SPIRITUALITE CONTEMPORAINE B. LOBET On me demande de

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SPIRITUALITE CONTEMPORAINE B. LOBET On me demande de
SPIRITUALITE CONTEMPORAINE
B. LOBET
On me demande de traiter cet après-midi des ressources pastorales que la
théologie mystique et spirituelle de l’Occident chrétien recèle en elle pour
rencontrer les aspirations de nos contemporains. Je le ferai en évoquant trois
thèmes : la liberté, l’intériorité et la fraternité.
1.
LA LIBERTE
Tout commence par la liberté. Lorsque Dieu surgit dans l’histoire des
hommes, lorsqu’il s’y donne à connaître, ce n’est pas un exercice intellectuel,
mais un acte de libération. Les historiens peuvent lire cette histoire comme
l’une des innombrables mutations d’une petite peuplade dans le bassin
méditerranéen, à une époque lointaine et du reste difficile à cerner. Ils
observent alors de nombreuses migrations de peuples qui passent tour à tour
de la sédentarité au nomadisme. Ainsi ce groupe de tribus, qu’on appellera
«les Hébreux» : ils constituent en Egypte une population de seconde zone,
pratiquement réduite en esclavage, qui décide un jour de prendre en mains sa
destinée, de se nomadiser, de traverser le désert du Sinaï avant de trouver la
terre fertile de Canaan que le Jourdain féconde. Ils font alors ce que font tous
les peuples : de ce pays, ils chassent, et sans ménagement, les précédents
habitants, et ils s’installent dans leurs villes. Un Royaume nouveau, peu à peu,
s’établit donc là, qui sera lui aussi convoité et pillé, victime à la fois de ses
divisions et de ses ennemis.
Voici l’histoire, du moins la story, comme disent les Anglo-Saxons, pour la
distinguer de l’history qu’elle ne recoupe peut-être pas exactement – les faits
sont trop lointains et trop peu étayés d’éléments pour pouvoir, en l’état
présent du dossier, en dire davantage. Elle est banale : banale par la petitesse
du peuple en question, dont on ne trouve pratiquement aucune trace littéraire
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ou archéologique ailleurs que dans la Bible. Banale par sa fréquence à pareilles
époques. Banale – hélas – par sa conclusion, du moins à vue humaine. Mais
l’essentiel n’est pas dans la reconstitution approximative et du reste trop
rapide qui vient d’être esquissée. L’essentiel est dans la relecture que ce
peuple, une fois installé sur sa terre conquise et, aux dires d’exégètes de plus
en plus nombreux, menacé lui-même par l’exil loin de cette terre, va faire de
cette histoire. Il va la reconsidérer comme une histoire « sainte », dont Dieu –
son Dieu, un dieu unique qui est aussi le seul Dieu véritable de tout l’Univers –
a eu l’initiative. Ici est la « naissance de Dieu », pour reprendre l’expression du
livre de Jean Bottero, du moins la naissance du monothéisme et non seulement
de la monolâtrie, la naissance de l’affirmation d’un Dieu unique,
irreprésentable et distinct absolument de tout ce qui est visible, d’un Dieu
universel aussi dont on voit que la première manifestation est un acte de
libération : le peuple était esclave, le voilà libre.
L’affirmation monothéiste suscite bien des perplexités quant à ses
résonances sociales dans l’histoire, et en général quant à ses dérives éthiques :
ne conduit-elle pas, a priori, à des comportements dictatoriaux, intolérants,
intransigeants ? Les péripéties multiséculaires de cette unicité divine ont
tendance à accréditer cette thèse, et l’on connaît un certain nombre
d’intellectuels contemporains qui la reprennent telle quelle, le plus brillant
d’entre eux ou le plus médiatisé étant sans doute Michel Onfray (voir, par
exemple, son Traité d’athéologie.) L’argumentaire peut séduire par une
simplicité que l’on oserait à peine ici qualifier de « biblique » : Dieu étant le
Seul, le Seul Vrai, le Seul Bon et le Seul Saint, ceux et celles qui ne le
reconnaissent pas (personnes privées, institutions ou Etats) méritent d’être
sanctionnés, puisqu’ils se perdent. Et il est vrai que l’histoire des idées et des
faits donne quelquefois raison à ce bellicisme monothéiste. Saint Augustin luimême – le plus grand, sans conteste, des écrivains chrétiens – a pu, vers la fin
du IVème siècle, développer pareil raisonnement, en une époque où il estimait
que le monde entier (connu alors) serait bientôt chrétien et donc pacifié. Il
était donc normal, pensait-il, de ranger au nombre des justes causes de guerre
l’assaut contre un peuple pour le convertir à la « vraie » foi ou au « vrai » Dieu.
Soucieux d’unité et, paradoxalement, de paix, il les a trop vite confondues avec
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une unicité qu’il aurait fallu imposer (ceci dans le Contra Faustum en 399). Plus
largement (et plus exactement) voit-on de façon récurrente, au cours de
l’histoire des religions (et, en particulier, du christianisme), des responsables
publics arguer du monothéisme à des fins politiques, d’unification d’un
Royaume ou d’expansion territoriale : les guerres de religion, en Occident, en
donnent un déplorable exemple, alors même qu’elles sont intra-chrétiennes, et
l’adage qui les motiva et qui prétendait qu’on doit avoir la religion du Prince qui
vous gouverne (Eius regio illius et religio). Mais était-ce bien alors le
monothéisme lui-même qui était en cause, et non pas plutôt sa manipulation à
des fins politiques ?
Le théologien sera plus enclin à relever le côté libérateur, voire subversif, du
même monothéisme. Il montrera que l’affirmation d’un Dieu unique conduit
précisément à ne rien déifier d’autre que… Dieu. Et donc, à rejeter, jusqu’à, s’il
le faut, le payer de sa vie, comme erronés et mensongers, tout système, toute
doctrine ou tout personnage qui voudraient être pris pour Dieu. Les dirigeants
de l’Empire Romain l’avaient bien perçu, qui reprochaient aux premières
générations chrétiennes cet attachement au Dieu unique les empêchant de
considérer l’Empereur comme une divinité. On peut se demander si les
persécutions communistes, au temps de l’Empire soviétique par exemple ou
dans la Chine contemporaine, ne sont pas liées à une méfiance vis-à-vis de
personnes qui relativisent, à cause de leur foi monothéiste, le Parti et son
pouvoir. C’est pourquoi la naissance du monothéisme, quels que soient les
mésusages qu’on en fit malheureusement, a et garde partie liée avec l’aventure
de la liberté dans l’histoire des civilisations. L’histoire biblique du peuple
«élu», tout ensemble convoqué à la liberté et au culte du Dieu unique, en reste
une attestation théologique première et majeure : dire, comme le premier
article du Décalogue, « Tu n’adoreras que Dieu seul » et dire « Sois maintenant
sans entraves », c’est au fond la même chose – ou ça devrait l’être.
Il n’y a pas de spiritualité chrétienne hors la reconnaissance de cette unicité
de Dieu : il est l’Autre qui m’appelle à sortir de tout carcan, il me débarrasse de
mes liens, il m’invite à traverser, libre, le désert qui me sépare de la terre
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fertile. Le mouvement de la prière, de la méditation, de l’oraison ou de la
contemplation est d’abord un mouvement de réponse à cette invitation. Cette
dynamique première du christianisme comme Voie de salut (, disaient
les premiers chrétiens) est aussi bien celle de l’éthique qui se revendique de lui,
comme libre réponse à une liberté offerte. On voit comment la spiritualité
chrétienne se vit dans une structure de l’Alliance, c’est-à-dire dans un vis-à-vis
avec un Autre, et comment son premier mouvement est d’accueil dans le
recueillement. Même si la vie spirituelle suppose une intériorité et donc une
forme d’introspection, elle suppose aussi et même d’abord les « mains vides »
dont parle Bernanos dans le Journal d’un curé de campagne…
Le mouvement de l’exode est mouvement de sortie de soi, de ses
emprisonnements et de ses esclavages. Il est expulsion vers le désert, à travers
les eaux matricielles de la Mer Rouge, « formant muraille à droite et à
gauche », comme en une prodigieuse gésine, une étonnante nouvelle
naissance qui sera un thème dominant de la littérature néo-testamentaire (en
particulier johannique) et de la littérature spirituelle occidentale (en particulier
cistercienne et rhéno-flamande). C’est en renaissant à l’appel de l’Autre, du
Tout Autre, que l’on accède à la liberté. C’est en accueillant son Esprit qui
continue en nous l’incarnation de son Verbe que notre intériorité rencontre
l’extériorité de Dieu, que les deux abîmes de l’inconnaissance de l’homme et de
Dieu se rejoignent et se fécondent.
La question pastorale, la première que nous posons ici avant de les
reprendre toutes dans le mot de conclusion, est donc : comment permettre
aux personnes qui fréquentent nos églises d’entendre l’extériorité de Dieu,
l’altérité de Dieu, dans leur intériorité ? Comment donner au monothéisme
chrétien la chance de porter ses fruits de liberté spirituelle ?
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2. L’INTERIORITE
L’être humain est le siège de deux abîmes d’inconnaissance : il ne sait ni qui
il est, ni qui est Dieu. Or, la vie spirituelle du chrétien apparaît – en particulier
dans l’exercice silencieux de l’oraison – comme la mise en perspective de ces
deux abîmes d’inconnaissance : « L’abîme appelant l’abîme à la voix de tes
cataractes, la masse de tes vagues et de tes flots a passé sur moi », chante le
psaume 41. Accueillir l’altérité de Dieu dans la visitation de l’Esprit, c’est laisser
féconder son cœur par la Parole de Dieu : « Vous avez purifié vos âmes en
obéissant à la vérité pour pratiquer un amour fraternel sans hypocrisie. Aimezvous les uns les autres d’un cœur pur, avec constance, vous qui avez été
engendrés à nouveau par une semence non pas corruptible mais incorruptible,
la Parole de Dieu vivante et permanente. Car ‘toute chair est comme l’herbe et
toute sa gloire comme la fleur de l’herbe : l’herbe sèche et sa fleur tombe ;
mais la Parole du Seigneur demeure éternellement.’(Is 40, 6-8) Or cette parole,
c’est l’Evangile qui vous a été annoncé. » (1P 1, 22-25) L’auteur de la Première
Lettre de Pierre oppose ici la première naissance, vouée à la mort – et qui nous
rend semblables, après tout et au dire d’Isaïe, à l’herbe des champs, aussi
caducs qu’elle – à la nouvelle naissance, celle que l’homme de l’intériorité
reçoit dans son cœur profond grâce à la puissance fécondante, la semence, de
la Parole portée par l’Esprit. Ne déclinons pas ici les façons dont la Parole de
Dieu peut en nous devenir semence de Vie éternelle : la lectio, bien sûr, et tout
ce qui fait approcher les Ecritures porteuses d’Esprit et portées par l’Esprit,
l’oraison, la méditation, la contemplation, le partage, bref tout ce qui nous met
en contact vivant et vivifiant avec le Verbe, la Parole de Dieu, le Fils incarné et
incréé.
La Tradition spirituelle occidentale, spécialement cistercienne et rhénoflamande, aimera dire et répéter que la naissance et l’incarnation historiques
du Fils de Dieu se continuent dans la vie spirituelle de chaque baptisé. Par
exemple, Guerric d’Igny dont il me plaît toujours de rappeler qu’il est né à
Tournai (1070/1080 – 1157) avant d’être envoyé à Igny près de Reims où il fut
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Abbé en 1138 : « Marie a engendré un fils, et comme celui-ci est le Fils unique
du Père dans les cieux, il est fils unique de sa mère sur la terre. Cependant,
cette vierge mère unique, qui eut la gloire de mettre au monde le Fils unique
de Dieu, embrasse ce même Fils dans tous ses membres et ne rougit pas d’être
appelée la mère de tous ceux en qui elle reconnaît le Christ déjà formé ou en
train de l’être. Eve fut moins une mère qu’une marâtre, elle qui jadis a légué à
ses enfants la condamnation à mort avant même qu’ils aient vu le jour. Elle a
bien été appelée la mère des vivants, pourtant elle s’est révélée en fait bien
plutôt la meurtrière des vivants, ou la mère des mourants, puisqu’en mettant
au monde, elle mettait à mort. Ainsi, puisqu’elle n’a pas répondu au sens de
son nom, c’est Marie qui en a réalisé le mystère. Comme l’Eglise dont elle est la
figure, elle est la mère de tous ceux qui renaissent à la vie. Elle est vraiment la
mère de la Vie qui fait vivre tous les hommes ; et en l’engendrant, elle a en
quelque sorte régénéré tous ceux qui allaient en vivre. » (Hom. Pour
l’Assomption, 1, 2-4, PL 185 cc.187-8) On voit bien les oppositions mises en
exergue par le Père cistercien : Eve (la première naissance) pour la mort, Marie
pour la Vie devenue immortelle – par parenthèse, voyez quelle part
significative le culte marial peut prendre dans la vie spirituelle du chrétien à
partir de ce thème de la « nouvelle naissance », sans virer à la mariolâtrie.
Un peu plus tard, Maître Eckhart (1260-1327) : « Dieu préfère être né
spirituellement de chaque vierge, de chaque âme vertueuse, plutôt que d’être
né corporellement de Marie. » (Sermon 22 Ave Gratia Plena, in ECKHART,
Sermons, Seuil, 1974, p.192) L’incarnation, c’est-à-dire aussi l’annonciation et
la visitation, autant que la nativité et le mystère de la croix, ne sont pas
seulement des faits historiques, mais des réalités spirituelles qui, précisément,
« revisitent » l’intériorité humaine. Plus même, dit ailleurs Maître Eckhart :
« Aussi véritablement que, dans sa nature simple, le Père engendre
naturellement son Fils, aussi véritablement il l’engendre dans le plus intime de
l’esprit, et c’est là le monde intérieur. » (Sermon 5b In Hoc Apparuit, Ibid., p.78)
L’intériorité humaine la plus spécifique naît dans la spiritualité, c’est-à-dire
dans la « naissance de Dieu en l’homme », dans la « procession des
hypostases » continuée en l’homme, au moins autant que l’inverse.
L’intériorité humaine n’est pas simplement introspective ou psychologique ;
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elle est théologique pour être vraiment l’intériorité. (Isabelle Raviolo vient
d’écrire là-dessus une thèse remarquable : L’incréé. La générosité du Père chez
Maître Eckhart, Cerf, 2011).
Nous percevons bien ici que, pour les auteurs mystiques de l’histoire
chrétienne, la vie spirituelle est une attention (Augustin dirait plus précisément
une intentio) portée à la vie intérieure, non comme une simple introspection
analytique ou « enstatique » (bouddhisme), mais comme une visitation de
l’extériorité de Dieu, pour le salut humain. Les auteurs insistent tous sur le
caractère guérissant de la rencontre des deux abîmes, celui de l’inconnaissance
de Dieu et de l’inconnaissance de l’homme. Le Christ, par sa kénose, par sa
descente, assainit les blessures humaines ; en lui, comme dit saint Jean de la
Croix, « la blessure d’amour » touches les blessures loin enfouies du cœur
profond : « Si l’âme que la blessure d’amour touche est déjà touchée par les
plaies de ses misères et de ses péchés, elle la laisse aussitôt blessée d’amour et
les plaies qui lui venaient d’une autre cause deviennent des plaies d’amour. »
(Jean de la Croix, La Vive Flamme, 2). Que nous enseigne ici le mystique
espagnol ? Que l’âme visitée en l’intériorité de ses blessures par la blessure
plus profonde encore de l’amour de Dieu est non seulement guérie mais
rendue capable d’aimer. Et donc que l’intériorité visitée par la grâce devient –
et paradoxalement là où il semblait qu’elle en fût incapable – rendue capable
et rendant capable de l’agapè, de l’amour, de la fraternité.
La conclusion provisoire de ce deuxième point sera donc : comment pouvonsnous, pastoralement, promouvoir des lieux, des rencontres (je pense à
l’accompagnement spirituel, si déserté, et qui suppose tant de formation et de
patience), des espaces, des liturgies, des catéchèses, des missions, des
rassemblements, etc., qui promeuvent l’intériorité et le retour au cœur,
comme le lieu transformant de la rencontre avec le Christ et, par lui dans son
Esprit, avec Dieu ?
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3. LA FRATERNITE
Ecoutons cette fois saint Jean, ou plus précisément la Première Lettre de saint
Jean, et lisons au plus près du texte : « Aimés, aimons-nous les uns les autres
puisqu’amour est de Dieu. Quiconque aime trouve en Dieu sa naissance et,
définitivement, connaît Dieu. » (1Jn 4, 7) « Amour » est ici la traduction du grec
agapè, qui n’est ni eros ni philia, mais l’évocation néo-testamentaire de
l’amour qui vient de Dieu, de l’amour de don sans repentance qui constitue
Dieu en lui-même, de l’auto-donation des hypostases, reversée sur nous dans
la donation du Fils. 1Jn appelle les chrétiens , « les aimés de Dieu »,
« les aimés d’agapè », ceux qui prennent conscience de l’incroyable abîme de
renouveau versé sur eux dans la geste du Fils. Ceux-là, dit-il, « prennent en
Dieu leur naissance », manière de reprendre le thème de la « nouvelle
naissance » qui, dans tout le corpus johannique, est celui de la vie spirituelle
elle-même, depuis l’épisode de la rencontre de Jésus et de Nicodème où celuici reçoit du Christ l’injonction de « renaître d’eau et d’Esprit » (Jn 3). Ceux-là,
dit comme en passant la Première Lettre de Jean, sont rendus capables
d’agapè, et même se voient enjoints de la mettre en œuvre(s) : « Aimons-nous
les uns les autres » (). L’auteur ajoute bien :
«  », « parce que agapè est de Dieu ». Ce n’est pas
que les chrétiens ainsi désignés puissent pour l’amour fraternel compter sur
leur bonne volonté, ni sur leurs attirances érotiques ou amicales : Dieu merci, si
nous osons dire ! Pour construire la fraternité, ils compteront sur l’agapè reçue
en la guérison de leurs blessures intérieures et valideront l’observation précitée
de saint Jean de la Croix : « les blessures de l’âme ainsi guéries deviennent des
plaies d’amour. » Nous sommes loin ici d’une fraternité volontariste, nous
sommes dans la nécessité où l’intériorité nous pousse à retourner, à nous
tourner, vers l’extériorité, dans un souci renouvelé de l’altérité d’autrui, non
pas seulement comme un impératif de philosophie éthique à la façon de
Levinas, mais comme un impératif théologique, une motion intérieure venant
de la vie spirituelle.
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C’est que celle-ci n’est pas une échappée. L’enfoncement en soi, la
rencontre des deux abîmes que permettent et supposent le silence, la solitude
même, le désert (non comme un lieu géographique, mais comme le lieu
biblique et intérieur du salut), tout cela n’enferme pas en soi, mais décuple les
possibilités d’ouverture vers le monde, et renouvelle le souci de l’altérité
d’autrui. Du reste, dans l’acte fondateur de la Révélation monothéiste, l’exode,
c’est en peuple qu’Israël fut expulsé à travers les eaux matricielles de la Mer
Rouge vers le désert, pour sa prodigieuse nouvelle naissance. La régénération
spirituelle rend possible la fraternité, parce qu’elle rend l’amour (agapè)
possible. La spiritualité chrétienne ne saurait donc se dissocier d’une vie
communautaire, sous peine de n’être plus chrétienne. Ou, pour dire encore la
même chose, on est chrétien ensemble, ou pas du tout. L’individualisme ici
n’est pas de mise. Cette vie commune peut bien prendre des formes diverses –
autres sont les modalités de la vie monastique, autres celles de la vie
paroissiale – le chrétien est toujours confronté à l’autre dans sa quête de
renouveau intérieur. Et c’est également en peuple, en assemblée convoquée,
qu’il est convié à être signe pour le monde, sacrement du Christ aujourd’hui.
J’ajouterai simplement que cela passe par deux grandes activités qui se
repèrent, qui se voient, qui sont du socialement visible (qui sont le socialement
visible de l’aventure intérieure qui reste, elle, invisible) : la liturgie et la
diaconie, la célébration et le service des plus marginaux (pauvretés, malades,
personnes âgées, laissés pour compte, immigrés, etc.). Dans l’un et l’autre cas,
il s’agit d’œuvres (on entend dans le mot liturgie le grec , « travail ») et,
contrairement à une pensée populaire trop souvent répandue, non seulement
il n’y a pas d’opposition entre ces deux formes d’œuvres, mais elles s’appellent
l’une l’autre. Le dévouement pour autrui prolonge et appelle l’action de grâce
de la célébration commune – sauf à être simplement de la philanthropie ; la
célébration (des Heures, de l’Eucharistie, de l’adoration, etc.) appelle à se
mouvoir vers l’action généreuse au profit d’autrui. Le tout est sur le mode du
signe, du signal, du rappel, non dans une débauche de moyens qui n’est ni
possible ni souhaitable. La modestie du signe possible n’entache pas son
efficacité (ni dans la liturgie ni dans l’action sociale, qui par exemple ne saurait
se substituer aux responsabilités des Pouvoirs Publics).
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La question pastorale ici, devient : comment programmer et organiser la vie
communautaire des chrétiens, de sorte qu’elle soit source de vie spirituelle, de
sorte que la vie spirituelle personnelle puisse s’y nourrir et s’y exprimer, et de
sorte aussi que la vie communautaire des chrétiens devienne un signe de la
présence incarnée du Fils bien-aimé venu donner sa vie aux hommes et
renouveler toutes choses ?
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CONCLUSION
La conclusion générale de mes propos consistera à faire valoir, s’il est
possible, que pour répondre aux requêtes spirituelles contemporaines
conformément à ce que la Tradition chrétienne porte en elle de meilleur, les
trois éléments qui fondent cette Tradition doivent être articulés entre eux et
constituer une grille d’évaluation de nos projets et dispositifs pastoraux.
La liberté, en effet, qui est très certainement une requête contemporaine,
ne saurait être dissociée, sauf à devenir ravageuse, de l’intériorité (l’important
est que le cœur soit libre) et de la communauté (on serait sinon dans
l’individualisme). L’intériorité qui ne serait pas vécue comme une libération
profonde, conduirait au mieux à la complaisance, au pire au désespoir, de toute
façon à l’enfermement sur soi, et rendrait incapable la rencontre véritable avec
autrui : il y a des autismes spirituels tranquillement vécus (et quelquefois
revendiqués) comme des fuites du monde et des responsabilités qu’on y a. La
communauté, la fraternité, sans de solides assises intérieures et sans la
garantie de la liberté que la foi monothéiste procure jusque dans le don de soimême à l’autre, cette communauté et cette fraternité seraient ou impossibles
ou aliénantes : on irait vers la perte de cohésion (voir l’état de certaines
paroisses) ou vers la secte (voir l’état de certains nouveaux mouvements). Et
ainsi de suite : mettez ces trois termes dans n’importe quel ordre, mais
considérez qu’ils font système pour promouvoir une vie ecclésiale, pastorale,
chrétienne, finalement, dans toutes les activités possibles qu’il faut y proposer :
liturgie, catéchèse, rassemblements de jeunes à tous niveaux géographiques,
présence sociale auprès des personnes fragilisées, pèlerinages,
accompagnement de la piété populaire, etc.
Il me semble qu’il y a là une clé à la fois biblique, traditionnelle, spécifique,
pastorale et ecclésiale de nos projets. Je vous remercie.
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