’un film, conférences et manifestations, à Paris et dans de nombreuses fédérations. Cependant, l’anthologie Jaurès en brochure est suivie quelques semaines plus tard d’une anthologie Blum. Comme en 1957, Augustin Laurent, secrétaire général de la fédération du Nord, lors de la manifestation anniversaire au Panthéon en juillet, associe Guesde à Jaurès. Jaurès est toujours présent, mais il partage avec d’autres une place longtemps première, comme s’il fallait désormais ressouder toutes les familles socialistes, réformistes et révolutionnaires, refaire l’unité socialiste. En 1966, la SFIO réédite deux discours à la Jeunesse de Jaurès, puis des textes de Blum, Vaillant, Bracke, Ramadier. Jaurès est toujours présent, mais il partage avec d’autres une place longtemps première, comme s’il fallait désormais ressouder toutes les familles socialistes, réformistes et révolutionnaires, refaire l’unité socialiste. Grandes personnalités Recherche universitaire et historiens engagés C’est désormais du côté des historiens, et notamment de la Société d’études jaurésiennes (SEJ), créée la même année, que vont venir les principales initiatives scientifiques et commémoratives. Mais notons la régularité avec laquelle les Amis de Léon Blum (autour de Vincent Auriol, Robert Verdier, Oreste Rosenfled…) vont éditer – presque rapidement… neuf volumes chez Albin Michel entre 1954 et 1972 – L’Œuvre de Léon Blum (certes pas dans une édition scientifique, mais une belle réalisation). Centenaire de Jaurès et guerre d’Algérie, trop belle occasion pour le PCF et sa maison d’édition, les Éditions sociales, de publier un Jaurès contre la guerre et la politique coloniale et un recueil de Textes choisis de Jules Guesde (1867-1882). Les deux ouvrages sont préfacés et annotés par deux agrégés d’histoire membre du PCF, Madeleine Rebérioux pour Jaurès, et Claude Willard, pour Guesde (il lui consacrera une – courte – biographie en 1991). Les deux historiens nous présentent des portraits contrastés. Pour Willard, si les erreurs de Guesde « sont graves » et son « assimilation superficielle du marxisme » le produit d’un « dogmatisme dangereux », il n’en demeure pas moins que « ce magnifique éducateur, mérite bien, par son dévouement inlassable à la cause ouvrière, par sa passion révolutionnaire, d’être placé au premier rang de ceux qui, dans le passé, auront préparé la victoire du socialisme en France ». Quel sort est réservé à Jaurès ? Pour Madeleine Rebérioux, « ce grand démocrate révolutionnaire » ne peut être « un maître à penser » tout simplement parce qu’il a « cru jusqu’au bout que le capitalisme international pouvait organiser pacifiquement la planète » et qu’il a « jusqu’au bout rêvé d’une expansion pacifique des civilisations européennes ». L’historienne précise que sa conclusion ne porte que sur le domaine de la guerre et de la politique coloniale. Néanmoins, la « captation » par le PCF de l’héritage jaurésien n’est pas abandonnée et la filiation est même 111 En mai 1968, la jeunesse estudiantine ne brandit aucun portrait de Jean Jaurès. Les cortèges militants de l’extrême gauche leur préfèrent Marx, Lénine, Guevara, Trotski, Ho Chi Minh, Mao… et même Staline. Absence notable aussi de toute référence jaurésienne au sein du mouvement ouvrier. Le monde a changé. revendiquée. Dans la brochure Jaurès, la paix et la démocratie (Éditions sociales, 3 septembre 1959) on peut lire : « Tirant les enseignements des mérites et des erreurs du grand tribun, nous réaliserons son grand rêve de bonheur et de paix ». Mais la différence d’appréciation portée sur les deux dirigeants historiques du socialisme français est à noter. Après cette séquence, l’hommage et le rappel mémoriel ne concernent plus que Jean Jaurès. En 1964, lors du 50e anniversaire de l’assassinat du « grand tribun », on ne lui associe plus Guesde. La même année, en juillet, le PCF est en deuil, son secrétaire historique, Maurice Thorez, disparaît. C’est l’occasion de rappeler « l’inspiration jaurésienne » du secrétaire général et, tactiquement, de se rapprocher de la SFIO de Guy Mollet, de sortir de l’isolement dans lequel la vieille garde thorézienne a maintenu le PC durant toute la guerre froide. Il s’agit aussi de préparer les élections présidentielles de 1965. On peut lire dans l’organe du PCF, L’Humanité, des appels de plusieurs fédérations communistes à commémorer dans l’unité, avec la SFIO, la mort de Jaurès. Côté SFIO, à l’initiative de la fédération de la Seine, la salle Pleyel accueille, le 7 juillet, 1 200 personnes, discours et concerts, pour commémorer le 50e anniversaire du « premier tué de la guerre ». Guy Mollet rappelle après Bracke que « le socialisme n’a pas besoin de surhomme, mais […] d’hommes sûrs » et « qu’il ne fut pas un pacifiste béat […] ni un utopiste s’offrant en victime expiatoire à l’agression de l’impérialisme déchaîné ». La politique n’est jamais loin, et à un an de la présidentielle, il ajoute : « Jaurès n’était pas un surhomme. 112 Il n’eut jamais accepté d’être considéré comme tel. Et nous éprouvons une sorte de fierté à le rappeler en ces heures où s’épanouit un peu trop la notion d’homme providentiel ». Le monde a changé En mai 1968, la jeunesse estudiantine ne brandit aucun portrait de Jean Jaurès. Les cortèges militants de l’extrême gauche leur préfèrent Marx, Lénine, Guevara, Trotski, Ho Chi Minh, Mao… et même Staline. Absence notable aussi de toute référence jaurésienne au sein du mouvement ouvrier. Le monde a changé. Dans les années 1970, les références à Jaurès dans le débat politique se font plus rares. Les pèlerinages à Jouy-en-Josas sont poursuivis par le Parti d’Épinay, François Mitterrand, notent les observateurs, adopte le chapeau à large bord de Blum. Il déclare à l’hebdomadaire socialiste L’Unité en 1975 : « L’héritage dont je me réclame est tout entier contenu dans le discours prononcé à Tours par Léon Blum, qui constitue à mon avis une référence majeure »6. Discours plusieurs fois réédité par le PS (1976, 1982, 1990) alors qu’un seul texte de Jaurès est édité en brochure en 1977. Il faut surtout la présidentielle de 1981, débutée pour le candidat socialiste à Carmaux le 9 novembre de l’année précédente, pour une nouvelle convocation de Jaurès. François Mitterrand, premier président socialiste de la Ve République, se rend au Panthéon pour honorer sa mémoire (un Jaurès transcendant l’histoire de la gauche) et affirmer sa filiation, en associant le résistant Jean Moulin, et l’abolitionniste Schoelcher à son hommage à la France républicaine. Pendant ce temps, Pierre Mauroy se rend lui à Jouy-en-Josas saluer Jeanne Blum, et s’installe à Matignon dans le bureau occupé par le président du conseil du Front populaire. Puis, de nouveau, le silence, l’oubli. Avec quelques sursauts. En 1985, les socialistes se réunissent en congrès à Toulouse, sur le territoire d’adoption de son Premier secrétaire Lionel Jospin. Deux ans plus tard, alternance La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace Depuis 1992, et l’ouvrage d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir, la question du pouvoir est au centre des réflexions des socialistes. Et Jaurès est de moins en moins le recours. Quand en 2005, le PS célèbre le centenaire de sa naissance, il confronte ses responsables aux derniers travaux des chercheurs, et ce sont les expériences de 1936, 1956 et des années 1980 et 1990 qui sont revisitées. nord sud oblige, les socialistes se retrouvent sur les terres de Pierre Mauroy, accueillis à Lille par des pétales de roses. En 1986, François Mitterrand, président de la République, a inauguré la Maison de Léon Blum à Jouy-en-Josas, à l’occasion du cinquantenaire du Front Populaire ; à peine réélu, en novembre 1988, il inaugure le Centre national et musée Jean Jaurès à Castres. En 1993, à Liévin, dans le Pas-de-Calais, c’est un portrait de Jaurès qui est choisi, et le « slogan », extrait de son célèbre discours à la jeunesse de 1903 : « allez à l’idéal et comprendre le réel ». Le Nord a perdu Guesde. S’agissant d’un travail de fond, après la biographie de Max Gallo, Le Grand Jaurès en 1984, la Société d’études jaurésiennes maintient la mémoire et surtout permet à tous d’accéder à la personnalité de Jaurès avec la publication de ses textes et interventions. En 1984, à Montreuil un colloque sur la paix, puis en 1994 sur l’affaire Dreyfus permet de revenir sur « l’actualité jaurésienne ». En 2001, le SEJ commence la publication chez Fayard de Œuvres de Jean Jaurès, initialement prévue en 18 volumes, qui suit un rythme de publication chaotique. Depuis 1992, et l’ouvrage d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir, la question du pouvoir est au centre des réflexions des socialistes. Et Jaurès est de moins en moins le recours. Quand en 2005, le PS célèbre le centenaire de sa naissance, il confronte ses responsables aux derniers travaux des chercheurs, et ce sont les expériences de 1936, 1956 et des années 1980 et 1990 Grandes personnalités qui sont revisitées. Ce qui ne veut pas dire que les socialistes restent insensibles à la manière dont on évoque Jaurès. Ainsi, l’affiche éditée à l’occasion du centenaire du PS crée-t-elle une polémique interne : en pleine bataille sur le référendum constituant européen, le montage réalisé à partir de la célèbre photographie de Jaurès au Pré-Saint-Gervais en mai 1913 où le drapeau rouge a été remplacé par un drapeau européen est dénoncé par les tenants du Non, Paul Quilès, élu du Tarn en tête, qui accusent la direction du PS d’« instrumentaliser » Jaurès. En novembre 2005, le quotidien du PCF choisit lui de faire relire Les Deux méthodes de Jaurès et Guesde (texte réédité seulement quelques années auparavant par la fédération du Nord du PS), pour la réflexion de ses lecteurs, sans leçon politique à en tirer, l’historien Jean-Louis Robert contextualisant la controverse. Il faut qu’en 2007 Nicolas Sarkozy évoque durant sa campagne présidentielle Jaurès et tente de se l’approprier pour que ses opposants à gauche se réveillent. Gilles Candar7, citant les travaux du linguiste Jean Véronis, relève que « c’est dans 17 des 63 discours de sa campagne présidentielle que le nom de Jaurès est revenu, et cela, au total, à 88 reprises ». Il note aussi que « dans 26 discours d’Arlette Laguiller, pas une fois le nom de Jaurès n’est intervenu. Mais Marie-Georges Buffet, qui l’a cité à 2 reprises, comme Ségolène Royal, qui y a fait référence à 9 reprises, ont salué de manière classique la figure tutélaire (pour sa part, Dominique Voynet l’a cité une fois). Mais, notons que Blum et d’autres références de la gauche subissent Il faut qu’en 2007 Nicolas Sarkozy évoque durant sa campagne présidentielle Jaurès et tente de se l’approprier pour que ses opposants à gauche se réveillent. Gilles Candar, citant les travaux du linguiste Jean Véronis, relève que « c’est dans 17 des 63 discours de sa campagne présidentielle que le nom de Jaurès est revenu, et cela, au total, à 88 reprises ». 113 Guesde est toujours présent dans l’histoire de la gauche, mais sa mémoire est très peu évoquée et rarement positivement. Si Jaurès occupe une place toujours particulière, il appartient désormais à la société française tout entière, figure consensuelle de la République dans sa version sociale, celle du pacifiste ou du socialiste restant à l’arrière-plan. cette « triangulation ». Incongruité, éléments d’une campagne atypique, mais sans lendemain. L’épisode fonctionne tout de même comme une piqûre de rappel pour que la gauche n’oublie pas son histoire. Plus récemment, le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon considère que l’apport de Jaurès demeure pertinent, son secrétariat à la formation proposant une brochure reprenant douze de ses textes sur la classe ouvrière et des militants rééditant ses conférences en Amérique Latine8. Le PCF voit en Jaurès essentiellement le fondateur de leur quotidien L’Humanité qu’il célèbre par un hors-série de 16 pages en 1994, et pour lequel il se porte acquéreur du manuscrit de son premier éditorial « Notre but » en 2004. Guesde est toujours présent dans l’histoire de la gauche, mais sa mémoire est très peu évoquée et rarement positivement. Si Jaurès occupe une place toujours particulière, il appartient désormais à la société française tout entière, figure consensuelle de la République dans sa version sociale, celle du pacifiste ou du socialiste restant à l’arrière-plan. Le centenaire de son assassinat, à travers notamment les manifestations initiées et soutenues par la Fondation Jean-Jaurès créée par Pierre Mauroy, est cependant l’occasion pour la famille socialiste de rappeler sa filiation avec l’histoire et les combats de Jaurès, l’épisode de 2007 n’ayant pas été oublié. L’heure n’est pourtant plus à l’hagiographie ou à l’exclusive, l’optique est d’aller vers plus de connaissance, avec la participation très large du monde universitaire et de la recherche à 114 ces commémorations. Ce qui n’empêchera pas des responsables de gauche (et de droite) de continuer dans leurs discours à vouloir s’approprier Jaurès, et Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace à dénier à leurs adversaires de pouvoir s’en revendiquer. Jaurès est toujours au Panthéon, et personne ne songerait à l’en faire sortir. 1. Gilles Candar, « Relire L’Armée nouvelle en 2011 », L’OURS, n° 408, 2011. 2. Le congrès de Tours, édition critique réalisée par J. Charles, J. Girault et alii., Éditions sociales, 1980, p. 224. (Toutes les citations de ce congrès reproduites ici sont tirées de ce livre, un index nominatif permettant de retrouver facilement les pages où sont cités Jaurès et Guesde). 3. « … La première est précisément cette déviation réformiste dont je parlais tout à l’heure. Le fond de la thèse réformiste, c’est que, sinon la totalité de la transformation sociale, du moins ce qu’il y a de plus substantiel dans les avantages qu’elle doit procurer à la classe ouvrière, peut être obtenue sans crise préalable du pouvoir politique. Là est l’essence du réformisme. Mais il y a une seconde erreur, dont je suis bien obligé de dire qu’elle est, dans son essence, anarchiste. C’est celle qui consiste à penser que la conquête des pouvoirs publics est par elle-même une fin, alors qu’elle n’est qu’un moyen, qu’elle est le but, alors qu’elle n’est que la condition, qu’elle est la pièce, alors qu’elle n’est que le prologue. » 4. La brochure Les deux méthodes est rééditée par la SFIO en 1925, 1931, 1933, 1938, 1945. La controverse sera rééditée par Louis Mexandeau en 2007 (Le Passager clandestin éd.) Les deux discours sont consultables sur le site de l’OURS depuis 2001, et sur d’autres sites. 5. Bénédicte Henry, « La commémoration du centenaire anniversaire de la naissance de Jean Jaurès par le Parti socialiste-SFIO », Recherche socialiste, n° 6, 1999. 6. Interview de François Mitterrand, L’Unité, n° 177, 31 octobre 1975. 7. Gilles Candar, « Jaurès en Campagne », http://www.jaures.info/dossiers/dossiers.php?val=19_jaures+campagne#_ftn2 8. Jean Jaurès, Discours en Amérique latine 1911, préface de Jean-Luc Mélenchon, « Politique à gauche », Bruno Leprince, 2010, 222 p. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Serge Berstein est professeur d’histoire à l’Institut d’études politiques de Paris. Léon Blum, histoire et mémoire D ans le panthéon socialiste, Léon Blum occupe certes une place de premier plan puisqu’il est le premier chef de gouvernement de la IIIe République à avoir dirigé celle-ci comme président du Conseil. Il faut toutefois remarquer que cette place se situe à un rang inférieur à celle de Jean Jaurès qui, pour sa part, apparaît bien comme la personnalité marquante d’un parti dont il a assuré l’unité idéologique à coups de synthèses rhétoriques audacieuses, affirmé l’intégration à la République et qui est mort en martyr de la lutte pour la paix, sans avoir jamais subi l’épreuve redoutable du pouvoir qui confronte l’idéal au réel. De ce point de vue, la mémoire socialiste concernant ces deux personnalités majeures se montre tributaire de ce « long remords du pouvoir » qui caractérise sur le long terme l’histoire d’un Parti socialiste toujours réticent envers la gestion gouvernementale qui compromet la pureté de la doctrine dans les inévitables compromis du pouvoir et toujours déçu par ses résultats1. Léon Blum n’a pas échappé à cette redoutable fatalité de l’exercice du pouvoir par un dirigeant socialiste, mais la mémoire collective le crédite cependant d’un incontestable (mais éphémère) succès, celui du bel été 1936 au cours duquel la morosité d’une France en proie depuis plusieurs années à une longue crise économique, sociale et politique cède tout à coup la place à une « embellie » Léon Blum n’a pas échappé à cette redoutable fatalité de l’exercice du pouvoir par un dirigeant socialiste, mais la mémoire collective le crédite cependant d’un incontestable (mais éphémère) succès, celui du bel été 1936 au cours duquel la morosité d’une France en proie depuis plusieurs années à une longue crise économique, sociale et politique cède tout à coup la place à une « embellie » dont Blum déclarera qu’elle constitue sa fierté. 116 dont Blum déclarera qu’elle constitue sa fierté. De fait, en quelques semaines, dans un monde salarial profondément déprimé par le chômage, les effets de la déflation, la pauvreté menaçante, paraissent se lever l’aube de temps nouveaux. En s’efforçant de résoudre la crise par une politique favorable au monde ouvrier dont les salaires sont significativement augmentés par les Accords de Matignon, le temps de travail hebdomadaire réduit par la loi de 40 heures avec l’espoir que cette mesure conduira à résorber le chômage, qui bénéficie désormais de deux semaines de congés payés, se voit protégé par la généralisation des conventions collectives ou la création des délégués d’entreprise, Léon Blum s’identifie dans la mémoire collective à la politique la plus socialement progressiste jamais conduite en France jusque-là, annonciatrice des grandes avancées sociales de la Libération. Que l’histoire diffère de la mémoire, le cas de Léon Blum l’atteste à l’évidence. Car si l’incontestable sympathie qu’entraînent la personnalité de l’homme, son intégrité, sa générosité, sa volonté de faire régner la justice sociale rendent compte de la stature qu’il conserve dans le souvenir des Français, l’histoire qui ne saurait s’arrêter aux images d’Épinal et ne s’embarrasse pas de sentiments doit faire d’autres constatations. Noter, par exemple, que les mesures sociales progressistes dont on crédite Léon Blum sont aussi à l’origine de l’échec économique de son gouvernement, la diminution du temps de travail provoquant celle de la production, l’augmentation des salaires entraînant la faillite de petites et moyennes entreprises et provoquant une inflation qui en annule les effets sur le monde ouvrier avant de conduire à la dévaluation de la monnaie2. Ou se souvenir que l’expérience gouvernementale de Léon Blum, jugée trop réformiste ou légaliste par une partie de la gauche, a provoqué contre lui l’accusation d’avoir trahi son rôle de dirigeant d’un parti révolutionnaire au profit de la conception morale qu’il se faisait de sa personne et de son action3. A y bien réfléchir, au-delà des mirages de la mémoire collective, la place de Léon Blum dans La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Léon Blum, histoire et mémoire l’histoire, me paraît avoir été de réussir à conduire à l’exercice du pouvoir dans la France du XXe siècle, un Parti socialiste dont la déclaration finale de son congrès de fondation en 1905 affirme qu’il est « un parti d’opposition fondamentale et irréductible à l’ensemble de la classe bourgeoise et à l’État qui en est l’instrument » et ajoute qu’il « n’est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte de classes et de révolution »4. Or Léon Blum entre véritablement en politique en 1914 par la voie ministérielle, comme directeur de cabinet d’un ministre socialiste, Marcel Sembat, qui, avec l’accord de son parti, le représente dans les gouvernements d’Union sacrée conduits jusqu’en 1916 par René Viviani et Aristide Briand. Mais il ne se contente pas d’être le principal collaborateur de Sembat au gouvernement, puisqu’il se trouve chargé par celui-ci du soin de gérer les relations avec le groupe socialiste du Parlement, en d’autres termes de s’assurer de la fidélité des élus à la politique d’union sacrée. Et de cette entrée en politique par l’exercice du pouvoir, pour le moins paradoxale pour un socialiste, il tirera un ouvrage paru en 1918, Les lettres sur la réforme gouvernementale, ouvrage purement technique destiné à améliorer l’efficacité du travail gouvernemental dans une République parlementaire aux structures inchangées. Autrement dit, c’est en homme de gouvernement que se voit Léon Blum au moment où il s’apprête à devenir un dirigeant de premier plan du Parti socialiste. Mais, ce faisant, il entend se placer dans le sillage de Jean Jaurès. Dans le discours qu’il prononce le 31 juillet 1917 pour l’anniversaire de l’assassinat de Jaurès, il n’éprouve pas le moindre doute sur ce qu’aurait été l’attitude de celui-ci s’il avait vécu : « Il aurait fait ce que nous avons fait tous. Il aurait collaboré à la défense nationale et à sa direction »5. Le problème est qu’au moment où Léon Blum envisage ainsi un avenir gouvernemental, le Parti socialiste a quitté le gouvernement, s’apprête à rompre avec l’Union sacrée et à renier la politique suivie depuis 1914. En fait, le socialisme entre dans la zone des tempêtes où les tenants de la participation gouvernementale font figure d’accusés face aux Grandes personnalités 117 118 Le dilemme de Léon Blum est de savoir comment amener les socialistes au pouvoir en préservant l’unité du parti car, à ses yeux, ce dernier est l’instrument privilégié d’une transformation profonde de l’humanité qui atteindra un point de perfection en substituant la propriété collective à la propriété privée. pacifistes qui ont le vent en poupe et aux zélateurs de la révolution bolchevique. Si Blum s’éloigne des premiers, il rejette avec vigueur le bolchevisme qui lui apparaît comme totalement étranger au socialisme, au point d’apparaître au Congrès de Tours de décembre 1920 comme le chef de file de la résistance socialiste à la IIIe Internationale. Élu député en 1919, chef du groupe parlementaire du parti socialiste SFIO après la scission de Tours, il est devenu un membre éminent d’une formation dont la direction est tenue en main par une majorité guesdiste, profondément attachée à la vision marxiste et totalement hostile à une participation socialiste à la gestion de la République bourgeoise. Le dilemme de Léon Blum est donc de savoir comment amener les socialistes au pouvoir en préservant l’unité du parti car, à ses yeux, ce dernier est l’instrument privilégié d’une transformation profonde de l’humanité qui atteindra un point de perfection en substituant la propriété collective à la propriété privée. C’est à la lumière de la solution de ce dilemme, réalisée à petits pas que l’on peut lire l’action politique de Léon Blum, même si, chemin faisant, l’expérience en modifie les termes. Que Léon Blum n’ait pas renoncé à conduire le parti socialiste au pouvoir, on en a une preuve évidente par l’organisation qu’il donne au groupe parlementaire dont il entend faire une « opposition constructive » à la différence de l’opposition systématique et violente du parti communiste. Pour ce faire, les élus se constituent en experts des diverses questions abordées, se font assister de spécialistes, confèrent avec la direction du parti et opposent des contreLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Léon Blum, histoire et mémoire projets soigneusement étudiés aux projets gouvernementaux6. Mais, en même temps, il entend préserver à tout prix l’unité du parti, car, parvenir au pouvoir n’est pas un objectif en soi si le résultat n’est pas l’instauration du socialisme, même s’il envisage que celui-ci soit instauré par le suffrage universel et non par une révolution sanglante. Or, les résultats électoraux du parti socialiste SFIO dans ces années d’après-guerre ne conduisent visiblement pas à une conquête du pouvoir dans les urnes. En 1919, le refus de constituer des listes communes avec les « partis bourgeois », fussent-ils de gauche, conduit à une défaite électorale cuisante des socialistes comme des radicaux. Aussi en 1924, des listes de « Cartel des gauches » permettent-elles aux deux partis de disposer d’une majorité à la Chambre, mais les socialistes refusent de collaborer avec les radicaux dans une coalition gouvernementale. Toutefois, le « soutien sans participation » qu’ils proposent aux radicaux apparaît précaire dans la mesure où ils n’entendent soutenir le gouvernement que si celuici adopte des mesures souhaitées par eux. Comme il était prévisible, ce pouvoir par procuration paralyse le gouvernement et conduit à l’échec l’expérience du Cartel, permettant au modéré Poincaré de prendre la tête d’un gouvernement d’union nationale. L’exaspération de l’aile modérée de la SFIO devant le refus réaffirmé de la participation au pouvoir, la fermeté de la direction et de l’aile gauche du parti qui campent sur leur position de rejet de collaboration avec un gouvernement bourgeois font craindre à Léon Blum une scission à terme. Aussi, à partir de 1925, s’efforce-t-il de trouver un compromis qu’il fait approuver par le groupe parlementaire en refusant certes toute participation à un gouvernement dirigé par les radicaux (ce qui satisfait la majorité et la direction du parti), mais en suggérant que le Parti socialiste pourrait s’allier avec les partis démocratiques dans un gouvernement placé sous une direction socialiste (hypothèse très peu probable à ce moment, mais qui laisse un espoir aux participationnistes). C’est dans la ligne de ce compromis que Blum, conscient qu’il est impossible aux socialistes de continuer à solliciter les suffrages des électeurs Grandes personnalités Blum, conscient qu’il est impossible aux socialistes de continuer à solliciter les suffrages des électeurs pour demeurer ensuite inactifs, propose en 1926 qu’au cas où les électeurs feraient de la SFIO la force majoritaire d’une coalition de gauche, celle-ci pourrait exercer le pouvoir dans le cadre du système capitaliste et avec une volonté réformiste affirmée. pour demeurer ensuite inactifs, propose en 1926 qu’au cas où les électeurs feraient de la SFIO la force majoritaire d’une coalition de gauche, celle-ci pourrait exercer le pouvoir dans le cadre du système capitaliste et avec une volonté réformiste affirmée. Toutefois, le retour de la droite au pouvoir, la défaite électorale de 1928 et la prépondérance des radicaux lors du scrutin de 1932 font de la doctrine Blum d’exercice réformiste du pouvoir dans le cadre du capitalisme une simple hypothèse d’école. Et le chef du groupe parlementaire combattra sans état d’âme lors du congrès de la Mutualité de 1933, non seulement les néos qui, derrière Déat, Marquet et Montagnon entendent réviser le marxisme, mais aussi les partisans de la participation qui jugent que la rigueur de la crise économique et sociale d’une part, le danger fasciste et nazi de l’autre, exigent que le Parti socialiste sorte de sa position de spectateur et s’engage dans une action concrète pour redresser la situation.7 L’heure de Léon Blum sonne avec le succès électoral socialiste de 1936 qui réalise le cas de figure qu’il avait imaginé dix ans plus tôt. Pour lui, cet exercice du pouvoir dans le cadre de l’économie libérale, imposé par les circonstances, devait constituer une forme de propédeutique des vertus du socialisme capable de convaincre la société tout entière du bien-fondé de ses idées, en même temps qu’une phase préparatoire à sa véritable instauration, marquée par exemple par un large programme de nationalisations. Et c’est avec une satisfaction non dissimulée que Léon Blum s’apprête à cet exer- 119 cice du pouvoir qui va enfin lui permettre de faire entrer dans les faits un idéal jusqu’alors abstrait. Aux membres du Conseil national de la SFIO réunis le 10 mai, il l’affirme sans hésitation : « Je ne me présente pas à vous aujourd’hui comme un homme accablé d’avance sous le poids des charges et des responsabilités, croyez-moi, je les connaissais. Je ne viens pas ici en vous disant : « Éloignez de moi ce calice, je n’ai pas voulu cela, je n’ai pas demandé cela ». J’ai demandé cela et j’ai voulu cela, je l’ai voulu parce que c’est la victoire de notre parti au sein d’une victoire républicaine ».8 On sait que le bel espoir de Léon Blum va assez vite se briser face à l’obstacle des réalités et à la complexité insoupçonnée de la société française et des stratégies politiques. Dès la négociation du programme du Front populaire, Blum doit renoncer au vaste programme de nationalisations qu’il envisageait devant le refus catégorique des radicaux, défenseurs intransigeants de la propriété privée, et celui, plus surprenant, des communistes qui redoutent d’effrayer les classes moyennes qu’ils entendent amadouer. De surcroît, sa marge d’action politique va se trouver entravée par le double engagement contradictoire dans lequel il s’est enfermé, celui de tenter son expérience dans le cadre maintenu de la démocratie libérale d’une part, celui de ne jamais entrer en conflit avec la classe ouvrière, dont la CGT est pour lui la représentante la plus authentique d’autre part. Passées les vastes réformes de l’été 1936, C’est avec une satisfaction non dissimulée que Léon Blum s’apprête à cet exercice du pouvoir qui va enfin lui permettre de faire entrer dans les faits un idéal jusqu’alors abstrait. Aux membres du Conseil national de la SFIO réunis le 10 mai, il l’affirme sans hésitation : « Je ne me présente pas à vous aujourd’hui comme un homme accablé d’avance sous le poids des charges et des responsabilités, croyez-moi, je les connaissais. » 120 viennent les désillusions, la montée des oppositions venues de la droite, des classes moyennes et des radicaux, mais aussi de la gauche socialiste et des communistes. Dès les premiers mois de 1937, l’expérience Blum est un échec qui conduira à la chute du gouvernement en juin. Tout n’est pas dit cependant. L’expérience du pouvoir a transformé Léon Blum. L’homme qui plaçait au-dessus de tout l’unité du parti et l’acheminement progressif vers la réalisation du socialisme, aboutissement de la marche de l’humanité vers le progrès, a pris conscience de la complexité d’une société qui ne se résume pas à l’affrontement de la bourgeoisie et du prolétariat. Il s’est également rendu compte du danger extérieur que représente pour la nation tout entière la menace de l’Allemagne nazie. Sa tentative de retour au pouvoir au printemps 1938 rend compte de cette maturation puisqu’il envisage de constituer un gouvernement d’union nationale que la droite rejettera s’il doit en être le dirigeant. Il se rabat alors sur une nouvelle formule de Front populaire, mais avec un programme keynésien fondé sur le réarmement qu’exige la situation internationale et sur une politique sociale qui, sans oublier la classe ouvrière, inclut dans son périmètre des catégories sociales négligées en 1936. Programme qui ne connaîtra aucune réalisation concrète puisque le sort du gouvernement est fixé dès sa naissance et que nul n’ignore que le rejet attendu de ses projets financiers par le Sénat signifiera sa mort à court terme, mais dont la rédaction témoigne d’une évolu- Léon Blum, histoire et mémoire Contrairement à ses espoirs, cette expérience n’a nullement posé les bases du passage du pays au socialisme collectiviste, mais plutôt modifié le regard des socialistes sur la société et la nation. Du même coup, elle a été créatrice d’une tradition qui s’épanouira après la seconde guerre mondiale d’exercice du pouvoir par le Parti socialiste dans une perspective sociale réformiste inspirée du solidarisme. tion certaine dans la pratique du pouvoir par les socialistes. Il est donc peu douteux qu’au regard de l’histoire, le rôle de Léon Blum est d’avoir conduit par une politique prudente de petits pas un parti arqué dans le refus de participer à la gestion de la république bourgeoise vers l’exercice du pouvoir dans le cadre maintenu du capitalisme libéral. Mais, contrairement à ses espoirs, cette expérience n’a nullement posé les bases du passage du pays au socialisme collectiviste, mais plutôt modifié le regard des socialistes sur la société et la nation. Du même coup, elle a été créatrice d’une tradition qui s’épanouira après la seconde guerre mondiale d’exercice du pouvoir par le parti socialiste dans une perspective sociale réformiste inspirée du solidarisme, contrastant longtemps avec l’affirmation marxiste et révolutionnaire répétée dans les congrès du parti. 1. Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir, Le Parti socialiste français 1905-1992 Paris, Fayard, 1992. 2. Serge Berstein, Léon Blum, Paris, Fayard, 2006, en particulier le chapitre XI : « L’exercice du pouvoir : les fruits amers de la réalité », pp. 491-560. 3. Colette Audry, Léon Blum ou la politique du Juste, Julliard, 1955. 4. Daniel Ligou, Histoire du socialisme en France, 1871-1961, Paris, PUF, 1962. 5. Léon Blum, « Idée d’une biographie de Jaurès », in L’œuvre de Léon Blum, volume 3-1 1914-1928, Paris, Albin Michel, 1972, pp. 15-16. 6. Voir le témoignage de Joseph Paul-Boncour, Entre-deux-guerres, Souvenirs sur la III° République, Paris, Plon, 19451946, t. II, p. 29. 7. Voir sur ce point les stimulantes analyses de Gérard Grunberg, La loi et les prophètes, Les socialistes français et les institutions politiques, Paris, CNRS Éditions, 2013, en particulier le chapitre IV, « L’intégration parlementaire et la crise du parlementarisme ». 8. Cité in Jean-Michel Gaillard, Les 40 jours de Léon Blum, Paris, Perrin, 2001. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 François Stasse est l’auteur de La morale de l’histoire. Mendès France – Mitterrand, Seuil 1994 et de L’héritage de Mendès France, Seuil 2004. Pierre Mendès France entre l’histoire des faits et la mémoire des valeurs C ontrairement à Jaurès et De Gaulle, Mendès France (1907-1982) n’a pas fondé de grand parti ni de grande famille politique. Contrairement à Blum écrivant A l’échelle humaine, il n’a pas laissé d’œuvre littéraire, historique ou théoricienne susceptible d’être attachée à son nom. Contrairement à Mitterrand, il n’a pas vécu la longue épreuve du pouvoir qui seule permet, au soir de celle-ci, de dresser un bilan pour la postérité. Et cependant, la figure de Pierre Mendès France a laissé une profonde empreinte dans l’histoire républicaine du XXe siècle. Il y a un mystère Mendès France. Il se mesure à l’écart entre d’une part, ses réalisations concrètes d’élu local de la commune de Louviers, de député de l’Eure puis de Grenoble, de ministre des Finances de Blum en 1938 puis de De Gaulle à la Libération, de président du conseil en 1954 et, d’autre part, ce qu’il faut bien appeler la légende mendésiste. Un écart intense entre l’histoire des faits d’un côté, la mémoire des valeurs de l’autre. Comment comprendre cet écart ? Proposons deux éclairages. Sur le plan politique, Mendès France possédait les qualités qui animent, lorsque les circonstances s’y prêtent, des hommes d’État d’exception mais pas celles qui permettent de surmonter les contradictions de l’action publique. Sur le plan théorique, il portait des valeurs éthiques qui fondent son héritage historique mais qui, dans la durée, furent insuffisantes à mobiliser les forces militantes. Il est parfois tentant, face à un grand destin politique, de soutenir qu’il était écrit d’avance. Mais ce n’est jamais vrai. Il y faut toujours un peu de chance. Mendès France en eut en plusieurs circonstances. Lorsque Georges Boris, son ami le plus proche et directeur de cabinet de Blum lui signale qu’un ouvrage paru à Londres en 1936 va révolutionner la pensée économique, et qu’un autre 122 Pierre Mendès France entre l’histoire des faits et la mémoire des valeurs Mendès devient le premier homme politique de gauche à posséder une solide culture économique au moment même où, en 1938, Blum et le Front populaire finissant sont en quête d’une doctrine en ce domaine. La gauche était jusqu’alors réputée pour ses combats sociaux. Elle tient avec Mendès France féru de keynésianisme son premier économiste. ami, Jean de Largentaye, s’apprête à traduire cet ouvrage en français, Mendès France se plonge dans la Théorie générale de Keynes. En pleine crise des idées économiques libérales, il est aussitôt séduit par la modernité et la rationalité de la construction théorique keynésienne et en devient l’un des principaux diffuseurs dans notre pays. Mendès qui s’était intéressé à la doctrine financière de Poincaré pendant ses études universitaires devient ainsi le premier homme politique de gauche à posséder une solide culture économique au moment même où, en 1938, Blum et le Front populaire finissant sont en quête d’une doctrine en ce domaine. La gauche était jusqu’alors réputée pour ses combats sociaux. Elle tient avec Mendès France féru de keynésianisme son premier économiste. Mais la chance, c’est aussi et d’abord d’avoir échappé au sort de Jean Zay. Une évasion réussie des geôles de Vichy lui permet de rejoindre Londres en février 1942 sans tomber sous les balles que la milice réservait aux adversaires du régime ayant le double tort d’être républicains et juifs. La chance ne fait évidemment qu’ouvrir la voie. Au responsable politique d’y manifester ses talents. Mendès France partage avec tous les grands hommes d’État une force de caractère hors du commun. Il en faut – et du courage aussi – pour dire à De Gaulle qui lui propose de rester à Londres pour participer à l’administration de la France Libre, qu’il préfère reprendre le combat actif et s’engager dans l’escadrille Lorraine aux côtés de la Royal Air Force. Il en faut encore, en 1945, face au même De Gaulle auréolé de l’immense prestige La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 de la Libération, pour démissionner de ses fonctions de ministre de l’Économie car il estime que la politique de reconstruction n’est pas menée avec la rigueur nécessaire. La rigueur, déjà. Mendès lui donne un contenu politique, économique, financier, moral, quasi scientifique. Elle dessine son image pour l’histoire : Mendès France a appris à la gauche que la rigueur n’est pas de droite. La force de caractère, c’est aussi la ténacité. François Mitterrand et Pierre Mendès France partageaient cette qualité. Quand une idée est juste, il faut la défendre inlassablement, même si, surtout si, elle est minoritaire au départ et jusqu’à ce qu’elle l’emporte. Mitterrand mit des années à convaincre de la justesse de sa stratégie d’union de la gauche, ou sur un autre plan, de la nécessité d’abolir la peine de mort. Il en a été de même pour Mendès France qui prêche dans le désert dès 1950 que la France ne peut pas conduire seule une guerre à douze mille kilomètres de ses frontières. Cette longue clairvoyance lui vaut d’être chargé en 1954 de négocier à Genève avec la Chine et l’Union soviétique la fin de l’engagement militaire français en Indochine. Il saisit aussitôt – avec un sens du moment qui est l’une des qualités distinctives de l’homme d’État – l’autorité dévolue par la signature de la paix pour proposer à la Tunisie la voie de l’autonomie. Il voudra amorcer la première étape du même chemin en Algérie mais l’aveuglement des intérêts coloniaux ne lui en laissera pas l’opportunité. On connaît la suite. Compte tenu de ses compétences acquises très tôt, c’est en économie que Mendès France affirme Mitterrand mit des années à convaincre de la justesse de sa stratégie d’union de la gauche, ou sur un autre plan, de la nécessité d’abolir la peine de mort. Il en a été de même pour Mendès France qui prêche dans le désert dès 1950 que la France ne peut pas conduire seule une guerre à douze mille kilomètres de ses frontières. Grandes personnalités avec le plus de constance ses convictions. On ne triche pas en économie. Non seulement parce que l’éthique républicaine s’y oppose – nous y reviendrons – mais parce que l’économie se venge contre les laxismes. « Les comptes en désordre sont la marque des nations qui s’abandonnent » avaitil coutume de dire dans une sentence qui devrait tinter encore aujourd’hui aux oreilles de ceux qui, à gauche, tiennent les déficits publics pour des fariboles. Plus la gauche veut réformer, plus elle doit être rigoureuse dans sa méthode, répétait-il, ce qui implique tout à la fois justice fiscale, lutte contre l’inflation qui frappe d’abord les pauvres, priorité à l’investissement qui conforte le développement à venir. Et pour conduire cette méthode, il plaidait pour un État fort, maîtrisant sa stratégie à travers une planification rationnelle de ses objectifs et de ses moyens, équilibré au niveau local par des collectivités territoriales par lesquelles s’exprime l’essentiel de la vie démocratique et participative. La ténacité fut aussi sa marque sur le plan institutionnel. Face à l’instabilité politique de la IIIe puis de la IVe République, il plaidait pour un régime à l’anglaise, c’est-à-dire pour un contrat de législature qui engage la majorité parlementaire sur un nombre limité d’objectifs. Il l’associait au scrutin uninominal à deux tours qui lie le député à ses électeurs alors que le scrutin proportionnel avait à ses yeux le défaut d’être entre les mains des partis. Sa fermeté – certains ont évoqué sa rigidité – sur ce plan lui a fait opter pour une opposition de principe à la composante présidentielle de la Ve République, en particulier à partir de la réforme de 1962 introduisant l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Lorsqu’en 1965 la gauche doit désigner un candidat pour affronter De Gaulle lors de l’élection présidentielle, ce blocage de principe est l’un des facteurs qui expliquent le retrait de Mendès France et l’engagement de Mitterrand. La légende mendésiste se nourrit de ces positions qui sonnent comme autant de théorèmes politiques à fort potentiel symbolique. Elle demeure d’autant plus vivante qu’après que ces positions ont été critiquées, voire raillées, elles reprennent 123 Qui oserait soutenir aujourd’hui que la critique mendésiste du présidentialisme est sans fondement ? Qui oserait dire que la dilution des corps intermédiaires dans le face-à-face entre le président et le peuple, aggravée par les médias modernes, ne soulève pas de sérieux problèmes de fonctionnement de la démocratie ? des couleurs : qui oserait soutenir aujourd’hui que la critique mendésiste du présidentialisme est sans fondement ? Qui oserait dire que la dilution des corps intermédiaires dans le face-à-face entre le président et le peuple, aggravée par les médias modernes, ne soulève pas de sérieux problèmes de fonctionnement de la démocratie ? Mais on ne peut nier que la force de caractère, la ténacité, la rigidité, ont rendu difficiles, parfois impossibles, les compromis nécessaires à la poursuite de l’action quotidienne. En 1945, Mendès France est quasiment le seul à soutenir que les maigres ressources financières du pays doivent être affectées par priorité à l’investissement et que la relance de la consommation passera après. Sur le papier, il a raison. Mais lorsque, après cinq ans de guerre et de privations, la population et presque toute la classe politique souhaitent l’inverse, peut-on ne pas transiger ? Lorsque, en 1958, le Club Jean Moulin et l’essentiel de l’élite administrative du pays qui a soutenu massivement l’élan mendésiste de 1954, estiment que la nouvelle constitution proposée par de Gaulle est un bon compromis entre parlementarisme et présidentialisme, peut-on tout rejeter d’un bloc ? Ces deux exemples illustrent l’écart entre la justesse des options fondamentales qui entretiennent pour longtemps l’aura mendésiste et le déficit des options tactiques qui ferme la voie à l’exercice du pouvoir. L’attachement de Pierre Mendès France à un socle de valeurs explique aussi sa place dans la mémoire collective. Interrogé récemment sur le profond pessimisme des Français, le philosophe Marcel Gauchet 124 Pierre Mendès France entre l’histoire des faits et la mémoire des valeurs expliquait que « la France a un grave problème avec la vérité à son sujet »1. Depuis mai 1940, ajoutaitil, la France a cessé d’être une grande puissance mais personne n’ose le dire. D’où un silence des responsables politiques sur les faiblesses du pays et sur les efforts qu’il conviendrait d’entreprendre pour lui redonner vigueur. Un silence finalement très anxiogène pour le citoyen. Une telle analyse fait écho à un élément central du corpus mendésiste que l’on pourrait appeler l’éthique de la vérité. Ce n’est pas un hasard si, lorsque Mendès France publie en 1955 les « causeries radiophoniques » qu’il a tenues au cours de son bail gouvernemental, ce recueil est intitulé Dire la vérité. Pas un hasard non plus si, au soir de sa vie, il intitule La vérité guidait leurs pas la compilation de ses écrits sur quelques grands hommes parmi lesquels Zola, Jaurès et Blum. L’éthique de la vérité revêt chez lui une double composante : morale et politique. La composante morale est en lien direct avec la notion de vertu chez Montesquieu. La vertu, explique le philosophe des Lumières, est le vecteur essentiel de la République car celle-ci ne dispose ni de la force pure propre aux dictatures, ni de la légitimité sacrée des princes. La République n’est forte que si elle est vraie, c’est-à-dire que si elle expose les problèmes dans toute leur difficulté afin que le peuple puisse décider des solutions pertinentes. Il y a quelque chose d’indissolublement moral et scientifique dans cette conception de la vérité comme fondement de la République. C’est la raison et non la passion qui est appelée à gouverner le pays. D’où l’hostilité mendésiste absolue à l’égard de toutes les Le réalisme mendésiste n’est pas synonyme de modération mais de vérité. Les programmes extrémistes ne sont pas critiquables parce qu’ils sont excessifs mais parce qu’ils ne sont pas vrais : il serait tout simplement impossible de les mettre en œuvre et si par malheur, ils l’étaient, ils conduiraient au résultat inverse de celui annoncé. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Le grand paradoxe de cet homme est que les mêmes raisons qui expliquent la brièveté de son passage au pouvoir fondent aussi la durée et la profondeur de son empreinte dans la mémoire de la République. démagogies et l’on rejoint ainsi la dimension politique de la vérité. La démocratie n’est opératoire, le peuple n’est réellement souverain, que si toutes les cartes sont sur la table et que si les options présentées par les formations et les hommes politiques qui aspirent à représenter le peuple, sont réalistes. Le réalisme mendésiste n’est pas synonyme de modération mais de vérité. Les programmes extrémistes ne sont pas critiquables parce qu’ils sont excessifs mais parce qu’ils ne sont pas vrais : il serait tout simplement impossible de les mettre en œuvre et si par malheur, ils l’étaient, ils conduiraient au résultat inverse de celui annoncé. Cette éthique de la vérité a quelque chose d’admirable qui éclaire encore aujourd’hui et pour longtemps sans doute, le panthéon mendésiste. Mais suffit-elle à constituer un projet politique ? Bien entendu, on dira que Mendès France n’était pas un philosophe et que ses combats et ses écrits sur la justice fiscale, sur l’économie du développement et ses dimensions monétaires, sur l’éducation et la recherche, parmi bien d’autres contributions, dessinent la figure d’un homme d’État dans sa plénitude. Mais le paradoxe est que son éthique de la vérité était si forte qu’elle a eu tendance à écraser tout le reste au point de faire douter les forces politiques contemporaines de son action et de sa capacité à conduire celle-ci et au point de constituer aujourd’hui le principal si ce n’est l’unique préciput de sa mémoire. Faut-il le regretter ? Oui, sans doute, ne serait-ce que par devoir de… vérité ! Mendès France lui-même aurait d’ailleurs contesté d’être réduit au statut de sage car il se concevait d’abord comme un militant, un combattant de la République, avec ses succès et ses échecs. Le grand paradoxe de cet homme est Grandes personnalités que les mêmes raisons qui expliquent la brièveté de son passage au pouvoir fondent aussi la durée et la profondeur de son empreinte dans la mémoire de la République. Et s’il était nécessaire, ces raisons pourraient être ramenées à une seule : Pierre Mendès France a incarné la dignité du politique. Cette actualisation de l’antique conception de l’honneur fut sans 125 doute une carte faible dans la tourmente politicienne et nombre de ses partisans s’éloignèrent de lui pour se rapprocher de plus habiles. Mais lorsqu’il faut aujourd’hui trouver des motifs de s’engager pour une société plus juste et plus respectueuse de la dignité de chacun, la noblesse de la figure mendésiste vient encore à l’esprit. 1. Marcel Gauchet, Entretien au Journal du Dimanche, 15 septembre 2013. Grand texte Jean Jaurès Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900 L e texte que nous rééditons dans ce dossier est célèbre. Il s’agit de la préface qu’a rédigée Jean Jaurès pour présenter son Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900. Une histoire en quatorze volumes qui réunissait les meilleures plumes socialistes du moment. Lui-même livra deux volumes, « La Révolution Française », jusqu’au 9 thermidor et « La Guerre Franco-Allemande » de 1870-1871, ainsi qu’une conclusion générale sur le bilan social du XIXe siècle. Ce travail qui l’occupa, après son échec aux élections législatives de 1892, au milieu de bien d’autres travaux…, se signale par son style bien sûr, mais tout autant par son souci de rigueur scientifique qui l’amena ainsi à se rapporter directement aux Archives de la Révolution. Ce qui s’exprime avec force, dans ses pages, est son souci de situer le socialisme dans une histoire large pour l’insérer dans le temps long et l’expliquer ainsi dans sa nécessité. Mais, il n’y a nul déterminisme dans sa vision, Jean Jaurès sait faire sa part à l’événement, donc à la part des hommes. Son marxisme l’a conduit à donner toute leur importance aux faits économiques et sociaux (ce qui est d’une forte originalité à l’époque), mais l’accidentel est aussi présent. C’est ce qui lui fait écrire son Histoire socialiste, avec Marx mais également avec Michelet et… Plutarque. Alain Bergounioux, directeur de la Revue socialiste Le texte C’est du point de vue socialiste que nous voulons raconter au peuple, aux ouvriers, aux paysans, les événements qui se développent de 1789 à la fin du 130 Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900 La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme, la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été, en son fond, l’avènement politique de la classe bourgeoise. XIXe siècle. Nous considérons la Révolution fran- çaise comme un fait immense et d’une admirable fécondité ; mais elle n’est pas, à nos yeux, un fait définitif dont l’histoire n’aurait ensuite qu’à dérouler sans fin les conséquences. La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme, la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été, en son fond, l’avènement politique de la classe bourgeoise. Peu à peu le mouvement économique et politique, la grande industrie, la croissance de la classe ouvrière qui grandit en nombre et en ambition, le malaise des paysans écrasés par la concurrence et investis par la féodalité industrielle et marchande, le trouble moral de la bourgeoisie intellectuelle qu’une société mercantile et brutale offense en toutes ses délicatesses, tout prépare une nouvelle crise sociale, une nouvelle et plus profonde Révolution où les prolétaires saisiront le pouvoir pour transformer la propriété et la moralité. C’est donc la marche et le jeu des classes sociales depuis 1789 que nous voudrions retracer à grands traits. Il est toujours un peu arbitraire de marquer des limites, des divisions tranchantes dans le progrès ininterrompu et nuancé de la vie. Pourtant, on peut, avec une suffisante exactitude, distinguer trois périodes dans l’histoire de la classe bourgeoise et de la classe prolétarienne depuis un siècle. D’abord, de 1789 à 1848, la bourgeoisie révolutionnaire triomphe et s’installe. Elle utilise, contre l’absolutisme royal et contre les nobles, la force des prolétaires, mais ceux-ci, malgré leur prodigieuse activité, malgré le rôle décisif qu’ils jouent en certaines journées, ne sont qu’une puissance suborLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 donnée, une sorte d’appoint historique. Ils inspirent parfois aux possédants bourgeois une véritable terreur : mais au fond ils travaillent pour eux ; ils n’ont pas une conception de la société radicalement différente : le communisme de Babeuf et de ses rares disciples ne fut qu’une convulsion sublime, le spasme suprême de la crise révolutionnaire avant l’apaisement du Consulat et du Premier Empire. Même en 1793 et 1794 les prolétaires étaient confondus dans le Tiers État : ils n’avaient ni une claire conscience de classe ni le désir ou la notion d’une autre forme de propriété. Ils n’allaient guère au-delà de la pauvre pensée de Robespierre : une démocratie politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane. La merveilleuse sève de vie du socialisme, créateur de richesse, de beauté et de joie, n’était point en eux : aux jours terribles, ils brûlaient d’une flamme sèche, flamme de colère et d’envie. Ils ignoraient la séduction, la puissante douceur d’un idéal nouveau. Pourtant la société bourgeoise commence à peine à s’apaiser et à se fixer, et déjà la pensée socialiste s’essaie. Après Babeuf, voici de 1800 à 1848, Fourier, Saint-Simon, Proudhon, Louis Blanc. Voici, sous Louis-Philippe, les soulèvements ouvriers de Lyon et de Paris. À peine la Révolution bourgeoise est-elle définitivement victorieuse, les prolétaires se demandent : d’où vient notre souffrance et quelle Révolution nouvelle faudra-t-il accomplir ? Dans le flot de la Révolution bourgeoise, d’abord bouillonnant et trouble, plus calme maintenant et plus À peine la Révolution bourgeoise est-elle définitivement victorieuse, les prolétaires se demandent : d’où vient notre souffrance et quelle Révolution nouvelle faudra-t-il accomplir ? Dans le flot de la Révolution bourgeoise, d’abord bouillonnant et trouble, plus calme maintenant et plus clair, ils mirent leur pauvre visage exténué, et ils sont pris d’épouvante. Grand texte clair, ils mirent leur pauvre visage exténué, et ils sont pris d’épouvante. Mais, avant 1848, malgré la multiplicité des systèmes socialistes et des révoltes ouvrières, la domination bourgeoise est encore intacte. La bourgeoisie ne croit pas possible que le pouvoir lui échappe et que la propriété se transforme. Elle a, sous Louis-Philippe, la force de lutter à la fois contre les nobles et les prêtres, et contre les ouvriers. Elle écrase les soulèvements légitimistes de l’Ouest, comme les révoltes prolétariennes des grandes villes affamées. Elle croit naïvement, avec l’orgueil de Guizot, qu’elle est l’aboutissement de l’histoire, qu’elle a des titres historiques et philosophiques au pouvoir définitif, qu’elle résume l’effort séculaire de la France et qu’elle est l’expression sociale de la raison. Les prolétaires de leur côté, malgré les soubresauts de la misère et de la faim, ne sont pas des révolutionnaires conscients. Ils entrevoient à peine la possibilité d’un ordre nouveau. C’est surtout dans la classe « intellectuelle » que les « utopies » socialistes recrutent d’abord des adeptes. Et d’ailleurs les systèmes socialistes sont très fortement imprégnés ou de pensée capitaliste, comme celui de Saint-Simon, ou de pensée petitebourgeoise, comme celui de Proudhon. Il a fallu la crise révolutionnaire de 1848 pour que la classe ouvrière prît conscience d’elle-même, pour qu’elle opérât, suivant le mot de Proudhon, sa scission définitive avec les autres éléments sociaux. Et encore la deuxième période, celle qui va de février 1848 à mai 1871, du gouvernement provisoire à la répression sanglante de la Commune, est-elle trouble et incertaine. Déjà, il est vrai, le socialisme s’affirme comme une force et comme une idée ; le prolétariat s’affirme comme une classe. La Révolution ouvrière se dresse si menaçante contre l’ordre bourgeois que les classes dirigeantes coalisent contre elle toutes les puissances de la bourgeoisie et les propriétaires paysans affolés par le spectre rouge. Mais il y a encore indécision et confusion dans les doctrines socialistes : en 1848, le communisme de Cabet, le mutuellisme de Proudhon, l’étatisme de Louis Blanc se 131 En 1848, le communisme de Cabet, le mutuellisme de Proudhon, l’étatisme de Louis Blanc se heurtent désespérément, et le moule de pensée où doit prendre forme la force ouvrière est inconsistant et inachevé : les théoriciens se disputent le métal en fusion qui sort de la fournaise, et pendant qu’ils se querellent, la réaction, conduite par l’homme de décembre, brise tous les moules ébauchés et refroidit le métal. heurtent désespérément, et le moule de pensée où doit prendre forme la force ouvrière est inconsistant et inachevé : les théoriciens se disputent le métal en fusion qui sort de la fournaise, et pendant qu’ils se querellent, la réaction, conduite par l’homme de décembre, brise tous les moules ébauchés et refroidit le métal. Sous la Commune même, blanquistes, marxistes, proudhoniens impriment à la pensée ouvrière des directions divergentes : nul ne peut dire quel idéal socialiste eût appliqué la Commune victorieuse. En outre, il y a trouble et mélange dans le mouvement même comme dans la pensée. En 1848, la Révolution est préparée par la démocratie radicale des petits bourgeois autant et plus peut-être que par le socialisme ouvrier, et aux journées de Juin la démocratie bourgeoise couche sur le pavé ardent de Paris les prolétaires. En 1871 aussi, c’est d’un soulèvement de la bourgeoisie commerçante irritée par la loi des échéances et par la dureté des hobereaux de Versailles, c’est aussi de l’exaspération patriotique et des défiances républicaines de Paris que le mouvement de la Commune est sorti. Le prolétariat socialiste n’a pas tardé à mettre sa marque révolutionnaire sur cette confusion et Marx a eu raison de dire, en ce sens, dans sa forte et systématique étude sur la Commune que, par elle, la classe ouvrière a pour la première fois pris possession du pouvoir. C’est un fait nouveau et d’une incalculable portée ; mais le prolétariat a profité d’une sorte de surprise ; il était, dans la capitale isolée et surexcitée, la 132 Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900 force la mieux organisée et la plus aiguë ; mais il n’était pas encore en état d’entraîner et d’assimiler la France ; celle-ci appartenait aux prêtres, aux grands propriétaires fonciers et à la bourgeoisie dont M. Thiers était le chef. La Commune a été comme une pointe rougie au feu, qui se brise contre un gros bloc réfractaire. Mais de 1848 à 1871, le progrès prolétarien est immense. En 1848 la participation du prolétariat au pouvoir est presque fictive : Louis Blanc et l’ouvrier Albert sont paralysés au gouvernement provisoire ; et une bourgeoisie perfide organise contre eux la tricherie des ateliers nationaux. Les socialistes discutent platoniquement au Luxembourg, ils abdiquent et se résignent à n’être qu’une impuissante Académie. N’ayant pas la force d’agir, ils dissertent. Puis, quand la classe ouvrière trompée se soulève en Juin, elle est écrasée avant d’avoir pu une minute toucher au pouvoir. En 1871 les fils des combattants de Juin ont tenu le pouvoir ; ils l’ont exercé ; ils n’ont pas été l’émeute, ils ont été la Révolution. Les prolétaires ainsi haussés au gouvernement ont pu en être précipités ; ils n’en ont pas moins donné aux nouvelles générations ouvrières un haut signal d’espérance qui a été compris. La Commune clôt la seconde période où le socialisme s’affirme comme une force de premier ordre, confuse encore et convulsive, mais c’est bien elle, aussi, c’est bien la Commune qui a rendu possible la période nouvelle, celle où nous sommes tous engagés et où le socialisme procède méthodiquement à l’organisation C’est bien la Commune qui a rendu possible la période nouvelle, celle où nous sommes tous engagés et où le socialisme procède méthodiquement à l’organisation totale de la classe ouvrière, à la conquête morale des paysans rassurés, au ralliement de la bourgeoisie intellectuelle désenchantée du pouvoir bourgeois, et à la prise de possession complète du pouvoir pour des formes nouvelles de propriété et d’idéal. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 totale de la classe ouvrière, à la conquête morale des paysans rassurés, au ralliement de la bourgeoisie intellectuelle désenchantée du pouvoir bourgeois, et à la prise de possession complète du pouvoir pour des formes nouvelles de propriété et d’idéal. Maintenant la confusion n’est plus à craindre. Il y a dans la classe ouvrière et le parti socialiste unité de pensée. Malgré les chocs des groupes et les rivalités superficielles, toutes les forces prolétariennes sont unies, au fond, par une même doctrine et pour une même action. Si demain le prolétariat s’emparait du pouvoir tout entier, il en pourrait d’emblée faire un usage défini et décisif. Il y aurait à coup sûr des conflits de tendances. Les uns voudraient fortifier et pousser au plus haut l’action centrale de la communauté, les autres voudraient assurer aux groupes locaux de travailleurs la plus large autonomie possible. Pour régler les rapports nouveaux de la nation, des Fédérations professionnelles, des communes, des groupes locaux, des individus, pour fonder à la fois la parfaite liberté individuelle et la solidarité sociale, pour donner forme juridique aux innombrables combinaisons de la propriété sociale et de l’action des individus, un immense effort de pensée sera nécessaire ; et dans cette complexité il y aura des désaccords. Mais, malgré tout, c’est un commun esprit qui meut aujourd’hui les socialistes, les prolétaires ; le socialisme n’est plus dispersé en sectes hostiles et impuissantes. Il est de plus en plus une grande unité vivante et qui multiplie ses prises sur la vie. C’est de lui maintenant que toutes les grandes forces humaines, le travail, la pensée, la science, l’art, la religion même, entendue comme la prise de possession de l’univers par l’humanité, attendent leur renouvellement et leur essor. Comment, à travers quelles crises, par quels efforts des hommes et quelle évolution des choses le prolétariat a-t-il grandi jusqu’au rôle décisif qu’il va jouer demain ? C’est ce que nous tous, militants socialistes, nous nous proposons de raconter. Nous savons que les conditions économiques, la forme de la production et de la propriété sont le fond même de l’histoire. De même que pour la plupart des individus humains l’essentiel de la vie, c’est le métier, Grand texte De même que le métier, qui est la forme économique de l’activité individuelle, détermine le plus souvent les habitudes, les pensées, les douleurs, les joies, les rêves même des hommes, de même, à chaque période de l’histoire, la structure économique de la société détermine les formes politiques, les mœurs sociales, et même la direction générale de la pensée. de même que le métier, qui est la forme économique de l’activité individuelle, détermine le plus souvent les habitudes, les pensées, les douleurs, les joies, les rêves même des hommes, de même, à chaque période de l’histoire, la structure économique de la société détermine les formes politiques, les mœurs sociales, et même la direction générale de la pensée. Aussi nous appliquerons-nous, à chaque époque de ce récit, à découvrir les fondements économiques de la vie humaine. Nous tâcherons de suivre le mouvement de la propriété, et l’évolution même de la technique industrielle et agricole. Et, à grands traits, comme il convient dans un tableau forcément sommaire, nous marquerons l’influence de l’état économique sur les gouvernements, les littératures, les systèmes. Mais nous n’oublions pas, Marx lui-même, trop souvent rapetissé par des interprètes étroits, n’a jamais oublié que c’est sur des hommes qu’agissent les forces économiques. Or les hommes ont une diversité prodigieuse de passions et d’idées ; et la complication presque infinie de la vie humaine ne se laisse pas réduire brutalement, mécaniquement, à une formule économique. De plus, bien que l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il subisse surtout l’influence enveloppante et continue du milieu social, il vit aussi, par les sens et par l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers même. Sans doute, la lumière même des étoiles les plus lointaines et les plus étrangères au système humain n’éveille, dans l’imagination du poète, que des 133 rêves conformes à la sensibilité générale de son temps et au secret profond de la vie sociale, comme c’est de l’humidité cachée de la terre que le rayon de lune forme le brouillard léger qui flotte sur la prairie. En ce sens, même les vibrations stellaires, si hautes et si indifférentes qu’elles paraissent, sont harmonisées et appropriées par le système social et par les forces économiques qui le déterminent. Goethe, entrant un jour dans une manufacture, fut pris de dégoût pour ses vêtements qui exigeaient un si formidable appareil de production. Et pourtant, sans ce premier essor industriel de la bourgeoisie allemande, le vieux monde germanique, somnolent et morcelé, n’aurait pu ni éprouver ni comprendre ces magnifiques impatiences de vie qui font éclater l’âme de Faust. Mais quel que soit le rapport de l’âme humaine, en ses rêves même les plus audacieux ou les plus subtils, avec le système économique et social, elle va au-delà du milieu humain, dans l’immense milieu cosmique. Et le contact de l’univers fait vibrer en elle des forces mystérieuses et profondes, forces de l’éternelle vie mouvante qui précéda les sociétés humaines et qui les dépassera. Donc autant il serait vain et faux de nier la dépendance de la pensée et du rêve même à l’égard du système économique et des formes précises de la production, autant il serait puéril et grossier d’expliquer sommairement le mouvement de la pensée humaine par la seule évolution des formes économiques. Très souvent l’esprit de l’homme s’appuie sur le système social pour le dépasser et lui résister ; entre l’esprit individuel et le pouvoir social il y a ainsi tout à la fois solidarité et conflit. C’est le système des nations Autant il serait vain et faux de nier la dépendance de la pensée et du rêve même à l’égard du système économique et des formes précises de la production, autant il serait puéril et grossier d’expliquer sommairement le mouvement de la pensée humaine par la seule évolution des formes économiques. 134 Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900 et des monarchies modernes, à demi émancipées de l’Église, qui a permis la libre science des Kepler et des Galilée ; mais une fois en possession de la vérité, l’esprit ne relève plus ni du prince, ni de la société, ni de l’humanité ; c’est la vérité elle-même, avec son ordonnance et son enchaînement, qui devient, si je puis dire, le milieu immédiat de l’esprit, et bien que Kepler et Galilée aient appuyé leurs observations et leurs travaux d’astronomes aux fondements de l’État moderne, ils ne relevaient plus, après leurs observations ou leurs calculs, que d’eux-mêmes et de l’univers. Le monde social où ils avaient pris leur point d’appui et leur élan s’ouvrait, et leur pensée ne connaissait plus d’autres lois que les lois mêmes de l’immensité sidérale. Il nous plaira, à travers l’évolution à demi mécanique des formes économiques et sociales, de faire sentir toujours cette haute dignité de l’esprit libre, affranchi de l’humanité elle-même par l’éternel univers. Les plus intransigeants des théoriciens marxistes ne sauraient nous le reprocher. Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques ; les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. L’histoire humaine ne commencera véritablement que lorsque l’homme, échappant enfin à la tyrannie des forces inconscientes, gouvernera par sa raison et sa volonté la production elle-même. Alors, son esprit ne subira plus le despotisme des formes économiques, créées et dirigées par lui, et c’est d’un regard libre et immédiat qu’il contemplera l’univers. Marx entrevoit donc une période de pleine liberté intellectuelle où la pensée humaine, n’étant plus déformée par les servitudes économiques, ne déformera pas le monde. Mais à coup sûr Marx ne conteste pas que déjà, dans les ténèbres de la période inconsciente, de hauts esprits se soient élevés à la liberté ; par eux l’humanité se prépare et s’annonce. C’est à nous de recueillir ces premières manifestations de la vie de l’esprit : La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Aussi notre interprétation de l’histoire serat-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet. C’est bien la vie économique qui a été le fond et le ressort de l’histoire humaine, mais à travers la succession des formes sociales, l’homme, force pensante, aspire à la pleine vie de la pensée, à la communion ardente de l’esprit inquiet, avide d’unité, et du mystérieux univers. elles nous permettent de pressentir la grande vie ardente et libre de l’humanité communiste qui, affranchie de tout servage, s’appropriera l’univers par la science, l’action et le rêve. C’est comme le premier frisson qui dans la forêt humaine n’émeut encore que quelques feuilles mais qui annonce les grands souffles prochains et les vastes ébranlements. Aussi notre interprétation de l’histoire serat-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet. C’est bien la vie économique qui a été le fond et le ressort de l’histoire humaine, mais à travers la succession des formes sociales, l’homme, force pensante, aspire à la pleine vie de la pensée, à la communion ardente de l’esprit inquiet, avide d’unité, et du mystérieux univers. Le grand mystique d’Alexandrie disait : « Les hautes vagues de la mer ont soulevé ma barque et j’ai pu voir le soleil levant à l’instant même où il sortait des flots. » De même, les vastes flots montants de la Révolution économique soulèveront la barque humaine pour que l’homme, pauvre pêcheur lassé d’un long travail nocturne, salue de plus haut la première pointe d’aurore, la première lueur de l’esprit grandissant qui va se lever sur nous. Et nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre interprétation économique des grands phénomènes humains, la valeur morale de l’histoire. Certes, nous savons que les beaux mots de liberté et d’humanité ont trop souvent couvert, depuis un siècle, un régime d’exploitation et d’oppression. La Révolution française a proclamé les Droits de l’homme ; mais les classes possédantes ont compris sous ce mot Grand texte les droits de la bourgeoisie et du capital. Elles ont proclamé que les hommes étaient libres quand les possédants n’avaient sur les non-possédants d’autre moyen de domination que la propriété elle-même, mais la propriété c’est la force souveraine, qui dispose de toutes les autres. Le fond de la société bourgeoise est donc un monstrueux égoïsme de classe compliqué d’hypocrisie. Mais il y a eu des heures où la Révolution naissante confondait avec l’intérêt de la bourgeoisie révolutionnaire l’intérêt de l’humanité, et un enthousiasme humain vraiment admirable a plus d’une fois empli les cœurs. De même dans les innombrables conflits déchaînés par l’anarchie bourgeoise, dans les luttes des partis et des classes, ont abondé les exemples de fierté, de vaillance et de courage. Nous saluerons toujours avec un égal respect, les héros de la volonté, et nous élevant au-dessus des mêlées sanglantes, nous glorifierons à la fois les républicains bourgeois proscrits en 1851 par le coup d’État triomphant et les admirables combattants prolétariens tombés en juin 1848. Mais qui nous en voudra d’être surtout attentifs aux vertus militantes de ce prolétariat accablé qui depuis un siècle a si souvent donné sa vie pour un idéal encore obscur ? Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la Révolution Sociale ; c’est par la force des hommes, par Nous ne sourions pas des hommes de la Révolution qui lisaient les Vies de Plutarque ; à coup sûr les beaux élans d’énergie intérieure qu’ils suscitaient ainsi en eux changeaient peu de chose à la marche des événements. Mais, du moins, ils restaient debout dans la tempête, ils ne montraient pas, sous l’éclair des grands orages, des figures décomposées par la peur. 135 l’énergie des consciences et des volontés. L’histoire ne dispensera jamais les hommes de la vaillance et de la noblesse individuelles. Et le niveau moral de la société communiste de demain sera marqué par la hauteur morale des consciences individuelles, dans la classe militante d’aujourd’hui. Proposer en exemple tous les combattants héroïques, qui depuis un siècle ont eu la passion de l’idée et le sublime mépris de la mort, c’est donc faire œuvre révolutionnaire. Nous ne sourions pas des hommes de la Révolution qui lisaient les Vies de Plutarque ; à coup sûr les beaux élans d’énergie intérieure qu’ils suscitaient ainsi en eux changeaient peu de chose à la marche des événements. Mais, du moins, ils restaient debout dans la tempête, ils ne montraient pas, sous l’éclair des grands orages, des figures décomposées par la peur. Et si la passion de la gloire animait en eux la passion de la liberté, ou le courage du combat, nul n’osera leur en faire grief. Ainsi nous essaierons dans cette histoire socialiste qui va de la Révolution bourgeoise à la période préparatoire de la Révolution prolétarienne, de ne rien retrancher de ce qui fait la vie humaine. Nous tâcherons de comprendre et de traduire l’évolution économique fondamentale qui gouverne les sociétés, l’ardente aspiration de l’esprit vers la vérité totale, et la noble exaltation de la conscience individuelle défiant la souffrance, la tyrannie et la mort. C’est en poussant à bout le mouvement économique que le prolétariat s’affranchira et deviendra l’humanité. Il faut donc qu’il prenne une conscience nette, dans l’histoire, et du mouvement économique et de la grandeur humaine. Au risque de surprendre un moment nos lecteurs par le disparate de ces grands noms, c’est sous la triple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire cette modeste histoire, où chacun des militants qui y collaborent mettra sa nuance de pensée, où tous mettront la même doctrine essentielle et la même foi. À propos de… Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combats sont d’abord des combats d’idées. Conscients de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons souhaité mettre en place une nouvelle rubrique, intitulée « A propos de » et entièrement consacrée à un livre. Cette rubrique, animée par Matthias Fekl, se structurera ainsi : – une note de lecture présentera de manière synthétique l’ouvrage en question ; – puis, nous demanderons à une ou des personnalités – intellectuels, politiques, etc. – de réagir à l’ouvrage ; – enfin, l’auteur de l’ouvrage pourra à son tour réagir, et conclure, au moins provisoirement, le débat. Nous nous attacherons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encore en devenir, français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant des idées fortes et des analyses nouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessaire rénovation intellectuelle de la gauche française. Dans ce numéro, nous avons retenu l’ouvrage de Lionel Jospin, Le mal napoléonien, Le Seuil, 2013. Gérard Grunberg est directeur de recherches émérite CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po. Un autre regard sur Napoléon L’ essai politique que Lionel Jospin vient de consacrer à Napoléon Bonaparte est le bienvenu. Pour plusieurs raisons. D’abord, curieusement, malgré le nombre impressionnant d’ouvrages consacrés à ce personnage qui a fasciné tant d’auteurs depuis deux siècles, peu ont tenté d’établir un véritable bilan de son action politique ; ensuite, l’auteur prend clairement parti alors que tant d’études sont pour le moins balancées quand elles ne sont pas apologétiques. L’essai est à charge. Pour l’auteur, l’homme comme son legs ont été un mal pour la France et pour l’Europe. « Je regrette écrit-il que ce conquérant ait laissé son pays vaincu et amoindri et souvent détesté. Je crains aussi qu’il ait privé à l’époque la France et l’Europe d’un autre destin, plus fécond ». Il nous livre ainsi son propre bilan, argumenté, concis, clair… et négatif. Du coup, il incite à rouvrir le débat sur la période napoléonienne et à prendre parti à notre tour : le phénomène napoléonien fut-il au total un mal ? Enfin, en déroulant le fil de sa réflexion jusqu’à aujourd’hui, Lionel Jospin nous livre sa propre analyse sur un thème cher aux historiens et aux politologues, celui du bonapartisme comme tradition politique. Comment cette tradition s’est-elle incarnée dans des hommes ou des mouvements politiques depuis la refondation de la République ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Disons d’emblée notre accord avec l’auteur à la fois sur l’intérêt de rouvrir ce débat et sur le bilan d’ensemble qu’il dresse. Il nous paraît en effet nécessaire de réinterroger cette période cruciale de notre histoire et de le faire de manière critique. Il y a bien un « mal napoléonien ». En revanche, son analyse de la filiation bonapartiste dans la France républicaine appelle discussion. C’est sur ce point que nous engagerons ensuite le débat avec l’auteur. Une grosse première partie du livre est consacrée à l’action politique de Napoléon. Lionel Jospin s’interroge d’abord sur la nature de l’ordre napoléonien. Il le met en cause par de courts développe- 140 ments précédés de sous-titre très éclairants par leur concision et leur justesse : un État hyper-centralisé, un système électoral non démocratique, des assemblées sans parlementarisme, un régime despotique et policier, un césarisme surplombant les notables, des opposants jugulés, les prébendiers, l’absence de révolution industrielle, un compromis religieux gâché, la République effacée, l’esclavage rétabli et la résurgence monarchique. Il termine son chapitre « de la Révolution au despotisme » en concluant sur l’impossible fondement de la légitimité napoléonienne. Ce dernier point nous paraît fondamental et aurait mérité d’être développé davantage encore. Cette question non résolue de la légitimité est à la fois le produit des contradictions très profondes qui marquent le rapport au politique de Napoléon et la cause essentielle de sa chute. Très conscient de sa position, dans l’époque postrévolutionnaire, entre l’ancien et le nouveau, le passé et l’avenir, Napoléon a incarné d’une certaine manière la modernité en refondant l’État français, en le développant et en le renforçant. Mais en même temps il a fait barrage à la modernité politique que représentaient à l’époque le régime représentatif d’un côté et la démocratie politique de l’autre. Sa conception et sa pratique dictatoriales du pouvoir, dans un pays qui avait fait sa révolution – et quelle révolution ! – ne pouvait que produire une politique de containment. Ce sont les monarchistes libéraux puis les républicains de gouvernement du XIXe siècle qui, en dotant l’État napoléonien d’institutions représentatives, Très conscient de sa position, dans l’époque postrévolutionnaire, entre l’ancien et le nouveau, le passé et l’avenir, Napoléon a incarné d’une certaine manière la modernité en refondant l’État français, en le développant et en le renforçant. Mais en même temps il a fait barrage à la modernité politique que représentaient à l’époque le régime représentatif d’un côté et la démocratie politique de l’autre. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Un autre regard sur Napoléon ont pu donner à la construction étatique française sa véritable modernité, malgré ses traits durables d’hypercentralisation et d’interventionnisme que l’auteur critique fort justement. Lionel Jospin dresse également un bilan de la politique extérieure de Napoléon. Il rappelle que ce dernier est né de la guerre. Ce point, important, aurait pu être, lui aussi, développé plus amplement. Beaucoup d’auteurs ont insisté en effet sur le fait que le régime napoléonien était un régime civil et non militaire. Ceci n’est qu’en partie vrai. Non pas seulement parce que Napoléon n’a pas cessé d’être un général en chef et qu’il a passé plus de temps dans les camps que dans ses palais. Mais surtout, parce qu’il ne concevait pas de pouvoir politique qui ne serait pas adossé à une armée au service de son chef. Las Cases écrit ainsi dans le mémorial de Sainte Hélène : « En dernière analyse disait l’Empereur, pour gouverner il faut être militaire : on ne gouverne qu’avec des éperons et des bottes ». Dans les deux chapitres qui concernent la politique extérieure et la guerre, les sous-titres sont ici encore très parlants : un régime tourné vers la conquête, un Empire prédateur, un chef peu soucieux de ses hommes, un échec final inéluctable. Lionel Jospin reconnaît cependant le génie militaire de Napoléon. Allant cette fois plus loin que lui dans la critique, nous aurions tendance à relativiser ce génie. Napoléon, remarquable dans l’offensive ne savait pas reculer ou composer quand il le fallait. Les désastres d’Espagne et de Russie le prouvent. Son génie guerrier ne s’accompagnait pas d’un talent de diplomate lui permettant de construire un ordre international stable. Il voulait aller toujours plus loin, de victoire en victoire, sans penser qu’il devrait un jour conclure des alliances durables et cesser son interminable et épuisante marche en avant. Il pressentait lui-même que sa première défaite serait le signal de sa chute prochaine. Comme l’auteur le note justement, ses buts de guerre furent incertains : « L’Empereur aura suivi ses propres fins, souvent contradictoires, parfois indéchiffrables jusqu’au bout, écrit-il ». Cette remarque très juste aurait pu inciter Lionel A propos de… Lionel Jospin reconnaît le génie militaire de Napoléon. Allant cette fois plus loin que lui dans la critique, nous aurions tendance à relativiser ce génie. Napoléon, remarquable dans l’offensive ne savait pas reculer ou composer quand il le fallait. Les désastres d’Espagne et de Russie le prouvent. Jospin à entrer davantage dans la psychologie de Napoléon et à analyser la manière dont il se représentait son propre destin. Sa recherche de la gloire et son souci de la postérité l’empêchèrent d’avoir une politique suivie et cohérente en matière de politique étrangère. Son imagination le disputa toujours à son esprit rationnel, et finalement avec succès ! Le bilan de la politique napoléonienne que dresse l’auteur, très largement négatif, appelle deux remarques complémentaires. Si l’argumentation est convaincante et la synthèse réussie, le texte laisse parfois une impression de frustration par une certaine retenue de ton et d’écriture. Si le souci de concision doit être loué, d’autant que l’essentiel est dit, et justement dit, il manque cependant un peu de chair et de sang dans cet essai. La complexité du personnage n’apparaît pas toujours. De même, si l’auteur a parfaitement raison d’assumer le fait qu’il juge l’homme d’hier avec ses valeurs d’aujourd’hui, Napoléon n’apparaît cependant pas assez en situation, notamment dans la période du directoire au cours de laquelle il remit le pays sur pied, rétablit l’ordre et la sécurité, entreprit une importante œuvre législative, redressa l’État, s’attacha à rassembler les Français au sein de la Nation et apparut effectivement à une grande partie des Français comme l’homme providentiel. Pourtant, ces remarques ne remettent pas en cause le parti pris de l’auteur que nous partageons pour l’essentiel. Comme l’écrivait Chateaubriand, en dépit de son génie, Napoléon fut finalement un homme « défectueux » en politique. Il est bon de comprendre pourquoi et comment. L’apport de l’auteur est ici incontestable et nous 141 espérons que le débat ainsi réouvert ne sera pas clos rapidement. La seconde partie de l’ouvrage prête à nos yeux davantage à discussion. Nous ne commenterons pas ici les chapitres sur le second Empire et sur le boulangisme, même si le caractère bonapartiste de ce dernier, affirmé par l’auteur, mériterait discussion. De même pour les développements sur les ligues et sur l’entre-deux-guerres. Nous nous attacherons en revanche à discuter la position de l’auteur sur les relations qu’il établit entre pétainisme, gaullisme et bonapartisme. Pour résumer celle-ci, le bonapartisme depuis 1940 se serait incarné davantage dans le maréchal Pétain que dans le général de Gaulle. Certes, Lionel Jospin nuance cette affirmation mais, néanmoins, elle est assez claire et argumentée pour appeler et permettre le débat. Lionel Jospin se déclare en désaccord avec l’analyse classique de René Rémond qui discernait une filiation bonapartiste dans le gaullisme et une filiation de droite contre-révolutionnaire dans le régime de Vichy et dans Pétain lui-même. S’agissant des deux hommes, sinon des deux régimes ou des partis ou tendances qui les ont soutenus, nous partageons la thèse de René Rémond. Lionel Jospin voit dans Pétain « un bonapartisme de la défaite ». Comme Napoléon, Pétain est un militaire glorieux et populaire. Il se présente comme le sauveur de la patrie. La nation s’en remet à un chef charismatique auquel tout le pouvoir est remis. Ce chef, qui incarne la France, se veut au-dessus des factions. Il supprime le parlementarisme, exerce tout le Lionel Jospin se déclare en désaccord avec l’analyse classique de René Rémond qui discernait une filiation bonapartiste dans le gaullisme et une filiation de droite contrerévolutionnaire dans le régime de Vichy et dans Pétain lui-même. S’agissant des deux hommes, sinon des deux régimes ou des partis ou tendances qui les ont soutenus, nous partageons la thèse de René Rémond. 142 pouvoir, contrôle l’information et la propagande, organise son culte, détruit la République, attente aux libertés publiques, centralise l’État. Certes, il ne s’agit pas d’un bonapartisme véritable nous dit l’auteur car « un pouvoir dominé ne saurait être luimême dominant ». Il est un « bonapartisme de la sénescence ». Au contraire, Lionel Jospin refuse au gaullisme une filiation bonapartiste même si, à la lecture de l’ouvrage, le lecteur peut trouver au moins autant d’arguments contre la thèse de l’auteur qu’en sa faveur. Nous y reviendrons. La principale raison donnée par Lionel Jospin pour refuser la filiation bonapartiste du gaullisme est la suivante : de Gaulle n’a pas détruit la République, il l’a rétablie. Il n’a jamais cédé au césarisme. « S’il a fait chuter une République, écrit-il, ce fut pour en fonder une autre. Ce qu’il y avait de bonapartisme en lui fut tempéré et transmué par la puissance intégratrice de la République ». Autre argument fort : il a quitté volontairement le pouvoir quand il a été désavoué à l’occasion du référendum de 1969. Il a toujours cherché la confirmation de sa légitimité dans le suffrage populaire. Bref, républicain et démocrate, De Gaulle ne peut être placé dans la filiation bonapartiste. Il y a certes dans cette analyse des éléments qui vont dans le sens de la thèse. Lionel Jospin, comme René Rémond lui-même, n’établit d’ailleurs pas des comparaisons sans nuances. En outre, nous savons que chaque personnalité historique est d’abord elle-même avant d’être un produit de l’histoire ou un héritier. Ni Pétain, ni De Gaulle ne se sont réclamés de Napoléon. De Gaulle, dans son ouvrage de 1938, la France et son armée, critiquait même fort sévèrement sa politique guerrière. Pourtant, si comparaison peut être un instant raison, c’est De Gaulle qui nous paraît se situer dans la filiation bonapartiste et non pas Pétain. Napoléon et de Gaulle sont d’abord des libérateurs de leur pays, le premier avec la victoire de Marengo, le second avec l’écroulement du IIIe Reich. Ils se battent et refusent la défaite. Ils incarnent la résistance de la France qu’ils veulent indépendante, puissante et souveraine. Certes, Napoléon sera finalement battu. Mais Sainte-Hélène ne sera La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Un autre regard sur Napoléon pas Sigmaringen. Pétain lui, accepte la défaite. Il est celui qui appelle à cesser le combat et qui, le 30 octobre 1940, annonce : « J’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration », une collaboration qu’il veut sincère, acceptant ainsi la vassalisation de la France par l’Allemagne. Sur le plan intérieur, Napoléon et De Gaulle entendent rassembler les Français, mettre fin à la guerre civile et aux divisions, unir autour d’eux les différentes tendances politiques et reconstruire la nation. Pétain incarne au contraire la vengeance d’une partie de la France sur l’autre. Il s’agit d’une contre-révolution qui entend non seulement en finir avec « la gueuse » mais aussi avec les principaux partis et hommes qui l’ont soutenue. Le procès raté de Riom avait pour objet d’officialiser cette coupure radicale. Rapidement la guerre civile s’étendit avec ses massacres et ses exécutions. Napoléon et de Gaulle reconnaissent et défendent la citoyenneté française et l’égalité des droits conquise en 1789 ainsi que la liberté de conscience. Pétain et son régime excluent dès le départ les juifs de la communauté nationale, participant à leur déportation et donc à leur destruction. Certes, Napoléon comme De Gaulle, fera un usage étendu de la raison d’État, surtout le premier. Mais leurs régimes ne commettront pas de crimes de masse comme le régime de Vichy. Tandis que leur conception de l’autorité de l’État et de l’unité de la Nation les conduira à condamner factions et partis politiques et à refuser la division gauche/droite, Vichy marquera au contraire la revanche des droites fascistes, traditionalistes et monarchistes sur les gauches et les Napoléon et de Gaulle sont d’abord des libérateurs de leur pays, le premier avec la victoire de Marengo, le second avec l’écroulement du IIIe Reich. Ils se battent et refusent la défaite. Ils incarnent la résistance de la France qu’ils veulent indépendante, puissante et souveraine. Pétain lui, accepte la défaite. A propos de… Certes, Napoléon a voulu en finir avec la République tandis que De Gaulle a remplacé une République par une autre. Mais tandis que la haine de la République de Vichy était pour nombre de ses partisans une haine de 1789, une attitude contre-révolutionnaire, Napoléon était à sa manière un enfant de la Révolution et de la République qu’elle avait engendrée. défenseurs de la République. Le régime napoléonien fut, comme le rappelle Lionel Jospin, un régime autoritaire et despotique. Il ne fut pas totalitaire au sens du XXe siècle tandis que la volonté de collaborer avec le régime nazi favorisa l’importation et le développement des germes totalitaires en France. Quant au rapport à la République, malgré la différence réelle, soulignée par Lionel Jospin, entre le républicanisme de De Gaulle et le monarchisme de Napoléon, les deux hommes nous paraissent cependant plus près l’un de l’autre qu’ils ne le sont de Pétain. Certes, Napoléon a voulu en finir avec la République tandis que De Gaulle a remplacé une République par une autre. Mais tandis que la haine de la République de Vichy était pour nombre de ses partisans une haine de 1789, une attitude contre-révolutionnaire, Napoléon était à sa manière un enfant de la Révolution et de la République qu’elle avait engendrée. Les deux Républiques que Napoléon et De Gaulle ont renversées avaient en commun des traits que l’un et l’autre détestaient mais ils ne haïssaient pas la République par principe. Tous deux furent les chefs d’un État républicain. Ce qu’ils voulaient c’était l’instauration d’un régime qui leur donnerait le pouvoir le plus large possible et qui mettrait fin à la souveraineté parlementaire, aux factions et aux partis. L’un et l’autre, fins politiques, entendaient jouer avec le temps et avec les valeurs de leur époque. Ces deux machiavéliens savaient jusqu’où ne pas aller trop loin ni trop vite. Ils surent attendre que la « poire soit mûre ». Tous deux s’emparèrent du pouvoir en plusieurs temps et, comme le rappelle l’auteur 143 lui-même, de manière semblable, par des « coups d’État légaux » appuyés par l’armée et sans effusion de sang. Napoléon fut pendant cinq ans le Premier consul de la République avant d’instaurer l’Empire et De Gaulle attendit quatre années avant de lancer son offensive pour l’instauration de l’élection présidentielle au suffrage universel. Certes, les époques étaient différentes mais ni l’un ni l’autre n’entendait prendre la République de front. De Gaulle était cependant plus raisonnable que Napoléon et la République qui avait remporté la guerre en 1918 lui paraissait légitime, d’autant qu’à la différence de son illustre devancier, il n’avait pas l’intention de « se faire dictateur ». Mais l’un et l’autre avaient le même objectif : gouverner une France forte qu’ils entendaient incarner. Chacun d’eux aurait pu dire : « l’État c’était moi ». Pétain n’a gouverné réellement qu’une France réduite et seulement pendant deux années. Même pendant cette courte période son pouvoir fut loin d’être total. Ce vieillard était écartelé entre les exigences allemandes et les influences des différentes factions qui se disputaient le pouvoir à Vichy. En outre, Napoléon et de Gaulle étaient des généraux politiques. Ils avaient longuement réfléchi sur la question du pouvoir et sur l’histoire de la France et ils avaient, dès leur plus jeune âge, rêvé d’y jouer un rôle. Tous deux y ont laissé leur marque. Ils aspiraient à être des grands hommes et l’ont été. Ce ne fut pas le cas de Pétain, condamné et oublié. Tandis que les libéraux puis les républicains de gouvernement ont accepté au XIXe siècle l’héritage napoléonien, l’État fort et centralisé, les républicains parlementaristes ont fini par accepter, Napoléon et de Gaulle étaient des généraux politiques. Ils avaient longuement réfléchi sur la question du pouvoir et sur l’histoire de la France et ils avaient, dès leur plus jeune âge, rêvé d’y jouer un rôle. Tous deux y ont laissé leur marque. Ils aspiraient à être des grands hommes et l’ont été. Ce ne fut pas le cas de Pétain, condamné et oublié. 144 certes de plus ou moins bon gré, l’héritage institutionnel de De Gaulle au XXe. L’un et l’autre ont donné naissance à un courant politique important et durable. Il existe un héritage napoléonien. Il existe un héritage gaulliste. Il n’existe pas d’héritage pétainiste. Enfin, Napoléon et De Gaulle, hommes des temps démocratiques, ont voulu tous deux que leur pouvoir politique bénéficie de l’onction du suffrage universel. Les Bonaparte ont utilisé le plébiscite et De Gaulle le référendum. La différence est réelle même si la gauche a pu longtemps assimiler celui- La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Un autre regard sur Napoléon ci à celui-là, non sans quelque raison. Mais dans l’un et l’autre cas, il s’agissait d’objectiver le lien qui reliait le chef au peuple. Tous deux sacrifièrent donc au principe de la souveraineté populaire tandis qu’ils n’entendaient pas faire dépendre leur autorité et leur légitimité d’un pouvoir parlementaire. Pétain, lui, ne consulta jamais les Français. Voici donc quelques arguments avancés pour alimenter le débat sur un ouvrage qui mérite indéniablement la discussion. Un ouvrage qui apporte un autre regard sur Napoléon, un regard salutaire sur le « mal napoléonien ». Matthias Fekl est député et secrétaire national du Parti socialiste à la laïcité, aux institutions et au renouveau démocratique. Le remède institutionnel au « mal napoléonien » D epuis la parution du Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon est plus que l’une des grandes figures de notre Histoire moderne : c’est aussi un mythe. Ce mythe parcourt le dix-neuvième siècle. Les meilleurs esprits romanesques et littéraires de leur temps ont contribué à le forger, de Stendhal à Hugo en passant par Balzac. Il irrigue jusqu’à nos jours l’imaginaire politique des Français : à droite bien sûr, mais aussi, fût-ce de manière plus exceptionnelle, à gauche. À l’endroit de Napoléon, Lionel Jospin a souhaité faire valoir et exercer un droit d’inventaire. C’est l’objet de ce livre, à l’image de son auteur : précis, exigeant, rigoureux. S’il s’inscrit dans une bibliographie napoléonienne abondante, il présente plusieurs spécificités notables. En premier lieu, il fait partie des ouvrages, somme toute assez rares notamment en France, à assumer un angle totalement critique, presque à charge : les auteurs français ayant suivi la brèche ouverte par l’analyse critique de Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte ne sont, en effet, pas si nombreux. En deuxième lieu, c’est le livre d’un homme d’État, ayant exercé le pouvoir, en connaissant les grandeurs et les servitudes : il ne prétend pas concurrencer les ouvrages des plus grands spécialistes, mais veut jeter un autre regard, informé des ressorts intimes de l’action. Il s’inscrit en cela dans une belle tradition française où la méditation sur l’Histoire, la réflexion et l’écriture sont étroitement liées à l’engagement dans la vie de la cité. Enfin, Le Mal napoléonien est l’œuvre d’un homme de gauche, pour qui Napoléon n’est pas une source d’inspiration indépassable, mais bien plutôt un objet historique à analyser avec recul et avec distance critique, afin de répondre à une interrogation principale : Napoléon a-t-il servi la France ? A-t-il été utile à l’Europe ? La réponse de Lionel Jospin à ces questions est résolument négative. Le livre est organisé à la fois de manière chronologique, pour retracer les différents épisodes historiques, et de manière thématique, pour dégager des 146 Le remède institutionnel au « mal napoléonien » L’œuvre napoléonienne présente aux yeux de Lionel Jospin un bilan globalement négatif : pour la France, dont la vie politique, économique et sociale aura été ralentie et retardée ; pour l’Europe, soumise à un « empire prédateur » qui a nui aux idées modernisatrices issues du Siècle des Lumières et de la Révolution. lignes de force et des angles d’analyse. Lionel Jospin souligne « le génie militaire éclatant » de Napoléon. Il retrace l’héritage important qu’il a laissé à notre pays : la consolidation de l’État régalien ; la mise en place d’une fonction publique structurée, hiérarchisée, fondée sur la compétence ; l’installation d’une administration organisée et forte tant au niveau central qu’au niveau territorial ; la codification opérée notamment par Portalis et Cambacérès ; le Code civil et ses grands principes fondateurs… autant de « masses de granit » qui ont façonné la France depuis plus de deux siècles. Pour autant, l’œuvre napoléonienne présente aux yeux de Lionel Jospin un bilan globalement négatif : pour la France, dont la vie politique, économique et sociale aura été ralentie et retardée ; pour l’Europe, soumise à un « empire prédateur » qui a nui aux idées modernisatrices issues du Siècle des Lumières et de la Révolution. Au niveau national, l’édification d’un État puissant par Napoléon s’est faite de manière hypercentralisée, autour de principes d’ordre tant pour la vie publique que pour la vie privée. L’exigence d’ordre connaît rapidement une dérive autoritaire vers « un régime despotique et policier » n’hésitant pas à recourir à des « cabinets noirs ». Surtout, et cette analyse nous semble au cœur de la thèse défendue par Lionel Jospin, Napoléon n’a pas apporté de réponse claire à la question de la légitimité politique. Sa légitimité découle en effet de sources diverses et souvent contradictoires, voire inconciliables : la Révolution, dont Lionel Jospin nous dit que Napoléon a capté l’héritage et détourné le cours ; la force, via les La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 victoires militaires et la technique du coup d’État ; le charisme de l’homme providentiel ; le peuple, à travers la pratique du plébiscite et la satisfaction quotidienne d’une forte demande d’ordre ; enfin, une légitimité d’inspiration monarchique et religieuse, assurée par le couronnement et le sacre, en rupture complète avec les fondements mêmes de la philosophie politique des Lumières. Napoléon ne parvient ainsi pas à résoudre la contradiction entre les deux légitimités essentielles de son époque : l’une, d’essence monarchique, dynastique et religieuse ; l’autre, d’inspiration démocratique et populaire. Dans cette incapacité à passer clairement à une nouvelle ère politique réside peut-être, pour notre pays, le principal échec de cette période. À la Révolution succède une très longue phase d’instabilité politique et institutionnelle, et l’entrée de la France dans la modernité politique sera tout sauf linéaire. Faute de résoudre cette question centrale de la légitimité, Napoléon a ainsi fermé la porte à une pratique plus moderne, plus ouverte et plus démocratique du pouvoir, que la Révolution française laissait entrevoir. Lionel Jospin s’intéresse aussi à la politique européenne et extérieure de Napoléon, dont il dénonce les conséquences néfastes. En établissant un « empire prédateur », en étant tout entier tourné vers la guerre et la conquête, Napoléon a détourné les peuples d’Europe de notre pays. Alors que la France aurait dû apparaître comme porteuse d’idées nouvelles, alors qu’elle soulevait d’immenses espoirs aux lendemains de la Révolution, À la Révolution succède une très longue phase d’instabilité politique et institutionnelle, et l’entrée de la France dans la modernité politique sera tout sauf linéaire. Faute de résoudre cette question centrale de la légitimité, Napoléon a ainsi fermé la porte à une pratique plus moderne, plus ouverte et plus démocratique du pouvoir, que la Révolution française laissait entrevoir. A propos de… elle n’a pas été synonyme de liberté, d’égalité et de fraternité pour les peuples d’Europe. De nombreux esprits se sont ainsi détournés de la patrie des Droits de l’Homme, pour rechercher ailleurs les réponses à leurs aspirations d’émancipation. « L’écho de la Révolution française en Europe était puissant : l’abolition des privilèges, la chute de la monarchie, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’affirmation d’élites nouvelles, la transformation des liens entre les individus avaient changé le visage de la France. Elles dessinaient une perspective possible pour l’Europe ». Or, Napoléon échoue à « gagner des amis durables à la France […]. Partout, le processus est le même. Les idées nouvelles venues de France sont accueillies favorablement dans les cercles éclairés et aussi dans une partie du peuple qui espère la fin des droits féodaux. Napoléon est porteur de cette espérance ». Viennent les exactions et pillages, l’imposition de lourdes contributions, la constitution de fiefs locaux pour les proches de l’Empereur : « les yeux se dessillent et l’espoir retombe. Pour les adeptes des idées nouvelles, l’embarras devient cruel […] Napoléon frustrera les partisans des idées nouvelles sur tout le continent ». Cet état de fait aura des conséquences lourdes pour la France dans sa relation à l’Europe : « Elle pouvait être inspiratrice, voire émancipatrice, en tout cas exercer une influence fertile. Elle devient, avec Napoléon, dominatrice, prédatrice et meurtrière ». En outre, sur le plan intérieur, la volonté de Napoléon de bâtir un Empire aura pour conséquence d’exacerber en France une forme de nostalgie du passé et de la grandeur perdue, expliquant en partie la dépression collective actuelle et pouvant même l’aggraver. Ces analyses sont extrêmement stimulantes et éclairent un certain rapport à l’Europe, où le projet européen se substitue à la perte de l’Empire, où le souhait de l’Europe-puissance ne sert qu’à combler un rêve ancien de grandeur et à compenser une nostalgie confinant à la mélancolie. Après avoir analysé le legs napoléonien, l’auteur passe en revue les héritiers réels ou supposés de Napoléon dans la vie politique française, de Napo- 147 Lionel Jospin ne nie pas certains points communs entre gaullisme et bonapartisme, comme le culte du grand homme, un exercice de l’État « sans trop se soucier de la séparation des pouvoirs », une identification à la grandeur de la France. Pour autant, de Gaulle n’a jamais cédé au césarisme et ne s’est jamais comporté en despote : « s’il a fait chuter une République, ce fut pour en fonder une autre ». léon III jusqu’à nos jours. Gérard Grunberg retrace ce point de manière approfondie dans sa note de lecture et ouvre le débat. Il sera donc permis de ne pas entrer ici dans les détails sur ce point, si ce n’est pour retenir une filiation – contestable et contestée – entre Napoléon et Pétain (« un bonapartisme de la défaite »), et pour noter que Lionel Jospin réfute au contraire la filiation entre bonapartisme et gaullisme. Il va ainsi à l’encontre de la thèse largement admise de René Rémond. Il ne nie pas certains points communs entre gaullisme et bonapartisme, comme le culte du grand homme, un exercice de l’État « sans trop se soucier de la séparation des pouvoirs », une identification à la grandeur de la France. Pour autant, de Gaulle n’a jamais cédé au césarisme et ne s’est jamais comporté en despote : « s’il a fait chuter une République, ce fut pour en fonder une autre ». Gérard Grunberg ouvre le débat sur les filiations du bonapartisme. Je propose de le faire porter sur la période contemporaine, en mettant l’accent sur les prolongements et concrétisations actuels du « mal napoléonien », singulièrement sur la question démocratique et institutionnelle telle qu’elle se pose à nous aujourd’hui. En fin d’ouvrage, Lionel Jospin se tourne vers le présent et l’avenir. Il défend la thèse juste selon laquelle nous sommes avant tout confrontés à d’immenses défis économiques et sociaux, auxquels s’ajoutent les défis environnementaux. « L’Europe doit comprendre qu’elle ne résoudra pas cette nouvelle crise historique par 148 Le remède institutionnel au « mal napoléonien » les moyens ordinaires de l’orthodoxie économique. L’austérité tue la croissance et empêche le retour à l’équilibre. Ainsi, on désespère les peuples en vain. Ne soyons pas les Hoover ou les Laval des années 2010. Si la réduction des dettes d’État et la maîtrise des finances publiques restent des objectifs indiscutables, le rythme du retour à l’équilibre, la mesure des efforts demandés aux peuples et le choix des moyens pour réussir ne peuvent être dictés par les marchés et les agences de notation. Ils relèvent des États qui tiennent leur légitimité des peuples ». Ce diagnostic de départ est absolument pertinent, mais il conduit, trop rapidement me semble-t-il, à évacuer la question démocratique et institutionnelle : « la question posée à l’Europe et à la France n’est pas celle de leurs institutions mais celle de leurs choix de société ». Le titre même de l’ouvrage, tout comme les idées qui l’inspirent, suscitent pourtant une attente forte au sujet des problématiques institutionnelles. C’est même précisément cette question qui donne à penser, avant même tout début de lecture, que le livre tombe à pic en une période où la gauche est au pouvoir dans le cadre des institutions de la Cinquième République. L’on sait que la critique du « coup d’État permanent » est récurrente à gauche depuis la charge de François Mitterrand en 1964. L’on sait aussi que les socialistes et la gauche ont toujours fini par se couler dans ces institutions, critiquées dans l’opposition mais commodes au pouvoir. Est-ce une raison suffisante pour considérer que seules les réponses économiques et sociales permettront de L’on sait que la critique du « coup d’État permanent » est récurrente à gauche depuis la charge de François Mitterrand en 1964. L’on sait aussi que les socialistes et la gauche ont toujours fini par se couler dans ces institutions, critiquées dans l’opposition mais commodes au pouvoir. Est-ce une raison suffisante pour considérer que seules les réponses économiques et sociales permettront de répondre à la crise que nous traversons ? La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 répondre à la crise que nous traversons ? Certes, les défauts de nos institutions sont précisément pointés par Lionel Jospin : un exécutif supérieur au législatif, une personnalisation extrême du pouvoir qui crée à la fois « l’illusion de l’omnipotence » et le « danger de l’isolement ». Ces traits caractéristiques peuvent utilement être rapprochés du « mal napoléonien » diagnostiqué par ailleurs dans le livre : des assemblées sans parlementarisme, une suprématie absolue de l’exécutif, un pouvoir législatif fractionné et faible. Pourtant, l’auteur considère que les risques d’émiettement induits par un régime parlementaire seraient encore plus grands, et « voit mal aujourd’hui ce qui pourrait conduire à un changement majeur dans nos institutions ». Bien sûr, les institutions actuelles sont stables et ont fait preuve d’une remarquable plasticité. Bien sûr, les Français sont attachés à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. La gauche peut-elle pour autant s’accommoder purement et simplement de l’édifice institutionnel tel qu’il existe aujourd’hui ? Le « mal napoléonien » n’est-il pas particulièrement présent et sensible en cette matière particulière ? La gauche y a apporté de premières réponses en engageant, après 1981, un profond mouvement de décentralisation, à rebours précisément des conceptions napoléoniennes. Une nouvelle étape est désormais annoncée, ayant pour ambition affichée de redessiner en profondeur la carte démocratique et administrative locale de la France, notamment au niveau du département. De même la social-démocratie s’emploie-t-elle aujourd’hui à moderniser le dialogue social et à revitaliser les corps intermédiaires, que le bonapartisme ne tient guère en haute estime. Cette volonté modernisatrice doit se poursuivre au niveau de nos institutions nationales. Lionel Jospin souligne que stabilité institutionnelle ne rime pas forcément avec stabilité politique. C’est ce que prouve la résurgence du populisme, « ce bonapartisme sans Bonaparte », et, plus généralement, la profonde crise de confiance que traverse notre démocratie. Les institutions actuelles n’apportent aucune atténuation à cette crise démocratique : en concentrant A propos de… Lionel Jospin souligne que stabilité institutionnelle ne rime pas forcément avec stabilité politique. C’est ce que prouve la résurgence du populisme et, plus généralement, la profonde crise de confiance que traverse notre démocratie. Les institutions actuelles n’apportent aucune atténuation à cette crise démocratique. tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme au détriment des autres pouvoirs et contre-pouvoirs, elles exacerbent la personnalisation de la politique au détriment des enjeux de fond, et accentuent les phénomènes de cour plutôt que les choix démocratiques partagés. Elles sont infantilisantes pour la culture démocratique de la France ; elles sont aussi fatales pour la gauche, dont elles gomment artificiellement la diversité et la culture de débat. Certes, l’heure n’est pas propice à un bouleversement institutionnel. Il n’en est pas moins urgent de remédier au « mal napoléonien » en modernisant notre République pour les adapter aux exigences démocratiques contemporaines. Si, comme l’écrit Lionel Jospin, « la démocratie est nécessairement représentative », il n’en demeure pas moins 149 nécessaire de renforcer les institutions chargées de l’incarner. Ainsi, le non-cumul des mandats vient de connaître une nouvelle avancée substantielle, dans la continuité d’ailleurs des progrès importants réalisés entre 1997 et 2002. Il convient d’en tirer toutes les conséquences, en préparant dès à présent le Parlement de l’après-cumul. Un Parlement renforcé, revalorisé, pouvant pleinement exercer ses missions législatives, budgétaires et de contrôle en étant au cœur d’un grand pôle d’évaluation des politiques publiques. De même, de nouvelles formes de démocratie citoyenne sont à inventer. S’il est vrai, comme l’écrit Lionel Jospin, que la démocratie est aujourd’hui menacée par elle-même, si elle oublie ceux qui sont le plus touchés par la crise, il convient de mettre en place de nouvelles formes d’expression citoyenne : ouvrir les partis politiques, comme le PS y était formidablement parvenu avec les primaires de 2011 ; ouvrir les institutions en diversifiant la représentation et en ayant recours à de nouveaux procédés autorisés notamment par internet et les réseaux sociaux ; moderniser les consultations citoyennes sans tomber dans la dérive plébiscitaire – tels sont quelques-uns des chantiers institutionnels, non exhaustifs, qu’il est urgent d’entamer. À ce prix, le « mal napoléonien » pourra être remplacé par une nouvelle République. Lionel Jospin a été Premier ministre de 1997 à 2002. Réponses J e remercie Gérard Grunberg et Matthias Fekl d’avoir bien voulu, à l’intention des lecteurs de la Revue socialiste, lire et commenter mon dernier ouvrage : Le mal napoléonien. Je leur sais gré d’avoir su l’un et l’autre, par leur synthèse attentive de mon travail, donner à comprendre le sens de ma démarche. Je n’ai pas en effet tracé un portrait ou écrit une biographie de plus de Napoléon Bonaparte. Il en est tant. J’ai considéré le bilan de son action. J’ai recherché si les quinze années du Consulat et de l’Empire avaient été fructueuses pour la France et fécondes pour l’Europe. Il se trouve que non. J’ai tiré ensuite, à travers notre histoire, le fil du bonapartisme, ce legs politique de l’Empereur et de ses héritiers. J’ai montré sa force d’attraction, due à son ambiguïté, et le danger qu’il a toujours représenté pour la République. Je ne suis pas surpris de constater que, pour l’essentiel et tout en apportant parfois leurs nuances, Gérard Grunberg et Matthias Fekl partagent mon constat : celui de quinze années néfastes. Ce que je sais de leur rapport à l’histoire et de leurs convictions citoyennes me le laissait attendre. En France, le peuple qui, par la Révolution, était devenu sujet de l’histoire, a été ramené à la soumission. Et, dans son esprit, un trouble fut introduit par le césarisme sur ce qui peut fonder la légitimité du pouvoir politique. En Europe, la perspective d’une émancipation à l’égard des vieux régimes monarchiques ouverte par le message des Lumières et les En France, le peuple qui, par la Révolution, était devenu sujet de l’histoire, a été ramené à la soumission. Et, dans son esprit, un trouble fut introduit par le césarisme sur ce qui peut fonder la légitimité du pouvoir politique. 152 mouvements de la Révolution américaine comme de la Révolution française est brutalement fermée au profit d’une entreprise de domination. Or, on le mesure avec le désastre de 1815 et l’ordre rétabli au Congrès de Vienne, cette aventure ne servira même pas les intérêts de la France. Sur ce point, je n’en dirai guère plus, puisque mes deux lecteurs et moi sommes sur des positions proches. Il est en effet plus intéressant d’engager l’échange là où les deux observateurs de mon travail divergent d’avec moi, s’interrogent sur mes interprétations ou, tout simplement, voudraient en savoir plus. Cela concerne, chez l’un et l’autre, les deux dernières parties du livre. Gérard Grunberg centre son questionnement et parfois ses critiques sur le chapitre que je consacre aux « métamorphoses du bonapartisme », en particulier sur les liens que je noue ou que je dénoue entre bonapartisme, pétainisme et gaullisme. Faisons d’emblée une concession : ce n’est pas sans malice que je rapproche le pétainisme du bonapartisme et que j’en distingue le gaullisme. Il ne m’a pas échappé en effet que les admirateurs de Napoléon et les zélateurs du bonapartisme sont prêts à s’approprier de Gaulle, figure positive dans notre histoire, et répugnent à s’adjoindre Pétain dont l’ultime posture fut navrante. Mon propos n’était pas d’enjoliver le bonapartisme. Plus sérieusement, la différence des points de vue entre Gérard Grunberg et moi tient sans doute au fait qu’il compare les hommes alors que je confronte les structures des différents pouvoirs politiques. Je ne mets évidemment pas le Pétain vieilli et soumis de 1940-1944 sur le même plan que le Bonaparte juvénile et conquérant de 1799-1805 — je sais tout ce qui les distingue. Je me borne à rappeler quels sont, par-delà les métamorphoses, les traits communs à toutes les formes de bonapartisme : le mythe du sauveur, l’abaissement du Parlement, la domestication des forces de la société civile, la nature despotique du pouvoir, la restriction massive des libertés, etc. À cet égard, le régime de la Révolution nationale s’apparente bien, dans son schéma intérieur, au bonapartisme, même s’il s’est installé dans la soumission extérieure. Ce n’est pas le cas du La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Réponses Il y a cette évidence, à mes yeux décisive, que Pétain, comme les deux Napoléon, a abattu la République, alors que de Gaulle, malgré son caractère impérieux, l’a rétablie. Pour moi, on ne peut être bonapartiste et républicain. pouvoir gaulliste. Enfin, il y a cette évidence, à mes yeux décisive, que Pétain, comme les deux Napoléon, a abattu la République, alors que de Gaulle, malgré son caractère impérieux, l’a rétablie. Pour moi, on ne peut être bonapartiste et républicain. Les interpellations de Matthias Fekl portent, elles, surtout sur le tout dernier chapitre de mon livre consacré à « l’empreinte du bonapartisme aujourd’hui ». Pour l’essentiel, et tout en partageant la critique que je porte sur la politique économique actuelle de l’Europe – trop orthodoxe et tellement réduite à l’austérité –, Matthias Fekl regrette que j’évacue trop rapidement « la question démocratique et institutionnelle ». Convenons que Matthias Fekl n’a pas tort. Disons d’abord que mon propos n’était pas de jouer les prescripteurs en matière institutionnelle. Je n’ignore pas les problèmes de notre système politique, notamment ceux posés par le dualisme de l’exécutif et la faiblesse excessive du législatif. Mais je ne crois guère à la concrétisation rapide des deux solutions théoriques les plus souvent avancées pour y répondre. La première consisterait à instaurer un régime présidentiel. Le Premier ministre disparaîtrait. Le Président gouvernerait directement avec ses ministres réunis dans son cabinet. Il trouverait en face de lui un Parlement dont les pouvoirs devraient alors être renforcés. Peut-être les Français accepteraient-ils une telle transformation. Mais ce sont dans notre pays les élites politiques qui trouvent trop risquée la transposition en France du système présidentiel américain, à cause des risques de conflit ou de blocage résultant du face-à-face Président / Parlement. La deuxième solution reviendrait à confier l’entière animation du pouvoir exécutif au Premier ministre, comme dans les régimes parlementaires A propos de… européens. Le président de la République se verrait alors ramené à un rôle symbolique de représentation de l’État. Rien ne justifierait plus qu’il continue à être élu au suffrage universel. Je ne sais quelles sont les forces politiques en France qui seraient prêtes à envisager un tel scénario. Il faudrait de toute façon demander au peuple de l’approuver. Or l’on peut douter qu’il accepte de renoncer à cette prérogative. C’est pourquoi, si je ne nie pas l’intérêt des ques- Je reste en effet convaincu que ce qui pose problème aux peuples, en Europe comme en France, est moins la nature des institutions nationales et européennes, que le contenu des politiques suivies par elles, lorsqu’elles ne contiennent plus la montée du chômage, de la précarité, des inégalités et le sentiment d’injustice qui les accompagne. 153 tions soulevées par Matthias Fekl à propos de la réforme des institutions de la Ve République, je ne les ai pas traitées directement dans mon livre. Je laisse à la jeune génération politique le soin de formuler ses réformes institutionnelles et, surtout, de trouver un chemin pour les concrétiser. Quand j’étais en responsabilité, j’ai apporté ma pierre à la réforme de la Constitution en faisant ratifier le quinquennat. Et, dans ma pratique, je me suis efforcé de m’en tenir à une conception exigeante du pouvoir, à défaut d’en pouvoir — en cohabitation — changer la nature. C’est aussi pourquoi, aujourd’hui et dans ce livre, j’ai voulu surtout mettre en garde contre le danger des démagogues et des populistes. Je reste en effet convaincu que ce qui pose problème aux peuples, en Europe comme en France, est moins la nature des institutions nationales et européennes, que le contenu des politiques suivies par elles, lorsqu’elles ne contiennent plus la montée du chômage, de la précarité, des inégalités et le sentiment d’injustice qui les accompagne. Mais cela serait le sujet d’un autre livre. Actualités internationales Jean-Jacques Kourliandsky est chercheur à l’IRIS sur les questions ibériques (Amérique latine et Espagne). Que penser du Vénézuéla ? L e Vénézuela est sous le feu des médias depuis février 2014. Images et commentaires évoquent de façon choc la dialectique rugueuse opposant manifestants étudiants et forces de police. Le suivi de ces événements n’a rien de particulièrement exceptionnel. Depuis l’arrivée, par la voie électorale d’Hugo Chavez au pouvoir en 1998, puis après son décès en 2013, de Nicolas Maduro, son héritier politique, le Vénézuela fait l’objet d’une attention médiatique particulière. Les articles publiés ont, au-delà de divergences manifestées à l’égard des protagonistes qui se disputent le pouvoir, un point commun. Ils transmettent tous une passion qui transcende la raison. Entre amours et haines, le lecteur peu averti, mais curieux de la marche du monde peine à lire les événements et à leur trouver une cohérence. Il est en effet le plus souvent implicitement ou de façon très explicite invité à prendre parti. La perplexité est encore plus grande pour l’observateur européen de gauche. Quels sont les enjeux de ces combats ? Et comment définir leurs acteurs sociaux et politiques ? L’intensité des passions opposant les uns aux autres, obscurcit leurs profils respectifs et leur lisibilité. Les faits les plus élémentaires sont mis au service des passions. Seul un travail de décryptage peut permettre une certaine compréhension d’une situation qui relève du réalisme politique magique. Les faits sont têtus : décrypter les manifestations de février 2014 Certes, les faits selon le propos bien connu de Lénine sont têtus. Encore faut-il en avoir une connaissance un tant soit peu exacte. Or il est difficile d’avoir une idée précise du bilan humain des manifestations qui agitent les rues des grandes villes vénézuéliennes depuis plusieurs semaines. La plupart des grands médias européens, nord-américains et latino-américains, mettent en avant les violations 158 Ce sont des étudiants qui le 5 février 2014 à Tachira, dans l’ouest du pays, ont pris les premiers la rue pour protester contre l’insécurité et l’agression sexuelle dont avait été victime l’une d’entre eux. Ils ont à partir du 10 février 2014 été rejoints par l’opposition à l’initiative du parti Volonté populaire. des droits humains commis par les forces de l’ordre. Un chiffre est avancé et repris en boucle, signalant la mort de février à avril 2014, de 41 personnes. Ces personnes sont présentées comme des manifestants pacifiques victimes d’une police, agissant de façon brutale, non respectueuse du droit d’expression. La réalité est plus complexe. La majorité des 41 morts par balle sont effectivement des manifestants. Mais la vérité conduit aussi à comptabiliser le décès par arme à feu de sept policiers. Ainsi qu’un nombre relativement important de victimes collatérales. 14 sont tombées soit en essayant de dégager la chaussée de ses barricades, soit dans les pièges anti-policiers tendus par les manifestants. Des fils tendus d’un côté à l’autre de la chaussée ont en effet provoqué la mort de motocyclistes passant par là au mauvais moment. Ce qui veut dire que le recours aux armes ou à des moyens d’expression des plus violents a été utilisé de part et d’autre1. Qui sont ces manifestants ? Que veulent-ils ? C’est un élément clef des événements, qui pourtant a le plus souvent été relativisé, et considéré comme secondaire. Il s’agit pourtant là du logiciel qui est à l’origine des contestations et de leur déroulé qualitatif. Ce sont des étudiants qui le 5 février 2014 à Tachira, dans l’ouest du pays, ont pris les premiers la rue pour protester contre l’insécurité et l’agression sexuelle dont avait été victime l’une d’entre eux. Ils ont à partir du 10 février 2014 été rejoints par l’opposition à l’initiative du parti Volonté populaire2. Le parti Volonté populaire de Leopoldo Lopez, qui a été maire de Chacao, l’arrondissement résidentiel le plus huppé de Caracas, la capitale, a saisi ces manifestations comme l’opportunité de La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Que penser du Vénézuéla ? prendre dans la rue la revanche de la double élection perdue par l’opposition en 2013, la présidentielle et la consultation régionale et municipale. La violence était inscrite dans cette intentionnalité. Elle a été au rendez-vous. Leopoldo Lopez a été arrêté le 18 février 2014 et maintenu en détention. En face les secteurs les plus radicalisés du régime attendaient ce type de réaction. Des groupes paramilitaires agissant par escadrons motorisés sont ainsi entrés en action, en marge de la police officielle. Des policiers en civil usant de leurs armes ont été par ailleurs identifiés. Le lieu des affrontements est également révélateur d’une situation. Les quartiers de classes moyennes et supérieures ont été au cœur des événements. Alors que les périphéries populaires n’ont pas ou peu été concernées. Une universitaire nord-américaine, Dorothy Kronick, le 17 mars 2014, signalait cet état de fait. « Les catégories moyennes et supérieures (…) brûlent des pneus et construisent des barricades, tandis que leurs compatriotes les plus pauvres se tiennent à l’écart »3. Parallèlement à ces affrontements, on a également vu émerger au sein de l’opposition comme dans le camp officiel, des commentaires et comportements totalement différents. Henrique Capriles, candidat unique de l’opposition (= la MUD, Mesa de la Unidad Democrática), aux présidentielles de 2012 et de 2013, sans condamner explicitement le choix de Volonté populaire, a signalé son refus du recours à la violence pour provoquer crise de régime et alternance. Il a au contraire appelé au dialogue privilégiant la voie électorale et donc à la construction d’une alternative majoritaire. Le président Nicolas Maduro a limogé le responsable du maintien de l’ordre. 81 policiers suspectés de Le lieu des affrontements est révélateur d’une situation. Les quartiers de classes moyennes et supérieures ont été au cœur des événements. Alors que les périphéries populaires n’ont pas ou peu été concernées. Actualités internationales violations du droit ont été mis en examen. 17 ont été incarcérés. Amnesty International a reconnu la validité de ces informations, et « l’apparent engagement du ministère public », tout en se déclarant « vigilante ». Une offre de dialogue a été faite aux opposants. Une conférence nationale de paix s’est effectivement tenue le 26 février 2014 avec le gouvernement, le patronat, les représentants de différentes confessions, mais sans délégués de la MUD. Les faits sont têtus : un axe du mal contre un axe révolutionnaire ? Les mots jetés dans la polémique et les manifestations par les uns et les autres, « axe du mal » contre « axe révolutionnaire », rappelés par Pablo Stefanoni, rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad4 ne peuvent pas être pris au pied de la lettre. L’opposition justifie sa radicalisation par la nécessité de répondre à celle d’un gouvernement qui conduirait le Vénézuela vers le communisme, le totalitarisme, et en déléguerait la mise en œuvre à des militaires et à des policiers cubains. Les autorités de leur côté dénoncent une conspiration qualifiée de fasciste. Une conspiration qui serait dirigée contre un gouvernement révolutionnaire, anticapitaliste, porteur de valeurs socialistes. La ministre colombienne des Affaires étrangères, peu suspecte de sympathies gauchistes, a appelé les uns et les autres, au cours d’un déplacement à Caracas au bons sens. Le vocabulaire de guerre froide, utilisé de part et d’autre permet sans doute de mobiliser chaque camp de façon optimale. Les identités politiques collectives sont pourtant très éloignées de ces références affichées pour leur valeur collective supposée. L’opposition n’est pas fasciste, pas plus que le régime n’est communiste ou cubanisé. Ce qui n’empêche pas les haines réciproques. Des mots valises puisés dans un passé d’affrontements violents ayant laissé des marques dans les mémoires collectives sont plaqués sur les réalités d’aujourd’hui. Ces mots fétiches, utilisés politique- 159 L’opposition est en principe depuis 2009 rassemblée au sein d’un Front commun, la MUD (Table ronde d’unité démocratique). Elle tient pourtant davantage d’un « agrégat désorganisé de forces désunies ». Elle couvre en effet un éventail idéologique allant de la droite la plus conservatrice à l’extrême gauche. ment de façon magique relèvent de ce que Pierre Conesa qualifie de « fabrication de l’ennemi »5. L’opposition est en principe depuis 2009 rassemblée au sein d’un Front commun, la MUD (Table ronde d’unité démocratique). Elle tient pourtant davantage d’un « agrégat désorganisé de forces désunies ». Elle couvre en effet un éventail idéologique allant de la droite la plus conservatrice à l’extrême gauche. Son centre de gravité se trouve quelque part entre diverses formations héritières du courant démocrate-chrétien historique, COPEI, qui a toujours pignon sur rue bien que cette formation n’ait plus le périmètre qui était le sien. Cet héritage a été partagé entre divers partis nouvellement créés, en particulier Primero Justicia et Voluntad Popular. Ce centre-droit est en concurrence avec un centre gauche issu du vieux parti traditionnel, membre de l’Internationale socialiste, AD ou Action démocratique. Ce parti a été affaibli par diverses scissions, conséquence de la répression sanglante de manifestations sociales en 1989 (connues au Vénézuela sous le nom de caracazo) par Carlos Andrés Perez, président membre d’AD, des politiques d’austérité qu’il avait initiées, ainsi que de sa mise en examen pour corruption. À la gauche de ces espaces centristes on trouve de petites formations tout aussi critiques à l’égard du pouvoir que de leurs alliés. Mais la fracture la plus importante qui divise l’opposition, comme on a pu le constater au cours des derniers événements, de février à avril 2014, tient de la méthode. La stratégie privilégiée par certains opposants derrière l’ancien candidat aux prési- 160 dentielles, et actuellement gouverneur de l’État de Miranda, Henrique Capriles, est celle d’une accumulation progressive de forces par la voie électorale. Cette stratégie de moyen terme suppose la mise en œuvre d’un programme valorisant les échecs économiques et sécuritaires du pouvoir en place. Henrique Capriles qui a été à deux doigts d’emporter la présidentielle de 2013 s’efforce de civiliser l’opposition et de maintenir un minimum de dialogue institutionnel avec le pouvoir. Prenant acte des résultats électoraux des présidentielles et des locales de 2013, il avait engagé des conversations avec les autorités dès le mois de décembre. Cette voie est contestée par les éléments les plus radicalisés des classes moyennes qui ont trouvé dans un jeune leader, ancien maire du Neuilly de Caracas, Leopoldo Lopez, un portevoix mobilisateur. Leopoldo Lopez et son parti ont en effet réactualisé le discours de ceux qui, déniant toute légitimité au régime en place, appelle à le pousser vers la démission en mobilisant la rue. Instrumentalisant l’ébullition étudiante, il a lancé ses amis politiques dans une stratégie de guérilla urbaine. Les manifestants, au-delà des mots d’ordre, coupent les rues, dressent des barricades, qu’ils incendient à l’occasion et cherchent l’affrontement avec les forces de l’ordre, parfois avec des armes à feu. Cette stratégie avait été celle de l’opposition le 11 avril 2002 quand elle avait tenté un coup d’État contre Hugo Chavez, en 2003 quand elle avait essayé de paralyser les exportations de pétrole, en 2006 quand elle avait fait la grève des urnes, dénonçant ensuite Le régime est-il communiste ? S’inspiret-il de Cuba comme on peut le lire dans les publications de l’opposition ? Le communisme du pouvoir est tout aussi fantaisiste que le fascisme de l’opposition. Il s’agit là de qualifications qui relèvent d’une communication partisane agressive visant à diaboliser l’adversaire et à empêcher toute possibilité de dialogue et donc de compromis. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Que penser du Vénézuéla ? un parlement monocolore qu’elle avait contribué à faire élire. Le régime est-il communiste ? S’inspire-t-il de Cuba comme on peut le lire dans les publications de l’opposition ? Le communisme du pouvoir est tout aussi fantaisiste que le fascisme de l’opposition. Il s’agit là de qualifications qui relèvent d’une communication partisane agressive visant à diaboliser l’adversaire et à empêcher toute possibilité de dialogue et donc de compromis. Il est vrai que les responsables du pouvoir usent d’un vocabulaire idéologisé et daté. Ils usent et sans doute abusent d’une sémantique faisant référence à la « révolution », et au « socialisme » souvent signalé comme du XXIe siècle. Après divers avatars la mouvance présidentielle s’est retrouvée rassemblée au sein d’un parti socialiste, le PSUV. Les héros de l’indépendance à commencer par le premier d’entre eux Simon Bolivar, ajoutent une coloration locale à ces définitions. L’examen des politiques mises en œuvre depuis 1999, conduit au minimum à nuancer l’éclat d’un verbe qui se présente en rupture avec le capitalisme, ou selon la terminologie la plus couramment utilisée l’impérialisme. Rien de fondamental n’a été remis en cause depuis 1999 en matière économique et sociale. Le Vénézuela fonctionne toujours selon les règles de l’économie de marché. Aucune fiscalité socialement correctrice n’a été mise en chantier. Le modèle de développement reste ce qu’il était, fondé sur l’exploitation maximale des ressources primaires, en l’occurrence ici du pétrole, sans se préoccuper de développement durable. Le litre d’essence a un coût inférieur à celui du litre d’eau aujourd’hui, en 2014, comme en 1998. Ce qui a changé c’est la prise en main directe par l’État de la production et l’exploitation pétrolière. La société d’État PDVSA, nationalisée en 1974 par un gouvernement « Action démocratique », bénéficiait d’une autonomie de gestion qui lui a été retirée en 2003. Les profits tirés de l’exploitation du pétrole sont depuis cette date répartis par l’État entre PDVSA et un éventail de politiques sociales ciblant les catégories les plus pauvres de la population. Le système ainsi mis en place relève du Actualités internationales La société d’État PDVSA, nationalisée en 1974 par un gouvernement « Action Démocratique », bénéficiait d’une autonomie de gestion qui lui a été retirée en 2003. Les profits tirés de l’exploitation du pétrole sont depuis cette date répartis par l’État entre PDVSA et un éventail de politiques sociales ciblant les catégories les plus pauvres de la population. capitalisme d’État. Il peut selon la formule proposée par Pablo Stefanoni, le rédacteur en chef de Nueva sociedad, être qualifié « d’État compensateur ». Sans toucher à la fonction publique, qui donc a été conservée, plusieurs programmes relatifs à la santé, à l’éducation, à la consommation, au logement ont été mis en place. Appelés « Missions » (Robinson, Rivas, Sucre pour l’alphabétisation et l’éducation ; Vuelvan Caras pour la formation ; Barrio Adentro pour la santé ; Hábitat pour le logement ; Mercal pour la consommation bon marché de produits de première nécessité) ces programmes ont fait preuve d’une grande efficacité sociale et politique. Ils ont en effet permis une réduction sensible des carences sociales et des inégalités. Ils assurent au pouvoir un socle de soutien tout à fait compréhensible dont les conséquences ont été visibles au cours des récents troubles sociaux. Les quartiers populaires (les Barrios) dont les habitants sont bénéficiaires de ces programmes n’ont pas bougé. Les manifestations ont pour l’essentiel affecté les zones résidentielles des classes moyennes et supérieures. Le camp officialiste comme celui de l’opposition est également partagé entre institutionnels et radicaux. La gestion des manifestations par les autorités depuis le mois de février a mis en évidence une certaine incapacité à parler d’une seule voix et à répondre de façon cohérente à la violence de la rue. Des groupes à moto particulièrement violents ont agressé les manifestants avec toute sorte d’armes. Des policiers en civil se sont mêlés aux manifestants et ont usé de leurs armes. Le chef de l’État a parallèlement appelé au 161 dialogue, qu’il a effectivement organisé. Il a également sanctionné les débordements des forces de l’ordre, sans que pour autant, l’une ou l’autre de ces attitudes arrive à s’imposer. Bien que l’on soit très loin du communisme réel tel qu’il a été appliqué en Union soviétique, l’exacerbation du vocabulaire politique, et les déqualifications mutuelles, signalent l’enjeu, le bras de fer violent opposant diverses catégories sociales se disputant les retombées de la manne pétrolière. D’une certaine façon les radicaux des deux bords essaient de fermer l’option des compromis et du dialogue privilégiée par les modérés de chaque camp, Henrique Capriles et Nicolas Maduro. Les faits sont têtus : l’économie vénézuélienne victime chronique de maladie hollandaise6 La crise de février 2014 a une origine très précise. Les étudiants qui les premiers sont sortis dans la rue tenaient à signaler un ras-le-bol face à la montée de l’insécurité et du désordre économique. Le pays en dépit de ses ressources tirées du pétrole peine à assurer ses fins de mois, n’arrive plus ou mal à alimenter les circuits des produits de première nécessité, à contrôler les prix, ainsi qu’à garantir la sécurité citoyenne. Le diagnostic est partagé par l’opposition comme par la majorité. Même si les causes de cette réalité sont attribuées par les uns et par les autres à des acteurs et des facteurs différents. Les prix ont effectivement augmenté de 56,1 % en 2013. L’assemblage de véhicules a chuté de 30 % en Le pays en dépit de ses ressources tirées du pétrole peine à assurer ses fins de mois, n’arrive plus ou mal à alimenter les circuits des produits de première nécessité, à contrôler les prix, ainsi qu’à garantir la sécurité citoyenne. Le diagnostic est partagé par l’opposition comme par la majorité. 162 Le modèle est resté le même, celui d’une économie rentière, reposant sur l’exploitation quasi exclusive d’une ressource non renouvelable, le pétrole. Le constat qui peut être fait est celui de l’évolution du tissu économique vers une réduction progressive des capacités productives locales, industrielles comme agricoles. Le pays est aujourd’hui comme hier essentiellement un pays importateur de biens de première nécessité et plus généralement de consommation. 20137. La production agricole déjà insuffisante pour assurer la consommation nationale s’est repliée. La récolte de riz est ainsi passée de 900 000 tonnes en 2007 à 700 000 en 20128. Les pénuries se sont accumulées. Générant une situation paradoxale, celle d’acheteurs disposant de l’argent nécessaire mais ne pouvant l’utiliser, les gondoles des supermarchés étant vides. La criminalité est à l’exception de pays centraméricains la plus élevée de l’hémisphère. L’Observatoire vénézuélien de la violence a, en 2013, comptabilisé 24 763 meurtres, soit 79 homicides pour 100 000 habitants9. Pour le seul mois de mars 2014, 446 cadavres ont été déposés à la morgue de Caracas10. Le gouvernement a tenté de réagir en intervenant directement dans les circuits de distribution. En accroissant les importations de produits alimentaires. En bloquant la frontière avec la Colombie pour enrayer la contrebande de produits vénézuéliens subventionnés. En créant une carte de crédit alimentaire (la tarjeta de abastecimiento seguro). Un double système de change a été mis en place11. Aucune de ces mesures, en dépit du vocabulaire parfois incendiaire et dénonciateur, signalant les spéculateurs de l’opposition comme boucs émissaires, utilisé par le gouvernement, n’a permis d’enrayer la dégradation de la situation. La multiplication des contrôles, le double système de change, l’inflation, ont alimenté dans un système d’économie de marché, la tentation de la fraude afin de maintenir ou de maximiser les profits. La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Que penser du Vénézuéla ? La destination sociale de la rente pétrolière n’est politiquement pas anodine. Elle a effectivement évolué depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez en 1999. Pour autant le modèle est resté le même, celui d’une économie rentière, reposant sur l’exploitation quasi exclusive d’une ressource non renouvelable, le pétrole. D’autre part, le constat qui peut être fait est celui de l’évolution du tissu économique vers une réduction progressive des capacités productives locales, industrielles comme agricoles. Le pays est aujourd’hui comme hier essentiellement un pays importateur de biens de première nécessité et plus généralement de consommation. La Commission économique des Nations Unies en Amérique latine, la CEPAL s’en inquiétait… en 1957. Elle avait mandaté l’un de ses meilleurs économistes Celso Furtado qui de retour à Santiago, siège de l’institution, avait rédigé un rapport, non publié, qui sera actualisé en 1974. Le diagnostic de Celso Furtado, a gardé une étonnante actualité. « Au Vénézuela plus qu’ailleurs », avait écrit l’économiste brésilien, « bien des idées sur le développement et le sous-développement perdent leur pertinence. Il s’agit d’une réalité sui generis qui doit être analysée comme telle. (…) Le principal facteur de croissance repose sur l’exploitation d’une ressource non renouvelable (…). C’est un système économique fondamentalement orienté vers la consommation (…) qui a des effets négatifs sur la productivité des secteurs non pétroliers (…). Les secteurs agricoles et semiartisanaux ont été déstabilisés, (…) les importations de biens de consommation durables augmentent. Un accroissement des revenus pétroliers accroît le Tout effondrement des prix du pétrole génèrerait la nécessité d’ajustements budgétaires réduisant le rôle de l’État bienfaiteur. Le mécontentement qui suivrait l’adoption de ces mesures, comme en 1989, soit pousserait les Vénézuéliens à prendre la rue. Soit comme en 1998 à voter pour une alternance. Actualités internationales L’opposition vénézuélienne, en particulier la plus radicale, a tenté de coupler la situation vénézuélienne sur celle de l’Ukraine. Elle a évoqué auprès de toutes sortes d’interlocuteurs, la défense des libertés qui seraient bafouées par un régime de type communiste, soumis aux desiderata de La Havane. Ces efforts ont eu un impact extrêmement limité. coefficient des importations (…) ; en l’absence d’une volonté politique visant à reconstruire les secteurs économiques en souffrance, le système perpétuera ses caractéristiques actuelles »12. De fait et de ce point de vue là, rien n’a vraiment changé dans la conduite de l’économie vénézuélienne. Loin de « semer le pétrole », pour diversifier son économie, selon la formule utilisée par Arturo Uslar Pietri, elle s’est au contraire enfermée dans les contradictions générées par les retombées d’une ressource non renouvelable, et relativement rare, qui étouffe les capacités productives, les options de diversification au bénéfice d’importations. Le Vénézuela est victime du « mal hollandais » qui affecte bien des économies de pays victimes paradoxales de leurs richesses naturelles. Cette évolution, est politiquement gérable, quel que soit le gouvernement siégeant à Miraflores13, à deux conditions. La première est que les prix du pétrole restent orientés à la hausse. Tout effondrement des prix générerait la nécessité d’ajustements budgétaires réduisant le rôle de l’État bienfaiteur. Le mécontentement qui suivrait l’adoption de ces mesures, comme en 1989, soit pousserait les Vénézuéliens à prendre la rue. Soit comme en 1998 à voter pour une alternance. La seconde est que la société pétrolière, PDVSA, soit en mesure de maintenir, voire d’élargir ses capacités de production et sa productivité. La montée du prix du baril peut compenser, mais dans une certaine mesure, une baisse éventuelle de la production. Les conséquences sociales et politiques d’un écart trop 163 important seraient les mêmes que dans le cas de figure précédent. Ces dernières années PDVSA, ponctionnée par les politiques sociales de l’État, n’a manifestement pas été en mesure d’effectuer les investissements lui permettant de maintenir la production à un niveau élevé. Il y a là un facteur de risque pour les autorités en place bien noté par certains observateurs14 tout comme par l’opposant Henrique Capriles. les faits sont têtus : les voisins sud-américains soutiennent le régime de Nicolas Maduro L’opposition vénézuélienne, en particulier la plus radicale, a tenté de coupler la situation vénézuélienne sur celle de l’Ukraine. Elle a évoqué auprès de toutes sortes d’interlocuteurs, la défense des libertés qui seraient bafouées par un régime de type communiste, soumis aux desiderata de La Havane. Elle a essayé de forcer les portes de ses voisins, effectué du lobbying aux États-Unis, au sein de l’OEA (Organisation des États américains), au Vatican et à l’occasion en Europe. Ces efforts ont eu un impact extrêmement limité. Aux États-Unis, seuls les républicains ont signalé leur solidarité. En Amérique latine seul le Panama voisin, dirigé par un chef de l’État de droite a signalé de façon claire son appui à l’opposition vénézuélienne. Ce qui a entraîné une crise diplomatique entre Caracas et Panama Ville. De façon plus ou moins directe, les autres gouvernements ont signalé la nécessité d’ouvrir un dialogue et de rechercher les compromis de nature à trouver une solution dans le cadre institutionnel existant. L’UNASUR/UNASUL (Union des nations d’Amérique du Sud)15 a une fois de plus fait preuve de son efficacité diplomatique. Elle a dépêché sur place des missions composée de ministres des Affaires étrangères qui ont avec le soutien du secrétariat d’État du Vatican16, permis de valider le processus de dialogue comme seule voie possible de résolution de la crise. Une commission de contact permanent 164 La réalité pétrolière s’impose à un cercle beaucoup plus large, des États-Unis à l’Europe, où personne ne souhaite que le Vénézuela, grand pays exportateur de pétrole n’entre en crise au risque de provoquer une flambée des prix du brut. a été désignée composée des ministres des Affaires étrangères, du Brésil, de Colombie et d’Équateur17. Miguel Insulza18, secrétaire général de l’OEA, organisation de fait en concurrence avec l’UNASUR depuis 2008, a de son côté soutenu la démarche, signalé que les autorités en place ont été élues et sont donc légitimes. « Nous n’allons pas intervenir au Vénézuela (…) J’espère » a-t-il dit « que tout le monde comprend que l’OEA n’a pas pour vocation d’installer ou de remplacer les gouvernements (…). Elle doit permettre de créer des espaces de dialogue »19. Il a par ailleurs, et de façon inédite, rappelé à l’ordre Panama, qui avait inclus dans sa délégation siégeant au Conseil permanent de l’OEA une parlementaire d’opposition vénézuélienne, Maria Corina Machado, afin qu’elle puisse prendre la parole. Comment interpréter cette relative placidité latinoaméricaine, sud-américaine, comme états-unienne, et vaticane, qui est aux antipodes des réactions constatées au sujet de la crise ukrainienne ? Sans doute convient-il de rappeler que la géopolitique est-européenne, en dépit des mots sémantiquement identiques invoqués par les protagonistes, relève d’un autre contexte et d’autres dictionnaires. Colombie, Brésil, Équateur, à la différence de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine, n’ont aucun intérêt à déstabiliser leur voisin vénézuélien. Ils n’ont pas non plus d’exigences territoriales à son égard. Un certain nombre d’autres pays bénéficiaires de livraisons de pétrole à prix cassés – de Cuba à l’Uruguay en passant par le Nicaragua et plusieurs États de la Caraïbe –, ne souhaitent qu’une chose, le maintien de ces facilités et donc le statu quo. Au-delà, la réalité pétrolière s’impose à un cercle La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014 Que penser du Vénézuéla ? beaucoup plus large, des États-Unis à l’Europe, où personne ne souhaite que le Vénézuela, grand pays exportateur de pétrole n’entre en crise au risque de provoquer une flambée des prix du brut. L’idéologie est ici secondaire. Au-delà du pétrole les pays sud-américains considèrent que la voie du dialogue est celle qui convient le mieux à l’affirmation de leurs intérêts nationaux. La Colombie, premier voisin, deuxième partenaire commercial du Vénézuela, fournisseur privilégié de denrées alimentaires, bien que dirigée par un président libéral, Juan Manuel Santos qui a toujours publiquement signalé le peu de sympathie politique qu’il avait à l’égard du régime vénézuélien, soutient activement les efforts de médiation de l’UNASUR. Un Vénézuela en paix est en effet ce qui convient le mieux à la bonne marche des échanges avec la Colombie. Les autres pays sud-américains partagent pour d’autres raisons ce point de vue. Sous l’impulsion du Brésil, depuis quelques années, après l’accession aux responsabilités de majorités national-progressistes ces pays ont développé des stratégies diplomatiques leur permettant de récupérer des marges d’autonomie à l’égard des ÉtatsUnis et des pays européens. Le Vénézuela, d’Hugo Chavez et Nicolas Maduro, partage cette ambition. Alors que l’opposition conteste ce choix diplomatique et revendique une autre politique plus ouverte aux pays occidentaux. L’UNASUL a donc été immédiatement mobilisée pour encourager gouvernement et opposition à dialoguer, et ainsi éviter un basculement brutal du Vénézuela, de nature à changer les rapports de force entre nord et sud du continent américain. Le panorama est comme dans bien d’autres situations plus complexe que sa présentation médiatique, ou en mode tweet, qui est la plus commune et durcit les contours et les affrontements. Les acteurs qui se font face portent les intérêts de catégories sociales antagonistes. Leurs frottements peinent à se réguler par la voie institutionnelle et électorale. Les radicaux des deux bords essaient de forcer le trait pour provoquer des ruptures et des alternances supposées définitives. Sauf à partager l’esprit de croi- Actualités internationales sade de ces secteurs, le constat que l’on peut faire est celui du rôle positif et modérateur joué par les voisins du Vénézuela, le Vatican et diverses organisations internationales, l’OEA comme l’UNASUL. Une certitude malgré tout qui va bien au-delà des 165 circonstances présentes. Comme l’a bien analysé Celso Furtado, le socialisme pétrolier, ou le capitalisme régulé par l’État pratiqué par les gouvernants du Vénézuela, relèvent bel et bien, comme l’économie, d’un système sui generis. 1. Un journaliste du quotidien colombien, El Espectador, Marcel Ventura, a publié un reportage de terrain le 9 avril 2014 témoignant de cette réalité, Merida, la ciudad de Vénézuela donde todos disparan. 2. In l’Universal, 10 février 2014. 3. Dorothy Kronick, « Why only half of Vénézuelans Are in the streets », 17 mars 2014. 4. In Nueva Sociedad, N° 239, Buenos Aires, mai-juin 2012. 5. Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, Paris, Robert Laffont, 2011. 6. Le « mal » ou « syndrome hollandais » désigne la malédiction économique frappant les pays dotés de matières premières exportables en abondance. Ils perdent leur compétitivité industrielle à l’export et deviennent importateurs. Le phénomène a été qualifié de « hollandais » après l’invention de gisements gaziers aux Pays-Bas dans les années 1960 qui avaient généré dans ce pays une crise du secteur industriel exportateur. 7. In America economia, 5 décembre 2013. 8. In Talcualdigital.com, 2 avril 2014. 9. In Le Monde, 11 janvier 2014. 10. In Talcualdigital.com, 2 avril 2014. 11. SICAD I et SICAD II. 12. In Arquivos Celso Furtado 1, « Ensaios sobre a Vénézuela, subdesenvolvimento com abundância de divisas », Rio de Janeiro, Contraponto-Centro Internacional Celso Furtado de Politicas para o Desenvolvimento, 2008. 13. Siège de la présidence de la République. 14. En particulier par Leopoldo Pucci dans sa lettre d’information, Enfoque. 15. L’UNASUR a été créée en 2008 par 12 pays d’Amérique du Sud. 16. Le Secrétaire d’État actuel, le cardinal Pietro Parolin, avait noué des relations de confiance comme nonce apostolique avec les autorités vénézuéliennes. 17. Luiz Alberto Figueiredo, Maria Angela Holguin, Ricardo Patiño. 18. Miguel Insulza, de nationalité chilienne, membre du PSCh, a été ministre de l’intérieur du président Ricardo Lagos. 19. In informa.com, El diario digital de Costa-Rica/http://www.informa-tico.com ; 25 mars 2014. Qui a amené Jaurès et Blum au socialisme ? Qui a été le premier noir à devenir ministre ? Qui est la première femme à entrer dans les organes dirigeants du Parti socialiste ? Qui a dit : « Les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est » ? Qui a écrit : « Mon Parti aura été ma joie et ma vie », avant de se suicider ? Promotion exceptionnelle un ouvrage de référence 15 e (au lieu de 22 e) À Format‑: 17 x 24 cm 464 pages – Plus de 250 illustrations quoi peut ressembler un mouvement politique sans les hommes (et les femmes) qui le composent ? Il est difficile de séparer les théories de l’action. Ce dictionnaire a pour objet de rappeler au souvenir, parfois même de sortir de l’oubli, cent acteurs du socialisme qui ont marqué de leur empreinte, d’une façon ou d’une autre, le siècle écoulé, participant chacun à leur place aux luttes et aux combats pour le respect des droits de l’homme (et de la femme), la conquête des droits politiques et sociaux, la liberté et la justice. Les auteurs n’ont pas eu le dessein d’intégrer dans cet ouvrage tous ceux qui ont joué et jouent un rôle important sur l’avant-scène socialiste. Les chefs du Parti, sont bien sûr présentés. Mais à côté des incontournables, on trouve aussi des disciples plus modestes, des pionniers, des intellectuels, des propagandistes plus obscurs, des activistes, des tribuns, des élus et des gestionnaires, des majoritaires par nature et des éternels minoritaires. On trouve aussi dans la liste les portraits de quelques socialistes qui ont quitté la « vieille maison », autrement dit « trahi » la famille. Leurs vies ne sont pas brossées sentencieusement, mais volon-tairement sur un ton libre et parfois vif. Ils sont montrés avec leurs forces, leurs convictions, mais aussi leurs doutes et leurs faiblesses. Un dictionnaire du socialisme « à l’échelle humaine » rehaussé par une iconographie exceptionnelle : un ouvrage de référence ! Bon de Commande À photocopier et à retourner sous enveloppe affranchie à : Graffic Diffusion, 62, rue Monsieur Le Prince 75006 Paris Mr. Mme. Mlle. Prénom Adresse Code postal Ville E-Mail souhaite recevoir …… exemplaire(s) de l’ouvrage 100 ans, 100 socialistes au prix exceptionnel de 15 e, franco de port, au lieu de 22 e. Ci-joint mon règlement de la somme de …………… euros par chèque à l’ordre de GRAFFIC Diffusion Date :Signature : Bulletin d’abonnement À retourner à La Revue socialiste, 10, rue de Solférino 75333 Paris Cedex 07 p Mr. p Mme. p Mlle. Adresse Code postal Ville Téléphone E-Mail Abonnement (3 numéros dont 1 double) p Tarif normal : 25 euros p Tarif étranger et DOM-TOM : 35 euros p Soutien : libre Ci-joint mon règlement de la somme de ……… euros par chèque à l’ordre de Solfé Communications – Revue socialiste Date : Signature : La Revue Socialiste Prénom BON DE COMMANDE : à retourner à La Revue socialiste, 10, rue de Solférino 75333 Paris Cedex 07 Prix Nb Ex. TOTAL Déjà parus Unit. N° 19 Avril 2005 Où va le capitalisme ? 10,00 e N° 20 Juillet 2005 Comprendre pour dépasser le « non » 10,00 e N° 21 Octobre 2005 À propos du modèle français 10,00 e N° 22 Janvier 2006 Congrès du Mans : discours 10,00 e N° 23 Avril 2006 La République à l’épreuve de sa diversité 10,00 e N° 24 Juillet 2006 Réflexions sur le projet socialiste – Réussir ensemble le changement10,00 e N° 25 Octobre 2006 Jeunesse : un état des lieux 10,00 e N° 26 Janvier 2007 Sarkozy : la droite aux mille et une facettes 10,00 e N° 27 Avril/Mai 2007 La nouvelle donne latino-américaine 10,00 e N° 28 Juillet 2007 Les socialistes face à la civilisation urbaine 10,00 e N° 29 Oct-Nov 2007 Diagnostic pour la rénovation – Université d'été de La Rochelle10,00 e N° 30 Mars/Avril 2008 Le socialisme dans le monde globalisé 10,00 e N° 31 Juillet 2008 Les gauches en Europe 10,00 e N° 32 Octobre 2008 Congrès de Reims : Contributions thématiques 10,00 e N° 33 Janvier 2009 Perspectives socialistes 10,00 e N° 34 2e trimestre 2009Les ouvriers en France 10,00 e N° 35 3e trimestre 2009L’Afrique en question 10,00 e N° 36 4e trimestre 2009Au-delà de la crise 10,00 e N° 37 1er trimestre 2010 La France et ses régions 10,00 e N° 38 2e trimestre 2010 La Morale en questions 10,00 e N° 39 3e trimestre 2010 Le débat socialiste en Europe 10,00 e N° 40 4e trimestre 2010 La social-écologie en débat 10,00 e N° 41 1er trimestre 2011 La droite dans tous ses états 10,00 e N° 42 2e trimestre 2011 10 mai 1981 – 10 mai 2011. Héritages et espérances 10,00 e N° 43 3e trimestre 2011 Abécédaire de la France 10,00 e N° 44 4e trimestre 2011Protéger 10,00 e N° 45-46 1er et 2e tr. 2012 Le changement, c’est maintenant 10,00 e N° 47 3e trimestre 2012 L’aventure culturelle 10,00 e N° 48 4e trimestre 2012 Refonder l’école 10,00 e N° 49 1er trimestre 2013 L’Europe : un problème, une solution 10,00 e N° 50 2e trimestre 2013L’Entreprise 10,00 e N° 51 3e trimestre 2013 Le temps des femmes 10,00 e N° 52 4e trimestre 2013 Le FN passé au crible 10,00 e N° 53 1er trimestre 2014 Géopolitique du monde contemporain 10,00 e N° 54 Avril 2014 La Justice dans le Cité 10,00 e Participation au frais de port : 2 e par numéro TOTAL p Mr. p Mme. p Mlle. Prénom Adresse Code postal Ville TéléphoneE-Mail Ci-joint mon règlement de la somme de ……… euros par chèque à l’ordre de Solfé Communications – Revue socialiste Date : Signature :