Les socialistes, l`histoire et la mémoire

Transcription

Les socialistes, l`histoire et la mémoire
La
55
Revue
Socialiste
Les socialistes,
l’histoire
et la mémoire
Juillet
2014
2
Sommaire
Edito
Alain Bergounioux,
« Il n’y a pas d’imagination sans mémoire »…………………………………………… p. 5
Perspectives
Noëlline Castagnez,
Les socialistes, l’histoire et la mémoire……………………………………………… p. 9
Boris Adjemian,
Lois mémorielles : un débat privé de sens………………………………………… p. 17
François Hartog,
L’histoire et la mémoire face au présentisme……………………………………… p. 23
Laurent Wirth,
L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel…… p. 27
Olivier Grenouilleau,
Enseigner l’histoire de France……………………………………………………… p. 33
Benjamin Stora,
La France et son passé colonial ……………………………………………………… p. 39
Grands moments
Jean-Numa Ducange,
Les socialistes et la Révolution française …………………………………………… p. 47
Vincent Duclert,
L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction ………………………………… p. 53
Jean Vigreux,
Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes …………… p. 65
Gilles Vergnon,
1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire…………………………… p. 71
Gilles Morin,
Les socialistes et la mémoire de la résistance………………………………………… p. 77
Laurent Jalabert,
1971, le congrès d’Epinay dans la mémoire des socialistes ………………………… p. 83
Sommaire
3
Gérard Bossuat,
Les socialistes dans la construction européenne.
Bilan d’une histoire passionnée et complexe………………………………………… p. 87
Vincent Chambarlhac,
La « deuxième » gauche et l’histoire. Un usage, une ressource, un procès……… p. 95
Grandes personnalités
Frédéric Cépède, Eric Lafon,
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace…………………………………………
p. 103
Serge Berstein,
Léon Blum, histoire et mémoire ……………………………………………………
p. 115
François Stasse,
Pierre Mendès France entre l’histoire des faits et la mémoire des valeurs…
p. 121
Grand texte
Jean Jaurès,
Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900……………
p. 129
A propos de…
Gérard Grunberg,
Un autre regard sur Napoléon ……………………………………………………
p. 139
Matthias Fekl,
Le remède institutionnel au « mal napoléonien » ………………………………
p. 145
Lionel Jospin,
Réponses…………………………………………………………………………………
p. 151
Actualités internationales
Jean-Jacques Kourliandsky,
Que penser du Vénézuéla ?…………………………………………………………
p. 157
Alain Bergounioux
est directeur de La Revue socialiste
« Il n’y a pas d’imagination
sans mémoire »1
François Mitterrand
L’
écho que rencontre aujourd’hui la
figure de Jean Jaurès – au-delà des
rangs socialistes – tient bien sûr au martyr
qui a été le sien dans une lutte contre une
guerre qui a dépassé en horreur tout ce
qu’il avait pressenti. Mais il tient aussi à une
nostalgie pour une politique qui ne séparait
pas – comme il est souvent rappelé – l’idéal
et le réel, autrement dit la pensée et l’action.
Jaurès, en effet, a été un homme qui se bat pour
des idées, qui a une conception de la vie et du
monde qu’il veut faire partager. Animé par un idéal
républicain, socialiste, internationaliste –­ dont
il n’isole aucune dimension –, il s’est battu pour
toutes les grandes causes de son temps, la journée
de 8 heures, les retraites ouvrières, l’innocence
de Dreyfus, la séparation des Églises et de l’État,
l’École publique, contre la peine de mort, pour la
paix, etc. C’est cette capacité d’unir le court terme
et le long terme, à combattre dans le quotidien et à
agir dans l’histoire qui a fait son rayonnement.
Son message est d’autant plus important, pour nous
socialistes, que Jaurès a forgé une grande part de
l’identité du socialisme français contemporain,
l’union de l’idée républicaine et de l’idéal socialiste, qui a permis aux socialistes de traverser les
épreuves – parfois dramatiques – du siècle écoulé (et
de celui qui commence…) Mais, il l’a fait lui-même
dans les controverses et les combats. Sa pensée
s’est forgée progressivement et son socialisme s’est
défini par étapes. Il a été critiqué et contesté dans
sa propre famille. Et il n’est nul besoin de rappeler
qu’il a été haï par la droite nationaliste et que cette
La pensée de Jaurès s’est forgée
progressivement et son socialisme s’est défini
par étapes. Il a été critiqué et contesté
dans sa propre famille. Et il n’est nul besoin
de rappeler qu’il a été haï par la droite
nationaliste et que cette haine a été la cause
de son assassinat. Rien n’a donc été évident.
6
haine a été la cause de son assassinat. Rien n’a donc
été évident. Jaurès lui-même a toujours été attentif
aux changements et aux évolutions du monde et
de la société pour adapter son action aux réalités.
L’action de Jaurès montre que les idéologies sont
toujours structurées par le type de société dans
lesquelles elles opèrent et les rapports qui existent
avec le pouvoir.
Ces rappels sur le rôle de Jaurès montrent tout
l’intérêt pour les socialistes à se réapproprier
leur histoire dans sa complexité. Se contenter de
commémorations paresseuses ne sert pas à grandchose pour évoquer quelques grandes figures
isolées de leur contexte. Pour réfléchir avec utilité
sur le socialisme, l’essentialisme doit être banni. Ce
qui est suggestif est de mener une discussion historique. Le socialisme est ce que les socialistes en
font. Il n’y a pas de prédestination. Les idéologies
font partie de l’histoire. C’est la dialectique entre
les idées et le réel qui est décisive. Cela permet,
d’ailleurs, d’éviter tout fatalisme. C’est le sens de ce
numéro consacré à l’histoire et à la mémoire. Les
articles rassemblés – qui ne prétendent pas à l’exhaustivité – sont consacrés à quelques moments et à
quelques figures de notre histoire pour donner l’opportunité de réfléchir au sens de notre action dans
le temps. L’histoire est faite – disait déjà Charles
Seignobos, l’historien de la IIIe République – pour
permettre au passé de répondre à des questions que
se posent les sociétés présentes. C’est un exercice
intellectuel tout à fait utile, dans la mesure, évidemment, où on n’oublie pas ce qui se sépare les âges et
que l’histoire est changement.
Être une grande force politique (continuer à l’être…)
suppose, entre autres, de comprendre sérieusement son histoire et de bien définir ses combats.
Aujourd’hui, comme les contemporains de Jaurès
l’avaient ressenti, nous vivons une nouvelle « grande
transformation 
», avec la mondialisation des
« Il n’y a pas d’imagination sans mémoire »
marchés, une révolution scientifique et technologique, l’enjeu écologique, les migrations internationales qui entraînent des mutations profondes dans
la manière de produire, de travailler, de vivre, en un
mot dans les relations sociales anciennes modelées
par la société industrielle. Le défi est de conduire
les mutations pour ne pas les subir. Les expériences
passées montrent qu’elles ont toujours une double
face, elles sont porteuses de progrès comme de
risques. Nous le mesurons pleinement avec l’accroissement des inégalités. Nous ne pouvons pas
accepter aujourd’hui, pas plus qu’hier, le « darwinisme social » que porte le capitalisme. Des règles
pour la mondialisation, des procédures de coopération entre les nations – avec l’acquis de l’Union
européenne, à réformer et non à détruire – des
nouvelles formes de solidarité sociale, ce sont des
tâches essentielles pour un socialisme d’aujourd’hui.
La question n’est plus de savoir – comme elle était
posée hier et a occupé des décennies de débats
socialistes – s’il faut ou non accepter un compromis
entre la démocratie et le marché (c’est le produit
du siècle dernier), mais elle porte sur la nature du
rapport des forces qu’implique ce compromis et sur
les équilibres à tenir. Notre tâche est de repenser les
bases d’un réformisme conséquent et de le mettre
en œuvre. Dans une période de grands bouleversements, les controverses et les interrogations sont
naturelles – et elles traversent tout le socialisme
européen. Pour redonner confiance dans l’avenir
et renouer avec l’idée de progrès (qui appartient à
l’identité socialiste), nous devons reformuler clairement nos objectifs fondamentaux à la lumière des
changements intervenus et des apports de l’histoire.
C’est évidemment plus difficile à faire lorsqu’on
exerce les responsabilités du pouvoir que dans une
situation d’opposition. Et, pourtant, c’est une tâche
que les socialistes doivent mener à bien pour le bien
même de leur gouvernement.
1. Cette réflexion vient du livre d’entretien, Ici et maintenant, réalisé en 1980, à la veille de l’élection présidentielle. La
phrase complète est encore plus significative : « Le monde ne commence pas avec nous. Couper ses racines pour mieux
s’épanouir est le geste idiot d’un idiot. Il n’y a pas d’imagination sans mémoire. » (pp. 151-152)
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Perspectives
Noëlline Castagnez
est maître de conférences à l’université d’Orléans
et chercheuse associée au Centre d’Histoire de Sciences Po.
Les socialistes, l’histoire et la mémoire
L
es socialistes français se sont intéressés à leur histoire bien avant les
autres familles politiques, mais n’entretiennent pas pour autant un rapport serein
avec leur passé. Certes, ils ont saisi très tôt
leur propre historicité à cause de la place
singulière de l’Histoire dans une idéologie
qui se veut appelée à incarner l’avenir de
l’Humanité.
Dans une appréhension linéaire et déterministe
du temps, Jean Jaurès fait du socialisme, à la fois
comme doctrine et comme mouvement, l’un des
moteurs de l’Histoire avec L’Histoire socialiste de la
France contemporaine (1789-1900), qui est conçue
comme le discours scientifique des origines par
des générations de socialistes. Mais leur mémoire
des guerres est aussi révélatrice de « passés qui ne
passent pas »1. Si avec Maurice Halbwachs, nous
considérons la mémoire collective des socialistes
comme la représentation qu’ils se font de leur passé
en fonction de leurs besoins présents2, il convient
de s’interroger sur comment on écrit l’histoire du
socialisme et quels usages les socialistes en font.
Longtemps, l’histoire du socialisme reste l’apanage de militants à des fins d’autoformation et de
propagande, avant de basculer dans l’escarcelle de
la recherche universitaire qui, avec les alternances
de 1981 et 2012, n’a pas fini d’y trouver son miel.
Après l’unité de 1905, écrire leur histoire permet
aux différentes tendances de s’affirmer. Adéodat
Compère-Morel dirige ainsi l’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale
ouvrière (1912-1919) dans une tentative d’hégé-
Après l’unité de 1905, écrire leur histoire
permet aux différentes tendances de
s’affirmer. Adéodat Compère-Morel dirige
ainsi l’Encyclopédie socialiste, syndicale
et coopérative de l’Internationale ouvrière
(1912-1919) dans une tentative d’hégémonie
guesdiste face à Édouard Vaillant et Jaurès.
10
monie guesdiste face à Édouard Vaillant et Jaurès.
Au-delà, cette œuvre norme la mise en récit du passé
du mouvement ouvrier, rehaussé de ses exempla et
martyrs. La méthode, qui emprunte aux Positivistes
le croisement des sources et leur édition critique,
est désormais fixée. Le contenu doit conjuguer
histoires des idées et des organisations. À ce monument collectif, destiné aux militants, s’ajoutent, par
la suite, des essais qui visent un plus large public
comme en témoignent leurs éditeurs : L’Histoire du
mouvement ouvrier en France des origines à nos
jours (Aubier, 1946) de Georges Lefranc, Les socialistes dans la Résistance. Souvenirs et documents
de Daniel Mayer (PUF, 1968) ou Les socialistes et
l’exercice du pouvoir 1944-1958 de Roger Quilliot
(Fayard, 1972). Cette démarche, à la fois historique
et patrimoniale, perdure avec des historiens militants tels que Marc Heurgon et son Histoire du PSU
(1994), Jacques Kergoat et son Histoire du parti
socialiste (1997), ou le catalogue du centenaire Des
Poings et des roses, le siècle des socialistes (2005).
Or dans les années 1960, un tournant épistémologique se produit. En 1949, Georges Bourgin avait
déjà fondé l’Institut français d’histoire sociale,
mais un palier est franchi lorsqu’en 1959, Ernest
Labrousse, titulaire de la chaire d’histoire économique et sociale de la Sorbonne, crée la Société
d’études jaurésiennes qui, animée par Madeleine
Réberioux, Gilles Candar, puis Vincent Duclert,
est toujours active aujourd’hui. En 1960, Jean
Maîtron fonde la revue Le Mouvement social, puis, à
partir de 1964, publie le Dictionnaire biographique
du mouvement ouvrier français et, en 1966, crée
le Centre d’histoire du syndicalisme, aujourd’hui
Centre d’histoire sociale du XXe siècle. Le socialisme
devient ainsi un objet à part entière de l’histoire
sociale, comme le communisme. La « bibliothèque
socialiste » de Maspero édite 40 volumes sur le
mouvement ouvrier dans le monde sous la direction
de Georges Haupt. Des thèses de référence sont
publiées : Claude Willard, Le mouvement socialiste
en France (1893-1905). Les Guesdistes (1965) ;
ou encore Michelle Perrot, Les ouvriers en grève,
France, 1871-1890 (1973). L’apogée éditorial est
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Les socialistes, l’histoire et la mémoire
atteint avec la monumentale Histoire générale du
socialisme, en 4 tomes, dirigée par Jacques Droz
(PUF 1972-1978). Depuis cet âge d’or, les synthèses
se font rares : Le long remords du pouvoir. Le parti
socialiste français 1905-1992 d’Alain Bergounioux
et Gérard Grunberg (1992), réédité en 2005 sous le
titre L’ambition et le remords, affirme la dimension
réformiste du socialisme démocratique, et L’Histoire
des gauches en France, dirigée par Jean-Jacques
Becker et Gilles Candar (2004), embrasse au-delà
du socialisme. Depuis les années 1980, on assiste,
en effet, à une diffraction de l’objet au prisme de
divers courants historiographiques, d’autant qu’il
est devenu incontournable pour l’histoire immédiate. L’Office universitaire de recherche socialiste
(1969), la Fondation Jean Jaurès (1992) et l’Institut François Mitterrand (1996), au-delà de leur
vocation patrimoniale, jouent un rôle moteur, par
la richesse de leurs archives, dans un champ de
recherche qui reste fécond.
Pour autant, l’histoire de la doctrine et du parti
n’est plus un passage obligé de la formation des
militants, voire des cadres et des élus. Et si JeanPierre Chevènement fait de l’Histoire un enjeu
vital lorsqu’il est ministre de l’Éducation nationale
en 1985, les socialistes ne semblent guère désormais se soucier du délitement de la culture historique dans la formation des enseignants et de leurs
élèves. Emportés par la vague mémorielle, signalée
par Pierre Nora dès le milieu des années 19803,
ils transfèrent, au « devoir de mémoire » et aux
lois mémorielles, la tâche de conjurer les erreurs
passées, comme l’ont montré les derniers débats sur
la reconnaissance du génocide arménien.
Les socialistes, emportés par la vague
mémorielle, signalée par Pierre Nora dès
le milieu des années 1980, transfèrent, au
« devoir de mémoire » et aux lois mémorielles,
la tâche de conjurer les erreurs passées,
comme l’ont montré les derniers débats sur la
reconnaissance du génocide arménien.
Perspectives
Alors qu’en 2014 la France entière commémore
1914, esquisser une histoire de la mémoire des
guerres chez les socialistes permet de saisir
comment ce « trop-plein » de mémoire procède
d’un rapport douloureux avec le passé. Force est
de constater que, tout au long du siècle écoulé, les
socialistes entretiennent le remords d’avoir consenti
à la guerre de 14-18, qu’il s’agisse de leur ralliement
à l’Union sacrée ou, si l’on en croit les historiens
de Péronne, de leur participation à une culture de
guerre partagée par l’ensemble des sociétés belligérantes4. Dès 1919, au-delà de leur pacifisme
« plus jamais ça », ils sont pris en étau entre une
droite qui se veut patriotique par essence, et une
extrême gauche qui se dit seule révolutionnaire. Et
bien que les socialistes se définissent, eux aussi,
comme marxistes et révolutionnaires, leur rapport
à la violence reste problématique. Le jus ad bellum
leur permet de rallier l’Union sacrée au nom de la
défense nationale, ce qui n’empêchera, d’ailleurs,
jamais la droite de les accuser de trahison, comme
le révèle l’affaire Roger Salengro. Mais dès 1915,
les minoritaires pacifistes de la SFIO dénoncent ce
postulat d’une guerre juste en accusant de complicité les « marchands de canons » et condamnent
la « boucherie » des tranchées au nom du jus in
bello. L’armistice signé, les majoritaires de guerre
connaissent donc un long purgatoire mémoriel, et
le mythe de l’assassinat de Jaurès qui aurait ruiné
les derniers espoirs de la gauche pacifiste s’instaure
durablement. Pour autant, la question de la violence
– consentie ou subie par les combattants et, au-delà,
par les civils – resurgit pendant la guerre d’Algérie
et reste lancinante, comme le montre la polémique
autour de la réhabilitation des mutinés de 1917 par
Lionel Jospin en 1998.
La mémoire socialiste de la Seconde Guerre
mondiale se déroule, quant à elle, à contre temps
du roman national. Depuis la Libération, si le
parti n’occulte pas l’engagement des siens dans la
Résistance et la France libre, il ne l’exploite guère
en termes de propagande. D’une part, la grande
dispersion des socialistes dans la Résistance a très
longtemps rendu le phénomène peu lisible5. D’autre
11
Les socialistes sont obsédés par les fautes
d’un certain nombre d’entre eux, lesquels
ont accordé les pleins pouvoirs à Pétain le
10 juillet ou ont dérivé dans le vichysme, voire
la collaboration. Voulant les racheter par une
sévère épuration interne, les socialistes
se retrouvent ainsi à contre-courant
de la geste héroïque et sacrificielle du
« Parti des 75 000 mille fusillés » et donc du
résistancialisme ambiant.
part, les socialistes sont obsédés par les fautes d’un
certain nombre d’entre eux, lesquels ont accordé les
pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet ou ont dérivé
dans le vichysme, voire la collaboration. Voulant
les racheter par une sévère épuration interne, les
socialistes se retrouvent ainsi à contre-courant de la
geste héroïque et sacrificielle du « Parti des 75 000
mille fusillés » et donc du résistancialisme ambiant.
Au parti d’Épinay, l’accent n’est guère mis non plus,
ni sur la variété de leurs engagements résistants,
ni même sur leurs héros et martyrs – à l’exception
de Pierre Brossolette, lequel a échappé au parti en
étant « nationalisé » dès la Libération6. Aussi, en
déposant l’une de ses trois roses sur la tombe de
Jean Moulin, le 21 mai 1981, au Panthéon, François Mitterrand veut-il réinscrire les socialistes
dans l’héritage de la Résistance et rompre avec
cette mémoire contrite. La reconstruction mémorielle « par en haut » du premier septennat apparaît, néanmoins, à contre temps de la mémoire
soupçonneuse des années 1980-1990. Aussi, s’effrite-t-elle dès que le passé troublant du chef de
l’État défraye l’opinion publique à partir de 19947.
Si le concept de « vichysto-résistant », inventé pour
lui par Jean-Pierre Azéma, entre à l’université, la
fidélité de Mitterrand envers Bousquet choque les
jeunes générations du parti. En 2005, le documentaire Le siècle des socialistes d’Yves Jeuhan et
Valérie Combard privilégie encore l’expiation plutôt
que l’exaltation des résistants. Quant à Pierre Brossolette, lors de la sortie de sa biographie par Éric
12
Roussel en 20118, les médias se souviennent avec
étonnement qu’il était socialiste ! L’amnésie des
socialistes a contaminé la mémoire nationale.
Puis c’est la politique algérienne du gouvernement
Mollet et de Robert Lacoste, stigmatisée dans l’expression outrageante de « national-mollétisme »9,
qui transforme la SFIO de la IVe République en
véritable repoussoir. Depuis les congrès d’Alfortville en 1969 et d’Épinay en 1971, l’abandon de
la dénomination « SFIO », la suppression de la
numérotation des congrès et l’adoption de nouveaux
symboles, telle que la rose au poing, doivent faire
oublier la filiation avec ce passé immédiat jugé
infâmant10. Désormais, les réformes du Front républicain sont au mieux minorées, au pire occultées,
dans les récits dits « historiques » et n’y font même
pas écho à celles du Front populaire.
Ainsi, les socialistes ont toujours proclamé leur
volonté de regarder leur histoire en face, sans
jamais cesser de la reconstruire comme un miroir
brisé. Tout au long du XXe siècle, concurrencés
sur leur gauche par le PCF ou l’extrême gauche,
ils semblent avoir intériorisé les critiques de leurs
adversaires et nourri une mauvaise conscience,
régulièrement ravivée. Pour échapper à l’opprobre
d’avoir compté des « traîtres » en leurs rangs, des
majoritaires de guerre en 14-18 aux « nationauxmolletistes » de la guerre d’Algérie, en passant
par les paul-fauristes de l’Occupation, ils ont, à
plusieurs reprises, pratiqué une damnatio memoriae, digne de la Rome antique où le Sénat votait
une condamnation à l’oubli post-mortem. Toute
chose égale par ailleurs, cette pratique perdure
Les socialistes ont toujours proclamé leur
volonté de regarder leur histoire en face,
sans jamais cesser de la reconstruire comme
un miroir brisé. Tout au long du XXe siècle,
concurrencés sur leur gauche par le PCF ou
l’extrême gauche, ils semblent avoir intériorisé
les critiques de leurs adversaires et nourri une
mauvaise conscience, régulièrement ravivée.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Les socialistes, l’histoire et la mémoire
d’une refondation à l’autre, se transmettant de génération en génération11. Ces refoulements et trous de
mémoire peuvent céder la place à l’anamnèse. Ainsi,
la mémoire de la Grande Guerre ressurgit sous la
forme de l’expérience combattante et souffrante
sous les septennats de Mitterrand. Le président
l’inscrit dans une mémoire communautaire « par
en haut », afin d’exalter la réconciliation francoallemande et la construction européenne. Qui ne
se souvient de Mitterrand, main dans la main avec
Kohl, à Douaumont, en 1984 ? En cette année de
commémorations de 1914 et de 1944, le président
Hollande s’inscrit dans son sillage avec, entre
autres, la cérémonie médiatisée d’Oradour. Mais à
l’inverse, qui se souvient du rôle joué par les socialistes en 1944, année de la Libération ? Quant aux
grands moments et figures, certains constituent des
« lieux de mémoire » plus pérennes que d’autres.
Longtemps, les socialistes ont scandé « Jaurès,
Guesde et Blum », puis, entre 1971 et 1981, la
direction mitterrandienne a imposé un « Jaurès,
Blum, Mitterrand ». Si Jaurès et Blum jalonnent
« la longue marche du peuple de gauche » vers le
pouvoir, François Mitterrand doit, lui, en incarner
la fin inéluctable : la victoire. Mais lors des simulations de septembre 2011 pour les primaires, six
candidats fictifs sont proposés sans qu’y figure le
premier président socialiste : deux femmes, Louise
Michel et Cécile Brunschwig et quatre hommes,
Aristide Briand, Jean Jaurès, Léon Blum et Pierre
Mendès France. Au-delà du contournement du droit
d’inventaire, on retrouve la Commune (Michel), le
socialisme réformiste sur sa longue durée (Briand et
Jaurès) et le Front populaire (Blum et Mendès). Le
film de campagne de François Hollande au second
tour en 2012 ne dément nullement ces choix.
À l’heure où les médias interrogent la nouvelle
équipe présidentielle pour savoir si elle est « socialdémocrate » ou « social-libérale », où la droite
reprend son antienne sur la non-crédibilité de la
gauche, et où l’extrême-gauche et les Verts s’érigent
en gardiens du temple des valeurs de gauche, les
socialistes auraient tout intérêt à se réapproprier
sérieusement leur histoire. Une vulgate décolorée
Perspectives
et quelques grandes figures érigées en totems ne
sauraient conjurer les difficultés du présent, alors
qu’une histoire critique conforterait les socialistes
dans leur identité et leurs capacités à s’adapter et à
13
faire face aux défis actuels. Ne serait-il pas temps
de substituer à « la mémoire contre l’Histoire »,
dénoncée par François Bédarida 12, l’Histoire pour
tous ?
1. Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
2. Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, F. Alcan, 1925.
3. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t.1, Gallimard, 1984.
4. Les jalons de cette étude ont été posés, mais restent à approfondir : cf. Annette Becker, « La gauche et l’héritage
de la Grande Guerre » dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol.2, Paris,
Éditions la Découverte, 2004, pp. 330-340, et Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes
français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité (1914-1918), Dijon, EUD, 2008. Voir aussi
Noëlline Castagnez, « La mémoire socialiste de la Grande Guerre : un passé qui ne passe pas ? », L’OURS, HS 62-63,
janvier-juin 2013, p. 87-97.
5. Au point que le secrétaire général adjoint du PS clandestin, Robert Verdier lui-même, avoua découvrir son étendue
lors du colloque de 1998 : Cf. Pierre Guidoni et Robert Verdier (dir.), Les socialistes en Résistance (1940-1944), Paris,
Seli Arslan, 1999.
6. Cf. Jean Quellien, « La mémoire de la Résistance à travers les noms de rues », dans Jean-Luc Leleu et alii, La France
pendant la Seconde Guerre mondiale. Atlas historique, Paris, Fayard, 2010.
7. Avec la publication de Pierre Péan, Une jeunesse française. François Mitterrand 1934-1947, Paris, Fayard, 1994.
8. Éric Roussel, Pierre Brossolette, Fayard/Perrin, 2011.
9. Formulée par Alexander Werth dans La France depuis la guerre (1944-1957), Paris, Gallimard, 1957.
10. Cf. Frédéric Cépède, « Le poing et la rose. La saga d’un logo », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, n° 49, janviermars 1996.
11. Cf. Noëlline Castagnez « La mémoire au service de la conquête du pouvoir », dans Noëlline Castagnez et Gilles
Morin (dir.), Les socialistes d’Épinay au Panthéon (1971-1981), Rennes, PUR, à paraître.
12. François Bédarida, « La mémoire contre l’Histoire », Esprit, juillet 1993, p. 7-13.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Boris Adjemian
est docteur en histoire de l’EHESS et de l’université « l’Orientale » de Naples.
Il a récemment écrit La fanfare du Négus. Les Arméniens en Ethiopie, XIXe-XXe siècle, 2013.
Lois mémorielles : un débat privé de sens
L
a résurgence feuilletonnesque des
controverses sur les lois mémorielles n’a pas encore donné lieu à un débat
serein – c’est le moins que l’on puisse dire –,
ni même un débat utile, si l’on considère
que celui-ci devrait avoir pour vocation
d’éclairer le jugement des citoyens sur les
rapports entre l’histoire, le politique et la
mémoire.
 
La dernière en date de ces controverses, qui a
accompagné le vote au Parlement d’une loi visant
à réprimer la contestation de l’existence des génocides « reconnus par la loi »1, dite loi Boyer, a laissé
sans réponse la question de fond qu’elle soulevait,
laquelle ne manque pourtant pas d’intérêt dans une
société démocratique : celle de l’opportunité qu’il y
aurait ou non à légiférer contre le négationnisme,
et plus largement de la manière dont les citoyens
entendent ou non que la liberté d’expression soit
encadrée ou limitée2. Sans doute le contexte de
la pré-campagne pour l’élection présidentielle
ne se prêtait-il guère à une réflexion distanciée.
La soudaine précipitation affichée par l’ancien
président de la République pour voir le Parlement
légiférer à toute force avant le terme de son mandat
n’a fait qu’embrouiller un peu plus les choses.
Pour finir, la censure de la loi Boyer par le conseil
constitutionnel, le 28 février 2012, a été présentée
comme une victoire sans appel par les pourfendeurs
des lois dites mémorielles, les plus médiatiques
d’entre eux n’hésitant pas à y voir un coup d’arrêt à
la « soviétisation » de l’histoire3, mais il n’empêche
que le législateur aura probablement à se prononcer
de nouveau sur des textes relatifs à des enjeux
de mémoire aussi sensibles que le sont des génocides ou des crimes contre l’humanité, l’esclavage
ou la colonisation, pour ne citer que quelques cas
parmi les plus emblématiques. Tentons ici d’y voir
plus clair en revenant sur les termes et la conduite
d’un débat resté en suspens et qui, en près d’une
décennie, s’est « alourdi sans pour autant véritablement se densifier »4.
Le paradoxe d’une réflexion sur les lois mémorielles
18
« Le concept de “loi mémorielle” est très récent
puisque l’expression n’apparaît qu’en 2005
pour désigner rétrospectivement un ensemble
de textes dont le plus ancien ne remonte qu’à
1990 », faisant ainsi allusion à la loi Gayssot.
est qu’elle devrait, en toute rigueur, s’ouvrir sur
le constat de leur inexistence. Sans que personne
ait à ce jour songé à s’en attribuer la paternité,
l’expression « lois mémorielles » a rencontré un
vif succès depuis quelques années, tant dans la
bouche des historiens et des juristes que dans celle
des responsables politiques et des journalistes. Elle
n’a en revanche guère contribué à la clarification du
débat, en tendant à confondre des textes de lois très
dissemblables par leur contenu, leurs motivations
et leur portée5. Comme le notait en 2008 le rapport
de la mission d’information de l’Assemblée nationale « sur les questions mémorielles » signé par
son président de l’époque, Bernard Accoyer, « le
concept de “loi mémorielle” est très récent puisque
l’expression n’apparaît qu’en 2005 pour désigner
rétrospectivement un ensemble de textes dont
le plus ancien ne remonte qu’à 1990 » 6, faisant
ainsi allusion à la loi Gayssot. Constatant la focalisation du débat public, dans les quelques années
précédant la conduite de la mission d’information,
« sur les lois dites “mémorielles” », le rapport
ne manquait pas de remarquer qu’il s’agissait là
d’« un qualificatif surtout employé par leurs détracteurs », ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas d’user
et d’abuser lui-même de cette notion sans en donner
une définition plus précise : même s’il donne raison
à Robert Badinter, qui a déclaré lors d’une audition
que la loi Gayssot « n’est pas une loi mémorielle »7,
on reste bien en peine, à la lecture du rapport
Accoyer, de savoir ce qu’est une loi mémorielle. Il
ne s’agit pourtant pas d’une notion neutre. Sous la
plume des plus éminents représentants de l’association « Liberté pour l’histoire », le combat contre
les « lois mémorielles » apparaît comme un sursaut
face à la « repentance » d’une France soumise au
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Lois mémorielles : un débat privé de sens
multiculturalisme et contre toute critique qui viendrait lézarder le précieux édifice du roman national
en rendant audibles des « communautés » ou des
mémoires qui lui seraient étrangères8. Cette conception, actuellement portée par Pierre Nora, s’inscrit
dans le prolongement des propos que le premier
président de l’association « Liberté pour l’histoire »,
René Rémond, tenait dans un livre d’entretiens paru
en 2006 dans l’objectif déclaré de se livrer à une
« rétrospective des lois mémorielles » (sans jamais,
lui non plus, en donner de définition), et dans lequel
les lois visées comme telles étaient délégitimées au
motif qu’elles « tend[ai]ent à ériger une mémoire
particulière dictée ou imposée par une faction en
vérité historique pour la communauté nationale ou
pour l’humanité »9. La peur de lois qui divisent était
centrale dans l’argumentaire de René Rémond, qui
à propos des lois de 2001 sur le génocide arménien
et sur l’esclavage, s’inquiétait de « l’action d’une
minorité qui entend faire reprendre par la nation
entière sa mémoire particulière »10, voyant dans
la loi Taubira le risque d’une multiplication des
revendications au sein des populations « issues de
l’immigration », et particulièrement des nouvelles
générations qui viendraient mettre en cause le passé
colonial de la France. Le rapport Accoyer se range
d’ailleurs à cet avis, en affirmant que « la multiplication des lois mémorielles »11 présente « un
risque de fragilisation de la société française » en
dressant « une image de notre passé qui n’est pas
toujours “heureuse” et qui peut affaiblir le sentiment de fierté nationale ». La loi Taubira s’est vue
Sous la plume des plus éminents représentants
de l’association « Liberté pour l’histoire », le
combat contre les « lois mémorielles » apparaît
comme un sursaut face à la « repentance »
d’une France soumise au multiculturalisme et
contre toute critique qui viendrait lézarder
le précieux édifice du roman national en
rendant audibles des « communautés » ou des
mémoires qui lui seraient étrangères.
Perspectives
Le rapport Accoyer affirmant que
« la multiplication des lois mémorielles »
présente « un risque de fragilisation de la
société française » en dressant « une image de
notre passé qui n’est pas toujours “heureuse”
et qui peut affaiblir le sentiment
de fierté nationale ».
accorder une place de choix dans la dénonciation
des « lois mémorielles », car elle était perçue par
leurs contempteurs comme une condamnation de
l’Occident et de son histoire. C’est du moins ce que
disait René Rémond en affirmant que « l’amendement controversé sur les aspects positifs de la colonisation » de la loi Mekachera de 2005 était « en
fait la riposte directe » à la loi Taubira de 2001.
En demandant : « La France doit-elle avoir honte
de son passé colonial ? La colonisation n’aurait-elle
apporté que le malheur ? », il estimait que les deux
textes étaient « symétriques et solidaires » et que
l’abrogation de l’un ne pouvait se faire sans celle
de l’autre, sauf à vouloir faire « un choix purement
politique, pour ou contre la colonisation »12.
De manière plus générale, les « lois mémorielles »
sont devenues, pour leurs détracteurs, le symbole
de la faiblesse du politique face aux pressions de
communautés qui entendent contraindre la nation
à légiférer à leur avantage, c’est-à-dire au bénéfice
de « mémoires singulières », dans un contexte politique qui privilégie « les identités communautaires
[…], la constitution des identités particulières,
qu’elles soient ethniques, politiques ou sexuelles ».
Les lois de 2001 sur le génocide arménien et sur
la traite et l’esclavage, ainsi que, aux yeux des
plus jusqu’au-boutistes, la loi Gayssot de 1990,
deviennent dans cette lecture à charge des « lois
mémorielles » qui leur dénie toute portée universaliste, la simple expression d’égoïsmes communautaires allant ouvrir la proverbiale « boîte de
Pandore » des particularismes. Il ne s’agit donc
aucunement d’une expression neutre, mais d’« un
concept de combat qui ne va pas de soi »13. La
19
dénonciation des « lois mémorielles » ne participe
pas uniquement d’une démarche intellectuelle,
mais aussi politique. Elle est loin de faire l’unanimité chez les historiens.
À la suite de la célèbre pétition « Liberté pour l’histoire » du 12 décembre 2005, qui dénonçait des
lois « indignes d’un régime démocratique » ayant
« restreint la liberté de l’historien » et lui ayant dit,
« sous peine de sanctions », ce qu’il devait chercher
et ce qu’il devait trouver14, l’hostilité supposée des
historiens a souvent été invoquée comme un argument de poids contre les « lois mémorielles ». Pourtant cette pétition fut très tardive dans une année
2005 marquée par d’importantes mobilisations de
la part d’historiens, chercheurs et enseignants du
secondaire ou du supérieur, contre l’article 4 de la loi
Mekachera, perçu comme une injonction à promouvoir le prétendu « rôle positif » de la colonisation
française15. En comparaison avec l’écho relatif
réservé dans les médias à ces mobilisations venues
du terrain, le retentissement de l’appel « Liberté
pour l’histoire », dont les 19 premiers signataires
étaient des personnalités davantage représentatives
de l’élite culturelle et académique française que
de la profession historienne dans son ensemble, en
dit long « sur la façon dont fonctionnent les relations de pouvoir dans le monde intellectuel français »16. La controverse sur les « lois mémorielles »
a donc mis en évidence non seulement des clivages
sociologiques à l’intérieur de la profession historienne, mais aussi d’importants désaccords épistémologiques sur la manière dont les historiens,
en France, conçoivent leur rôle dans la cité. En se
posant comme des experts du passé qui déniaient
La controverse sur les « lois mémorielles » a
mis en évidence non seulement des clivages
sociologiques à l’intérieur de la profession
historienne, mais aussi d’importants désaccords
épistémologiques sur la manière
dont les historiens, en France, conçoivent
leur rôle dans la cité.
20
au politique la faculté de s’exprimer sur le passé et
en tentant d’imposer leur conception des rapports
entre le politique et l’histoire dans le débat public,
les premiers signataires de la pétition « Liberté
pour l’histoire » ont donné une illustration frappante de ce que Max Weber considérait comme un
abus de pouvoir, lorsqu’il critiquait la propension
de nombre de ses confrères universitaires à profiter
de leur ascendant pour imposer leur opinion « du
haut de la chaire »17. Incidemment, la confusion que
les pétitionnaires ont entretenue entre les diverses
lois dont ils demandaient l’abrogation indistincte
– noyant la protestation contre l’article 4 de la loi
Mekachera dans une dénonciation plus vaste des
« lois mémorielles » qui mettait sur un même plan
l’apologie de la colonisation et la condamnation du
racisme, de l’antisémitisme, de l’esclavage ou des
génocides – a également permis au gouvernement
de l’époque de désamorcer la polémique18.
En revenant brièvement sur le cas particulier des
lois portant sur le génocide arménien, et notamment
de la loi Boyer qui visait à en pénaliser la négation,
on peut s’interroger sur les enjeux politiques sousjacents et sur les conséquences de ce type de controverses. Il est fort possible qu’en décembre 2011,
faisant fi des conclusions du rapport Accoyer qui
prônait le statu quo, l’intention de flatter « l’électorat arménien » (dont le caractère fictif n’effleure
pas toujours des décideurs politiques habitués à
raisonner en termes communautaires) ait été un
élément décisif de cette initiative parlementaire
téléguidée depuis l’Élysée. On ne peut pas exclure
non plus l’hypothèse que la question du génocide
arménien ait été brandie pour remobiliser un électorat que des stratèges ont pu croire majoritairement hostile à l’entrée de la Turquie musulmane
dans l’Europe19. À l’inverse, il faut peut-être lire
dans certaines oppositions au texte de la part de
responsables politiques français la crainte qu’un
tel dispositif législatif et pénal puisse être un jour
envisagé au sujet du génocide des Tutsi perpétré au
Rwanda en 1994, alors même que la politique rwandaise de la France a été gravement mise en cause et
que des formes de déni plus ou moins sophistiquées
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Lois mémorielles : un débat privé de sens
Il faut peut-être lire dans certaines oppositions
au texte (sur le génocide arménien) de la part
de responsables politiques français la crainte
qu’un tel dispositif législatif et pénal puisse
être un jour envisagé au sujet du génocide des
Tutsi perpétré au Rwanda en 1994, alors même
que la politique rwandaise de la France a été
gravement mise en cause et que des formes de
déni plus ou moins sophistiquées s’y expriment
encore publiquement.
s’y expriment encore publiquement20. Quoi qu’il en
soit, les retombées de la controverse relancée par
la proposition de loi Boyer se sont avérées négatives. Elle a malheureusement conduit quelques
historiens, essayistes ou éditorialistes de renom
qui faisaient valoir légitimement leur opposition à
la proposition de loi, à reprendre à leur compte la
remise en cause de la réalité du génocide, en arguant
que l’intentionnalité du génocide restait à établir21,
comme le faisait déjà René Rémond pour contester
le bien-fondé de la loi du 29 janvier 200122, faisant
ainsi preuve d’une méconnaissance désinvolte des
travaux des historiens sur ce sujet et du consensus
qui se dégage depuis une vingtaine d’années parmi
les spécialistes23. Parallèlement, les oppositions
de principes exprimées par des personnes comme
Robert Badinter et Pierre Nora ont été habilement
détournées par des groupements ouvertement négationnistes, comme lors des manifestations organisées contre la loi Boyer avec l’appui de l’ambassade
turque à Paris le 21 janvier 2012, où les promoteurs
de la négation du génocide de 1915 se sont posés en
défenseurs de la liberté d’expression et des idéaux
hérités de la France des Lumières. Il s’agit donc en
ce sens d’une défaite lourde de conséquences pour
la reconnaissance du génocide arménien24, laquelle
passe sans doute davantage par une politique ambitieuse de soutien à la recherche scientifique25
que par des polémiques contre-productives où les
enjeux réels du débat sont caricaturés au mépris de
l’intelligence des citoyens, et où le moindre faux pas
Perspectives
peut être brandi comme un nouvel argument dans
les milieux négationnistes. Une loi de pénalisation
de la négation des génocides, si elle venait à être de
nouveau soumise au Parlement, comme le laissent
entendre les signaux envoyés ces temps derniers
par le président de la République ou par plusieurs
21
membres de son gouvernement, devrait être davantage réfléchie que n’a semblé l’être la dernière
tentative, en faisant valoir notamment la portée
nécessairement universaliste d’une telle législation,
sauf à vouloir retomber dans une controverse génératrice d’incompréhensions et d’espoirs déçus.
1. Sur l’historique de cette loi et les effets dommageables de sa formulation, lire Vincent Duclert, « Faut-il une loi contre
le négationnisme du génocide des Arméniens ? Un raisonnement historien sur le tournant de 2012 », publié dans la revue
en ligne Histoire@politique, no 20, mai-août 2013 et no 21, septembre-décembre 2013.
2. Il n’est pas besoin d’être un observateur particulièrement perspicace pour remarquer que la récente affaire Dieudonné pose une question assez proche.
3. Pierre Nora, « Lois mémorielles : pour en finir avec ce sport législatif purement français », Le Monde du 28 décembre
2011. Communiqué de l’association Liberté pour l’histoire du 29 février 2012.
4. Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, p. 100.
5. Bien que de nombreux autres textes de lois relatifs à des points d’histoire aient été adoptés par le Parlement, en
particulier sous la IVe et la Ve Républiques, l’expression n’a été employée que pour désigner la loi du 13 juillet 1990
« tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » (dite loi Gayssot), la loi du 29 janvier 2001 « relative à
la reconnaissance du génocide arménien de 1915 », la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de
l’esclavage en tant que crime contre l’humanité » (dite loi Taubira) et la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance
de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » (dite loi Mekachera).
6. Bernard Accoyer, Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée, Rapport d’information sur les questions
mémorielles, Paris, Assemblée nationale, novembre 2008, p. 11.
7. Id., p. 26, 46.
8. Voir Pierre Nora, « Malaise dans l’identité historique », initialement publié dans Le Débat, 2006/4, no 141, p. 144148, réédité dans Pierre Nora et Françoise Chandernagor, Liberté pour l’histoire, Paris, CNRS Éditions, 2008.
9. René Rémond (avec François Azouvi), Quand l’État se mêle de l’Histoire, Paris, Stock, 2006, p. 54.
10. Id., p. 80-81. Pour un compte rendu critique plus détaillé de ce livre, voir Boris Adjemian, « Quelques questions sur
les “lois mémorielles” et la demande de leur abrogation » publié le 21 novembre 2007 sur le site du Comité de Vigilance
face aux Usages Publics de l’Histoire (http://cvuh.blogspot.fr/2007/11/quelques-questions-sur-les-lois.html).
11. Multiplication qui ne va pas de soi si l’on pense, encore une fois, aux nombreuses prises de position du Parlement
sur des faits historiques en France, ne serait-ce que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cf. M. O. Baruch, op.
cit., p. 105-106.
12. R. Rémond, op. cit., p. 33-35. Il est peu probable que cette position, bien qu’apparemment partagée par l’actuel
président de Liberté pour l’histoire, reflétait celle de chacun des 19 signataires de l’appel du 12 décembre 2005, dont
Pierre-Vidal Naquet. Sur ces controverses, lire aussi Christine Chivallon, L’esclavage, du souvenir à la mémoire. Contribution à une anthropologie de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2012, p. 55-68.
13. Comme l’écrivait récemment l’historien Nicolas Offenstadt dans Le Monde du 3 janvier 2014.
14. Voir l’explication de texte proposée par M. O. Baruch, op. cit., p. 101-169.
15. Sur toute cette polémique, voir Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial »,
Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006. C’est dans la foulée de cette première mobilisation que fut créé le
Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), au printemps 2005. Voir Boris Adjemian, « Le débat
inachevé des historiens français sur les “lois mémorielles” et la pénalisation du négationnisme : retour sur une décennie
de controverse », Revue arménienne des questions contemporaines, no 15, décembre 2012, p. 9-34 et, dans le même
numéro, l’article de Gérard Noiriel, « De l’histoire-mémoire aux “lois mémorielles”. Note sur les usages publics de l’histoire en France », p. 35-49.
16. Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt, « Histoire et politique autour d’un débat et de certains usages », Nouvelles
Fondations, 2006/2, no 2, p. 65-75.
17. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10-18, 1994 [1919], p. 102-103.
22
Lois mémorielles : un débat privé de sens
18. Gérard Noiriel, art. cit., p. 48.
19. Raymond Kévorkian, « Enjeux politiques et répercussions internationales d’une loi pénalisant le déni de génocide »,
Revue arménienne des questions contemporaines, no 15, p. 75-85.
20. Jean-Pierre Chrétien, « Le droit à la recherche sur les génocides et sur les négationnismes », Revue arménienne des
questions contemporaines, no 15, p. 87-93.
21. Notamment Jean Daniel dans ses éditoriaux « Le génocide, les historiens et la presse », Le Nouvel Observateur du
20 décembre 2011 et « Les nuées de 2012 », Le Nouvel Observateur du 5 janvier 2012.
22. R. Rémond, op. cit., p. 30-31 et 79-80.
23. Voir Raymond Kévorkian, « Un bref tour d’horizon des recherches historiques sur le génocide des Arméniens :
sources, méthodes, acquis et perspectives », Études arméniennes contemporaines, no 1, p 61-74.
24. Comme le faisaient remarquer l’historien Vincent Duclert et le philosophe Michel Marian lors d’une table ronde au
siège de la Ligue des droits de l’homme co-organisée par Gilles Manceron, Emmanuel Naquet et Boris Adjemian et soutenue par la LDH, le CVUH et l’UGAB. Voir Boris Adjemian, « “La connaissance du génocide des Arméniens. Les enjeux
en France d’une loi de pénalisation” : retour sur la journée d’études du 27 avril 2013 », Études arméniennes contemporaines, no 1, septembre 2013, p. 99-114.
25. Comme le souligne justement Vincent Duclert, art. cit. C’est également ce que demandait la pétition d’historiens
spécialistes du sujet parue dans Libération du 25 janvier 2012, sous le titre « Appel pour l’Histoire du génocide des
Arméniens ».
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
François Hartog
est historien, directeur d’études à l’EHESS.
Il est notamment l’auteur de Croire en l’histoire, Flammarion, 2013.
L’histoire et la mémoire
face au présentisme
L
es conditions de l’exercice du métier
d’historien ont changé et changent
rapidement sous nos yeux. Depuis un bon
quart de siècle, on a parlé de « crise » de
l’histoire, ou d’histoire « 
désorientée 
».
La montée du « 
contemporain 
» ou du
« présent » a été le premier trait marquant
de cette conjoncture, qui s’est traduite aussi
par l’émergence du phénomène mémoriel
dans notre espace public. Depuis lors, la
mémoire est peu à peu devenue le terme de
référence, le nom le plus englobant, bousculant l’histoire, la contestant, voire la remplaçant, au nom de sa puissance d’attestation
et de sa force émotionnelle1. Aujourd’hui,
un homme politique parlera plus volontiers
de mémoire que d’histoire. Mais de quelle
mémoire s’agit-il ?
Avec elle et lui faisant cortège, se sont imposés le
patrimoine, la commémoration, ainsi que l’identité : ce sont autant de signes qui indiquent que
quelque chose a changé dans nos rapports au
temps. Le patrimoine est porté par l’émotion2.
L’identité est devenue une inquiétude : comment la
faire reconnaître, comment la défendre, comment
la retrouver ? À quelle mémoire faire appel pour
devenir ce que je suis, j’étais ou devrais être ? Étant
bien entendu que, dans tous les cas, cette « identité » est, dans une large mesure, une reconstruction imaginaire. Plus largement, la montée de la
thématique de l’identité va de pair avec des incertitudes sur l’avenir. Au cœur de tous ces mots d’ordre
L’identité est devenue une inquiétude :
comment la faire reconnaître, comment la
défendre, comment la retrouver ? À quelle
mémoire faire appel pour devenir ce que je
suis, j’étais ou devrais être ? Étant bien
entendu que, dans tous les cas, cette
« identité » est, dans une large mesure,
une reconstruction imaginaire.
24
des années 1980, court une même mise en question
du futur : d’évident qu’il était jusqu’alors, il devient
problématique, et amène, presque par substitution,
la montée du présent.
D’où, pour finir, l’hypothèse présentiste. Ce que
j’ai appelé présentisme se définit d’abord, de façon
contrastive, par rapport au « futurisme », dont était
porteur le temps moderne et au « passéisme » du
temps d’avant, celui d’avant 1789, celui que je
nomme l’ancien régime d’historicité3. Si l’ancien
régime d’historicité se marquait par la prédominance de la catégorie du passé, et si le régime
moderne conférait le premier rôle à la catégorie
du futur, le régime présentiste est celui où la catégorie du présent vient à dominer. Ce qui veut dire
que, en un sens, il n’y a plus que du présent : une
sorte de présent perpétuel. Dans l’ancien régime
d’historicité, les acteurs avaient, certes, leur
présent, vivaient dans ce présent, essayaient de
le comprendre et de le maîtriser. Mais pour s’y
repérer, ils commençaient par regarder du côté du
passé, avec l’idée qu’il était porteur d’intelligibilité,
d’exemples, de leçons. Dans le régime futuriste, ou
régime moderne, c’est l’inverse : on regarde du côté
du futur, c’est lui qui éclaire et explique, c’est vers
lui qu’il faut aller au plus vite. Ce qui a des répercussions sur les façons de percevoir et de vivre le
présent, comme sur la manière d’envisager le passé,
puisque cette lumière du futur guide les choix de
ce qu’il faut retenir et de ce qu’on peut abandonner,
oublier. L’historien peut « voir » quelle histoire est
à écrire.
Désormais, le futur n’est plus conçu comme indéfiniment ouvert, mais, tout au contraire, comme
de plus en plus contraint, sinon fermé. On pense
aussitôt au réchauffement climatique, aux déchets
nucléaires, aux modifications du vivant, etc. Nous
découvrons, de façon de plus en plus accélérée et
de plus en plus précise, que le futur, non seulement
s’étend de plus en plus loin devant nous, mais que
ce que nous faisons ou ne faisons pas aujourd’hui
a des incidences sur ce futur si lointain qu’il ne
représente rien à l’échelle d’une vie humaine. Dans
l’autre sens, vers l’amont, nous avons appris que le
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
L’histoire et la mémoire face au présentisme
La singularité du régime présentiste tient à ce
qu’il n’y a finalement plus que du présent :
le présent ne « voit » rien au-delà
de lui-même. Il s’agit d’un présent, à la fois
extrêmement étendu et continuellement
remis en question puisque nous le vivons sur
le rythme de l’instant et de l’obsolescence
immédiate de cet instant.
passé venait de loin, de plus en plus loin (l’époque
de l’apparition des premiers hominidés n’a cessé de
reculer). Confrontés à ces bouleversements de nos
repères (rappelons que la chronologie des 6 000 ans
de la Bible a plus ou moins tenu le coup jusqu’au
XVIIIe siècle), nous sommes tentés de dire stop, de
prôner un retour en arrière, de retrouver des paradis
perdus. L’industrie des loisirs a immédiatement
saisi le parti qu’elle pouvait tirer des îles paradisiaques et autres territoires vierges, où le vacancier
achète, pour une semaine ou deux, des expériences
bien calibrées de décélération programmée. Quant
au passé historique, on tend à le « traiter » ou le
« gérer » en des lieux précis (les tribunaux), et au
moyen d’actions spécifiques (les politiques mémorielles). Soit au présent et pour le présent : sous l’autorité de la mémoire. Alors qu’on ne sait plus trop ce
qu’il convient d’entendre par « l’histoire », qui a été
la grande croyance des temps modernes4.
La singularité du régime présentiste tient à ce qu’il
n’y a finalement plus que du présent : le présent
ne « voit » rien au-delà de lui-même. Il s’agit d’un
présent, à la fois extrêmement étendu et continuellement remis en question puisque nous le vivons
sur le rythme de l’instant et de l’obsolescence
immédiate de cet instant. Chacun le vit dans son
quotidien, personnel comme professionnel. Dans
ce régime-là, on ne sait plus quoi faire du passé
puisqu’on ne le voit même plus, et l’on ne sait plus
quoi faire de l’avenir qu’on ne voit pas davantage.
Son fonctionnement est illustré par le temps médiatique, où chaque matin − et désormais, avec les flux
d’Internet où, en continu, chaque instant chasse
Perspectives
l’autre −, on va chercher le passé et le futur dont
on a besoin. D’un mot, le problème soulevé par ce
présentisme, c’est qu’on ne sait plus comment articuler passé, présent et futur. Parler de présentisme
n’implique en rien de se placer dans un registre qui
serait celui de la nostalgie (d’un régime antérieur
meilleur), pas plus que dans celui de la dénonciation
et pas davantage dans celui d’un simple acquiescement à l’ordre présent du temps. Parler d’un présent
omniprésent ne dispense pas, au contraire, de s’interroger sur des sorties possibles du présentisme.
Dans un monde dominé par le présentisme, l’historien a une place aux côtés de ceux que Charles
Péguy nommait les « guetteurs du présent » : plus
que jamais.
Faudrait-il alors conclure que la mémoire (nouvelle
manière) et le présentisme sont intrinsèquement
liés ? Si les deux vont de pair, la mémoire ne se
réduit nullement au présentisme, mais il n’est de
mémoire qu’au présent. Elle est évocation, convocation, surgissement d’un élément du passé dans le
présent et, d’abord, à son usage. Quel élément, et
pourquoi à tel moment plutôt qu’à tel autre ? C’est là
toute la question. Mais cette opération mémorielle
permet aussi d’échapper au seul présent, celui
du présentisme, pour faire advenir des moments
du passé, demeurés comme on dit, en souffrance,
oubliés, si l’on veut, mais d’un type d’oubli particulier. Puisque de ces événements, de ces situations,
de ces personnages, je n’ai aucun souvenir direct,
ne les ayant pas moi-même connus. Au mieux
quelques traces incertaines. Il s’agit donc d’une
mémoire qui n’a rien à voir avec la mémoire involontaire (proustienne) ; elle est, au contraire, volontaire,
enquêtrice, archivistique : historienne, ainsi que l’a
qualifiée Pierre Nora. Elle est la mémoire qu’on n’a
pas, mais elle répond à une forme, plus ou moins
sourde, d’insistance du passé. Combien d’enquêtes,
combien d’œuvres littéraires sont-elles construites
selon ce schéma, depuis les premiers romans de
Patrick Modiano, jusqu’à ce livre magnifique que
sont Les Disparus (2007) de Daniel Mendelsohn,
récit d’une enquête sur des parents qu’il n’a pas
connus. Originaires d’une petite ville de Galicie, ils
25
ont été assassinés par les nazis. Au départ, il ne sait
rien de plus.
On touche là à un élément fondamental pour
comprendre ce qui s’est opéré dans notre rapport
au temps. La prise de conscience de ce qu’a pu
représenter l’extermination voulue et organisée
de six millions de personnes – et tout ce que le
déploiement d’un tel crime a impliqué, de proche
en proche, jusqu’aux décisions individuelles les
plus minuscules (voir, ne pas voir, faire comme si
on ne voyait pas, etc.) –, a laissé béante la question
de l’humanité de l’homme. La montée des interrogations a été telle que l’idée même d’un temps foncièrement progressif, tourné vers l’avenir, s’est peu à
peu vidée de son sens ou a achevé de s’abîmer, si
l’on reconnaît que tout a commencé avec la Grande
Guerre, qui, en cette année du centenaire, fait
beaucoup écrire et beaucoup parler.
Les survivants ont navigué douloureusement entre
oubli et oubli impossible (« On veut oublier, mais
on ne doit pas oublier, on ne peut pas oublier »,
déclare à Daniel Mendelsohn une survivante). Les
générations d’après ont de plus en plus fortement
cherché à savoir et à se donner une mémoire de ce
qu’elles n’avaient qu’à peine ou pas du tout connu.
La catastrophe de l’extermination n’est, à coup sûr,
pas l’explication unique des changements profonds
de nos rapports au temps, mais elle a atteint, si je
puis dire, le cœur du temps moderne et du concept
d’Histoire qui allait avec. Mais de cela, il nous
a fallu un demi-siècle pour prendre pleinement
conscience, la Guerre froide ayant eu un puissant
effet retardateur.
La « mémoire » ne peut occuper la place qui est
ou était celle de l’histoire. Une place, à coup sûr,
La catastrophe de l’extermination n’est, à coup
sûr, pas l’explication unique des changements
profonds de nos rapports au temps,
mais elle a atteint, si je puis dire, le cœur du
temps moderne et du concept d’Histoire
qui allait avec.
26
L’histoire et la mémoire face au présentisme
mais pas la même. Tout un ensemble d’opérations relève désormais de sa compétence ou de son
magistère : les rapports au passé en général, et,
plus spécifiquement, le vaste domaine des crimes,
récents ou moins récents, qui ont été perpétrés, la
place reconnue aux témoins, l’écoute les victimes,
la réparation, quand c’est possible, des torts subis,
le vote de « lois mémorielles », la mise en œuvre de
« politiques de la mémoire », la gestion du devoir
de mémoire. C’est considérable. Reste une différence entre ce qu’étaient l’histoire et la mémoire :
leur rapport au futur. L’histoire, celle du concept
moderne d’histoire, voyait le passé à la lumière
du futur. La mémoire voit le passé à la lumière du
présent. C’est là une différence majeure de point
de vue, qu’il ne s’agit pas de juger, mais qu’il est
préférable de mesurer. Elle est bien la marque d’un
changement d’époque.
1. Christophe Prochasson, L’empire des émotions, Les historiens dans la mêlée, Paris, Éditions Demopolis, 2008.
2. Voir Émotions patrimoniales, sous la direction de Daniel Fabre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
l’homme, 2013.
3. François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et Expériences du temps, Paris, « Points-Seuil », 2012.
4. François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Laurent Wirth
a présidé les groupes d’experts qui ont rédigé les programmes actuels du collège et du lycée.
L’enseignement de l’histoire de France.
Un sujet chaud, un enjeu essentiel
L’
histoire est une passion française,
son enseignement aussi, comme le
montrent les polémiques récurrentes autour
des manuels d’histoire, souvent confondus
avec les programmes. Ces polémiques sont
particulièrement vives lorsqu’il s’agit de
l’enseignement de l’histoire nationale. Que
peut être et que devrait être cet enseignement en ce début du XXIe siècle, alors que
plus d’un siècle nous sépare de l’époque de
Lavisse, un siècle marqué par des bouleversements considérables et des changements
profonds de notre société mais aussi du
monde.
Ce genre de polémiques n’est pas un phénomène nouveau : déjà au début du siècle dernier, la
« querelle des manuels » qui culmina entre 1908
et 1910, vit des familles catholiques et l’épiscopat
dénoncer violemment à coup de pétitions et de
lettres pastorales le caractère jugé anticlérical de
certains manuels destinés à l’enseignement public1.
Les sujets de polémiques n’ont pas manqué depuis.
Elles ont concerné la conception de l’enseignement
de l’histoire de façon globale : la crise consécutive à
l’adoption des programmes dit « Haby » a éclaté au
grand jour en 1979 avec un article d’Alain Decaux
publié dans le Figaro Magazine2 et annoncé sur la
page de couverture de façon tonitruante : « Parents,
on n’enseigne plus l’histoire à vos enfants ». Elle a
pris rapidement un tour politique : Michel Debré
inspira une proposition de loi sur l’enseignement
de l’histoire3 et organisa en collaboration avec les
rédactions d’Historia et d’Historiens et Géographes
un colloque sur « l’enseignement de l’histoire à la
L’adoption des programmes dit « Haby » a
éclaté au grand jour en 1979 avec un article
d’Alain Decaux publié dans le Figaro Magazine
et annoncé sur la page de couverture de façon
tonitruante : « Parents, on n’enseigne plus
l’histoire à vos enfants ».
28
L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel
jeunesse »4. Le débat, relayé par les médias et les
politiques se prolongea au début des années 1980
et franchit le cap de l’alternance : Max Gallo, en tant
que porte-parole du gouvernement fit part le 31 mai
1983 de l’inquiétude exprimée par le président
Mitterrand en Conseil des ministres devant « les
carences de l’enseignement de l’histoire ». D’autres
polémiques se sont déclenchées dans les années
suivantes.
Elles ont été d’autant plus vives lorsqu’elles se
sont focalisées sur l’enseignement de l’histoire de
France. Certains exemples plus récents sont significatifs :
–Au sujet de la guerre d’Algérie en 2000-2001 :
le problème de l’utilisation de la torture par
l’armée française est à l’origine d’une controverse
qui a atteint par ricochet l’enseignement. Le
journal Le Monde a lancé le débat en publiant,
le 20 juin 2000, le récit par Louisette Ighilahriz
de la torture qu’elle a subie, mettant en cause la
responsabilité des généraux Massu et Bigeard.
Bigeard nia farouchement mais Massu reconnut
dans une interview la pratique de la torture.
La polémique fut à son comble après la publication en mai 2001 d’un ouvrage5 dans lequel
son auteur, le général Aussaresses, justifia cette
pratique. Elle s’étendit à l’enseignement, les
médias relayant l’idée fausse selon laquelle la
guerre d’Algérie, pourtant présente depuis longtemps dans les programmes6, ne serait toujours
pas enseignée.
–Au sujet de la colonisation française en 2005 :
l’article 4 de la loi de février 2005, prescrivant
l’enseignement des « aspects positifs de la colonisation », déclencha une controverse alors que la
même année une autre polémique enfla autour de
la question de l’enseignement de la traite négrière
et de l’esclavage.
Mais c’est dans les années 2009-2012, que des
attaques contre les nouveaux manuels d’histoire,
conformes aux programmes de collège adoptés en
2008, révélèrent ce que devrait être, selon certains,
l’enseignement de l’histoire de France. Le fait que
ces attaques aient été consécutives au « débat »
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
L’angle d’attaque a été la soit disant
disparition de Louis XIV et de Napoléon des
manuels, « grands hommes » dont la place
aurait été sacrifiée afin d’introduire de
l’histoire africaine. Une pétition, intitulée
« notre histoire, c’est notre avenir »,
fut lancée sur Internet.
sur l’identité nationale, lancé sous la présidence
de Nicolas Sarkozy, amène à se poser la question
d’un terrain qui aurait pu leur être particulièrement
favorable.
L’angle d’attaque a été la soit disant disparition de
Louis XIV et de Napoléon des manuels, « grands
hommes » dont la place aurait été sacrifiée afin
d’introduire de l’histoire africaine. Une pétition,
intitulée « notre histoire, c’est notre avenir », fut
lancée sur Internet. L’offensive trouva son portevoix médiatique en la personne de Dimitri Casali.
Un temps professeur d’histoire, ce dernier se reconvertit dans l’écriture d’ouvrages de vulgarisation
sublimant l’histoire de France et ses grandes figures
et dénonçant la « repentance »7. Il s’est spécialisé
également, à la tête de l’association « Historock »,
dans la production de concerts rock « historiques »,
notamment à la gloire de Napoléon. On peut déplorer
qu’une maison d’édition comme Armand Colin ait
pu lui confier en 2013 le soin de prolonger le manuel
de Lavisse8. En fait l’évacuation de Louis XIV et
de Napoléon des programmes relevait du fantasme
voire de l’intoxication. Louis XIV est bien présent
dans les programmes et les manuels de cinquième et
Napoléon dans ceux de quatrième. Mais la rumeur
était lancée et de nombreux médias l’ont colportée,
sans prendre la peine de vérifier leurs sources.
Le Figaro magazine titra en page de couverture
« Cette histoire de France qu’on n’enseigne plus
à vous enfants »9 et, un an plus tard, « Qui veut
casser l’histoire de France »10. On retrouvait parmi
les signataires des différents articles de ces deux
numéros Dimitri Casali, Jean-Christian Petitfils,
Max Gallo et Jean Sévillia11. D’autres journaux et
Perspectives
magazines reprirent ce thème, notamment Valeurs
actuelles, Le Figaro, Aujourd’hui en France. L’acte
d’accusation s’alourdit : ainsi Le Figaro accusa aussi
les manuels et les programmes d’oublier les héros
de 14-18, entendant par héros non pas les poilus
mais les maréchaux, à commencer par Pétain12.
Certaines chaînes de télévision ne furent pas en
reste et offrirent des tribunes médiatiques complaisantes à ceux qui développaient ces accusations,
sans accorder de véritable droit de réponse. Tout
cela a ouvert les vannes d’attaques violentes sur
Internet13. J’étais élégamment qualifié de « salope
qui veut bannir du collège Louis XIV et Napoléon »,
désigné à la vindicte comme « un de ces juifs qui
contrôlent les ministères », « fonctionnaire mercenaire du mondialisme juif », « traître, destructeur
de l’identité nationale », « franc-maçon ». Par ma
faute, « les petits écoliers français allaient pouvoir
s’écrier nos ancêtres les Wolofs ». Les nouveaux
programmes étaient qualifiés de « basse manœuvre
visant à désintégrer, culpabiliser et détruire les
Français, en comptant sur l’immigration de masse
pour détruire toute identité nationale avec l’aide de
l’islam». On pouvait y lire aussi « qu’on se fout de
l’Afrique subsaharienne dont les contributions à
l’histoire de l’humanité sont nulles… » On reconnaît là le vocabulaire et les accents racistes et antisémites de l’extrême droite.
Cette conception d’une histoire « passionnée » de la
France est aux antipodes de ce que doit être l’histoire et son enseignement. S’il est souhaitable que
le public et les élèves se passionnent pour l’histoire
de France, il serait catastrophique que son écriture
Il faut empêcher ces falsificateurs de faire
main basse sur l’enseignement de l’histoire
de France. On peut et on doit leur opposer
une conception radicalement opposée de
l’enseignement de cette histoire, qui ne soit
pas mue par la passion identitaire et le rejet
de l’autre, mais qui procède de la raison, de
l’esprit critique et de l’ouverture à l’altérité.
29
et son enseignement obéissent à une telle passion
qui constitue un danger pour la République et
les libertés. Il faut empêcher ces falsificateurs de
faire main basse sur l’enseignement de l’histoire de
France. On peut et on doit leur opposer une conception radicalement opposée de l’enseignement de
cette histoire, qui ne soit pas mue par la passion
identitaire et le rejet de l’autre, mais qui procède
de la raison, de l’esprit critique et de l’ouverture à
l’altérité. Cet enseignement doit être fondé sur l’acquisition et la maîtrise de repères chronologiques
qui ont jalonné notre histoire, mais cette acquisition
ne vaut que si le sens de ces repères est clairement
mis en évidence14. Le 14 juillet par exemple doit
être remis en perspective, à la fois évocation de la
prise de la Bastille en 1789 et de la fête de la Fédération en 1790, dans l’esprit de la loi de 1880 qui
l’a institué comme fête nationale. Ces repères indispensables doivent avoir une cohérence et servir de
support à la compréhension d’évolutions majeures
qu’a connues notre pays : ainsi le repérage d’événements significatifs de la construction de l’État
au Moyen-Âge, de l’affirmation de la monarchie
absolue sous Louis XIV et de la fondation d’une
France nouvelle pendant la Révolution et l’Empire
peuvent servir de support à la compréhension de
la construction progressive de l’État. L’absence de
certains repères dans les programmes de collège a
pu donner lieu à controverse. On peut en citer un
exemple assez significatif : celui du baptême de
Clovis. L’attaque qui a porté sur l’absence de ce
repère est connotée idéologiquement : cette évacuation aurait été délibérée pour gommer la dimension
chrétienne de l’histoire de la France, « fille aînée
de l’Église ». Le problème est que les historiens
ne peuvent pas dater précisément cet événement, à
une dizaine d’années près, et surtout que son récit a
une dimension légendaire, Grégoire de Tours ayant
transposé la conversion de Constantin, Clotilde
prenant la place d’Hélène et la bataille de Tolbiac
remplaçant celle du Pont Milvius… Si on avait
inscrit ce repère encore aurait-il fallu en donner son
véritable sens : ce baptême a une dimension plus
politique que religieuse.
30
L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel
L’histoire de France doit être présentée avec
ses ombres et ses lumières. C’est « un bloc »
comme le disait Clemenceau de la Révolution.
On ne doit pas la déformer ni y opérer un tri au
gré de ses préférences idéologiques.
Ce mythe nous amène à une seconde considération
concernant d’une façon générale l’enseignement
de l’histoire de France : il doit se dégager de toute
tendance à une mythification mue par une passion
identitaire ou idéologique. Il doit obéir aux règles
de la raison et de l’esprit critique. L’histoire de
France doit être présentée avec ses ombres et ses
lumières. C’est « un bloc » comme le disait Clemenceau de la Révolution15. On ne doit pas la déformer
ni y opérer un tri au gré de ses préférences idéologiques. Certains, souvent les mêmes, sont enclins
à sublimer les « Rois qui ont fait la France », les
racines chrétiennes et la « fille aînée de l’Église »,
à trouver des mérites au régime de Vichy. D’autres
au contraire exaltent la France des révolutions.
Dans l’enseignement de l’histoire, une démarche de
raison et de vérité doit l’emporter sur les passions et
les idéologies. Toutes les époques doivent être envisagées avec l’esprit critique inhérent au processus
de vérité historique. Les rois ont fait la France, ont
œuvré à la construction de l’État moderne et ils nous
ont légué un patrimoine dont Versailles est un des
fleurons, mais cela ne doit pas occulter les dures
conditions de vie de la grande majorité des Français, les injustices et la « cascade de mépris »16 qui
caractérisaient la société sous l’Ancien Régime. Le
christianisme nous a légué aussi un patrimoine,
notamment ce « blanc-manteau d’églises »17, mais
cela ne doit pas occulter l’inquisition, le massacre
de la Saint-Barthélemy et la chasse aux hérétiques
et aux sorcières. La Révolution nous a donné la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
mais cela ne doit pas occulter la Terreur et les violations de ces droits par notre République elle-même,
par exemple du fait des violences coloniales ou de la
pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Pendant la Seconde Guerre mondiale l’honneur de
la France a été sauvé par la Résistance et la France
Libre, mais cela ne doit pas occulter la collaboration du Régime de Vichy et sa complicité active
dans la « solution finale ».
La mythification peut aussi passer par l’héroïsation
des grandes figures de notre histoire. Les auteurs
des attaques contre les programmes dénonçant la
soit disant évacuation de Louis XIV et de Napoléon
ont de ce point de vue une vision de ces personnages
fondée essentiellement sur leur gloire militaire et
leurs conquêtes, jugées positivement, abstraction
faite des malheurs de la guerre. Ils ne retiennent
aucun aspect négatif de leurs règnes respectifs. Pour
eux la figure du Roi Soleil éclipse totalement la vie
de vingt millions de Français18 de même que celle de
l’empereur fait passer à la trappe celle d’une population forte de trente millions d’habitants. Comme
le fait remarquer Joël Cornette, à l’occasion de la
réédition du classique de Pierre Goubert en 201019,
cet ouvrage « a permis de faire avancer la connaissance non seulement de Louis XIV mais aussi des
humbles et des misérables qui ont droit, autant que
les puissants, au travail et aux découvertes des chercheurs ». L’enseignement de l’histoire de France ne
doit pas se limiter à une galerie de grandes figures
mais doit intégrer l’histoire sociale dans toutes ses
dimensions. La vie des sujets de Louis XIV et celle
des Français sous le Premier Empire sont des objets
d’étude aussi dignes d’intérêt que celle des puissants. De même, si l’on évoque la Première Guerre
mondiale, dont le centenaire est commémoré cette
année, on ne saurait se limiter à parler des maréchaux. Les vrais héros de ce conflit ne sont-ils pas
L’enseignement de l’histoire de France ne doit
pas se limiter à une galerie de grandes figures
mais doit intégrer l’histoire sociale dans toutes
ses dimensions. La vie des sujets de Louis XIV
et celle des Français sous le Premier Empire
sont des objets d’étude aussi dignes d’intérêt
que celle des puissants.
Perspectives
L’identité de la France est, et a toujours été
ouverte. Les flux migratoires ont marqué
la société française contemporaine. Il était
incontournable dans cette mesure d’intégrer
l’histoire de l’immigration dans les programmes
et c’est maintenant chose faite au collège
comme au lycée.
plutôt les poilus, et la France aurait-elle pu tenir
sans le travail des femmes et des travailleurs dont
nombre venaient des colonies ?
Ce recours aux travailleurs, mais aussi aux combattants originaires des colonies amène à un autre point
important à prendre en compte pour enseigner l’histoire de France. Cet enseignement doit être ouvert
à l’altérité. L’identité de la France est, et a toujours
été ouverte. La volonté d’exclusion caractéristique
du régime de Vichy a été ce point de vue une exception. La population française s’est construite au gré
des migrations à travers les siècles et le droit du sol
existait sous l’Ancien Régime. Les flux migratoires
31
ont marqué la société française contemporaine. Il
était incontournable dans cette mesure d’intégrer
l’histoire de l’immigration dans les programmes et
c’est maintenant chose faite au collège comme au
lycée. L’ouverture à l’altérité signifie également que,
si l’histoire de France doit avoir une place de choix,
cette place ne doit pas être exclusive. Traditionnellement les programmes d’histoire du primaire
étaient ancrés dans le national et ceux du secondaire plus ouverts à l’histoire de l’Europe et du
monde. C’était déjà le cas dans les programmes de
la fin du XIXe siècle. La construction européenne et
la mondialisation rendent une telle ouverture d’autant plus nécessaire. L’inscription de notre histoire
dans un contexte plus large est de nature à la rendre
plus intelligible.
Ainsi, un enseignement de l’histoire de France,
fondé sur l’acquisition de repères solides, la
raison, la réflexion, l’esprit critique et l’ouverture
à l’autre, constitue un levier essentiel pour former
des citoyens éclairés, citoyens français, mais aussi
européens capables de comprendre le monde du
XXIe siècle et d’en être des acteurs à part entière.
1. Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Armand Colin,
2003, P. 142 et suivantes
2. Figaro Magazine, 20 octobre 1979
3. Voir ce texte dans Historiens et Géographes n° 279 (juin-juillet 1980)
4. Voir les Actes dans le n° spécial 281 d’Historiens et Géographes (novembre 1980)
5. Services spéciaux : Algérie 1955-1957, mon témoignage sur la torture, Perrin 2001
6. Depuis 1969 dans le programme de 3e et 1982 dans celui de terminale.
7. L’Altermanuel d’Histoire de France, Édition Perrin, 2011 ; L’Histoire de France interdite. Pourquoi ne sommes-nous
plus fiers de notre histoire ? JC Lattès, 2012.
8. Ernest Lavisse et Dimitri Casali, Histoire de France de la Gaule à nos jours, Armand Colin, 2013
9. Numéro du 27 août 2011
10. Numéro du 24 au 24 août 2012
11. Dont Perrin a publié en 2013 une Histoire passionnée de la France, titre qui a le mérite d’annoncer la couleur. C’est
une vision sublimée de l’histoire de France, surtout celle de la France monarchique et « fille aînée de l’Église » qui se
termine sur une apologie du mouvement contre la loi autorisant le mariage homosexuel.
12. Le Figaro du 27 août 2012.
13. Ces attaques se sont développées notamment sur http://la-valise-ou-le-cercueil.over-blog.com. Voir le site
Fdesouche.com, autant de noms significatifs…
14. Les programmes actuels du primaire et du collège prévoient explicitement l’acquisition de nombreux repères et
l’épreuve du diplôme national du brevet comporte une vérification de l’acquisition de ces repères. Les textes de ces
programmes sont consultables sur le site Eduscol.education.fr.
32
L’enseignement de l’histoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel
15. Dans son discours à la Chambre des députés du 29 janvier 1891.
16. Pierre Goubert, L’Ancien Régime, Armand Colin 1973
17. Pour reprendre l’expression du moine chroniqueur Raoul Glaber (985-1047)
18. Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, réédité en 2010 dans la collection pluriel.
19. L’Histoire n° 356 de septembre 2010, page 96
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Olivier Grenouilleau
est professeur d’histoire à Sciences-Po Paris.
Enseigner l’histoire de France
R
éfléchir à l’enseignement de l’histoire
de France, au primaire et au secondaire, implique tout d’abord de partir d’un
état des lieux et d’une réflexion sur ce que
peut être l’histoire à l’École. Car, spécifique,
l’histoire de France est avant tout histoire.
Nous verrons ensuite comment elle pourrait être déclinée, avant d’insister sur le fait
qu’elle a sans doute tout à gagner en jouant
sur les multiples articulations avec d’autres
domaines de l’histoire et d’autres enseignements et disciplines.
Il nous faut partir des élèves d’aujourd’hui, tels qu’ils
sont, et non pas de ceux que l’on imagine être ou
que l’on souhaiterait avoir. Or si de nombreux points
apparaissent éminemment positifs (les élèves, les
parents et la société globale reconnaissent généralement l’importance de l’histoire), des motifs d’inquiétude existent, qu’il nous faut regarder en face
pour progresser.
Un premier, révélé par des études officielles,
concerne l’existence de lacunes chez nos élèves :
connaissances en archipels, repères chronologiques
brouillés, concepts mal appropriés, difficile maîtrise
de ce qui passe par l’écrit. Un second est relatif à la
place et à l’image d’une discipline qui intéresse et
passionne, mais paraît moins « scientifique » que
les sciences dures et moins directement « utile »
que les langues vivantes. L’impression de répétition
domine aussi (en partie parce que l’on revient sur
les mêmes thèmes, notamment parce que l’on tient
toute la chronologie jusqu’en 3e et que l’on recommence au lycée), ainsi que celle d’un enseignement
nécessitant plus la mémorisation que la réflexion.
Le passé étant forcément clos, on pense aussi trop
facilement que la connaissance historique serait
statique. Troisième point, lorsque l’on valorise l’histoire, c’est parfois pour de mauvaises raisons, parce
que l’on pense qu’elle permettrait d’expliquer le
présent, ce qui, si cela était vrai, conduirait à dénier
tout rôle aux acteurs du jeu historique. Si l’histoire
a une utilité, en tant que discipline de culture générale, c’est qu’elle nécessite une gymnastique intel-
34
Si l’histoire a une utilité, en tant que
discipline de culture générale, c’est qu’elle
nécessite une gymnastique intellectuelle
permettant, en s’habituant à décrypter le
passé, de mieux analyser le présent. L’histoire
n’est pas la mémoire, elle n’explique pas le
présent, mais permet de mieux le comprendre.
lectuelle permettant, en s’habituant à décrypter le
passé, de mieux analyser le présent. L’histoire n’est
pas la mémoire, elle n’explique pas le présent, mais
permet de mieux le comprendre. Enfin, nos élèves
manquent pour la plupart de culture générale historique. À l’exception de ceux pour lesquels elle est
partie intégrante du patrimoine familial, elle ne
peut être fournie que par l’École.
Aussi l’histoire enseignée à l’École doit-elle être
à la fois porteuse de sens et de repères chronologiques, patrimoniaux et idéels. Donner du sens aux
choses ne veut pas dire orienter la réflexion – il
faut au contraire dé-essentialiser les objets historiques. Cela signifie donner à voir et à comprendre
en démontant les logiques des acteurs du passé
sans jamais donner l’impression que le résultat
final était inéluctable. Parallèlement, l’histoire
étant l’étude des hommes dans le passé, il faut à
l’évidence des repères chronologiques et patrimoniaux, connus et appropriés, dont le sens, au-delà
de la date, soit compris. Enfin, la dimension scientifique de l’histoire enseignée doit être assumée :
mise en évidence de problèmes, établissement de
problématiques, étude critique de sources variées
et croisées, comparaisons, explicitation de l’appareil méthodologique utilisé, présentation des zones
de certitude, des objets de débat et de leurs évolutions. Le tout afin de montrer que les regards et
les connaissances historiques évoluent, sans pour
autant prêter le flanc à des dérives qui conduiraient
à douter de tout. Parallèlement, l’histoire enseignée
doit être sensible, c’est-à-dire non pas émotionnelle
mais donner à voir, à écouter, à mesurer… Parce
que cela permet aux élèves de mieux s’approprier
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Enseigner l’histoire de France
les savoirs, et parce que l’histoire n’est elle-même
que lorsqu’elle est incarnée. Enfin, elle est une
discipline de culture générale : parce qu’elle participe d’une culture commune permettant de vivre
ensemble ; parce qu’elle permet la connaissance
et l’appropriation de repères qui, au-delà de leur
dimension historique, sont devenus patrimoniaux
(monuments, idées, valeurs, faits, œuvres littéraires ou artistiques…) ; parce qu’elle nécessite une
réflexion contribuant à la formation intellectuelle de
l’individu et qu’elle lui permet, par le détour de la
dimension exotique du passé, de mieux comprendre
le présent.
Voilà, à mon sens, ce qu’il faut avoir à l’esprit avant
même de commencer à s’intéresser à l’objet spécifique histoire de France. Ceci dit, cet objet est
actuellement à la fois fortement présent et clairement dispersé dans nos programmes. Présent car
il y est abordé à travers nombre de thématiques
essentielles comme l’histoire de nos républiques,
des conflits mondiaux, et, plus généralement, de
l’histoire politique, sociale et culturelle des XIXe
et XXe siècles. Les autres périodes apparaissent
également, bien évidemment, mais plus à la faveur
de focus sur des thématiques comme celles de la
Renaissance, de la marche vers l’absolutisme ou
encore des Lumières. Ceci conduit à des absences,
qu’il est facile de qualifier d’oublis ou d’occultations, ouvrant ainsi à de faux débats souvent bien
manichéens. Car il manque et manquera toujours
beaucoup de choses dans les programmes d’histoire, tout simplement parce que l’on ne peut pas
tout y dire. La question de la dispersion est sans
doute plus préoccupante. Non pas qu’il soit nécessaire de consacrer, chaque année, de longs développements à cette histoire spécifique, mais parce
Sans doute faut-il commencer très tôt, dès le
CM1 (voire avant), à un moment où l’histoire
enseignée doit être sans doute plus sensible
encore, en essayant de marier le national et le
global, quitte à débuter par le local.
Perspectives
qu’il faut à cette histoire, comme à toute autre,
sinon un fil directeur (ce qui renvoie à la question fort débattue des limites évidentes du roman
national traditionnel et de la nécessité ou non de
lui en adjoindre un plus moderne – ce que à quoi
je ne suis personnellement pas favorable, l’histoire
n’ayant pas besoin de romans, quels qu’ils soient)
du moins une cohérence d’ensemble, un déroulé,
une trame relativement dense, à partir de laquelle
tout élève, futur citoyen, pourra faire son miel. C’est
autour d’une charpente que l’on construit son toit.
Sans doute faut-il commencer très tôt, dès le CM1
(voire avant), à un moment où l’histoire enseignée doit être sans doute plus sensible encore, en
essayant de marier le national et le global, quitte à
débuter par le local. À savoir donner à voir tout à la
fois un aperçu des grandes étapes de l’histoire du
monde, de l’invention de la vie à aujourd’hui (avec,
sous-jacente, l’idée « en quoi la vie des hommes a-telle été ou non changée ? ») et commencer à faire
prendre conscience de ce qu’a été et ce qu’est la
France (le territoire, les grands bouleversements,
les idées, les hommes et les femmes qui ont fait la
France). Tout à la fois afin que les enfants puissent
déjà commencer à voir comment l’histoire de leur
nation s’insère dans une histoire plus vaste, et réciproquement. Même s’il est à ce niveau plus question
d’éveil que de connaissances historiques précises
sans doute conviendrait-il d’associer des dates, des
événements et des personnages à des idées. Ici,
comme dans les autres classes, le chronologique
ne s’oppose pas au thématique ; ils se complètent.
L’association de thèmes peu nombreux et d’un
petit nombre de repères chronologiques, idéels et
patrimoniaux porteurs de sens (choisis parce qu’ils
correspondent à de grandes articulations du cours)
peuvent figurer sur une frise chronologique élaborée
progressivement au cours de chaque année, contribuant à la cohérence de l’ensemble.
Si l’on estime, comme je le crois, qu’il faut ensuite,
selon les mêmes principes, que nos élèves puissent
avoir un aperçu des quatre grandes périodes de
l’histoire (ancienne, médiévale, moderne et contemporaine), l’histoire de France ne pourra être abordée
35
Une année entière pourrait être consacrée
à l’étude de l’histoire de France dans son
ensemble. Fidèle à une démarche en entonnoir
faisant progressivement passer du proche au
lointain, je serais enclin à penser que l’année de
Seconde pourrait permettre cette prise de recul
synthétique, avant que nos élèves s’orientent
vers l’histoire de l’Europe (Première)
et du monde (Terminale).
qu’au passage : les Gaulois au moment d’étudier
l’empire romain et la romanisation, ou bien une
seigneurie locale à l’occasion d’un cours sur l’Occident médiéval. En posant un petit nombre de jalons
permettant une approche cohérente de l’histoire
en général, le collège permettra ensuite de mieux
comprendre l’objet spécifique histoire de France ;
notamment si, à chaque fois que cela est possible,
on tente d’éclairer des thématiques plus larges à
partir de l’histoire nationale (la Révolution française
dans l’histoire des révolutions du XVIIIe siècle par
exemple). On peut ainsi penser, à condition d’imaginer un enseignement dont les bénéfices puissent
être cumulatifs, qu’à l’issue du collège un enfant
devra être capable de dresser deux frises chronologiques continues porteuses de repères idéels : l’une
relative aux quatre grandes périodes de l’histoire,
l’autre à l’histoire de France.
Forts de ces acquis, avec des élèves d’une plus
grande maturité, le lycée doit permettre d’aller plus
loin. Une année entière pourrait être consacrée à
l’étude de l’histoire de France dans son ensemble.
Fidèle à une démarche en entonnoir faisant progressivement passer du proche au lointain, je serais
enclin à penser que l’année de Seconde pourrait
permettre cette prise de recul synthétique, avant
que nos élèves s’orientent vers l’histoire de l’Europe
(Première) et du monde (Terminale). Une année
entière peut paraître beaucoup. Cela ne permettra
pas, cependant, d’éviter des choix. Quels qu’ils
puissent être, on ne peut faire l’économie de quelques
grands moments : aborder la question des origines
36
de l’histoire de France jusqu’en 987 (en insistant sur
l’idée de brassage des peuples et des idées) ; s’interroger sur les caractères et le legs de presque mille
ans de monarchie (la construction d’un territoire
avec ses frontières – y compris outre-mer – et ses
provinces ; le passage du roi féodal au roi absolu,
du domaine royal à la genèse de l’État-nation…) ;
réfléchir à l’empreinte révolutionnaire (des années
1780 aux années 1880, voire jusqu’à aujourd’hui, en
France et au dehors) ainsi qu’aux expériences républicaines (de 1792 à aujourd’hui). Le tout en prenant
en compte dimensions intérieures et extérieures (la
place et le rôle de la France en Europe et dans le
monde), en ne se cantonnant pas dans une approche
uniquement politique du récit national.
En Première et en Terminale l’histoire de France
ne disparaîtrait pas. Elle serait simplement abordée
au passage, pour comparaison, mise en perspective.
Sans en être le noyau principal, l’histoire de France
est en effet évidemment connectée à l’histoire de
l’Europe et à celle du monde. On voit, au final, le
fil conducteur d’une démarche possible, parmi
d’autres : toujours parler de l’histoire de France,
mais toujours varier les perspectives : commencer
dès le plus jeune âge avec une mise en relation entre
histoire de France et histoire du monde, centrer
ensuite sur l’histoire en général en ayant toujours à
l’esprit le cadre national, puis revenir sur ce même
cadre pour lui-même, avant de s’orienter non plus
vers d’autres époques, mais d’autres espaces, tout
en y réinsérant ici ou là notre histoire. Des changements de cap mais un fil conducteur, et donc peutêtre mois de redondances et de lassitude, plus de
cohérence et, pour le moins, un récit cumulatif et
continu.
il est inutile d’opposer histoire de France,
histoire de l’Europe et histoire du monde.
Il faut essayer de les marier, tout comme
l’histoire enseignée doit être à la fois sensible,
porteuse de sens et d’une logique scientifique.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Enseigner l’histoire de France
Ce constant va-et-vient entre le cadre national,
les quatre grandes périodes de l’histoire, l’histoire de l’Europe et celle du monde (à mettre elles
aussi en relief lors de l’étude des quatre périodes)
s’explique aussi par une conviction : c’est dans le
rapport à l’autre que l’on peut mieux apprendre à
se comprendre soi-même. Notre histoire nationale
prendra d’autant plus de sens qu’elle pourra être
remise en contexte, au sein de cadres géographiques
et temporels plus vastes. Inversement, une initiation
à l’histoire en général, ou bien à celle de l’Europe
et du monde en particulier, n’aurait aucun sens si
nos élèves n’avaient pas aussi, une connaissance
suffisante de l’histoire de France. Voilà pourquoi il
est inutile d’opposer histoire de France, histoire de
l’Europe et histoire du monde. Il faut essayer de les
marier, tout comme l’histoire enseignée doit être à
la fois sensible, porteuse de sens et d’une logique
scientifique.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les
mots pour le dire arrivent aisément, nous indique
Boileau. Bien concevoir implique de relier les choses
entre elles, car c’est du lien que provient le sens.
Plus l’histoire de France sera mise en relations avec
d’autres composantes de l’histoire et d’autres disciplines, et plus elle sera potentiellement porteuse de
résultats en termes de mémorisation, d’approfondissements et d’appropriations. Parmi ces autres disciplines la géographie apparaît en première position.
La France ce sont des hommes, mais c’est aussi
une géographie, des territoires et des frontières
mouvantes. Braudel et d’autres historiens de sa
génération aimaient à dire qu’ils avaient commencé
à comprendre l’histoire de France en y voyageant,
parfois à bicyclette. Auparavant, Vidal de la Blache
nous montrait, avec son « possibilisme », comment
l’homme et la nature s’étaient mariés pour produire
une France, celle qu’il pouvait voir, à son époque.
Elle n’est plus, aujourd’hui, mais les histoires de
France (celles des «  petites patries  » ayant contribué
à faire « la grande nation », à une époque où les
identités étaient pensées comme cumulatives) ont
toujours des géographies. Il existe une géohistoire.
Il peut être utile, non pas forcément pour l’historien,
Perspectives
Bien concevoir implique de relier les choses
entre elles, car c’est du lien que provient
le sens. Plus l’histoire de France sera mise
en relations avec d’autres composantes de
l’histoire et d’autres disciplines, et plus elle
sera potentiellement porteuse de résultats en
termes de mémorisation, d’approfondissements
et d’appropriations.
mais pour l’élève-citoyen, de mettre en relations ces
histoires de France et la géographie de nos actuelles
régions. Raison pour laquelle j’inclinais plus haut
pour placer en Seconde un enseignement d’histoire
uniquement consacré au cadre national ; parce que
c’est dans cette classe que l’on étudie aujourd’hui,
en géographie, la géographie de la France.
Des passerelles toutes aussi logiques (même si elles
sont moins fréquemment utilisées) pourraient être
lancées entre l’histoire de France et d’autres enseignements (l’histoire des Arts, l’éducation civique,
37
l’éducation à la Défense) et disciplines. Je pense
particulièrement aux lettres et à la littérature,
notamment si les œuvres littéraires éléments du
patrimoine national y étaient mises en valeur. Pour
le reste, sans même parler d’enseignements transdisciplinaires (intéressants mais complexes à mettre
en œuvre si l’on souhaite qu’ils soient vraiment
efficaces, d’autant qu’ils ne sauraient remplacer le
socle disciplinaire des enseignements), une simple
mise en parallèle des programmes existants, en
histoire et en lettres, permettrait le repérage de
thèmes d’études sinon comparables (la littérature
n’est pas l’histoire) mais du moins convergents :
le romantisme s’étudie en histoire, tout comme en
lettres ; en lettres on étudie La Fontaine, en histoire
l’absolutisme louis-quatorzien… L’élève auquel on
fera remarquer ces liens retiendra et comprendra
mieux ces parties du programme de lettres et d’histoire. Il sera également progressivement amené à
se construire une approche globale d’une histoire
nationale ouverte à la culture littéraire, aux arts, ou
encore à l’innovation scientifique et technique.
Benjamin Stora
est professeur d’histoire à Paris XIII
et auteur de Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours
(sous la direction et avec Abdelwahab Meddeb), Albin Michel, 2013.
La France et son passé colonial
P
endant de nombreuses années, les
guerres coloniales livrées par la
France (en particulier en Indochine, puis en
Algérie) se sont construites dans les imaginaires comme une suite de scènes fondues au
noir, sorte de fabrication autarcique avec les
seuls témoignages d’acteurs, comme privés
d’air. D’une parfaite unité formelle, mais
dissimulée, refoulée. Ces guerres finies,
une autre allait-elle commençait, celle de
la culpabilité, avec des images et des mots,
pour rappeler la mort injuste des hommes ?
Pas vraiment.
Le souci premier dans l’après-décolonisation des
années 1960, n’était pas l’exactitude académique
ou l’entretien d’un souvenir, mais bien l’urgence et
l’efficacité. Il fallait bâtir une société, panser les
plaies en Indochine devenue Vietnam, en Algérie
ou en Afrique ; ne pas s’abandonner à la nostalgie
des terres perdues, évanouies, et se lancer dans la
consommation des « trente glorieuses » en France.
Ce n’est que bien plus tard que les historiens et
les chercheurs ont pu reprendre le travail de la
mémoire, trier, tenter d’établir les faits et de dégager
des explications.
La sortie du silence ?
Le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre
d’Algérie, en 2012, a été largement évoqué en
France. Une quinzaine de documentaires ont été
diffusés à la télévision française, dont certains
ont connu un fort succès d’audience1 ; près d’une
centaine d’ouvrages ont été publiés (des autobiographies d’acteurs, des récits d’histoires universitaires,
des romans…) ; des expositions se sont tenues avec
pour cadre l’Algérie et sa guerre (comme « Les
Juifs d’Algérie », au Musée d’art et d’histoire du
Judaïsme, ou « Les Algériens en France » à la Cité
nationale d’histoire de l’immigration) ; des films de
fiction sont sortis sur les écrans, comme « Ce que
le jour doit à la nuit » d’Alexandre Arcady, adapta-
40
Le cinquantième anniversaire de la fin de la
guerre d’Algérie, en 2012, a été largement
évoqué en France. Il s’agissait d’une première :
celle d’une importante « commémoration
négative » en ce qui concerne le passé colonial
de la France. Est-il donc dépassé le moment
du silence, de « la gangrène et l’oubli »,
titre d’un ouvrage que j’ai publié
il y a vingt-cinq ans déjà ?
tion du célèbre roman de Yasmina Khadra… Une
commémoration bien particulière, puisqu’il s’agissait d’évoquer la perte d’un territoire, longtemps
considéré comme intégré au territoire français ; de
montrer la tragédie du départ des pieds-noirs, le
massacre des harkis, le tourment vécu par les officiers français devant l’abandon des troupes supplétives musulmanes… Et donc de regarder cette crise
(cette défaite ?) du nationalisme français, que l’historien Raoul Girardet avait déjà évoqué depuis bien
longtemps, en parlant de « rétractation nationale »
après la perte de l’Algérie française2. Il s’agissait,
à ma connaissance, d’une première : celle d’une
importante « commémoration négative » en ce qui
concerne le passé colonial de la France. Est-il donc
dépassé le moment du silence, de « la gangrène et
l’oubli », titre d’un ouvrage que j’ai publié il y a
vingt-cinq ans déjà ? 3
On pourra objecter que la France « entre » dans
cette histoire surtout par sa fin, celle du départ, et
hésite encore à l’aborder par sa cause essentielle,
celle de la pénétration et de l’installation d’un
système colonial. L’absence d’interrogations sur les
origines du conflit rend le processus de décolonisation incompréhensible, avec le déchaînement d’une
violence devenue irrationnelle. En Algérie, presque
à « front renversé », la commémoration de 2012 du
passage a l’indépendance été bien plus discrète,
avec seulement deux films de fiction diffusés sur
les écrans. Deux « biopics » : la vie de Mostéfa
Ben Boulaid, le leader des Aurès mort au combat
en mars 1956 ; et le parcours d’Ahmed Zabana,
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
La France et son passé colonial
premier militant algérien guillotiné en juin 1956
(alors que François Mitterrand était ministre de la
Justice). Des témoignages d’acteurs et des autobiographies également ont été publiés, mais la commémoration apparaissait bien timide, disproportionnée
même par rapport à ce qui se passait de l’autre
côté de la Méditerranée, en France. Comme si les
Algériens hésitaient encore à revenir sur les crises
apparues au moment de l’édification de l’État indépendant (mais c’est un autre sujet)4.
Sur cette possible sortie du silence en France, on
pourra objecter que bien des faits de cette histoire
restent toujours enfouis dans une zone où l’historiographie n’a pas encore beaucoup fouillé (comme la
pratique des essais nucléaires et leurs effets sur les
populations civiles ; ou l’utilisation du napalm dans
certaines régions, notamment du Constantinois).
Mais nous ne pouvons plus dire que cette histoire
« n’est pas connue », qu’elle n’est « ni montrée, ni
enseignée » : depuis une quinzaine d’années, de
manière régulière, des sujets sur la guerre d’Algérie
et l’histoire coloniale « tombent » au baccalauréat, aux concours du capes ou de l’agrégation. Et
de nombreuses thèses d’histoire ont été soutenues,
portant par exemple sur les refus de guerre (Tramor
Quemeneur), sur l’immigration algérienne (Linda
Amiri et Naïma Yahi), ou sur les images produites
par cette guerre (de Marie Chominot).
La question algérienne, pour la rapporter à l’histoire générale de la colonisation, est importante.
La question algérienne, pour la rapporter
à l’histoire générale de la colonisation,
est importante. Par son exemplarité (le
rattachement administratif à la métropole,
l’installation d’une forte colonie de peuplement
européen, la dépossession foncière massive
des terres indigènes, la volonté d’assimilation
culturelle sans traduction politique cohérente),
elle permet de situer, de comprendre le
mécanisme de fonctionnement du système de
colonisation mis en place par la France.
Perspectives
Le maintien d’une « fracture coloniale » est
ressenti par des familles immigrées (issues de
la colonisation). Elles ont le sentiment que la
société porte sur elles le même regard que la
France portait autrefois sur les colonisés.
Par son exemplarité (le rattachement administratif
à la métropole, l’installation d’une forte colonie de
peuplement européen, la dépossession foncière
massive des terres indigènes, la volonté d’assimilation culturelle sans traduction politique cohérente),
elle permet de situer, de comprendre le mécanisme
de fonctionnement du système de colonisation mis
en place par la France. Mécanisme que l’on trouvera
sous d’autres formes en Afrique subsaharienne, en
Asie (avec l’Indochine en son centre), ou au Maghreb
(principalement, au Maroc et en Tunisie). À partir
de cette « sortie du silence » à propos de l’Algérie,
quelles sont les difficultés nouvelles qui surgissent
dans l’investigation autour de la question coloniale ?
Les revendications mémorielles
La montée en puissance dans la société française,
dans les années 2000, des revendications liées à la
question coloniale a été mise en mouvement autour
du « problème » algérien. Ces revendications ont
mis en évidence la crise du modèle républicain français, traditionnel, d’assimilation. Le maintien d’une
« fracture coloniale » est ressenti par des familles
immigrées (issues de la colonisation)5. Elles ont le
sentiment que la société porte sur elles le même
regard que la France portait autrefois sur les colonisés6. Ce que certains groupes politiques nés dans
la suite des émeutes urbaines de 2005 – l’année du
vote par l’Assemblée nationale sur « l’aspect positif
de la colonisation » – ont formulé en désignant la
société française actuelle, comme une « société
colonisée ». Ces stéréotypes se sont répandus en
empêchant l’examen réel de l’histoire coloniale.
On ne peut pas en effet, objectivement, comparer
41
la France d’aujourd’hui à « une société coloniale »,
ni faire l’économie de toute une tradition anticoloniale de la gauche française en s’enfermant dans des
positions strictement identitaires7. Ce mouvement
de comparaison qui enferme dans le passé colonial, n’en est pas moins symptomatique de lacunes
béantes dans l’investissement du récit colonial
par le politique, et par l’enseignement scolaire et
universitaire, pendant de trop nombreuses années.
La revendication mémorielle n’est donc pas le plus
souvent un simple « dolorisme victimaire » (dénoncé
par les idéologues de l’anti-repentance) qui mènerait
tout droit au communautarisme. Elle témoigne avant
tout d’un besoin de reconnaissance des souffrances
subies, d’un souci de réintégration, au cœur de l’histoire nationale, de mémoires qui sont demeurées trop
longtemps périphériques. Elle n’implique d’ailleurs
pas forcément la « concurrence » ou la « guerre »
des mémoires, dès lors qu’elle accepte de faire une
place aux autres récits. Les luttes en faveur de la
mémoire de l’esclavage, qui ont pris de l’ampleur à
la fin des années 1990 et ont débouché en 2001 sur
le vote de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage
comme un crime contre l’humanité, véhiculent ainsi
des valeurs de tolérance et s’inspirent de la mobilisation des associations juives pour faire reconnaître
la responsabilité de la France dans les déportations
opérées sous Vichy8. Si la question de l’esclavage
peut faire aujourd’hui plus ou moins l’objet d’une
lecture consensuelle, il en va tout autrement de la
guerre d’Algérie, et de la question coloniale au sens
large.
L’absence de consensus national sur ce récent
passé douloureux est liée à un manque d’examen
de conscience des partis politiques français sur
la question coloniale, et de la guerre d’Algérie en
particulier. La critique, chez les socialistes, a porté
sur l’attitude de Guy Mollet et de la SFIO pendant
les débuts de la guerre d’Algérie. Les rôles du secrétaire général de la SFIO, et du Résident général
d’Algérie le socialiste Robert Lacoste, ont été critiqués et dénoncés par les historiens, venant des
rangs de la gauche, comme Pierre Vidal-Naquet ou
Robert Bonnaud. Et la révélation du passé algérien
42
La France et son passé colonial
de François Mitterrand lorsqu’il était ministre de la
Justice, notamment pendant « la Bataille d’Alger »,
a récemment fait l’objet de travaux9. Le vote par le
PCF des « pouvoirs spéciaux » qui ont envoyé le
contingent en Algérie en mars 1956, a également
été revisité, critiqué dans les années 2000 par les
communistes eux-mêmes. Ces premiers retours
sur un passé récent (la fin de la guerre d’Algérie
et la décolonisation) pourront-ils aller jusqu’à la
remise en cause d’un modèle républicain progressiste qui entendait amener, dès la fin du XIXe siècle,
la « civilisation » dans les colonies ? Le centième
anniversaire de la mort de Jaurès pourrait peut-être
en fournir l’occasion.
L’absence d’un consensus national est également
liée à la permanence d’un esprit de revanche (porté
surtout par l’extrême droite)10, ou au minimum
d’une angoisse définie comme identitaire face à
l’immigration d’origine musulmane. La guerre
d’Algérie a du mal à s’achever, elle se rejoue à
travers la lutte contre l’Islam, nié dans sa diversité
et présenté comme intégriste. De même, les débats
coloniaux sur l’aptitude des indigènes à devenir
citoyens peuvent trouver une transposition actuelle
dans les interrogations sur le caractère «  soluble  » ou
non des musulmans dans la République. De l’autre
côté de la Méditerranée, l’instrumentalisation par le
pouvoir algérien de la revendication des « excuses
françaises », reprise aux islamistes, ou l’usage
abusif du terme « génocide », ne sont évidemment
pas davantage propres à apurer le contentieux. Mais
on peut aussi contester le préjugé, en France, d’une
L’absence d’un consensus national est
également liée à la permanence d’un esprit de
revanche (porté surtout par l’extrême droite),
ou au minimum d’une angoisse définie comme
identitaire face à l’immigration d’origine
musulmane. La guerre d’Algérie a du mal à
s’achever, elle se rejoue à travers la lutte
contre l’Islam, nié dans sa diversité
et présenté comme intégriste.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
incapacité des Algériens à rompre avec une mythologie nationale : de jeunes historiens de ce pays,
à la suite des travaux de Mohammed Harbi, revisitent aujourd’hui des questions jusqu’alors taboues
comme l’assassinat du leader nationaliste Abane
Ramdane, tué par ses pairs du FLN en 1957, ou le
massacre des villageois de Mélouza, soupçonnés de
sympathies messalistes11. S’il n’existe pas encore de
manuel scolaire franco-algérien, une histoire mixte,
écrite à plusieurs mains, commence à voir le jour12.
Le rôle des historiens
et des politiques
Survient nécessairement alors dans ce retour de
mémoires autour de l’histoire brûlante de la colonisation, la question du rôle de l’historien qui n’est
évidemment pas dégagé des enjeux politiques. Mais
il n’est pas non plus le juge de paix de la réconciliation mémorielle, précisément parce qu’il a ses
propres convictions. Pierre Vidal-Naquet résumait
la difficulté en ces termes : « Je suis un homme
passionné qui s’engage, doublé d’un historien qui le
surveille de près, enfin, qui devrait le surveiller de
près ! » Il est vrai que l’histoire ne doit pas rester le
monopole de l’historien : elle appartient aux citoyens
aussi bien qu’aux politiques. Mais le Parlement, qui
peut certes trancher des débats de société, peut-il
démêler des controverses historiques ? C’est précisément cela aussi que la plupart des historiens
ont critiqué dans la loi du 23 février 2005 sur la
colonisation, qui imposait un point de vue pour le
moins non partagé13. La possibilité de promouvoir
et d’aider à transmettre une histoire déjà écrite et
largement consensuelle peut légitimement être
accordée au politique, mais pas celle de l’écrire à la
place des historiens.
Le geste politique sait pourtant bien mieux que le
livre d’histoire soigner les mémoires blessées. La
profusion d’études paraissant chaque année sur
la question coloniale n’a pas la vertu de guérir les
souffrances identitaires. Du coup, l’historien doit
accepter que son travail acquière une autre dimen-
Perspectives
C’est donc bien le politique qui a le pouvoir de
mettre un terme à la guerre des mémoires, non
pas bien sûr en favorisant l’amnésie, mais bien
au contraire en faisant acte de reconnaissance
et de réparation (et non de repentance).
sion, pleinement citoyenne celle-là, qui lui échappe
précisément parce qu’elle ne relève plus de l’histoire mais de la mémoire collective. C’est donc bien
le politique qui a le pouvoir de mettre un terme à la
guerre des mémoires, non pas bien sûr en favorisant
l’amnésie, mais bien au contraire en faisant acte
de reconnaissance et de réparation (et non de repentance). À propos de la colonisation en général, un
tel acte a déjà pris la forme d’un discours fondateur,
celui que Jacques Chirac a prononcé à Madagascar
en juillet 2005 sur le « caractère inacceptable »
de la répression de 1947 ; et le discours prononcé
à Alger par François Hollande en décembre 2012,
à propos de la guerre d’Algérie, se situant dans
cette suite, en y ajoutant les figures françaises de
l’anticolonialisme françaises (comme Germaine
Tillion, Albert Camus ou André Mandouze). Cette
démarche ne s’inscrit pas sur une ligne de repen-
43
tance parce qu’elle comporte une référence aux
valeurs des Lumières et de la Révolution française,
dont les peuples colonisés se sont inspirés dans leur
lutte de libération.
Cinquante ans après la décolonisation, la question
n’est donc plus celle du noir de l’occultation, mais
du retour, en pleine lumière, de la mise en scène
des formes d’écriture et de représentation de cette
histoire. À côté des ouvrages de mémoires d’acteurs
engagés dans le conflit, existent désormais les
récits d’historiens qui racontent, sans complaisance
ni désir moralisateur, les dernières années de la
présence coloniale française avec la guerre d’Algérie bien souvent au cœur des récits. Dans cette
multitude d’écrits et de représentations visuelles
par le cinéma ou la télévision, il est possible de voir
une histoire vivante qui se construit, produisant
des discours qui obéissent ou se cabrent devant les
pressions idéologiques du moment ; une histoire qui
se soustrait progressivement aux pressions anesthésiantes en même temps qu’elle s’enrichit de documentations nouvelles. Au témoignage de l’acteur
qui poursuit son combat ou le légitime a posteriori, se substituent progressivement les ouvrages
« à distance », de synthèse. Mais cette translation,
selon moi, est encore trop lente.
1. Le documentaire, La déchirure, diffusé le 12 mars sur France 2, de Gabriel Le Bomin et B.Stora, a ainsi été vu par
plus de quatre millions de téléspectateurs.
2. Voir de Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, de 1871 à 1962, Paris, Ed La Table Ronde, 1972.
3. La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, Ed La Découverte, 1991, réédition, 1998, 2004,
poche.
4. Sur ce point, de Jean-Michel Meurice et B.Stora, le documentaire, L’indépendance aux deux visages, diffusé en
2002. Voir lien pour le visionner : http://www.univ-paris13.fr/benjaminstora/videos/321-documentaire-algerie-ete62-lindependance-aux-deux-visages-de-jean-michel-meurice-et-benjamin-stora-2002
5. Bertrand, Romain, Mémoires d’Empire. La controverse autour du fait colonial. Paris, Ed du Croquant, 2006, 224
pages.
6. Besnaci-Lancou, Fatima, Nos mères, paroles blessées, Paris, Ed Zellige, 2006, 128 pages.
7. Pour une explication de ce processus, voir, Blanchard, Pascal et Bancel, Nicolas, (sous la direction), Culture postcoloniale, 1961-2006. Traces et mémoires coloniales en France. Paris, Ed Autrement, 2006, 288 pages.
8. Dorigny, Marcel, Bernard Gaignot, Atlas des esclavages, Paris, Ed Autrement, coll « Mémoires », 2006, 80 pages ;
Droz, Bernard, Histoire des décolonisations au XXe siècle. Paris, Ed Seuil, coll « L’Univers historique », 2006, 404
pages.
9. Voir de François Malye et Benjamin, Stora, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Ed Calmann-Lévy, 2010.
44
La France et son passé colonial
10. Ould Aoudia, Jean-Philippe, La bataille de Marignane, la République aujourd’hui face à l’OAS, suivi de Mort pour la
France, de Jean-François Gavoury, Paris, Ed Tirésias, 2006, 204 pages.
11. Dans ce registre, voir par exemple le travail et la thèse remarquable de Lydia Ait Saadi sur l’idée de nation dans
les manuels scolaires de langue arabe (thèse déposée à l’INALCO en 2010).
12. L’ouvrage que j’ai codirigé avec Mohammed Harbi (La Guerre d’Algérie (1954-2004). La fin de l’amnésie, Robert
Laffont, 2004), est un projet emblématique de ces passerelles que l’on peut jeter d’une rive à l’autre.
13. Sur ce point, voir les textes publiés par l’association fondée par Pierre Nora « Liberté pour l’histoire », et aussi :
Claude Liauzu, et Gilles Manceron, (sous la direction), La colonisation, la loi et l’histoire, Paris, Ed Syllepses, 2006,
182 pages ; Rémond, René, Quand l’Etat se mêle d’histoire, Paris, Ed Stock, 2006, 107 pages.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Grands moments
1848. Journées de février.
Jean-Numa Ducange
est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen (GRHIS).
Les socialistes et la Révolution française
U
n article du journal Le Socialiste
du 2 
octobre 
1890, co-signé par
Jules Guesde et Paul Lafargue, posait le
problème de « classer » la Révolution française : « Nous n’avons pas à désavouer la
Révolution du siècle dernier, il nous suffit
de la classer ». Dans le mouvement socialiste
d’alors, la caractérisation de la Révolution
française faisait couler beaucoup d’encre ;
elle était l’une des références historiques
les plus mobilisées, mais sans consensus réel
autour de son héritage. Toujours en 1890,
dans « Le socialisme et la Révolution française », le jeune député Jean Jaurès affirmait
le lien indissoluble entre socialisme, République et Révolution française : « Il y a en
France, malgré des apparences contraires,
un immense parti socialiste qui est le parti de
la Révolution, et, ensuite, c’est que, le socialisme étant contenu dès l’origine dans l’idée
républicaine, les socialistes les plus absolus
travaillent contre eux-mêmes lorsqu’ils
s’isolent du grand parti républicain1 ».
La perspective de Jaurès
et ses critiques
Dix ans plus tard, entre 1901 et 1904, Jaurès
publiait les premières pages des premiers volumes
de sa vaste entreprise d’Histoire socialiste de la
France contemporaine consacrés aux années
1789-1794. Avec une triple inspiration (Marx
pour l’analyse économique et sociale, Plutarque
pour les grandes individualités et Michelet pour la
mystique du peuple), Jaurès inscrit le socialisme
dans la continuité de 1789. Prolonger l’inspiration révolutionnaire dans la République sociale :
le projet jaurésien a été progressivement repris par
les socialistes, puis par une grande partie de la
gauche. Jaurès, sans tolérer tous les aspects de la
« Terreur », assume le bloc révolutionnaire (1789 et
1793), et n’hésite pas à défendre Robespierre contre
la « légende noire » du XIXe siècle. Le fameux « la
Révolution est un bloc » du radical Clemenceau
prononcé à la chambre en 1891, est repris d’une
certaine manière en le « gauchisant », en assumant
48
notamment les projets sociaux de la Convention de
1793-1794. Jaurès, étudiant les structures économiques et sociales, considère certes 1789 avant
tout comme une « révolution bourgeoise ». Mais sa
profondeur et ses mots d’ordres contiennent néanmoins les germes de son dépassement.
Cette lecture ne s’est pourtant pas imposée sans
heurts, et n’a jamais effacé d’autres regards plus
circonspects sur l’héritage révolutionnaire. Karl
Marx a parfois jugé sévèrement le culte du passé
des Français, tandis que toute une tradition d’inspiration marxiste ou libertaire considère les
promesses de 1789 comme un écran de fumée trompant les ouvriers. Dans le socialisme français, les
partisans de Blanqui puis de Guesde ont souvent
jugé avec sévérité une Révolution trop associée
aux républiques « bourgeoises » qu’ils combattaient. Prenant à la lettre la formule de Marx du
18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) « La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer
leurs morts pour réaliser son propre objet », ils
étaient certains que la révolution socialiste à venir,
devait être substantiellement et qualitativement
différente.
1789 devient la mémoire vivante d’un processus
révolutionnaire réactivé en 1830, 1848 et 1871
inscrivant le socialisme dans une histoire de rupture
radicale avec l’ordre existant. Pourtant, avant 1914,
Jaurès et les socialistes proches de sa sensibilité,
ne l’envisagent pas comme un modèle historique
à reproduire pour leur époque. Il s’agit moins de
prôner une répétition des années 1789-1794 que
de les considérer comme un moment historique
inaugural et fondamental dont on doit s’inspirer.
On peut célébrer la mémoire révolutionnaire et être
convaincu que le socialisme se fera graduellement,
par étapes, et en évitant la violence d’État, voire en
souhaitant un passage légal et pacifique. Tous les
socialistes se positionnent par rapport à cet événement fondateur et inévitable, qu’aucun socialiste
ne pouvait alors ignorer, à défaut de le connaître
dans les détails. Mais aucun ne souhaite, pour des
raisons diamétralement opposées, reproduire la
Révolution française à l’identique. Les plus révoLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Les socialistes et la Révolution française
Aucun ne souhaite, pour des raisons
diamétralement opposées, reproduire la
Révolution française à l’identique. Les plus
révolutionnaires d’inspiration marxiste voient
l’expérience de 1789-1794 avec méfiance ; ceux
qui, au contraire, la valorisent, en retiennent
les grands principes mais sans reprendre le
modèle insurrectionnel qu’elle implique.
lutionnaires d’inspiration marxiste voient l’expérience de 1789-1794 avec méfiance ; ceux qui, au
contraire, la valorisent, en retiennent les grands
principes mais sans reprendre le modèle insurrectionnel qu’elle implique.
Républicains, socialistes
et communistes
La tendance se clarifia au XXe siècle. Les socialistes
français suivirent en effet une trajectoire similaire
à celle des républicains radicaux dans la seconde
moitié du XIXe : tout en assumant haut et fort la
Révolution, jusqu’à intégrer les projets de 1793, ils
n’estimèrent plus nécessaire de prôner la voie révolutionnaire à partir du moment où existe un régime
républicain, tout imparfait soit-il. La Première
Guerre mondiale a de ce point de vue constitué un
moment important, intégrant la tradition révolutionnaire au régime républicain en place. En se ralliant
unanimement ou presque à l’Union sacrée, les
socialistes – et Jules Guesde le premier – ont exalté
la défense nationale menée au nom des grands
souvenirs révolutionnaires, tandis que la mobilisation massive a remis au goût du jour certaines
thématiques « centralisatrices ». Dans un cours
resté célèbre sur l’historiographie de la Révolution
française, l’historien Georges Lefebvre affirme a
posteriori en 1946 : « Pendant plus d’un siècle, on
a raconté l’histoire de la Révolution en n’accordant
pas d’attention à la politique économique du Comité
de Salut public (…) Mais, de 1914 à 1918, et de
Grands moments
nouveau depuis 1939, tous les belligérants, quelle
que fût leur direction politique, ont eu recours à ces
mêmes moyens. Il a bien fallu admettre de nos jours
que les grandes guerres nationales ne peuvent se
soutenir sans en faire usage, et reconnaître ainsi au
Comité de Salut public le mérite, après tout sans
égal, d’avoir été le premier à tenir compte franchement de cette nécessité impérieuse2 ».
À la fin de la guerre, 1917 en Russie suscita le
développement de multiples analogies avec 1789,
notamment du côté de ceux qui allaient devenir les
fondateurs du PCF. Le « révolutionnarisme » maintenu du socialisme français va notamment s’expliquer par la concurrence à gauche du PCF qui exalte
1917 et un modèle soviétique que l’on situe dans le
temps long, remontant à la tradition révolutionnaire
depuis 1789. Les socialistes ont assurément subi
cette influence, même si une étude systématique de
la référence à la Révolution française dans la SFIO
puis le PS, depuis la propagande au village jusqu’au
discours de congrès, permettrait de valider plus
fermement l’hypothèse. Mais il ne fait pas de doute
que, au moins jusqu’aux années 1980, la référence
au passé révolutionnaire n’était pas qu’anecdotique
ou rhétorique. Constitutive de l’identité du parti
issu de la synthèse jaurésienne, les socialistes ne
peuvent pas abandonner une référence majeure de
l’histoire nationale, d’autant que les communistes
l’exaltent à partir de 1936. Ces derniers ont en
effet suivi, mutatis mutandis, une trajectoire similaire à celles des socialistes d’avant 1914 : après
une période « guesdiste » où la dénonciation du
Il ne fait pas de doute que, au moins
jusqu’aux années 1980, la référence au passé
révolutionnaire n’était pas qu’anecdotique ou
rhétorique. Constitutive de l’identité du parti
issu de la synthèse jaurésienne, les socialistes
ne peuvent pas abandonner une référence
majeure de l’histoire nationale, d’autant que
les communistes l’exaltent à partir de 1936.
49
Avec l’émergence d’une « deuxième gauche »
antistalinienne et hostile à la « vieille » SFIO
trempée dans les guerres coloniales, l’héritage
de la Révolution, notamment son versant
« jacobin », est remis en cause.
1789 « bourgeois » était de mise, les communistes
ont réhabilité la « Grande Révolution française »
et cessé d’exalter la seule révolution prolétarienne
sur le modèle soviétique. Par la suite, même avec
des oscillations dans les années 1950, les communistes ont conservé une référence plus explicite à
la Révolution française et une défense de Robespierre qui les distingue des socialistes, processus
facilité par la présence de prestigieux historiens de
la Révolution membres du PCF, dont Albert Soboul
(qui réédita l’Histoire socialiste de Jean Jaurès) fut
le représentant plus célèbre.
Changements de paradigmes
À gauche, on est encore pour longtemps « révolutionnaire » et on le proclame haut et fort. De fait
la définition de révolution a pourtant profondément
changé : si l’on peut encore considérer que la Révolution française sert d’inspiration, plus personne
n’envisage réellement, notamment à partir des
années 1960-1970, de gouverner la France avec
un nouveau Comité de Salut public. Et avec l’émergence d’une « deuxième gauche » antistalinienne
et hostile à la « vieille » SFIO trempée dans les
guerres coloniales, l’héritage de la Révolution,
notamment son versant « jacobin », est remis en
cause. Michel Rocard l’affirme avec force en opposant les « deux cultures » du socialisme au congrès
du Parti socialiste de Nantes en 1977 : « La plus
typée (de ces cultures) qui fut longtemps dominante, elle est jacobine, elle est centralisatrice, elle
est étatique, elle est nationaliste, elle est protectionniste. La République a détruit les autonomies
provinciales pour assurer sa propre consolidation,
50
a centralisé à outrance plus que nulle part au
monde l’appareil scolaire pour en assurer la laïcité,
a financé les grandes infrastructures économiques
pour en contrôler la géographie, en tuant par là le
développement économique de toutes régions, vous
le savez bien (…)3 »
La Révolution et un certain héritage jacobin sont
désormais associés négativement à l’État et à la
centralisation. À l’inverse, le « jacobinisme » a été
recueilli par une partie de la gauche du PS, de JeanPierre Chevènement à Jean-Luc Mélenchon – deux
figures venant du PS mais qui ont significativement
quitté le parti pour fonder d’autres organisations.
L’illustration de ce clivage se perçoit au moment
du Bicentenaire de 1989 : alors que le premier
ministre Michel Rocard déclare ne plus vouloir de
révolution, François Mitterrand se montre quant à
lui plus prudent, soucieux de ne pas trop heurter
une partie de l’opinion et de son propre parti. Une
enquête menée à l’époque montre même que c’est
au sein du Parti socialiste que l’on trouve parfois
les plus grands défenseurs de la période radicale de
la Révolution, contre un Bicentenaire jugé « mou »
et consensuel, à une époque où le déclin du PCF
s’accélère4.
Résurgences ?
À partir des années 1990, la révolution, au sens
de la rupture radicale, politique et sociale, telle
qu’on pouvait l’envisager depuis les années 1930
jusqu’au début des années 1970, du Léon Blum
du congrès de Tours au François Mitterrand du
congrès d’Épinay, semble être devenue une affaire
désormais « classée », pour reprendre les mots de
Guesde et Lafargue. Et les rappels fréquents aux
principes républicains apparaissent de plus en
plus dissociés de la forme révolutionnaire qui en a
permis la première expression concrète dans l’histoire de France. Jusqu’aux années 1980 rapprocher République et socialisme impliquait, sans
avoir besoin même de le signaler, la présence de
l’héritage révolutionnaire. Ce n’est assurément plus
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Les socialistes et la Révolution française
le cas, et la place réduite dans l’enseignement de
l’histoire de la décennie 1789-1799 dans le secondaire comme dans le supérieur y a probablement
largement contribué.
Il n’est pourtant pas certain que la force symbolique
et mobilisatrice de 1789 ait complètement disparu
de l’horizon. La forte présence de la référence à la
Révolution dans les meetings de Jean-Luc Mélenchon en 2012, qui furent parmi les plus mobilisateurs de la campagne présidentielle, le montre à sa
manière. Sa rhétorique politique a tenté et su mobiliser une fraction, certes largement minoritaire, de
militants issus de la gauche française, et notamment
des rangs socialistes. Quelques mois plus tard, à
l’occasion de l’anniversaire du 220e anniversaire de
la Première République en septembre 2012, Mélenchon fit un discours remarqué devant le Panthéon, à
l’invitation de la Société des études robespierristes.
C’est donc un ancien socialiste qui a ranimé ses
symboles, significativement bien plus présents et
visibles que chez les candidats communistes lors
des précédents scrutins présidentiels. Les figures
les plus en vue du PCF semblent d’ailleurs ne plus
s’y référer ouvertement et fréquemment depuis longtemps. Une étude précise à l’Assemblée nationale
montre certes une persistance notable chez l’exdéputé de Montreuil apparenté communiste JeanPierre Brard, qui affectionnait particulièrement les
références à Valmy et à l’an II5. Mais, hasard ou
pas, ces multiples références émanent d’un député
ayant quitté le PCF depuis 1996, et resté depuis en
marge de la ligne officielle du parti. Est-ce là, chez
Mélenchon comme Brard, un phénomène résiduel,
adressé à un public militant et restreint, voire d’une
La référence à la Révolution française a dans
tous les cas mieux résisté que certains ne
l’avaient pronostiqué après 1989. De fait
le vocabulaire et la symbolique issus de la
Révolution française demeurent une source de
compréhension non négligeable des lignes de
fractures traversant la gauche française.
Grands moments
certaine génération ? Il est encore trop tôt pour le
dire, mais la référence à la Révolution française
a dans tous les cas mieux résisté que certains ne
l’avaient pronostiqué après 1989. De fait le vocabulaire et la symbolique issus de la Révolution
française demeurent une source de compréhension
non négligeable des lignes de fractures traversant
la gauche française. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, ne s’y est pas
trompé en prenant ses distances avec les critiques
les plus virulentes de François Furet à l’égard de
51
la Révolution française, dans un ouvrage significativement intitulé La Révolution française n’est pas
terminée (2008). Quant à Lionel Jospin, il a récemment renoué avec la critique du bonapartisme en
publiant Le mal napoléonien (2014) qu’il oppose à
la démarche originelle de la Révolution de 1789.
Autrement dit, même de façon nettement plus
distancée qu’à d’autres époques, le rapport du PS
à l’héritage de 1789 reste important pour qui veut
saisir la relation que les socialistes entretiennent à
leur propre histoire. 1. Jean Jaurès, « Le socialisme de la Révolution française », La Dépêche, 22 octobre 1890.
2. Georges Lefebvre, La naissance de l’historiographie moderne, Paris, Flammarion, 1971 (1946).
3. Cité par Vincent Chambarlhac, « Les deux cultures ». L’histoire du socialisme dans l’affrontement partisan »,
Contretemps, n° 17, p. 24.
4. Yannick Bosc et Patrick Garcia, « La perception de la Révolution française à la veille du bicentenaire » dans Michel
Vovelle (dir.), L’image de la Révolution, Paris-Oxford, Pergamon Press, 1989, vol. 3, p. 2325.
5. Michel Biard, « Vous ressemblez à Saint-Just ! Vous êtes prêt à faire marcher la guillotine ? ». Les références à la
Révolution dans les débats parlementaires des années 2000 » dans Martial Poirson (dir.), Mythologies contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2014.
Édouard Boeglin
Dreyfus. Une affaire alsacienne
Dans ce qui – au début – est « l’affaire du capitaine Dreyfus »
puis, progressivement, « l’affaire Dreyfus », avant d’être tout simplement « l’Affaire », il y a des Alsaciens partout : dans les deux
camps, dreyfusard et anti-dreyfusard, dans l’armée, dans la magistrature, dans la vie politique,dans la société civile, à l’université…
Si l’Affaire n’a pas été une simple et petite affaire d’Alsaciens,
qu’elle ait été une « affaire alsacienne » ne souffre pas l’ombre d’un
doute. Elle l’a été parce que tous ceux qui de près ou de loin y ont
été mêlés avaient l’Alsace au cœur quels qu’aient été leur origine,
leur conviction politique, philosophique ou religieuse. L’Alsace
– intégralement sacrifiée à l’exception du territoire belfortain –
c’était cette province perdue, abandonnée en 1871 après une défaite
humiliante ; le remords des élites de la République, l’obsession
d’une armée très modérement républicaine à qui la nation avait
confié le soin de préparer la revanche.
Un officier juif et alsacien du nom d’Alfred Dreyfus passait par là…
Pour sauver sa vie et son honneur, pour faire triompher la justice et
la vérité, trois hommes nés en Alsace – Mathieu Dreyfus, « le frère
admirable », Lucien Herr, le dreyfusard socialiste, Auguste ScheurerKestner, le sénateur libre penseur – ont transformé l’affaire Dreyfus
en une affaire alsacienne qui passionna et continue à passionner le
monde.
Charles Péguy avait raison : « Plus cette affaire est finie, plus il est
évident qu’elle ne finira jamais ».
Edouard Boeglin, journaliste, conseiller municipal délégué au patrimoine
historique de Mulhouse, ville natale du Capitaine Dreyfus, a aussi été
Grand-maître adjoint du Grand Orient de France (2000-2003). En
1994, année du centenaire de la condamnation d’Alfred Dreyfus, il a été
publié sous sa direction L’Affaire Dreyfus. Les Juifs en France.
256 pages
Format : 14 x 20,5 cm Prix public : 18 e
ISBN : 978-2-916333-05-3
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Date :Signature :
Vincent Duclert
est historien, enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales
(Centre d’études sociologiques et politiques Raymon-Aron).
Il est notamment l’auteur de Réinventer la République. Une constitution morale (Armand Colin, 2013)
et Jean Jaurès (avec Gilles Candar, Fayard, 2014).
L’affaire Dreyfus.
Une mémoire en construction
A
u même titre que la Révolution
française ou la Commune, l’affaire
Dreyfus constitue une date majeure pour la
gauche en France et dans le monde. Le déchirement des partis anarchistes, socialistes et
radicaux, le courage de quelques leaders
politiques et parlementaires, la force des
avant-gardes intellectuelles et culturelles,
la reconnaissance des enjeux d’humanité
et de justice dans le combat pour Dreyfus,
la première participation d’un socialiste à
un gouvernement « bourgeois », celui de la
« défense républicaine » de Pierre WaldeckRousseau, transforment l’Affaire en un
événement fondateur d’une nouvelle ère de
la gauche, plus démocratique et plus universelle, plus politique et plus fragile aussi.
Le Bloc des gauches issues des élections législatives d’avril-mai 1902 divergea ainsi du socialisme
dreyfusard en menant des combats d’exclusion, en
direction des catholiques notamment, et en oubliant
une grande partie des enseignements de l’affaire
Dreyfus. L’anticléricalisme militant faisait revenir
la politique à des ambitions idéologiques dont le
combat dreyfusard, précisément, avait montré le
danger, tandis que la demande pour plus de justice
demeurait sans réponse : ni la suppression de la
justice militaire, ni la réhabilitation du capitaine
Dreyfus ne furent réalisées sous le Bloc des gauches.
Si cette dernière, survenue en juillet 1906, due
essentiellement à la détermination de Jean Jaurès,
à l’influence de quelques parlementaires radicaux
comme Ferdinand Buisson et à l’action personnelle
du ministre de la Guerre du gouvernement d’Émile
Combe, le général André, la première en revanche
ne fut accordée qu’en 1981 après la victoire du
candidat socialiste aux élections présidentielles.
L’écart entre l’événement et sa postérité politique
explique probablement que sa mémoire s’éleva à la
hauteur d’un mythe. Dans les rendez-vous les plus
cruciaux de la gauche avec elle-même et avec l’histoire, l’affaire Dreyfus resta présente sous la forme
d’un passé glorieux, preuve de fidélité autant que
54
Dans les rendez-vous les plus cruciaux de
la gauche avec elle-même et avec l’histoire,
l’affaire Dreyfus resta présente sous la forme
d’un passé glorieux, preuve de fidélité autant
que promesse pour des combats futurs.
Elle-même avait réveillé l’héritage le plus
essentiel de la Révolution française, celui des
droits de l’homme et du citoyen que la gauche
adopta définitivement, du moins dans ses
discours et sa définition.
promesse pour des combats futurs. Elle-même avait
réveillé l’héritage le plus essentiel de la Révolution
française, celui des droits de l’homme et du citoyen
que la gauche adopta définitivement, du moins
dans ses discours et sa définition. En s’engageant
dans la défense du capitaine Dreyfus, la gauche
qui choisit de le faire se donna des rêves et des
exigences qui ont véritablement façonné un idéal
politique, comme l’exprimèrent aussi bien Jean
Jaurès que Charles Péguy, Jean Guéhenno que Jean
Zay, Léon Blum que Pierre Mendès France, mais
aussi nombre de militants ou de sympathisants
anonymes. Les commémorations du premier centenaire de l’événement, en 1994, en 1998, puis en
2006 pour l’hommage à la réhabilitation du capitaine Dreyfus, confirment l’attachement du « peuple
de gauche » pour l’Affaire, mais aussi la relative
gêne des responsables politiques devant la mémoire
d’un passé exigeant, dérangeant, problématique. La
droite gaulliste ne s’est pas encombrée de ces subtilités et a su, à l’instar de Jacques Chirac, rendre
hommage aux valeurs dreyfusardes et à Dreyfus
lui-même, d’abord en procédant au transfert de
la statue de Tim boulevard Raspail, et, en 2008,
en présidant à une solennelle cérémonie à l’École
militaire pour le centenaire de la réhabilitation le
12 juillet 2006.
L’affaire Dreyfus introduit un sévère paradoxe,
presque une contradiction au sein de la gauche. Elle
est en effet constitutive, hier comme aujourd’hui
et probablement comme demain, de son identité
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction
morale. Politiquement, elle gêne car elle interroge
l’histoire de ses renoncements à la démocratie républicaine et même celle de sa doctrine politique.
Si l’Affaire demeure puissamment ancrée dans la
mémoire du « peuple de gauche », elle perturbe ses
représentants même quand ceux-ci souhaitent lui
faire toute sa place. Il est vrai que cette mémoire
historique apporte avec elle des postures critiques
bien dérangeantes et guère de discours glorieux.
Charles Péguy, l’un des dreyfusards les plus actifs
et les plus ardents, et véritable précurseur du socialisme normalien avait défini en 1899 l’impact le
plus fort de l’affaire Dreyfus sur la gauche : « On
peut dire que si l’affaire Dreyfus n’avait pas éclaté,
le socialisme français pouvait continuer à traîner
une existence invertébrée. Un assez grand nombre
d’hommes, qui avaient et qui ont sur la vie des idées
à peu près opposées, auraient continué à voisiner
ensemble sous la commodité des mêmes formules.
Mais l’affaire Dreyfus mit les hommes de toutes
les formules, et même ceux qui n’avaient aucune
formule, en face d’une réalité critique. » En ce sens,
toute réflexion sur l’événement, toute recherche sur
son histoire contribuent à la rendre vivante. En ce
sens aussi, la mémoire de l’affaire Dreyfus prend
figure d’enseignement pour la gauche. Les exemples
ne manquent pas.
L’affaire Dreyfus fait partie du Panthéon de la
gauche. Sa mémoire est fortement réactivée lors
d’enjeux nationaux ou politiques importants. Et les
moments de sa commémoration sont généralement
portés par des initiatives de gauche. Au début de la
grande bataille qui mena Léon Blum, ancien dreyfusard dans sa jeunesse, à la victoire en juin 1936,
le leader de la SFIO publia ainsi ses Souvenirs
L’affaire Dreyfus fait partie du Panthéon
de la gauche. Sa mémoire est fortement
réactivée lors d’enjeux nationaux ou
politiques importants. Et les moments de sa
commémoration sont généralement portés par
des initiatives de gauche.
Grands moments
sur l’Affaire (1935), tandis qu’au plus profond de
la guerre d’Algérie, des intellectuels de la gauche
non communiste s’opposèrent à la dérive guerrière
du « national-mollettisme » au nom des valeurs du
combat dreyfusard à la manière d’un Pierre VidalNaquet plaçant son Affaire Audin (1957) sous le
signe des Preuves de Jaurès. La publication en 1983
du grand récit de l’avocat radical de gauche JeanDenis Bredin n’est pas non plus sans lien avec la
« vague rose » de 19811. Depuis 1903, nombre de
personnalités et d’intellectuels de gauche discoururent au pèlerinage de Médan qui honore chaque
dernier dimanche de septembre l’anniversaire de la
mort d’Émile Zola survenue en 1902. Si la gauche
officielle fut singulièrement absente de la première
commémoration du centenaire en 1994, militants
et associations furent nombreux à se souvenir
de l’Affaire. À l’inverse, en 1998, les cent ans de
« J’accuse… » furent commémorés avec une solennité sans précédent. Le président de l’Assemblée
nationale Laurent Fabius fit déployer un immense
fac-similé du texte sur les murs du Palais-Bourbon,
le premier ministre Lionel Jospin présida une cérémonie au Panthéon avec le gouvernement au quasi
complet (13 janvier), le ministre de l’Éducation
nationale Claude Allègre ouvrit une conférence de
Jean-Denis Bredin dans le grand amphithéâtre de
la Sorbonne, et le ministre de la Défense organisa
un hommage à l’École militaire sur les lieux mêmes
de la dégradation du capitaine Dreyfus le 5 janvier
1895 (2 février). Alain Richard ouvrit son discours
des mots de Charles Péguy : « Plus cette affaire est
finie, plus il est évident qu’elle ne finira jamais ».
La droite s’associa à ces commémorations, avec
prudence en 1995, avec netteté en 1998 comme en
témoigna la belle lettre que le Président de la République adressa aux descendants des familles du
capitaine Dreyfus et d’Émile Zola le 8 janvier 1998.
Les vives polémiques qui avaient opposé la droite
et la gauche à l’occasion de la relance de l’Affaire
par Jaurès en avril 1903 ou de la panthéonisation
d’Émile Zola ardemment défendue par Clemenceau
en décembre 1906 paraissaient définitivement révolues. La mémoire de l’événement perdait son carac-
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Les vives polémiques qui avaient opposé la
droite et la gauche à l’occasion de la relance
de l’Affaire par Jaurès en avril 1903 ou de
la panthéonisation d’Émile Zola ardemment
défendue par Clemenceau en décembre 1906
paraissaient définitivement révolues.
La mémoire de l’événement perdait son
caractère discriminant pour épouser une
vocation plus unanime et partagée. C’était
sans compter sur le besoin de la gauche à
vouloir se définir par l’histoire.
tère discriminant pour épouser une vocation plus
unanime et partagée. C’était sans compter sur le
besoin de la gauche à vouloir se définir par l’histoire.
Engagé dans une vaste bataille avec le président de
la République sur le front de la mémoire nationale,
soucieux aussi de mobiliser sa majorité plurielle sur
les valeurs communes, Lionel Jospin ne résista pas
à la tentation de pousser l’offensive sur un plan plus
directement politique. Auréolé de la cérémonie du
Panthéon, il fit une déclaration qui enflamma les
rangs de l’Assemblée nationale le 14 janvier 1998 :
« On sait que la gauche était dreyfusarde. On sait
aussi que la droite était antidreyfusarde ! Pour
Dreyfus, je crois que c’est clair. Pour Dreyfus, on se
souvient des noms de Jean Jaurès, de Lucien Herr,
de Gambetta, mais j’aimerais qu’on me cite des
personnalités des partis de droite de l’époque qui se
sont levées contre l’iniquité. » Alors que le tumulte
atteignait son comble – les députés de droite appelant à la démission –, Lionel Jospin conclut par un
vibrant : « Je rappelle l’Histoire ! »
Devant le scandale que provoquèrent ses déclarations – aggravées par son lapsus entre Gambetta
et Clemenceau auquel il songeait en réalité –, le
Premier ministre dut présenter ses excuses au
Parlement. La droite sortit victorieuse de l’affrontement. Elle s’acharna sur la faute de Lionel Jospin,
« qui n’[était] plus digne d’être Premier ministre »
pour le RPR Pierre Mazeaud, d’une « cohérence
blafarde » [sic] pour l’éditorialiste du Figaro
Paul Guilbert, et elle dénia presque à la gauche
56
la liberté de se revendiquer de l’affaire Dreyfus
comme si les camps avaient été égaux devant l’événement. Révolté devant cette thèse de l’équivalence
des attitudes, Jacques Julliard prit la défense de
Lionel Jospin dans un éditorial du Nouvel Observateur (22 au 22 janvier 1998). « On a eu raison de
rappeler que les radicaux et les socialistes ne furent
pas d’ardents dreyfusards, et que le plus souvent
ils ont voté avec la droite qui, elle, était résolument
antidreyfusarde. Mais depuis quand la gauche se
réduit-elle à ses partis et à ses hommes politiques ?
Car enfin, où se recrutaient les dreyfusards sinon
parmi les intellectuels de gauche ? […] Alors, de
grâce, que l’on ne nous raconte pas d’histoires et,
surtout, que l’on ne nous la refasse pas, l’histoire ! »
Réaffirmant le fondement dreyfusard des valeurs de
gauche, Jacques Julliard reconnaissait que la droite
républicaine était désormais constituée « d’héritiers modérés de cette tradition ou de ralliés purs et
simples », mais que son problème, « et son malaise
actuel » restait que « ses valeurs de référence continuent d’appartenir originellement à l’autre camp ».
Un siècle après son déclenchement, l’affaire
Dreyfus continuait ainsi de provoquer de singulières déchirures dans le monde politique français. Elle demeure pour la gauche d’un usage aussi
tentant que risqué. La gauche française reste gênée
par cette histoire qui la renvoie aussi bien à des
compromissions tacticiennes qu’à des héroïsmes
Rares furent les Français en général, et les
leaders de la gauche socialiste et radicale en
particulier, à protester contre le sort fait au
capitaine Dreyfus. Seuls certains anarchistes,
rejoints par quelques socialistes allemanistes,
eurent le courage de dénoncer la campagne
antisémite qui avait atteint des sommets après
l’annonce de l’arrestation de l’officier français,
d’origine juive et alsacienne,
le 29 octobre 1894, et de s’opposer à la
domination du militarisme dans une question
de justice, même militaire.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction
individuels. Considérer tous les enseignements de
ce grand événement implique d’interroger la relation difficile et jamais résolue entre la gauche, la
République et l’histoire.
La force des avant-gardes
Rares furent les Français en général, et les leaders
de la gauche socialiste et radicale en particulier, à
protester contre le sort fait au capitaine Dreyfus.
Seuls certains anarchistes, rejoints par quelques
socialistes allemanistes, eurent le courage de
dénoncer la campagne antisémite qui avait atteint
des sommets après l’annonce de l’arrestation de
l’officier français, d’origine juive et alsacienne, le
29 octobre 1894, et de s’opposer à la domination
du militarisme dans une question de justice, même
militaire. Dans un article du 17 novembre 1894
publié par La Justice – dont Georges Clemenceau
lui avait ouvert les colonnes –, le jeune écrivain et
historien Bernard Lazare soulignait combien l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus montrait
qu’il s’était créé « depuis quelques années un état
d’esprit antisémite », ce qui était « beaucoup plus
grave », ajoutait-il, que « l’existence d’un important
parti antisémite ». Le 24 décembre 1894, Le Parti
ouvrier de Jean Allemane fut le premier à ironiser,
rappelle Madeleine Rebérioux, sur « la réputation
d’infaillibilité » des officiers qui ont condamné
Dreyfus. Le 1er février 1895, au lendemain de la
cérémonie qui avait vu la foule parisienne massée
derrière les grilles de l’École militaire réclamer la
mort pour « le juif », Félix Fénéon, directeur de
la Revue blanche, et Victor Barrucand, publiaient
de leur côté une courte note de protestation ainsi
formulée : « À l’occasion des fêtes du nouvel an,
nous avons eu la dégradation du capitaine Dreyfus
et, autour, le noble spectacle de l’immobilité servile
des uns et de la fureur lyncheuse des autres ».
Le rôle des anarchistes dans l’émergence d’élites
intellectuelles et littéraires nouvelles, par le biais
des revues ou des combats communs, comme
Jean Grave, publiciste anarchiste, se confirmait,
Grands moments
La Revue blanche était très liée à des
intellectuels allemanistes comme Lucien Herr,
bibliothécaire de l’École normale supérieure.
Ce courant incarné par le petit Parti ouvrier
socialiste révolutionnaire, acceptait ainsi
de s’intéresser à des événements qui,
sans concerner directement le prolétariat,
définissaient des menaces fondamentales
que les socialistes ne pouvaient,
de leur point de vue, écarter.
de la même manière que s’établissait la capacité
de tels militants à se saisir de questions d’État et
de Justice que d’autres, persuadés du caractère
nécessairement vertueux de la République, se refusaient de poser. Le caractère oppressif du régime,
qu’eux-mêmes subissaient à travers l’instauration
des « lois scélérates », se démontra effectivement à
travers cette phase initiale de l’affaire Dreyfus. La
légitimité d’un combat « dreyfusard » n’en était que
davantage fondée.
La Revue blanche était très liée à des intellectuels
allemanistes comme Lucien Herr, bibliothécaire
de l’École normale supérieure. Ce courant incarné
par le petit Parti ouvrier socialiste révolutionnaire,
acceptait ainsi de s’intéresser à des événements qui,
sans concerner directement le prolétariat, définissaient des menaces fondamentales que les socialistes ne pouvaient, de leur point de vue, écarter.
Seul parmi ces derniers, Jean Jaurès intervint après
la condamnation de Dreyfus, non pour le défendre,
mais pour appeler à une égalité de justice entre officiers de carrière et simples soldats. Le 24 décembre
1894, au cours d’un débat parlementaire houleux
consacré aux suites de la condamnation de l’officier, il déclara que « tous ceux, qui, depuis vingt
ans, ont été convaincus de trahison envers la patrie
ont échappé à la peine de mort pour des raisons
diverses », ajoutant alors qu’« en face de ces jugements le pays voit qu’on fusille, sans grâce et sans
pitié, de simples soldats coupables d’une minute
d’égarement. » Violemment dénoncé par la droite
57
pour avoir attaqué « la hiérarchie et la discipline
dans l’armée », Jaurès est exclu temporairement de
la Chambre pour avoir averti ceux qui, « se sentant
menacés depuis quelques années dans leur pouvoir
politique et dans leur influence sociale, essayent de
jouer du patriotisme. » Georges Clemenceau, dans
le premier article qu’il consacra à l’affaire Dreyfus,
article intitulé « Le traître » et qui parut le
25 décembre 1894, relevait lui aussi l’injustice qu’il
y avait à écarter Dreyfus, ou le maréchal Bazaine,
de la peine capitale tandis que de « malheureux
enfants » coupables d’égarement étaient fusillés
après une sentence expéditive de conseils de
guerre. Et de conclure : « Pour que l’armée soit une
et forte, une seule loi pour tous. Ce fut autrefois une
des promesses de la République. Nous en attendons
l’effet. »
Anarchistes, socialistes, radicaux. Trois styles, trois
analyses, trois engagements. Le seul néanmoins à
défendre publiquement le droit à la justice pour
un juif fut Bernard Lazare. Mandaté par Mathieu
Dreyfus pour rechercher et rendre publiques les
preuves de la conspiration dirigée contre son frère,
il rédigea un premier mémoire dès juin 1895, puis
un second, Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus, cette fois publié en novembre 1896,
d’abord à Bruxelles, puis à Paris par les soins de
l’éditeur Pierre-Victor Stock. Il y proclamait l’innocence du capitaine Dreyfus et l’illégalité de sa
condamnation. Il y demandait la révision de son
Anarchistes, socialistes, radicaux. Trois
styles, trois analyses, trois engagements.
Le seul néanmoins à défendre publiquement
le droit à la justice pour un juif fut Bernard
Lazare. Mandaté par Mathieu Dreyfus pour
rechercher et rendre publiques les preuves de la
conspiration dirigée contre son frère, il rédigea
un premier mémoire dès juin 1895,
puis un second, Une erreur judiciaire.
La vérité sur l’affaire Dreyfus, cette fois
publié en novembre 1896.
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L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction
procès et concluait sur la nécessité de la justice pour
tous, fondement du progrès démocratique : « Il est
temps de se ressaisir. Qu’il ne soit pas dit que, ayant
devant soi un juif, on a oublié la justice. » Bernard
Lazare fut violemment attaqué, y compris par des
anarchistes comme André Girard dans Les Temps
nouveaux, mais aussi par L’Intransigeant d’Henri
Rochefort auprès duquel il avait été rechercher un
soutien et par des socialistes comme Alexandre
Zévaès dans La Petite République. Seul Le Radical
publia un article favorable, prélude à l’engagement du sénateur Arthur Ranc, vieux compagnon
de Gambetta, immédiatement convaincu après
une visite de Bernard Lazare vers la fin 1897. Son
mémoire lui permit en effet de se rapprocher d’individualités, souvent marquées à gauche, et susceptibles d’entrer dans la bataille qui commence. Le
député gambettiste Joseph Reinach et ses frères
Théodore et Salomon lui firent bon accueil, comme
Lucien Herr et plusieurs de ses amis anarchistes
tel Sébastien Faure qui engagea rapidement son
journal Le Libertaire. C’est à leur intention, estime
Philippe Oriol, qu’il adressa un vibrant appel dans
son troisième mémoire publié en novembre 1897 :
« Il est des hommes pour qui la liberté et la justice
ne sont pas des vains mots. »
Malgré les immenses difficultés qui pesaient
sur l’action des quelques défenseurs de Dreyfus
pendant ces années 1896-1897, un milieu d’engagement se constitua autour de quelques pôles, pôle
progressiste (c’est-à-dire républicain modéré) avec
le journal Le Siècle de Joseph Reinach et Yves
Guyot, pôle radical avec le journal du même nom,
mais aussi avec le nouveau quotidien l’Aurore confié
à Georges Clemenceau au moment où lui-même,
fin octobre 1897, passa à la cause dreyfusarde,
pôle anarchiste avec Le Libertaire, Le Journal du
peuple et La Revue blanche des frères Natanson,
pôle socialiste-allemaniste avec les jeunes normaliens convaincus par Lucien Herr, de Léon Blum
à Charles Péguy, avec les militants ouvriers fidèles
à Jean Allemane. Ces petits groupes de gauche et
d’extrême-gauche, très solidaires les uns les autres,
dotés de connexions journalistiques, universitaires,
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
syndicales qui s’étendaient au-delà de l’hexagone,
en Belgique, en Suisse, aux Pays-Bas, profitaient
également du soutien objectif de personnalités
moins politisées, plus individualistes, souvent libérales, acquises elle aussi à la défense de Dreyfus,
de l’historien Gabriel Monod à l’écrivain Émile
Zola. Le « Syndicat grandit », pouvait alors écrire
Georges Clemenceau au lendemain de la publication, dans son propre journal, de « J’accuse… ! »
et de l’explosion des « pétitions des intellectuels »
imaginées avec succès par Lucien Herr et ses
proches. La base militante n’était pas en reste. Une
centaine de jeunes anarchistes et allemanistes alla
défier les antisémites jusque dans leur meeting du
Tivoli Vauxhall le 17 janvier 1898 ; et une troisième
pétition, signée par des syndicalistes révolutionnaires comme Ferdinand Pelloutier, protesta contre
« les iniquités, les veuleries et lâchetés accomplies
journellement par les pseudo-représentants de la
justice civile et militaire ainsi que des sectes religieuses » et appela à combattre « toute atteinte à la
liberté, au droit et à la justice ».
Restait Jaurès, dont l’étoile socialiste et politique
montait en France et à l’étranger, et dont le silence
fut rompu le jour même de « J’accuse… ! », lors du
débat parlementaire qui permit au gouvernement
de traîner l’écrivain en cour d’assises. Il ne prit pas
directement la défense de Dreyfus, mais il s’autorisa
de demander, « à vous tous, conservateurs de droite
et du centre qui vous dites républicains [...] de ne
pas renier le principe même de la République, qui
est la subordination du pouvoir militaire au pouvoir
civil » et de ne pas tenter, pour sortir de l’impasse,
« une diversion contre la presse et les journa-
Le « Syndicat grandit », pouvait alors
écrire Georges Clemenceau au lendemain
de la publication, dans son propre journal,
de « J’accuse… ! » et de l’explosion des
« pétitions des intellectuels » imaginées avec
succès par Lucien Herr et ses proches. La base
militante n’était pas en reste.
Grands moments
listes ». Devant les menaces réitérées du pouvoir
à l’encontre des dreyfusards, Jaurès radicalisa sa
protestation. Le 22 janvier, toujours à la Chambre,
il accusa les républicains, par leur alliance avec les
nationalistes et les antisémites, de vouloir « sauver
un gouvernement de réaction et de privilèges ».
Traité d’« avocat du syndicat », injurié et menacé,
Jaurès fut physiquement défendu par le député
socialiste Gérault-Richard, directeur de la Petite
République. Il repartit à l’attaque deux jours plus
tard, proclamant que la seule issue qui vaille était
d’« aller à la République vraie, à la République du
peuple, à la République sociale ! » Très marginal
encore parmi des leaders et députés socialistes
hostiles à toute intervention, Jaurès fit une déposition très politique au procès Zola, en constatant
que « les défaillances parlementaires et gouvernementales [avaient] obligé les citoyens à intervenir
et à suppléer, pour la défense de la liberté et du
droit, les pouvoirs responsables qui se dérobaient. »
(12 février 1898). Mais, avec Arthur Ranc, son
collègue du Sénat Auguste Scheurer-Kestner, et
le député radical Gabriel Hubbard, il était le seul
représentant de toute la gauche à parler dans les
prétoires et les hémicycles.
La gauche contre Dreyfus ?
L’engagement public de Jaurès est relativement
tardif, comparativement aux intellectuels socialistes qui signèrent par exemple les pétitions des
14 et 15 janvier 1898. Il est cependant précoce eu
égard à l’attitude de la plupart des parlementaires
et des dirigeants socialistes. En tant qu’intellectuel,
Jaurès avait été convaincu de l’innocence de Dreyfus
et du scandale judiciaire de sa condamnation près
d’un mois avant son intervention publique. Il était
en effet ami de Lucien Herr, de Léon Blum et de
nombreux normaliens comme Lucien Lévy-Bruhl
ou Salomon Reinach qui lui avaient révélé ce qu’ils
savaient. En tant que socialiste, il devait veiller à
l’unité politique du mouvement, à un moment où la
majorité de ses camarades refusait d’entrer dans un
59
Très marginal encore parmi des leaders
et députés socialistes hostiles à toute
intervention, Jaurès fit une déposition très
politique au procès Zola, en constatant
que « les défaillances parlementaires et
gouvernementales [avaient] obligé les citoyens
à intervenir et à suppléer, pour la défense de
la liberté et du droit, les pouvoirs responsables
qui se dérobaient. » (12 février 1898).
combat qui équivalait à défendre un bourgeois, un
juif, un officier, des types et des fonctions généralement honnis par la classe ouvrière et ses représentants. L’engagement dreyfusard signifiait aussi
venir à la rescousse d’idéaux de liberté et de justice
qui avaient souvent servi dans le passé à justifier
d’impitoyables répressions contre les militants et à
maintenir l’état de misère du prolétariat ouvrier. Le
premier moment de la lutte de Jaurès consista donc
à distinguer, comme il l’avait déjà fait dans le passé,
la République qu’il fallait défendre des républicains qui la trahissaient en combattant toute révision du procès Dreyfus. La tâche était considérable.
Si Jules Guesde avait bien qualifié « J’accuse… ! »
de « plus grand acte révolutionnaire du siècle », si
le socialiste indépendant Gérault-Richard s’était
manifesté, l’essentiel des socialistes considérait de leur intérêt de rester étranger au combat
dreyfusard, voire de suivre leur base populaire
influencée par le nationalisme et l’antisémitisme.
La détestation de certains dreyfusards ultra-libéraux comme Joseph Reinach ou Ludovic Trarieux,
et la méfiance plus générale pour les intellectuels
bourgeois que rejetait par exemple Paul Lafargue,
renforçaient ces choix de neutralité. Ils se concrétisèrent pour les guesdistes du Parti ouvrier français par le manifeste du 24 juillet 1898 proclamant
que « les prolétaires n’ont rien à faire dans cette
bataille qui n’est pas la leur ». Jules Guesde et ses
partisans visaient aussi Jaurès et son engagement
dreyfusard, à la veille d’un congrès important pour
les partis socialistes. Les amis d’Édouard Vaillant
60
Ces choix de neutralité se concrétisèrent pour
les guesdistes du Parti ouvrier français par
le manifeste du 24 juillet 1898 proclamant
que « les prolétaires n’ont rien à faire dans
cette bataille qui n’est pas la leur ». Jules
Guesde et ses partisans visaient aussi Jaurès
et son engagement dreyfusard, à la veille d’un
congrès important pour les partis socialistes.
furent plus hésitants, mais conservèrent longtemps
une prudente abstention non dénuée de sympathie
pour l’opinion antidreyfusarde. De leurs côtés,
les « indépendants » de la Chambre avaient pris
très tôt les devants. Alexandre Millerand n’hésita
pas à relever l’antipatriotisme des dreyfusards le
4 décembre 1897 et signa avec les autres députés
socialistes le manifeste du 19 janvier 1898 : considérant l’Affaire comme un affrontement interne à
la bourgeoisie pour le contrôle de la République,
il appelait le prolétariat à ne « s’enrôler dans aucun
des clans de cette guerre civile bourgeoise ».
Ces abstentions et ces refus nombreux furent
compensés par la puissance des engagements
socialistes, de Jaurès à Péguy. Le premier chercha
toujours à comprendre des options idéologiques ou
stratégiques qui fragilisaient sa propre position,
mais qui se justifiaient notamment par la nécessité de ne pas couper les partis de leur base. Le
second, qui avait déclaré le 21 janvier 1898 vouloir
« marcher droit » et, contre les parlementaires
« soi-disant socialistes », « sauver d’eux l’idéal
socialiste », dressa à plusieurs reprises l’acte d’accusation des « autoritaires, des chefs, de Vaillant,
de Lafargue et de Guesde » : « Les chefs n’ont pas
voulu que le socialisme français défendît les droits
de l’homme et du citoyen, parce que l’homme était
un bourgeois, défendu par des bourgeois […] : il
ne fallait pas se mêler aux bourgeois courageux,
aux bourgeois justes, aux bourgeois humains ; les
chefs n’ont pas voulu que le socialisme français
défendît les droits de la personne humaine, parce
que la personne était celle d’un bourgeois. […]
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction
Aussi qu’est-il arrivé ? Ce qui devait arriver. Pour
n’avoir pas défendu les droits de l’homme, les chefs,
qui se croyaient socialistes, ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits. […] Telle est sur ces
trois hommes la redoutable vérité : ils ont choisi le
moment décisif pour trahir leur parti, et, ce qui est
beaucoup plus grave, pour trahir l’humanité. « (La
Revue blanche, 15 septembre 1899).
Les chefs socialistes ne furent pas les seuls leaders
de gauche à avoir abdiqué de leurs idéaux politiques
pour satisfaire des calculs ou des intérêts. Tous les
anarchistes ne s’engagèrent pas, à l’image d’un des
plus célèbres d’entre eux, Jean Grave, « gardien
vigilant de la pure doctrine », qui se tint sur la
réserve avec Les Temps nouveaux. Le Père Peinard
d’Émile Pouget agit de même avec son mot d’ordre
« notre turbin est autre », tandis que d’autres ironisaient sur le sentimentalisme de Sébastien Faure
qui s’était passionné pour la défense d’un bourgeois. Des radicaux versèrent carrément dans l’antidreyfusisme, soit par conviction soit par tactique.
Si Henri Brisson obtint, après les aveux et le suicide
du lieutenant-colonel Henry le 31 août 1898, l’ouverture d’une instruction de la Cour de cassation
sur le procès Dreyfus de 1894, les autres radicaux
de son gouvernement s’attaquèrent violemment aux
dreyfusards, à commencer par le ministre de la
Guerre Godefroy Cavaignac qui invoqua l’existence
de pièces accablantes pour Dreyfus lors d’un grand
discours de combat le 7 juillet 1898. La Chambre
vota l’affichage de cette véritable déclaration de
« Les chefs n’ont pas voulu que le socialisme
français défendît les droits de l’homme et du
citoyen, parce que l’homme était un bourgeois,
défendu par des bourgeois […] Aussi qu’est-il
arrivé ? Ce qui devait arriver. Pour n’avoir
pas défendu les droits de l’homme, les chefs,
qui se croyaient socialistes, ont défendu les
bourgeois qui violaient ces droits. »
(Charles Péguy, La Revue blanche,
15 septembre 1899).
Grands moments
guerre à l’unanimité des députés présents dont
tous les radicaux et l’essentiel des socialistes. Cette
violente offensive raidit la gauche dreyfusarde.
Elle provoqua aussi de réelles inquiétudes dans
les milieux libéraux et modérés de la République
dont certains représentants avaient rallié la Ligue
française pour la défense des droits de l’homme et
du citoyen, comme le radical Ferdinand Buissson,
ancien collaborateur de Jules Ferry, ou Francis de
Pressensé qui passera rapidement au socialisme.
61
« Si Dreyfus a été illégalement condamné et
si, en effet, comme je le démontrerai bientôt,
il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un
bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même
du malheur, de tout caractère de classe ; il
n’est plus que l’humanité elle-même, au plus
haut degré de misère et de désespoir qui se
puisse imaginer. […] Nous ne sommes pas
tenus, pour rester dans le socialisme, de nous
enfuir hors de l’humanité. »
(Jean Jaurès, 10 août 1898).
Un combat victorieux
L’été 1898 constitua un tournant pour les hommes
de gauche engagés dans l’affaire Dreyfus. Après sa
défaite aux législatives, Jaurès avait rejoint GéraultRichard à la direction de La Petite République. Dès
l’offensive de Cavaignac connue, Jaurès s’employa
presque quotidiennement à établir l’ensemble des
machinations ayant visé Dreyfus, dont la série des
faux de la Section de statistique qu’il démontra avant
même les aveux de son auteur. Mais, plus encore que
ce succès de la méthode historique, Jaurès remporta
une autre victoire en concevant, au début de ce
qui allait devenir Les Preuves, les raisons pour
lesquelles un prolétaire devait soutenir un bourgeois
comme Dreyfus : « si Dreyfus a été illégalement
condamné et si, en effet, comme je le démontrerai
bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni
un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du
malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus
que l’humanité elle-même, au plus haut degré de
misère et de désespoir qui se puisse imaginer. […]
Nous pouvons, sans contredire nos principes et
sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri
de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne
sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme,
de nous enfuir hors de l’humanité. » (10 août 1898).
Par cette affirmation, Jaurès prouvait que le socialisme ne s’arrêtait pas aux frontières de la lutte des
classes et qu’il pouvait prendre en charge l’humanité
entière et sa recherche de justice.
L’engagement dreyfusard des socialistes prenait
une signification quasi-religieuse, en tout cas
historique et définitive, au moment où les rangs
des étudiants, des intellectuels et des ouvriers
grossissaient. Charles Péguy en général victorieux
dirigeait ses troupes qui repoussèrent les nationalistes des rues de la capitale et organisait dans les
locaux de la librairie Bellais l’un des plus célèbres
« foyers invisibles » d’un nouveau socialisme, solidaire, démocratique, idéal. Les meetings se succédèrent, réunissant tous les groupes de la gauche
dreyfusarde, des anarchistes de Sébastien Faure et
de Pierre Quillard aux radicaux d’Arthur Ranc et
de Ferdinand Buisson, tandis que l’influence de la
presse grandissait. Après l’Aurore de Clemenceau
vinrent Les Droits de l’homme et La Fronde de
Marguerite Durand, Séverine et Clémence Royer.
Socialement, intellectuellement, culturellement, la
gauche se transforma dans ce combat. Elle en sortit
rénovée, rajeunie, prête à des combats qui paraissaient illusoires avant l’Affaire, volontaire pour
affronter l’antisémitisme, le colonialisme, le militarisme, l’antiféminisme. À l’exception du premier
de ces défis, qui fut assumé, les autres furent rapidement oubliés une fois l’Affaire refermée après le
procès de Rennes et la grâce accordée à Dreyfus.
Avant ce temps des défaites dont Charles Péguy
se chargea d’écrire l’histoire (Notre jeunesse), la
gauche dreyfusarde remportera des succès politiques majeurs, à commencer par la riposte victorieuse à l’agression des bandes nationalistes contre
62
le président de la République le 4 juin 1899 à
Longchamp. Un grand défilé réunit le 11 juin près
de 100 000 personnes, marchant pour la défense
de la République malgré les violences policières.
Le lendemain, Édouard Vaillant lance une vive
attaque contre le gouvernement de Charles Dupuy.
Celui-ci est contraint à la démission après le vote
d’un ordre du jour qui dessine les contours d’une
nouvelle majorité où le clivage dreyfusard occupe
une place centrale. Sénateur de la Loire, « gambettiste » historique et républicain modéré, Pierre
Waldeck-Rousseau s’était révélé par le passé
soucieux de justice sociale (loi légalisant les syndicats) et d’une fermeté politique indéniable, notamment contre les boulangistes. Silencieux au début
de l’Affaire, il avait ensuite vivement dénoncé au
Sénat le « pouvoir de la menace et de la calomnie,
une sorte d’inquisition obscure » qui mettait en
danger les droits du citoyen et l’autorité de la justice
(22 février 1899). Il envisagea alors de conquérir
l’investiture de la Chambre sur la base d’un gouvernement républicain qui s’ouvrirait pour la première
fois à un socialiste, en l’occurrence l’indépendant
Alexandre Millerand choisi pour le ministère du
Commerce et de l’Industrie, mais contraint néanmoins de cohabiter avec l’ancien « massacreur »
de la Commune, le général de Galliffet, pressenti
pour le ministère de la Guerre. Devant la volonté
de Waldeck-Rousseau de mener une politique de
« défense républicaine », Jaurès apporta son appui
Socialement, intellectuellement,
culturellement, la gauche se transforma
dans ce combat. Elle en sortit rénovée,
rajeunie, prête à des combats qui paraissaient
illusoires avant l’Affaire, volontaire pour
affronter l’antisémitisme, le colonialisme, le
militarisme, l’antiféminisme. À l’exception
du premier de ces défis, qui fut assumé, les
autres furent rapidement oubliés une fois
l’Affaire refermée après le procès de Rennes et
la grâce accordée à Dreyfus.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction
Les socialistes favorables à la participation,
et qui étaient aussi ceux qui n’avaient pas
failli dans l’affaire Dreyfus, se mobilisèrent en
faveur de la défense républicaine. Ils furent
rejoints par des radicaux. Le 26 juin 1899,
le jour de l’investiture du nouveau
gouvernement, René Viviani pour les premiers,
Henri Brisson pour les seconds, aidèrent
Waldeck-Rousseau à remporter les suffrages de
la représentation nationale.
à la participation socialiste. Il fut conforté dans son
choix par Lucien Herr qu’il rencontra le 23 juin
à l’École normale supérieure. Celui-ci avança un
argument que Jaurès utilisera maintes fois par la
suite, écrit son biographe, Harvey Goldberg : « Quel
triomphe pour le socialisme que la République ne
puisse être sauvée sans qu’il soit fait appel au parti
du prolétariat ! » La victoire fut là. Non seulement le
gouvernement infligea une sévère défaite politique
aux nationalistes qui capitulèrent, du moins temporairement, mais encore les réformes sociales de
Waldeck-Rousseau, sa capacité à négocier lors des
grandes grèves du Creusot, sa volonté de construire
une laïcité ouverte définirent une authentique politique de gauche.
Cette histoire reste pourtant à écrire. Rejetée par
la droite, l’œuvre de Waldeck-Rousseau demeure
ignorée de la gauche qui lui préfère généralement
« le Bloc » du même nom formé après la victoire
radicale et socialiste aux élections de 1902. Le
projet de « défense républicaine » suscita même
de vives réactions d’hostilité, de la part des radicaux inquiets du bouleversement de majorité née de
l’Affaire, comme de la part des socialistes opposés
à la participation. Le 22 juin 1899, lorsque les
journaux annoncèrent la formation du gouvernement Waldeck-Rousseau et la présence en son sein
d’un socialiste, Vaillant riposta aussitôt en retirant
ses députés de l’Union socialiste et en fondant
avec Marcel Sembat et Lassalle un groupe socialiste révolutionnaire. Puis, avec Alexandre Zévaès,
Grands moments
Guesde et Lafargue, il rédigea un manifeste qui fut
rendu public en juillet et qui condamnait « la politique prétendue socialiste faite de compromissions
et de déviations que depuis trop longtemps on s’efforçait de substituer à la politique de classe ». La
controverse prit rapidement une dimension internationale. Les socialistes favorables à la participation,
et qui étaient aussi ceux qui n’avaient pas failli
dans l’affaire Dreyfus, se mobilisèrent en faveur de
la défense républicaine. Ils furent rejoints par des
radicaux. Le 26 juin 1899, le jour de l’investiture
du nouveau gouvernement, René Viviani pour les
premiers, Henri Brisson pour les seconds, aidèrent
Waldeck-Rousseau à remporter les suffrages de la
représentation nationale.
Un acquis décisif et mésestimé
La formation du gouvernement de la « défense républicaine » confirma l’importance politique de la
gauche et en son sein la force du socialisme jaurésien. Pour autant, la participation créa un schisme
durable dans la gauche socialiste puisqu’elle remettait en cause bien des fondements de la lutte des
classes. Le réformisme qu’elle exprimait posait
aux socialistes non pas la question, somme toute
assez théorique, du marxisme mais celle de leur
rapport à la République. Jaurès insistait sur la
voie républicaine de la construction du socialisme, par l’engagement dans la démocratie républicaine et la réforme de l’État. Toute sa réflexion
dans les premières années du XXe siècle consista à
penser l’État socialiste. L’Armée nouvelle publiée
en avril 1911 constitua cependant le seul volume
de cette grande entreprise, comparable à l’Histoire
socialiste de la France contemporaine (1789-1900)
lancée par Jaurès à la fin du XIXe siècle et à laquelle
il contribua avec plusieurs volumes. La réflexion
sur l’État socialiste avait été lancée dès 1895 avec
la série des cinq articles que Jaurès publia dans
La Revue socialiste. Dans L’Armée nouvelle, Jaurès
aborda l’affaire Dreyfus et sa signification politique :
« ce qui est frappant, mentionna-t-il notamment,
63
c’est que la démocratie républicaine, un moment
surprise par cet assaut d’apparence formidable, a
disposé, dès qu’elle s’est ressaisie, de ressources
immenses. C’est elle qui est, pour une large part,
responsable, par ses faiblesses premières, du péril
qu’elle a couru. Si certains hommes d’État qui
savaient ou qui entrevoyaient la vérité avaient eu
le courage de la dire à temps, si le parti radical
n’avait pas, tout d’abord et dans l’ensemble, manqué
de fermeté et de clairvoyance, la crise militariste
aurait avorté dès les premiers jours ».
L’insistance de Jaurès sur les ressources de la
« démocratie républicaine » supposait de participer
à cette dernière ou du moins de reconnaître sa légitimité politique et historique pour la construction
du socialisme démocratique. Le choix jaurésien
en faveur de Dreyfus puis de la « défense républicaine » fut largement honoré par Léon Blum
dans ses Souvenirs sur l’affaire en 1935 et par
Pierre Mendès France prononçant le 20 juin 1956
un discours pour le centenaire de la naissance de
Jaurès. Celui qui avait été le chef du gouvernement en juin 1954 dans une période critique pour
la République insista avec les mots de Jaurès sur
« l’erreur funeste de ceux qui séparent la question sociale et la question politique. Il n’y a pas de
justice sociale que la liberté républicaine ». Pour
Pierre Mendès France, « la pleine signification de
l’union de Jaurès avec les républicains s’est dégagée
Pour Pierre Mendès France, « la pleine
signification de l’union de Jaurès avec les
républicains s’est dégagée d’une manière
éclatante à l’occasion de l’affaire Dreyfus.
Là, aucune nécessité tactique ne justifiait
son intervention ; il n’y avait pas de réforme
à faire passer ni même de gouvernement à
soutenir. Il ne s’agissait que de défendre la
vérité et les droits de l’individu…
La République, les droits de l’homme
avaient pour Jaurès une valeur à la fois
mythique et historique ».
64
d’une manière éclatante à l’occasion de l’affaire
Dreyfus. Là, aucune nécessité tactique ne justifiait
son intervention ; il n’y avait pas de réforme à faire
passer ni même de gouvernement à soutenir. Il ne
s’agissait que de défendre la vérité et les droits de
l’individu… La République, les droits de l’homme
avaient pour Jaurès une valeur à la fois mythique et
historique ». Pour assurer la justice sociale, Jaurès
s’engagea ainsi pleinement dans la défense des
libertés politiques. Ce furent des « batailles républicaines et démocratiques », avance encore Pierre
Mendès France dans un discours qu’il reprit pour le
dernier livre de son vivant, La vérité guidait leurs
pas, paru en 1976.
Après le centenaire de la réhabilitation du capitaine
Dreyfus en 2006, le centenaire de la mort de Jean
Jaurès contribue en cette année 2014 à la réflexion
sur la mémoire de l’Affaire et particulièrement sur
la trace historique, politique et morale de l’événe-
1. Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Julliard, 1983.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
L’affaire Dreyfus. Une mémoire en construction
ment dans la gauche française. Jaurès a démontré
que les socialistes de France mais aussi du monde
pouvaient défendre les droits de l’homme et les
libertés démocratiques sans renier l’exigence de
justice sociale et d’avenir du prolétariat. L’ancrage
de la gauche dans la démocratie a été largement nié
par l’ère des tyrannies du XXe siècle. Mais celleci n’a pas fait disparaître les enseignements de
l’expérience dreyfusarde de la justice et de la politique. La mémoire de l’affaire Dreyfus est toujours
opérante pour la réflexion sur l’action socialiste et
sur la dimension démocratique du socialisme. La
responsabilité de la gauche tout entière dans la
démocratisation de la République a été définitivement établie par l’affaire Dreyfus. Toute compréhension de la modernité politique suppose ce retour
critique sur l’événement, elle rappelle l’importance
du savoir historique dans la construction de la politique contemporaine.
Jean Vigreux
est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne
Le Front populaire (1934-1938) :
Histoire et Mémoires socialistes
L
e Front populaire fait partie des
moments fondateurs de l’histoire
contemporaine de la France. Événement
mythique, inscrit au Panthéon des gauches,
le moment « Front populaire » est une étape
historique qui participe aux changements
de la société française ; ayant suscité des
espoirs ou des désenchantements, mais aussi
des peurs et une aversion, ses traces restent
profondes au sein de la culture nationale. Il
s’agit ici de présenter comment les socialistes
ont appréhendé au cours des quatre-vingts
ans de 1934 à nos jours cette séquence
historique qui consacre l’arrivée au pouvoir,
pour la première fois dans l’histoire de la
République d’un gouvernement dirigé par
un socialiste, Léon Blum.
Au-delà des légendes ou des mythes, il demeure
important de comprendre les enjeux de l’époque,
les tensions à l’œuvre au cours de la période 19341938 ; une période marquée par sa brièveté et qui
a changé profondément la société. L’enchaînement
des manifestations et l’émergence de nouvelles
pratiques politiques, culturelles permettent de
mieux saisir cette expérience originale. Le Front
populaire s’inscrit alors dans différents territoires
(en métropole et dans les colonies), tout en cumulant trois dynamiques : un mouvement social, une
séquence politique et un foisonnement culturel sans
précédent. De la lutte contre la crise économique
et sociale à l’antifascisme, il propose une alternative aux politiques menées depuis la fin des années
Le Front populaire, de la lutte contre la
crise économique et sociale à l’antifascisme,
propose une alternative aux politiques menées
depuis la fin des années 1920, pour défendre
et renforcer la République qui, confrontée
à la crise connaît une montée des Ligues
d’extrême-droite qui exploitent le désarroi
ambiant (6 février 1934).
66
Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes
1920, pour défendre et renforcer la République.
L’historiographie très riche sur le Front populaire1
a bénéficié d’un renouvellement important ces
dernières années grâce à l’apport des archives dites
de Moscou, tant celles de l’Internationale communiste que celles saisies par les Allemands pendant
la guerre, récupérées par les Soviétiques et revenues
en France au cours des années 2000 2 : archives
de Léon Blum (sa correspondance et ses comptes
privés)3, celles de la SFIO, de la CGT, de la LDH
et de la LICA… Mais aussi, les archives privées
de Cécile Brunschwicg, celles d’Yvon Delbos, de
Jules Moch, etc. Tout un pan de cette histoire particulière de l’entre-deux-guerres est alors restitué.
Après avoir porté leur regard sur les organisations,
les élections, le gouvernement, les historiens ont
essayé de comprendre les logiques sociales, puis
culturelles à l’œuvre. Chaque anniversaire de 1936
a participé à un foisonnement éditorial : il reste à
attendre 2016…
Une France en crise et la marche
au Front populaire
Les effets de la crise économique mondiale de 1929
(qui touche plus tardivement la France en 1932)
avec une montée du chômage, des faillites d’entreprise (comme Citroën) ou la chute des prix agricoles marquent durement le pays. On assiste à la
peur du déclin et les contestations se développent.
La République confrontée à la crise connaît une
montée des Ligues d’extrême-droite qui exploitent
le désarroi ambiant (6 février 1934). Toutefois,
l’onde de choc de l’arrivée d’Hitler au pouvoir en
janvier 1933 a changé la donne. Le choc cumulé
de ces événements ravive, au sein de la gauche, les
lointains souvenirs de la République en danger. La
première riposte est celle du PCF et de la CGTU
qui organisent une manifestation le 9 février durement réprimée (6 militants communistes sont tués).
À cette manifestation, les rangs communistes ont vu
l’arrivée de militants socialistes : on en appelle alors
au « front unique à la base ». La SFIO et la CGT, de
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
La SFIO et la CGT décident de manifester
le 12 février 1934 en province et à Paris. Le
rôle moteur de la CGT est essentiel. À Paris,
le PCF et la CGTU se joignent au cortège
des « sociaux-traîtres ». Mais, en fin de
manifestation, des militants des deux cortèges
tonnent « Unité ! Unité ! ». Certes, les directions
de la SFIO et du PCF campent sur leur méfiance
réciproque, mais l’élan est donné.
leur côté, décident de manifester le 12 en province
et à Paris. Le rôle moteur de la CGT est essentiel. À
Paris, le PCF et la CGTU se joignent au cortège des
« sociaux-traîtres ». Mais, en fin de manifestation,
des militants des deux cortèges tonnent « Unité !
Unité ! ». Certes, les directions de la SFIO et du
PCF campent sur leur méfiance réciproque, mais
l’élan est donné.
L’alliance entre la SFIO et le PCF est scellée en
juillet 1934, c’est la première pierre de l’édifice du
Front populaire. Dorénavant, ce Rassemblement
populaire bénéficie de la dynamique créée par
les comités locaux qui fédèrent les militants politiques, syndicaux et associatifs. À l’automne, le
parti radical et radical-socialiste rejoint le rassemblement. Un tel mouvement unitaire débouche sur
les premières victoires électorales lors des élections
municipales et cantonales de 1935. Le 14 juillet
1935 symbolise au mieux cette dynamique où l’on
prête serment au Front populaire en s’engageant,
entre autres, à dissoudre les ligues factieuses.
L’arrivée du Front populaire
au pouvoir
« Un grand avenir s’ouvre devant la démocratie
française. J’adjure, comme chef du gouvernement,
de s’y engager avec cette force tranquille qui est
garantie de victoires nouvelles »
Léon Blum, discours radiodiffusé du 5 juin 1936
Grands moments
67
Après de longues discussions, le programme
commun regroupant des revendications politiques et
économiques est adopté en janvier 1936. Il met l’accent sur la réduction de la durée du travail, sur l’augmentation des salaires et préconise des réformes
économiques ou sociales limitées tout en envisageant une réforme fiscale. La défense des libertés
et la lutte pour la paix constituent l’autre volet d’un
programme axé autour de ces trois mots d’ordre
« Pour le Pain, la Paix et la Liberté ». Chaque parti
membre du Rassemblement, présente ses candidats
au premier tour des élections législatives. Au soir
de ce 1er tour, la SFIO surclasse les radicaux et le
PCF double presque ses voix par rapport à 1932,
intégrant de fait le régime républicain. La gauche
gagne, par rapport à 1932, 300 000 voix. C’est lié
à la dynamique unitaire enclenchée dès 1934. Au
regard des scrutins précédents (1924/1928/1932),
la majorité était déjà à gauche, mais les forces de
progrès étaient adversaires, divisées. Cette fois-ci, la
donne change avec l’union et la bipolarisation de la
vie politique apparaît clairement. La droite se maintient globalement, ne perdant que 70 000 voix par
rapport à 1932.
Résultats du 1er tour des législatives de 1936
(mise en perspective par rapport à 1932)
Inscrits 1932 1936
11 5333 593 11 998 950
Votants 9 579 482 9 847 266
Droite(s)
4 307 865
4 223 928
Radicaux et apparantés
2 315 008
1 955 174
Socialistes et apparentés
2 034 124
1 955 174
783 098
1 468 949
Communistes
D’après Georges Dupeux, Le front populaire et les élections de
1936, Paris, A. Colin, 1959
La discipline républicaine joue très largement au
second tour : le Comité national du Rassemblement
populaire et les directions des partis appellent
à un report de toutes les voix du Front populaire
sur le candidat le mieux placé. Toutefois, il y a ici
ou là quelques indisciplines, qui concernent une
soixantaine de circonscriptions. Le mode de scrutin
amplifie la victoire de la gauche, avec une nette
victoire de la SFIO qui obtient 146 sièges (+49
par rapport à 1932), devançant les radicaux (116
sièges) et le PCF gagne 62 sièges par rapport à 1932
(72 députés). Il faut ajouter également les députés
des petites formations ; à la gauche de la SFIO, 10
députés du Parti d’unité prolétarienne (PUP) et à
la droite de la SFIO, 26 députés de l’Union socialiste républicaine (USR, issue des néosocialistes
exclus de la SFIO). Pourtant les droites avec 222
sièges font jeu égal avec les gauches (SFIO, PUP,
PCF), 229 sièges ; la majorité dépend de l’attitude
de l’USR et des radicaux, dont l’ancrage à cette
alliance de gauche est récent : quelques semaines
auparavant, ils gouvernaient avec les droites.
La SFIO peut légitimement revendiquer la direction du gouvernement ; dès le lendemain du 2e tour,
le 4 mai, Léon Blum écrit dans Le Populaire que
les socialistes sont prêts « à constituer et à diriger
le gouvernement de Front populaire », alors que
l’Action française menace « le juif Léon Blum qui
sera demain le chef du gouvernement français, tel
qu’il était dimanche dernier au Père-Lachaise, le
poing levé et commémorant, sous des drapeaux
rouges et au chant de l’internationale, les fusilleurs
des otages et les pétroleurs de la Commune ». Léon
Dès les lendemains de l’élection le 8 mai
1936, Léon Blum propose aux communistes
de rejoindre son futur gouvernement : « La
victoire ne nous paraîtrait pas complète si les
communistes ne s’associaient pas à nous dans
l’exercice du pouvoir conquis. La déception
serait grande dans nos rangs, et sans doute
hors de nos rangs ». Mais les communistes ne
participent pas à ce gouvernement, malgré
les efforts de Maurice Thorez, l’Internationale
Communiste avait mis son veto dès 1935.
68
Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes
Blum, figure emblématique du groupe des députés
de la SFIO, constitue son gouvernement le 4 juin
1936. Il a donc attendu la fin de la législature
précédente dans un souci légaliste. Cependant, il
a préparé cette échéance. Dès les lendemains de
l’élection le 8 mai 1936, il propose aux communistes de rejoindre son futur gouvernement : « La
victoire ne nous paraîtrait pas complète si les
communistes ne s’associaient pas à nous dans
l’exercice du pouvoir conquis. La déception serait
grande dans nos rangs, et sans doute hors de nos
rangs ». Mais les communistes ne participent pas
à ce gouvernement, malgré les efforts de Maurice
Thorez, l’Internationale Communiste avait mis son
veto dès 1935.
Le gouvernement est présenté devant les députés
le 6 juin 1936. De cette séance, on retient surtout
l’épisode créé par l’interpellation du député de
l’Ardèche, Xavier Vallat (membre de la Fédération
républicaine de France), qui arbore l’insigne des
Croix-de-Feu :
« M. Xavier Vallat : (…) Votre arrivée au pouvoir,
Monsieur le Président du Conseil, est incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce
vieux pays gallo-romain sera gouverné…
M. le président (de la Chambre, Edouard Herriot) :
Prenez garde, Monsieur Vallat.
M. Xavier Vallat : … par un juif ».
Cet incident est révélateur de la tension qui existe,
de la force de l’antisémitisme, de la fracture laissée
par la défaite, mais aussi de l’aversion de Vallat
pour le Front populaire qui souligne d’emblée l’opposition farouche que les droites utiliseront sans
faille contre Léon Blum et son gouvernement.
Réalisations et difficultés
Après la victoire, une vague de grèves avec occupations des usines déferle sur le pays. Le mouvement social lié à la réunification syndicale de la
CGT souligne les espoirs de la classe ouvrière. La
négociation entre syndicats, patronat et gouvernement (une première où l’État obtient un rôle réguLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
lateur) aboutit dès le 7 juin par la signature de
« l’accord Matignon » qui prévoit une augmentation
des salaires, la fixation d’un salaire minimal, l’existence de contrats collectifs de travail, la reconnaissance du droit syndical et l’institution des délégués
du personnel. Ce texte sert de levier aux grévistes
pour la province qui connaît des grèves au début
de l’été pour obtenir du patronat local les mêmes
droits. Ces « accords » sont complétés par des
lois instituant les congés payés et la semaine de
quarante heures. D’autre part, les réalisations du
gouvernement concernent d’autres progrès sociaux,
comme le prolongement de la scolarité jusqu’à
l’âge de 14 ans, la prise de contrôle par l’État de la
Banque de France, des industries de guerre, puis
des chemins de fer (création de la SNCF en 1937),
et par l’instauration de l’Office national du blé.
L’histoire du Front populaire est marquée aussi par
les divisions, en particulier face à la question de
l’aide aux républicains espagnols qui luttent contre
Franco et ses soutiens fascistes, mais aussi à la
suite de la « pause ». Dès l’automne 1936, le PCF
se démarque de la politique gouvernementale à
propos de l’Espagne et des questions économiques.
Le parti prend position en faveur d’une intervention active du gouvernement français auprès de la
République espagnole et mobilise pour organiser
l’envoi des Brigades internationales. Le 17 février
1937, lorsque Léon Blum annonce la « pause »
c’est une nouvelle rupture. Toutefois, de l’été 1937
au printemps 1938, le PCF apporte son soutien aux
Dès l’automne 1936, le PCF se démarque de
la politique gouvernementale à propos de
l’Espagne et des questions économiques.
Le parti prend position en faveur d’une
intervention active du gouvernement français
auprès de la République espagnole et
mobilise pour organiser l’envoi des Brigades
internationales. Le 17 février 1937, lorsque
Léon Blum annonce la « pause » c’est une
nouvelle rupture.
Grands moments
gouvernements présidés par les radicaux malgré
la multiplication de ses critiques. La fin du Front
populaire date alors du printemps 1938, lorsque les
radicaux regardent à nouveau à droite de l’échiquier
politique… D’autre part, cette période est marquée
par les tensions et l’adversité des droites. Si le
gouvernement dissout les ligues d’extrême-droite
en juin 1936, elles renaissent sous forme de partis
politiques et les attaques de la droite et de l’extrême
droite teintées d’antisémitisme ne déclinent pas. Le
Front Populaire fait face à l’hostilité du patronat
et des familles les plus riches qui exportent leurs
capitaux en Suisse.
Mémoires et leçons
« On saurait difficilement exagérer l’émoi que,
dans les rangs des classes aisées, même parmi
les hommes en apparence les plus libres d’esprit,
provoqua, en 1936, l’avènement du Front populaire… Une longue fente, séparant en deux blocs les
groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain,
tracée dans l’épaisseur de la société française ».
Marc Bloch
Pendant longtemps, l’historiographie a tenté de
répondre à la question sur la réussite ou l’échec du
Front populaire, reprenant à son compte les interrogations de l’époque, mais aussi celles initiées par
le régime de Vichy qui, à Riom en 1942, a tenté
en vain le procès de Léon Blum et de la République. Dès lors, la légende noire du Front populaire s’imposait. A contrario, les héritiers politiques
du Front populaire ont magnifié ses réalisations
sociales. Raisonner uniquement dans cette optique
d’échec ou de réussite ne permet pas d’envisager le
« moment Front populaire » dans toutes ses dimensions. Si l’on se limite à son slogan « pain, paix,
liberté », on peut effectivement mesurer les écarts
entre les réalisations et les objectifs, les désillusions face aux espoirs suscités, voire son relatif
échec face aux fascismes européens. Mais il faut
envisager les forces de résistance, les peurs, voire
69
Le Front populaire ouvre une séquence
historique plus longue, qui trouve son
débouché dans le programme du Conseil
national de la Résistance, et qui est mise en
œuvre à la Libération, sous la IVe République
avec le tripartisme (MRP-SFIO-PCF).
les combats qui ont freiné ou contrarié la mise en
œuvre des réformes.
Une autre question a parfois hanté les historiens :
s’agissait-il d’une révolution ? « (…) Devant nous
s’est ainsi posée la question, un peu scolastique, de
savoir s’il n’y a pas eu, en juin 1936, une sorte de
révolution. Gardons-nous de l’emphase : juin 1936
n’est évidemment pas 1789 ; ni même février 1948.
Et d’ailleurs aucun des partis du front populaire ne
songeait à « faire la révolution ». Mais à vrai dire
les états-majors n’y songeaient pas davantage à la
veille de 1789 et de 1848. Sans parler de 1830 !
La vérité, c’est que les apparences, la dimension
et la répétition des événements avaient quelque
chose de solennel. C’est que la forme théâtrale de
la victoire et la totalité de la victoire avait un petit
goût de révolution » (Ernest Labrousse). Ce petit
goût de révolution doit être compris dans plusieurs
directions ou dimensions importantes ; tout d’abord,
la reconnaissance de la démocratie sociale est un
enrichissement du modèle républicain. Le Front
populaire ouvre une séquence historique plus
longue, qui trouve son débouché dans le programme
du Conseil national de la Résistance, et qui est mise
en œuvre à la Libération, sous la IVe République
avec le tripartisme (MRP-SFIO-PCF). Ensuite,
ce moment inaugure un temps nouveau, celui de
l’unité possible entre les gauches qui étaient restées
divisées depuis 1920 !
Pour les droites, il y a sur le temps long une véritable
aversion, alors que pour les gauches, ce n’est pas si
simple. À la SFIO, il « fallut attendre que le temps
ait fait son œuvre pour que, par-delà les divergences
entre les tendances, 1936 devint un bien commun,
point de passage exaltant d’une histoire socia-
70
Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mémoires socialistes
liste, sinon idéalisée, du moins univoque » (Alain
Bergounioux). En 1956, alors que la guerre froide
a durablement séparé les formations de gauche, le
PCF propose pour la campagne électorale des législatives « un nouveau Front populaire », repoussé
par les socialistes. Toutefois, ces derniers inscrivent
l’action du gouvernement de Front républicain de
Guy Mollet, dans la lignée sociale du Front populaire en octroyant la troisième semaine de congés
payés, en créant un fonds national de solidarité
accordant un minimum vital aux personnes âgées,
aux invalides et aux handicapés (fonds financé par
une « vignette automobile »). En témoigne cette
affiche :
Puis avec la signature du programme de gouvernement en 1972, le nouveau Parti socialiste de François Mitterrand reprend une rhétorique volontariste
qui fait écho au Front populaire. Certes, le PCF
rompt cet accord en 1977, mais le PS reste unitaire
pour deux et le MJS édite une affiche « Faut refaire
1936 ! ». Même l’affiche de François Mitterrand en
1981, intitulée « la force tranquille » devant un
village de France où l’on distingue la petite église du
village de Sermages dans la Nièvre – que d’aucuns
ont souvent interprétée comme la France éternelle
des terroirs de Vichy – est peut-être aussi un clin
d’œil au front populaire, en reprenant les mots de
Léon Blum, lors de son discours d’investiture, et en
les insérant dans la cellule de base de la République,
la « Petite Patrie », la commune, sans négliger, il est
vrai, l’esprit de clocher4. En 1986, Lionel Jospin
lance une campagne pour la jeunesse afin de découvrir les plages normandes, en rappelant les premiers
congés payés : le « train nommé 36 ».
Enfin, ce moment qui a consacré l’émergence de
l’antifascisme a nourri une culture de combat de la
SFIO, puis du PS et plus largement des gauches,
de l’extrême-droite qualifiée, à tort ou a raison,
de « fasciste ». Malgré tout, ce moment reste une
expérience de gestion unitaire, devenue mythique,
qui a permis de « changer la vie » de la majorité du
peuple de France…
1. Voir les ouvrages récents qui évoquent le poids des anniversaires, des commémorations : Gilles Morin et Gilles
Richard (dir.), Les deux France du front populaire, Paris, L’Harmattan, 2008, et Vigna Xavier, Vigreux Jean, et Wolikow Serge (dir.), Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front Populaire, Paris, La Dispute-Editions
sociales, 2006.
2. Voir Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris,
Payot, 2013.
3. Serge Berstein, Léon Blum, Paris, Fayard, 2006.
4. Certes, il fallait rassurer les Français face à la campagne du Président sortant qui insistait sur les dangers de
l’arrivée de F. Mitterrand au pouvoir, évoquant également la mémoire des droites du Front populaire, d’autant que les
« 110 propositions » s’inspiraient de cet esprit du « bonheur pour tous ».
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Gilles Vergnon
est maître de conférences habilité en histoire contemporaine à Sciences-Po Lyon.
1940-1944, les socialistes
entre histoire et mémoire
L
es socialistes entretiennent, on le sait,
un rapport complexe à la mémoire de
la Grande guerre. L’acceptation initiale du
conflit, au nom de la défense nationale et
républicaine, puis la participation jusqu’en
1917 aux gouvernements successifs d’Union
sacrée ont constitué le socle de l’accusation
de « trahison », lancée par une partie des
« minoritaires de guerre ». Celle-ci, reprise,
encore aujourd’hui par les communistes et
même une partie des socialistes, a longtemps
entravé l’écriture d’une histoire sereine de
la participation gouvernementale entre 1914
et 1917, comme du contenu proprement
socialiste que certains ministres entendaient
y injecter1.
Il en est apparemment tout autre de la mémoire
de la Deuxième guerre mondiale, du moins de la
composante résistante de celle-ci, qui structure
après 1945 la reconstruction d’une identité nationale et démocratique en France. Les socialistes se
revendiquent de cette mémoire, qu’ils partagent
avec l’ensemble des forces de l’« arc politique de
la Libération » de 1944-1946, des communistes au
MRP, puis aux gaullistes. Ils ont leurs propres héros
de guerre à célébrer, qu’ils aient été déjà socialistes avant 1939, ou qu’ils le soient devenus plus
tard, parmi les survivants. Dans la très élitaire et
« gaullocentrée » phalange des Compagnons de la
Libération, ils peuvent revendiquer bien sûr Pierre
Brossolette, récemment « panthéonisé », mais aussi
André Boulloche, membre de l’Organisation civile
et militaire (OCM), déporté à Flossenburg en 1944,
adhérent à la SFIO en 1946, ministre de Charles de
Gaulle en 1958-1959, puis secrétaire national du
PS en 1976, Christian Pineau, un des fondateurs
de « Libération Nord », déporté à Buchenwald,
ministre des Affaires étrangères en 1956-1957, ou
Alain Savary, combattant de la France libre, adhérent de la SFIO en 1946, ministre de l’Education
nationale en 1981. Sans compter des figures plus
discrètes, comme le fonctionnaire des Finances
Pierre Lambert, membre de la Commission admi-
72
1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire
À la différence des communistes, mais aussi
des gaullistes, les socialistes n’ont pas réussi
(ou pas vraiment voulu) à promouvoir
une mémoire spécifiquement socialiste
de leur engagement résistant, ou de la
Résistance elle-même.
nistrative permanente (CAP) de la SFIO en 1939,
organisateur du PS clandestin, secrétaire de la
Délégation générale en zone sud en 1943-1944, ou
Jacques Piette, chef militaire de l’OCM. Ajoutons
que les quatre dirigeants successifs de la SFIO,
puis du PS de 1945 à 1981, furent d’authentiques
résistants : Daniel Mayer, Guy Mollet (dans les
rangs de l’OCM), Alain Savary et, avec un itinéraire
plus heurté mais bien connu aujourd’hui, François
Mitterrand.
Pourtant, les choses ne sont pas si simples… À
la différence des communistes, mais aussi des
gaullistes, les socialistes n’ont pas réussi (ou pas
vraiment voulu) à promouvoir une mémoire spécifiquement socialiste de leur engagement résistant,
ou de la Résistance elle-même. On connaît les
engagements communistes de Pierre Georges, alias
« colonel Fabien », de Danielle Casanova, déportée
et morte à Auschwitz ou du « Tito du Limousin »,
le chef de maquis Georges Guingouin, sans parler
de Guy Môquet. Tous figurent à la place d‘honneur
du panthéon des municipalités communistes. Mais
qui sait que Jean Texcier l’auteur des Conseils à
l’occupé, souvent cités dans les manuels scolaires,
qui circulent sous le manteau dès 1940 à Paris, était
membre de la SFIO ? Tout comme Eugène Chavant,
maire SFIO de Saint-Martin-d’Hères, chef civil du
maquis du Vercors en 1943-1944, compagnon de
la Libération ?
L’échec d’une mémoire partisane
Les raisons de l’insigne faiblesse d’une mémoire
socialiste de la Résistance, mais aussi d’une
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
mémoire de la Résistance socialiste, sont bien
connues. La SFIO, déchirée entre un pacifisme
hérité de la Grande guerre, qui conduit à rejeter
tout engagement dans un nouveau conflit, et un
antifascisme, qui devrait la conduire à accepter
l’éventualité d’une guerre contre les États prédateurs nazi et fasciste, est au bord de la scission
au congrès de Montrouge en décembre 19382.
« Paul-fauristes » et « Blumistes », pacifistes et
« bellicistes », s’accusent réciproquement de faire
le jeu de Staline, ou d’Hitler. Seule une motion
de compromis, adoptée au congrès de Nantes
en mai 1939, permet de maintenir une unité de
façade. Mais le parti vole en éclat sous l’effet du
double choc de mai-juin 1940, la défaite militaire
et l’auto-abdication de la IIIe République. 90 des
168 parlementaires de la SFIO votent les pouvoirs
constituants au Maréchal Pétain, six s’abstiennent
et 36 votent contre. Si, comme l’a montré l’historien Olivier Wieviorka, le « taux de refus » socialiste à Pétain (35,7 %) représente près du double
du taux moyen des parlementaires3, le « taux de
défection » démocratique demeure majoritaire…
Cette fracture, qui prolonge largement les divisions
d’avant-guerre, se prolonge elle-même par l’adaptation au régime de Vichy, voire le soutien ouvert
à la collaboration d’une minorité non-négligeable
issue du parti. Paul Faure, secrétaire général de
la SFIO depuis 1920, accepte d‘être coopté au
Conseil national de Vichy, tandis que le Rassemblement national populaire (RNP) « collaborationniste » de Marcel Déat (exclu en 1933 de la SFIO)
se peuple d’ex-pacifistes de provenance diverses4 .
La reconstruction d’un parti clandestin, qui sera
l’œuvre d’une poignée de militants autour des
Le parti vole en éclat sous l’effet du double
choc de mai-juin 1940, la défaite militaire et
l’auto-abdication de la IIIe République.
90 des 168 parlementaires de la SFIO votent
les pouvoirs constituants au Maréchal Pétain,
six s’abstiennent et 36 votent contre.
Grands moments
jeunes Daniel Mayer et Robert Verdier, relayant
la grande voix de Léon Blum et s’appuyant sur des
réseaux provinciaux d’élus et de militants locaux,
était déjà une entreprise difficile a priori dans
un pays « sonné » par la défaite, et sans aucune
expérience historique récente d’un tel effondrement. Elle est encore fragilisée, en tout cas rendue
plus délicate par la faiblesse de l’assiette militante rescapée de cette série de chocs successifs.
Cette reconstruction, envisagée d’abord comme un
travail politique, laisse délibérément la conduite
de la lutte armée aux mouvements et aux Étatsmajors de Londres et d’Alger.
Ces raisons contribuent à expliquer la dispersion
des « socialistes résistants » dans les différents
mouvements de Résistance, en zone occupée
comme en zone sud. Si certains de ceux-ci sont
fortement marqués de l’empreinte socialiste, tels
« Franc-Tireur », « Libération-Sud » et surtout
« Libération-Nord », on trouve des socialistes – et
non des moindres – à « Combat », à l’OCM (Guy
Mollet, Jacques Piette…), à « Ceux de la Résistance » (Pierre Commin, Pierre Stibbe, Germaine
Degrond)5. L’éparpillement des forces sous l’occupation, la priorité accordée en 1944 à l’épuration
du parti et à la mise en place de nouvelles institutions, laisse peu de place à la construction d’une
mémoire partisane. On répète souvent l’orgueilleuse formule de Daniel Mayer « Nous n’avons pas
battu le tambour sur le cercueil de nos morts ».
Pourtant, localement, sections et fédérations de la
SFIO ont voulu honorer leurs martyrs, et inscrire
dans la pierre le souvenir de leur participation à
la Résistance. Stèles et plaques honorent, un peu
partout en France, des militants dont l’engagement
dans la SFIO est explicitement mentionné6. Le
parti publie lui-même plusieurs livres et brochures
en ce sens7.
Cette tentative de pérenniser une mémoire exclusivement partisane échoue globalement, moins
du fait de la « pudeur » des socialistes8 que des
choix opérés pendant la guerre, suivis de l’affaiblissement et de la notabilisation croissants de la
SFIO. Si, comme l’a montré l’historienne Noëlline
73
Si, comme l’a montré l’historienne Noëlline
Castagnez, 85 % des parlementaires
socialistes de la IVe République ont participé
à la Résistance, ils utilisent rarement cet
engagement comme un élément
de légitimation électorale, préférant
valoriser leurs profils de bons gestionnaires
d’exécutifs locaux.
Castagnez, 85 % des parlementaires socialistes de
la IVe République ont participé à la Résistance,
ils utilisent rarement cet engagement comme un
élément de légitimation électorale, préférant valoriser leurs profils de bons gestionnaires d’exécutifs locaux9. Enfin, le choix, à partir de 1947, de
la « Troisième force » pour rassembler, contre
communistes et gaullistes du RPF, une coalition
hétérogène avec radicaux et démocrates-chrétiens, a son pendant mémoriel et commémoratif :
la valorisation de la Résistance « en général » et la
défense de son héritage démocratique au détriment
de son versant « socialiste ». Ainsi Vincent Auriol,
le « 
président-citoyen 
» de la IVe République,
dans sa visite à Glières (Haute-Savoie), salue « le
27e Bataillon de Chasseurs alpins, ses traditions, ses
cadres et ses chefs… Tom Morel, Angot, Vallette, qui
ont été l’honneur de nos armées et dont l’exemple
doit animer la nouvelle armée de la République »,
et martèle dans sa péroraison que Glières est
« une leçon pour notre nation qui n’oublie pas sans
doute qu’elle est sortie de l’abîme et à qui elle le
doit, mais qui oublierait plus volontiers… de quels
efforts elle doit s’armer pour n’y pas retomber »10.
Cette vision de la Résistance, qui certes n’est pas
celle des communistes, n’est pas antithétique avec
celle proposée par le général De Gaulle : la Résistance est d’abord identifiée à un combat guerrier
pour assurer la pérennité de la Nation et de la
République. François Mitterrand lui-même, dans
ses nombreux discours sur la Deuxième Guerre
mondiale prononcés de 1981 à 1995, reste, pour
l’essentiel, dans ce registre…11
74
1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire
Historiographie et mémoire
renouvelée
La difficulté des socialistes à « raconter » leur
propre histoire a longtemps pesé sur l’écriture de
celle-ci. À l’exception de quelques grandes figures,
leurs engagements résistants restent longtemps
minorés, voire caricaturés. Les quelques lignes
où Claude Bourdet, alors un des dirigeants de
« Combat », décrit sa rencontre de 1943 avec des
représentants socialistes, sont typiques à cet égard.
Les socialistes, dit-il, n’avaient pas « le style de la
Résistance » et « avaient l’air de bons bourgeois
du midi… Si je ne craignais de faire appel plutôt à
l’imagination qu’au souvenir, je dirais qu’ils étaient
probablement un peu ventrus. Enfin, c’est l’impression qu’ils nous firent »12.
Si l’historien Daniel Ligou consacre dès 1962 un
chapitre entier de son Histoire du socialisme en
France à l’action des socialistes sous l’occupation13,
l’historiographie universitaire ne leur porte pourtant guère d‘intérêt jusqu’à la parution, en 1983,
de la thèse de Marc Sadoun, Les Socialistes sous
l’Occupation. Résistance et collaboration14. Celleci s’intéresse d’ailleurs à l’ensemble des itinéraires
issus de la SFIO, résistants, collaborateurs et
« abstentionnistes ». Puis, en 1998, l’Office universitaire de recherche socialiste (OURS) et la Société
des Amis de Léon Blum organisent à l’Assemblée
nationale une journée d’étude sur « Les Socialistes
en Résistance », publiée l’année suivante15. Celleci offre pour la première fois un tableau d‘ensemble
de la diversité des engagements socialistes dans
les mouvements, les réseaux et les maquis, comme
La Résistance dont il est question
aujourd’hui se résume le plus souvent
au Programme du Conseil national de la
Résistance de 1944, Les Jours heureux,
présenté comme la charte fondatrice et le
point de départ de l’État social en France.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
dans la France libre. Dans la même décennie, la
multiplication de monographies sur les principaux
mouvements comme sur certains maquis emblématiques permet enfin de prendre la mesure de
la part des militants socialistes, dont certains font
d’ailleurs l’objet de biographies, dans leur construction16.
Si leur action dans la Résistance est désormais
mieux connue, le discours des socialistes, qu’ils
soient au pouvoir ou non, s’est paradoxalement
infléchi dans un sens qui ne la prend pas davantage en compte. La Résistance est devenue (ou
redevenue…) depuis une dizaine d’années une
référence omniprésente dans l’espace public, pour
toutes les composantes des gauches, des plus
modérées aux plus radicales, mais aussi, bien que
de manière moins insistante, pour les droites et le
Modem, voire le Front national. Mais, comme nous
avons tenté de le montrer dans un récent article, la
Résistance dont il est question se résume le plus
souvent au Programme du Conseil national de la
Résistance de 1944, Les Jours heureux, présenté
comme la charte fondatrice et le point de départ
de l’État social en France17. Le candidat François
Hollande évoquait ainsi à plusieurs reprises dans
sa campagne en 2012 « le beau contrat passé à la
Libération », « le programme encore inachevé et
remis en cause depuis cinq ans » ou le « modèle
social qui a été érigé au lendemain de la guerre,
dans la guerre même par les résistants français au
travers du programme du Conseil national de la
Résistance »18. Cette vision n’est certes pas l’apanage des seuls socialistes, qui n’insistent d’ailleurs
guère sur le rôle de leurs lointains ancêtres de
la SFIO dans la genèse de ce programme…19 Le
récent film documentaire de Gilles Perret, Les Jours
heureux, sorti en salles en 2013, propose une autre
déclinaison, valorisant abusivement le rôle des
communistes et de leurs héritiers putatifs du Front
de gauche. Les limites historiques et les lacunes
de ce type de discours sont évidentes. L’État social
français tel qu’il se reconfigure en 1945 procède
d’une histoire bien plus longue que le seul temps de
la Résistance et de ses projets. Sans même remonter
Grands moments
L’État social français tel qu’il se reconfigure en
1945 procède d’une histoire bien plus longue
que le seul temps de la Résistance et de ses
projets. Sans même remonter aux lois de 1910,
1928 et 1930 sur les Assurances sociales, Les
Jours heureux doivent beaucoup dans leur
contenu au programme de la CGT de Léon
Jouhaux en 1935, le programme avorté du
Rassemblement populaire…
aux lois de 1910, 1928 et 1930 sur les assurances
sociales, Les Jours heureux doivent beaucoup dans
leur contenu au programme de la CGT de Léon
Jouhaux en 1935, le programme avorté du Rassemblement populaire…
Enfin, l’année 1945 marque l’acmé de ce « moment
social-démocrate » qui voit la généralisation des
États sociaux en Europe de l’Ouest. C’est l’un des
mérites d’un autre documentaire, The Spirit of
1945, du Britannique Ken Loach, sorti également
75
en 2013, que de le rappeler : le National Health
Service du Royaume-Uni fut l’œuvre du gouvernement travailliste de Clement Attlee et Aneurin
Bevan, sans Résistance ni « programme du CNR »,
mais en s’appuyant sur les travaux du haut-fonctionnaire libéral William Beveridge. Au-delà de ces
distorsions et de ces raccourcis historiques, l’insistance sur le programme du CNR comme résumé
de la Résistance en France pose encore d’autres
problèmes. Celui de la vision tronquée, « doublement écrémée » de la Résistance qui en procède :
une Résistance réduite à sa dernière phase chronologique, vidée de sa dimension guerrière, militaire
et patriotique. C’est là une dimension que l’on ne
peut ni ne doit oublier en cette année de commémorations du 70e anniversaire des Libérations de
la France. Enfin, la fixation sur le « programme du
CNR » comme rempart à défendre renvoie cruellement à la difficulté de s’inscrire dans un nouvel
horizon historique, bref, de bâtir un programme
pour l’État social du XXIe siècle. Mais là, il ne s’agit
plus de mémoire ni d’histoire, mais de politique…
1. Voir « La guerre de 14 des socialistes », L’OURS/Recherche socialiste, 62-63, janvier-juin 2013.
2. Sur ce débat et les contradictions de l’antifascisme, nous nous permettons de renvoyer à notre livre L’Antifascisme
en France. De Mussolini à Le Pen, Presses universitaires de Rennes, 2009.
3. Olivier Wieviorka, Les Orphelins de la République. Destinées des députés et des sénateurs français (1940-1945),
Seuil, 2001, p. 116-117. L’auteur obtient ce chiffre en agglomérant les « non », les abstentions et les embarquements
sur le paquebot Massilia à destination du Maroc, rapportés à l’ensemble des parlementaires présents à Vichy ou sur
le Massilia.
4. Sur le RNP et l’origine de ses militants, nous renvoyons aux travaux en cours de l’historien Gilles Morin.
5. Noëlline Castagnez, « La géographie de l’engagement des socialistes dans les mouvements et les réseaux », in Pierre
Guidoni et Robert Verdier, Les socialistes en Résistance (1940-1944). Combats et débats, Seli Arslan, 1999, p. 115-128.
6. Ainsi, sous le porche de la grotte de la Luire, haut lieu de la mémoire résistante dans le Vercors, une plaque (« les
Jeunesses socialistes de la Drôme à leur camarade ») honore le souvenir d’Odette Malossane, infirmière du maquis,
morte en déportation à Ravensbrück. Au cœur de Lyon, avenue Maréchal de Saxe (3e arrondissement), une autre
plaque rappelle que « P.G… et F.D… membres du Parti socialiste SFIO… sont morts pour que vivent nos libertés ». Il
n’existe, à défaut d’étude, aucun recensement national de cette « mémoire de pierre » partisane.
7. Pierre Dupradon, Le Parti socialiste dans la Résistance, Alger, Fraternité, 1944 ; Robert Verdier, La Vie clandestine
du Parti socialiste, Éditions de la Liberté, 1944.
8. Pour Daniel Mayer, « les socialistes ont toujours conservé une certaine pudeur que je ne regrette pas, mais dont
j’ai bien été obligé de constater les effets négatifs » contrairement au « bluff » et au « culot fou » des communistes,
entretien avec Olivier Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière. De la Résistance à l’exercice du pouvoir, Le Seuil,
1994, p. 54.
9. Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, Presses universitaires
de Rennes, 2004.
76
1940-1944, les socialistes entre histoire et mémoire
10. Cité par Michel Germain, Le prix de la liberté. Chronique de la Haute-Savoie de la bataille des Glières à la Libération et au-delà…, La Fontaine de Siloé, 1993, p. 308-309.
11. Voir notre article, « Au nom de la France ? Les discours des chefs d’État sur la Résistance intérieure (19582007) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 112, octobre-décembre 2011, p. 139-152.
12. Claude Bourdet, L’Aventure incertaine. De la Résistance à la restauration, Éditions du Félin, 1998, p. 178.
13. « Le socialisme devant le régime de Vichy et l’Occupation », Daniel Ligou, Histoire du socialisme en France (18711961), PUF, 1962, p. 473-512. L’auteur remercie son « vieil ami Daniel Mayer… pour avoir bien voulu revoir ces pages »
(ibid., p. 3).
14. Marc Sadoun, Les Socialistes sous l’Occupation. Résistance et collaboration, Presses de la Fondation nationale des
Sciences Politiques, 1983, réédit. Presses de Sciences Po, 2001.
15. P. Guidoni et R. Verdier, Les socialistes en Résistance, op.cit.
16. Alya Aglan, La Résistance sacrifiée. Le mouvement Libération Nord (1940-1947), Flammarion, 1999 ; Laurent
Douzou, La désobéissance. Histoire du mouvement Libération Sud, Odile Jacob, 1995 ; Dominique Veillon, Le FrancTireur, un journal clandestin, un mouvement de Résistance, Flammarion, 1992 ; Gilles Vergnon, Le Vercors. Histoire
et mémoire d‘un maquis, Éditions de l’Atelier, 2002 ; Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance. Défense de
la France (1940-1949), Le Seuil, 1995. Parmi les biographies Martine Pradoux, Daniel Mayer. Un socialiste dans la
Résistance, Éditions de l’Atelier, 2002.
17. Gilles Vergnon, « Les usages de la Résistance dans le débat public au XXIe siècle : un mythe de substitution ? »,
L’OURS/Recherche socialiste, 60/61, juillet-décembre 2012, p. 163-176.
18. Discours de campagne à Narbonne, Lille, Paris, ibid.
19. Sur la genèse du programme du CNR, Claire Andrieu, Le Programme commun de la Résistance, Les Éditions de
l’érudit, 1984
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Gilles Morin
est chercheur associé au Centre d’Histoire sociale du XXe siècle (CHS), université Paris 1.
Les socialistes et la mémoire
de la résistance
L
a Seconde Guerre mondiale a
constitué une épreuve particulièrement difficile pour le Parti socialiste français qui a pratiquement disparu au début du
conflit, puis qui s’est vu, au lendemain de
celui-ci, dépassé par le Parti communiste.
La difficulté à se forger une légitimité résistante a certainement contribué à l’échec de
son renouvellement, à sa paralysie, puis à
son déclin durant la IVe République.
Le vieux complexe d’infériorité né de l’acceptation
de la Première Guerre mondiale à l’égard de ceux
qui sont « plus à gauche » s’est trouvé renforcé face
aux frères ennemis communistes. Ces derniers,
occultant la phase sinueuse et trouble de 1939 à
1941, se revendiquent non seulement plus purs,
mais aussi plus héroïques, alors que les socialistes
ruminent la honte du vote de la majorité de leur
groupe parlementaire en faveur du gouvernement
du maréchal Pétain.
La difficile revendication résistante
des socialistes
Le Parti socialiste a sombré en 1940, comme toutes
les autres forces politiques. La SFIO, minée par
ses divisions entre pacifistes et « bellicistes » et
déjà en voie d’éclatement en 1939, n’a pas résisté
à la défaite de la France. Les premiers, derrière le
secrétaire général Paul Faure, pensaient que rien ne
pouvait être pire que la guerre, les seconds acceptaient, avec Léon Blum, que la guerre puisse être
imposée par Hitler aux démocraties et aux peuples.
Non seulement la majorité des parlementaires
Le Parti socialiste a sombré en 1940, comme
toutes les autres forces politiques. La SFIO,
minée par ses divisions entre pacifistes et
« bellicistes » et déjà en voie d’éclatement en
1939, n’a pas résisté à la défaite de la France.
78
Les socialistes et la mémoire de la résistance
(90 sur 168, soit 53 %) a voté le 10 juillet 1940 les
pleins pouvoirs à Pétain, mais la direction paulfauriste a mis le parti en sommeil dès le lendemain.
Désormais et durant trois années, il n’y a plus eu de
Parti socialiste, mais des socialistes dispersés selon
leurs choix. Une fraction très minoritaire a choisi
la voie de la soumission, puis de la collaboration,
dont la plus forte expression a été le Rassemblement national populaire (RNP), dirigé par l’ancien
néo-socialiste Marcel Déat, rejoint par quelques
socialistes encore encartés à la SFIO (Paul Rives,
Georges Albertini, ou Georges Soulès par exemple).
Les proches du secrétaire général Paul Faure, sans
aller jusqu’à la collaboration, se sont compromis
avec Vichy, mais non avec les Allemands. « Attentistes », ils ont refusé tout engagement résistant,
appelant les militants à l’accommodement en espérant des temps meilleurs, tels le secrétaire général
adjoint de la SFIO Jean-Baptiste Séverac ou le
député Louis L’Hévéder.
Des activistes, se réclamant de l’autorité morale
de Léon Blum et des 80 parlementaires qui ont
refusé les pleins pouvoirs à Pétain, ont entrepris de
reconstituer une organisation indépendante dans la
clandestinité et appelé militants et sympathisants à
s’engager dans la Résistance. Deux « Comités d’action socialistes » (CAS) se sont constitués durant
l’hiver 1940-1941 ; le premier a vu le jour en zone
occupée, l’autre dans la zone non-occupée, sous la
direction de Daniel Mayer. Les deux ont fusionné
en 1943 pour donner naissance au Parti socialiste clandestin, lequel a siégé à ce titre au Conseil
national de la Résistance. Les socialistes résis-
La participation des socialistes au combat de
l’ombre ne peut se réduire aux « socialistes
résistants ». Plus nombreux encore semblent
avoir été les « résistants socialistes », pour
reprendre une typologie désormais classique,
qui donnèrent la priorité au combat national
et démocratique, comme Pierre Brossolette ou
André Philip par exemple.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
tants ont ainsi été les premiers et les seuls jusqu’à
juin 1941 à reconstituer un parti politique sur les
principes de la Résistance, opposés plus encore
à l’Occupant qu’à Vichy. Pour autant, la participation des socialistes au combat de l’ombre ne
peut se réduire aux « socialistes résistants ». Plus
nombreux encore semblent avoir été les « résistants
socialistes », pour reprendre une typologie désormais classique, qui donnèrent la priorité au combat
national et démocratique, comme Pierre Brossolette
ou André Philip par exemple. Ceux-ci ont irrigué
mouvements et réseaux, mais leur action était
dispersée et ne pouvait être directement comptabilisée au nom du parti.
Cet éparpillement et cette atomisation se sont
révélés préjudiciables en terme de mémoire. Le
choix du PS clandestin de verser ses hommes dans
les organisations existantes et non de constituer des
organisations satellites spécifiques – à l’image du
Front national et des FTP au côté du PCF – prive
ses militants de relais à l’heure de la Libération.
À l’étranger, autre forme de division, des socialistes combattant les forces de l’Axe se sont opposés
violemment, certains se ralliant au général de
Gaulle (comme Georges Boris ou Adrien Tixier),
d’autres s’y opposant (comme Louis Lévy). Tous ces
éléments rendent peu lisible, à la Libération, l’action résistante socialiste, intérieure ou extérieure.
Surtout, les socialistes sont convaincus qu’ils
souffrent d’un déficit d’image à cause du vote du
10 juillet et de l’attitude d’une partie des leurs lors
la Seconde Guerre mondiale. Perçue comme l’une
des forces traditionnelles ayant participé au régime
honni de la IIIe République, ils ne bénéficient pas,
comme l’UDSR ou le MRP par exemple, de l’aspiration au renouveau largement partagé.
Des éléments culturels font aussi obstacle à leur
visibilité au moment où chacun exhibe ses martyrs
et ses héros. Réticents envers l’action armée qui
conduit à sacrifier des militants et à susciter une
violente répression envers les civils – contrairement
au PCF –, les socialistes se sont tournés durant
l’Occupation vers l’activité de propagande, et donc
vers les grands mouvements comme Combat, Libé-
Grands moments
Les socialistes profondément laïques, sont
peu enclins à célébrer leurs martyrs dans des
manifestations teintées de religiosité et de
sentimentalisme. Au congrès de novembre 1944,
si le mot « martyr » revient à sept reprises, ce
qui en dit long sur l’esprit de l’époque, Daniel
Mayer s’exclame « Nous ne battrons pas le
tambour sur le cercueil de nos camarades ! ».
Ils vont le payer cher.
ration-Nord et Libération-Sud, ou vers l’action de
renseignement. Ils ont donc moins de victimes à
afficher et surtout, profondément laïques, sont peu
enclins à célébrer leurs martyrs dans des manifestations teintées de religiosité et de sentimentalisme.
Au congrès de novembre 1944, si le mot « martyr »
revient à sept reprises, ce qui en dit long sur l’esprit de l’époque, Daniel Mayer s’exclame « Nous
ne battrons pas le tambour sur le cercueil de nos
camarades ! ». Ils vont le payer cher.
À la Libération, les hommes issus du PS clandestin,
conscients du rejet de vieux partis, hésitent à abandonner le nom « SFIO ». Pourtant, pour ne pas le
laisser aux paul-fauristes qui cherchent à revenir, ils
le reprennent tout en affirmant avoir été totalement
renouvelés par la Résistance, ce qui est vrai au plan
des hommes. Les socialistes pratiquent l’épuration
la plus impitoyable de la classe politique. Aussi les
Résistants, pris au sens large, occupent l’immense
majorité des places dans le parti reconstruit : les
« résistants socialistes » s’imposent à la direction du parti et, avec les « socialistes résistants »,
ils comptent pour 85 % des parlementaires de la
SFIO tout au long de la IVe République1. Mais, les
militants et une partie des cadres refusent l’élargissement du parti à ceux qui ne sont pas issus de l’organisation, freinant par là même le rajeunissement
et la féminisation. Ce renouvellement endogène ne
permet pas d’associer d’autres résistants à l’image
du parti, comme sut si bien le faire le PCF avec ses
compagnons de route.
La Résistance devient vite pourtant un problème
79
pour les socialistes qui ratent une occasion de
renouvellement doctrinal. Sur ce plan, le congrès
de 1946 récuse les enseignements que Léon Blum
a tirés de l’Occupation et de la Résistance, en rejetant le « faux humanisme » du vieux leader. Ce
faisant, il liquide la direction issue de la Résistance
en écartant Daniel Mayer. L’homme qui incarne la
résistance socialiste se trouve marginalisé ainsi que
les blumistes. En termes d’identité et d’image résistante, ce n’est pas sans conséquences.
Le déficit de la mémoire
de la Résistance socialiste
Depuis la Libération, la mémoire socialiste de la
Résistance n’a pu s’imposer et, au contraire, a subi
les aléas chronologiques parallèles, mais néanmoins moins complexes que ceux de la mémoire
nationale, pour lesquels l’historien Henri Rousso
a pu distinguer six temps. Ils ont tout d’abord
partagé, mais en mineur, le mythe de la France unie
derrière résistante. On le sait, gaullistes et communistes forgent dans l’après-guerre deux mémoires
concurrentes, mais complémentaires, de la résistance ; lesquelles écrasent toutes les autres, parmi
lesquelles la mémoire socialiste. Les gaullistes
célèbrent le rôle décisif de l’homme du 18 juin et de
la France Libre, créent le mythe d’une France tout
entière dressée contre l’ennemi derrière leur héros.
Le PCF affiche l’image de premier parti de la résistance intérieure, de « parti des 75 000 fusillés »
revendiquant fièrement ses martyrs, le courage de
Le congrès de 1946 récuse les enseignements
que Léon Blum a tirés de l’Occupation et de la
Résistance, en rejetant le « faux humanisme »
du vieux leader. Ce faisant, il liquide la
direction issue de la Résistance en écartant
Daniel Mayer. L’homme qui incarne la résistance
socialiste se trouve marginalisé
ainsi que les blumistes.
80
ses militants et prétendent incarner cette France
tout entière par métonymie. Gaullistes et communistes diffusent la vision d’une France occupée dans
laquelle la collaboration se réduit à un phénomène
criminel et marginal, d’une « poignée de misérables ». Or, parmi la « poignée de misérables »
se trouvent justement des socialistes, ou d’anciens
socialistes comme Marcel Déat. Surtout, la majorité des anciens parlementaires socialistes a voté les
pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Aussi, depuis
la Libération, les socialistes sont convaincus qu’ils
souffrent d’une mauvaise image à cause de l’attitude
des « traîtres » lors la Seconde Guerre mondiale2.
Très vite des socialistes ont pris conscience de ce
déficit d’image et espéré le combler. Ils ont demandé
aux fédérations de faire connaître les leurs tombés
dans le combat clandestin et d’écrire des monographies, mais les rares productions locales sont
restées sans lendemain, alors que leurs concurrents
faisaient paraître à profusion des hagiographies.
Une brochure de Robert Verdier intitulée La vie
clandestine du PS parue en 1944 aux Éditions de
la Liberté n’a pas eu de prolongement durant plus
de deux décennies. Leur combat mémoriel en ces
années a surtout été mené par les municipalités
socialistes baptisant des avenues Marx Dormoy, Léo
Lagrange, Pierre Brossolette, ou Suzanne Buisson,
par exemple. Daniel Mayer et ses amis, qui ont
essayé d’entretenir la flamme du souvenir, semblent
avoir espéré des travaux des historiens pour faire
justice de l’action des leurs. Avec le président du
Conseil Félix Gouin, ils ont été à l’origine de la
création du Comité d’histoire de la Seconde Guerre
mondiale, animé par le socialiste Henri Michel, qui
a rassemblé témoignages, documents et recherches
sur la Résistance en général.
Avec la guerre froide, qui redistribue en partie les
cartes à partir de 1947, la défense de la mémoire
résistante devient plus difficile. Face au retour des
vichystes et du « vent mauvais », des résistants
socialistes se dressent, combattant les lois d’amnistie, l’assimilation des hommes du STO à des
déportés, en essayant d’entretenir la flamme, mais
le temps n’est plus à l’autoglorification, plutôt à la
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Les socialistes et la mémoire de la résistance
Le retour au pouvoir du général de Gaulle
ranime la mémoire gaulliste, et par contre
coup la mémoire communiste, à l’heure où les
socialistes en crise se dispersent et sont au plus
bas. Ce n’est qu’au lendemain des événements
de 1968 que parait le seul et unique livre
sur Les socialistes dans la Résistance,
écrit par Daniel Mayer, une fois de plus
gardien de la flamme.
défense de la mémoire de la Résistance en général.
Daniel Mayer se montre ainsi très actif au Comité
d’action de la Résistance créé en 1948, pour maintenir, propager et exalter l’esprit de la Résistance.
Le retour au pouvoir du général de Gaulle ranime
la mémoire gaulliste, et par contre coup la mémoire
communiste, à l’heure où les socialistes en crise se
dispersent et sont au plus bas. Ce n’est qu’au lendemain des événements de 1968 que parait le seul et
unique livre sur Les socialistes dans la Résistance,
écrit par Daniel Mayer, une fois de plus gardien de
la flamme. Il permet aux défenseurs de la mémoire
socialiste de revendiquer leur part dans le combat
de l’ombre, mais sa réception ne semble pas avoir
été très large et il a vite été oublié. Les socialistes
d’Épinay ont participé à leur façon au refoulement
général de l’histoire de l’Occupation et de la Résistance par leur rejet de toute la période SFIO. Non
seulement leur attitude n’a pas aidé à l’examen
serein de l’histoire de la Résistance, mais, au
contraire, a facilité des amalgames fâcheux, allant
jusqu’à associer guesdisme (comprenez mollétisme)
et collaboration.
Progressivement la Résistance socialiste va être
étudiée et redécouverte par des générations de politistes et d’historiens qui n’ont pas connu le conflit.
Le premier d’entre eux a été Marc Sadoun dans
les années soixante-dix3. Ouvrage pionnier, il est
inscrit dans la lecture de ce temps, divisant les
hommes en résistants, collaborateurs et attentistes,
éclairant les forces et les faiblesses, il a surtout
confirmé l’existence d’une résistance socialiste
Grands moments
bien réelle. Puis, de nombreuses monographies
de mouvements et réseaux ont constaté, par-delà
leur éclatement qui l’avait jusqu’alors masquée,
la place majeure prise dans la Résistance par les
socialistes. Un colloque, tenu en 1999, a constitué
une avancée significative4 en faisant la synthèse de
tous ces travaux. D’autres sont venus le confirmer
depuis et une nouvelle synthèse serait possible
désormais. Pour autant, cette reconnaissance scientifique, donc confidentielle, semble ne pas avoir eu
d’incidence sur la mémoire militante socialiste qui
ignore massivement aujourd’hui qui étaient LéonMaurice Nordmann, Jean Lebas, René Boulanger,
Alexandre Fourny, Marie Oyon, Pierre et Andrée
Viénot ou Isidore Berhneim pour ne citer qu’eux. Et
cela à l’heure où, de façon insidieuse, des attaques
d’adversaires intéressés fleurissent, les accusant de
tous les maux dans cette période.
Face à l’oubli et aux « assassins
de la mémoire »
Les polémiques à propos de François Mitterrand,
après le livre de Pierre Péan Une Jeunesse française,
ont ouvert une ère du soupçon et un cycle de dénonciations de l’action des socialistes dans les années
noires. Les « assassins de la mémoire » chers à
Pierre Vidal-Naquet ne sont pas seulement les négationnistes. À droite et à l’extrême droite, depuis des
Les polémiques à propos de François Mitterrand,
après le livre de Pierre Péan Une Jeunesse
française, ont ouvert une ère du soupçon et un
cycle de dénonciations de l’action des socialistes
dans les années noires. À droite et à l’extrême
droite, depuis des années, une active offensive
de délégitimation est à l’œuvre, conduite
notamment par des histrions qui prônent
l’union des deux droites.
81
années, une active offensive de délégitimation est à
l’œuvre, conduite notamment par des histrions qui
prônent l’union des deux droites. Qu’Éric Zemmour
soit le plus actif dans ce domaine sur Internet n’étonnera pas. En y tapant les mots « collaboration » et
« socialiste », on trouve au premier rang une vidéo
intitulée « la gauche fut la mère de la collaboration ! ». Elle débute par ce message écrit et répété à
l’envie : « 80 % des collabos venaient de la gauche !
Eh oui, ça fait mal, mais c’est la vérité ! ». Sont cités
pêle-mêle comme étant des hommes venus de la
gauche : Pierre Laval, Pierre Drieu La Rochelle,
Jean Luchaire, Jacques Doriot, Marcel Déat et bien
d’autres. Citant le livre de l’historien israélien Simon
Epstein, Un paradoxe français, Zemmour martèle
« il y a des listes interminables ». Certaines défilent
sous forme de panneaux et de photographies ou de
courts extraits de discours de chefs de la collaboration classés à gauche. Parmi ces panneaux celui-ci :
« Savez-vous que 12 des 17 ministres SFIO de la
fin de la IIIe République furent exclus de ce parti
après guerre pour leur comportement collaborateur avant ». À l’inverse sont glorifiés les « gens de
l’Action française qui sont partis à Londres ou dans
le maquis », les antisémites venus à Londres avec
l’affirmation suivante : « Les premiers résistants, les
premiers Français libres, furent pour la plupart des
gens de droite, voire des gens qu’ils appellent de
l’extrême droite et de l’Action française, par patriotisme ».
Internet, source de documentation appréciable,
est un miroir significatif des idées reçues et autres
clichés. Tout un antisocialisme se nourrit de
« révélations » sur cette période. On pourrait rire
ou sourire face à la grossièreté de la manœuvre.
Se dire qu’il s’agit d’une opération révisionniste
interne à la droite, visant à nier la part première de
ses devanciers dans la collaboration. Face à l’extrême droite raciste, on devine l’intérêt d’affirmer
qu’il n’y a pas de ligne de partage entre les républicains et les ennemis de la démocratie et les antisémites, d’oublier que gaullistes et socialistes ont
mené un combat en commun contre les fascismes
allemands et français. On pourrait aussi se dire,
82
s’agissant de Zemmour, qu’il ne s’agit ici que d’un
professionnel de la dénonciation de la gauche. Mais
il suffit de voir le nombre de sites où sont diffusés
ces listes et ces amalgames, d’en parcourir certains,
pour voir combien ces thèses circulent. Plus
grave, la maladresse de nombreux commentaires
d’hommes de gauche qui s’efforcent de répondre à
Les socialistes et la mémoire de la résistance
ces attaques – sans connaissances sérieuses pour
le faire – montre qu’elles ne sont pas sans effet et
que les socialistes ont toujours mal à leur histoire.
Aujourd’hui, alors qu’Internet devient le premier
média populaire, la mémoire du rôle des socialistes
dans la Résistance n’est pas considérée comme un
enjeu par le Parti socialiste. À tort.
1. Noëlline Castagnez, Socialistes en République, Les parlementaires SFIO de la IVe République, Presses universitaires
de France, 2004, 413 p.
2. Gilles Morin, « La trahison chez les socialistes, ou juger de ses traîtres durant la Seconde Guerre mondiale », dans
Sylvain Boulouque et Pascal Girard, Traîtres et trahison, Paris, Seli Arslan, 2007, p. 124-141.
3. Marc Sadoun, Les socialistes sous l’Occupation, Paris, Presses de la FNSP, 1982.
4. Pierre Guidoni et Robert Verdier, Les socialistes en Résistance (1940-1944), Seli Arslan, 1999.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Laurent Jalabert
est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Pau
1971, le congrès d’Epinay
dans la mémoire des socialistes 
L
e week-end du 11 au 13 juin 1971,
date du congrès extraordinaire de
l’unité du Parti socialiste (PS), reste gravé
dans la mémoire des socialistes comme celle
de la « renaissance du socialisme français »
comme le mentionne dans un dossier la
fondation Jean Jaurès1. Si l’histoire de ce
congrès extraordinaire visant à l’unité des
socialistes est désormais bien connue compte
tenu de l’abondance des sources disponibles
et de nombre des témoignages concomitants
autour de son déroulement, sa mémoire agit
souvent comme un miroir déformant pour la
compréhension du socialisme français sous
la Ve République.
Instant clef de la refondation de la vie politique française, le congrès d’Épinay est une étape décisive,
un accélérateur de la recomposition de la gauche
socialiste au tournant des années 1970. Dans un
processus entamé avec la fondation du nouveau
régime, qui s’est traduit d’abord par la décomposition progressive de la SFIO et l’émergence de forces
centrifuges groupusculaires (type PSU, ou clubs),
puis par des tentatives fédératives aux contours
variables (Grande fédération de Gaston Defferre,
Fédération de la gauche démocrate et socialiste de
François Mitterrand (FGDS), Nouveau Parti socialiste (NPS) d’Alain Savary, le congrès extraordinaire
de juin 1971 est une étape centrale qui conduit la
nouvelle équipe élue à transformer durablement
les structures du parti et à établir une stratégie de
développement neuve, plus en prise avec l’opinion
et le contexte politique. Le processus unitaire ne
s’achève d’ailleurs qu’en janvier 1975 avec l’inté-
Les termes « renaissance », « naissance »,
« fondation » communément utilisés
aujourd’hui notamment dans les récits
– en particulier les témoignages
de dirigeants d’alors –, relèvent
plus de la logique du discours politique ou
mémoriel que de celui de l’analyse de la
recherche historique contemporaine.
84
1971, le congrès d’Epinay dans la mémoire des socialistes 
gration d’une partie du PSU, au congrès de Pau du
PS, congrès qui vient parachever les Assises du
socialisme de l’automne 1974.
Les termes « renaissance », « naissance », « fondation » communément utilisés aujourd’hui notamment dans les récits – en particulier les témoignages
de dirigeants d’alors –, relèvent plus de la logique
du discours politique ou mémoriel que de celui de
l’analyse de la recherche historique contemporaine.
Sans renier le rôle décisif et central de ce congrès
dans le processus de recomposition des forces politiques françaises au début de la Ve République
– car le congrès agit sur la famille socialiste directement mais indirectement aussi sur le PCF et enfin
sur la droite qui en sera rapidement embarrassée et
qui sera d’ailleurs elle-même amenée à se recomposer assez rapidement après 1974 –, il convient ici
d’examiner pourquoi il devient un congrès presque
mythique aux yeux de ceux qui l’ont vécu, ou de
ceux qui en conservent aujourd’hui la mémoire.
Trois éléments peuvent expliquer l’importance de
cette mémoire.
L’unité tant attendue
Le premier élément s’inscrit dans le contexte de
l’époque. La gauche socialiste subit depuis la guerre
d’Algérie une suite de crises politiques dont l’issue
est tardive. Ces crises sont de natures diverses mais
semblent ne plus pouvoir s’arrêter aux yeux de l’opinion : la position du gouvernement Mollet sur les
affaires algériennes est une rupture évidente dans
la mémoire de bien des socialistes, l’incompréhension entre le secrétaire général et les jeunes socialistes est évidente, l’ensemble des témoignages de
Jean-Pierre Chevènement, Claude Estier, Michel
Rocard, Pierre Joxe, Louis Mermaz, etc. sont en
ce sens édifiants. Les ruptures sont ici individuelles, ou parfois plus politiques, en témoigne le
départ d’Alain Savary du gouvernement. Second
marqueur de la crise de confiance envers les dirigeants, le soutien aux institutions de la Ve République par la SFIO et l’appui au général de Gaulle
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
de Guy Mollet qui génère une incompréhension de
bien des militants. Plus que contre l’homme, c’est
contre les institutions d’un régime présidentiel que
se positionnent certains socialistes qui vont alors se
réfugier dans des groupements divers que fédéreront un temps le PSA, puis le PSU. Ces deux crises
politiques majeures pour la famille socialiste ne
sont pas les seules de cette période de la fin des
années 1950 : les lézardes internes à la SFIO ont
été nombreuses sur les questions européennes par
exemple. La mémoire négative de tels événements
est incontestablement survalorisée en 1971 au
moment du congrès d’Épinay. Tous les récits mémoriels font de Guy Mollet, qui concentre autour de
sa personne le souvenir de ces crises, l’ennemi de
la recomposition et de l’unité. Épinay c’est enfin la
sortie de la crise, et la sortie de Guy Mollet.
L’unité est attendue avec force en 1971, parce que le
socialisme français des années 1960 est éclaté, face
à une droite coalisée derrière la figure du général
de Gaulle, et face à un PCF fort qui apparaît comme
un bloc monolithique. L’unité est aussi attendue
parce que depuis les crises des années 1950,
pendant plus de 10 ans, les forces socialistes, ou
radicales-socialistes, n’ont pas été capables de faire
un bloc uni face aux droites, voire même face au
PCF. Elles ont essayé, avec l’aventure de la Grande
fédération de Defferre qui tourne court avant même
d’avoir commencé en 1963 ; avec l’essai de François Mitterrand par la FGDS, qui débouche sur la
déroute de juin 1968 ; avec la difficile année 1969,
le congrès manqué de l’unité – et oublié - d’Alfortville en mai et surtout le bancal ticket Defferre/
Mendès de juin 1969 qui s’achève par la débâcle
électorale lors de l’élection présidentielle… La naissance d’un Nouveau parti socialiste la même année
Tous les récits mémoriels font de Guy Mollet,
qui concentre autour de sa personne le souvenir
de ces crises, l’ennemi de la recomposition et
de l’unité. Épinay c’est enfin la sortie de la
crise, et la sortie de Guy Mollet.
Grands moments
n’y change rien, Alain Savary n’a pu coaliser toute la
famille et passe deux années à tenter de faire taire
les oppositions internes, celle du CERES et celle
des amis d’André Chandernagor sur l’aile droite.
Dans cette logique qui relève surtout de conflits de
personnes ou de stratégies divergentes, la mémoire
stigmatise là encore les responsabilités autour de
Guy Mollet, comme celui qui bloque les processus
entamés : ennemi juré de Defferre, refusant François Mitterrand, téléguidant Alain Savary… celui
qui reste à la tête de la SFIO jusqu’en mai 1969
est incontestablement diabolisé – ce que les historiens nuancent souvent, sans le déresponsabiliser
pleinement de son rôle carrefour dans la vie partisane des années 1960. Compte tenu de cette somme
d’échecs répétés, Épinay est l’instant de la libération collective : « enfin l’unité retrouvée ! », et ce,
même si le PSU reste en dehors, si les clivages ont
été d’une virulence inouïe (les récits des protagonistes tournent souvent, chez les vainqueurs tout au
moins, à des notes d’humour un peu acides).
Épinay apparaît donc comme l’instant libératoire,
le temps « t » où, enfin, la crise est derrière, son
responsable – Guy Mollet - anéanti… La voie est
libre pour la reconstruction. Telle n’était pourtant pas
la réalité du moment, la coalition en place est très
hétérogène (elle explosera dès janvier 1975, trois ans
et demi plus tard, ce qui est très court) et l’opposition
est encore en passe de se restructurer (Alain Savary
choisira d’éviter le combat à partir de l’automne 1971
et le courant Mollet se disloquera dans les deux
années qui suivent). Épinay, c’est la fin des « années
horribles », de l’échec de la gauche face à la droite,
de l’échec des socialistes face à un PCF puissant qui
focalise tous les regards autour de lui, voire même de
l’échec des socialistes face à l’émergence de courants
alternatifs ou « gauchistes ». La mémoire d’Épinay
intègre cet instant libératoire.
Le renouveau partisan
Épinay n’est pas qu’une libération dans la mémoire
des socialistes. C’est aussi le début d’une recons-
85
Épinay n’est pas qu’une libération dans la
mémoire des socialistes. C’est aussi le début
d’une reconstruction partisane durable, dont
le PS d’aujourd’hui est l’héritier. La mémoire
est telle que l’on distingue même le NPS
d’Alain Savary, du PS de Mitterrand, comme s’il
s’agissait de deux mouvements indépendants
l’un de l’autre. Il n’en est rien : le parti reste le
même, le siège aussi etc.
truction partisane durable, dont le PS d’aujourd’hui
est l’héritier. La mémoire est telle que l’on distingue
même le NPS d’Alain Savary, du PS de Mitterrand,
comme s’il s’agissait de deux mouvements indépendants l’un de l’autre. Il n’en est rien : le parti reste
le même, le siège aussi etc. et certaines stratégies
évoluent peu, par exemple les rencontres avec le
PCF qui existaient déjà, même si le contenu des
discussions se transforme durablement. À Épinay,
seule l’équipe de direction change. Mais il est vrai
que celle-ci se montre immédiatement plus efficace
que celle qui a précédé dans ses choix stratégiques
et surtout dans son dynamisme : l’élaboration d’un
nouveau programme était bien en œuvre au NPS,
mais le Plan d’action socialiste, texte très idéologique,
n‘avait séduit personne… Le « Changez la vie »
de Jean-Pierre Chevènement, puis le Programme
commun signé avec le PCF et le MRG, sont des
textes qui font l’actualité et affolent la droite. Là où
le NPS n’attire que l’indifférence, le PS attire les
regards. Il en est de même à bien des niveaux : renouvellement des secrétaires fédéraux (A. Savary avait
essayé maladroitement, F. Mitterrand et son équipe
s’y emploient avec vigueur) ; développement d’une
communication moderne (toujours appelée « propagande ») ; formation des dirigeants et des militants
(par P. Joxe et L. Jospin) ; etc. Épinay devient l’instant
où émerge une équipe neuve (ce qui serait à repositionner car la plupart des dirigeants ont déjà une
longue carrière politique dans les groupuscules des
années 1960, notamment les clubs) qui structure le
parti durablement. Tout commence à Épinay dans la
86
1971, le congrès d’Epinay dans la mémoire des socialistes 
mémoire socialiste, les épisodes antérieurs, que l’historien retient comme des moments structurants de la
recomposition des forces politiques, sont oubliés de
la mémoire collective des socialistes.
Une dynamique victorieuse
Troisième et dernier élément évoqué ici, l’idée que
1971 serait un point de départ et 1981 un point
d’arrivée. Autrement dit, le congrès d’Épinay serait
bel et bien le congrès qui enclenche le processus de
la dynamique de la victoire de François Mitterrand
le 10 mai 1981. La construction mémorielle s’appuie sur une réalité, la croissance du PS ou de ses
représentants dans les divers scrutins : dès 1972,
lors du référendum européen la position abstentionniste du PS lui permet de se démarquer et d’affirmer
sa différence dans le jeu partisan, avec un relatif
succès puisque les Français, déjà un peu boudeurs
des questions européennes, ne se pressent guère
pour voter. 1973, les élections législatives sont un
moment clef dans le sens où elles portent la génération Épinay à l’Assemblée nationale. Pour l’historien, ces élections sont peut-être plus importantes
que le congrès d’Épinay pour la structuration de la
gauche socialiste, car elles permettent aux entourages de François Mitterrand de ne se consacrer
qu’à la politique et de mieux organiser la vie interne
du PS. La mémoire renvoie, on l’a dit, à 1971. 1974,
une défaite, considérée comme une victoire morale :
la dynamique victorieuse est attendue, l’écart de
voix très court vient confirmer que le Premier secrétaire est l’homme de la situation, une fois encore,
Épinay est à l’origine de ce vrai-faux succès…
1977, les élections municipales ajoutent une pierre
à l’édifice. Si 1978 et 1979 sont des parenthèses,
1981 consacre enfin la stratégie du congrès de
l’Unité. 10 ans pour reconquérir l’opinion et gagner,
comme l’avait promis François Mitterrand quand il
s’empare de la tête du PS !
Construire l’unité, construire le parti, construire la
victoire… tels sont incontestablement les trois socles
qui constituent la mémoire du congrès d’Épinay
chez les socialistes. Cette perception n’est pas éloignée de la réalité, notamment de la réalité vécue par
les militants comme par les dirigeants. Pour autant,
l’historien la nuance. L’unité est une longue marche
progressive, qui se situe en amont comme en aval de
l’année 1971… et elle n’aboutit que parce qu’elle est
le fruit d’un processus complexe antérieur qu’il faut
comprendre et prendre en compte. La reconstruction
du PS de la même façon ne date pas d’Épinay, même
si elle s’accélère ensuite. Elle doit être resituée dans
des ensembles élargis, par rapport à la vie politique
française, ou par rapport à d’autres partis sociauxdémocrates européens… Dans cet ensemble,
Épinay est un moment fort pour la vie intérieure du
parti, mais non exclusif. Enfin, la victoire de 1981
repose sur la capacité du candidat socialiste à s’appuyer sur la dynamique de 1971, mais certainement
moins que lors de son beau score de 1974. En 1981,
il doit aussi son succès à l’affaissement du PCF dans
l’opinion, aux errements de la droite… et au besoin
d’alternance qu’exprime l’opinion, dans une situation économique difficile. Alors oui, 1971 est bien
une date clef, un accélérateur de l’histoire du socialisme français, d’où une mémoire omniprésente,
mais tout de même exagérée dans l’importance que
les socialistes lui accordent parfois par rapport à des
phénomènes plus lents, moins visibles et peut-être
plus prégnants.
Éléments bibliographiques
Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Les socialistes français, l’ambition et le remords, Fayard, 2007.
Laurent Jalabert, La reconstruction de la gauche
socialiste (1968-1975), Mémoire d’HDr, IEP de
Paris, 2007 (à paraître).
Noëlline Castagnez, Laurent Jalabert, Marc Lazar,
Gilles Morin, Jean-François Sirinelli, Le PSU,
histoire et postérité, Rennes, PUR, 2013.
1. http://www.jean-jaures.org/Publications/Dossiers/Le-congres-de-l-Unite-a-Epinay-sur-Seine-les-11-12-et-13-juin1971-pour-la-renaissance-du-Parti-socialiste
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Gérard Bossuat
est professeur des universités (Chaire Jean Monnet) à l’université de Cergy-Pontoise.
Les socialistes
dans la construction européenne.
Bilan d’une histoire passionnée
et complexe
C
et article a pour ambition de montrer
quel attachement les socialistes français ont porté à l’effort de construction européenne depuis 1945. Le clivage politique
sur l’Europe n’est pas une question de parti.
Les questions des institutions, de l’élargissement, de l’approfondissement divisent les
familles politiques. Quelle est la réponse des
socialistes ?
En 1920 les socialistes français ont soutenu le
projet de « lien fédéral européen » d’Aristide
Briand, ministre des Affaires étrangères. Briand
échoua, mais certains socialistes, briandistes aveuglés par leur foi européenne, ont accepté le projet
nazi d’Europe nouvelle et la Révolution nationale de
Vichy (Paul Faure, Charles Spinasse)1.
Des États-Unis du monde
aux États-Unis d’Europe
Dans la Résistance, au sein du Comité d’Action
socialiste (CAS) animé par Daniel Mayer, les chefs
clandestins, inspirés par Léon Blum, estimaient
indispensable de bâtir une organisation mondiale de
sécurité. Léon Blum demanda en 1941 la création
d’un « corps international puissant et efficace »,
supranational. Il écrivit, dans À l’échelle humaine,
que la solution était d’incorporer « la nation allemande dans une communauté internationale » et
de développer les forces démocratiques en 19392.
À Alger en 1943, où siégeait le Comité français
de Libération nationale (CFLN) de de Gaulle, les
socialistes étaient plus favorables à une organisation internationale qu’à une union européenne. Le
Populaire clandestin utilisa les termes de « société
des États-Unis du Monde » et de « Super État… »3.
88
Les socialistes dans la construction européenne
En novembre 1944, le Manifeste au peuple
de France du PS invitait les Français
à bâtir une « organisation mondiale
de la sécurité collective » supranationale.
Les États-Unis du monde étaient l’objectif
principal des socialistes.
En novembre 1944, le Manifeste au peuple de
France du PS invitait les Français à bâtir une
« organisation mondiale de la sécurité collective »
supranationale4. Les États-Unis du monde étaient
l’objectif principal des socialistes.
La réalité à la Libération amena les socialistes français à recommander l’unité européenne en premier.
En effet, les années 1946-1948 foisonnèrent de
projets d’unité européenne à l’initiative des mouvements fédéralistes européens. Churchill, à Zurich
en 1946, appuya les européistes confédéralistes. La
guerre froide fit comprendre à Blum que la sécurité
mondiale ne pourrait être assurée par une organisation mondiale. Il milita alors pour une union occidentale fédérale qu’il crut reconnaître, à tort, dans
l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). Le Congrès à La Haye des européistes en mai 1948 fut à l’origine du Conseil de
l’Europe (1949). Guy Mollet, secrétaire général du
Parti socialiste, participa à la création du Conseil
de l’Europe (5 mai 1949). Mais aucune union européenne fédérale n’en sortit de fait de la résistance
des États aux abandons de souveraineté5. La SFIO
défendait alors une Fédération européenne des
peuples libres, y compris les Allemands.
Les réseaux socialistes
pour l’unité européenne
dans les années cinquante
Il est essentiel de dire que des réseaux européistes
se sont organisé dans le parti et dans des associations spécifiques. Blum s’était converti à l’Europe
et y avait amené Guy Mollet, secrétaire général de
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
la SFIO6. Guy Mollet investit les nouvelles organisations d’unité européenne. Ministre d’État chargé
du Conseil de l’Europe (juillet 1950-août 1951),
il présida l’Intergroupe socialiste du Conseil de
l’Europe et le groupe socialiste de l’Assemblée
commune de la CECA. Il fut élu président de
l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe
le 21 mai 1954. Surtout, chef du gouvernement
en 1956-1957, il mena à bien les négociations des
Traités de Rome en s’appuyant sur des hommes sûrs :
Alexandre Verret, Émile Noël, Robert Marjolin, ou
encore Gérard Jaquet, Christian Pineau, et Maurice
Faure. Jacques Piette, « un homme de l’ombre »,
s’occupa des questions économiques européennes,
tout comme Michel Cépède des affaires agricoles.
D’autres socialistes, André Ferrat, directeur d’un
hebdomadaire, Demain, et Marceau Pivert, représentaient un autre groupe d’européistes, fédéralistes actifs et ardents. La commission des Affaires
internationales (CAI) de la SFIO fut une source
d’expertise sur les affaires européennes 
avec
Gérard Rosenthal et Alain Savary. Les européistes
de la SFIO étaient en relation constante avec des
leaders et des militants sociaux-démocrates européens. Les débats sur la CED révélèrent la vigueur
d’un courant socialiste hostile à la petite Europe
et au réarmement de l’Allemagne autour de Jules
Moch, Salomon Grumbach, Daniel Mayer. On trouvait donc parmi les socialistes des fédéralistes,
mondialistes ou européens (André Ferrat), et des
réalistes, attachés aux institutions d’unité créés par
des compromis entre les partis politiques. Michel
Cépède, Guy Mollet et même Léon Blum en furent
de bons exemples.
On trouvait parmi les socialistes des
fédéralistes, mondialistes ou européens
(André Ferrat), et des réalistes, attachés aux
institutions d’unité créés par des compromis
entre les partis politiques. Michel Cépède,
Guy Mollet et même Léon Blum en furent
de bons exemples.
Grands moments
Un mouvement fut très structurant pour les socialistes européistes, le Mouvement pour les ÉtatsUnis socialistes d’Europe (MEUSE). Marceau
Pivert puis Gérard Jaquet en furent les animateurs.
De dimension européenne, il accueillit libéralement
en 1947 les socialistes allemands. La SFIO accepta
les thèses du MEUSE. Mais le projet d’États-Unis
socialistes d’Europe s’avéra utopique. Le MEUSE
se transforma en Mouvement socialiste et démocrate
pour les États-Unis d’Europe puis devint la Gauche
européenne. Il adhéra au Mouvement européen. Un
autre espace d’action européenne et internationale
pour les socialistes était le Comisco (Comité pour
les conférences socialistes internationales), devenu
l’Internationale socialiste en 1951 à Francfort. Les
partis socialistes européens débattirent de la Fédération européenne à Paris les 24-25 avril 1948.7
Mais les débats échappèrent aux Fédéralistes8.
Les « eurosocialistes » français acceptèrent des
compromis sur l’Union politique pour protéger la
fraternité franco-britannique. Les mondialistes
s’accrochèrent avec les Fédéralistes européistes.
L’Internationale socialiste créa, en janvier 1953, un
Comité européen qui participa à l’animation politique d’un espace public socialiste européen9.
Les nouvelles institutions européennes facilitèrent
l’expression politique des socialistes européistes.
Un Intergroupe socialiste fut créé à l’Assemblée
consultative et un Groupe socialiste à l’Assemblée
commune de la CECA. La parole socialiste s’élabora et se croisa au sein de l’Intergroupe, du groupe
socialiste de l’Assemblée commune et du bureau
de l’IS. La naissance de deux nouvelles Communautés en 1957 entraîna la création d’un Bureau
de liaison des partis socialistes des Communautés
européennes. La prise en compte de l’Europe
sociale fut un point fort des PS de l’Europe des
Six. En revanche l’intervention de la puissance
publique européenne dans l’économie suscita des
conflits10. Avec l’élection au suffrage universel du
Parlement européen en 1979, les partis socialistes
organisèrent une Union des partis socialistes de
la Communauté européenne (UPSCE) en 1974,
transformée en 1992 en Parti des socialistes euro-
89
péens (PSE)11. L’UPSCE présenta un programme
politique aux électeurs au moment des élections au
Parlement européen non sans difficultés inhérentes
aux logiques nationales des partis membres.
Les socialistes acceptent
le 9 mai 1950 et inventent la CEE
Trois événements comptèrent dans les années
cinquante : la déclaration Schuman du 9 mai 1950,
une initiative de Jean Monnet et de Robert Schuman,
la CED (1950-1952), rejetée en août 1954 et les
Traités de Rome du 25 mars 1957. Un premier choc
se produisit avec la Déclaration du 9 mai 1950.
Jamais les socialistes n’avaient envisagé une petite
Europe, hors du Conseil de l’Europe. Le Comité
directeur de la SFIO souhaita immédiatement
placer politiquement la future Haute autorité sous
la direction du Conseil de l’Europe. Guy Mollet
obtint de Jean Monnet la création d’une Assemblée démocratique. Les socialistes se résignèrent
donc à la petite Europe des Six, l’Europe vaticane
dirent-ils, parce qu’elle réalisait enfin des transferts
limités de souveraineté dans un secteur décisif.
Mais leur soutien s’effrita avec le projet de Communauté européenne de Défense (CED) du 25 octobre
1950, lancé par René Pleven et Jean Monnet. Certes
la CED fut officiellement acceptée par la SFIO, et la
signature du traité de la CED en mai 1952 provoqua
l’étude d’un projet d’Autorité politique européenne
(APE). Mais le projet d’APE était tellement fédéraliste qu’il effraya même Guy Mollet. 53 députés
socialistes, contre la position de la SFIO, votèrent
contre le traité de CED, le 30 août 1954. La rupture
accéléra le trouble au sein de la SFIO sur la politique européenne. Elle perdure encore.
En revanche, revenue au pouvoir en février 1956,
la SFIO soutint Guy Mollet, chef du gouvernement,
pour négocier la création de deux nouvelles communautés, la CEE et l’Euratom. Les motivations de
Mollet relevaient de ses convictions personnelles,
de son analyse du faible rôle de l’Europe au sein de
l’Alliance atlantique12, de l’urgence à moderniser
90
Les socialistes dans la construction européenne
le pays. Guy Mollet présenta aussi un programme
d’Europe sociale, au service des travailleurs, à côté
d’une Europe des marchands. Guy Mollet fut l’un
des fondateurs de l’Europe, en dépit des difficultés
économiques conjoncturelles13.
Sauver les Communautés (1958-1981)
La période gaulliste, pompidolienne et giscardienne comprise entre juin 1958 et mai 1981, fut
majoritairement un temps d’opposition des socialistes. Ils soutinrent de Gaulle en juin 1958 qui
accepta les Communautés. Mais ils affichèrent
des convictions européennes incompatibles avec
l’Europe des États du président de la République.
Ils voulaient une Europe unie, démocratique et
socialiste, solidaire et harmonisée économiquement14. Réagissant à la crise de la chaise vide à
Bruxelles (juin 1965), provoquée par le général
de Gaulle, la SFIO dénonça l’Europe des nationalismes15. Les socialistes exigèrent de passer au vote
à la majorité qualifiée au Conseil des ministres des
Communautés. La SFIO recommanda l’adhésion de
la Grande-Bretagne aux Communautés, et, comme
Monnet, le rééquilibrage de l’OTAN par une Union
européenne élargie. La position de la SFIO était
d’obtenir des transferts de souveraineté des États
« dans des domaines précis et limités » à un pouvoir
politique européen16. En bref, la SFIO proposait
La CED fut officiellement acceptée par la
SFIO, et la signature du traité de la CED
en mai 1952 provoqua l’étude d’un projet
d’Autorité politique européenne (APE). Mais
le projet d’APE était tellement fédéraliste
qu’il effraya même Guy Mollet. 53 députés
socialistes, contre la position de la SFIO,
votèrent contre le traité de CED, le 30 août
1954. La rupture accéléra le trouble au sein
de la SFIO sur la politique européenne.
Elle perdure encore.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Le programme de François Mitterrand,
candidat d’opposition, à la présidentielle
en 1965, imaginait audacieusement
« l’élargissement du secteur commun au plan,
à la santé, à la recherche, à la monnaie ». La
FGDS, née en septembre 1965 (SFIO, Radicaux,
UDSR, CIR, autres clubs, Cercles Jean-Jaurès),
s’avéra très fédéraliste.
une Europe ouverte aux Britanniques, anticapitaliste, planifiée démocratiquement17. Elle dénonçait
les dérives technocratiques de Bruxelles18, le tout
libre-échange du Marché commun, tandis que l’Europe sociale et citoyenne était oubliée. Malgré ces
limites, les socialistes concluaient qu’il était utile
de construire une économie de marché, libérale
certes mais apte à évoluer sur leurs positions.
Le programme de François Mitterrand, candidat
d’opposition, à la présidentielle en 1965, imaginait audacieusement « l’élargissement du secteur
commun au plan, à la santé, à la recherche, à la
monnaie ». La FGDS, née en septembre 1965
(SFIO, Radicaux, UDSR, CIR, autres clubs,
Cercles Jean-Jaurès), s’avéra très fédéraliste. L’Europe serait intégrée politiquement et économiquement. L’union serait démocratique, conduite par
un Parlement européen aux pouvoirs élargis, alliée
égale des États-Unis dans l’OTAN19. L’influence
de Monnet était visible. La FGDS renforçait l’esprit
européen de la gauche française modérée20.
Mais après la fusion entre la Convention des Institutions républicaines (CIR) et le Nouveau PS d’Alain
Savary, François Mitterrand, élu premier secrétaire
du Parti socialiste au congrès historique d’Épinay
(11-13 juin 1971), proposa l’union au PCF. L’union
comprenait la construction européenne et les socialistes prônaient un renforcement des politiques
communes. Toutefois par anti-pompidolisme, le
PS appela à l’abstention au référendum sur l’adhésion de la Grande-Bretagne aux Communautés, en
1972. Mitterrand devait être prudent ; c’est pourquoi le programme commun de la gauche déve-
Grands moments
loppa un programme européen minimum. En effet
la nouvelle gauche n’était pas toujours favorable à
la CEE par anticapitalisme comme les Rocardiens
en 1974 ou la CERES de Jean-Pierre Chevènement.
Le congrès de Bagnolet (décembre 1973) trancha
en faveur de l’intégration européenne et de François Mitterrand. Le PS approuva la création d’une
institution commune nouvelle, le Conseil européen
des chefs d’États et de Gouvernement, proposée
par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, à
l’initiative de Jean Monnet.
L’Europe de Mitterrand (1981-1995)
et de Jospin (1997-2002)
Les 3 propositions sur l’Europe dans les 110
propositions du candidat Mitterrand étaient très
nettes : « une France forte dans une Europe indépendante »21. Pourtant mai 1981 ne fut pas placé
sous le signe de la solidarité européenne puisque
le gouvernement Mauroy décida une relance économique nationale. C’est seulement à la fin de 1981
que Pierre Mauroy fit des propositions de relance
économique concertée, sans être entendu. Les
socialistes proposaient un espace social européen,
une relance européenne contre le chômage, la définition d’une identité européenne. En mars 1983,
Mitterrand prit avec Jacques Delors le fameux tournant de la rigueur qui supposait de rester dans le
SME et de faire appel à la solidarité européenne.
Mitterrand devint alors vraiment européen, comme
l’explique André Chandernagor, ministre des
Mitterrand voulait travailler en confiance avec
le chancelier allemand. Il lui inspira confiance
en soutenant le déploiement en Allemagne
des nouveaux missiles nucléaires américains,
Pershing II, contre les SS 20 soviétiques.
Une communauté de destin franco-allemande
naquit selon les mots
du Président lui-même.
91
affaires européennes de 1981 à 198322. Il inspira
des politiques européennes exigeantes autour de 4
thématiques : la PESC, l’Europe sociale, l’Europe
de la culture et l’Europe de la haute technologie.
Il voulait travailler en confiance avec le chancelier
allemand23. Il lui inspira confiance en soutenant le
déploiement en Allemagne des nouveaux missiles
nucléaires américains, Pershing II, contre les SS 20
soviétiques. Une communauté de destin francoallemande naquit selon les mots du Président luimême24. Le Conseil européen de Fontainebleau
de juin 1984 régla la participation britannique au
budget commun et deux pistes importantes furent
ouvertes : l’Europe des citoyens (comité Adonnino)
et l’Union européenne (comité Dooge). Mitterrand
et Delors achevèrent le Marché commun avec l’Acte
unique européen. Mitterrand lança l’Union économique et monétaire (UEM) appuyé par Delors en
1989 et l’Union politique25. Le traité instituant
une union européenne à Maastricht fut signé le
7 février 1992. Mais face à l’influence croissante du
néo-libéralisme reaganien et thatchérien, les partis
socialistes et sociaux-démocrates, bons défenseurs
du modèle social européen, furent incapables de
donner le sentiment d’offrir une alternative au néolibéralisme ambiant. À Paris, le secrétariat national
aux affaires européennes (Gérard Fuchs), se montra
très attentif au volet social européen alors que tous
étaient fascinés par la politique monétaire26. La
France de Mitterrand prit des initiatives de politique sociale avec un texte sur le dialogue social
européen et une proposition de passage à la règle
de la majorité dans le domaine social27.
L’arrivée au pouvoir, comme Premier ministre de la
cohabitation, de Lionel Jospin, en juin 1997, rouvrit
le débat sur la politique européenne. Jospin mit des
conditions au passage à la monnaie unique, car la
gauche jugeait que la croissance n’était pas suffisamment prise en compte par « le Pacte de stabilité et de croissance »28. Dominique Strauss-Kahn,
nouveau ministre des Finances, tenta vainement
d’imposer un « Pacte de croissance et pour l’emploi ». Jospin réclamait l’installation d’un « gouvernement économique européen » que l’article 103
92
Les socialistes dans la construction européenne
du traité de Maastricht permettrait d’après Jacques
Delors29. Jospin dut se résigner au Pacte de stabilité, façon allemande. Il obtint tout de même la
tenue d’un Conseil européen sur la politique sociale
en novembre 199730.
Le débat sur le traité constitutionnel du 29 octobre
2004, un compromis entre la méthode communautaire et la coopération intergouvernementale, mobilisa en sa faveur l’UMP, l’UDF, le Parti socialiste, les
Verts, les Radicaux de gauche, tandis que certaines
droites (Front national, souverainistes), le Parti
communiste et l’extrême gauche, des socialistes
minoritaires et les alter mondialistes s’y opposèrent.
Une véritable passion saisit l’opinion publique prise
dans un maelstrom de désinformation et de démagogie. Les eurosceptiques accusèrent l’Europe de
Bruxelles d’être la cause des difficultés économiques et sociales. Le 29 mai 2005, 54,7 % des
électeurs français repoussèrent le traité. Les socialistes étaient partagés voire déchirés sur la nature
des institutions européennes. Devaient-elles être
fédérales ou non ? Le concept delorien de Fédération d’États nations était une réponse intéressante
mais imprécise. Face à l’impasse du traité constitutionnel, le président Sarkozy proposa un mini traité
tandis que le PS demandait un référendum sur une
convention institutionnelle. Une Conférence intergouvernementale rédigea ce qui devint le traité de
Lisbonne, le 13 décembre 2007.
Les positions socialistes sur l’unité européenne
ont évolué. L’Europe anticapitaliste a cédé la place
à l’économie sociale de marché. L’affichage d’un
caractère propre européen dans les domaines de la
défense, de la culture, de l’agriculture, du commerce
pour préserver l’emploi s’était affirmé et Mitterrand
ancra la France dans une nouvelle loyauté envers
les institutions européennes. Néanmoins les socialistes sont toujours confrontés à des choix capitaux en matière de démocratie, de lutte contre la
corruption, de frontières de l’Union, de contrôle
des banques, d’immigration et de démographie.
Ils ont formulé des demandes d’action contre le
chômage qui n’ont pas trouvé de solution au niveau
européen… Le mouvement socialiste français est
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
encore troublé par la mondialisation. Il ne peut plus
proposer la planification économique comme moyen
de résoudre la crise dont la nature radicalement
nouvelle n’est pas toujours bien analysée. Le bilan
des socialistes français pour l’unité européenne est
considérable31. Ils ont négocié les traités de Rome
et de Maastricht. Ils ont fourni de grands acteurs de
l’unité européenne : Léon Blum, Guy Mollet, François Mitterrand et Jacques Delors. Ils ont reconnu
l’intérêt de la Déclaration Schuman du 9 mai 1950,
mais fait capoter la CED. Ils ont sauvé, avec les
centristes, les Communautés européennes durant
la période gaulliste. Le PS est un concentré contradictoire des aspirations européennes du peuple de
gauche. La crise du modèle industriel appelle des
innovations conceptuelles et techniques que les
socialistes doivent porter au niveau européen. Le
socialiste François Hollande, président de la République, affiche une franche volonté de faire repartir
l’Union européenne : « Faire l’Europe, ce n’est pas
défaire la France. C’est en renforçant l’Europe que
l’on renforcera la France », dit-il le 14 janvier 2014,
reprenant les mots de Bidault de 195332. Les directions sont connues : convergence franco-allemande
de la politique sociale, création d’une grande entreprise franco-allemande afin de réussir la transition
énergétique, responsabilité franco-allemande pour
le maintien de la paix, gouvernement économique
de la zone euro. Les obstacles le sont aussi : diversité d’approche du mouvement socialiste et socialdémocrate européen, changement de paradigme
économique pour les anciens États industrialisés,
opinions publiques stupéfiées par la mondialisation.
Le socialiste François Hollande, président de
la République, affiche une franche volonté
de faire repartir l’Union européenne : « Faire
l’Europe, ce n’est pas défaire la France. C’est
en renforçant l’Europe que l’on renforcera la
France », dit-il le 14 janvier 2014, reprenant
les mots de Bidault de 1953.
Grands moments
93
1. Marc Sadoun, les socialistes sous l’occupation, résistance et collaboration, Presse la FNSP, 1982, p. 55.
2. Wilfried Loth, « L’Europe dans la pensée de Léon Blum pendant la Deuxième guerre mondiale », in René Girault,
Gilbert Ziebura (dir) Léon Blum, socialiste européen, Complexe, 1995, p. 84.
Léon Blum, A l’échelle humaine, in L’Œuvre de Léon Blum, Albin Michel, Paris, 1945.
3. Daniel Mayer, les Socialistes dans la Résistance, PUF 1968 p. 219 et seq.
4. « Manifeste au Peuple de France », adopté par le Congrès de novembre 1944, in l’OURS, Cahiers et Revue, Histoire
du PS SFIO 24e partie août 1944-juin 1945, n° 170, Juillet-août 1986, p. 10.
5. Jean-Michel Guieu et Jean-Christophe Le Dreau, The Hague, congress of Europe (1948-2008), Euroclio, PIE, Peter
Lang, 2009,
6. Sur son itinéraire européen voir Denis Lefebvre, Guy Mollet, le mal aimé, Plon, 1992 ; voir Gérard Bossuat, « Guy
Mollet : la puissance française autrement, 1956-1957 » Relations Internationales n° 57, printemps 1989, p. 25-48 ;
Marie-Thérèse Bitsch (textes réunis par), Jalons pour une histoire du Conseil de l’Europe, (colloque de Strasbourg
du 8-10 juin 1995), Peter Lang, (Euroclio), Berne, 1997, p 249-276. Marie-Thérèse Bitsch (sous la direction de), Le
couple France-Allemagne et les institutions européennes, une postérité pour le plan Schuman, Bruylant, Bruxelles,
2001, p. 325-351.
7. 5 APO 1, archives A. Ferrat, conférence des PS européen, avril 1948, A. Ferrat à Morgan Phillips, secrétaire du
Labour Party, 30 mars 1948. 27 APO 1, archives Jacques Piette, dr. 3 conférences des partis socialistes européens
avril 1948, Programme général.
8. 5 APO 1, archives A. Ferrat, conférence des PS européen, avril 1948, Lettre de Spinelli (Ursula) à Ferrat Milano,
11 April 48.
9. Archives Guy Mollet, AGM 59, Dr Grande-Bretagne, lettre manuscrite de P. Gordon Walter à Guy Mollet qui a donné
son accord par téléphone le 5 mai 1971 ; l’appel est signé par Roy Jenkins, Denis Healey, Michael Stewart, Douglas
Houghton.
10. 27 APO 3, archives Jacques Piette, Marche commun, Euratom, Dr 3 Bureau de liaison des communautés européennes, Piette à F. Georges 28 avril 1966.
11. Une History of the PES, 1957-1994, a été écrite par Simon Hix, research paper, Edited by Peter Brown-Pappamikail, Party of the European Socialists, 1995, révisé en 2000 ; voir aussi Kevin Fatherstone, Socialist Parties and
European Integration. À comparative history, Manchester, 1988.
12. Pierre-Olivier Lapie, De Léon Blum à de Gaulle, Fayard 1971, p. 732. Pierre Gerbet, La construction européenne,
Imprimerie Nationale, Paris, 1983, réédition 1994. p. 207-212. Jean-Pierre Rioux, la France de la Quatrième République, t.2, L’expansion et l’impuissance, 1952-1958, NHFC, Seuil, 1983, p. 119.
13. Lettre de Jean Monnet à Suzanne Mollet, 28 septembre 1977, in Cahiers et revues de l’OURS, n° 98, « Guy Mollet
et l’Europe, conférence-débat sur l’Europe, Arras, le 1er octobre 1977 », p. 9. Démocratie, n° 7, 11 XII 1959, « Perspectives économiques du marché commun ».
14. Discours de Guy Mollet, septembre 1964, Rome, 6e congrès des PS de la CEE in Textes et discours, 25 ans d’action
socialiste, OURS, 1985, p. 12.
15. Cahiers et revue de l’OURS, p. 22, n° 194, conseil national du 30 octobre 1965 ?
16. La bataille socialiste, Guy Mollet « quelques idées simples sur l’Europe », juin 1972 in Textes et discours, op. cit.
p 18 et 19.
17. Cahiers et Revue de l’OURS, 201, septembre-octobre 1991, p. 3.
18. discours devant les PS de la CEE, Rome, septembre 1964, op. cit, p. 14.
19. Charte européenne publiée dans Cahiers et revue de l’Ours, 194, juillet-août 1990, p. 29.
20. Cahiers et revue de l’Ours, 197, janvier-février 1991, le programme du 14 juillet 1966, p. 22.
21. http://www.lours.org/default.asp?pid=307.
22. Entretien avec E. Du Réau, entretiens n° 2.
23. François Mitterrand. De l’Allemagne, de la France, Paris, Éditions Odile Jacob, avril 1996, Paris, Odile Jacob,
1996., 250 pages.
24. Discours prononcé par M. François Mitterrand, Président de la République française, devant le Bundestag à l’occasion du 20e anniversaire du Traité franco-allemand de coopération, Bonn, jeudi 20 janvier 1983 ; Source : service de
presse de la Présidence de la République.
Phrase de F. Mitterrand dans son introduction à Réflexions sur la politique extérieure de la France, 1986.
25. Libération, 1er septembre 1992 p. 4 et 5
94
Les socialistes dans la construction européenne
26. Régis de Bérenger, 8 juin 1991, « le Dialogue social européen » p. 12, Cahiers et revues de l’OURS, n° 302,
novembre-décembre 1991.
27. Denis Bonvalot, 8 juin 1991, « le Dialogue social européen », Cahiers et revues de l’OURS, n° 302, novembredécembre 1991, p. 18.
28. Ce pacte adopté par le traité d’Amsterdam, imposé par Théo Waigel, ministre allemand des finances, impose aux
États de la zone euro d’avoir à terme des budgets proches de l’équilibre ou excédentaires. Le déficit budgétaire ne doit
pas être supérieur à 3 % du PIB.
29. Traité sur l’Union européenne, Journal officiel n° C 191 du 29 juillet 1992 Source URL http.//eur-lex.europa.eu/fr/
treaties/dat/11992M/htm/11992M.html.
Interview de Jacques Delors à Libération le 22 mai 1997.
30. Alain Lipietz,.« L’Europe de Pörtschacht », Politis, 19 novembre 1998.
31. Denis Lefebvre, les socialistes et l’Europe, de la résistance aux traités de Rome, L’Encyclopédie du socialisme,
2007.
Gérard Bossuat, La France et la construction de l’unité européenne, de 1919 à nos jours, Paris, Armand Colin, octobre
2012.
32. Gérard Bossuat, Faire l’Europe sans défaire la France, 60 ans de politique d’unité européenne des gouvernements
et des présidents de la République française (1943-2003), PIE Peter Lang, Bruxelles, 2006.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Vincent Chambarlhac
est historien à l’université de Bourgogne.
La « deuxième » gauche et l’histoire.
Un usage, une ressource, un procès
«J
e voudrais maintenant revenir
sur la “Deuxième gauche”. Pour
l’information de certains de nos amis ici
présents, quand Hervé Hamon et Patrick
Rotman ont titré La Deuxième gauche
(Seuil, 20021), un livre qui était en fait une
espèce de monographie de la matrice de
cette Deuxième gauche qu’était devenue la
CFDT, j’ai hurlé d’horreur et d’inquiétude !
L’idée que ce que nous représentions dût être
distingué, isolé, défini, par rapport à une
autre gauche, fort critiquable, était évidemment une sottise. Il nous fallait être le sel de
la terre, il nous fallait section par section,
de Carpentras à Trou-Les-Ogres en passant
par Wattrelos et le XIIe arrondissement de
Paris, être capables de convaincre, de faire
changer petit à petit. Le jour où l’expression « Deuxième gauche » a été employée
pour nous définir, nous devenions isolables,
mesurables, et naturellement plus faciles à
vaincre. C’est ce qui s’est passé2. »
Michel Rocard conclut alors une journée d’étude,
tenue à la BNF le 7 mars 2007, à l’occasion du
dépôt des archives de Jacques Julliard. Le titre
de cette journée, Pour une histoire de la Deuxième
gauche vaut introduction de mon propos. L’histoire de la « deuxième » gauche serait à écrire et,
dans la citation rocardienne, on entendra que l’acte
même de nommer par l’écriture journalistique cette
mouvance du socialisme français vaut défaite. L’histoire s’écrirait ainsi au vif d’une mort proclamée.
En 1982 d’abord, par l’opus d’Hamon et Rotman,
en 2006 quand Michel Rocard pour Esprit estime
cette histoire « au goût d’inachevé », mais aussi en
2007 par cette journée, puis en 2010 sous la plume
de Jacques Julliard3… Brisons là les nécrologies,
parions que toutes trahissent une forme singulière
du rapport à l’histoire de cette expérience. Trois
motifs permettent d’en tracer les contours : l’usage,
la ressource, le procès.
Auparavant, une précision : dès son unification en
1905, le socialisme français voit chacune de ses
tendances se construire dans un rapport à l’his-
96
La « deuxième » gauche et l’histoire. Un usage, une ressource, un procès
toire. Celle-ci peut être immédiatement antérieure
à la naissance de la SFIO, et rappeler les chapelles
socialistes d’antan, ainsi des guesdistes, puis des
néo-guesdistes. Cette histoire rappelée, peut aussi
puiser ses racines dans le long XIXe siècle, celui du
socialisme utopique de Proudhon, Cabet, Fourrier…
Ainsi, la « deuxième gauche » se démarque en ce
sens peu des tendances socialistes. La novation de
son rapport à l’histoire tient à l’ampleur de l’opération intellectuelle qu’elle réalise ; ampleur que l’on
doit corréler au défi qui fut le sien : comment légitimer la place de ses nouveaux militants, souvent
issus d’une confédération à peine déchristianisée
– la CFDT – et parfois rebelles au marxisme, dans
un parti qui, bien que refondé est encore alors doté
d’un surmoi marxiste, historiquement structuré par
la laïcité4 ? Comment donc s’inscrire, participer,
tout en construisant une identité singulière ?
Un usage
La « deuxième » gauche naît de sa démarcation
avec la première. Elle en constitue le revers dans
le processus de refondation du socialisme français
après les Assises du socialisme en 1974. Elle n’a
pas alors de nom, se fond dans la majorité, serait
le « courant des Assises », soit un renouveau par
l’apport de militants issus des clubs, du PSU, venus
de la CFDT notamment, des militants dont une part
La « deuxième » gauche naît de sa
démarcation avec la première. Elle en
constitue le revers dans le processus de
refondation du socialisme français après les
Assises du socialisme en 1974. Elle n’a pas
alors de nom, se fond dans la majorité, serait
le « courant des Assises », soit un renouveau
par l’apport de militants issus des clubs, du
PSU, venus de la CFDT notamment,
des militants dont une part se distingue
par le catholicisme.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
se distingue par le catholicisme. La « deuxième »
gauche alors n’a ni nom, ni lieu dans le parti,
sinon celui d’une composante de la majorité. Une
mouvance ou une sensibilité donc, aux contours
arasés par la logique de la synthèse majoritaire.
1977 vaut borne de ce processus. Au Congrès
de Nantes, Michel Rocard énonce la distinction
canonique sur les « deux cultures » du socialisme
français, à la surprise de ses proches si l’on suit
Robert Chapuis, à l’exception d’une petite équipe
intellectuelle animée par Patrick Viveret, Pierre
Rosanvallon. Ceux-ci amplifient cette distinction
par un court opus publié au Seuil dans la collection dirigée par Jacques Julliard, Pour une nouvelle
culture politique.
L’histoire est là immédiatement conviée. Ce travail
intellectuel l’utilise aux fins d’invention d’une tradition, qui se donne en 1977 sous la forme d’une
culture politique marquée par la thématique autogestionnaire propre aux lendemains de Mai 68,
impulsée notamment par la CFDT, reprise par le
courant rocardien. La « deuxième » gauche qui n’est
alors que l’une des deux cultures du parti socialiste
se décline par la projection sur le passé du mouvement ouvrier des effets de Mai 68. Des racines s’exhument, une tradition oubliée – entendre dans les
termes de l’époque refoulée par le marxisme – se
révèle. Cette construction intellectuelle s’enracine
dans la culture des socialistes par de constants
rappels historiques. L’histoire forme l’élément
central de la définition de la « deuxième » gauche
dans une logique partisane. Elle s’énonce ici sous
la forme de couples janusiens donnés par Robert
Chapuis comme évidents en 2007 : « La deuxième »
gauche, pour faire bref, a préféré Proudhon à Marx,
Jaurès à Guesde, Mendès France à Guy Mollet…
et Rocard à Mitterrand. On l’accuse parfois de
vouloir diviser la gauche, alors que l’union est
nécessaire pour battre la droite ; on se trompe sur
sa nature : il ne s’agit pas de se préférer au reste
de la gauche ; il s’agit de faire sa place à une part
essentielle du mouvement socialiste en France5 ».
La scansion des noms rejoue sans cesse la querelle
séminale « des deux méthodes du socialisme fran-
Grands moments
« La deuxième gauche, pour faire bref, a
préféré Proudhon à Marx, Jaurès à Guesde,
Mendès France à Guy Mollet… et Rocard à
Mitterrand. On l’accuse parfois de vouloir
diviser la gauche, alors que l’union est
nécessaire pour battre la droite ; on se trompe
sur sa nature : il ne s’agit pas de se préférer
au reste de la gauche ; il s’agit de faire
sa place à une part essentielle du mouvement
socialiste en France ».
(Robert Chapuis en 2007)
çais » ; elle indique également la construction de
la « deuxième » gauche contre le marxisme de la
première. À cette fin, la coupure d’octobre 1917 et
la scission de Tours sont révoquées, au profit d’une
inscription temporelle plus longue marquée par la
référence à Proudhon. L’histoire est là ressource
identitaire, ce caractère se marque dans les revues
et les essais de la « deuxième » gauche.
Une ressource
Cet usage est aussi un « faire » de l’histoire comme
on « fait » de la politique. Il y a là plus qu’un jeu
sur le titre de la revue rocardienne depuis 1975
(Faire) et sur le succès éditorial des trois tomes
de Faire de l’histoire dirigée par Jacques Le Goff
et Pierre Nora en 1975, largement médiatisé par
Le Nouvel Observateur, autre pilier intellectuel de
la « deuxième » gauche. La revue Faire précise,
à l’occasion de l’ouverture d’une rubrique justement consacrée à l’histoire, La mémoire ouverte :
« La façon dont on conçoit l’histoire est déjà un
enjeu politique, pour bien faire de la politique, il
faut faire de l’histoire6 ». La genèse de la rubrique
suit le discours sur les deux cultures. Ses premiers
articles jalonnent la question de l’union de la
gauche, ainsi de l’article du n° 36 (1978) consacré
au programme commun et au programme communiste. De facto, ce qui se joue dans cette rubrique
97
participe d’une opposition feutrée mais résolue à la
question du PCF dans l’union de la gauche. À sa
manière, la rubrique procède du front antitotalitaire repéré par Michaël Scott Christofferson, Faire
s’intègre à un dispositif plus ample où l’on repère Le
Nouvel Observateur et Esprit, dont Jacques Julliard
constitue le pivot, sinon la clef de voute7. L’histoire
participe alors d’un travail plus ample de réinterprétation du parcours des gauches et de l’histoire
du mouvement ouvrier. Dans cette logique, la notion
de culture politique avancée par Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret joue un rôle axial : elle agit
comme catégorie contre l’idéologie – cette dernière
se corrélant au marxisme des « néo-guesdistes »
à l’intérieur du PS (soit la première gauche), et au
PCF. Mais la culture politique autorise également
une relecture de l’histoire ouvrière. Établie au vif
du présent par la thématique autogestionnaire, elle
reconstruit cette histoire, la recentrant systématiquement sur cette « seconde culture » déjà là, mais
qui constitue la part d’ombre de la première gauche.
Soit un stock d’expériences qu’il s’agit de relire, et
méditer à nouveau frais.
Ce dessein est parfaitement repérable dans Faire
après le congrès de Metz (1979). La Mémoire
ouverte présente, en avril 1979, le lexique de la
social-démocratie, arguant d’une réflexion sur sa
pérennité dans le cadre des polémiques. Révisionnisme paraît le terme clé, rapidement dans cette
logique lexicale, la rubrique mute, s’entendant
foucaldienne : à la mémoire ouverte succède « Les
mots et les choses ». Cette approche « politique »
de l’histoire du socialisme français s’appuie sur des
essais (ainsi du Marxisme introuvable de Daniel
Lindenberg)8, et recoupe pour partie l’histoire
scientifique du mouvement ouvrier. La méthode,
dans son usage de l’histoire, est identique à ce
que Jacques Julliard fit, comme historien, pour la
CFDT, exhumant le syndicalisme révolutionnaire
pour légitimer l’ancrage de celle-ci9. Les ouvrages
de Georges Lefranc pour se saisir du planisme et du
révisionnisme sont aussi fréquemment cités, malgré
le parcours vichyssois du militant socialiste devenu
historien10. Partageant les conclusions d’Annie
98
La « deuxième » gauche et l’histoire. Un usage, une ressource, un procès
La « Deuxième gauche » réinterprète et
recodifie l’histoire du mouvement ouvrier
français au XXe siècle. Ce travail convoque
des figures oubliées comme Georges Sorel
– à qui bientôt Jacques Julliard consacre
une revue –, mais aussi Henri de Man
et le planisme en tant que ce dernier pose
la question de l’État.
Kriegel sur la greffe du bolchevisme sur le corps
du mouvement ouvrier français, cette approche tend
à privilégier la Belle époque, et voit dans 1917 une
coupure radicale pour l’histoire du socialisme français. La « Deuxième gauche » réinterprète et recodifie l’histoire du mouvement ouvrier français au
XXe siècle. Ce travail convoque des figures oubliées
comme Georges Sorel – à qui bientôt Jacques
Julliard consacre une revue –, mais aussi Henri de
Man et le planisme en tant que ce dernier pose la
question de l’État.
Il s’agit alors de circonscrire le politique à l’œuvre
dans ce travail sur l’histoire. L’enjeu est là, métapolitique au sens gramscien : le pouvoir importe moins
alors, dans l’efficace du politique, que les mots
pour décrire la tâche à accomplir : faire société,
en s’appuyant sur la société civile. Il y a dans cette
lecture tout le sel des nécrologies successives de
la « deuxième gauche » : elle triomphe quand elle
disparaît, elle meurt puisque les mentalités changeant, son œuvre est accomplie – ou en voie de
s’accomplir – en 1983 (tournant de la rigueur) ou
ensuite. Somme toute, et de manière provocante,
on jugera que la réussite de cette stratégie métapolitique s’acte par les arguments du tournant, du
reniement, de la trahison, imputés à la « première »
gauche au pouvoir. Il faut donc à la « deuxième »
gauche perdre dans l’arène du parti pour que la
réalité acte médiatiquement sa victoire… L’histoire
est centrale dans ce mouvement puisque, mezzo
voce, elle est instance de jugement sur le présent
des politiques menées par le parti en responsabilité.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Un procès
Cette configuration articule le paradoxe des procès
auxquels la « deuxième » gauche participe. Deux
logiques les ourdissent. La première, la plus
connue – et sans doute la plus récurrente –, tient
à l’étrangeté de celle-ci au monde du socialisme
français. Elle est « américaine » et non seconde
selon le CERES, et l’argument vise ainsi à discréditer des orientations plus nettement actées sur la
société civile. Il faut concevoir le militant comme
« un nouvel entrepreneur » écrivent Rosanvallon et
Viveret en 197711. Ce lexique de l’entreprenariat,
les références américaines, trouvent dans l’évolution
de la Fondation Saint-Simon, actrice du « moment
tocquevillien » de la pensée politique française
dans la décennie 1980 un nouveau souffle. La
« deuxième » gauche est là fourrier d’une restauration libérale. La première synthèse historique sur
cette décennie s’écrit ainsi12. Cette première ligne
de procès ressort à la logique de la part d’ombre,
inhérente au rapport de la « deuxième » à la
« première » gauche. Elle est suffisamment connue,
et arme encore une part de l’histoire critique des
intellectuels.
L’autre volet de cette logique du procès construit la
« deuxième » gauche en recours face aux errements
du PS. L’essai de Vincent Duclert - La gauche devant
l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique
– en offre sans doute la version la plus étoffée13.
L’histoire y est explicitement conviée comme « la
continuation de la politique lorsque celle-ci n’est
plus possible. La politique est la continuation de
La « deuxième » gauche est « américaine »
et non seconde selon le CERES, et l’argument
vise ainsi à discréditer des orientations plus
nettement actées sur la société civile.
Il faut concevoir le militant comme
« un nouvel entrepreneur » écrivent
Rosanvallon et Viveret en 1977.
Grands moments
l’histoire lorsque celle-ci est impossible 14 ». La
formule fait écho à Faire. Tout entier à l’archéologie
d’une tradition sociale-démocrate éthique qui trouve
dans l’affaire Dreyfus ses conditions de possibilité
et dans la « deuxième » gauche sa dernière traduction, l’ouvrage use de l’histoire de cette dernière
pour questionner la gauche dans son rapport à la
société, au pouvoir. La « deuxième » gauche figure
là une forme de dissidence démocratique. La lecture
de son parcours sur le siècle, fusse par une filiation contournée, plaide pour une éthique socialiste, proche du socialisme humaniste. Mais elle
offre surtout l’opportunité de marquer dans l’histoire des occasions manquées, des possibles jamais
réalisés… La vertu accusatrice de la « deuxième »
gauche projetée ainsi dans l’histoire est celle d’une
part d’ombre, d’un procès toujours ourdis contre
les déceptions de l’épreuve du pouvoir, son issue.
Vincent Duclert peut conclure son essai sur le
99
choc du 21 avril 2002 : « mobilisée dans la gauche
plurielle de Lionel Jospin après la victoire des législatives de 1997, la deuxième gauche joua son rôle
dans un gouvernement qui lui ressemblait trop, ou
pas assez, et qui s’effondra le 21 avril 200215. » On
préférera à cette issue, une citation contemporaine de
Jacques Julliard en forme de jugement rétrospectif :
« Quand je pense à mon propre itinéraire intellectuel, je me dis avec le recul que toute la réflexion
de cette génération, que l’on a parfois identifiée à la
deuxième gauche a péché par une sous-estimation
politique16 ». Laissons à l’acteur son appréciation.
Constatons qu’en historien, la « deuxième » gauche
n’a jamais sous-estimé le travail de l’histoire qu’elle a
exhumée, qu’elle a médité au point de voir le concept
de « culture politique », d’abord conçu comme politiquement opératoire, devenir une catégorie conceptuelle de l’historien, effaçant pour partie la classe,
l’idéologie…
1. Parution initiale en 1982 chez Ramsay.
2. Michel Rocard, In Pour une histoire de la Deuxième Gauche. Hommage à Jacques Julliard, Paris, BNF, 2008, p 136.
3. Michel Rocard, “La deuxième gauche, une histoire inachevée”, Esprit, 2006. Jacques Julliard, « Ce qui est mort et
vivant dans la deuxième gauche », Le Nouvel Observateur, 4 avril 2010.
4. Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, L’ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir, Paris, Fayard 2005.
5. Robert Chapuis, Si Rocard avait su, Paris, L’Harmattan, Le poing et les roses, 2007, p 25.
6. « La mémoire ouverte : pourquoi une rubrique historique ? », Faire, n° 40, février 1979, p 29. En soi, cette courte
citation mériterait un ample développement tant dans l’histoire du socialisme elle est mise en abyme du renouveau
notamment des études jaurésiennes dans les années 1960 comme de l’essor de l’histoire du syndicalisme au sein du
Mouvement social par Jacques Julliard notamment. Cf. Fabrice d’Almeida, Histoire et politique, en France et en Italie :
l’exemple des socialistes (1945-1983). Rome, École Française de Rome. 1998.
7. Michaël Scott Christofferson, Les intellectuels contre la gauche, Marseille, Agone, 2005.
8. Daniel Lindenberg, Le marxisme introuvable, Paris, UGE 10/18, 1979 (1975), Vincent Chambarlhac, « L’orthodoxie
marxiste de la SFIO, à propos d’une fausse évidence (1905-1914) », Cahiers d’histoire- Revue d’histoire critique,
Janvier/mars 2011.
9. Sur ce point, cf. Edmond Maire, Jacques Julliard et la CFDT, Pour une histoire de la Deuxième Gauche. Hommage à
Jacques Julliard, Paris, BNF, 2008, p 19-24.
10. Il faut rattacher Georges Lefranc à cette nébuleuse qu’est la « deuxième gauche » par les liens tissés avec l’équipe
de Reconstruction qui lui permit, après la seconde guerre, de se réinscrire dans le champ de l’histoire du socialisme
français. Cf. Vincent Chambarlhac, « Georges Lefranc ou la construction d’une position historiographique », Recherche
socialiste, n° 38, mars 2007.
11. Pierre Rosanvallon, Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Seuil « Intervention », 1977, p 124
12. François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006
13. Ce passage condense un article initialement paru dans L’OURS, http://www.lours.org/?pid=673.
14. Vincent Duclert, La gauche devant l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique, Paris, Seuil, 2009, p 158.
15. Vincent Duclert, La gauche devant l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique, Paris, Seuil, 2009, p 144.
16. Jacques Julliard, L’argent, Dieu et le diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Paris, Flammarion,
2008, p 120.
Grandes personnalités
Frédéric Cépède
est historien et secrétaire de rédaction des publications de l’Office universitaire de recherche socialiste (OURS).
Eric Lafon
est directeur du musée de l’histoire vivante de Montreuil.
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace
U
n constat s’impose en 2014 : Jean
Jaurès est célébré, Jules Guesde est
oublié. Cependant, dans l’histoire conflictuelle de la gauche française, la place de ces
deux grandes figures du socialisme d’avant
la Première Guerre mondiale a évolué.
Retour, entre points chauds et survols, sur
une concurrence des mémoires à gauche,
entre filiation revendiquée, captation d’héritage et histoire revisitée, à usage interne et
externe.
Le destin joue des tours curieux. Dit abruptement,
il faut l’assassinat de Jaurès pour que Guesde
accède au pouvoir… pouvoir qu’il n’a jamais
cherché pour lui et son parti (sans le préalable de
la conversion du prolétariat au socialisme). Pour
Jaurès, la chose est sans doute plus complexe,
mais il ne fut jamais ministre. Bref, au regard des
fonctions occupées, l’homme d’État, c’est Guesde.
Mais la place dans l’histoire et la mémoire obéit
à d’autres logiques. Il est tentant d’opposer fron-
talement Jules Guesde (1845-1922) à Jean Jaurès
(1859-1914). Au physique, au tempérament, à
l’éloquence, c’en est presque trop facile. Au-delà,
retenons les 14 ans d’écart, presqu’une génération,
entre ces deux socialistes. Guesde porte la bonne
parole socialiste depuis une vingtaine d’années
quand il rencontre pour la première fois le jeune
ex-député républicain Jaurès, en mars 1892, à
Toulouse. Dans le grand récit socialiste, leur longue
nuit de discussion marque une nouvelle étape dans
Guesde porte la bonne parole socialiste depuis
une vingtaine d’années quand il rencontre
pour la première fois le jeune ex-député
républicain Jaurès, en mars 1892, à Toulouse.
Dans le grand récit socialiste, leur longue nuit
de discussion marque une nouvelle étape dans
le passage au socialisme du professeur qui
vient de prendre fait et cause pour les mineurs
en lutte de Carmaux.
104
le passage au socialisme du professeur qui vient
de prendre fait et cause pour les mineurs en lutte
de Carmaux. Ils se croisent, se jaugent, s’estiment
à la Chambre entre 1893 et 1898… et sont tous
les deux battus à l’issue de cette législature. Ils
collaborent à La Petite République, et Guesde voit
en Jaurès une recrue de choix pour le parti socialiste. En 1899, l’écrivain-journaliste, tendance
anarchiste, Michel Zévaco consacre la première
livraison de son hebdomadaire Les hommes de révolution à Jean Jaurès qu’il présente ainsi : « Il y a des
révolutionnaires de tempérament. Jaurès est plutôt
un révolutionnaire de raison pure ». S’agissant de
Jules Guesde, il écrit dans le troisième numéro :
« Il a la fierté violente et ombrageuse des obstinés
qui ont entrepris une œuvre périlleuse et vaste. Il
est prompt au soupçon et à la jalousie contre tout
ce qui peut à son sens, dénaturer ou déflorer sa
théorie du bien matériel ou moral de l’homme en
société ». Bien vu. Deux caractères, deux hommes,
deux façons de penser la révolution et la société.
Deux politiques, guidés par deux méthodes dont ils
discutent à Lille en 1900 devant leurs camarades,
en toute courtoisie, et affirmation ferme de leurs
différences. Entre 1899 et 1905, ils s’affrontent
parfois durement, les lieutenants n’apaisant pas
les conflits, mais ils finissent par se réunir dans le
même parti, sous les insistances de l’Internationale.
Guesde apporte les statuts et l’objectif révolutionnaire à la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), sa structure de parti inscrit dans un
cadre local et fédéral, méfiant à l’égard des élus,
rétif à la discipline. Jaurès donne le souffle et l’âme,
entre le socialisme scientifique de Marx et le socialisme utopique nourri des idéaux de la Révolution
française. Deux méthodes finalement conciliables
dont Jaurès accouche d’une synthèse. Mais qui dit
synthèse dit débats et ils continuent à discuter et
à argumenter sur les retraites, le syndicalisme, la
question paysanne, etc. Jaurès à L’Humanité, et à
l’avant du Parti, Guesde, l’éveilleur de conscience,
se repliant sur Le Socialisme, participant de moins
en moins aux débats. L’assassinat de Jaurès à 55
ans replace Guesde, 70 ans, à l’avant-scène.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace
Martyr et compromission
Cependant, Jules Guesde ne succède pas à Jaurès,
il fait don de son corps à son parti et de son nom
à la Défense nationale. Il entre au gouvernement,
avec un autre poids lourd, Marcel Sembat, manifestant le soutien apporté par la grande majorité
des socialistes à l’Union sacrée après les premières
défaites. Cependant, il demeure toujours à l’écart
des débats de la SFIO, à l’instar d’un Édouard Vaillant qui disparaît à son tour en 1915. Le tenant de
« la lutte des classes », l’homme de parti, intransigeant, accroché aux textes des statuts, gardien
des tables de la loi d’un marxisme scientifique mal
soluble dans la culture anarcho-utopiste est devenu
ministre alors que son parti avait tout fait pour en
conditionner la perspective à des « circonstances
exceptionnelles », certes prévues par les textes,
mais pas dans ces conditions… Des ministres
socialistes en temps de guerre : plus celle-ci dure,
moins cette présence est acceptée, et Guesde représente bientôt une SFIO dont une minorité de plus
en plus importante condamne les choix politiques.
Dès lors, la « compromission » affecte son parcours
quand celui de Jaurès est érigé en modèle, et qu’un
véritable culte et une dévotion prennent naissance.
Un an après l’assassinat de Jaurès, en republiant
l’Armée Nouvelle, les éditions de l’Humanité
entendent rendre « à la clairvoyance prophétique
de son auteur l’hommage le plus mérité ». Comme
l’écrit l’historien Gilles Candar, « la logique de
l’édition de 1915 est celle de la défense nationale, de ce qu’il aurait fallu faire avant-guerre.
Une courte préface de Lucien Lévy-Bruhl le dit
sans ambages : Jaurès avait prévu “le caractère
Des ministres socialistes en temps de guerre :
plus celle-ci dure, moins cette présence
est acceptée, et Guesde représente bientôt
une SFIO dont une minorité de plus en plus
importante condamne les choix politiques.
Grandes personnalités
de l’attaque formidable qui nous menaçait”. Il
s’agit aujourd’hui de “résister et de vaincre” »1.
L’année suivante, la librairie de l’Humanité édite
en brochure Quelques pages sur Jean Jaurès de
Lévy-Brulh, première manifestation de l’association des amis de Jean Jaurès créée quelques mois
après son assassinat. Presqu’au même moment,
Charles Rappoport publie la première biographie,
Jean Jaurès, L’Homme, le penseur, le socialiste, et
aurait-il pu ajouter, le pacifiste, qu’il enrôle avec lui
dans le camp des Zimmerwaldiens, à la fureur de
son « camarade » Renaudel, qui a succédé à Jaurès
à la direction de L’Humanité. Rappoport n’est ni le
premier ni le dernier à utiliser Jaurès pour sa cause.
Le 31 juillet 1917, à l’occasion du troisième anniversaire de l’assassinat du tribun, Léon Blum, revenu
en politique à la tête du cabinet de Marcel Sembat,
répond avec toute sa conviction à la question que
se posent tous les socialistes : « Qu’aurait-il fait s’il
avait été là, parmi nous ? Qu’aurait-il été pendant
la guerre ? ». Pour Blum, « devant la certitude
devant l’irréparable, il n’aurait pas douté un seul
instant que la guerre avait été déclenchée par les
autres […] Il aurait fait ce que nous avons fait tous.
Il aurait collaboré à la défense nationale […] et en
serait devenu le chef. » Cette assurance d’un Jaurès
patriote et défenseur de la nation en guerre, on la
trouve également, en juillet 1916, dans le journal Le
Populaire, sous la plume de Jean Longuet se livrant
à une « méditation devant la tombe » : « Si Jaurès
avait vécu… Ah certes les circonstances n’auraient
pas été changées au point de nous contraindre, dès
le 4 août, au refus des crédits militaires […] Cette
guerre que nous avions prévue, dont nous avions
tout fait pour écarter l’injure, nous aurions, par la
voix de Jaurès lui-même, rejeté la responsabilité sur
les classes dirigeantes. »
En 1919, à l’occasion du cinquième anniversaire de
la mort de Jaurès, le Parti socialiste projette l’édition des Œuvres complètes du grand tribun. Elles
sont placées sous le triple patronage de L’Humanité, du Parti socialiste et de la société des amis
de Jaurès, et comporteront 50 volumes. Une souscription est lancée, une forte somme rassemblée,
105
« Devant la certitude devant l’irréparable,
Jaurès n’aurait pas douté un seul instant que
la guerre avait été déclenchée par les autres
[…] Il aurait fait ce que nous avons fait tous.
Il aurait collaboré à la défense nationale […]
et en serait devenu le chef. »
(Léon Blum, 31 juillet 1917).
mais le projet ne voit pas le jour. La division des
socialistes se profile. Pour les élections législatives
de 1919, la SFIO a fait imprimer une affiche illustrée d’un dessin représentant le visage d’un Jaurès
en gros plan dans les tons de vert foncé, avec le
message : « Peuple, le 16 novembre pense à Jaurès
mort pour toi ». Si elle progresse en voix, la SFIO
perd de nombreux sièges du fait de la nouvelle loi
électorale.
Guesde et Jaurès au rendez-vous
de Tours
Réunis à Tours en décembre 1920, les congressistes
socialistes, à défaut d’une synthèse impossible,
pourront-ils éviter la scission ? Le député Ferdinand
Morin, qui les accueille au nom de la fédération
d’Indre-et-Loire dans la salle du Manège (décorée
des affiches Jaurès éditées par la SFIO en 1919)
invite ses camarades à se placer dans le sillon tracé
par Jaurès : « […] au cours de ces débats, souvenons-nous – et tâchons que son ombre plane sur
nous – que Jaurès dans cette salle parlait en 1902,
et, hélas, pour la dernière fois en 1910. Souvenonsnous de sa foi ardente dans l’avenir du socialisme,
des sacrifices faits par lui pour l’unité, de sa foi dans
la grandeur du socialisme mondial. Si nous savons
nous inspirer de son exemple, j’ai la conviction
que […] les décisions qui sortiront de ce congrès
seront toutes pour la grandeur de la prospérité du
socialisme mondial2. » Guesde est lui aussi absent
pour des raisons de santé, mais comme Jaurès et
Vaillant, il est présent dans l’esprit des militants,
106
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace
À Tours en 1920, Guesde est absent pour
des raisons de santé, mais comme Jaurès
et Vaillant, il est présent dans l’esprit des
militants, comme acteur de l’unité de 1905,
les trois hommes incarnant alors l’identité
« synthétique » du socialisme français.
comme acteur de l’unité de 1905, les trois hommes
incarnant alors l’identité « synthétique » du socialisme français. Frossard, Paul Faure, terminent
leurs discours en citant Jaurès mais certains
opposants à l’adhésion à la IIIe internationale ne
peuvent se retenir de le faire parler. Les discours
à fleur de peau de Marcel Sembat (« Ne voyez-vous
pas, vous qui acclamez Jaurès, que la vérité selon
Jaurès, la vérité telle qu’il nous l’enseignait, est
aux antipodes de la vérité selon Moscou ? ») et de
Jean Longuet (« Je vous en supplie, si nous voulons
garder la vieille maison, n’en sortons ni les uns
ni les autres ; ne quittons pas un parti pour aller
à un nouveau parti communiste qui ne sera plus
le parti de Jaurès ») s’attirent immédiatement la
même réplique cinglante de Paul Vaillant-Couturier, en substance : votre unité n’est plus celle que
voulait Jaurès. Plus « juriste » et dialecticien, Blum
en reste au texte des 21 conditions, et à l’unité du
Parti, donnant des gages révolutionnaires au nom
de la fidélité au parti unifié en 1905 : « Il n’y a pas
un socialiste, si modéré soit-il, qui se soit jamais
condamné à n’attendre que d’un succès électoral la
conquête du pouvoir. Notre formule à tous est cette
formule de Guesde, que Bracke me répétait il y a
quelque temps : “Par tous les moyens, y compris
les moyens légaux”. Mais cela dit, où apparaît le
point de divergence ? Il apparaît en ceci, c’est que
la conception révolutionnaire que je viens de vous
indiquer, et qui était celle de Jaurès, de Vaillant,
de Guesde a toujours eu à se défendre contre deux
déviations […] une déviation de droite et une déviation de gauche.3 » Les éclats et réactions de la
salle à ces discours rapportés par la presse ou les
sténotypistes témoignent du besoin ressenti par les
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
militants des différents courants de se reconnaître
entre eux. Le compte-rendu officiel signale à la fin
de l’intervention de Blum des « applaudissements
prolongés sur les bancs de la droite. Tumulte à
gauche », quand La Bataille du 28 décembre 1920
a entendu « Vive Jaurès ». Après le vote d’adhésion à la IIIe internationale, le compte rendu officiel relève : « la gauche entonne l’Internationale. La
droite reprend l’Internationale. Cris à droite : Vive
Jaurès ! Cris à gauche : Vive Jaurès et Lénine ! Les
délégués entonnent le chant : Révolution. » Jusqu’au
bout de la nuit de Tours, Jaurès est disputé. Dès
le lendemain, les minoritaires se retrouvent afin de
« garder la vieille maison » et de terminer entre eux
le XVIIIe congrès du Parti socialiste (SFIO), qui
continue. Le Populaire du 1er janvier 1921 résume
la teneur des débats avec le titre suivant : « Sous
l’invocation de la pensée de Jaurès, l’unité socialiste
est rétablie ». Il donne de larges extraits de l’intervention de Paul-Boncour : « Nous avons eu un chef
que nous aimions, admirions et suivions : Jaurès…
Jaurès était un grand miroir qui reflétait tous les
points de la complexité de l’univers. Ce miroir, une
balle de revolver l’a brisé en mille morceaux. Nous
sommes, chacun de nous, un morceau de ce miroir.
C’est en conjuguant nos efforts que nous parviendrons à poursuivre et à réaliser l’œuvre entreprise
par Jaurès. » Selon le journal, « l’émotion est à son
comble. Une ovation accueille ces paroles. L’évocation de Jaurès nous réunit tous. Les larmes sont
« Nous avons eu un chef que nous aimions,
admirions et suivions : Jaurès… Jaurès était
un grand miroir qui reflétait tous les points
de la complexité de l’univers. Ce miroir, une
balle de revolver l’a brisé en mille morceaux.
Nous sommes, chacun de nous, un morceau de
ce miroir. C’est en conjuguant nos efforts que
nous parviendrons à poursuivre et à réaliser
l’œuvre entreprise par Jaurès. »
(Paul-Boncour dans Le Populaire
du 1er janvier 1921)
Grandes personnalités
dans nos yeux. L’unité est faite ! Les souvenirs de
nos luttes entre nous ont disparu ». Pour eux, le
parti de Jaurès peut continuer. Avec Guesde, Blum,
Faure, Longuet.
Lorsque PC-SFIC et PS-SFIO
se disputent l’héritage
La mort de Jules Guesde le 30 juillet 1922 est
l’occasion pour la SFIO maintenue de rappeler ce
qu’elle doit à ses deux grands artisans de l’unité
socialiste. Il revient à Marcel Cachin, représentant
le Parti communiste, à l’occasion des obsèques de
Guesde à Paris, le 31 juillet, jour du huitième anniversaire de l’assassinat de Jaurès, de procéder à la
captation des deux dirigeants historiques du socialisme français. Lors des prises de parole, il déclare :
« ma conscience me rassure. Elle me dit que je suis
resté fidèle à mon idéal révolutionnaire que dans ma
jeunesse je reçus de vous [Marcel Cachin s’adresse
à Jules Guesde] laissez-moi le dire, avec une ferveur
filiale. » Preuve une fois de plus des aléas de la
mémoire.
Le culte Jaurès, lui, se poursuit à la SFIO. Le transfert des cendres du martyr de la Paix au Panthéon
sous le gouvernement du Cartel des gauches est
pour elle l’occasion de s’associer aux grandes cérémonies officielles, et d’éditer une brochure préfacée
par Léon Blum reprenant quelques discours et une
rapide biographie du tribun. Les communistes ont
refusé de participer à ces cérémonies et manifesté
de leur côté. L’Humanité organe central du Parti
communiste (SFIC) depuis 1921 titre : « 200 000
travailleurs derrière le Comité d’action arrachent
Jean Jaurès aux sociaux-démocrates et aux radicaux
pour le confier à la Révolution bolchévique. » Paul
Vaillant-Couturier écrit à la une dans son article
« Une journée » : « Le prolétariat se vengeait du
vol de Jaurès par la bourgeoisie en faisant retentir
une première menace, en acclamant la Révolution
russe qu’il reliait indissolublement à la pensée de
Jaurès, mort pour la paix. ». Ancien combattant,
Vaillant-Couturier qui s’est juré de « ne pas faire
107
parler les morts » n’engage que « le prolétariat »
dans ce lien tissé entre le tribun socialiste et la
Révolution bolchévique. D’ailleurs, Marcel Cachin
dans le même numéro du journal rappelle que ces
travailleurs « savent qu’entre l’idéologie de Jaurès
et celle du bolchevisme, il ne manque pas d’oppositions sérieuses. »
On continuera d’assister tout au long des décennies
suivantes à cette contestation de l’héritage entre
socialistes et communistes, plus à l’endroit de Jean
Jaurès que de Jules Guesde. La décision prise par
Jules Guesde d’entrer dans le gouvernement d’Union
sacrée en 1914 et d’y rester jusqu’en 1916 et ses
distances prises avec le bolchevisme puis le PCF
naissant ont joué contre lui en ce qui concerne la
mémoire et l’histoire communistes. Côté socialistes,
si Guesde demeure « le premier semeur de vérité
socialiste dans notre pays », sa personnalité, son
âpreté et son « dogmatisme » ne lui ont pas conféré
la hauteur d’un Jean Jaurès (auquel seuls l’extrême
gauche et le PCF jusqu’aux années 1990 reprocheront son « réformisme »). Tant pour Jaurès que pour
Guesde, les communistes manifesteront une ferveur
critique, et cela tant que le PCF demeurera affilié à
ses origines soviétiques.
Le culte de Jaurès et les socialistes
Le souvenir de Guesde est peu pris en charge par le
Parti socialiste – pas moins d’ailleurs que celui de
Marcel Sembat –, qui n’édite aucune brochure au
moment de sa mort. Certes, un an près sa mort, il se
réunit en congrès dans le Nord, à Lille, mais c’est la
première fois depuis l’unité et il n’y retournera pas
avant trente ans. Un congrès national est convoqué
à Toulouse en 1928, pour célébrer le 20e anniversaire du congrès de 1908 (celui de la fameuse
synthèse), et en 1934 pour réaffirmer la filiation
jaurésienne alors que les néo-socialistes emmenés
par Marcel Déat viennent de créer un Parti socialiste de France-Union Jean Jaurès (les exégètes
noteront que les partisans de la participation
ministérielle reprennent le nom du parti des gues-
108
distes entre 1902 et 1905 !). Quand La Nouvelle
revue socialiste, dirigée par Jean Longuet, tente
de constituer en 1930 une « Bibliothèque socialiste » en faisant appel aux principaux responsables
socialistes, un Jaurès par Léon Blum est annoncé
parmi les volumes prévus la première année, et
un Proudhon de Déat, mais aucun projet autour de
Guesde. On ne sait pas si le « fils spirituel » s’attela
vraiment à la rédaction de l’ouvrage mais, en 1933,
son exposé sur Jaurès à la Conférence des Ambassadeurs est tout de suite édité en brochure par son
parti.
Comme nombre de socialistes, Guesde a sa rue à
Paris (1928), mais pas de station de métro. Des
places, voies, rues sont inaugurées dans les bastions
ouvriers du Nord (Lille, Roubaix) et dans la région
parisienne essentiellement. Compère-Morel lui
consacrera en 1937 une grosse et pieuse biographie
mais elle vient bien tard pour entretenir une flamme
vacillante et elle s’adresse à la famille guesdiste.
Quelques manifestations associent dans le souvenir
les deux hommes (notamment autour du 31 juillet),
des anniversaires sont l’occasion rituelle de grands
articles dans la presse nationale et fédérale, et de
manifestations sur les terres du Nord pour Guesde,
sur tout le territoire – et particulièrement dans le
Tarn et la région toulousaine – pour Jaurès. Dans
le même temps, la brochure Les deux méthodes,
publiant les discours prononcés par Guesde et
Jaurès en 1900 à Lille lors de leur célèbre controverse, reste une valeur sûre des éditions de la
librairie Populaire4.
Au début des années 1930, deux projets d’éditions
des œuvres de Jaurès et de Guesde ont vu le jour,
avec des succès divers. Autour d’intellectuels socialistes emmenés par Max Bonnafous, ancien élève de
l’École normale supérieure, et de l’éditeur Rieder,
une édition en une vingtaine de volumes des Œuvres
de Jaurès est lancée dont le premier tome paraît en
1931 ; mais la scission néo-socialiste de 1933 freine
l’entreprise qui s’achève en 1939 avec neuf volumes
parus. De son côté, la société des amis de Jules
Guesde, créée en 1933, avec à sa tête Bracke, tente
de mettre sur pied un programme de travail. Elle
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace
L’opposition entre un Guesde, peut-être
« sectaire » mais révolutionnaire, et un Jaurès
indiscutablement « unitaire », mais idéaliste
et réformiste, résume l’approche communiste
lorsque celle de la SFIO cherche à montrer
que sa filiation jaurésienne est indiscutable
en tout domaine.
atteint les 200 membres, mais elle mobilise peu. Le
projet des œuvres complètes reste en l’état et ne sera
jamais repris.
Querelles d’héritage à gauche
Entre les frères ennemis, les injures et la haine
font place aux critiques et au débat dès lors que la
recherche de l’unité devient la nouvelle stratégie
ou la ligne de conduite, à l’instar de la période du
Rassemblement populaire ou des deux années de
la Libération. Pour autant, l’affirmation de la filiation demeure un enjeu. On peut lire ainsi dans la
brochure Le collectivisme par la révolution suivi de
Le problème et la solution éditée par le Bureau d’édition du PCF en 1935 et présentant ces deux textes
de Jules Guesde : « Malgré ses erreurs, Guesde
reste une des plus grandes figures du mouvement
ouvrier français d’avant-guerre. Révolutionnaire
ardent, orateur et journaliste incomparable, il fut
adversaire résolu du réformisme et de la collaboration de classes. » Tandis qu’il est gratifié en 1938
dans une autre brochure de « représentant le plus
autorisé de la doctrine marxiste ». En 1936, en
plein Front populaire, les communistes rejoignent
les socialistes de Léon Blum pour célébrer les
camarades Guesde et Jaurès et, avec les radicaux,
le « grand républicain Jaurès ».
L’opposition entre un Guesde, peut-être « sectaire »
mais révolutionnaire, et un Jaurès indiscutablement
« unitaire », mais idéaliste et réformiste, résume
l’approche communiste lorsque celle de la SFIO
cherche à montrer que sa filiation jaurésienne est
Grandes personnalités
indiscutable en tout domaine. Jaurès et Guesde,
c’est aussi et surtout pour les socialistes le double
ancrage dans la France du Nord et celle du Midi,
une synthèse aussi de son implantation sur le
terrain. Ainsi, quand ils se déplacent en congrès,
les socialistes tiennent grand compte de cette
géographie, et veille à respecter l’équilibre. Plus la
SFIO est la cible des attaques et des dénonciations
du PCF, plus l’acharnement à convoquer Jaurès est
de mise. Mais dans l’entre-deux-guerres, pour les
socialistes, Jaurès n’est pas d’un très grand secours
pour contrer les communistes, et si l’on réédite ses
grands discours, dont ceux à la Jeunesse, c’est pour
la formation des militants et peu pour le combat
quotidien. Par contre avec l’édition en 1934 de son
discours « Pour la vieille maison », à Tours en 1920,
Blum s’impose dans ces années en visionnaire de la
nature dictatoriale du communisme d’État.
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que la
SFIO qui n’a plus d’archives ni de brochures reconstitue son catalogue, Guesde garde une présence
dans le cœur des socialistes, mais celle d’une figure
dans leur histoire de famille. Par contre, Jaurès est
bien plus présent, notamment à travers les Cercles
Jean Jaurès qui réunissent les universitaires et
enseignants socialistes. Cependant, Guesde n’est
pas oublié, surtout au moment où les communistes
proposent aux socialistes l’unité organique dont
la Charte invite à « défendre et propager le matérialisme de Marx et Engels, enrichi par Lénine
et Staline » et la création d’un POF, Parti ouvrier
français, clin d’œil au premier parti de Guesde ! Les
socialistes ne sont pas dupes de ces références.
Les débats qui agitent les socialistes sur l’adaptation
Avec la guerre froide et le choix du PCF de se
ranger dans la défense inconditionnelle de
l’URSS de Staline et celui des socialistes de
la SFIO de considérer ce même communisme
soviétique comme une réelle menace,
l’héritage est disputé et chaque camp nie à
l’autre tout droit à filiation.
109
de leur doctrine aux questions de l’heure portent
aussi d’une certaine façon sur l’héritage de Jaurès et
Guesde, et sur la fidélité à cette histoire commune.
Dans son premier discours au congrès le 29 août
1946, Guy Mollet, à la tête de l’opposition qui va
rejeter le rapport moral de l’équipe dirigée par
Daniel Mayer déclare : « Nous allons condamner
les insuffisances de l’action passée après quoi,
demain, nous espérons pouvoir ensemble, fidèles au
passé, fidèles à tous nos grands anciens, aussi bien
à Jaurès qu’à Jules Guesde, repartir et, d’un pas un
peu raffermi, marcher à la fois vers la révolution et
vers l’avenir. » Rhétorique de congrès certes, succès
garanti auprès des militants, avec affirmation des
sources où s’abreuve le socialisme français. Blum,
qui sait aussi faire vibrer ses camarades et qui à
Tours en 1920 avait invoqué les grandes figures
du socialisme français, en réponse sur la doctrine
ne convoque que Jaurès et Marx. Exégète de la
pensée de Jaurès, et continuateur de son combat,
il ne cherche pas à rassurer ses camarades et bien
au contraire il les bouscule : « vous avez peur de
la nouveauté » leur assène-t-il, mais surtout du
« qu’en dira-t-on communiste ». Blum « choisit »,
au nom de Jaurès.
En 1946, l’hebdomadaire communiste, France
nouvelle, ne choisit pas : il oppose aux dirigeants
socialistes actuels « Jules Guesde et Jean Jaurès,
nobles précurseurs du socialisme français champions courageux de l’unité ouvrière, ardents défenseurs des droits de la République et de la laïcité
– les communistes français sont les héritiers directs
de ces deux admirables militants ». Avec la guerre
froide et le choix du PCF de se ranger dans la
défense inconditionnelle de l’URSS de Staline et
celui des socialistes de la SFIO de considérer ce
même communisme soviétique comme une réelle
menace, l’héritage est disputé et chaque camp nie à
l’autre tout droit à filiation. Pour un PCF qui engage
une propagande soutenue contre « l’Amérique » et
l’Allemagne de l’Ouest représentant le « camp de
la guerre », l’URSS de Staline incarnant « le camp
de la paix », pas de doute, « aujourd’hui, Jaurès
s’il était vivant, serait avec le peuple de Paris. […]
110
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace
La mort de Léon Blum en 1950 modifie la
donne « mémorielle ». Dans les hommages
rituels, même si Jaurès reste le martyr, le
grand républicain, un grand socialiste,
Blum devient une référence, le symbole du
Parti socialiste SFIO et des avancées
du Front populaire.
Fidèle à Guesde et à Jaurès, fidèle à ces pionniers
du socialisme, à ces ennemis de la guerre (sic ! ndlr),
la classe ouvrière parisienne, le peuple de Paris
soutiendra les délégations qui viendront remettre
leurs résolutions à l’ambassade des États-Unis ».
L’article est naturellement encadré par les deux
portraits des deux figures du socialisme français.
Entre Jaurès et Blum
La mort de Léon Blum en 1950 modifie la donne
« mémorielle ». Dans les hommages rituels, même
si Jaurès reste le martyr, le grand républicain, un
grand socialiste, Blum devient une référence, le
symbole du Parti socialiste SFIO et des avancées
du Front populaire. À la fois héritier spirituel du
député de Carmaux, mais ayant traversé les grands
événements et les épreuves du siècle, cible privilégiée de toutes les attaques, de l’extrême gauche à
l’extrême droite, il est aussi le ciment des socialistes,
la référence. Plus faillible, son bilan est contrasté,
mais sa rigueur morale, sa clairvoyance face au
communisme et son courage dans les épreuves
en font une conscience, l’incarnation des valeurs
socialistes. Les vétérans socialistes se retrouvent
régulièrement lors des cérémonies au Panthéon, et
au café du croissant, mais Jouy-en-Josas devient
l’autre haut lieu des commémorations socialistes.
Entre communication, histoire et mémoire, le
passage au pouvoir des socialistes en 1956-1957 est
l’occasion de donner plus de lustres aux anniversaires de Jaurès, et de combler un peu le retard de
Guesde dans la mémoire, en sortant un timbre (qui
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
paraît en même temps que celui célébrant un autre
nordiste, le ministre socialiste Jean Lebas). Il est
aussi pour Guy Mollet l’occasion dans des affiches,
tracts et brochures d’inscrire la politique sociale de
son gouvernement dans le sillage de celle de Blum
et du Front populaire (congés payés, retraites). La
mort de Bracke-Desrousseaux, fin 1955, conduit
les socialistes à réunir leur congrès à Lille pour lui
rendre hommage, et ainsi à l’histoire du socialisme
dans le nord. L’année suivante, les socialistes, pour
rétablir l’équilibre, se réuniront à Toulouse.
« 1859-1959 : Jaurès reste le phare de notre route »
(Le Vétéran socialiste). Le centième anniversaire
de la naissance de Jaurès5 est préparé depuis des
mois, mais il arrive dans un contexte de division des
socialistes sur la politique algérienne, le retour de
De Gaulle au pouvoir, et après une scission. Un véritable appareil commémoratif avait été mis en place :
publication d’ouvrages de et sur Jean Jaurès, réalisation d’un film, conférences et manifestations, à
Paris et dans de nombreuses fédérations. Cependant,
l’anthologie Jaurès en brochure est suivie quelques
semaines plus tard d’une anthologie Blum. Comme
en 1957, Augustin Laurent, secrétaire général de la
fédération du Nord, lors de la manifestation anniversaire au Panthéon en juillet, associe Guesde à
Jaurès. Jaurès est toujours présent, mais il partage
avec d’autres une place longtemps première, comme
s’il fallait désormais ressouder toutes les familles
socialistes, réformistes et révolutionnaires, refaire
l’unité socialiste. En 1966, la SFIO réédite deux
discours à la Jeunesse de Jaurès, puis des textes de
Blum, Vaillant, Bracke, Ramadier.
Jaurès est toujours présent, mais il partage
avec d’autres une place longtemps première,
comme s’il fallait désormais ressouder
toutes les familles socialistes, réformistes et
révolutionnaires, refaire l’unité socialiste.
Grandes personnalités
Recherche universitaire
et historiens engagés
C’est désormais du côté des historiens, et notamment de la Société d’études jaurésiennes (SEJ),
créée la même année, que vont venir les principales
initiatives scientifiques et commémoratives. Mais
notons la régularité avec laquelle les Amis de Léon
Blum (autour de Vincent Auriol, Robert Verdier,
Oreste Rosenfled…) vont éditer – presque rapidement… neuf volumes chez Albin Michel entre 1954
et 1972 – L’Œuvre de Léon Blum (certes pas dans
une édition scientifique, mais une belle réalisation).
Centenaire de Jaurès et guerre d’Algérie, trop
belle occasion pour le PCF et sa maison d’édition,
les Éditions sociales, de publier un Jaurès contre
la guerre et la politique coloniale et un recueil de
Textes choisis de Jules Guesde (1867-1882). Les
deux ouvrages sont préfacés et annotés par deux
agrégés d’histoire membre du PCF, Madeleine
Rebérioux pour Jaurès, et Claude Willard, pour
Guesde (il lui consacrera une – courte – biographie
en 1991). Les deux historiens nous présentent des
portraits contrastés. Pour Willard, si les erreurs de
Guesde « sont graves » et son « assimilation superficielle du marxisme » le produit d’un « dogmatisme
dangereux », il n’en demeure pas moins que « ce
magnifique éducateur, mérite bien, par son dévouement inlassable à la cause ouvrière, par sa passion
révolutionnaire, d’être placé au premier rang de
ceux qui, dans le passé, auront préparé la victoire
du socialisme en France ». Quel sort est réservé
à Jaurès ? Pour Madeleine Rebérioux, « ce grand
démocrate révolutionnaire » ne peut être « un
maître à penser » tout simplement parce qu’il a
« cru jusqu’au bout que le capitalisme international
pouvait organiser pacifiquement la planète » et qu’il
a « jusqu’au bout rêvé d’une expansion pacifique des
civilisations européennes ». L’historienne précise
que sa conclusion ne porte que sur le domaine de
la guerre et de la politique coloniale. Néanmoins,
la « captation » par le PCF de l’héritage jaurésien n’est pas abandonnée et la filiation est même
111
En mai 1968, la jeunesse estudiantine ne
brandit aucun portrait de Jean Jaurès. Les
cortèges militants de l’extrême gauche leur
préfèrent Marx, Lénine, Guevara, Trotski, Ho
Chi Minh, Mao… et même Staline.
Absence notable aussi de toute référence
jaurésienne au sein du mouvement ouvrier.
Le monde a changé.
revendiquée. Dans la brochure Jaurès, la paix et la
démocratie (Éditions sociales, 3 septembre 1959)
on peut lire : « Tirant les enseignements des mérites
et des erreurs du grand tribun, nous réaliserons son
grand rêve de bonheur et de paix ». Mais la différence d’appréciation portée sur les deux dirigeants
historiques du socialisme français est à noter. Après
cette séquence, l’hommage et le rappel mémoriel ne
concernent plus que Jean Jaurès. En 1964, lors du
50e anniversaire de l’assassinat du « grand tribun »,
on ne lui associe plus Guesde. La même année, en
juillet, le PCF est en deuil, son secrétaire historique, Maurice Thorez, disparaît. C’est l’occasion
de rappeler « l’inspiration jaurésienne » du secrétaire général et, tactiquement, de se rapprocher
de la SFIO de Guy Mollet, de sortir de l’isolement
dans lequel la vieille garde thorézienne a maintenu
le PC durant toute la guerre froide. Il s’agit aussi
de préparer les élections présidentielles de 1965.
On peut lire dans l’organe du PCF, L’Humanité,
des appels de plusieurs fédérations communistes à
commémorer dans l’unité, avec la SFIO, la mort de
Jaurès. Côté SFIO, à l’initiative de la fédération de
la Seine, la salle Pleyel accueille, le 7 juillet, 1 200
personnes, discours et concerts, pour commémorer le 50e anniversaire du « premier tué de la
guerre ». Guy Mollet rappelle après Bracke que « le
socialisme n’a pas besoin de surhomme, mais […]
d’hommes sûrs » et « qu’il ne fut pas un pacifiste
béat […] ni un utopiste s’offrant en victime expiatoire à l’agression de l’impérialisme déchaîné ». La
politique n’est jamais loin, et à un an de la présidentielle, il ajoute : « Jaurès n’était pas un surhomme.
112
Il n’eut jamais accepté d’être considéré comme tel.
Et nous éprouvons une sorte de fierté à le rappeler
en ces heures où s’épanouit un peu trop la notion
d’homme providentiel ».
Le monde a changé
En mai 1968, la jeunesse estudiantine ne brandit
aucun portrait de Jean Jaurès. Les cortèges militants de l’extrême gauche leur préfèrent Marx,
Lénine, Guevara, Trotski, Ho Chi Minh, Mao… et
même Staline. Absence notable aussi de toute référence jaurésienne au sein du mouvement ouvrier.
Le monde a changé. Dans les années 1970, les références à Jaurès dans le débat politique se font plus
rares. Les pèlerinages à Jouy-en-Josas sont poursuivis par le Parti d’Épinay, François Mitterrand,
notent les observateurs, adopte le chapeau à large
bord de Blum. Il déclare à l’hebdomadaire socialiste L’Unité en 1975 : « L’héritage dont je me
réclame est tout entier contenu dans le discours
prononcé à Tours par Léon Blum, qui constitue
à mon avis une référence majeure »6. Discours
plusieurs fois réédité par le PS (1976, 1982,
1990) alors qu’un seul texte de Jaurès est édité
en brochure en 1977. Il faut surtout la présidentielle de 1981, débutée pour le candidat socialiste
à Carmaux le 9 novembre de l’année précédente,
pour une nouvelle convocation de Jaurès. François Mitterrand, premier président socialiste de la
Ve République, se rend au Panthéon pour honorer
sa mémoire (un Jaurès transcendant l’histoire de
la gauche) et affirmer sa filiation, en associant le
résistant Jean Moulin, et l’abolitionniste Schoelcher à son hommage à la France républicaine.
Pendant ce temps, Pierre Mauroy se rend lui à
Jouy-en-Josas saluer Jeanne Blum, et s’installe à
Matignon dans le bureau occupé par le président
du conseil du Front populaire. Puis, de nouveau, le
silence, l’oubli. Avec quelques sursauts. En 1985,
les socialistes se réunissent en congrès à Toulouse,
sur le territoire d’adoption de son Premier secrétaire Lionel Jospin. Deux ans plus tard, alternance
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace
Depuis 1992, et l’ouvrage d’Alain Bergounioux
et Gérard Grunberg, Le long remords du
pouvoir, la question du pouvoir est au centre
des réflexions des socialistes. Et Jaurès
est de moins en moins le recours. Quand
en 2005, le PS célèbre le centenaire de sa
naissance, il confronte ses responsables aux
derniers travaux des chercheurs, et ce sont les
expériences de 1936, 1956 et des années 1980
et 1990 qui sont revisitées.
nord sud oblige, les socialistes se retrouvent sur les
terres de Pierre Mauroy, accueillis à Lille par des
pétales de roses. En 1986, François Mitterrand,
président de la République, a inauguré la Maison
de Léon Blum à Jouy-en-Josas, à l’occasion du
cinquantenaire du Front Populaire ; à peine réélu,
en novembre 1988, il inaugure le Centre national
et musée Jean Jaurès à Castres. En 1993, à Liévin,
dans le Pas-de-Calais, c’est un portrait de Jaurès
qui est choisi, et le « slogan », extrait de son célèbre
discours à la jeunesse de 1903 : « allez à l’idéal et
comprendre le réel ». Le Nord a perdu Guesde.
S’agissant d’un travail de fond, après la biographie
de Max Gallo, Le Grand Jaurès en 1984, la Société
d’études jaurésiennes maintient la mémoire et
surtout permet à tous d’accéder à la personnalité de
Jaurès avec la publication de ses textes et interventions. En 1984, à Montreuil un colloque sur la paix,
puis en 1994 sur l’affaire Dreyfus permet de revenir
sur « l’actualité jaurésienne ». En 2001, le SEJ
commence la publication chez Fayard de Œuvres de
Jean Jaurès, initialement prévue en 18 volumes, qui
suit un rythme de publication chaotique. Depuis
1992, et l’ouvrage d’Alain Bergounioux et Gérard
Grunberg, Le long remords du pouvoir, la question
du pouvoir est au centre des réflexions des socialistes. Et Jaurès est de moins en moins le recours.
Quand en 2005, le PS célèbre le centenaire de
sa naissance, il confronte ses responsables aux
derniers travaux des chercheurs, et ce sont les expériences de 1936, 1956 et des années 1980 et 1990
Grandes personnalités
qui sont revisitées. Ce qui ne veut pas dire que les
socialistes restent insensibles à la manière dont on
évoque Jaurès. Ainsi, l’affiche éditée à l’occasion du
centenaire du PS crée-t-elle une polémique interne :
en pleine bataille sur le référendum constituant
européen, le montage réalisé à partir de la célèbre
photographie de Jaurès au Pré-Saint-Gervais en
mai 1913 où le drapeau rouge a été remplacé par
un drapeau européen est dénoncé par les tenants du
Non, Paul Quilès, élu du Tarn en tête, qui accusent
la direction du PS d’« instrumentaliser » Jaurès. En
novembre 2005, le quotidien du PCF choisit lui de
faire relire Les Deux méthodes de Jaurès et Guesde
(texte réédité seulement quelques années auparavant par la fédération du Nord du PS), pour la
réflexion de ses lecteurs, sans leçon politique à en
tirer, l’historien Jean-Louis Robert contextualisant
la controverse.
Il faut qu’en 2007 Nicolas Sarkozy évoque durant
sa campagne présidentielle Jaurès et tente de se
l’approprier pour que ses opposants à gauche se
réveillent. Gilles Candar7, citant les travaux du
linguiste Jean Véronis, relève que « c’est dans 17
des 63 discours de sa campagne présidentielle que
le nom de Jaurès est revenu, et cela, au total, à 88
reprises ». Il note aussi que « dans 26 discours
d’Arlette Laguiller, pas une fois le nom de Jaurès
n’est intervenu. Mais Marie-Georges Buffet, qui
l’a cité à 2 reprises, comme Ségolène Royal, qui y
a fait référence à 9 reprises, ont salué de manière
classique la figure tutélaire (pour sa part, Dominique Voynet l’a cité une fois). Mais, notons que
Blum et d’autres références de la gauche subissent
Il faut qu’en 2007 Nicolas Sarkozy évoque
durant sa campagne présidentielle Jaurès et
tente de se l’approprier pour que ses opposants
à gauche se réveillent. Gilles Candar, citant
les travaux du linguiste Jean Véronis, relève
que « c’est dans 17 des 63 discours de sa
campagne présidentielle que le nom de Jaurès
est revenu, et cela, au total, à 88 reprises ».
113
Guesde est toujours présent dans l’histoire
de la gauche, mais sa mémoire est très peu
évoquée et rarement positivement. Si Jaurès
occupe une place toujours particulière, il
appartient désormais à la société française
tout entière, figure consensuelle
de la République dans sa version sociale,
celle du pacifiste ou du socialiste
restant à l’arrière-plan.
cette « 
triangulation ». Incongruité, éléments
d’une campagne atypique, mais sans lendemain.
L’épisode fonctionne tout de même comme une
piqûre de rappel pour que la gauche n’oublie pas
son histoire. Plus récemment, le Parti de gauche
de Jean-Luc Mélenchon considère que l’apport
de Jaurès demeure pertinent, son secrétariat à la
formation proposant une brochure reprenant douze
de ses textes sur la classe ouvrière et des militants
rééditant ses conférences en Amérique Latine8.
Le PCF voit en Jaurès essentiellement le fondateur
de leur quotidien L’Humanité qu’il célèbre par un
hors-série de 16 pages en 1994, et pour lequel il se
porte acquéreur du manuscrit de son premier éditorial « Notre but » en 2004.
Guesde est toujours présent dans l’histoire de la
gauche, mais sa mémoire est très peu évoquée et
rarement positivement. Si Jaurès occupe une place
toujours particulière, il appartient désormais à la
société française tout entière, figure consensuelle
de la République dans sa version sociale, celle du
pacifiste ou du socialiste restant à l’arrière-plan.
Le centenaire de son assassinat, à travers notamment les manifestations initiées et soutenues par
la Fondation Jean-Jaurès créée par Pierre Mauroy,
est cependant l’occasion pour la famille socialiste de rappeler sa filiation avec l’histoire et les
combats de Jaurès, l’épisode de 2007 n’ayant pas
été oublié. L’heure n’est pourtant plus à l’hagiographie ou à l’exclusive, l’optique est d’aller vers
plus de connaissance, avec la participation très
large du monde universitaire et de la recherche à
114
ces commémorations. Ce qui n’empêchera pas des
responsables de gauche (et de droite) de continuer
dans leurs discours à vouloir s’approprier Jaurès, et
Jaurès et Guesde, la mémoire et la trace
à dénier à leurs adversaires de pouvoir s’en revendiquer. Jaurès est toujours au Panthéon, et personne
ne songerait à l’en faire sortir.
1. Gilles Candar, « Relire L’Armée nouvelle en 2011 », L’OURS, n° 408, 2011.
2. Le congrès de Tours, édition critique réalisée par J. Charles, J. Girault et alii., Éditions sociales, 1980, p. 224. (Toutes
les citations de ce congrès reproduites ici sont tirées de ce livre, un index nominatif permettant de retrouver facilement
les pages où sont cités Jaurès et Guesde).
3. « … La première est précisément cette déviation réformiste dont je parlais tout à l’heure. Le fond de la thèse réformiste, c’est que, sinon la totalité de la transformation sociale, du moins ce qu’il y a de plus substantiel dans les avantages
qu’elle doit procurer à la classe ouvrière, peut être obtenue sans crise préalable du pouvoir politique. Là est l’essence du
réformisme.
Mais il y a une seconde erreur, dont je suis bien obligé de dire qu’elle est, dans son essence, anarchiste. C’est celle qui
consiste à penser que la conquête des pouvoirs publics est par elle-même une fin, alors qu’elle n’est qu’un moyen, qu’elle
est le but, alors qu’elle n’est que la condition, qu’elle est la pièce, alors qu’elle n’est que le prologue. »
4. La brochure Les deux méthodes est rééditée par la SFIO en 1925, 1931, 1933, 1938, 1945. La controverse sera rééditée par Louis Mexandeau en 2007 (Le Passager clandestin éd.) Les deux discours sont consultables sur le site de l’OURS
depuis 2001, et sur d’autres sites.
5. Bénédicte Henry, « La commémoration du centenaire anniversaire de la naissance de Jean Jaurès par le Parti socialiste-SFIO », Recherche socialiste, n° 6, 1999.
6. Interview de François Mitterrand, L’Unité, n° 177, 31 octobre 1975.
7. Gilles Candar, « Jaurès en Campagne », http://www.jaures.info/dossiers/dossiers.php?val=19_jaures+campagne#_ftn2
8. Jean Jaurès, Discours en Amérique latine 1911, préface de Jean-Luc Mélenchon, « Politique à gauche », Bruno
Leprince, 2010, 222 p.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Serge Berstein
est professeur d’histoire à l’Institut d’études politiques de Paris.
Léon Blum, histoire et mémoire
D
ans le panthéon socialiste, Léon
Blum occupe certes une place de
premier plan puisqu’il est le premier chef de
gouvernement de la IIIe République à avoir
dirigé celle-ci comme président du Conseil.
Il faut toutefois remarquer que cette place
se situe à un rang inférieur à celle de Jean
Jaurès qui, pour sa part, apparaît bien
comme la personnalité marquante d’un
parti dont il a assuré l’unité idéologique à
coups de synthèses rhétoriques audacieuses,
affirmé l’intégration à la République et qui
est mort en martyr de la lutte pour la paix,
sans avoir jamais subi l’épreuve redoutable
du pouvoir qui confronte l’idéal au réel.
De ce point de vue, la mémoire socialiste concernant
ces deux personnalités majeures se montre tributaire de ce « long remords du pouvoir » qui caractérise sur le long terme l’histoire d’un Parti socialiste
toujours réticent envers la gestion gouvernementale
qui compromet la pureté de la doctrine dans les
inévitables compromis du pouvoir et toujours déçu
par ses résultats1. Léon Blum n’a pas échappé à
cette redoutable fatalité de l’exercice du pouvoir par
un dirigeant socialiste, mais la mémoire collective
le crédite cependant d’un incontestable (mais éphémère) succès, celui du bel été 1936 au cours duquel
la morosité d’une France en proie depuis plusieurs
années à une longue crise économique, sociale et
politique cède tout à coup la place à une « embellie »
Léon Blum n’a pas échappé à cette redoutable
fatalité de l’exercice du pouvoir par un
dirigeant socialiste, mais la mémoire collective
le crédite cependant d’un incontestable (mais
éphémère) succès, celui du bel été 1936 au
cours duquel la morosité d’une France en proie
depuis plusieurs années à une longue crise
économique, sociale et politique cède tout à
coup la place à une « embellie » dont Blum
déclarera qu’elle constitue sa fierté.
116
dont Blum déclarera qu’elle constitue sa fierté. De
fait, en quelques semaines, dans un monde salarial
profondément déprimé par le chômage, les effets
de la déflation, la pauvreté menaçante, paraissent
se lever l’aube de temps nouveaux. En s’efforçant
de résoudre la crise par une politique favorable au
monde ouvrier dont les salaires sont significativement augmentés par les Accords de Matignon, le
temps de travail hebdomadaire réduit par la loi de
40 heures avec l’espoir que cette mesure conduira
à résorber le chômage, qui bénéficie désormais de
deux semaines de congés payés, se voit protégé par
la généralisation des conventions collectives ou
la création des délégués d’entreprise, Léon Blum
s’identifie dans la mémoire collective à la politique
la plus socialement progressiste jamais conduite en
France jusque-là, annonciatrice des grandes avancées sociales de la Libération.
Que l’histoire diffère de la mémoire, le cas de
Léon Blum l’atteste à l’évidence. Car si l’incontestable sympathie qu’entraînent la personnalité de
l’homme, son intégrité, sa générosité, sa volonté de
faire régner la justice sociale rendent compte de la
stature qu’il conserve dans le souvenir des Français, l’histoire qui ne saurait s’arrêter aux images
d’Épinal et ne s’embarrasse pas de sentiments doit
faire d’autres constatations. Noter, par exemple, que
les mesures sociales progressistes dont on crédite
Léon Blum sont aussi à l’origine de l’échec économique de son gouvernement, la diminution du
temps de travail provoquant celle de la production,
l’augmentation des salaires entraînant la faillite
de petites et moyennes entreprises et provoquant
une inflation qui en annule les effets sur le monde
ouvrier avant de conduire à la dévaluation de la
monnaie2. Ou se souvenir que l’expérience gouvernementale de Léon Blum, jugée trop réformiste ou
légaliste par une partie de la gauche, a provoqué
contre lui l’accusation d’avoir trahi son rôle de
dirigeant d’un parti révolutionnaire au profit de la
conception morale qu’il se faisait de sa personne et
de son action3.
A y bien réfléchir, au-delà des mirages de la
mémoire collective, la place de Léon Blum dans
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Léon Blum, histoire et mémoire
l’histoire, me paraît avoir été de réussir à conduire à
l’exercice du pouvoir dans la France du XXe siècle,
un Parti socialiste dont la déclaration finale de son
congrès de fondation en 1905 affirme qu’il est « un
parti d’opposition fondamentale et irréductible à
l’ensemble de la classe bourgeoise et à l’État qui
en est l’instrument » et ajoute qu’il « n’est pas un
parti de réforme, mais un parti de lutte de classes
et de révolution »4. Or Léon Blum entre véritablement en politique en 1914 par la voie ministérielle,
comme directeur de cabinet d’un ministre socialiste, Marcel Sembat, qui, avec l’accord de son
parti, le représente dans les gouvernements d’Union
sacrée conduits jusqu’en 1916 par René Viviani et
Aristide Briand. Mais il ne se contente pas d’être
le principal collaborateur de Sembat au gouvernement, puisqu’il se trouve chargé par celui-ci du
soin de gérer les relations avec le groupe socialiste
du Parlement, en d’autres termes de s’assurer de
la fidélité des élus à la politique d’union sacrée.
Et de cette entrée en politique par l’exercice du
pouvoir, pour le moins paradoxale pour un socialiste, il tirera un ouvrage paru en 1918, Les lettres
sur la réforme gouvernementale, ouvrage purement
technique destiné à améliorer l’efficacité du travail
gouvernemental dans une République parlementaire aux structures inchangées. Autrement dit,
c’est en homme de gouvernement que se voit Léon
Blum au moment où il s’apprête à devenir un dirigeant de premier plan du Parti socialiste. Mais, ce
faisant, il entend se placer dans le sillage de Jean
Jaurès. Dans le discours qu’il prononce le 31 juillet
1917 pour l’anniversaire de l’assassinat de Jaurès, il
n’éprouve pas le moindre doute sur ce qu’aurait été
l’attitude de celui-ci s’il avait vécu : « Il aurait fait
ce que nous avons fait tous. Il aurait collaboré à la
défense nationale et à sa direction »5.
Le problème est qu’au moment où Léon Blum envisage ainsi un avenir gouvernemental, le Parti socialiste a quitté le gouvernement, s’apprête à rompre
avec l’Union sacrée et à renier la politique suivie
depuis 1914. En fait, le socialisme entre dans la
zone des tempêtes où les tenants de la participation gouvernementale font figure d’accusés face aux
Grandes personnalités
117
118
Le dilemme de Léon Blum est de savoir
comment amener les socialistes au pouvoir
en préservant l’unité du parti car, à ses
yeux, ce dernier est l’instrument privilégié
d’une transformation profonde de l’humanité
qui atteindra un point de perfection en
substituant la propriété collective
à la propriété privée.
pacifistes qui ont le vent en poupe et aux zélateurs
de la révolution bolchevique. Si Blum s’éloigne des
premiers, il rejette avec vigueur le bolchevisme qui
lui apparaît comme totalement étranger au socialisme, au point d’apparaître au Congrès de Tours de
décembre 1920 comme le chef de file de la résistance socialiste à la IIIe Internationale. Élu député
en 1919, chef du groupe parlementaire du parti
socialiste SFIO après la scission de Tours, il est
devenu un membre éminent d’une formation dont la
direction est tenue en main par une majorité guesdiste, profondément attachée à la vision marxiste et
totalement hostile à une participation socialiste à la
gestion de la République bourgeoise. Le dilemme de
Léon Blum est donc de savoir comment amener les
socialistes au pouvoir en préservant l’unité du parti
car, à ses yeux, ce dernier est l’instrument privilégié d’une transformation profonde de l’humanité
qui atteindra un point de perfection en substituant
la propriété collective à la propriété privée. C’est à
la lumière de la solution de ce dilemme, réalisée
à petits pas que l’on peut lire l’action politique de
Léon Blum, même si, chemin faisant, l’expérience
en modifie les termes.
Que Léon Blum n’ait pas renoncé à conduire le parti
socialiste au pouvoir, on en a une preuve évidente
par l’organisation qu’il donne au groupe parlementaire dont il entend faire une « opposition constructive » à la différence de l’opposition systématique
et violente du parti communiste. Pour ce faire, les
élus se constituent en experts des diverses questions
abordées, se font assister de spécialistes, confèrent
avec la direction du parti et opposent des contreLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Léon Blum, histoire et mémoire
projets soigneusement étudiés aux projets gouvernementaux6. Mais, en même temps, il entend préserver
à tout prix l’unité du parti, car, parvenir au pouvoir
n’est pas un objectif en soi si le résultat n’est pas
l’instauration du socialisme, même s’il envisage
que celui-ci soit instauré par le suffrage universel
et non par une révolution sanglante. Or, les résultats électoraux du parti socialiste SFIO dans ces
années d’après-guerre ne conduisent visiblement
pas à une conquête du pouvoir dans les urnes. En
1919, le refus de constituer des listes communes
avec les « partis bourgeois », fussent-ils de gauche,
conduit à une défaite électorale cuisante des socialistes comme des radicaux. Aussi en 1924, des listes
de « Cartel des gauches » permettent-elles aux deux
partis de disposer d’une majorité à la Chambre, mais
les socialistes refusent de collaborer avec les radicaux dans une coalition gouvernementale. Toutefois,
le « soutien sans participation » qu’ils proposent aux
radicaux apparaît précaire dans la mesure où ils
n’entendent soutenir le gouvernement que si celuici adopte des mesures souhaitées par eux. Comme
il était prévisible, ce pouvoir par procuration paralyse le gouvernement et conduit à l’échec l’expérience du Cartel, permettant au modéré Poincaré de
prendre la tête d’un gouvernement d’union nationale.
L’exaspération de l’aile modérée de la SFIO devant
le refus réaffirmé de la participation au pouvoir, la
fermeté de la direction et de l’aile gauche du parti
qui campent sur leur position de rejet de collaboration avec un gouvernement bourgeois font craindre
à Léon Blum une scission à terme. Aussi, à partir
de 1925, s’efforce-t-il de trouver un compromis qu’il
fait approuver par le groupe parlementaire en refusant certes toute participation à un gouvernement
dirigé par les radicaux (ce qui satisfait la majorité
et la direction du parti), mais en suggérant que le
Parti socialiste pourrait s’allier avec les partis démocratiques dans un gouvernement placé sous une
direction socialiste (hypothèse très peu probable à
ce moment, mais qui laisse un espoir aux participationnistes). C’est dans la ligne de ce compromis que
Blum, conscient qu’il est impossible aux socialistes
de continuer à solliciter les suffrages des électeurs
Grandes personnalités
Blum, conscient qu’il est impossible aux
socialistes de continuer à solliciter les
suffrages des électeurs pour demeurer
ensuite inactifs, propose en 1926 qu’au cas
où les électeurs feraient de la SFIO la force
majoritaire d’une coalition de gauche, celle-ci
pourrait exercer le pouvoir dans le cadre
du système capitaliste et avec une volonté
réformiste affirmée.
pour demeurer ensuite inactifs, propose en 1926
qu’au cas où les électeurs feraient de la SFIO la
force majoritaire d’une coalition de gauche, celle-ci
pourrait exercer le pouvoir dans le cadre du système
capitaliste et avec une volonté réformiste affirmée.
Toutefois, le retour de la droite au pouvoir, la défaite
électorale de 1928 et la prépondérance des radicaux lors du scrutin de 1932 font de la doctrine
Blum d’exercice réformiste du pouvoir dans le cadre
du capitalisme une simple hypothèse d’école. Et le
chef du groupe parlementaire combattra sans état
d’âme lors du congrès de la Mutualité de 1933, non
seulement les néos qui, derrière Déat, Marquet et
Montagnon entendent réviser le marxisme, mais
aussi les partisans de la participation qui jugent que
la rigueur de la crise économique et sociale d’une
part, le danger fasciste et nazi de l’autre, exigent que
le Parti socialiste sorte de sa position de spectateur
et s’engage dans une action concrète pour redresser
la situation.7
L’heure de Léon Blum sonne avec le succès électoral socialiste de 1936 qui réalise le cas de figure
qu’il avait imaginé dix ans plus tôt. Pour lui, cet
exercice du pouvoir dans le cadre de l’économie
libérale, imposé par les circonstances, devait
constituer une forme de propédeutique des vertus
du socialisme capable de convaincre la société tout
entière du bien-fondé de ses idées, en même temps
qu’une phase préparatoire à sa véritable instauration, marquée par exemple par un large programme
de nationalisations. Et c’est avec une satisfaction
non dissimulée que Léon Blum s’apprête à cet exer-
119
cice du pouvoir qui va enfin lui permettre de faire
entrer dans les faits un idéal jusqu’alors abstrait.
Aux membres du Conseil national de la SFIO réunis
le 10 mai, il l’affirme sans hésitation : « Je ne me
présente pas à vous aujourd’hui comme un homme
accablé d’avance sous le poids des charges et des
responsabilités, croyez-moi, je les connaissais. Je
ne viens pas ici en vous disant : « Éloignez de moi
ce calice, je n’ai pas voulu cela, je n’ai pas demandé
cela ». J’ai demandé cela et j’ai voulu cela, je l’ai
voulu parce que c’est la victoire de notre parti au
sein d’une victoire républicaine ».8 On sait que le
bel espoir de Léon Blum va assez vite se briser face
à l’obstacle des réalités et à la complexité insoupçonnée de la société française et des stratégies politiques. Dès la négociation du programme du Front
populaire, Blum doit renoncer au vaste programme
de nationalisations qu’il envisageait devant le refus
catégorique des radicaux, défenseurs intransigeants de la propriété privée, et celui, plus surprenant, des communistes qui redoutent d’effrayer les
classes moyennes qu’ils entendent amadouer. De
surcroît, sa marge d’action politique va se trouver
entravée par le double engagement contradictoire
dans lequel il s’est enfermé, celui de tenter son
expérience dans le cadre maintenu de la démocratie libérale d’une part, celui de ne jamais entrer
en conflit avec la classe ouvrière, dont la CGT est
pour lui la représentante la plus authentique d’autre
part. Passées les vastes réformes de l’été 1936,
C’est avec une satisfaction non dissimulée que
Léon Blum s’apprête à cet exercice du pouvoir
qui va enfin lui permettre de faire entrer dans
les faits un idéal jusqu’alors abstrait. Aux
membres du Conseil national de la SFIO réunis
le 10 mai, il l’affirme sans hésitation : « Je ne
me présente pas à vous aujourd’hui comme un
homme accablé d’avance sous le poids
des charges et des responsabilités,
croyez-moi, je les connaissais. »
120
viennent les désillusions, la montée des oppositions
venues de la droite, des classes moyennes et des
radicaux, mais aussi de la gauche socialiste et des
communistes. Dès les premiers mois de 1937, l’expérience Blum est un échec qui conduira à la chute
du gouvernement en juin.
Tout n’est pas dit cependant. L’expérience du pouvoir
a transformé Léon Blum. L’homme qui plaçait
au-dessus de tout l’unité du parti et l’acheminement
progressif vers la réalisation du socialisme, aboutissement de la marche de l’humanité vers le progrès,
a pris conscience de la complexité d’une société qui
ne se résume pas à l’affrontement de la bourgeoisie
et du prolétariat. Il s’est également rendu compte du
danger extérieur que représente pour la nation tout
entière la menace de l’Allemagne nazie. Sa tentative de retour au pouvoir au printemps 1938 rend
compte de cette maturation puisqu’il envisage de
constituer un gouvernement d’union nationale que
la droite rejettera s’il doit en être le dirigeant. Il se
rabat alors sur une nouvelle formule de Front populaire, mais avec un programme keynésien fondé sur
le réarmement qu’exige la situation internationale et
sur une politique sociale qui, sans oublier la classe
ouvrière, inclut dans son périmètre des catégories
sociales négligées en 1936. Programme qui ne
connaîtra aucune réalisation concrète puisque le
sort du gouvernement est fixé dès sa naissance et
que nul n’ignore que le rejet attendu de ses projets
financiers par le Sénat signifiera sa mort à court
terme, mais dont la rédaction témoigne d’une évolu-
Léon Blum, histoire et mémoire
Contrairement à ses espoirs, cette expérience
n’a nullement posé les bases du passage
du pays au socialisme collectiviste, mais
plutôt modifié le regard des socialistes sur
la société et la nation. Du même coup, elle a
été créatrice d’une tradition qui s’épanouira
après la seconde guerre mondiale d’exercice du
pouvoir par le Parti socialiste
dans une perspective sociale réformiste
inspirée du solidarisme.
tion certaine dans la pratique du pouvoir par les
socialistes.
Il est donc peu douteux qu’au regard de l’histoire,
le rôle de Léon Blum est d’avoir conduit par une
politique prudente de petits pas un parti arqué dans
le refus de participer à la gestion de la république
bourgeoise vers l’exercice du pouvoir dans le cadre
maintenu du capitalisme libéral. Mais, contrairement à ses espoirs, cette expérience n’a nullement
posé les bases du passage du pays au socialisme
collectiviste, mais plutôt modifié le regard des
socialistes sur la société et la nation. Du même
coup, elle a été créatrice d’une tradition qui s’épanouira après la seconde guerre mondiale d’exercice
du pouvoir par le parti socialiste dans une perspective sociale réformiste inspirée du solidarisme,
contrastant longtemps avec l’affirmation marxiste et
révolutionnaire répétée dans les congrès du parti.
1. Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir, Le Parti socialiste français 1905-1992 Paris,
Fayard, 1992.
2. Serge Berstein, Léon Blum, Paris, Fayard, 2006, en particulier le chapitre XI : « L’exercice du pouvoir : les fruits
amers de la réalité », pp. 491-560.
3. Colette Audry, Léon Blum ou la politique du Juste, Julliard, 1955.
4. Daniel Ligou, Histoire du socialisme en France, 1871-1961, Paris, PUF, 1962.
5. Léon Blum, « Idée d’une biographie de Jaurès », in L’œuvre de Léon Blum, volume 3-1 1914-1928, Paris, Albin Michel,
1972, pp. 15-16.
6. Voir le témoignage de Joseph Paul-Boncour, Entre-deux-guerres, Souvenirs sur la III° République, Paris, Plon, 19451946, t. II, p. 29.
7. Voir sur ce point les stimulantes analyses de Gérard Grunberg, La loi et les prophètes, Les socialistes français et
les institutions politiques, Paris, CNRS Éditions, 2013, en particulier le chapitre IV, « L’intégration parlementaire et la
crise du parlementarisme ».
8. Cité in Jean-Michel Gaillard, Les 40 jours de Léon Blum, Paris, Perrin, 2001.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
François Stasse
est l’auteur de La morale de l’histoire. Mendès France – Mitterrand, Seuil 1994
et de L’héritage de Mendès France, Seuil 2004.
Pierre Mendès France entre l’histoire
des faits et la mémoire des valeurs
C
ontrairement à Jaurès et De Gaulle,
Mendès France (1907-1982) n’a pas
fondé de grand parti ni de grande famille
politique. Contrairement à Blum écrivant
A l’échelle humaine, il n’a pas laissé d’œuvre
littéraire, historique ou théoricienne susceptible d’être attachée à son nom. Contrairement à Mitterrand, il n’a pas vécu la longue
épreuve du pouvoir qui seule permet, au
soir de celle-ci, de dresser un bilan pour la
postérité.
Et cependant, la figure de Pierre Mendès France a
laissé une profonde empreinte dans l’histoire républicaine du XXe siècle. Il y a un mystère Mendès
France. Il se mesure à l’écart entre d’une part, ses
réalisations concrètes d’élu local de la commune de
Louviers, de député de l’Eure puis de Grenoble, de
ministre des Finances de Blum en 1938 puis de De
Gaulle à la Libération, de président du conseil en
1954 et, d’autre part, ce qu’il faut bien appeler la
légende mendésiste. Un écart intense entre l’histoire des faits d’un côté, la mémoire des valeurs de
l’autre.
Comment comprendre cet écart ? Proposons deux
éclairages. Sur le plan politique, Mendès France
possédait les qualités qui animent, lorsque les
circonstances s’y prêtent, des hommes d’État
d’exception mais pas celles qui permettent de
surmonter les contradictions de l’action publique.
Sur le plan théorique, il portait des valeurs éthiques
qui fondent son héritage historique mais qui, dans
la durée, furent insuffisantes à mobiliser les forces
militantes.
Il est parfois tentant, face à un grand destin politique, de soutenir qu’il était écrit d’avance. Mais
ce n’est jamais vrai. Il y faut toujours un peu de
chance. Mendès France en eut en plusieurs circonstances. Lorsque Georges Boris, son ami le plus
proche et directeur de cabinet de Blum lui signale
qu’un ouvrage paru à Londres en 1936 va révolutionner la pensée économique, et qu’un autre
122
Pierre Mendès France entre l’histoire des faits et la mémoire des valeurs
Mendès devient le premier homme politique
de gauche à posséder une solide culture
économique au moment même où, en 1938,
Blum et le Front populaire finissant sont en
quête d’une doctrine en ce domaine. La gauche
était jusqu’alors réputée pour ses combats
sociaux. Elle tient avec Mendès France féru de
keynésianisme son premier économiste.
ami, Jean de Largentaye, s’apprête à traduire cet
ouvrage en français, Mendès France se plonge dans
la Théorie générale de Keynes. En pleine crise des
idées économiques libérales, il est aussitôt séduit
par la modernité et la rationalité de la construction théorique keynésienne et en devient l’un des
principaux diffuseurs dans notre pays. Mendès qui
s’était intéressé à la doctrine financière de Poincaré
pendant ses études universitaires devient ainsi le
premier homme politique de gauche à posséder une
solide culture économique au moment même où, en
1938, Blum et le Front populaire finissant sont en
quête d’une doctrine en ce domaine. La gauche était
jusqu’alors réputée pour ses combats sociaux. Elle
tient avec Mendès France féru de keynésianisme
son premier économiste. Mais la chance, c’est aussi
et d’abord d’avoir échappé au sort de Jean Zay. Une
évasion réussie des geôles de Vichy lui permet de
rejoindre Londres en février 1942 sans tomber sous
les balles que la milice réservait aux adversaires
du régime ayant le double tort d’être républicains
et juifs.
La chance ne fait évidemment qu’ouvrir la voie. Au
responsable politique d’y manifester ses talents.
Mendès France partage avec tous les grands
hommes d’État une force de caractère hors du
commun. Il en faut – et du courage aussi – pour
dire à De Gaulle qui lui propose de rester à Londres
pour participer à l’administration de la France
Libre, qu’il préfère reprendre le combat actif et
s’engager dans l’escadrille Lorraine aux côtés de la
Royal Air Force. Il en faut encore, en 1945, face
au même De Gaulle auréolé de l’immense prestige
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
de la Libération, pour démissionner de ses fonctions de ministre de l’Économie car il estime que
la politique de reconstruction n’est pas menée avec
la rigueur nécessaire. La rigueur, déjà. Mendès lui
donne un contenu politique, économique, financier,
moral, quasi scientifique. Elle dessine son image
pour l’histoire : Mendès France a appris à la gauche
que la rigueur n’est pas de droite.
La force de caractère, c’est aussi la ténacité. François Mitterrand et Pierre Mendès France partageaient cette qualité. Quand une idée est juste, il
faut la défendre inlassablement, même si, surtout si,
elle est minoritaire au départ et jusqu’à ce qu’elle
l’emporte. Mitterrand mit des années à convaincre
de la justesse de sa stratégie d’union de la gauche,
ou sur un autre plan, de la nécessité d’abolir la
peine de mort. Il en a été de même pour Mendès
France qui prêche dans le désert dès 1950 que
la France ne peut pas conduire seule une guerre
à douze mille kilomètres de ses frontières. Cette
longue clairvoyance lui vaut d’être chargé en 1954
de négocier à Genève avec la Chine et l’Union
soviétique la fin de l’engagement militaire français
en Indochine. Il saisit aussitôt – avec un sens du
moment qui est l’une des qualités distinctives de
l’homme d’État – l’autorité dévolue par la signature de la paix pour proposer à la Tunisie la voie
de l’autonomie. Il voudra amorcer la première étape
du même chemin en Algérie mais l’aveuglement des
intérêts coloniaux ne lui en laissera pas l’opportunité. On connaît la suite.
Compte tenu de ses compétences acquises très
tôt, c’est en économie que Mendès France affirme
Mitterrand mit des années à convaincre de la
justesse de sa stratégie d’union de la gauche,
ou sur un autre plan, de la nécessité d’abolir
la peine de mort. Il en a été de même pour
Mendès France qui prêche dans le désert
dès 1950 que la France ne peut pas conduire
seule une guerre à douze mille kilomètres
de ses frontières.
Grandes personnalités
avec le plus de constance ses convictions. On ne
triche pas en économie. Non seulement parce que
l’éthique républicaine s’y oppose – nous y reviendrons – mais parce que l’économie se venge contre
les laxismes. « Les comptes en désordre sont la
marque des nations qui s’abandonnent » avaitil coutume de dire dans une sentence qui devrait
tinter encore aujourd’hui aux oreilles de ceux qui, à
gauche, tiennent les déficits publics pour des fariboles. Plus la gauche veut réformer, plus elle doit
être rigoureuse dans sa méthode, répétait-il, ce qui
implique tout à la fois justice fiscale, lutte contre
l’inflation qui frappe d’abord les pauvres, priorité
à l’investissement qui conforte le développement à
venir. Et pour conduire cette méthode, il plaidait
pour un État fort, maîtrisant sa stratégie à travers
une planification rationnelle de ses objectifs et
de ses moyens, équilibré au niveau local par des
collectivités territoriales par lesquelles s’exprime
l’essentiel de la vie démocratique et participative.
La ténacité fut aussi sa marque sur le plan institutionnel. Face à l’instabilité politique de la IIIe puis
de la IVe République, il plaidait pour un régime
à l’anglaise, c’est-à-dire pour un contrat de législature qui engage la majorité parlementaire sur un
nombre limité d’objectifs. Il l’associait au scrutin
uninominal à deux tours qui lie le député à ses
électeurs alors que le scrutin proportionnel avait à
ses yeux le défaut d’être entre les mains des partis.
Sa fermeté – certains ont évoqué sa rigidité – sur ce
plan lui a fait opter pour une opposition de principe
à la composante présidentielle de la Ve République,
en particulier à partir de la réforme de 1962 introduisant l’élection du président de la République au
suffrage universel direct. Lorsqu’en 1965 la gauche
doit désigner un candidat pour affronter De Gaulle
lors de l’élection présidentielle, ce blocage de principe est l’un des facteurs qui expliquent le retrait de
Mendès France et l’engagement de Mitterrand.
La légende mendésiste se nourrit de ces positions
qui sonnent comme autant de théorèmes politiques à fort potentiel symbolique. Elle demeure
d’autant plus vivante qu’après que ces positions
ont été critiquées, voire raillées, elles reprennent
123
Qui oserait soutenir aujourd’hui que la
critique mendésiste du présidentialisme est
sans fondement ? Qui oserait dire que la
dilution des corps intermédiaires
dans le face-à-face entre le président et le
peuple, aggravée par les médias modernes,
ne soulève pas de sérieux problèmes
de fonctionnement de la démocratie ?
des couleurs : qui oserait soutenir aujourd’hui que
la critique mendésiste du présidentialisme est
sans fondement ? Qui oserait dire que la dilution
des corps intermédiaires dans le face-à-face entre
le président et le peuple, aggravée par les médias
modernes, ne soulève pas de sérieux problèmes de
fonctionnement de la démocratie ?
Mais on ne peut nier que la force de caractère, la
ténacité, la rigidité, ont rendu difficiles, parfois
impossibles, les compromis nécessaires à la poursuite de l’action quotidienne. En 1945, Mendès
France est quasiment le seul à soutenir que les
maigres ressources financières du pays doivent
être affectées par priorité à l’investissement et que
la relance de la consommation passera après. Sur
le papier, il a raison. Mais lorsque, après cinq ans
de guerre et de privations, la population et presque
toute la classe politique souhaitent l’inverse, peut-on
ne pas transiger ? Lorsque, en 1958, le Club Jean
Moulin et l’essentiel de l’élite administrative du
pays qui a soutenu massivement l’élan mendésiste
de 1954, estiment que la nouvelle constitution
proposée par de Gaulle est un bon compromis entre
parlementarisme et présidentialisme, peut-on tout
rejeter d’un bloc ? Ces deux exemples illustrent
l’écart entre la justesse des options fondamentales
qui entretiennent pour longtemps l’aura mendésiste
et le déficit des options tactiques qui ferme la voie à
l’exercice du pouvoir.
L’attachement de Pierre Mendès France à un socle
de valeurs explique aussi sa place dans la mémoire
collective. Interrogé récemment sur le profond pessimisme des Français, le philosophe Marcel Gauchet
124
Pierre Mendès France entre l’histoire des faits et la mémoire des valeurs
expliquait que « la France a un grave problème avec
la vérité à son sujet »1. Depuis mai 1940, ajoutaitil, la France a cessé d’être une grande puissance
mais personne n’ose le dire. D’où un silence des
responsables politiques sur les faiblesses du pays
et sur les efforts qu’il conviendrait d’entreprendre
pour lui redonner vigueur. Un silence finalement
très anxiogène pour le citoyen. Une telle analyse
fait écho à un élément central du corpus mendésiste que l’on pourrait appeler l’éthique de la vérité.
Ce n’est pas un hasard si, lorsque Mendès France
publie en 1955 les « causeries radiophoniques »
qu’il a tenues au cours de son bail gouvernemental,
ce recueil est intitulé Dire la vérité. Pas un hasard
non plus si, au soir de sa vie, il intitule La vérité
guidait leurs pas la compilation de ses écrits sur
quelques grands hommes parmi lesquels Zola,
Jaurès et Blum. L’éthique de la vérité revêt chez lui
une double composante : morale et politique.
La composante morale est en lien direct avec
la notion de vertu chez Montesquieu. La vertu,
explique le philosophe des Lumières, est le vecteur
essentiel de la République car celle-ci ne dispose ni
de la force pure propre aux dictatures, ni de la légitimité sacrée des princes. La République n’est forte
que si elle est vraie, c’est-à-dire que si elle expose
les problèmes dans toute leur difficulté afin que le
peuple puisse décider des solutions pertinentes. Il y
a quelque chose d’indissolublement moral et scientifique dans cette conception de la vérité comme
fondement de la République. C’est la raison et non
la passion qui est appelée à gouverner le pays. D’où
l’hostilité mendésiste absolue à l’égard de toutes les
Le réalisme mendésiste n’est pas synonyme de
modération mais de vérité. Les programmes
extrémistes ne sont pas critiquables parce
qu’ils sont excessifs mais parce qu’ils ne sont
pas vrais : il serait tout simplement impossible
de les mettre en œuvre et si par malheur,
ils l’étaient, ils conduiraient au résultat
inverse de celui annoncé.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Le grand paradoxe de cet homme est que les
mêmes raisons qui expliquent la brièveté de
son passage au pouvoir fondent aussi la durée
et la profondeur de son empreinte dans la
mémoire de la République.
démagogies et l’on rejoint ainsi la dimension politique de la vérité. La démocratie n’est opératoire, le
peuple n’est réellement souverain, que si toutes les
cartes sont sur la table et que si les options présentées par les formations et les hommes politiques qui
aspirent à représenter le peuple, sont réalistes. Le
réalisme mendésiste n’est pas synonyme de modération mais de vérité. Les programmes extrémistes
ne sont pas critiquables parce qu’ils sont excessifs
mais parce qu’ils ne sont pas vrais : il serait tout
simplement impossible de les mettre en œuvre et
si par malheur, ils l’étaient, ils conduiraient au
résultat inverse de celui annoncé.
Cette éthique de la vérité a quelque chose d’admirable qui éclaire encore aujourd’hui et pour longtemps sans doute, le panthéon mendésiste. Mais
suffit-elle à constituer un projet politique ? Bien
entendu, on dira que Mendès France n’était pas un
philosophe et que ses combats et ses écrits sur la
justice fiscale, sur l’économie du développement
et ses dimensions monétaires, sur l’éducation et
la recherche, parmi bien d’autres contributions,
dessinent la figure d’un homme d’État dans sa
plénitude. Mais le paradoxe est que son éthique de
la vérité était si forte qu’elle a eu tendance à écraser
tout le reste au point de faire douter les forces politiques contemporaines de son action et de sa capacité à conduire celle-ci et au point de constituer
aujourd’hui le principal si ce n’est l’unique préciput
de sa mémoire.
Faut-il le regretter ? Oui, sans doute, ne serait-ce que
par devoir de… vérité ! Mendès France lui-même
aurait d’ailleurs contesté d’être réduit au statut de
sage car il se concevait d’abord comme un militant,
un combattant de la République, avec ses succès
et ses échecs. Le grand paradoxe de cet homme est
Grandes personnalités
que les mêmes raisons qui expliquent la brièveté de
son passage au pouvoir fondent aussi la durée et la
profondeur de son empreinte dans la mémoire de
la République. Et s’il était nécessaire, ces raisons
pourraient être ramenées à une seule : Pierre Mendès
France a incarné la dignité du politique. Cette actualisation de l’antique conception de l’honneur fut sans
125
doute une carte faible dans la tourmente politicienne
et nombre de ses partisans s’éloignèrent de lui pour
se rapprocher de plus habiles. Mais lorsqu’il faut
aujourd’hui trouver des motifs de s’engager pour une
société plus juste et plus respectueuse de la dignité
de chacun, la noblesse de la figure mendésiste vient
encore à l’esprit.
1. Marcel Gauchet, Entretien au Journal du Dimanche, 15 septembre 2013.
Grand texte
Jean Jaurès
Jean Jaurès, Histoire socialiste de la
France contemporaine, de 1789 à 1900
L
e texte que nous rééditons dans ce
dossier est célèbre. Il s’agit de la
préface qu’a rédigée Jean Jaurès pour
présenter son Histoire socialiste de la
France contemporaine, de 1789 à 1900.
Une histoire en quatorze volumes qui
réunissait les meilleures plumes socialistes
du moment. Lui-même livra deux volumes,
« La Révolution Française », jusqu’au 9
thermidor et « La Guerre Franco-Allemande 
» de 1870-1871, ainsi qu’une
conclusion générale sur le bilan social
du XIXe siècle. Ce travail qui l’occupa,
après son échec aux élections législatives de 1892, au milieu de bien d’autres
travaux…, se signale par son style bien
sûr, mais tout autant par son souci de
rigueur scientifique qui l’amena ainsi à se
rapporter directement aux Archives de la
Révolution. Ce qui s’exprime avec force,
dans ses pages, est son souci de situer le
socialisme dans une histoire large pour
l’insérer dans le temps long et l’expliquer
ainsi dans sa nécessité. Mais, il n’y a nul
déterminisme dans sa vision, Jean Jaurès
sait faire sa part à l’événement, donc à
la part des hommes. Son marxisme l’a
conduit à donner toute leur importance
aux faits économiques et sociaux (ce qui
est d’une forte originalité à l’époque), mais
l’accidentel est aussi présent. C’est ce qui
lui fait écrire son Histoire socialiste, avec
Marx mais également avec Michelet et…
Plutarque.
Alain Bergounioux,
directeur de la Revue socialiste
Le texte
C’est du point de vue socialiste que nous voulons
raconter au peuple, aux ouvriers, aux paysans, les
événements qui se développent de 1789 à la fin du
130
Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900
La Révolution française a préparé
indirectement l’avènement du prolétariat. Elle
a réalisé les deux conditions essentielles du
socialisme, la démocratie et le capitalisme.
Mais elle a été, en son fond, l’avènement
politique de la classe bourgeoise.
XIXe siècle. Nous considérons la Révolution fran-
çaise comme un fait immense et d’une admirable
fécondité ; mais elle n’est pas, à nos yeux, un fait
définitif dont l’histoire n’aurait ensuite qu’à dérouler
sans fin les conséquences. La Révolution française
a préparé indirectement l’avènement du prolétariat.
Elle a réalisé les deux conditions essentielles du
socialisme, la démocratie et le capitalisme. Mais
elle a été, en son fond, l’avènement politique de la
classe bourgeoise.
Peu à peu le mouvement économique et politique, la
grande industrie, la croissance de la classe ouvrière
qui grandit en nombre et en ambition, le malaise
des paysans écrasés par la concurrence et investis
par la féodalité industrielle et marchande, le trouble
moral de la bourgeoisie intellectuelle qu’une société
mercantile et brutale offense en toutes ses délicatesses, tout prépare une nouvelle crise sociale,
une nouvelle et plus profonde Révolution où les
prolétaires saisiront le pouvoir pour transformer
la propriété et la moralité. C’est donc la marche et
le jeu des classes sociales depuis 1789 que nous
voudrions retracer à grands traits. Il est toujours un
peu arbitraire de marquer des limites, des divisions
tranchantes dans le progrès ininterrompu et nuancé
de la vie. Pourtant, on peut, avec une suffisante
exactitude, distinguer trois périodes dans l’histoire
de la classe bourgeoise et de la classe prolétarienne
depuis un siècle.
D’abord, de 1789 à 1848, la bourgeoisie révolutionnaire triomphe et s’installe. Elle utilise, contre
l’absolutisme royal et contre les nobles, la force des
prolétaires, mais ceux-ci, malgré leur prodigieuse
activité, malgré le rôle décisif qu’ils jouent en
certaines journées, ne sont qu’une puissance suborLa Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
donnée, une sorte d’appoint historique. Ils inspirent
parfois aux possédants bourgeois une véritable
terreur : mais au fond ils travaillent pour eux ; ils
n’ont pas une conception de la société radicalement
différente : le communisme de Babeuf et de ses
rares disciples ne fut qu’une convulsion sublime, le
spasme suprême de la crise révolutionnaire avant
l’apaisement du Consulat et du Premier Empire.
Même en 1793 et 1794 les prolétaires étaient
confondus dans le Tiers État : ils n’avaient ni une
claire conscience de classe ni le désir ou la notion
d’une autre forme de propriété. Ils n’allaient guère
au-delà de la pauvre pensée de Robespierre : une
démocratie politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane. La
merveilleuse sève de vie du socialisme, créateur
de richesse, de beauté et de joie, n’était point en
eux : aux jours terribles, ils brûlaient d’une flamme
sèche, flamme de colère et d’envie. Ils ignoraient la
séduction, la puissante douceur d’un idéal nouveau.
Pourtant la société bourgeoise commence à peine
à s’apaiser et à se fixer, et déjà la pensée socialiste s’essaie. Après Babeuf, voici de 1800 à 1848,
Fourier, Saint-Simon, Proudhon, Louis Blanc. Voici,
sous Louis-Philippe, les soulèvements ouvriers de
Lyon et de Paris. À peine la Révolution bourgeoise
est-elle définitivement victorieuse, les prolétaires
se demandent : d’où vient notre souffrance et quelle
Révolution nouvelle faudra-t-il accomplir ? Dans
le flot de la Révolution bourgeoise, d’abord bouillonnant et trouble, plus calme maintenant et plus
À peine la Révolution bourgeoise est-elle
définitivement victorieuse, les prolétaires
se demandent : d’où vient notre souffrance
et quelle Révolution nouvelle faudra-t-il
accomplir ? Dans le flot de la Révolution
bourgeoise, d’abord bouillonnant et trouble,
plus calme maintenant et plus clair,
ils mirent leur pauvre visage exténué,
et ils sont pris d’épouvante.
Grand texte
clair, ils mirent leur pauvre visage exténué, et ils
sont pris d’épouvante. Mais, avant 1848, malgré la
multiplicité des systèmes socialistes et des révoltes
ouvrières, la domination bourgeoise est encore
intacte.
La bourgeoisie ne croit pas possible que le pouvoir
lui échappe et que la propriété se transforme.
Elle a, sous Louis-Philippe, la force de lutter à la
fois contre les nobles et les prêtres, et contre les
ouvriers. Elle écrase les soulèvements légitimistes
de l’Ouest, comme les révoltes prolétariennes des
grandes villes affamées. Elle croit naïvement, avec
l’orgueil de Guizot, qu’elle est l’aboutissement de
l’histoire, qu’elle a des titres historiques et philosophiques au pouvoir définitif, qu’elle résume l’effort
séculaire de la France et qu’elle est l’expression
sociale de la raison. Les prolétaires de leur côté,
malgré les soubresauts de la misère et de la faim, ne
sont pas des révolutionnaires conscients. Ils entrevoient à peine la possibilité d’un ordre nouveau.
C’est surtout dans la classe « intellectuelle » que
les « utopies » socialistes recrutent d’abord des
adeptes. Et d’ailleurs les systèmes socialistes sont
très fortement imprégnés ou de pensée capitaliste,
comme celui de Saint-Simon, ou de pensée petitebourgeoise, comme celui de Proudhon. Il a fallu la
crise révolutionnaire de 1848 pour que la classe
ouvrière prît conscience d’elle-même, pour qu’elle
opérât, suivant le mot de Proudhon, sa scission définitive avec les autres éléments sociaux.
Et encore la deuxième période, celle qui va de
février 1848 à mai 1871, du gouvernement provisoire à la répression sanglante de la Commune,
est-elle trouble et incertaine. Déjà, il est vrai, le
socialisme s’affirme comme une force et comme
une idée ; le prolétariat s’affirme comme une classe.
La Révolution ouvrière se dresse si menaçante
contre l’ordre bourgeois que les classes dirigeantes
coalisent contre elle toutes les puissances de la
bourgeoisie et les propriétaires paysans affolés
par le spectre rouge. Mais il y a encore indécision et confusion dans les doctrines socialistes :
en 1848, le communisme de Cabet, le mutuellisme de Proudhon, l’étatisme de Louis Blanc se
131
En 1848, le communisme de Cabet, le
mutuellisme de Proudhon, l’étatisme de Louis
Blanc se heurtent désespérément, et le moule
de pensée où doit prendre forme la force
ouvrière est inconsistant et inachevé :
les théoriciens se disputent le métal en fusion
qui sort de la fournaise, et pendant
qu’ils se querellent, la réaction, conduite par
l’homme de décembre, brise tous les moules
ébauchés et refroidit le métal.
heurtent désespérément, et le moule de pensée où
doit prendre forme la force ouvrière est inconsistant
et inachevé : les théoriciens se disputent le métal
en fusion qui sort de la fournaise, et pendant qu’ils
se querellent, la réaction, conduite par l’homme
de décembre, brise tous les moules ébauchés et
refroidit le métal. Sous la Commune même, blanquistes, marxistes, proudhoniens impriment à la
pensée ouvrière des directions divergentes : nul
ne peut dire quel idéal socialiste eût appliqué la
Commune victorieuse.
En outre, il y a trouble et mélange dans le mouvement même comme dans la pensée. En 1848, la
Révolution est préparée par la démocratie radicale
des petits bourgeois autant et plus peut-être que
par le socialisme ouvrier, et aux journées de Juin la
démocratie bourgeoise couche sur le pavé ardent de
Paris les prolétaires. En 1871 aussi, c’est d’un soulèvement de la bourgeoisie commerçante irritée par la
loi des échéances et par la dureté des hobereaux
de Versailles, c’est aussi de l’exaspération patriotique et des défiances républicaines de Paris que le
mouvement de la Commune est sorti. Le prolétariat
socialiste n’a pas tardé à mettre sa marque révolutionnaire sur cette confusion et Marx a eu raison de
dire, en ce sens, dans sa forte et systématique étude
sur la Commune que, par elle, la classe ouvrière
a pour la première fois pris possession du pouvoir.
C’est un fait nouveau et d’une incalculable portée ;
mais le prolétariat a profité d’une sorte de surprise ;
il était, dans la capitale isolée et surexcitée, la
132
Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900
force la mieux organisée et la plus aiguë ; mais il
n’était pas encore en état d’entraîner et d’assimiler
la France ; celle-ci appartenait aux prêtres, aux
grands propriétaires fonciers et à la bourgeoisie dont
M. Thiers était le chef. La Commune a été comme
une pointe rougie au feu, qui se brise contre un gros
bloc réfractaire. Mais de 1848 à 1871, le progrès
prolétarien est immense. En 1848 la participation
du prolétariat au pouvoir est presque fictive : Louis
Blanc et l’ouvrier Albert sont paralysés au gouvernement provisoire ; et une bourgeoisie perfide
organise contre eux la tricherie des ateliers nationaux. Les socialistes discutent platoniquement au
Luxembourg, ils abdiquent et se résignent à n’être
qu’une impuissante Académie. N’ayant pas la force
d’agir, ils dissertent. Puis, quand la classe ouvrière
trompée se soulève en Juin, elle est écrasée avant
d’avoir pu une minute toucher au pouvoir. En 1871
les fils des combattants de Juin ont tenu le pouvoir ;
ils l’ont exercé ; ils n’ont pas été l’émeute, ils ont été
la Révolution.
Les prolétaires ainsi haussés au gouvernement ont
pu en être précipités ; ils n’en ont pas moins donné
aux nouvelles générations ouvrières un haut signal
d’espérance qui a été compris. La Commune clôt la
seconde période où le socialisme s’affirme comme
une force de premier ordre, confuse encore et
convulsive, mais c’est bien elle, aussi, c’est bien la
Commune qui a rendu possible la période nouvelle,
celle où nous sommes tous engagés et où le socialisme procède méthodiquement à l’organisation
C’est bien la Commune qui a rendu possible
la période nouvelle, celle où nous sommes
tous engagés et où le socialisme procède
méthodiquement à l’organisation totale de
la classe ouvrière, à la conquête morale
des paysans rassurés, au ralliement de la
bourgeoisie intellectuelle désenchantée du
pouvoir bourgeois, et à la prise de possession
complète du pouvoir pour des formes nouvelles
de propriété et d’idéal.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
totale de la classe ouvrière, à la conquête morale des
paysans rassurés, au ralliement de la bourgeoisie
intellectuelle désenchantée du pouvoir bourgeois, et
à la prise de possession complète du pouvoir pour
des formes nouvelles de propriété et d’idéal.
Maintenant la confusion n’est plus à craindre. Il y
a dans la classe ouvrière et le parti socialiste unité
de pensée. Malgré les chocs des groupes et les rivalités superficielles, toutes les forces prolétariennes
sont unies, au fond, par une même doctrine et pour
une même action. Si demain le prolétariat s’emparait du pouvoir tout entier, il en pourrait d’emblée
faire un usage défini et décisif. Il y aurait à coup
sûr des conflits de tendances. Les uns voudraient
fortifier et pousser au plus haut l’action centrale de
la communauté, les autres voudraient assurer aux
groupes locaux de travailleurs la plus large autonomie possible. Pour régler les rapports nouveaux
de la nation, des Fédérations professionnelles, des
communes, des groupes locaux, des individus, pour
fonder à la fois la parfaite liberté individuelle et la
solidarité sociale, pour donner forme juridique aux
innombrables combinaisons de la propriété sociale
et de l’action des individus, un immense effort de
pensée sera nécessaire ; et dans cette complexité il
y aura des désaccords. Mais, malgré tout, c’est un
commun esprit qui meut aujourd’hui les socialistes,
les prolétaires ; le socialisme n’est plus dispersé en
sectes hostiles et impuissantes. Il est de plus en
plus une grande unité vivante et qui multiplie ses
prises sur la vie. C’est de lui maintenant que toutes
les grandes forces humaines, le travail, la pensée,
la science, l’art, la religion même, entendue comme
la prise de possession de l’univers par l’humanité,
attendent leur renouvellement et leur essor.
Comment, à travers quelles crises, par quels efforts
des hommes et quelle évolution des choses le prolétariat a-t-il grandi jusqu’au rôle décisif qu’il va
jouer demain ? C’est ce que nous tous, militants
socialistes, nous nous proposons de raconter. Nous
savons que les conditions économiques, la forme de
la production et de la propriété sont le fond même
de l’histoire. De même que pour la plupart des individus humains l’essentiel de la vie, c’est le métier,
Grand texte
De même que le métier, qui est la forme
économique de l’activité individuelle,
détermine le plus souvent les habitudes,
les pensées, les douleurs, les joies, les rêves
même des hommes, de même, à chaque période
de l’histoire, la structure économique
de la société détermine les formes politiques,
les mœurs sociales, et même la direction
générale de la pensée.
de même que le métier, qui est la forme économique
de l’activité individuelle, détermine le plus souvent
les habitudes, les pensées, les douleurs, les joies,
les rêves même des hommes, de même, à chaque
période de l’histoire, la structure économique de la
société détermine les formes politiques, les mœurs
sociales, et même la direction générale de la pensée.
Aussi nous appliquerons-nous, à chaque époque de
ce récit, à découvrir les fondements économiques
de la vie humaine. Nous tâcherons de suivre le
mouvement de la propriété, et l’évolution même de
la technique industrielle et agricole. Et, à grands
traits, comme il convient dans un tableau forcément
sommaire, nous marquerons l’influence de l’état
économique sur les gouvernements, les littératures,
les systèmes.
Mais nous n’oublions pas, Marx lui-même, trop
souvent rapetissé par des interprètes étroits, n’a
jamais oublié que c’est sur des hommes qu’agissent
les forces économiques. Or les hommes ont une
diversité prodigieuse de passions et d’idées ; et la
complication presque infinie de la vie humaine
ne se laisse pas réduire brutalement, mécaniquement, à une formule économique. De plus, bien que
l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il
subisse surtout l’influence enveloppante et continue
du milieu social, il vit aussi, par les sens et par
l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers
même.
Sans doute, la lumière même des étoiles les plus
lointaines et les plus étrangères au système humain
n’éveille, dans l’imagination du poète, que des
133
rêves conformes à la sensibilité générale de son
temps et au secret profond de la vie sociale, comme
c’est de l’humidité cachée de la terre que le rayon
de lune forme le brouillard léger qui flotte sur la
prairie. En ce sens, même les vibrations stellaires,
si hautes et si indifférentes qu’elles paraissent, sont
harmonisées et appropriées par le système social
et par les forces économiques qui le déterminent.
Goethe, entrant un jour dans une manufacture, fut
pris de dégoût pour ses vêtements qui exigeaient un
si formidable appareil de production. Et pourtant,
sans ce premier essor industriel de la bourgeoisie
allemande, le vieux monde germanique, somnolent
et morcelé, n’aurait pu ni éprouver ni comprendre
ces magnifiques impatiences de vie qui font éclater
l’âme de Faust.
Mais quel que soit le rapport de l’âme humaine,
en ses rêves même les plus audacieux ou les plus
subtils, avec le système économique et social,
elle va au-delà du milieu humain, dans l’immense
milieu cosmique. Et le contact de l’univers fait
vibrer en elle des forces mystérieuses et profondes,
forces de l’éternelle vie mouvante qui précéda
les sociétés humaines et qui les dépassera. Donc
autant il serait vain et faux de nier la dépendance
de la pensée et du rêve même à l’égard du système
économique et des formes précises de la production, autant il serait puéril et grossier d’expliquer
sommairement le mouvement de la pensée humaine
par la seule évolution des formes économiques. Très
souvent l’esprit de l’homme s’appuie sur le système
social pour le dépasser et lui résister ; entre l’esprit
individuel et le pouvoir social il y a ainsi tout à la
fois solidarité et conflit. C’est le système des nations
Autant il serait vain et faux de nier la
dépendance de la pensée et du rêve même à
l’égard du système économique et des formes
précises de la production, autant il serait
puéril et grossier d’expliquer sommairement le
mouvement de la pensée humaine par la seule
évolution des formes économiques.
134
Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 à 1900
et des monarchies modernes, à demi émancipées de
l’Église, qui a permis la libre science des Kepler et
des Galilée ; mais une fois en possession de la vérité,
l’esprit ne relève plus ni du prince, ni de la société,
ni de l’humanité ; c’est la vérité elle-même, avec son
ordonnance et son enchaînement, qui devient, si je
puis dire, le milieu immédiat de l’esprit, et bien que
Kepler et Galilée aient appuyé leurs observations
et leurs travaux d’astronomes aux fondements de
l’État moderne, ils ne relevaient plus, après leurs
observations ou leurs calculs, que d’eux-mêmes et
de l’univers. Le monde social où ils avaient pris leur
point d’appui et leur élan s’ouvrait, et leur pensée ne
connaissait plus d’autres lois que les lois mêmes de
l’immensité sidérale.
Il nous plaira, à travers l’évolution à demi mécanique des formes économiques et sociales, de faire
sentir toujours cette haute dignité de l’esprit libre,
affranchi de l’humanité elle-même par l’éternel
univers. Les plus intransigeants des théoriciens
marxistes ne sauraient nous le reprocher. Marx,
en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les
sociétés humaines n’avaient été gouvernées que
par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes
économiques ; les institutions, les idées n’ont pas
été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le
reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau
humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que
dans la préhistoire. L’histoire humaine ne commencera véritablement que lorsque l’homme, échappant enfin à la tyrannie des forces inconscientes,
gouvernera par sa raison et sa volonté la production elle-même. Alors, son esprit ne subira plus le
despotisme des formes économiques, créées et dirigées par lui, et c’est d’un regard libre et immédiat
qu’il contemplera l’univers. Marx entrevoit donc une
période de pleine liberté intellectuelle où la pensée
humaine, n’étant plus déformée par les servitudes
économiques, ne déformera pas le monde. Mais à
coup sûr Marx ne conteste pas que déjà, dans les
ténèbres de la période inconsciente, de hauts esprits
se soient élevés à la liberté ; par eux l’humanité se
prépare et s’annonce. C’est à nous de recueillir
ces premières manifestations de la vie de l’esprit :
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Aussi notre interprétation de l’histoire serat-elle à la fois matérialiste avec Marx et
mystique avec Michelet. C’est bien la vie
économique qui a été le fond et le ressort
de l’histoire humaine, mais à travers la
succession des formes sociales, l’homme, force
pensante, aspire à la pleine vie de la pensée,
à la communion ardente de l’esprit inquiet,
avide d’unité, et du mystérieux univers.
elles nous permettent de pressentir la grande vie
ardente et libre de l’humanité communiste qui,
affranchie de tout servage, s’appropriera l’univers
par la science, l’action et le rêve. C’est comme le
premier frisson qui dans la forêt humaine n’émeut
encore que quelques feuilles mais qui annonce les
grands souffles prochains et les vastes ébranlements. Aussi notre interprétation de l’histoire serat-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique
avec Michelet. C’est bien la vie économique qui
a été le fond et le ressort de l’histoire humaine,
mais à travers la succession des formes sociales,
l’homme, force pensante, aspire à la pleine vie de la
pensée, à la communion ardente de l’esprit inquiet,
avide d’unité, et du mystérieux univers. Le grand
mystique d’Alexandrie disait : « Les hautes vagues
de la mer ont soulevé ma barque et j’ai pu voir le
soleil levant à l’instant même où il sortait des flots. »
De même, les vastes flots montants de la Révolution
économique soulèveront la barque humaine pour
que l’homme, pauvre pêcheur lassé d’un long travail
nocturne, salue de plus haut la première pointe
d’aurore, la première lueur de l’esprit grandissant
qui va se lever sur nous.
Et nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre
interprétation économique des grands phénomènes
humains, la valeur morale de l’histoire. Certes, nous
savons que les beaux mots de liberté et d’humanité ont trop souvent couvert, depuis un siècle, un
régime d’exploitation et d’oppression. La Révolution
française a proclamé les Droits de l’homme ; mais
les classes possédantes ont compris sous ce mot
Grand texte
les droits de la bourgeoisie et du capital. Elles ont
proclamé que les hommes étaient libres quand les
possédants n’avaient sur les non-possédants d’autre
moyen de domination que la propriété elle-même,
mais la propriété c’est la force souveraine, qui
dispose de toutes les autres. Le fond de la société
bourgeoise est donc un monstrueux égoïsme de
classe compliqué d’hypocrisie. Mais il y a eu des
heures où la Révolution naissante confondait avec
l’intérêt de la bourgeoisie révolutionnaire l’intérêt
de l’humanité, et un enthousiasme humain vraiment admirable a plus d’une fois empli les cœurs.
De même dans les innombrables conflits déchaînés
par l’anarchie bourgeoise, dans les luttes des partis
et des classes, ont abondé les exemples de fierté,
de vaillance et de courage. Nous saluerons toujours
avec un égal respect, les héros de la volonté, et
nous élevant au-dessus des mêlées sanglantes,
nous glorifierons à la fois les républicains bourgeois
proscrits en 1851 par le coup d’État triomphant et
les admirables combattants prolétariens tombés en
juin 1848.
Mais qui nous en voudra d’être surtout attentifs
aux vertus militantes de ce prolétariat accablé qui
depuis un siècle a si souvent donné sa vie pour
un idéal encore obscur ? Ce n’est pas seulement
par la force des choses que s’accomplira la Révolution Sociale ; c’est par la force des hommes, par
Nous ne sourions pas des hommes de la
Révolution qui lisaient les Vies de Plutarque ;
à coup sûr les beaux élans d’énergie intérieure
qu’ils suscitaient ainsi en eux changeaient peu
de chose à la marche des événements. Mais, du
moins, ils restaient debout dans la tempête,
ils ne montraient pas, sous l’éclair des grands
orages, des figures décomposées par la peur.
135
l’énergie des consciences et des volontés. L’histoire
ne dispensera jamais les hommes de la vaillance et
de la noblesse individuelles. Et le niveau moral de
la société communiste de demain sera marqué par
la hauteur morale des consciences individuelles,
dans la classe militante d’aujourd’hui. Proposer en
exemple tous les combattants héroïques, qui depuis
un siècle ont eu la passion de l’idée et le sublime
mépris de la mort, c’est donc faire œuvre révolutionnaire. Nous ne sourions pas des hommes de la Révolution qui lisaient les Vies de Plutarque ; à coup sûr
les beaux élans d’énergie intérieure qu’ils suscitaient
ainsi en eux changeaient peu de chose à la marche
des événements. Mais, du moins, ils restaient debout
dans la tempête, ils ne montraient pas, sous l’éclair
des grands orages, des figures décomposées par la
peur. Et si la passion de la gloire animait en eux la
passion de la liberté, ou le courage du combat, nul
n’osera leur en faire grief.
Ainsi nous essaierons dans cette histoire socialiste
qui va de la Révolution bourgeoise à la période
préparatoire de la Révolution prolétarienne, de ne
rien retrancher de ce qui fait la vie humaine. Nous
tâcherons de comprendre et de traduire l’évolution
économique fondamentale qui gouverne les sociétés,
l’ardente aspiration de l’esprit vers la vérité totale,
et la noble exaltation de la conscience individuelle
défiant la souffrance, la tyrannie et la mort. C’est
en poussant à bout le mouvement économique que
le prolétariat s’affranchira et deviendra l’humanité.
Il faut donc qu’il prenne une conscience nette,
dans l’histoire, et du mouvement économique et de
la grandeur humaine. Au risque de surprendre un
moment nos lecteurs par le disparate de ces grands
noms, c’est sous la triple inspiration de Marx, de
Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire
cette modeste histoire, où chacun des militants qui
y collaborent mettra sa nuance de pensée, où tous
mettront la même doctrine essentielle et la même foi.
À propos de…
Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combats sont d’abord
des combats d’idées.
Conscients de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons souhaité mettre en place
une nouvelle rubrique, intitulée « A propos de » et entièrement consacrée à un livre.
Cette rubrique, animée par Matthias Fekl, se structurera ainsi :
– une note de lecture présentera de manière synthétique l’ouvrage en question ;
– puis, nous demanderons à une ou des personnalités – intellectuels, politiques, etc. – de réagir à
l’ouvrage ;
– enfin, l’auteur de l’ouvrage pourra à son tour réagir, et conclure, au moins provisoirement, le débat.
Nous nous attacherons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encore en devenir,
français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant des idées fortes et des
analyses nouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessaire rénovation intellectuelle de la
gauche française.
Dans ce numéro, nous avons retenu l’ouvrage de Lionel Jospin, Le mal napoléonien, Le Seuil, 2013.
Gérard Grunberg
est directeur de recherches émérite CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po.
Un autre regard sur Napoléon
L’
essai politique que Lionel Jospin
vient de consacrer à Napoléon Bonaparte est le bienvenu. Pour plusieurs raisons.
D’abord, curieusement, malgré le nombre
impressionnant d’ouvrages consacrés à ce
personnage qui a fasciné tant d’auteurs
depuis deux siècles, peu ont tenté d’établir
un véritable bilan de son action politique ;
ensuite, l’auteur prend clairement parti
alors que tant d’études sont pour le moins
balancées quand elles ne sont pas apologétiques.
L’essai est à charge. Pour l’auteur, l’homme comme
son legs ont été un mal pour la France et pour
l’Europe. « Je regrette écrit-il que ce conquérant
ait laissé son pays vaincu et amoindri et souvent
détesté. Je crains aussi qu’il ait privé à l’époque la
France et l’Europe d’un autre destin, plus fécond ».
Il nous livre ainsi son propre bilan, argumenté,
concis, clair… et négatif. Du coup, il incite à rouvrir
le débat sur la période napoléonienne et à prendre
parti à notre tour : le phénomène napoléonien fut-il
au total un mal ? Enfin, en déroulant le fil de sa
réflexion jusqu’à aujourd’hui, Lionel Jospin nous
livre sa propre analyse sur un thème cher aux historiens et aux politologues, celui du bonapartisme
comme tradition politique. Comment cette tradition
s’est-elle incarnée dans des hommes ou des mouvements politiques depuis la refondation de la République ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Disons d’emblée notre accord avec l’auteur à la
fois sur l’intérêt de rouvrir ce débat et sur le bilan
d’ensemble qu’il dresse. Il nous paraît en effet
nécessaire de réinterroger cette période cruciale de
notre histoire et de le faire de manière critique. Il
y a bien un « mal napoléonien ». En revanche, son
analyse de la filiation bonapartiste dans la France
républicaine appelle discussion. C’est sur ce point
que nous engagerons ensuite le débat avec l’auteur.
Une grosse première partie du livre est consacrée
à l’action politique de Napoléon. Lionel Jospin
s’interroge d’abord sur la nature de l’ordre napoléonien. Il le met en cause par de courts développe-
140
ments précédés de sous-titre très éclairants par leur
concision et leur justesse : un État hyper-centralisé,
un système électoral non démocratique, des assemblées sans parlementarisme, un régime despotique
et policier, un césarisme surplombant les notables,
des opposants jugulés, les prébendiers, l’absence
de révolution industrielle, un compromis religieux
gâché, la République effacée, l’esclavage rétabli et
la résurgence monarchique. Il termine son chapitre
« de la Révolution au despotisme » en concluant
sur l’impossible fondement de la légitimité napoléonienne. Ce dernier point nous paraît fondamental
et aurait mérité d’être développé davantage encore.
Cette question non résolue de la légitimité est à la
fois le produit des contradictions très profondes qui
marquent le rapport au politique de Napoléon et la
cause essentielle de sa chute. Très conscient de sa
position, dans l’époque postrévolutionnaire, entre
l’ancien et le nouveau, le passé et l’avenir, Napoléon a incarné d’une certaine manière la modernité en refondant l’État français, en le développant
et en le renforçant. Mais en même temps il a fait
barrage à la modernité politique que représentaient
à l’époque le régime représentatif d’un côté et la
démocratie politique de l’autre. Sa conception et sa
pratique dictatoriales du pouvoir, dans un pays qui
avait fait sa révolution – et quelle révolution ! – ne
pouvait que produire une politique de containment.
Ce sont les monarchistes libéraux puis les républicains de gouvernement du XIXe siècle qui, en dotant
l’État napoléonien d’institutions représentatives,
Très conscient de sa position, dans l’époque
postrévolutionnaire, entre l’ancien et le
nouveau, le passé et l’avenir, Napoléon a
incarné d’une certaine manière la modernité
en refondant l’État français, en le développant
et en le renforçant. Mais en même temps
il a fait barrage à la modernité politique
que représentaient à l’époque le régime
représentatif d’un côté et la démocratie
politique de l’autre.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Un autre regard sur Napoléon
ont pu donner à la construction étatique française
sa véritable modernité, malgré ses traits durables
d’hypercentralisation et d’interventionnisme que
l’auteur critique fort justement.
Lionel Jospin dresse également un bilan de la politique extérieure de Napoléon. Il rappelle que ce
dernier est né de la guerre. Ce point, important,
aurait pu être, lui aussi, développé plus amplement. Beaucoup d’auteurs ont insisté en effet sur le
fait que le régime napoléonien était un régime civil
et non militaire. Ceci n’est qu’en partie vrai. Non
pas seulement parce que Napoléon n’a pas cessé
d’être un général en chef et qu’il a passé plus de
temps dans les camps que dans ses palais. Mais
surtout, parce qu’il ne concevait pas de pouvoir
politique qui ne serait pas adossé à une armée au
service de son chef. Las Cases écrit ainsi dans le
mémorial de Sainte Hélène : « En dernière analyse
disait l’Empereur, pour gouverner il faut être militaire : on ne gouverne qu’avec des éperons et des
bottes ». Dans les deux chapitres qui concernent
la politique extérieure et la guerre, les sous-titres
sont ici encore très parlants : un régime tourné vers
la conquête, un Empire prédateur, un chef peu
soucieux de ses hommes, un échec final inéluctable. Lionel Jospin reconnaît cependant le génie
militaire de Napoléon. Allant cette fois plus loin
que lui dans la critique, nous aurions tendance à
relativiser ce génie. Napoléon, remarquable dans
l’offensive ne savait pas reculer ou composer quand
il le fallait. Les désastres d’Espagne et de Russie
le prouvent. Son génie guerrier ne s’accompagnait
pas d’un talent de diplomate lui permettant de
construire un ordre international stable. Il voulait
aller toujours plus loin, de victoire en victoire, sans
penser qu’il devrait un jour conclure des alliances
durables et cesser son interminable et épuisante
marche en avant. Il pressentait lui-même que
sa première défaite serait le signal de sa chute
prochaine. Comme l’auteur le note justement, ses
buts de guerre furent incertains : « L’Empereur
aura suivi ses propres fins, souvent contradictoires,
parfois indéchiffrables jusqu’au bout, écrit-il ».
Cette remarque très juste aurait pu inciter Lionel
A propos de…
Lionel Jospin reconnaît le génie militaire de
Napoléon. Allant cette fois plus loin que lui
dans la critique, nous aurions tendance à
relativiser ce génie. Napoléon, remarquable
dans l’offensive ne savait pas reculer ou
composer quand il le fallait. Les désastres
d’Espagne et de Russie le prouvent.
Jospin à entrer davantage dans la psychologie de
Napoléon et à analyser la manière dont il se représentait son propre destin. Sa recherche de la gloire
et son souci de la postérité l’empêchèrent d’avoir
une politique suivie et cohérente en matière de
politique étrangère. Son imagination le disputa
toujours à son esprit rationnel, et finalement avec
succès !
Le bilan de la politique napoléonienne que dresse
l’auteur, très largement négatif, appelle deux
remarques complémentaires. Si l’argumentation
est convaincante et la synthèse réussie, le texte
laisse parfois une impression de frustration par une
certaine retenue de ton et d’écriture. Si le souci de
concision doit être loué, d’autant que l’essentiel est
dit, et justement dit, il manque cependant un peu
de chair et de sang dans cet essai. La complexité
du personnage n’apparaît pas toujours. De même, si
l’auteur a parfaitement raison d’assumer le fait qu’il
juge l’homme d’hier avec ses valeurs d’aujourd’hui,
Napoléon n’apparaît cependant pas assez en situation, notamment dans la période du directoire au
cours de laquelle il remit le pays sur pied, rétablit
l’ordre et la sécurité, entreprit une importante œuvre
législative, redressa l’État, s’attacha à rassembler
les Français au sein de la Nation et apparut effectivement à une grande partie des Français comme
l’homme providentiel. Pourtant, ces remarques ne
remettent pas en cause le parti pris de l’auteur que
nous partageons pour l’essentiel. Comme l’écrivait
Chateaubriand, en dépit de son génie, Napoléon fut
finalement un homme « défectueux » en politique.
Il est bon de comprendre pourquoi et comment.
L’apport de l’auteur est ici incontestable et nous
141
espérons que le débat ainsi réouvert ne sera pas
clos rapidement.
La seconde partie de l’ouvrage prête à nos yeux
davantage à discussion. Nous ne commenterons
pas ici les chapitres sur le second Empire et sur le
boulangisme, même si le caractère bonapartiste de
ce dernier, affirmé par l’auteur, mériterait discussion. De même pour les développements sur les
ligues et sur l’entre-deux-guerres. Nous nous attacherons en revanche à discuter la position de l’auteur sur les relations qu’il établit entre pétainisme,
gaullisme et bonapartisme. Pour résumer celle-ci,
le bonapartisme depuis 1940 se serait incarné
davantage dans le maréchal Pétain que dans le
général de Gaulle. Certes, Lionel Jospin nuance
cette affirmation mais, néanmoins, elle est assez
claire et argumentée pour appeler et permettre le
débat. Lionel Jospin se déclare en désaccord avec
l’analyse classique de René Rémond qui discernait
une filiation bonapartiste dans le gaullisme et une
filiation de droite contre-révolutionnaire dans le
régime de Vichy et dans Pétain lui-même. S’agissant des deux hommes, sinon des deux régimes ou
des partis ou tendances qui les ont soutenus, nous
partageons la thèse de René Rémond. Lionel Jospin
voit dans Pétain « un bonapartisme de la défaite ».
Comme Napoléon, Pétain est un militaire glorieux
et populaire. Il se présente comme le sauveur de
la patrie. La nation s’en remet à un chef charismatique auquel tout le pouvoir est remis. Ce chef, qui
incarne la France, se veut au-dessus des factions.
Il supprime le parlementarisme, exerce tout le
Lionel Jospin se déclare en désaccord avec
l’analyse classique de René Rémond qui
discernait une filiation bonapartiste dans le
gaullisme et une filiation de droite contrerévolutionnaire dans le régime de Vichy et
dans Pétain lui-même. S’agissant des deux
hommes, sinon des deux régimes ou des partis
ou tendances qui les ont soutenus, nous
partageons la thèse de René Rémond.
142
pouvoir, contrôle l’information et la propagande,
organise son culte, détruit la République, attente
aux libertés publiques, centralise l’État. Certes, il
ne s’agit pas d’un bonapartisme véritable nous dit
l’auteur car « un pouvoir dominé ne saurait être luimême dominant ». Il est un « bonapartisme de la
sénescence ». Au contraire, Lionel Jospin refuse
au gaullisme une filiation bonapartiste même si, à
la lecture de l’ouvrage, le lecteur peut trouver au
moins autant d’arguments contre la thèse de l’auteur
qu’en sa faveur. Nous y reviendrons. La principale
raison donnée par Lionel Jospin pour refuser la filiation bonapartiste du gaullisme est la suivante : de
Gaulle n’a pas détruit la République, il l’a rétablie.
Il n’a jamais cédé au césarisme. « S’il a fait chuter
une République, écrit-il, ce fut pour en fonder une
autre. Ce qu’il y avait de bonapartisme en lui fut
tempéré et transmué par la puissance intégratrice
de la République ». Autre argument fort : il a quitté
volontairement le pouvoir quand il a été désavoué
à l’occasion du référendum de 1969. Il a toujours
cherché la confirmation de sa légitimité dans le
suffrage populaire. Bref, républicain et démocrate, De Gaulle ne peut être placé dans la filiation
bonapartiste. Il y a certes dans cette analyse des
éléments qui vont dans le sens de la thèse. Lionel
Jospin, comme René Rémond lui-même, n’établit
d’ailleurs pas des comparaisons sans nuances. En
outre, nous savons que chaque personnalité historique est d’abord elle-même avant d’être un produit
de l’histoire ou un héritier. Ni Pétain, ni De Gaulle
ne se sont réclamés de Napoléon. De Gaulle, dans
son ouvrage de 1938, la France et son armée, critiquait même fort sévèrement sa politique guerrière.
Pourtant, si comparaison peut être un instant raison,
c’est De Gaulle qui nous paraît se situer dans la
filiation bonapartiste et non pas Pétain.
Napoléon et de Gaulle sont d’abord des libérateurs
de leur pays, le premier avec la victoire de Marengo,
le second avec l’écroulement du IIIe Reich. Ils se
battent et refusent la défaite. Ils incarnent la
résistance de la France qu’ils veulent indépendante, puissante et souveraine. Certes, Napoléon
sera finalement battu. Mais Sainte-Hélène ne sera
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Un autre regard sur Napoléon
pas Sigmaringen. Pétain lui, accepte la défaite. Il
est celui qui appelle à cesser le combat et qui, le
30 octobre 1940, annonce : « J’entre aujourd’hui
dans la voie de la collaboration », une collaboration
qu’il veut sincère, acceptant ainsi la vassalisation
de la France par l’Allemagne.
Sur le plan intérieur, Napoléon et De Gaulle
entendent rassembler les Français, mettre fin à la
guerre civile et aux divisions, unir autour d’eux les
différentes tendances politiques et reconstruire la
nation. Pétain incarne au contraire la vengeance
d’une partie de la France sur l’autre. Il s’agit d’une
contre-révolution qui entend non seulement en finir
avec « la gueuse » mais aussi avec les principaux
partis et hommes qui l’ont soutenue. Le procès raté
de Riom avait pour objet d’officialiser cette coupure
radicale. Rapidement la guerre civile s’étendit avec
ses massacres et ses exécutions. Napoléon et de
Gaulle reconnaissent et défendent la citoyenneté
française et l’égalité des droits conquise en 1789
ainsi que la liberté de conscience. Pétain et son
régime excluent dès le départ les juifs de la communauté nationale, participant à leur déportation et
donc à leur destruction. Certes, Napoléon comme
De Gaulle, fera un usage étendu de la raison d’État,
surtout le premier. Mais leurs régimes ne commettront pas de crimes de masse comme le régime
de Vichy. Tandis que leur conception de l’autorité
de l’État et de l’unité de la Nation les conduira à
condamner factions et partis politiques et à refuser
la division gauche/droite, Vichy marquera au
contraire la revanche des droites fascistes, traditionalistes et monarchistes sur les gauches et les
Napoléon et de Gaulle sont d’abord des
libérateurs de leur pays, le premier avec
la victoire de Marengo, le second avec
l’écroulement du IIIe Reich. Ils se battent et
refusent la défaite. Ils incarnent la résistance
de la France qu’ils veulent indépendante,
puissante et souveraine.
Pétain lui, accepte la défaite.
A propos de…
Certes, Napoléon a voulu en finir avec la
République tandis que De Gaulle a remplacé
une République par une autre. Mais tandis que
la haine de la République de Vichy était pour
nombre de ses partisans une haine de 1789,
une attitude contre-révolutionnaire, Napoléon
était à sa manière un enfant de la Révolution
et de la République qu’elle avait engendrée.
défenseurs de la République. Le régime napoléonien fut, comme le rappelle Lionel Jospin, un régime
autoritaire et despotique. Il ne fut pas totalitaire au
sens du XXe siècle tandis que la volonté de collaborer avec le régime nazi favorisa l’importation et
le développement des germes totalitaires en France.
Quant au rapport à la République, malgré la différence réelle, soulignée par Lionel Jospin, entre le
républicanisme de De Gaulle et le monarchisme
de Napoléon, les deux hommes nous paraissent
cependant plus près l’un de l’autre qu’ils ne le sont
de Pétain. Certes, Napoléon a voulu en finir avec
la République tandis que De Gaulle a remplacé
une République par une autre. Mais tandis que la
haine de la République de Vichy était pour nombre
de ses partisans une haine de 1789, une attitude
contre-révolutionnaire, Napoléon était à sa manière
un enfant de la Révolution et de la République
qu’elle avait engendrée. Les deux Républiques que
Napoléon et De Gaulle ont renversées avaient en
commun des traits que l’un et l’autre détestaient
mais ils ne haïssaient pas la République par principe. Tous deux furent les chefs d’un État républicain. Ce qu’ils voulaient c’était l’instauration
d’un régime qui leur donnerait le pouvoir le plus
large possible et qui mettrait fin à la souveraineté
parlementaire, aux factions et aux partis. L’un et
l’autre, fins politiques, entendaient jouer avec le
temps et avec les valeurs de leur époque. Ces deux
machiavéliens savaient jusqu’où ne pas aller trop
loin ni trop vite. Ils surent attendre que la « poire
soit mûre ». Tous deux s’emparèrent du pouvoir
en plusieurs temps et, comme le rappelle l’auteur
143
lui-même, de manière semblable, par des « coups
d’État légaux » appuyés par l’armée et sans effusion
de sang. Napoléon fut pendant cinq ans le Premier
consul de la République avant d’instaurer l’Empire
et De Gaulle attendit quatre années avant de lancer
son offensive pour l’instauration de l’élection présidentielle au suffrage universel. Certes, les époques
étaient différentes mais ni l’un ni l’autre n’entendait
prendre la République de front. De Gaulle était
cependant plus raisonnable que Napoléon et la
République qui avait remporté la guerre en 1918
lui paraissait légitime, d’autant qu’à la différence
de son illustre devancier, il n’avait pas l’intention
de « se faire dictateur ». Mais l’un et l’autre avaient
le même objectif : gouverner une France forte qu’ils
entendaient incarner. Chacun d’eux aurait pu dire :
« l’État c’était moi ». Pétain n’a gouverné réellement
qu’une France réduite et seulement pendant deux
années. Même pendant cette courte période son
pouvoir fut loin d’être total. Ce vieillard était écartelé entre les exigences allemandes et les influences
des différentes factions qui se disputaient le pouvoir
à Vichy. En outre, Napoléon et de Gaulle étaient
des généraux politiques. Ils avaient longuement
réfléchi sur la question du pouvoir et sur l’histoire
de la France et ils avaient, dès leur plus jeune âge,
rêvé d’y jouer un rôle. Tous deux y ont laissé leur
marque. Ils aspiraient à être des grands hommes et
l’ont été. Ce ne fut pas le cas de Pétain, condamné
et oublié. Tandis que les libéraux puis les républicains de gouvernement ont accepté au XIXe siècle
l’héritage napoléonien, l’État fort et centralisé, les
républicains parlementaristes ont fini par accepter,
Napoléon et de Gaulle étaient des généraux
politiques. Ils avaient longuement réfléchi sur
la question du pouvoir et sur l’histoire de la
France et ils avaient, dès leur plus jeune âge,
rêvé d’y jouer un rôle. Tous deux y ont laissé
leur marque. Ils aspiraient à être des grands
hommes et l’ont été. Ce ne fut pas le cas de
Pétain, condamné et oublié.
144
certes de plus ou moins bon gré, l’héritage institutionnel de De Gaulle au XXe. L’un et l’autre ont
donné naissance à un courant politique important
et durable. Il existe un héritage napoléonien. Il
existe un héritage gaulliste. Il n’existe pas d’héritage pétainiste.
Enfin, Napoléon et De Gaulle, hommes des temps
démocratiques, ont voulu tous deux que leur
pouvoir politique bénéficie de l’onction du suffrage
universel. Les Bonaparte ont utilisé le plébiscite et
De Gaulle le référendum. La différence est réelle
même si la gauche a pu longtemps assimiler celui-
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Un autre regard sur Napoléon
ci à celui-là, non sans quelque raison. Mais dans
l’un et l’autre cas, il s’agissait d’objectiver le lien
qui reliait le chef au peuple. Tous deux sacrifièrent
donc au principe de la souveraineté populaire
tandis qu’ils n’entendaient pas faire dépendre leur
autorité et leur légitimité d’un pouvoir parlementaire. Pétain, lui, ne consulta jamais les Français.
Voici donc quelques arguments avancés pour
alimenter le débat sur un ouvrage qui mérite indéniablement la discussion. Un ouvrage qui apporte
un autre regard sur Napoléon, un regard salutaire
sur le « mal napoléonien ».
Matthias Fekl
est député et secrétaire national du Parti socialiste à la laïcité, aux institutions
et au renouveau démocratique.
Le remède institutionnel
au « mal napoléonien »
D
epuis la parution du Mémorial de
Sainte-Hélène, Napoléon est plus que
l’une des grandes figures de notre Histoire
moderne : c’est aussi un mythe. Ce mythe
parcourt le dix-neuvième siècle. Les meilleurs esprits romanesques et littéraires de
leur temps ont contribué à le forger, de
Stendhal à Hugo en passant par Balzac. Il
irrigue jusqu’à nos jours l’imaginaire politique des Français : à droite bien sûr, mais
aussi, fût-ce de manière plus exceptionnelle,
à gauche.
À l’endroit de Napoléon, Lionel Jospin a souhaité
faire valoir et exercer un droit d’inventaire. C’est
l’objet de ce livre, à l’image de son auteur : précis,
exigeant, rigoureux. S’il s’inscrit dans une bibliographie napoléonienne abondante, il présente plusieurs
spécificités notables. En premier lieu, il fait partie
des ouvrages, somme toute assez rares notamment
en France, à assumer un angle totalement critique,
presque à charge : les auteurs français ayant suivi la
brèche ouverte par l’analyse critique de Marx dans
Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte ne sont,
en effet, pas si nombreux. En deuxième lieu, c’est
le livre d’un homme d’État, ayant exercé le pouvoir,
en connaissant les grandeurs et les servitudes : il
ne prétend pas concurrencer les ouvrages des plus
grands spécialistes, mais veut jeter un autre regard,
informé des ressorts intimes de l’action. Il s’inscrit
en cela dans une belle tradition française où la
méditation sur l’Histoire, la réflexion et l’écriture
sont étroitement liées à l’engagement dans la vie de
la cité. Enfin, Le Mal napoléonien est l’œuvre d’un
homme de gauche, pour qui Napoléon n’est pas une
source d’inspiration indépassable, mais bien plutôt
un objet historique à analyser avec recul et avec
distance critique, afin de répondre à une interrogation principale : Napoléon a-t-il servi la France ?
A-t-il été utile à l’Europe ? La réponse de Lionel
Jospin à ces questions est résolument négative.
Le livre est organisé à la fois de manière chronologique, pour retracer les différents épisodes historiques, et de manière thématique, pour dégager des
146
Le remède institutionnel au « mal napoléonien »
L’œuvre napoléonienne présente aux yeux
de Lionel Jospin un bilan globalement
négatif : pour la France, dont la vie politique,
économique et sociale aura été ralentie
et retardée ; pour l’Europe, soumise à un
« empire prédateur » qui a nui aux idées
modernisatrices issues du Siècle des Lumières
et de la Révolution.
lignes de force et des angles d’analyse. Lionel Jospin
souligne « le génie militaire éclatant » de Napoléon. Il retrace l’héritage important qu’il a laissé à
notre pays : la consolidation de l’État régalien ; la
mise en place d’une fonction publique structurée,
hiérarchisée, fondée sur la compétence ; l’installation d’une administration organisée et forte tant au
niveau central qu’au niveau territorial ; la codification opérée notamment par Portalis et Cambacérès ;
le Code civil et ses grands principes fondateurs…
autant de « masses de granit » qui ont façonné la
France depuis plus de deux siècles.
Pour autant, l’œuvre napoléonienne présente aux
yeux de Lionel Jospin un bilan globalement négatif :
pour la France, dont la vie politique, économique
et sociale aura été ralentie et retardée ; pour
l’Europe, soumise à un « empire prédateur » qui a
nui aux idées modernisatrices issues du Siècle des
Lumières et de la Révolution. Au niveau national,
l’édification d’un État puissant par Napoléon s’est
faite de manière hypercentralisée, autour de principes d’ordre tant pour la vie publique que pour la
vie privée. L’exigence d’ordre connaît rapidement
une dérive autoritaire vers « un régime despotique
et policier » n’hésitant pas à recourir à des « cabinets noirs ». Surtout, et cette analyse nous semble
au cœur de la thèse défendue par Lionel Jospin,
Napoléon n’a pas apporté de réponse claire à la
question de la légitimité politique. Sa légitimité
découle en effet de sources diverses et souvent
contradictoires, voire inconciliables : la Révolution,
dont Lionel Jospin nous dit que Napoléon a capté
l’héritage et détourné le cours ; la force, via les
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
victoires militaires et la technique du coup d’État ;
le charisme de l’homme providentiel ; le peuple, à
travers la pratique du plébiscite et la satisfaction
quotidienne d’une forte demande d’ordre ; enfin,
une légitimité d’inspiration monarchique et religieuse, assurée par le couronnement et le sacre, en
rupture complète avec les fondements mêmes de la
philosophie politique des Lumières. Napoléon ne
parvient ainsi pas à résoudre la contradiction entre
les deux légitimités essentielles de son époque :
l’une, d’essence monarchique, dynastique et religieuse ; l’autre, d’inspiration démocratique et populaire. Dans cette incapacité à passer clairement à
une nouvelle ère politique réside peut-être, pour
notre pays, le principal échec de cette période. À
la Révolution succède une très longue phase d’instabilité politique et institutionnelle, et l’entrée de
la France dans la modernité politique sera tout sauf
linéaire. Faute de résoudre cette question centrale
de la légitimité, Napoléon a ainsi fermé la porte à
une pratique plus moderne, plus ouverte et plus
démocratique du pouvoir, que la Révolution française laissait entrevoir.
Lionel Jospin s’intéresse aussi à la politique européenne et extérieure de Napoléon, dont il dénonce
les conséquences néfastes. En établissant un
« empire prédateur », en étant tout entier tourné
vers la guerre et la conquête, Napoléon a détourné
les peuples d’Europe de notre pays. Alors que
la France aurait dû apparaître comme porteuse
d’idées nouvelles, alors qu’elle soulevait d’immenses espoirs aux lendemains de la Révolution,
À la Révolution succède une très longue phase
d’instabilité politique et institutionnelle,
et l’entrée de la France dans la modernité
politique sera tout sauf linéaire. Faute
de résoudre cette question centrale de la
légitimité, Napoléon a ainsi fermé la porte
à une pratique plus moderne, plus ouverte
et plus démocratique du pouvoir, que la
Révolution française laissait entrevoir.
A propos de…
elle n’a pas été synonyme de liberté, d’égalité et de
fraternité pour les peuples d’Europe. De nombreux
esprits se sont ainsi détournés de la patrie des
Droits de l’Homme, pour rechercher ailleurs les
réponses à leurs aspirations d’émancipation.
« L’écho de la Révolution française en Europe était
puissant : l’abolition des privilèges, la chute de la
monarchie, la Déclaration des Droits de l’Homme
et du Citoyen, l’affirmation d’élites nouvelles, la
transformation des liens entre les individus avaient
changé le visage de la France. Elles dessinaient
une perspective possible pour l’Europe ». Or,
Napoléon échoue à « gagner des amis durables à
la France […]. Partout, le processus est le même.
Les idées nouvelles venues de France sont accueillies favorablement dans les cercles éclairés et
aussi dans une partie du peuple qui espère la fin
des droits féodaux. Napoléon est porteur de cette
espérance ». Viennent les exactions et pillages,
l’imposition de lourdes contributions, la constitution de fiefs locaux pour les proches de l’Empereur : « les yeux se dessillent et l’espoir retombe.
Pour les adeptes des idées nouvelles, l’embarras
devient cruel […] Napoléon frustrera les partisans
des idées nouvelles sur tout le continent ». Cet
état de fait aura des conséquences lourdes pour la
France dans sa relation à l’Europe : « Elle pouvait
être inspiratrice, voire émancipatrice, en tout cas
exercer une influence fertile. Elle devient, avec
Napoléon, dominatrice, prédatrice et meurtrière ».
En outre, sur le plan intérieur, la volonté de Napoléon de bâtir un Empire aura pour conséquence
d’exacerber en France une forme de nostalgie du
passé et de la grandeur perdue, expliquant en
partie la dépression collective actuelle et pouvant
même l’aggraver. Ces analyses sont extrêmement
stimulantes et éclairent un certain rapport à l’Europe, où le projet européen se substitue à la perte
de l’Empire, où le souhait de l’Europe-puissance ne
sert qu’à combler un rêve ancien de grandeur et à
compenser une nostalgie confinant à la mélancolie.
Après avoir analysé le legs napoléonien, l’auteur
passe en revue les héritiers réels ou supposés de
Napoléon dans la vie politique française, de Napo-
147
Lionel Jospin ne nie pas certains points
communs entre gaullisme et bonapartisme,
comme le culte du grand homme, un exercice
de l’État « sans trop se soucier de la
séparation des pouvoirs », une identification
à la grandeur de la France. Pour autant, de
Gaulle n’a jamais cédé au césarisme
et ne s’est jamais comporté en despote : « s’il
a fait chuter une République, ce fut pour en
fonder une autre ».
léon III jusqu’à nos jours. Gérard Grunberg retrace
ce point de manière approfondie dans sa note de
lecture et ouvre le débat. Il sera donc permis de ne
pas entrer ici dans les détails sur ce point, si ce n’est
pour retenir une filiation – contestable et contestée
– entre Napoléon et Pétain (« un bonapartisme de
la défaite »), et pour noter que Lionel Jospin réfute
au contraire la filiation entre bonapartisme et gaullisme. Il va ainsi à l’encontre de la thèse largement
admise de René Rémond. Il ne nie pas certains
points communs entre gaullisme et bonapartisme,
comme le culte du grand homme, un exercice de
l’État « sans trop se soucier de la séparation des
pouvoirs », une identification à la grandeur de la
France. Pour autant, de Gaulle n’a jamais cédé au
césarisme et ne s’est jamais comporté en despote :
« s’il a fait chuter une République, ce fut pour en
fonder une autre ».
Gérard Grunberg ouvre le débat sur les filiations
du bonapartisme. Je propose de le faire porter sur
la période contemporaine, en mettant l’accent sur
les prolongements et concrétisations actuels du
« mal napoléonien », singulièrement sur la question démocratique et institutionnelle telle qu’elle
se pose à nous aujourd’hui. En fin d’ouvrage, Lionel
Jospin se tourne vers le présent et l’avenir. Il défend
la thèse juste selon laquelle nous sommes avant
tout confrontés à d’immenses défis économiques
et sociaux, auxquels s’ajoutent les défis environnementaux. « L’Europe doit comprendre qu’elle
ne résoudra pas cette nouvelle crise historique par
148
Le remède institutionnel au « mal napoléonien »
les moyens ordinaires de l’orthodoxie économique.
L’austérité tue la croissance et empêche le retour à
l’équilibre. Ainsi, on désespère les peuples en vain.
Ne soyons pas les Hoover ou les Laval des années
2010. Si la réduction des dettes d’État et la maîtrise
des finances publiques restent des objectifs
indiscutables, le rythme du retour à l’équilibre,
la mesure des efforts demandés aux peuples et
le choix des moyens pour réussir ne peuvent être
dictés par les marchés et les agences de notation.
Ils relèvent des États qui tiennent leur légitimité
des peuples ». Ce diagnostic de départ est absolument pertinent, mais il conduit, trop rapidement me
semble-t-il, à évacuer la question démocratique et
institutionnelle : « la question posée à l’Europe et à
la France n’est pas celle de leurs institutions mais
celle de leurs choix de société ». Le titre même
de l’ouvrage, tout comme les idées qui l’inspirent,
suscitent pourtant une attente forte au sujet des
problématiques institutionnelles. C’est même précisément cette question qui donne à penser, avant
même tout début de lecture, que le livre tombe à pic
en une période où la gauche est au pouvoir dans le
cadre des institutions de la Cinquième République.
L’on sait que la critique du « coup d’État permanent » est récurrente à gauche depuis la charge de
François Mitterrand en 1964. L’on sait aussi que
les socialistes et la gauche ont toujours fini par se
couler dans ces institutions, critiquées dans l’opposition mais commodes au pouvoir. Est-ce une
raison suffisante pour considérer que seules les
réponses économiques et sociales permettront de
L’on sait que la critique du « coup d’État
permanent » est récurrente à gauche depuis
la charge de François Mitterrand en 1964.
L’on sait aussi que les socialistes et la
gauche ont toujours fini par se couler dans
ces institutions, critiquées dans l’opposition
mais commodes au pouvoir. Est-ce une raison
suffisante pour considérer que seules les
réponses économiques et sociales permettront
de répondre à la crise que nous traversons ?
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
répondre à la crise que nous traversons ? Certes,
les défauts de nos institutions sont précisément
pointés par Lionel Jospin : un exécutif supérieur au
législatif, une personnalisation extrême du pouvoir
qui crée à la fois « l’illusion de l’omnipotence » et
le « danger de l’isolement ». Ces traits caractéristiques peuvent utilement être rapprochés du « mal
napoléonien » diagnostiqué par ailleurs dans le
livre : des assemblées sans parlementarisme, une
suprématie absolue de l’exécutif, un pouvoir législatif fractionné et faible. Pourtant, l’auteur considère que les risques d’émiettement induits par un
régime parlementaire seraient encore plus grands,
et « voit mal aujourd’hui ce qui pourrait conduire à
un changement majeur dans nos institutions ».
Bien sûr, les institutions actuelles sont stables et ont
fait preuve d’une remarquable plasticité. Bien sûr,
les Français sont attachés à l’élection du Président
de la République au suffrage universel direct. La
gauche peut-elle pour autant s’accommoder purement et simplement de l’édifice institutionnel tel
qu’il existe aujourd’hui ? Le « mal napoléonien »
n’est-il pas particulièrement présent et sensible en
cette matière particulière ? La gauche y a apporté de
premières réponses en engageant, après 1981, un
profond mouvement de décentralisation, à rebours
précisément des conceptions napoléoniennes. Une
nouvelle étape est désormais annoncée, ayant pour
ambition affichée de redessiner en profondeur la
carte démocratique et administrative locale de la
France, notamment au niveau du département.
De même la social-démocratie s’emploie-t-elle
aujourd’hui à moderniser le dialogue social et à
revitaliser les corps intermédiaires, que le bonapartisme ne tient guère en haute estime. Cette volonté
modernisatrice doit se poursuivre au niveau de nos
institutions nationales. Lionel Jospin souligne que
stabilité institutionnelle ne rime pas forcément
avec stabilité politique. C’est ce que prouve la
résurgence du populisme, « ce bonapartisme sans
Bonaparte », et, plus généralement, la profonde
crise de confiance que traverse notre démocratie.
Les institutions actuelles n’apportent aucune atténuation à cette crise démocratique : en concentrant
A propos de…
Lionel Jospin souligne que stabilité
institutionnelle ne rime pas forcément
avec stabilité politique. C’est ce que
prouve la résurgence du populisme et, plus
généralement, la profonde crise de confiance
que traverse notre démocratie. Les institutions
actuelles n’apportent aucune atténuation
à cette crise démocratique.
tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme
au détriment des autres pouvoirs et contre-pouvoirs,
elles exacerbent la personnalisation de la politique
au détriment des enjeux de fond, et accentuent les
phénomènes de cour plutôt que les choix démocratiques partagés. Elles sont infantilisantes pour la
culture démocratique de la France ; elles sont aussi
fatales pour la gauche, dont elles gomment artificiellement la diversité et la culture de débat.
Certes, l’heure n’est pas propice à un bouleversement institutionnel. Il n’en est pas moins urgent de
remédier au « mal napoléonien » en modernisant
notre République pour les adapter aux exigences
démocratiques contemporaines. Si, comme l’écrit
Lionel Jospin, « la démocratie est nécessairement représentative », il n’en demeure pas moins
149
nécessaire de renforcer les institutions chargées de
l’incarner. Ainsi, le non-cumul des mandats vient
de connaître une nouvelle avancée substantielle,
dans la continuité d’ailleurs des progrès importants
réalisés entre 1997 et 2002. Il convient d’en tirer
toutes les conséquences, en préparant dès à présent
le Parlement de l’après-cumul. Un Parlement
renforcé, revalorisé, pouvant pleinement exercer
ses missions législatives, budgétaires et de contrôle
en étant au cœur d’un grand pôle d’évaluation
des politiques publiques. De même, de nouvelles
formes de démocratie citoyenne sont à inventer. S’il
est vrai, comme l’écrit Lionel Jospin, que la démocratie est aujourd’hui menacée par elle-même, si
elle oublie ceux qui sont le plus touchés par la crise,
il convient de mettre en place de nouvelles formes
d’expression citoyenne : ouvrir les partis politiques,
comme le PS y était formidablement parvenu avec
les primaires de 2011 ; ouvrir les institutions en
diversifiant la représentation et en ayant recours
à de nouveaux procédés autorisés notamment par
internet et les réseaux sociaux ; moderniser les
consultations citoyennes sans tomber dans la dérive
plébiscitaire – tels sont quelques-uns des chantiers
institutionnels, non exhaustifs, qu’il est urgent
d’entamer. À ce prix, le « mal napoléonien » pourra
être remplacé par une nouvelle République.
Lionel Jospin
a été Premier ministre de 1997 à 2002.
Réponses
J
e remercie Gérard Grunberg et
Matthias Fekl d’avoir bien voulu, à
l’intention des lecteurs de la Revue socialiste,
lire et commenter mon dernier ouvrage : Le
mal napoléonien. Je leur sais gré d’avoir
su l’un et l’autre, par leur synthèse attentive de mon travail, donner à comprendre
le sens de ma démarche. Je n’ai pas en effet
tracé un portrait ou écrit une biographie de
plus de Napoléon Bonaparte. Il en est tant.
J’ai considéré le bilan de son action. J’ai
recherché si les quinze années du Consulat
et de l’Empire avaient été fructueuses pour
la France et fécondes pour l’Europe. Il se
trouve que non. J’ai tiré ensuite, à travers
notre histoire, le fil du bonapartisme, ce
legs politique de l’Empereur et de ses héritiers. J’ai montré sa force d’attraction, due à
son ambiguïté, et le danger qu’il a toujours
représenté pour la République.
Je ne suis pas surpris de constater que, pour l’essentiel et tout en apportant parfois leurs nuances,
Gérard Grunberg et Matthias Fekl partagent mon
constat : celui de quinze années néfastes. Ce que je
sais de leur rapport à l’histoire et de leurs convictions citoyennes me le laissait attendre. En France,
le peuple qui, par la Révolution, était devenu
sujet de l’histoire, a été ramené à la soumission.
Et, dans son esprit, un trouble fut introduit par le
césarisme sur ce qui peut fonder la légitimité du
pouvoir politique. En Europe, la perspective d’une
émancipation à l’égard des vieux régimes monarchiques ouverte par le message des Lumières et les
En France, le peuple qui, par la Révolution,
était devenu sujet de l’histoire, a été ramené à
la soumission. Et, dans son esprit, un trouble
fut introduit par le césarisme sur ce qui peut
fonder la légitimité du pouvoir politique.
152
mouvements de la Révolution américaine comme
de la Révolution française est brutalement fermée
au profit d’une entreprise de domination. Or, on le
mesure avec le désastre de 1815 et l’ordre rétabli au
Congrès de Vienne, cette aventure ne servira même
pas les intérêts de la France. Sur ce point, je n’en
dirai guère plus, puisque mes deux lecteurs et moi
sommes sur des positions proches.
Il est en effet plus intéressant d’engager l’échange
là où les deux observateurs de mon travail divergent
d’avec moi, s’interrogent sur mes interprétations ou,
tout simplement, voudraient en savoir plus. Cela
concerne, chez l’un et l’autre, les deux dernières
parties du livre. Gérard Grunberg centre son questionnement et parfois ses critiques sur le chapitre
que je consacre aux « métamorphoses du bonapartisme », en particulier sur les liens que je noue
ou que je dénoue entre bonapartisme, pétainisme
et gaullisme. Faisons d’emblée une concession : ce
n’est pas sans malice que je rapproche le pétainisme du bonapartisme et que j’en distingue le
gaullisme. Il ne m’a pas échappé en effet que les
admirateurs de Napoléon et les zélateurs du bonapartisme sont prêts à s’approprier de Gaulle, figure
positive dans notre histoire, et répugnent à s’adjoindre Pétain dont l’ultime posture fut navrante.
Mon propos n’était pas d’enjoliver le bonapartisme.
Plus sérieusement, la différence des points de vue
entre Gérard Grunberg et moi tient sans doute au
fait qu’il compare les hommes alors que je confronte
les structures des différents pouvoirs politiques. Je
ne mets évidemment pas le Pétain vieilli et soumis
de 1940-1944 sur le même plan que le Bonaparte
juvénile et conquérant de 1799-1805 — je sais
tout ce qui les distingue. Je me borne à rappeler
quels sont, par-delà les métamorphoses, les traits
communs à toutes les formes de bonapartisme : le
mythe du sauveur, l’abaissement du Parlement,
la domestication des forces de la société civile, la
nature despotique du pouvoir, la restriction massive
des libertés, etc. À cet égard, le régime de la Révolution nationale s’apparente bien, dans son schéma
intérieur, au bonapartisme, même s’il s’est installé
dans la soumission extérieure. Ce n’est pas le cas du
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Réponses
Il y a cette évidence, à mes yeux décisive, que
Pétain, comme les deux Napoléon, a abattu la
République, alors que de Gaulle, malgré son
caractère impérieux, l’a rétablie. Pour moi, on
ne peut être bonapartiste et républicain.
pouvoir gaulliste. Enfin, il y a cette évidence, à mes
yeux décisive, que Pétain, comme les deux Napoléon, a abattu la République, alors que de Gaulle,
malgré son caractère impérieux, l’a rétablie. Pour
moi, on ne peut être bonapartiste et républicain.
Les interpellations de Matthias Fekl portent,
elles, surtout sur le tout dernier chapitre de mon
livre consacré à « l’empreinte du bonapartisme
aujourd’hui ». Pour l’essentiel, et tout en partageant
la critique que je porte sur la politique économique
actuelle de l’Europe – trop orthodoxe et tellement
réduite à l’austérité –, Matthias Fekl regrette que
j’évacue trop rapidement « la question démocratique et institutionnelle ». Convenons que Matthias
Fekl n’a pas tort. Disons d’abord que mon propos
n’était pas de jouer les prescripteurs en matière
institutionnelle. Je n’ignore pas les problèmes de
notre système politique, notamment ceux posés par
le dualisme de l’exécutif et la faiblesse excessive
du législatif. Mais je ne crois guère à la concrétisation rapide des deux solutions théoriques les plus
souvent avancées pour y répondre. La première
consisterait à instaurer un régime présidentiel.
Le Premier ministre disparaîtrait. Le Président
gouvernerait directement avec ses ministres réunis
dans son cabinet. Il trouverait en face de lui un
Parlement dont les pouvoirs devraient alors être
renforcés. Peut-être les Français accepteraient-ils
une telle transformation. Mais ce sont dans notre
pays les élites politiques qui trouvent trop risquée
la transposition en France du système présidentiel
américain, à cause des risques de conflit ou de
blocage résultant du face-à-face Président / Parlement. La deuxième solution reviendrait à confier
l’entière animation du pouvoir exécutif au Premier
ministre, comme dans les régimes parlementaires
A propos de…
européens. Le président de la République se verrait
alors ramené à un rôle symbolique de représentation de l’État. Rien ne justifierait plus qu’il continue
à être élu au suffrage universel. Je ne sais quelles
sont les forces politiques en France qui seraient
prêtes à envisager un tel scénario. Il faudrait de
toute façon demander au peuple de l’approuver. Or
l’on peut douter qu’il accepte de renoncer à cette
prérogative.
C’est pourquoi, si je ne nie pas l’intérêt des ques-
Je reste en effet convaincu que ce qui pose
problème aux peuples, en Europe comme en
France, est moins la nature des institutions
nationales et européennes, que le contenu
des politiques suivies par elles, lorsqu’elles
ne contiennent plus la montée du chômage,
de la précarité, des inégalités et le sentiment
d’injustice qui les accompagne.
153
tions soulevées par Matthias Fekl à propos de la
réforme des institutions de la Ve République, je
ne les ai pas traitées directement dans mon livre.
Je laisse à la jeune génération politique le soin de
formuler ses réformes institutionnelles et, surtout,
de trouver un chemin pour les concrétiser. Quand
j’étais en responsabilité, j’ai apporté ma pierre à la
réforme de la Constitution en faisant ratifier le quinquennat. Et, dans ma pratique, je me suis efforcé de
m’en tenir à une conception exigeante du pouvoir, à
défaut d’en pouvoir — en cohabitation — changer
la nature. C’est aussi pourquoi, aujourd’hui et dans
ce livre, j’ai voulu surtout mettre en garde contre
le danger des démagogues et des populistes. Je
reste en effet convaincu que ce qui pose problème
aux peuples, en Europe comme en France, est
moins la nature des institutions nationales et européennes, que le contenu des politiques suivies par
elles, lorsqu’elles ne contiennent plus la montée du
chômage, de la précarité, des inégalités et le sentiment d’injustice qui les accompagne. Mais cela
serait le sujet d’un autre livre.
Actualités
internationales
Jean-Jacques Kourliandsky
est chercheur à l’IRIS sur les questions ibériques (Amérique latine et Espagne).
Que penser du Vénézuéla ?
L
e Vénézuela est sous le feu des
médias depuis février 2014. Images
et commentaires évoquent de façon choc
la dialectique rugueuse opposant manifestants étudiants et forces de police. Le suivi
de ces événements n’a rien de particulièrement exceptionnel. Depuis l’arrivée, par la
voie électorale d’Hugo Chavez au pouvoir
en 1998, puis après son décès en 2013, de
Nicolas Maduro, son héritier politique, le
Vénézuela fait l’objet d’une attention médiatique particulière.
Les articles publiés ont, au-delà de divergences
manifestées à l’égard des protagonistes qui se
disputent le pouvoir, un point commun. Ils transmettent tous une passion qui transcende la raison.
Entre amours et haines, le lecteur peu averti, mais
curieux de la marche du monde peine à lire les
événements et à leur trouver une cohérence. Il est
en effet le plus souvent implicitement ou de façon
très explicite invité à prendre parti. La perplexité
est encore plus grande pour l’observateur européen
de gauche. Quels sont les enjeux de ces combats ?
Et comment définir leurs acteurs sociaux et politiques ? L’intensité des passions opposant les uns
aux autres, obscurcit leurs profils respectifs et leur
lisibilité. Les faits les plus élémentaires sont mis au
service des passions. Seul un travail de décryptage
peut permettre une certaine compréhension d’une
situation qui relève du réalisme politique magique.
Les faits sont têtus : décrypter
les manifestations de février 2014
Certes, les faits selon le propos bien connu de Lénine
sont têtus. Encore faut-il en avoir une connaissance
un tant soit peu exacte. Or il est difficile d’avoir
une idée précise du bilan humain des manifestations qui agitent les rues des grandes villes vénézuéliennes depuis plusieurs semaines. La plupart
des grands médias européens, nord-américains et
latino-américains, mettent en avant les violations
158
Ce sont des étudiants qui le 5 février 2014
à Tachira, dans l’ouest du pays, ont pris
les premiers la rue pour protester contre
l’insécurité et l’agression sexuelle dont avait
été victime l’une d’entre eux. Ils ont à partir
du 10 février 2014 été rejoints par l’opposition
à l’initiative du parti Volonté populaire.
des droits humains commis par les forces de l’ordre.
Un chiffre est avancé et repris en boucle, signalant
la mort de février à avril 2014, de 41 personnes.
Ces personnes sont présentées comme des manifestants pacifiques victimes d’une police, agissant de
façon brutale, non respectueuse du droit d’expression. La réalité est plus complexe. La majorité des
41 morts par balle sont effectivement des manifestants. Mais la vérité conduit aussi à comptabiliser le
décès par arme à feu de sept policiers. Ainsi qu’un
nombre relativement important de victimes collatérales. 14 sont tombées soit en essayant de dégager
la chaussée de ses barricades, soit dans les pièges
anti-policiers tendus par les manifestants. Des fils
tendus d’un côté à l’autre de la chaussée ont en effet
provoqué la mort de motocyclistes passant par là au
mauvais moment. Ce qui veut dire que le recours
aux armes ou à des moyens d’expression des plus
violents a été utilisé de part et d’autre1.
Qui sont ces manifestants ? Que veulent-ils ? C’est
un élément clef des événements, qui pourtant a
le plus souvent été relativisé, et considéré comme
secondaire. Il s’agit pourtant là du logiciel qui est à
l’origine des contestations et de leur déroulé qualitatif. Ce sont des étudiants qui le 5 février 2014 à
Tachira, dans l’ouest du pays, ont pris les premiers
la rue pour protester contre l’insécurité et l’agression sexuelle dont avait été victime l’une d’entre
eux. Ils ont à partir du 10 février 2014 été rejoints
par l’opposition à l’initiative du parti Volonté populaire2. Le parti Volonté populaire de Leopoldo
Lopez, qui a été maire de Chacao, l’arrondissement
résidentiel le plus huppé de Caracas, la capitale,
a saisi ces manifestations comme l’opportunité de
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Que penser du Vénézuéla ?
prendre dans la rue la revanche de la double élection perdue par l’opposition en 2013, la présidentielle et la consultation régionale et municipale. La
violence était inscrite dans cette intentionnalité.
Elle a été au rendez-vous. Leopoldo Lopez a été
arrêté le 18 février 2014 et maintenu en détention.
En face les secteurs les plus radicalisés du régime
attendaient ce type de réaction. Des groupes paramilitaires agissant par escadrons motorisés sont
ainsi entrés en action, en marge de la police officielle. Des policiers en civil usant de leurs armes
ont été par ailleurs identifiés. Le lieu des affrontements est également révélateur d’une situation.
Les quartiers de classes moyennes et supérieures
ont été au cœur des événements. Alors que les
périphéries populaires n’ont pas ou peu été concernées. Une universitaire nord-américaine, Dorothy
Kronick, le 17 mars 2014, signalait cet état de
fait. « Les catégories moyennes et supérieures (…)
brûlent des pneus et construisent des barricades,
tandis que leurs compatriotes les plus pauvres se
tiennent à l’écart »3.
Parallèlement à ces affrontements, on a également
vu émerger au sein de l’opposition comme dans
le camp officiel, des commentaires et comportements totalement différents. Henrique Capriles,
candidat unique de l’opposition (= la MUD, Mesa
de la Unidad Democrática), aux présidentielles de
2012 et de 2013, sans condamner explicitement
le choix de Volonté populaire, a signalé son refus
du recours à la violence pour provoquer crise de
régime et alternance. Il a au contraire appelé au
dialogue privilégiant la voie électorale et donc à
la construction d’une alternative majoritaire. Le
président Nicolas Maduro a limogé le responsable
du maintien de l’ordre. 81 policiers suspectés de
Le lieu des affrontements est révélateur d’une
situation. Les quartiers de classes moyennes et
supérieures ont été au cœur des événements.
Alors que les périphéries populaires n’ont pas
ou peu été concernées.
Actualités internationales
violations du droit ont été mis en examen. 17 ont
été incarcérés. Amnesty International a reconnu la
validité de ces informations, et « l’apparent engagement du ministère public », tout en se déclarant « vigilante ». Une offre de dialogue a été faite
aux opposants. Une conférence nationale de paix
s’est effectivement tenue le 26 février 2014 avec
le gouvernement, le patronat, les représentants de
différentes confessions, mais sans délégués de la
MUD.
Les faits sont têtus : un axe du
mal contre un axe révolutionnaire ?
Les mots jetés dans la polémique et les manifestations par les uns et les autres, « axe du mal »
contre « axe révolutionnaire », rappelés par Pablo
Stefanoni, rédacteur en chef de la revue Nueva
Sociedad4 ne peuvent pas être pris au pied de la
lettre. L’opposition justifie sa radicalisation par la
nécessité de répondre à celle d’un gouvernement
qui conduirait le Vénézuela vers le communisme, le
totalitarisme, et en déléguerait la mise en œuvre à
des militaires et à des policiers cubains. Les autorités de leur côté dénoncent une conspiration qualifiée de fasciste. Une conspiration qui serait dirigée
contre un gouvernement révolutionnaire, anticapitaliste, porteur de valeurs socialistes. La ministre
colombienne des Affaires étrangères, peu suspecte
de sympathies gauchistes, a appelé les uns et les
autres, au cours d’un déplacement à Caracas au
bons sens. Le vocabulaire de guerre froide, utilisé
de part et d’autre permet sans doute de mobiliser
chaque camp de façon optimale. Les identités politiques collectives sont pourtant très éloignées de
ces références affichées pour leur valeur collective supposée. L’opposition n’est pas fasciste, pas
plus que le régime n’est communiste ou cubanisé.
Ce qui n’empêche pas les haines réciproques.
Des mots valises puisés dans un passé d’affrontements violents ayant laissé des marques dans les
mémoires collectives sont plaqués sur les réalités
d’aujourd’hui. Ces mots fétiches, utilisés politique-
159
L’opposition est en principe depuis 2009
rassemblée au sein d’un Front commun, la
MUD (Table ronde d’unité démocratique).
Elle tient pourtant davantage d’un « agrégat
désorganisé de forces désunies ».
Elle couvre en effet un éventail idéologique
allant de la droite la plus conservatrice
à l’extrême gauche.
ment de façon magique relèvent de ce que Pierre
Conesa qualifie de « fabrication de l’ennemi »5.
L’opposition est en principe depuis 2009 rassemblée au sein d’un Front commun, la MUD (Table
ronde d’unité démocratique). Elle tient pourtant
davantage d’un « agrégat désorganisé de forces
désunies ». Elle couvre en effet un éventail idéologique allant de la droite la plus conservatrice à
l’extrême gauche. Son centre de gravité se trouve
quelque part entre diverses formations héritières du
courant démocrate-chrétien historique, COPEI, qui
a toujours pignon sur rue bien que cette formation
n’ait plus le périmètre qui était le sien. Cet héritage
a été partagé entre divers partis nouvellement créés,
en particulier Primero Justicia et Voluntad Popular.
Ce centre-droit est en concurrence avec un centre
gauche issu du vieux parti traditionnel, membre de
l’Internationale socialiste, AD ou Action démocratique. Ce parti a été affaibli par diverses scissions,
conséquence de la répression sanglante de manifestations sociales en 1989 (connues au Vénézuela
sous le nom de caracazo) par Carlos Andrés Perez,
président membre d’AD, des politiques d’austérité
qu’il avait initiées, ainsi que de sa mise en examen
pour corruption. À la gauche de ces espaces
centristes on trouve de petites formations tout aussi
critiques à l’égard du pouvoir que de leurs alliés.
Mais la fracture la plus importante qui divise l’opposition, comme on a pu le constater au cours des
derniers événements, de février à avril 2014, tient
de la méthode. La stratégie privilégiée par certains
opposants derrière l’ancien candidat aux prési-
160
dentielles, et actuellement gouverneur de l’État
de Miranda, Henrique Capriles, est celle d’une
accumulation progressive de forces par la voie
électorale. Cette stratégie de moyen terme suppose
la mise en œuvre d’un programme valorisant les
échecs économiques et sécuritaires du pouvoir en
place. Henrique Capriles qui a été à deux doigts
d’emporter la présidentielle de 2013 s’efforce de
civiliser l’opposition et de maintenir un minimum
de dialogue institutionnel avec le pouvoir. Prenant
acte des résultats électoraux des présidentielles et
des locales de 2013, il avait engagé des conversations avec les autorités dès le mois de décembre.
Cette voie est contestée par les éléments les plus
radicalisés des classes moyennes qui ont trouvé
dans un jeune leader, ancien maire du Neuilly
de Caracas, Leopoldo Lopez, un portevoix mobilisateur. Leopoldo Lopez et son parti ont en effet
réactualisé le discours de ceux qui, déniant toute
légitimité au régime en place, appelle à le pousser
vers la démission en mobilisant la rue. Instrumentalisant l’ébullition étudiante, il a lancé ses amis politiques dans une stratégie de guérilla urbaine. Les
manifestants, au-delà des mots d’ordre, coupent les
rues, dressent des barricades, qu’ils incendient à
l’occasion et cherchent l’affrontement avec les forces
de l’ordre, parfois avec des armes à feu. Cette stratégie avait été celle de l’opposition le 11 avril 2002
quand elle avait tenté un coup d’État contre Hugo
Chavez, en 2003 quand elle avait essayé de paralyser les exportations de pétrole, en 2006 quand
elle avait fait la grève des urnes, dénonçant ensuite
Le régime est-il communiste ? S’inspiret-il de Cuba comme on peut le lire dans les
publications de l’opposition ? Le communisme
du pouvoir est tout aussi fantaisiste
que le fascisme de l’opposition. Il s’agit
là de qualifications qui relèvent d’une
communication partisane agressive visant à
diaboliser l’adversaire et à empêcher toute
possibilité de dialogue et donc de compromis.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Que penser du Vénézuéla ?
un parlement monocolore qu’elle avait contribué à
faire élire.
Le régime est-il communiste ? S’inspire-t-il de
Cuba comme on peut le lire dans les publications
de l’opposition ? Le communisme du pouvoir est
tout aussi fantaisiste que le fascisme de l’opposition. Il s’agit là de qualifications qui relèvent d’une
communication partisane agressive visant à diaboliser l’adversaire et à empêcher toute possibilité de
dialogue et donc de compromis. Il est vrai que les
responsables du pouvoir usent d’un vocabulaire
idéologisé et daté. Ils usent et sans doute abusent
d’une sémantique faisant référence à la « révolution », et au « socialisme » souvent signalé comme
du XXIe siècle. Après divers avatars la mouvance
présidentielle s’est retrouvée rassemblée au sein
d’un parti socialiste, le PSUV. Les héros de l’indépendance à commencer par le premier d’entre eux
Simon Bolivar, ajoutent une coloration locale à ces
définitions. L’examen des politiques mises en œuvre
depuis 1999, conduit au minimum à nuancer l’éclat
d’un verbe qui se présente en rupture avec le capitalisme, ou selon la terminologie la plus couramment utilisée l’impérialisme. Rien de fondamental
n’a été remis en cause depuis 1999 en matière
économique et sociale. Le Vénézuela fonctionne
toujours selon les règles de l’économie de marché.
Aucune fiscalité socialement correctrice n’a été
mise en chantier. Le modèle de développement
reste ce qu’il était, fondé sur l’exploitation maximale des ressources primaires, en l’occurrence ici
du pétrole, sans se préoccuper de développement
durable. Le litre d’essence a un coût inférieur à
celui du litre d’eau aujourd’hui, en 2014, comme
en 1998. Ce qui a changé c’est la prise en main
directe par l’État de la production et l’exploitation
pétrolière. La société d’État PDVSA, nationalisée
en 1974 par un gouvernement « Action démocratique », bénéficiait d’une autonomie de gestion qui
lui a été retirée en 2003. Les profits tirés de l’exploitation du pétrole sont depuis cette date répartis
par l’État entre PDVSA et un éventail de politiques
sociales ciblant les catégories les plus pauvres de la
population. Le système ainsi mis en place relève du
Actualités internationales
La société d’État PDVSA, nationalisée
en 1974 par un gouvernement « Action
Démocratique », bénéficiait d’une autonomie
de gestion qui lui a été retirée en 2003.
Les profits tirés de l’exploitation du pétrole
sont depuis cette date répartis par l’État
entre PDVSA et un éventail de politiques
sociales ciblant les catégories
les plus pauvres de la population.
capitalisme d’État. Il peut selon la formule proposée
par Pablo Stefanoni, le rédacteur en chef de Nueva
sociedad, être qualifié « d’État compensateur ».
Sans toucher à la fonction publique, qui donc a été
conservée, plusieurs programmes relatifs à la santé,
à l’éducation, à la consommation, au logement ont
été mis en place. Appelés « Missions » (Robinson,
Rivas, Sucre pour l’alphabétisation et l’éducation ;
Vuelvan Caras pour la formation ; Barrio Adentro
pour la santé ; Hábitat pour le logement ; Mercal
pour la consommation bon marché de produits de
première nécessité) ces programmes ont fait preuve
d’une grande efficacité sociale et politique. Ils ont
en effet permis une réduction sensible des carences
sociales et des inégalités. Ils assurent au pouvoir un
socle de soutien tout à fait compréhensible dont les
conséquences ont été visibles au cours des récents
troubles sociaux. Les quartiers populaires (les
Barrios) dont les habitants sont bénéficiaires de ces
programmes n’ont pas bougé. Les manifestations
ont pour l’essentiel affecté les zones résidentielles
des classes moyennes et supérieures. Le camp officialiste comme celui de l’opposition est également
partagé entre institutionnels et radicaux. La gestion
des manifestations par les autorités depuis le mois
de février a mis en évidence une certaine incapacité à parler d’une seule voix et à répondre de façon
cohérente à la violence de la rue. Des groupes à moto
particulièrement violents ont agressé les manifestants avec toute sorte d’armes. Des policiers en civil
se sont mêlés aux manifestants et ont usé de leurs
armes. Le chef de l’État a parallèlement appelé au
161
dialogue, qu’il a effectivement organisé. Il a également sanctionné les débordements des forces de
l’ordre, sans que pour autant, l’une ou l’autre de ces
attitudes arrive à s’imposer. Bien que l’on soit très
loin du communisme réel tel qu’il a été appliqué
en Union soviétique, l’exacerbation du vocabulaire politique, et les déqualifications mutuelles,
signalent l’enjeu, le bras de fer violent opposant
diverses catégories sociales se disputant les retombées de la manne pétrolière. D’une certaine façon
les radicaux des deux bords essaient de fermer l’option des compromis et du dialogue privilégiée par
les modérés de chaque camp, Henrique Capriles et
Nicolas Maduro.
Les faits sont têtus : l’économie
vénézuélienne victime chronique
de maladie hollandaise6
La crise de février 2014 a une origine très précise.
Les étudiants qui les premiers sont sortis dans la
rue tenaient à signaler un ras-le-bol face à la montée
de l’insécurité et du désordre économique. Le pays
en dépit de ses ressources tirées du pétrole peine
à assurer ses fins de mois, n’arrive plus ou mal à
alimenter les circuits des produits de première
nécessité, à contrôler les prix, ainsi qu’à garantir
la sécurité citoyenne. Le diagnostic est partagé par
l’opposition comme par la majorité. Même si les
causes de cette réalité sont attribuées par les uns et
par les autres à des acteurs et des facteurs différents.
Les prix ont effectivement augmenté de 56,1 % en
2013. L’assemblage de véhicules a chuté de 30 % en
Le pays en dépit de ses ressources tirées
du pétrole peine à assurer ses fins de mois,
n’arrive plus ou mal à alimenter les circuits
des produits de première nécessité, à contrôler
les prix, ainsi qu’à garantir la sécurité
citoyenne. Le diagnostic est partagé par
l’opposition comme par la majorité.
162
Le modèle est resté le même, celui d’une
économie rentière, reposant sur l’exploitation
quasi exclusive d’une ressource non
renouvelable, le pétrole. Le constat qui peut
être fait est celui de l’évolution du tissu
économique vers une réduction progressive
des capacités productives locales, industrielles
comme agricoles. Le pays est aujourd’hui
comme hier essentiellement un pays
importateur de biens de première nécessité et
plus généralement de consommation.
20137. La production agricole déjà insuffisante pour
assurer la consommation nationale s’est repliée. La
récolte de riz est ainsi passée de 900 000 tonnes
en 2007 à 700 000 en 20128. Les pénuries se sont
accumulées. Générant une situation paradoxale,
celle d’acheteurs disposant de l’argent nécessaire
mais ne pouvant l’utiliser, les gondoles des supermarchés étant vides. La criminalité est à l’exception
de pays centraméricains la plus élevée de l’hémisphère. L’Observatoire vénézuélien de la violence
a, en 2013, comptabilisé 24 763 meurtres, soit
79 homicides pour 100 000 habitants9. Pour le seul
mois de mars 2014, 446 cadavres ont été déposés à
la morgue de Caracas10. Le gouvernement a tenté de
réagir en intervenant directement dans les circuits
de distribution. En accroissant les importations
de produits alimentaires. En bloquant la frontière
avec la Colombie pour enrayer la contrebande de
produits vénézuéliens subventionnés. En créant une
carte de crédit alimentaire (la tarjeta de abastecimiento seguro). Un double système de change a été
mis en place11. Aucune de ces mesures, en dépit
du vocabulaire parfois incendiaire et dénonciateur,
signalant les spéculateurs de l’opposition comme
boucs émissaires, utilisé par le gouvernement, n’a
permis d’enrayer la dégradation de la situation. La
multiplication des contrôles, le double système de
change, l’inflation, ont alimenté dans un système
d’économie de marché, la tentation de la fraude afin
de maintenir ou de maximiser les profits.
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Que penser du Vénézuéla ?
La destination sociale de la rente pétrolière n’est
politiquement pas anodine. Elle a effectivement
évolué depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez en
1999. Pour autant le modèle est resté le même, celui
d’une économie rentière, reposant sur l’exploitation
quasi exclusive d’une ressource non renouvelable,
le pétrole. D’autre part, le constat qui peut être fait
est celui de l’évolution du tissu économique vers
une réduction progressive des capacités productives
locales, industrielles comme agricoles. Le pays est
aujourd’hui comme hier essentiellement un pays
importateur de biens de première nécessité et plus
généralement de consommation. La Commission
économique des Nations Unies en Amérique latine,
la CEPAL s’en inquiétait… en 1957. Elle avait
mandaté l’un de ses meilleurs économistes Celso
Furtado qui de retour à Santiago, siège de l’institution, avait rédigé un rapport, non publié, qui sera
actualisé en 1974. Le diagnostic de Celso Furtado,
a gardé une étonnante actualité. « Au Vénézuela
plus qu’ailleurs », avait écrit l’économiste brésilien, « bien des idées sur le développement et le
sous-développement perdent leur pertinence. Il
s’agit d’une réalité sui generis qui doit être analysée
comme telle. (…) Le principal facteur de croissance
repose sur l’exploitation d’une ressource non renouvelable (…). C’est un système économique fondamentalement orienté vers la consommation (…) qui
a des effets négatifs sur la productivité des secteurs
non pétroliers (…). Les secteurs agricoles et semiartisanaux ont été déstabilisés, (…) les importations
de biens de consommation durables augmentent.
Un accroissement des revenus pétroliers accroît le
Tout effondrement des prix du pétrole
génèrerait la nécessité d’ajustements
budgétaires réduisant le rôle de l’État
bienfaiteur. Le mécontentement qui suivrait
l’adoption de ces mesures, comme en 1989, soit
pousserait les Vénézuéliens à prendre
la rue. Soit comme en 1998 à voter
pour une alternance.
Actualités internationales
L’opposition vénézuélienne, en particulier
la plus radicale, a tenté de coupler la
situation vénézuélienne sur celle de l’Ukraine.
Elle a évoqué auprès de toutes sortes
d’interlocuteurs, la défense des libertés
qui seraient bafouées par un régime de type
communiste, soumis aux desiderata
de La Havane. Ces efforts ont eu un impact
extrêmement limité.
coefficient des importations (…) ; en l’absence d’une
volonté politique visant à reconstruire les secteurs
économiques en souffrance, le système perpétuera
ses caractéristiques actuelles »12. De fait et de ce
point de vue là, rien n’a vraiment changé dans la
conduite de l’économie vénézuélienne. Loin de
« semer le pétrole », pour diversifier son économie,
selon la formule utilisée par Arturo Uslar Pietri,
elle s’est au contraire enfermée dans les contradictions générées par les retombées d’une ressource
non renouvelable, et relativement rare, qui étouffe
les capacités productives, les options de diversification au bénéfice d’importations. Le Vénézuela est
victime du « mal hollandais » qui affecte bien des
économies de pays victimes paradoxales de leurs
richesses naturelles.
Cette évolution, est politiquement gérable, quel
que soit le gouvernement siégeant à Miraflores13, à
deux conditions. La première est que les prix du
pétrole restent orientés à la hausse. Tout effondrement des prix générerait la nécessité d’ajustements
budgétaires réduisant le rôle de l’État bienfaiteur.
Le mécontentement qui suivrait l’adoption de ces
mesures, comme en 1989, soit pousserait les Vénézuéliens à prendre la rue. Soit comme en 1998 à
voter pour une alternance. La seconde est que la
société pétrolière, PDVSA, soit en mesure de maintenir, voire d’élargir ses capacités de production et
sa productivité. La montée du prix du baril peut
compenser, mais dans une certaine mesure, une
baisse éventuelle de la production. Les conséquences sociales et politiques d’un écart trop
163
important seraient les mêmes que dans le cas de
figure précédent. Ces dernières années PDVSA,
ponctionnée par les politiques sociales de l’État,
n’a manifestement pas été en mesure d’effectuer
les investissements lui permettant de maintenir la
production à un niveau élevé. Il y a là un facteur
de risque pour les autorités en place bien noté par
certains observateurs14 tout comme par l’opposant
Henrique Capriles.
les faits sont têtus : les voisins
sud-américains soutiennent
le régime de Nicolas Maduro
L’opposition vénézuélienne, en particulier la plus
radicale, a tenté de coupler la situation vénézuélienne sur celle de l’Ukraine. Elle a évoqué auprès
de toutes sortes d’interlocuteurs, la défense des
libertés qui seraient bafouées par un régime de type
communiste, soumis aux desiderata de La Havane.
Elle a essayé de forcer les portes de ses voisins,
effectué du lobbying aux États-Unis, au sein de
l’OEA (Organisation des États américains), au
Vatican et à l’occasion en Europe. Ces efforts ont
eu un impact extrêmement limité. Aux États-Unis,
seuls les républicains ont signalé leur solidarité. En
Amérique latine seul le Panama voisin, dirigé par
un chef de l’État de droite a signalé de façon claire
son appui à l’opposition vénézuélienne. Ce qui a
entraîné une crise diplomatique entre Caracas et
Panama Ville.
De façon plus ou moins directe, les autres gouvernements ont signalé la nécessité d’ouvrir un dialogue
et de rechercher les compromis de nature à trouver
une solution dans le cadre institutionnel existant.
L’UNASUR/UNASUL (Union des nations d’Amérique du Sud)15 a une fois de plus fait preuve de son
efficacité diplomatique. Elle a dépêché sur place
des missions composée de ministres des Affaires
étrangères qui ont avec le soutien du secrétariat
d’État du Vatican16, permis de valider le processus
de dialogue comme seule voie possible de résolution
de la crise. Une commission de contact permanent
164
La réalité pétrolière s’impose à un cercle
beaucoup plus large, des États-Unis
à l’Europe, où personne ne souhaite que le
Vénézuela, grand pays exportateur de pétrole
n’entre en crise au risque de provoquer une
flambée des prix du brut.
a été désignée composée des ministres des Affaires
étrangères, du Brésil, de Colombie et d’Équateur17.
Miguel Insulza18, secrétaire général de l’OEA,
organisation de fait en concurrence avec l’UNASUR
depuis 2008, a de son côté soutenu la démarche,
signalé que les autorités en place ont été élues et
sont donc légitimes. « Nous n’allons pas intervenir
au Vénézuela (…)  J’espère » a-t-il dit « que tout
le monde comprend que l’OEA n’a pas pour vocation d’installer ou de remplacer les gouvernements
(…). Elle doit permettre de créer des espaces de
dialogue »19. Il a par ailleurs, et de façon inédite,
rappelé à l’ordre Panama, qui avait inclus dans sa
délégation siégeant au Conseil permanent de l’OEA
une parlementaire d’opposition vénézuélienne,
Maria Corina Machado, afin qu’elle puisse prendre
la parole.
Comment interpréter cette relative placidité latinoaméricaine, sud-américaine, comme états-unienne,
et vaticane, qui est aux antipodes des réactions
constatées au sujet de la crise ukrainienne ? Sans
doute convient-il de rappeler que la géopolitique
est-européenne, en dépit des mots sémantiquement identiques invoqués par les protagonistes,
relève d’un autre contexte et d’autres dictionnaires.
Colombie, Brésil, Équateur, à la différence de la
Russie vis-à-vis de l’Ukraine, n’ont aucun intérêt
à déstabiliser leur voisin vénézuélien. Ils n’ont
pas non plus d’exigences territoriales à son égard.
Un certain nombre d’autres pays bénéficiaires de
livraisons de pétrole à prix cassés – de Cuba à
l’Uruguay en passant par le Nicaragua et plusieurs
États de la Caraïbe –, ne souhaitent qu’une chose,
le maintien de ces facilités et donc le statu quo.
Au-delà, la réalité pétrolière s’impose à un cercle
La Revue Socialiste n° 55 - juillet 2014
Que penser du Vénézuéla ?
beaucoup plus large, des États-Unis à l’Europe, où
personne ne souhaite que le Vénézuela, grand pays
exportateur de pétrole n’entre en crise au risque de
provoquer une flambée des prix du brut.
L’idéologie est ici secondaire. Au-delà du pétrole
les pays sud-américains considèrent que la voie du
dialogue est celle qui convient le mieux à l’affirmation de leurs intérêts nationaux. La Colombie,
premier voisin, deuxième partenaire commercial
du Vénézuela, fournisseur privilégié de denrées
alimentaires, bien que dirigée par un président
libéral, Juan Manuel Santos qui a toujours publiquement signalé le peu de sympathie politique
qu’il avait à l’égard du régime vénézuélien, soutient
activement les efforts de médiation de l’UNASUR.
Un Vénézuela en paix est en effet ce qui convient
le mieux à la bonne marche des échanges avec
la Colombie. Les autres pays sud-américains
partagent pour d’autres raisons ce point de vue.
Sous l’impulsion du Brésil, depuis quelques années,
après l’accession aux responsabilités de majorités
national-progressistes ces pays ont développé des
stratégies diplomatiques leur permettant de récupérer des marges d’autonomie à l’égard des ÉtatsUnis et des pays européens. Le Vénézuela, d’Hugo
Chavez et Nicolas Maduro, partage cette ambition.
Alors que l’opposition conteste ce choix diplomatique et revendique une autre politique plus ouverte
aux pays occidentaux. L’UNASUL a donc été immédiatement mobilisée pour encourager gouvernement
et opposition à dialoguer, et ainsi éviter un basculement brutal du Vénézuela, de nature à changer
les rapports de force entre nord et sud du continent
américain.
Le panorama est comme dans bien d’autres situations plus complexe que sa présentation médiatique,
ou en mode tweet, qui est la plus commune et durcit
les contours et les affrontements. Les acteurs qui se
font face portent les intérêts de catégories sociales
antagonistes. Leurs frottements peinent à se réguler
par la voie institutionnelle et électorale. Les radicaux des deux bords essaient de forcer le trait pour
provoquer des ruptures et des alternances supposées définitives. Sauf à partager l’esprit de croi-
Actualités internationales
sade de ces secteurs, le constat que l’on peut faire
est celui du rôle positif et modérateur joué par les
voisins du Vénézuela, le Vatican et diverses organisations internationales, l’OEA comme l’UNASUL.
Une certitude malgré tout qui va bien au-delà des
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circonstances présentes. Comme l’a bien analysé
Celso Furtado, le socialisme pétrolier, ou le capitalisme régulé par l’État pratiqué par les gouvernants
du Vénézuela, relèvent bel et bien, comme l’économie, d’un système sui generis.
1. Un journaliste du quotidien colombien, El Espectador, Marcel Ventura, a publié un reportage de terrain le 9 avril
2014 témoignant de cette réalité, Merida, la ciudad de Vénézuela donde todos disparan.
2. In l’Universal, 10 février 2014.
3. Dorothy Kronick, « Why only half of Vénézuelans Are in the streets », 17 mars 2014.
4. In Nueva Sociedad, N° 239, Buenos Aires, mai-juin 2012.
5. Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, Paris, Robert Laffont, 2011.
6. Le « mal » ou « syndrome hollandais » désigne la malédiction économique frappant les pays dotés de matières
premières exportables en abondance. Ils perdent leur compétitivité industrielle à l’export et deviennent importateurs.
Le phénomène a été qualifié de « hollandais » après l’invention de gisements gaziers aux Pays-Bas dans les années
1960 qui avaient généré dans ce pays une crise du secteur industriel exportateur.
7. In America economia, 5 décembre 2013.
8. In Talcualdigital.com, 2 avril 2014.
9. In Le Monde, 11 janvier 2014.
10. In Talcualdigital.com, 2 avril 2014.
11. SICAD I et SICAD II.
12. In Arquivos Celso Furtado 1, « Ensaios sobre a Vénézuela, subdesenvolvimento com abundância de divisas », Rio
de Janeiro, Contraponto-Centro Internacional Celso Furtado de Politicas para o Desenvolvimento, 2008.
13. Siège de la présidence de la République.
14. En particulier par Leopoldo Pucci dans sa lettre d’information, Enfoque.
15. L’UNASUR a été créée en 2008 par 12 pays d’Amérique du Sud.
16. Le Secrétaire d’État actuel, le cardinal Pietro Parolin, avait noué des relations de confiance comme nonce apostolique avec les autorités vénézuéliennes.
17. Luiz Alberto Figueiredo, Maria Angela Holguin, Ricardo Patiño.
18. Miguel Insulza, de nationalité chilienne, membre du PSCh, a été ministre de l’intérieur du président Ricardo Lagos.
19. In informa.com, El diario digital de Costa-Rica/http://www.informa-tico.com ; 25 mars 2014.
Qui a amené Jaurès et Blum au socialisme ?
Qui a été le premier noir à devenir ministre ?
Qui est la première femme à entrer dans les organes dirigeants du Parti socialiste ?
Qui a dit : « Les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est » ?
Qui a écrit : « Mon Parti aura été ma joie et ma vie », avant de se suicider ?
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quoi peut ressembler un mouvement politique sans les hommes
(et les femmes) qui le composent ? Il est difficile de séparer les théories
de l’action. Ce dictionnaire a pour objet de rappeler au souvenir, parfois
même de sortir de l’oubli, cent acteurs du socialisme qui ont marqué de
leur empreinte, d’une façon ou d’une autre, le siècle écoulé, participant
chacun à leur place aux luttes et aux combats pour le respect des droits de
l’homme (et de la femme), la conquête des droits politiques et sociaux, la
liberté et la justice.
Les auteurs n’ont pas eu le dessein d’intégrer dans cet ouvrage tous ceux
qui ont joué et jouent un rôle important sur l’avant-scène socialiste. Les
chefs du Parti, sont bien sûr présentés. Mais à côté des incontournables,
on trouve aussi des disciples plus modestes, des pionniers, des intellectuels,
des propagandistes plus obscurs, des activistes, des tribuns, des élus et des
gestionnaires, des majoritaires par nature et des éternels minoritaires. On
trouve aussi dans la liste les portraits de quelques socialistes qui ont quitté
la « vieille maison », autrement dit « trahi » la famille.
Leurs vies ne sont pas brossées sentencieusement, mais volon-tairement sur un ton libre et parfois vif. Ils sont montrés avec leurs forces, leurs
convictions, mais aussi leurs doutes et leurs faiblesses. Un dictionnaire du
socialisme « à l’échelle humaine » rehaussé par une iconographie exceptionnelle : un ouvrage de référence !
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1er trimestre 2011 La droite dans tous ses états
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2e trimestre 2011 10 mai 1981 – 10 mai 2011. Héritages et espérances
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3e trimestre 2011 Abécédaire de la France
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