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Fragments pour Bayle
par Jean-Christophe Thomas
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Parler du style (musical) de quelqu’un (d’une idée qu’on se fait de ce style) ne
va pas sans mal ; et d’abord pourquoi faire dira-t-on ? la musique ne se suffitelle pas à elle-même ? (etc.) C’est comme vous voulez. On n’oblige personne à
parler, à penser, à lire. (Non plus qu’à entendre, du reste — la musique…) Pour
ceux que le « symbolique » intéresse, concerne (« Vouloir dire autre chose que
ce qui est dit, voilà la fonction symbolique », Ricoeur), une entrée existe pour
tenter de saisir, avec des mots, le style de n’importe quelle forme symbolique,
musique comprise : c’est la méthode thématique. Que Barthes origine dans ce
qu’il nomme la topique sensible : « Celle qui procède par catégories (…), celle
de Bachelard en somme : l’ascensionnel, le caverneux, le torrentueux, le
miroitant, le dormant, etc. », lieux qui sont déjà pour Vico « universaux de
l’imagination ». On comprendra rien qu’au terme « sensible » que cette entrée
convienne à la musique acousmatique tout spécialement : rien à voir, rien à lire
(comme partition), circulez dans vos sensations : c’est votre seul repère pour
vous positionner dans l’œuvre, pour tâter sa structure, planter quelques jalons
dans son cadastre : sentir contrastes et ressemblances, et ces analogies si
passionnantes, cachées sous de lointaines ou de fausses différences. Ceci dit, on
entendra, car il s’agit d’entendre, de faire entendre : et les mots, la méthode, dès
lors, ne sont plus qu’un prétexte, un canevas ; avec des entrées « arbitraires »,
des insistances, des maladresses : trop de paroles pour illustrer les mêmes
musiques (mais écoutes différentes), trop de musiques pour illustrer les mêmes
paroles (mais on se délecte au corpus). L’essentiel est donner envie d’aller
découvrir l’œuvre immense de Bayle. Hors tout discours nous rejetons alors,
comme dirait Ponge, la figue au « paradis de l’existence ». Pour ceux qui encore
sauraient savourer.
Acousmatique, écouter sans voir
Acousmatique : il faut bien voir la singularité de Bayle à propos de cette notion
célèbre pythagoricienne, son écart. Par rapport à Schaeffer par exemple, pour
qui la situation acousmatique, celle où nous sommes devant la musique invisible
est une facilitation de cette écoute : l' « écoute réduite », souhaitée par lui
idéalement indépendante de la cause et du sens des sons…
…Pour Bayle, c'est le contraire : l'invisibilité sonore ne nous fait pas oublier
l’extramusical, « le monde » : l’invisibilité stimule, excite l'herméneutique (=
curiosité pour ce qui est caché) de l'auditeur. Celui-ci, derrière « la tenture de
Pythagore », est devant une « énigme », excité. Et l’objet de Schaeffer, qu’il
voulait perdu pour le monde et les désirs mondains, Bayle va le remplacer par
une image (acousmatique) : une image « imprégnée », dit-il joliment, de réel. Un
peu comme une image photographique…
La Main vide : La Fleur future
…Cependant, ce réel est bien sûr décanté ; ou dissout dans l'image ; c’est une
image photographique, mais tendant fortement vers l’abstrait. Du reste, l'image
acousmatique, son des choses sans les choses, n’est qu’une « empreinte » du
monde, elle perd de sa « trivialité » et de son épaisseur. Et les images sonores de
Bayle, sublimées mais pas trop, décantées et pourtant corsées, sont légères
(light) et ambiguës : même l'« anecdote » figurative (du reste rare) y garde son
mystère, sa polysémie.
La Main vide : La Fleur future
Ce réel déréalisé, subliminal, saturant le sonore, acousmatique, de quoi donc estil « fait » ? L’invisibilité dénotant mal, nous aurons des indices du réel : allusifs
et connotateurs, furtivement évocateurs ; nous aurons des analogies ; et peut-être
des schèmes (formes que l'on espère archétypiques). Car, comme le matériau
sonore acousmatique est un hybride abstrait-concret, il se peut que la part
concrète fasse un signe vers la partie abstraite, et que les formes, les matières,
évoquent ou symbolisent des espèces dynamiques (la musique étant force,
mouvement…), et bien d’autres catégories fondamentales.
Dans l’exemple suivant nous touchons avec l’ouïe un objet en relief, glissant,
frémissant, agaçant : il est « du monde ». Nous ne sommes pas devant une pure
essence, de musique « incapable d’exprimer quoique ce soit ». Bayle en a dit
ceci, de cet objet-image : « Ce son est très acousmatique au sens où je
l’entends : révélateur d’indices ; il est très imprégné ; on a énormément de mal à
pratiquer l’écoute réduite devant un son pareil ».
Grande Polyphonie : Figures doubles
Aller-retour, va-et-vient, cercles
L’aller-retour se classera comme geste, bien sûr. Ce geste-ci varie l’idée de
cercle. (On se souvient du titre : La forme du temps est un cercle…) Il est
plusieurs gestes de va-et-vient, d’aller-retour. Le plus classique : l’arpège ;
monter/descendre dans la tessiture, à travers ce qu’on nomme, en musique, la
« hauteur » : cette traversée d’un certain espace (le plus fameux espace-substrat
de la musique, et le plus vénérable…) se trouve aussi chez Bayle, dans la
musique moderne acousmatique :
Théâtre d'Ombres
De plus c’est (très baylien) une figure de prestesse, d’évanescence ; peut-être
une tentative (le poisson sautant hors de l’eau…) d’échapper à la pesanteur, à
certaines lois de la nature — de tâter du « non-ordinaire » (comme dit le
musicien, de qui c’est l’un des rêves « magiques » premiers). Ici rêve
bachelardien de légèreté, de vol : « rêverie de l’air ».
Fabulae : Fabula
L’arpège (l’aller-retour de référence) est-il essentiellement évanescent (une
figure d’évanescence) ? Peut-être : rêvons un peu (instruisons-nous) sur ces
catégories raffinées de Jean-Pierre Richard, inventées au sujet de Mallarmé :
elles ne cessent de parler aussi de la musique, de cette musique : ses gestescercles, son type aérien d’énergie, ses matériaux et ses immatériaux, ses textures
impalpables. Jean-Pierre Richard : « Aller-retour (Essor qui cesse son
déploiement et retourne à son point de départ. Jaillissement qui se replie,
mouvement d’expansion qui se ravise. Compromis entre un dynamisme
d’ouverture et une exigence de retour, de fidélité focale). Solutions soit statiques
(fleur, constellation) soit dynamiques… »
Il y a aussi aller-retour dans ces figures dites « en delta », accolant deux profils
dynamiques inverses (ce sont allers-retours d’intensité) ; celle-ci est tissue de
savants tuilages :
Purgatoire : Extase
Il y a le va-et-vient « mouvement alternatif », coulissant ou tournant à sa façon ;
encore une figure du cercle :
Son Vitesse-Lumière : Paysage, personnage, nuage
Jeîta : Murmure des dentelles d’eau
Le va-et-vient d’une balançoire d’enfants, « anecdotique » mais évoquant la
réitération archétypique du vieux sillon fermé :
Fabulae : Onoma
Le balancement berceur de Toupie dans le ciel, enfermant dans un cercle
harmonique la torpeur :
Erosphère : Toupie dans le ciel
Il y a les processus : la scie entêtée de l’alouette, qui fait, dit Bayle, un « allerretour » dans la tessiture « aigu-médium-aigu » ; translation étalée sur 10
minutes : ce cas d’aller-retour, parcours lent, insistant, systématique, et qui
construit de la durée, est bien sûr le contraire de celui de l’arpège, volatil et
fugace (qui, lui, s’inscrit dans la durée, l’incise) :
L'Expérience Acoustique : L'Aventure du cri
Articulé et désarticulé
Pour notre perception phénoménologique il y a le lisse (le continu, ou le
« nappé »), et il y a la discontinuité (voire, même, l’hétérogène ; allant jusqu’à
l’hétéroclite). Entre ces deux extrêmes (catégories) il y a l’articulé. L’articulé
(qui apprivoise au lisse des entités hétérogènes) fabrique, sinon du lisse, du
moins de l’organique (« unités organiques », dit-on souvent) : on atténue le choc
de la diversité en en faisant discourir les parties étanches, en les syntagmatisant
comme des phrases : triomphe de l’abstrait (du relationnel) sur le concret fermé
sur soi.
Grande Polyphonie : Grande Polyphonie (mouvement 5)
Signalons cette évolution, cette diachronie, dans l’œuvre de Bayle : elle a été
quittant l’articulé — dont il était un virtuose — pour le lisse.
Cette pièce-ci, l’une des plus anciennes, n’est lisse elle aussi qu’au sens figuré :
c’est le lisse d’un langage — ou plutôt d’un sabir — obtenu contre (avec) le
contrasté. L’hétérogénéité des « morceaux » est sublimée — ou, plutôt,
accordée (car elle demeure savoureusement sensible) par les gestes articulateurs
d’un étonnant escamoteur :
Trois rêves d'oiseau : L'Oiseau moqueur
Il y a aussi, chez Bayle, que l’on peut évoquer sous cette rubrique, le goût
paradoxal d’un « point », d’un grain du lisse ; allant jusqu’à un souci de montrer
— et parfois par le texte des notices — que le lisse au fond n’est pas lisse : que
sous l’unité apparente il y a segmentation (en fait, travail). F. Bayle :
« Comment c’est sécable ce Paysage de vitesse ? Cet effet de coulée est un
agencement de treize sections » « Dans Paysage d’espace, il y a quinze arches
temporelles, qui ne détruisent pas le sentiment de continuité mais font voir la
taille du point ».
La perfection surhumaine (« naturelle ») du vrai lisse n’a pas la valeur, la saveur
de celle obtenue en dépit de la diversité (subsumée) : un lisse paradoxal, et
gagné par travail, artifice et « génie humain ».
Une « unité faite avec deux morceaux hétérogènes », c’est ceci par exemple
(peut-être à cause d’une même allure (enveloppe dynamique), ici gluante, là
raboteuse) :
Grande Polyphonie : Figures doubles
Au rayon de l’écriture fine, nous avons — nettes, arachnéennes — les
articulations les plus exquises de toute la linéarité acousmatique ; par exemple
(entre mille) :
Toupie dans le ciel
Ou bien ces continuités cloisonnées en camaïeu, semblant — commutant —
« rainurer », compartimenter une même ligne :
Jeîta : Murmure des abeilles de pierre
Et puis il y a ces articulations de « machines » — quelquefois horlogères, c’està-dire des dispositifs tournants — lissant au figuré (en misant sur
l’accoutumance) de gros morceaux les répétant, les combinant, réitérant :
Vibrations Composées : Rosace 5
Lorsque ces machines se disloquent, nous avons la catégorie intéressante et
savoureuse — « moderne » — du désarticulé (du détraqué, du déglingué) : qui
donne, chez Bayle, quelques mécaniques « tingueliennes ». Montrer le processus
progressif de dislocation est presque un trope (« catastrophique ») de la musique
contemporaine :
Théâtre d'Ombres
Espaces inhabitables : Hommage à Robur
Revenons à l’articulation (harmonieuse) : par exemple celle du langage humain.
Bayle souvent le mime, ou l’évoque de loin. Ce passage se nomme,
humoristiquement, Le palabre :
Théâtre d'Ombres
Aspects
« Son aspect… m'avait fait perdre l'aspect… » (Purgatoire)
Il y a plusieurs « aspects » pour une seule chose (phénoménologie) ; l’auditeur
part à la recherche de la « chose » à travers ses aspects ; laquelle chose (mais
qu’est-ce que la chose, en musique ?), derrière leur myriade, garantit aux aspects
une cohérence (en principe). Enfin et surtout, les aspects sont l’apanage de l’art :
Bayle parle « du monde des aspects ».
Grande Polyphonie : Appel
Les aspects sont donc perceptifs ; ils sont dans le sujet, non dans l’objet (la
chose, c’est l’objet) : utile, cette notion toute « subjective », à une définition du
style de Bayle ? Oui, si elle est aussi dans l’objet : si, du même objet
(reconnaissable) on nous présente plusieurs facettes, versions… aspects.
Pensons aux jeux de transpositions de la Grande Polyphonie ; F. Bayle : « Ce
phénomène, pour rester dans la simplicité la plus radicale, je le propose dans
trois états : normal [exemple précédent], transposé au-dessus, transposé audessous » :
Grande Polyphonie : Aux notes répétées
Grande Polyphonie : Rappel
Ce jeu sur des variantes est très visible affectant des phonographies : images
sonores figuratives, leur familiarité fait manifestes leurs métamorphoses (qu’on
nommerait aujourd’hui « traitements », « effets », ou jeux de « calques »…).
Paysage, personnage, nuage fait entendre une phonographie exotique
figurative : d’abord « nature » — ensuite « traitée » (« Car modifiable est
l’image… » etc.). L’image est toujours un aspect du réel ; toute image, même
sans traitement, n’est toujours qu’un aspect du réel ; et un art de l’image
(comme est pour Bayle l’acousmatique) est donc voué au travail des aspects :
Son Vitesse-Lumière : Paysage, personnage, nuage
Autre type de métamorphose, de mutation d’aspect, celle continue (non par
facettes), comme un objet qui fond :
Jeîta : Murmure des eaux
Il y a aussi des modifications sans toucher à l’objet : on changera son aspect en
changeant son contexte : effet dit Koulechov. Ou sa duplication modifiera sa
perception, l’objet, lui, restant inchangé. Jeux primitifs de musique
« expérimentale »…
Assertif : La règle et l’exception
Bayle est l’acousmatique. Pourquoi ? F. Delalande a souvent fait valoir le
sentiment que les notions théoriques générales (acousmatiques) de Bayle
définissaient, en fait, un style particulier : le sien. Ceci est vrai mais on peut le
dire autrement. Bayle par ce style, par les traits de ce style qui est le sien, couvre
effectivement l’essence, l’essentiel et peut-être la totalité des traits de l’écriture
(morphologie, syntaxe, rhétorique, figures…) que l’« art acousmatique » met à
disposition. Mais en plus — néanmoins — il est unique, inimitable : à la fois (le
seul) général et (le plus) singulier : « classique » ? ; exemplaire, et exemplaire
unique ; modèle incontournable, mais dont on ne peut pas faire de copie. Il est la
règle et l’exception : par un exemple médusant celui qui échappe aux lois qu’il
édicte.
Attraction, événement : rêverie et réalité
Très tôt l’option baylienne (avec l’arrivée du synthétiseur : années 60) c’est
travailler directement sur des « événements » — déjà complexes — et non sur
des objets (unitaires, simples) ; encore moins sur des notes. Des événements, des
« groupes », des « systèmes dynamiques », des nappes. Classiquement, Bayle
oppose les « objets de courte durée, schaeffériens, que l’on essaye d’organiser
pour faire de la musique » (ça, c’est la mode ancienne), à des « objets qui
spontanément durent, et que le compositeur », loin de devoir assembler,
agglomérer, bien au contraire « doit arrêter. En fait il s’agit surtout de les
orienter ». (« Puisque ces événements nous dépassent, feignons d’en être
l’organisateur… » disait Cocteau.)
Elles semblent, ces entités plastiques, plurielles, proliférantes, des troupeaux (ou
des flux) qu’il faut guider, influencer et déformer. Les fameux « processus »
(chers aussi aux Spectraux), ce sont ces entités soumises à des tropismes
généraux (ici l’opération de multiplication).
Jeîta : Rêverie de la multiplication
Pour Bayle, à la rigueur (et si l’on en croit son discours), ils ont l’air de
s’influencer mutuellement, sans intervention du compositeur — comme des
phénomènes naturels, météorologiques, etc. ; c’est l’attraction. Ces événements
(et leurs interactions) seraient des entités, à l’entendre, toutes faites ; non à
élaborer, à concaténer point par point, à monter. Bref, pas à… « composer » ?
Mais quand il parle ainsi, il nous parle de l’impression de l’auditeur (et de la
sienne d’abord, de compositeur-auditeur), non de la réalité du travail ;
l’attraction, c’est surtout une image, un modèle — non une réalité. (« Comment
un gros événement en influence un plus petit, ce devenir dynamique de l’objet,
très jeune ces rapports-là m’intéressaient déjà beaucoup ».) Le compositeur va
donc simuler, en composant, des effets d’attraction. L’attraction, en d’autres
termes, c’est une « rêverie dynamique », un désir esthétique, un choix. Ces
influences ont l’air d’en être. Bayle souvent parle néanmoins comme s’il
s’agissait de « cueillir », au vol, une attraction réelle, un phénomène réel…
Jeita : Murmure des dentelles d’eau
En fait, c’est bien peut-être aussi d’objets réels, et préalables à toute
composition, d’objets trouvés, qu’il parle — et lorsque par exemple il dit :
« Cela allait bien avec nos outils, les synthétiseurs ». Le synthétiseur réalise des
effets d’influence. Il offre des mobiles qu’il faut conduire. Bayle évoque très
souvent l’aventure, l’expérience du studio : ce premier temps de « corps à
corps » avec le son, mouvant, complexe. Il faut croire qu’un travail sur les
machines génère d’emblée des entités dynamiques et « vivantes », ouvertes. Les
premiers synthétiseurs des années soixante rencontrent une sensibilité adéquate
à leurs données, à leur essence.
Boucle et nostalgie
Ici la « mécanicité » répétitive envahit l’anecdote innocente enfantine : nostalgie
de l’enfance, nostalgie des boucles ; et traitement de l’anecdote par la boucle :
en la lissant, ou musicalisant. Le plus ancien traitement qui soit. Schaeffer :
« Anecdotique, donc antimusical », avait-il décrété. Alors donc, comment faire
de la musique concrète ? « Comment est-il possible d’oublier la signification, et
d’isoler l’en-soi du phénomène sonore ? — En le répétant : répéter deux fois le
même fragment sonore : il n’y a plus événement, il y a musique. ». Et ce fut le
sillon fermé, la boucle, l’étincelle : big bang de la musique concrète.
Fabulae : Onoma
Mais chez Bayle nous sommes au second degré : en plus de l’efficacité lissante
et musicalisante du procédé, de la répétition qui gomme le sens du son, qui
pétrifie le signifié en signifiant (comme quand, enfant, en incantant un mot
soudain l’on glisse avec vertige de sa langue maternelle dans une langue
inconnue), Bayle joue du procédé pour le faire comme tel apparaître : pour lui —
pour nous, aujourd’hui — ce procédé n’a plus pour but d’abord la musicalisation
du trivial, bien au contraire, il n’est qu’une occasion de produire du trivial
(c’est-à-dire du réel, du relief — comme dans le beurre salé « ces cristaux de sel
sous la langue »…) ; et plus qu’un procédé c’est un effet. Et c’est une référence
(à Schaeffer, aux musiques concrètes) : fétichiste, attendrie, amusée, provocante.
Fabulae : Onoma
Brèche sur un « ailleurs »
Morphologiquement, une simple discontinuité, un contraste : le sonore, qui
faisait un effet de muraille, d’opacité, s’ouvre soudain (fond, s’évapore) ; c’est
un rideau qui s’escamote : nous nous trouvons en face d’une « autre scène »,
ailleurs… tout à fait ailleurs. Cette phénoménologie est riche, dans la musique
de Bayle. L’interprétation par l’imaginaire est sans doute infinie, précieuse,
banale : ses nuances, distinctions, toujours seront sujettes à suspicions : celles du
c’est pas tout à fait ça, pourquoi pas autre chose, et pourquoi pas l’inverse…
Intraitables lectures intimes, l’ailleurs est un haut-lieu de rêverie — et à chacun
sa vérité, sa résonance, son analyse interminable — face à la phénoménologie
musicale, elle aussi infinie…
Mais — chaque « subjectivité », quelle qu’elle soit, se voit provoquée, inspirée,
par ces musiques, qui toutes sont avérées relever de catégories fondamentales
(contraste, discontinuité, etc.). Ici — qu’importe — il pourra sembler que l’on
tombe, peut-être ? Un roulé-boulé dans le vide ? Vide plein d’oiseaux ?
L'Expérience Acoustique : L'inconscient de la forme
Ailleurs, ce sera (par exemple et si l’on veut) le bris d’une carapace rythmique,
qui craque sur un creux recélant du tendre et du précieux : image de la géode
ingrate à l’extérieur, dont l’intérieur est tout tapissé de cristaux :
Théâtre d'Ombres
La même phénoménologie du creux — existe aussi au mode lent, progressif,
d’une découverte que l’on fait, graduelle : dans la spirale labyrinthique qui au
travers d’un touffu nous mène vers un centre :
Camera oscura : Labyrinthe
Parfois aussi, il y a le seul geste éloquent de l’ouverture : sans rien derrière,
l’envol gratuit, théâtral du rideau :
Fabulae : Fabula
Camaïeu
Il y a les émergences de la musique baylienne ; mais cette musique, aussi,
immerge l’auditeur, s’immerge elle-même, de multiples façons ; et par exemple
noie sa forme dans la matière, dans la couleur unique, dans le travail
monochromique infinitésimal des camaïeux ; musicalité étouffée, ensourdinée :
Morceaux de Ciels
« Ici, il y a beaucoup de matériau presque identique. On rentre à l’intérieur de la
catégorie : ce sont des valeurs fines. Bien sûr, il faut aimer cela : le danger c’est
que l’oreille de l’autre ne suive pas… » Bayle lui, ne se noie pas, dans ces
zones. Tire aisément son épingle du camaïeu. Pratique une écriture aigüe du
« même ». A recours à l’espace ; à la vitesse ; fédère le même en figures
dynamiques — grappes d’oiseaux s’élançant :
Son Vitesse-Lumière : Grandeur nature
…Ou bien met le net dans le flou : avec ces « vocables » caoutchouteux
articulant un pâteux inarticulable :
Grande Polyphonie : Figures doubles
…Ou le ponctuant de voix de lutins :
Grande Polyphonie : Figures doubles
Le camaïeu, cette écriture de la nuance simulant la pénétration d’un même, d’un
espace toujours plus subtil, quintessencié, et à quoi s’habitue l’oreille comme on
s’accoutume à l’obscurité — est un moyen de feindre cet « enroulement » vers
l’intérieur, cette modification régressive de la conscience que fascine un vide
ultime et « sans bords » :
Grande Polyphonie : Grande Polyphonie (mouvement 5)
Ou qui peut déboucher, paradoxalement, sur une plage nette, distincte : venue du
fond, en quelque sorte, de lui-même ; l’on devient vite expert en clair-obscur
(« Viens plus bas, parle bas, le noir n’est pas si noir ») ; et par exemple, dans
cette involution vers plus de densité « tonique », au centre peu à peu gagné de ce
fragment du Purgatoire :
Purgatoire : Béatrice
Capture éphémère, dérivation, métamorphose
Souvent la boucle a pour fonction de figer le mouvement, ou plus exactement,
de fixer quelque peu les fameuses espèces fluides, d’en arrêter la fuite. Cela
vient comme bloquer (« geler »), pour un moment plus ou moins long, une
goutte de temps : en une configuration tournante, qui semble comme, retirée du
courant, mise en orbite. (Ce que Parmegiani appellerait : une « capture
éphémère ») :
Motion-Emotion
Ce gel sonne comme une classique boucle, un peu modernisée. Un autre style
d’arrêt, de capture plus « moderne », plastique, sophistiquée, c’est
l’engluement : effet d’épaississement progressif de la fluidité :
Son Vitesse-Lumière : Grandeur nature
D’autres types de stases se rencontrent — dans cette musique dont l’un des
ressorts d’invention consiste dans le nécessaire engourdissement d’une fluidité
extrême, l’empoissement, générateur de formes, d’un dynamisme immatériel.
Par exemple, sur un canevas répétitif, ici l’énergie se voit entravée et recapturée
en bouffées, en gonflements ; la saturation harmonique basique trouvant une
issue (exutoire) dans ces bosses de l’enveloppe, ces éruptions, ces éraillements
timbriques : dérivations énergétiques, donnant lieu à métamorphoses.
L'Expérience Acoustique : Substance du signe
Carré, cadré, net, flou
Un style carré (« nettement tranché ») est plus difficile en musique concrète,
électronique, qu’un style plastique, induit presque obligatoirement par la logique
fluente des matériaux : il est à conquérir. Bayle a aussi (lui, prince des
poudroiements et des glissades…) un goût marqué pour l’anguleux, l’aigu, le
tranchant, l’acéré. Et pour les ponctuations, les attaques, les clausules : le net.
Et, comme Schaeffer, pour les « degrés » : pour le côté scalaire des gammes, des
échelles et des escaliers… Le plus souvent les deux instances voisinent, la molle
et la dure, la subtile et la nette. Par exemple au début de Rosace 1, dont une
bonne métaphore est celle-ci : les notes de piano préparé sont comme des
gouttes de grenadine tombant dans un verre d’eau, limpide : elles s’y dissolvent,
joyaux durs, laissant derrière elles des traînées, des fils gluants, visqueux :
Vibrations composées : Rosace 1
Exposition minimaliste de démonstration : les deux « espèces » (solide et
fluide), les deux catégories de base de la sensibilité dynamique baylienne sont
accolées, juxtaposées : fait de perception brut (et contrasté) pour l’auditeur. Ici,
ni liée ni libre, l’énergie est cadrée (et chaque instance reste de son côté).
Mais là les « espèces » sont mixées (données ensemble) ; Bayle présente ce
fragment de Jeîta : « Sons d’origine scalaire, et sons insituables, flous : des sons
à contours nets, égrenés en valeurs arithmétiques, et des sons sans contours,
fuyants, très souples : proches des bruits d’eau de hasard… » :
Jeîta : Murmure des dentelles d’eau
Une autre expression de ce style scalaire et anguleux, qui est un des orients de
Bayle, est apportée mélodiquement par ces zigzags, ces lignes brisées,
escarpées, ces grands écarts :
L'Expérience Acoustique : L'écriture acoustique
Grande Polyphonie : Aux lignes actives
Cette nappe acide est trouée de plongeons lourds et abrupts vers le grave ;
rythmiques en soi, et rythmiquement réitérés :
Vibrations composées : Rosace 4
…Ce qui, encore une fois, cadre des phénomènes eux flous et fluides. (Et, à
l’échelle de la « grande forme », nous avons la structure très cloisonnée,
alvéolaire — cases, quadrillage, damier — de Tremblement de terre très doux).
Carrées sont aussi ces machines sonores, mécaniques horlogères scandées,
qu’on dira ravéliennes : la fameuse Rosace 5 par exemple, qui organise pourtant
beaucoup de sons coulants (sans doute cette « horloge » est-elle une clepsydre) :
Vibrations composées : Rosace 5
Chute
Anthropologiquement, la chute est une rêverie fondamentale, et un « axe
psychologique » (Bachelard) ; ce thème renvoie chez Bayle à ceux de légèreté,
vertige, etc., mais donc aussi à ceux de poids, de pesanteur, et de sustentation.
Le geste de la chute (ou son image), fréquent, prend bien des formes. Tels choirs
énergumènes, de quelques incipit, ont une saveur d’image figurative, tout en
étant codés et stylisés, avec leur intervalle descendant tempéré :
Camera oscura : Sequenza
Les climacus et autres neumes, à fonction de cadence, formules plongeantes
lestées de plomb, sont plus codés encore :
Vibrations Composées : Rosace 4
Il y a ces descentes « chromatiques » — des glissandi — par lesquelles un objet
a l’air de fondre, soumis à l’action que l’on imagine de quelque instrument
anamorphosant (variateur de vitesse ?) :
Jeîta : Murmure des eaux 2
Ou bien, plus ample, tel geste de longue « chute parachutée » : parcours ici
incrustant des degrés et des étapes, se négociant… image d’un affaissement
global, d’une luxueuse continuité ployée :
Son Vitesse-Lumière : Le Sommeil d'Euclide
On se souvient de la fin de Robur : incrustant détails iconiques, indices figuratifs
triviaux, sur un canevas abstrait global (ralentissement rythmique, allongement
des valeurs…), pour fabriquer une vision haute en couleurs, tragi-comique, de la
dégringolade catastrophique et du déglingué mécanique :
Espaces inhabitables : Hommage à Robur
Ici domine l’image, tire-bouchonnée comme un dessin d’enfant, de la chute en
roulé-boulé superlative, d’un grand plongeon :
Théâtre d'Ombres
Il y a ces effets de « trous d’air », où tout support semble soudain manquer,
imitant le vertige, imposant physiquement l’épreuve de l’instabilité :
Camera oscura : Sequenza
Ces avaries de la continuité, ces trous, défauts alarmants de support (démentis à
l’affirmation si souvent faite que le support physique s’entend, ne peut pas
s’oublier, dans la musique acousmatique, déteignant sur son esthétique), nous
donnent le sentiment d’une trappe qui s’ouvre. F. Bayle : « Effondrement
énergétique : comme lorsqu’on fait une chute, que l’on est déstabilisé, d’une
façon ou d’une autre : il y a alors panique… » Pire, si ce « trou » est une
aspiration, un « happement » :
Toupie dans le ciel
Mais peut-être qu’alors, la chute est un élan, ascensionnel et « positif » — une
chute retournée, telle que, toujours selon Bachelard, nous les souhaitons…
Clausule, carrure, magma
Clausules, cadences, procèdent bien sûr de la dialectique fluide/solide ; et plus
précisément du goût baylien, au sein du fluide, pour les carrures, les cadres, le
lest utile de la légèreté. L’autre de la clausule c’est l’attaque, l’incipit. Entre ces
deux chiens de faïence (marqueurs du couple commencer/finir), des jalons, des
incrustations, etc. Parfois des oasis : au sein d’un parcours magmateux, certaines
ont des airs d’île enchanteresse — bulle de verre irisée soufflée soudain :
Vibrations composées : Respiration
Le flux, inarticulé par nature, vœu peut-être le plus profond de cette musique, en
même temps sa « mollesse » répugne, est refoulée sans cesse. Le goût du net
chez Bayle sans arrêt l’articule ; par la frappe — confirmée par des siècles
d’emploi — d’une rhétorique occidentale d’efficacité péremptoire ; ici
ponctuations des climacus, etc. :
Vibrations composées : Rosace 5
Dans le magma du continuum, tout ce qui est non pas coupure, bordure,
transition nettes, mais enchaînement, comme il dit, « par des continuités
ployées » (ou bien par ce qu’on nomme trop vite le fondu-enchaîné) amène chez
Bayle un souci presque exacerbé (compensatoire) du lieu précis de la bascule, de
la commutation (pour la conscience dupée par la continuité, qui n’est pas son
affaire) ; en somme un grand souci de la recherche du discret au sein même du
royaume du continu. Une angoisse délicieuse du point (punctum…) ou de
l’instant critique fatal, qu’il choisit de nommer, comme René Thom, du nom
quelque peu mélodramatique de « catastrophe ».
Quelques expressions (témoignages verbaux) de ce « souci » : « On s’interroge
sur le lieu précis de la force… » « Un flux, à l’intérieur de quoi émerge peu à
peu quelque chose de scalaire… » « Sous le flot, il y a des choses qui se
comptent… » « Ces gouttes d’eau viennent picoter le decrescendo lisse d’une
nappe… » « Métamorphose d’une énergie complètement lisse qui devient
granuleuse, change de modèle… »
Jeîta : Murmure des eaux 1
Collage d’éclats, continuité du morcelé
L’oiseau moqueur, on l’a dit, articule des morceaux composites, comme un
langage (ou plutôt un sabir : c’est-à-dire un langage bariolé — langage quand
même). C’est le thème : « la langue inconnue », initié par Schaeffer : « Si je
rassemble des éclats de bruits (…) je m’efforce (…) de les articuler comme les
mots d’un langage que je pratiquerais sans (…) le comprendre et sans l’avoir
jamais appris… ». C’est aussi le collage des arts visuels. Qu’est-ce qu’un
collage ? F. Bayle : « Une unité faite avec des morceaux hétérogènes » « Il y a
une loi unique qui parcourt les morceaux hétérogènes, et c’est elle qu’on va
mettre en évidence ».
L'Expérience Acoustique : Solitioude
En d’autres termes : « On utilise les profils énergétiques pour justifier
l’hétérogène des contenus : seuls les contours sont logiques, pas les contenus.
Procédé classique du collage, du photomontage : profiter des continuités
formelles de deux photos qui n’ont rien à voir… »
Il y a donc aux prises deux logiques bien distinctes, qui sont celle sémantique et
celle morphologique : la réussite (saveur) du résultat dépend de la façon dont on
a marié l’une et l’autre ; en général le contenu est divergeant, mais les contours
font converger quand même, « scandaleusement », comme dans les jeux de
mots : le signifiant — l’« aspect » — l’emporte sur le sens. On a mis le sens
entre parenthèses : n’est-ce pas la prescription même de l’écoute réduite ? Mais
on sait qu’elle ne fonctionne pas complètement — surtout pour l’auditeur —,
d’où la saveur et le tiraillement du résultat, qui est le fruit croisé d’une violence
et d’une habileté. Ici trois contenus distincts sont soumis à une même enveloppe
(pulsatile) :
Grande Polyphonie : Figures doubles
Ce montage, lissant, s’oppose à un autre, singularisant. F. Bayle : « Le montage
est intéressant parce qu’il permet de cerner les contours du moment où une
certaine vérité (des choses, de la matière) s’est manifestée ; pour moi le
montage c’est surtout le fait de souligner, de rendre clair aux oreilles d’autrui
comment j’ai entendu quelque chose. Il faut d’abord savoir distinguer les
événements, les unités : performance d’ordre banal mais pas si banal… » Ici
marqueterie figurative agglomérée minimalistement sous une ligne claire :
Fabulae : Onoma
Composite rédimé
La grâce de cette séquence (c’est un « tableau ») tient en partie, secrètement, à
son aspect d’assemblage composite : on est face à une mécanique (fragile), à une
boîte à musique (vivante) — avec sa musique et son bruit : le composite est
avoué, le « tour de force » est réussi, qui l’amène à la « vie » : miracle…
On ne sait qui y est l’intrus : est-ce la musique tonale — et diatonique ! —
convoquée en musique concrète, et s’en trouvant fort bien ? ou bien est-ce la
musique concrète, portion congrue s’incrustant dans l’exquise rengaine, de la
façon suivante : petits soufflets (son « à l’envers »), sable du grain qui gratte
dans les rouages, et léger déglingué mécanique évoluant vers la saturation ? Le
tout fabrique une poupée tinguelienne (mais légère comme un oiseau-mouche),
un « tout » organique de justesse et dont la cohésion précaire, et qui se hasarde à
peine à bouger, « revient de loin » (noli me tangere), semble au bord de se
disloquer :
Purgatoire : Béatrice
Continu et Discret
Avec une certaine raideur (dogmatique…), nous poserons après bien d’autres
plus autorisés le continu et le discret comme une opposition fondamentale —
particulièrement — et, notamment, dans la musique : nous dirons sans ciller que
ce sont là les deux catégories les plus fondamentales de la musique, de toute
musique. Ceci aussi bien verticalement (plan harmonique de la fusion : le
continu ; plan stratifié du contrepoint, de la polyphonie : discontinu)
qu’horizontalement (nappé des flux et des continuums sans hiatus ; vs unités
morcelées, notes, objets, rythmes).
Tremblement de terre très doux : Paysage 3
Lorsque Bayle se met à parler (1966) des « espèces fluides » et des « espèces
solides », c’est de cela qu’il parle — en termes de musique concrète. Il ajoute la
catégorie des « processus » aux deux espèces solide et fluide, mais les processus
ne sont que du fluide strié, ou bien du solide fragmenté, lié, multiplié, mécanisé.
Il suit de l’importance de ce couple foncier que, chez lui comme ailleurs, il
gouverne son esthétique : on y pensera presque sans arrêt devant toutes ses
« catégories ».
Toupie dans le ciel
Chez lui comme ailleurs. Mais plus chez lui qu’ailleurs. Le matériau utilisé dans
cette musique (concrète, électroacoustique, acousmatique) la plonge plus que
jamais dans toute l’histoire (de la musique) au sein de l’espèce « fluide »,
l’immerge dans le flux, le lisse : souplesse miraculeuse sans précédent et, aussi,
servitude. On quitte la note et, très bientôt, on quitte l’objet. On se trouve de
plain-pied avec l’informe. L’« autre » musique avait à conquérir la fluidité, pour
celle-ci c’est l’inverse. Bayle le premier tentant d’exploiter de la façon la plus
rationnelle, la plus consciente, les ressorts naturels et structurels (et tous), de la
situation — là est peut-être la raison (en plus de prédispositions idiosyncrasiques
fortes) pour quoi son œuvre illustre un lieu commun, une « aporie
fondamentale » (comme le dit René Thom), de cette façon pourtant si aiguë,
personnalisée, si fraîche.
Camera oscura : Staccato
Contours et sans-contours, instabilité délicieuse
Les formes de la musique baylienne sont souvent filles du flou ; elles n’ont pas
de contours, ou du moins très complexes : comme les fractales, méduses,
nuages, etc. — et pourtant sont (là est le paradoxe) très nettes, et d’autant plus
prégnantes, d’être à la fois précises et floues. C’est surtout une affaire de
matériau.
Théâtre d'Ombres
La bordure temporelle des formes, c’est la question des transitions,
métamorphoses. Des thomiennes « catastrophes ». Elle intéresse spécialement
Bayle : « A quel moment quelque chose passe à autre chose, ça m’intéresse
beaucoup… » « On guette comment la situation se retournera ; un équilibre va
se rompre et donner lieu à un autre équilibre… » « On cherche un point
d’équilibre… un point critique… » « Cette musique est anxiogène : rien ne se
trouve dans une « bonne » situation : objets bien timbrés, calibrés ; la plupart
sont dans les bordures, en train de ficher le camp ou d’exploser… » Les
catastrophes sont le lieu des délices, des angoisses de l’instable. Bayle parle de
« délicieuses catastrophes ».
Son Vitesse-Lumière : Lumière ralentie
Il y a aussi, paradoxal, ce geste, de la fuite des contours, de leur volatilisation
strate après strate — d’un travail du flou par le net : écriture typiquement
baylienne où peu à peu, de façon compartimentée, cloison après cloison, la
substance devient plus légère, plus impalpable, au point de donner l’impression
d’un recul vers le vide ou vers quelque « intériorité » superlative. L’écriture
stratifiée baylienne travaille à sa propre disparition.
Purgatoire : Extase
Creux
Est-ce le « rêve d’habiter les objets creux du monde » ? (évoqué comme
fantasme archétypique dans la Poétique de l’espace) : Bayle semble affectionner
ces sons de profondeur, ces sonorités creuses, ces résonances en espace clos,
matité ou brillance encapsulées :
Jeîta : Cloches fossiles
Il y a les sons creux « immédiats », par exemple sons creux des objets creux —
comme ces balles de ping-pong, qui sonnant font elles-mêmes sonner un creux
plus vaste, où elles sont contenues (creux multiplié, creux gigogne) :
Camera oscura : Toccata
Il y a (procédant du modèle « rideau qui s’ouvre », sur un secret) le geste, après
la chose, d’ouverture sur un creux : une paroi qui craque et qui soudain, révèle
une scène, un « intérieur » : on entre dans le creux par une béance, après une
effraction sensible : on est alors plongé dans un espace d’intimité, dans une
douceur :
Théâtre d'Ombres
Ce dernier geste d’irruption est tout autant une expression de l’apparaître, de
l’épiphanie (« se manifeste ce qui est caché ») : ici on offre un contraste
géodésique : carapace extérieure grossière vs dedans précieux. On peut penser
aussi à la rêverie cryptique de Jeîta.
Parfois, le geste de pénétration se fait par une évolution, ou lisse, ou cloisonnée.
Par les détours méandreux et gluants d’un labyrinthe — au cœur duquel on
espère arriver :
Camera oscura : Labyrinthe
Parfois nous avons le motif d’involution, le geste de « rentrer dans sa coquille »
(le contraire de surgir : deux thèmes contraires bayliens), d’aller vers un centre
qui est un vide, creux essentiel — un espace à la fois confiné et sans bords.
Cru, hyperréalisme, abstraction
« Une irruption de sons grossiers » « Ce personnage, il est nature, non arrangé ;
et fort en personnalité » (F. Bayle). On recherche un effet de vérité, le frisson du
réel, de la « nature », dans la musique. Espace, relief, granulation, sont
convoqués pour lui donner une « crédibilité » qui — paradoxalement — serait
l’équivalent (l’ersatz ?) de celle dégagée par le jeu instrumental humain, par le
« direct ».
Ici, cartonneux, cartilagineux, c’est bien un bruit, même si entretenu — c’est-àdire musicalisé — qui prélude à La fleur future. Figure de proue
phonographique, hyperréalisme du tournoiement :
La Main vide : La Fleur future
Crudité cette fois-ci sophistiquée (un subtil déphasage) mais crudité quand
même, minimaliste, pour le début de Grande Polyphonie :
Grande Polyphonie : Appel
Camera Oscura : acide, bruiteux et jacassant — une chute criarde —, cet incipit
énergumène ; même si la complexité du mixage acerbe stravinskien éloigne cet
objet du ready made : crudité feinte, construite :
Camera Oscura : Sequenza
Ces raclements noirâtres matiéristes sont eux aussi abrupts et âcres :
Vibrations composées : Respiration
Le cru (un ingrédient très classiquement moderne, de nos jours) a fonction
d’incipit, souvent ; irruptif, il garde son côté « rapporté », sans plus choquer
personne — même en musique. Par ailleurs, les incipit sont traditionnellement
« brillants » : un brillant (un brio) particulier est celui-là : brio de la matière, on
pourrait dire. (Une variante d’emploi du cru : l’incrustation : elle aussi doit
briller).
La musique concrète, par ses phonographies, est plus près de la contingence que
ne l’est la musique « classique », bien sûr — mais pas si près que ne l’est la
photo ; la photo selon Barthes, du moins : « Comme la Photographie est
contingence pure et ne peut être que cela (c’est toujours quelque chose qui est
représenté)… » écrit-il dans La Chambre claire. Cependant dans un autre texte,
moins essentialiste, Barthes pose finement comme accessible à la photo quelque
chose qui semble l’équivalent de ce que la musique concrète propose ; à savoir :
la matière, la substance, le tissu : intermédiaires (non négligeables) entre
l’image « naturaliste » (figurative) et l’abstraction : « Ce qui me saisit, ce n’est
pas un spectacle, une scène, une « vue » — c’est une matière de feuillage, un
tissu délicat : la substance est à la fois touffue et légère… » etc. Matière, tissu,
substance, touffu : nous sommes dans le réel, mais dégagés de toute trivialité,
accédés à des qualités, ou à une abstraction… concrète.
Mimaméta
Dislocation
Les tournures mécaniques, simples ou complexes, immédiates ou sophistiquées,
faussement naïves etc., sont un des traits sensibles des musiques
électroacoustiques. Bayle, avec beaucoup d’autres, y sacrifie, s’en délecte, y
investit sa rêverie — d’homme-machine, de Nemo des studios… Un moment
important, dans la mécanique musicale, c’est sa dislocation aujourd’hui, on l’a
dit. Très souvent, la séquence de Bayle, in fine se démonte, se détraque, ou
freine des quatre fers, pathétiquement, ou atterrit, abandonne son altière
prétention à voler :
Théâtre d’Ombres
Empreinte obligée de l’époque, de ses « angoisses », sur la musique ? — notre
modernité goûte bien plus les avaries, et la perdition des systèmes, que leur
ronron « huilé ».
Les Couleurs de la Nuit
Qu’elle soit ou non allégorique, la jouissance de dislocation, au spectacle de
quoi l’on nous convie (et qui a aussi des airs de « déconstruction » méticuleuse :
l’écriture stratifiée baylienne y prédispose) est une valeur moderne musicale.
Mais après tout Mozart (dans sa Plaisanterie) rencontrait dans des couacs les
avaries voulues du système mécanique tonal. Ici le démantèlement est plus
sévère, mais esthétiquement plus que jamais c’est un spectacle en soi, un mets
de choix, une « catastrophe » thomienne pour tous. Pailleté d’anecdotique, il
flirte lui aussi avec l’humour (et rien à voir avec l’inquiétude atonale…) :
Espaces inhabitables : Hommage à Robur
Emergence
F. Bayle : « Un flux, à l'intérieur de quoi émerge peu à peu quelque chose de
scalaire »… Ou bien une nappe qui s’évapore au profit d'une montée (d’une
éruption) de points : « La métamorphose lente d’une énergie complètement lisse,
qui devient granuleuse » Encore les jeux du continu et du discontinu… mais,
aussi, du « banal » et du « rare »… « Des moments caractéristiques qui sortent
du magma » ; les jeux de la forme précise, précieuse (« contour de vérité ») et de
l’informe. Au jardin — long processus « désengluant » — dégage
laborieusement, héroïquement, une forme de l'informe. Plutôt : une direction ; et
une issue enfin, qui a des airs d’envol après ces embarras labyrinthiques,
cauchemardesques, errants, visqueux. (Cette traversée, avant cette évasion,
Bayle la nomme translation-résistance).
Grande Polyphonie : Au jardin
Autre formulation (piercienne) de Bayle : l’émergence, ce serait aussi ce qui fait
passer d’une sensation à une identification ; on évolue vers du moins vague,
marchant vers une identité classée : classique ? tonale ? Par exemple la divine
émergence vocale du Purgatoire :
Purgatoire : Transparence
Endurance
Obstination, insistance, opiniâtreté… En général par exaspération répétitive.
Dans L’inconscient de la forme, la scie têtue de l’alouette lulu (« dérive d’un
motif obstiné » note Bayle) d’abord envoûte, puis elle assomme. Son va-et-vient
lent à travers la tessiture est un envahissement.
L'Expérience Acoustique : L’Inconscient de la forme
Ce geste, d’envahissement par va-et-vient, aller-retour (encerclement ?) est très
cher à l’auteur : une translation à laquelle il n’oppose nulle résistance. Bayle,
très tôt, impose cette posture autoritaire de l’insistance : voyante, appuyée,
assumée ; à goûter pour elle-même intrinsèquement, non pour son contenu (pour
ce qu’elle fait entendre) : derrière la musique on sent la personne, la
manifestation d’une volonté. Insolence, complaisance, défi ? Exercice
d’endurance ? Expérience acoustique ? Passion thomienne pour les états de
« stabilité structurelle » ? Ou bien volonté historique (jeunes années 70…)
d’imposer la texture, le processus, la nappe, comme bases nouvelles de l’écriture
à fibre longue de la durée ? (Contre l’objet, unité schaefférienne et maille
unique, auparavant, du tissage musical discret. Et avant les Spectraux : « Penser
le continu avant de penser le discret » écrit Tristan Murail en 1981 : on ne l’avait
pas attendu.)
Engluement par l’oreille véloce
Le fantôme de la boucle est partout, dans cette musique ; technologiquement,
c’est à cause des machines, modernes et anciennes, des studios : chacun s’en
sert, chacun en fait autant (surtout aujourd’hui). Fantasmatiquement, au GRM,
chez Bayle, il y a une subtile surdétermination : chacun se souvient de
Schaeffer, qui inventa la chose bien avant les D J, et en fit bien meilleur usage.
Le Sommeil d’Euclide
La boucle (archaïque ou moderne) a pour fonction, on l’a dit, d’empoisser la
fluidité, d’arrêter le temps et l’informe. Aujourd’hui on peut empoisser sans
boucle, en agissant à des niveaux microscopiques : des procédés auxquels Bayle
a recours, pour cailler l’impossible fluite immatérielle en formes ou en moirures
glacées. La lecture-projection — esthésique et faustienne — que le musicien fait
du phénomène est amusante : « Le caractère cinématique de ces musiques
construit une oreille de vélocité : celle-ci peut épouser les différentes vitesses,
comme une espèce de véhicule virtuel qui s’adapte à celle du phénomène
observé — et, donc, le stabilise… Tant qu’on n’a pas fait cette synchronisation,
on est dépassé par ce qui arrive : on est sans arrêt bousculé, heurté et fatigué,
etc. »
Et donc il s’agit de stabiliser pour jouir — entraîné par l’écoute de la musique
acousmatique — de la mobilité essentielle aux musiques acousmatiques…
Ainsi, pour fixer un phénomène vif, il faut savoir écouter « vite » ; mais ici plus
besoin d’écouter vite : le musicien le fait pour nous (simule l’écoute rapide que
despotiquement il désire de son auditeur-modèle : c’est plus confortable pour
nous — et tellement plus sûr). Nous « voyons » donc le phénomène véloce
coaguler sous l’écoute qui le pétrifie. La coagulation est comparée par Bayle à
ces images stroboscopiques, ou bien à ces roues de charrette, dans les westerns
de nos enfances, qui se mettent à « flotter » soudain :
Motion-Emotion
Épiphanie, « apparaître »
L’apparition par excellence, l’épiphanie-apothéose, c’est celle de Béatrice (ou de
la Vérité) au bout du Purgatoire : « Ô vivante splendeur, telle tu m’apparus,
lorsque dans la pleine lumière tu écartas ton voile… » :
Purgatoire : Transparence
Celle-ci amplifiée, embellie, par le texte et par le contexte. Normalement, un
« apparaître » (comme dit Bayle), c’est l’émergence, le surgissement,
l’avènement — de quelque figure remarquable sonore, et (au minimum)
contrastée. Pas seulement contrastée du point de vue morphologique ; parfois,
contrastée quant au contenu, au sens. Souvent quelque phénomène de
« hauteur » :
Motion-Emotion
Ainsi, ce qui apparaît propulsé ici, c’est un refrain — à structure harmonique,
mélodico-rythmique ; le mélodique est un événement, un avènement (un
« apparaître »), dans la musique électroacoustique ; l’harmonique aussi :
Motion-Emotion
Cette sorte de champignon, surgi d’un fil sonore — son flamboiement, son
embrasement harmonique-orchestral — a plus qu’une valeur de contraste
formel : sa musicalité, somptueusement « classique », a valeur sémantique, fait
un effet d’image.
Serait-ce le flux — le fameux flux des musiques électriques, électroacoustiques,
qui par sa seule nature ferait éclore des contraires contrastés ? (la discontinuité
comme événement fondamental). Certainement — mais pas seulement : Bayle
ajoute à ce trait générique, structurel, sa différentielle propre stylistique, sa
poétique, la marque de sa singularité : ça n’est pas la célèbre « aporie
continu/discontinu » (ressource très puissante favorisée par l’anomie
électroacoustique) qui seule fomente un goût aussi marqué pour l’« apparaître ».
Une thématique du surgissement, corrélée aux notions de pression, de tension, et
à la fascination de l’image, déploie presque partout sa manière, sa richesse.
Echelles et escaliers
On parle d’échelles, en « vraie » musique (échelles diatonique, chromatique,
etc.). A l’opposé de ces catégories graduées et « gradées » (= ayant des galons
historiques) se trouve le lisse, le fluide, le glissant, le nappé : domaine des
musicalités fuyantes électroniques… Donc, l’obsession binaire intellectuelle du
continu et du discret concerne aussi et éminemment la musique : ce pur concept
abstrait s’entend, très concrètement, dans de nombreuses figures. Et de tout
temps on a cherché à faire du lisse avec les notes, qui par nature donnent plutôt
lieu à des degrés qu’à des courbes plastiques. A l’autre bout de la musique tout
semble se passer comme si, l’électroacoustique offrant enfin ce lisse au
kilomètre, les musiciens soucieux de ne s’y point noyer avaient tenu à
discontinuer leurs musiques, soudain si docilement souples, dangereusement
molles… Voici des ponctuations luxueuses, brochant, griffant du flou :
L'Expérience Acoustique : Métaphore
Laissons le lisse, fonds qui manque le moins, écoutons le gradué et le grain dans
ces musiques, l’échelonné et le discontinu : le rare. Dans cette riche
phénoménologie, il y a toutes sortes de degrés ; ce ne sont pas tous degrés de
« hauteur », même si ce sont ceux-là (par esprit de contradiction ?) que nous
allons privilégier. (Schaeffer « envisage de créer des échelles qui ne soient pas
de hauteur, mais de grain, d’allure, etc. » note Michel Chion dans son Guide des
objets sonores. Il compose une Etude aux allures — mais ce petit bijou fait
chanter d’autres paramètres que la seule « allure », libère d’autres musicalités,
plus traditionnelles, que celles visées par son programme).
On a vu les arpèges, structures intermédiaires entre le lisse et le grenu, le volatil
et le cristal ; il en est de nettement articulés, perlés :
Fabulae : Nota
Il y a des dégringolades de toutes sortes ; des cascades, des éboulements. Des
glissements — gradués :
Théâtre d'Ombres
Il y a les notes dures, martelées, des Rosaces :
Vibrations Composées : Rosace 1
Des escaliers (sens figuré) plongeants, escarpés même — zigzags mélodiques
anguleux au milieu des flopées :
L'Expérience Acoustique : L'Ecriture acoustique
Il y a l’ascension palière majestueuse du Purgatoire, qui ménage des stations
dans sa spirale glissée :
Purgatoire : L’Ange de Dieu
…Et même un escalier (au sens propre) dévalé :
Tremblement de terre très doux : Paysage 3
Etc.
Estompé, lancinant, berceur, etc.
Estompé, lancinant, berceur : encore une formule baylienne « magique », sans
doute. Mais la réussite d’un objet (un fragment de musique, par exemple) peut
être interminablement analysée, on le sait. Par exemple : il y a aussi, ici, ajoutant
au brio de ce « nocturne » (fête tamisée, tango clair-obscur de fantômes…), il y
a ce brasillement d’étincelles mouchetées, ces crissements suraigus électriques,
rayant un fond de ciel ensourdiné ; il y a, rythmique veloutée, la discrète
breloque cardiaque ; il y a, enfin, l’effet de la tonalité, transfigurée d’être « en
musique concrète » : pouvoir inexhaustible de la musique tonale investissant, en
plus, dans la séduction primitive répétitive — d’une sorte de rosalie envoûtante
à la Tea for Two… Il y a, etc., etc.
Motion-Emotion
Idéalement berceur, répétitif, tonal, « planant » lui aussi en plein ciel (moins
savant, moins magique, plus pop…), le chant si doux de la Toupie qui se
souvient, à travers les Beatles, de Lucie paraît-il, notre érotique ancêtre :
Toupie dans le ciel
Facilité, hédonisme, aigre-doux
« Probablement un peu une faute de goût — que je m’autorise. Cela me plait,
d’avouer finalement ce penchant, mes vues modestes sur la musique… Une
musique de plaisir, ce qui souvent est très mal vu de certains musiciens savants,
qui pensent qu’il faut faire chiant » etc., dit Bayle parlant de tel moment, dans
Tremblement de terre très doux, qu’il qualifie d’« un peu trop simple » et de
« musique répétitive américaine »…
Tremblement de terre très doux : Climat 4
Il revient sur le thème de la musique facile, « directe, intuitive, spontanée »,
dans l’entretien avec Evelyne Gayou où il avoue des envies de jeunesse, de faire
du jazz et de la contrebasse…
L'Expérience Acoustique : It
Egalement, tel fredon, scie d’oiseau — rengaine piquante qui ponctue Rosace 5
—, a comme un caractère mélodique insolent, « facile » (auquel la musique de
Messiaen, il est vrai, nous a préparés) :
Vibrations composées : Rosace 5
Tant d’autres… sucreries acidulées, qui sont un bonheur musical, pas seulement
d’insolence, et parfaitement dosées.
Géométrie, vertige
Le couple stable/instable : un des schèmes importants de la musique de Bayle,
offrant à l’auditeur plus d’une « expérience d’instabilité ». L’étrangeté, la magie,
en sont une (la plus fondamentale) : perdre ses repères, ses modèles internes. La
chute aussi : notre sol symbolique se dérobe. Également, le vol etc. (dans
l’exemple suivant, on a le choix entre mal d’air et mal de mer…) :
Camera oscura : Rubato
Ces expériences, et d’autres, sont plus que symbolisées : simulées, mimées par
la musique. Le vertige nous saisira lorsque quelque objet stable par nature (dans
cette musique, un axe tonique, par exemple) sera secoué, ondulera, fondra : le
solide tourne au mou, le formé à l’informe… Le fameux instrument « variateur
de vitesse » est un des outils d’origine de la musique concrète : utilisé avec
franchise, il offre de jolis spectacles de déformations, d’anamorphoses :
tangages, montagnes russes et toboggans, Bayle affectionne ces figures —
enfantines, essentielles — du vertige :
Son Vitesse-Lumière : Lumière ralentie
L’objet parfois devient hyper glissant (ou simule la glissade) ; l’instabilité se fait
savonneuse, hystérique :
Camera oscura : Staccato
Une figure géométrique disposant au vertige c’est la spirale. Est-ce une
contradiction, créer du vertige avec la « rigueur » ? Par exemple au début
tournant, somnambulique, du Purgatoire. Ou pendant la première moitié du
Labyrinthe.
Camera oscura : Labyrinthe
Rigueur géométrique, mais cette fois sans vertige, de la teneur du début de
Théâtre d'Ombres : fil d’Ariane tiré au cordeau parmi de doux carambolages.
Ces deux catégories, rigueur, folie, s’étayent et se combattent, se compensent et
se complètent.
Théâtre d’Ombres
Hauteur altesse
Il y a des « hauteurs » chez Bayle… plus que chez d’autres (musiciens
concrets) ; la hauteur, cette altesse, ce caractère « prédominant » du son, Bayle
se refuse dans la musique nouvelle à ne pas en jouer (mélodiquement,
harmoniquement) ; même si elle est surhonorée — presque partout, et
certainement depuis toujours — dans la musique « ancienne ». Mais Bayle aime
ce qui chante, ce qui « lui chante » (dit-il) ; ses complaisances, ses flirts, avec
l’exquise tonalité elle-même, ne nuisent pas à l’exploitation des autres
« caractères du son » — pour parler le langage rigoureux schaefférien ; et même,
comme elle est malgré tout portion congrue dans ces contrées (de la musique
concrète), la belle hauteur y prend des airs délicieux d’exception : rafraîchie
comme un soleil baudelairien, son retour a la saveur double et contrastée de la
nostalgie et d’une nouvelle jeunesse.
Déjà plus que « coloration gratuite » un peu partout, et ressort d’invention, elle
prend quelquefois un rôle même classiquement fonctionnel : dans la « pliure »
(charnière-transposition — qui fait aussi un effet d’éclosion relevant de la
thématique de l’apparaître) de ce mouvement de Jeîta (par exemple)… quand
« elle » découpe, comme une césure dans la nappe lisse et tintinnabulante, deux
hémistiches : ce pli tonal candide fait tout le sens de ce petit morceau, et sa
saveur craquante minimaliste :
Jeîta : Murmure des eaux 3
Impondérable
Autant qu’un état, qu’une matière intrinsèque, la légèreté est un rapport. Bayle
volontiers se sert de la commutation, subite, impondérable comme une explosion
de bulle, pour créer ses effets : c’est l’une de ses magies.
Son Vitesse-Lumière : Voyage au centre de la tête
L’écriture stratifiée, souvent, les autorise. Procédé d’écriture : une couche —
plusieurs — tombe(nt) d’un seul coup de l’« épaisseur », laquelle est une opacité
mais stratifiée, construite, comme un millefeuille (faite de mille feuilles
diaphanes) qu’on peut donc déconstruire (déguster).
Toupie dans le ciel
Indécis, glissant, flou…
La Sequenza (Camera oscura) est présentée par Bayle comme musique d’un
caractère indécis, incertain et diffus… Ces qualités, et d’autres, qui peut-être
désignent, surtout, la nature des « immatériaux » (sans bord, glissants,
insaisissables, autant perceptivement que descriptivement, et aussi
conceptuellement) que sont les sons de la musique électroacoustique, et surtout
ceux bayliens (l’organisation structurelle n’étant peut-être, elle au contraire, pas
si « compliquée » que cela ni si fuyante), ces qualités sont en tout cas le tuf, le
milieu même, l’éther congénital de cette musique, ce dont essentiellement elle
« sort », et extrait même sa netteté, sa dureté, sa frappe, qui sont ses autres
caractères sensibles cardinaux.
Camera oscura : Sequenza
Des notes de Bayle — listes de mots — au sujet de Camera oscura, qui n’est
pas sa musique la plus floue, tant s’en faut, s’en vont brodant sur le thème de
« l’obscur » : « Obscur : confus, touffu, diffus ; embrouillé, entortillé,
emberlificoté ; enchevêtré ; ténébreux, opaque ; nuage, mystère, confusion ;
nébuleux, brumeux, fumeux ; voilé ; ombré ; sibyllin, secret, vague ». Ailleurs il
définit les flux : « Ce qui n’a vraiment pas de forme », les donne comme la
matière première de la musique électroacoustique. (On pense à Francis Ponge
disant du mollusque qu’il est à peine un être, plutôt une qualité.) Il pose le flou,
l’indécis, le tremblé comme une valeur en soi — à part entière — comme ferait
un Impressionniste : « Perception savonneuse, j’aime bien cette expression ;
douter n’est pas fautif : la perception des phénomènes glissants crée un doute, ce
doute a une espèce de contenu : il faut prendre ce doute comme une valeur ; il y
a des faits qui sont clairs, et d’autres qui sont indistincts… »
Camera oscura : Sequenza
Complexité du matériau, limpidité de la musique, contrastes perpétuels net/flou
— telles sont certaines des clefs de l’œuvre en son substrat, en-deça de sa zone
stratosphérique formelle, assurée elle par l’écriture minutieuse, supérieure
baylienne.
Intériorisation, involution
Appuyons cette perception (hypothétique ?) d’un geste à la fois fréquent et
secret de la musique de Bayle et qu’on pourrait nommer : involution,
intériorisation — avec une phrase de lui ; par exemple celle-ci : « Nous avons
en nous une harpe de sons silencieux, que les sonorités extérieures viennent
toucher comme si elles étaient des doigts : seuls les sons silencieux nous font
musique, lorsque les « doigts » (les sons extérieurs) sont habiles… »
Son Vitesse-Lumière : Voyage au centre de la tête
Cette option d’intériorité (sûrement « idéaliste »…) répond au célèbre credo
bachelardien, dont voici une expression parmi tant (cette phrase est citée par le
musicien) : « Toute image est une opération de l’esprit humain : elle a un
principe spirituel interne alors même qu’on la croit un simple reflet du monde
extérieur ».
Involution (d’après Robert) : « En botanique, enroulement du dehors vers le
dedans ; passage de l’hétérogène à l’homogène ». Passage du solide au fluide ?
Du divers à l’un ? Du visible à l’acousmatique ?
La régression vers l’intérieur, la « profondeur », sera symbolisée (ou, mieux :
mimée — et pourquoi pas réalisée ?) par différents moyens, dans cette musique.
Quelquefois ce sera l’involution pli selon pli, cloison après cloison, jusqu’à
disparition de toute cloison, pour finir dans l’immatérialité — sans bords —
d’un dedans essentiel. Sortilèges intériorisants des passes magiques suivantes,
qui nous font tomber dans des chambres toujours plus intimes, plus sombres :
Purgatoire : Extase
D’autres fois, au contraire apparemment, nous aurons l’artifice d’un apparaître,
d’une épiphanie (un plein et non un creux, mais chargé d’une valeur
semblable) : ici cette progression vers un « cristal » tonique, qui filtre
imperceptiblement comme une lumière derrière l’opacité, les scories
granuleuses ; du bruit s’imprègne de « hauteur » comme un brouillard
s’imprègne de lumière :
Purgatoire : Béatrice
Ce geste de décantation, apparition ou résorption, est évidemment un parcours :
avec étapes, ou en mode continu. Sur le mode continu (quoique strié) nous
avons certainement le Labyrinthe, avec son centre de lumière — quelque peu
déceptif (trésor tamisé, trop enfoui) :
Camera oscura : Labyrinthe
Et tout le Purgatoire — choix significatif de ce volet de Dante, au sein de sa
Divine Comédie — est bien sûr un parcours initiatique, lustral, etc., strié
d’étapes (« E cantero di quel secondo regno/Dove l’umano spirito si purga/E di
salire al ciel diventa degno »).
Jeu des strates et de l’un
La musique de Bayle est plutôt stratifiée ; bien sûr, elle est fabriquée par
« mixage », comme les autres, mais (le thème insistant « polyphonique »
l’indique assez) un parti est chez lui tiré du procédé, de son exploitation
intensive, rigoureuse, qui travaille à la spécificité du genre acousmatique. Un
parti esthétiquement fort : allant dans le sens des clivages et de la lisibilité, et
aussi des apparitions, chaque fois que « quelque chose » s’ouvre (dissolution
d’un panneau qui se pulvérise ou tombe) sur un arrière-monde et le révélant,
comme une éclosion. Et donc une « pensée du stratifié » exploite — souscatégories de la discontinuité — la coupure, le hiatus, les bords, les enveloppes ;
les marges, les incrustations, les obstacles et les cadres ; les délitements, les
commutations : « verticalement » et « horizontalement ».
L'Expérience Acoustique : Transparence du Purgatoire
Ce thème s’oppose bien sûr à celui de continuité (celle où nous nous perdons,
que Francis Ponge constate que nous fuyons — préférant à la mer la saveur des
bords de la mer, par exemple : « L’homme (…) se précipite aux bords ou à
l’intersection des grandes choses pour les définir. Car la raison au sein de
l’uniforme dangereusement ballotte… »). Non que la « rêverie de l’homogène »
(et celle, voisine, de la « plasticité ») ne soit une pente, et dangereuse, et
essentielle, de Bayle. On sait dans sa musique la fascination pour les flux, les
nappes, l’accueil infini de la profondeur (mais cette dernière se donne souvent
par effeuillage, et plan par plan), et pour la transparence, l’immatérialité, autre
sirène. Le thème d’une musique immobile, hypnotique, scintillante, nous
plongeant dans un espace simple (apparemment) et totalement sans bord (« La
platitude est une perfection » dit encore Ponge), cette rêverie quasi mystique de
l’un « s’oppose » évidemment au thème du nombre, du pluriel stratifié, et
l’épouse.
L'Expérience Acoustique : Transparence du Purgatoire
La jonction mot/musique
Elle est discrète ; il s’agit d’éviter les redondances, surtout que la musique
concrète peut amener directement la chose (produire le « référent »). Ici,
l’illustration du texte est fugitive et élégante — c’est un discret madrigalisme :
le mot « tremblotement » désigne à la fois l’épiderme de la mer et la granulation
de la musique, imitant la mer :
Purgatoire : L’Ange de Dieu
De même, ce tournoiement ascensionnel qui se déploie sur un si long temps
spiralé : est-il seulement réel ? n’est-il pas aux trois-quarts rêvé ? Dans le texte
le sens qui serait la légende (l’inspiration) de ce long geste musical n’émerge
que furtivement (« …Les âmes de ceux qui sont morts repentis circulent d’un
pas très lent autour de la montagne… ») ; dans la musique il est presque un
mirage :
Purgatoire : L’Ange de Dieu
L’évocation de « l’orgue », soutenue par l’épiphanie d’une hauteur, d’une note
vibrante, qui n’a rien du timbre de l’orgue et qui pourtant le signifie — est
amusante et savoureuse comme une méprise métonymique, et presque une
antiphrase :
Purgatoire : La Porte ou Deuxième Ange
L’« épreuve des flammes », le « souffle » du volcan ainsi que le brasier, donnent
lieu par contre à des images sonores plus ostensiblement imitatives,
métaphoriques (c’est bien « la chose », que l’on entend, transfigurée) :
Purgatoire : Epreuve des flammes
Lisse
« On sait que le lisse est toujours un attribut de la perfection, parce que son
contraire trahit une opération technique et tout humaine d’ajustement : la
tunique du Christ était sans couture, comme les aéronefs de la science-fiction
sont d’un métal sans relais » s’amusait Roland Barthes à propos de « La
nouvelle Citroën » (la DS) dans Mythologies… Science-fiction, surnature,
perfection… réalité non-ordinaire : le lisse est en effet un attribut sensible du
« magique », du magique musical selon Bayle.
Tremblement de terre très doux : Climat 1
On sait aussi que ce champion de l’« écriture », lorsqu’il donne l’illusion du
lisse, aimerait que son auditeur sache que c’est une illusion, et qu’il admire le
travail de « couture » (le point) d’être invisible… De même il a souci que
« l’humain » (et la « main » : indices d’exécution, de la facture humaine et
musicienne) reste sensible sous les phénomènes acousmatiques, et surtout s’ils
sont stupéfiants (pour « rassurer », repérer l’auditeur, prétend le musicien). C’est
le thème de l’hyperprésence (qui vibre dans la sous-jacence de cette musique) :
« Manifester sa présence par le geste » est un trait distinctif du style de Bayle,
pour le compositeur Rodolfo Caesar. Enfin plusieurs astronefs musicaux
(semblables aux DS barthésiennes…) naviguent obscurément dans cette
musique :
Son Vitesse-Lumière : Grandeur nature
Du lisse au plastique, il n’y a qu’un pas. Roland Barthes, encore : « Plus qu’une
substance, le plastique est l’idée même de sa transformation infinie ; il est,
comme son nom (…) l’indique, l’ubiquité rendue visible ; et c’est d’ailleurs en
cela qu’il est une matière miraculeuse : le miracle est toujours une conversion
brusque de la nature. Le plastique reste tout imprégné de cet étonnement : il est
moins objet que trace d’un mouvement. » Et, en effet, le mouvement, les forces
dynamiques à la place des formes statiques, et l’élégant jeu des métamorphoses,
c’est tout Bayle. Et sa substance électronique (à l’origine empruntée aux
synthétiseurs) est essentiellement plastique, fuyante : elle est choisie pour
fournir des objets continus, modelables, sans bords nets temporels ni spatiaux, à
topologie vague, au lieu des assemblages « ajustés » morceau par morceau de la
musique concrète… Objets sans forme donc à l’occasion, de type nuage, des
objets vraiment sans contours, « sans couture » : et, même, plus que plastiques,
vaporisés — par fluidification et pulvérisation des enveloppes.
Revenons au plastique. F. Bayle, disant un mot de son vêcu (« sensorimoteur »…) en face de ces insaisissables entités, qui ont leur mot à dire, sont
moins des outils que des partenaires : « Ce son est un peu comme l’alu, le verre,
substances artificielles et naturelles : on peut le profiler ou le bomber… cela
ressortit au concept de sculpture : la manière de former dépend de la plasticité,
de la ductilité du matériau ; de son élasticité, de sa résistance… ».
Jeîta : Rêverie de la résonance
Un travail en pleine pâte, en pleine plasticité. Même s’il n’est pas question de
réaliser musicalement un lisse parfait (pour des raisons d’ennui, d’infini et de
platitude…), par contre Bayle peut restituer ce que Barthes appelle
extatiquement : une « image délicieuse de l’homogène ».
L'Expérience Acoustique : Transparence du Purgatoire
Magie et écriture
A quinze ans, Bayle découvre les Jeux d’eau, de Ravel ; il écoute l’œuvre des
centaines de fois ; ce qui le frappe dans cette musique : « La fluidité bien sûr ; le
fait qu’il n’y avait plus de notes : effacées au profit d’une certaine magie ». La
magie, ce serait donc la fluidité d’abord. Mais c’est plus compliqué : il y a
mieux que cette fluidité essentielle, première, c’est celle gagnée sur son
contraire ; la fluidité, mais comme résultat d’une fusion — fusion d’une certaine
« granulation », par exemple, qui est le point dont elle est faite et qu’il ne faut
pas oublier, même s’il est peu perçu.
Son Vitesse-Lumière : Le Sommeil d'Euclide
A la même époque, Bayle transcrit des partitions : « C’était pour voir comment
c’était écrit. Le nombre de notes qu’il faut. Le nombre d’intentions que ça
indique. » Chaque note, chaque unité, aspérité, est donc une intention, et
pourtant toutes se fondent, à la fin, dans le lisse. La qualité secrète du lisse c’est
donc qu’il ne l’est pas mais qu’il est l’allié de son antithèse (c’est une qualité
quantifiable) ; l’idéal c’est qu’il soit tramé, secrètement investi d’un savoir-faire
humain.
Ce savoir-faire (thème de l’humain, de la main, du « fait-main »), Bayle tantôt le
cache, tantôt le montre. Tantôt il éblouit (blouse) l’auditeur en feignant un réel
pouvoir magique (on se demande : « Mais comment diable est-ce fait ? »), tantôt
il impose le respect en révélant ses tours, son métier secret de prestidigitateur.
(Ce qu’il appelle : « Retourner le tapis, pour faire voir » — admirer —
« comment c’est cousu ».) Dans nombre de ses disques, il indique, sous la forme
de repères minutés, ce grain du lisse, ces discontinuités secrètes de la texture :
l’invisibilité miraculeuse, alors, il la dénonce, préfère montrer ses articulations
« humaines ».
Ce couple lisse/articulé (ou bien lisse/granuleux, grumeleux, ou strié comme dit
Boulez), on le retrouve à différentes échelles : depuis l’échelle microscopique,
où c’est le grain qui est fondu (fluidité genre Jeux d’eau), jusqu’aux arches de
la grande forme, enjambant l’auditeur — devenu minuscule témoin d’un élan
fluide et gigantesque.
Son Vitesse-Lumière : Grandeur Nature
Bayle, donc, est celui qui écrit la fluidité, tisse le ruban acousmatique. Mais la
magie, c’est aussi autre chose : ce sont toutes les logiques déconcertantes, « nonordinaires », à quoi font accéder les techniques du studio ; et par exemple, la
pratique du son à l’envers — miracle emblématique, impossible à banaliser,
auquel on ne peut s’habituer, selon l’auteur, et dont lui en tout cas tire quelques
effets médusants…
Tremblement de terre très doux : Transit 1
…ou ordinaires — à tout le moins relevant du merveilleux ordinaire
acousmatique —, par exemple avec cette enveloppe normale-étrange :
L'Expérience Acoustique : Uirapuru
Mélodie accompagnée
L’oiseau Zen organise une attente très dilatoire, sophistiquée, du personnage
« Uirapuru » (c’est lui, l’oiseau Zen). Enfin survient son irruption (si l’on peut
dire), très attendue. Elle restera une irruption, c’est-à-dire : quelque chose de
statique, de giclé, pendant que l’« accompagnement » — horizontal —, lui,
changera… le solo mélodique restant fixe (faisant semblant).
Trois rêves d'oiseau : L'Oiseau Zen
C’est un peu comme une « mélodie accompagnée », une gymnopédie de Satie :
très simple. La musique dite électroacoustique en général module encore moins
ses molles trames (accompagnantes) que ne varie la traditionnelle mélodie
accompagnée ses sages accords. Ici, au contraire, la musique (son intérêt) repose
sur l’accompagnement : plans substitués, éclats, replis, décors changeants…
C’est un écrin sophistiqué, une scène, un arrière-plan faussement subalterne,
pour l’oiseau mélodique vedette. Bayle, pour ce type de séquence, fournit le
couple — mieux que « figure sur fond » — Paysage/Personnage. Ecoutons se
camper, vestibule somptueux, le paysage :
Trois rêves d'oiseau : L'Oiseau Zen
Même jeu pour Rosace 3, où l’accompagnement déploie un faste minutieux pour
« encore moins » : un sifflement — bimbo de pacotille qui se prélasse
royalement dans un gel, archangélique, dans la torpeur giclée d’une lumière
jaculatoire :
Vibrations composées : Rosace 3
Mêmeté, altérité, jeu, séquence
Une forme se déforme sans perdre sa « mêmeté », son identité, sa cohérence.
(Autrefois, l’opération était souvent réalisée grâce au « variateur de vitesse »).
Un « même » (objet), qui pourtant change d’aspect : tout simplement, il est
souple, plastique… La forme se déforme et s’étire, sans se perdre ; le solide va
se fluidifier, comme une montre dalinienne. C’est un objet joué :
Jeîta : Murmure des eaux 2
Cette forme, elle offre donc une métamorphose (anamorphose) ; mais qui
cependant ne s’aventurera pas jusqu’à muter, jusqu’à la discontinuité d’une
« catastrophe » (d’une cassure) ; ne dépassera pas certaines limites. Ce faisant,
la forme, d’objet, devient en s’essorant un processus, et ce processus une
séquence. C’est l’une des bases de l’élastique musique électroacoustique ; un
procédé, encore rudimentaire, peut-être régressif, de prolifération : le jeu, sinon
déjà la variation. Cette séquence-ci se modèlera sur le tiré-poussé, l’inspiréexpiré, le va et vient, le halètement (toute une collection d’archétypes —
archaïques) :
L’infini du bruit
Ici, un autre processus, un autre jeu — « objeu » — l’accumulationgrossissement : un effet boule de neige qui ne change pas, non plus, l’identité de
l’objet transformé :
Tremblement de terre très doux : Transit 2
Micromécanique
Le mécanique, quelquefois « exhibé » (comme on a vu ailleurs), crée des effets
magiques si, au contraire, il est caché : car les machines modernes œuvrent
souvent dans l’infiniment bref : nos sensations aujourd’hui sont dupées par le
microscopique : c’est souvent « sous les seuils » (de perception), à notre insu,
que la virtuosité des musiciens s’exerce. La cause de tel effet de « coagulation »
n’est pas d’une échelle repérable :
Motion-Emotion
Pour un effet voisin, la facture plus ancienne, dans l’exemple suivant, est plus
artisanale. Bayle élucide ainsi les rugueux entrelacs de ce fragment : « Deux
séquences superposées de la même chose : cela se synchronise, se
désynchronise, se resynchronise… un travail sur la différence de phases » :
Grande Polyphonie : Appel
De même pour cet exemple, où « calque contre calque, l’effet de transparence
fera surgir des formes interstitielles » :
Grande Polyphonie : Aux notes répétées
Le corrélat de ce travail microscopique (son gain) c’est la continuité : c’est à ce
niveau qu’on écrit le lisse, un des caractères dominant de cette musique.
Évidemment, profite de cette écriture atomique, moléculaire, tout ce qui est
travail du flou, de la fugacité, de l’éphémère, du nuageux, du camaïeu.
Ingrédient dialectique : le net, ou même quelquefois le rugueux, le craquant, le
« nature » ; car l’autre élément (contrastant) de l’écriture des flux, c’est
l’incrustation de fragments, la franche installation de jalons, de repères — cette
fois macroscopiques. Dans cet extrait de L’infini du bruit on greffe dans la
vitesse moirée moderne des impacts lourds, des fracas, des grappes tamisées
métalliques :
@114L’infini du bruit&
Narratif
Dans Hommage à Robur, ou dans certains mouvements de Jeîta, etc., il semble
qu’une histoire soit, non pas racontée mais (disons) « se déroule » — quelque
part. Nous en percevons des indices :
Jeîta : « Eau-forte »
Les indices on le sait imprègnent la musique concrète acousmatique. Bayle aime
utiliser ce qu’il appelle des sons « furtifs » : discrets autant qu’évocateurs, peutêtre archétypiques (car archaïques en nous), mais dont l’impureté essentielle
fond, ou se résorbe, dans le musical.
Un cas particulier de ce figuralisme saupoudré, en suspension dans les sons
sémantiquement vitaminés de la musique concrète : c’est quand le risque est pris
d’une suite narrative.
Mais si écoutant le fragment suivant l’on se représentait (subliminalement) une
sorte de scène de cinéma (poursuite échevelée… crissements de pneus…
virages…), elle serait dans la tête, à peine dans la musique : ses éléments,
pourtant évocateurs, sont « avalés » par elle ; comme une scène dramatique à
l’opéra, cristallisée dans la musique disparaît quasiment comme drame mais la
fait flamber en la magnifiant (ou bien : comme l’image de la fuite
paraît/disparaît dans la fugue… ou celle de la tarentule dans la tarentelle, etc.) :
Jeîta : Oracle
Objets-séquences
Bayle présente Rosace 5 comme une séquence : « Une distribution de l’énergie
sur un laps de temps assez long, qui semble proposer une série d’objets, qui en
fait n’est qu’un seul et unique objet… »
Vibrations composées : Rosace 5
Ce « en fait », bien sûr, est un décret : sachez que le divers que vous entendez
n’est en fait (le fait de ma fabrication, de mon désir d’entendre) que le fruit d’un
seul geste, que le contenu d’un seul coup d’oreille. (Sous-entendu : et il vous
faut l’entendre ainsi). Ici « il s’agit donc d’un glissando accompagné d’un
martèlement qui tourne… Ceci est un objet unique, bien que manifesté sous la
forme de ce réseau… » Un objet pluriel donc, voulu pluriel, réalisé directement
myriade (un « chapelet de sons itératifs » etc.) :
Vibrations composées : Rosace 5
Autre type de pluralité : ces objets au croisement de plusieurs paramètres, que
« la main », c’est-à-dire l’oreille, va contrôler, et dont on peut donner plusieurs
variantes en changeant des réglages (modifiant la vitesse, etc.) ; tous rejetons
procédant de la même logique, sous-jacente et focale, tous différents mais issus
de la même famille. Ainsi « Les préludes de Camera oscura sont écrits à partir
de deux instruments électroniques (…) permettant une large flexibilité : allant
du ponctuel à l’entretien ; continu-granuleux pour l’un, pour l’autre assurant le
traitement d’une masse fluctuante ».
Camera oscura : Ripieno
Ce sont là les prouesses de nos machines modernes, dont elles offrent aux
compositeurs les fruits — protéiformes ; autrefois les synthétiseurs, aujourd’hui
les ordinateurs. Non seulement donc une profusion de formes, mais aussi et pour
eux (pour les compositeurs) la clé (secrète) de cette diversité. Dans son propos,
excipant du point de vue fabrication Bayle décrète la bonne perception ; veut
que celle-ci (la perception moderne) prenne dans un même filet, comme le font
les compositeurs aidés de leurs machines, toute une diversité.
Perpétuel automate
Cette musique on l’a dit (électroacoustique) joue avec la réalité du mécanique
(sur quoi elle table beaucoup pour son invention). Dans l’exemple qui vient, le
geste archétypique de « va-et-vient » peut être décodé comme tel
(archétypique) : il est fréquent dans la musique de Bayle. Il est aussi la
manifestation de l’instance mécanique, entendue comme dispositif tournant :
une manière de boucle, dont l’amplitude va s’amplifiant… C’est une image de la
vie limitée, bornée, touchante, de nos amies les machines simples… Et l’effet
d’une « tendresse » d’auteur, comme celle de Pierre Schaeffer pour les sillons
fermés. (« J’entends battre son cœur » disait Ravel, de son pinson automate
mécanique.)
Jeîta : Murmure des dentelles d’eau
Bayle présente ce morceau : « Caractère circulaire de cette « machine », qui
réalise une sorte de mouvement perpétuel. C’est l’idée de cycle, qui se referme,
d’énergie conservée : elle peut tourner indéfiniment, elle est immanente. L’idée
était de faire une sorte de « chambre » où ce dispositif marche à perpétuité. » (Et
son modèle est sans doute le mouvement éternel des gouttelettes, dans la grotte,
horloge d’eau.)
Jeîta : Rêverie de la multiplication
C’est aussi une option minimaliste : un peu comme les « marches
harmoniques », les « rosalies » etc. sont un cadeau de notre cher système tonal
(qu’on laisse tourner tout seul — et qui s’en sort : le système tonal est une
mécanique comme une autre), de même le musicien électroacoustique aura
plaisir à recueillir (la vogue du ready made aidant) l’inventivité « naturelle » de
son studio. Dans l’exemple suivant, loin du studio, nous sommes très près du
geste humain, tant la machine à mouvement perpétuel est simple (on imagine :
une poulie — résonant au-dessus d’un puits) :
Son Vitesse-Lumière : Paysage, personnage, nuage
A propos de mouvement perpétuel, de giration : le geste naturel de tournoiement
se retrouve très souvent dans cette musique — parfois cru et mystérieusement
figuratif :
La Main vide : La Fleur future
Prégnance timbrique
Ce timbre métallique, éraillé, qui semble (pour l’oreille) un tact acidulé comme
celui d’une pile électrique (sur la langue)…
L'Expérience Acoustique
…est d’une prégnance baylienne très personnelle : afin d’impressionner la
perception on force un peu le ton — on en « relève le goût » — par une acidité
(cf. saturation des guitares électriques) ; et cette manière de faire rejoint le souci
de l’« écoutabilité », sans doute : par quoi l’on s’efforce de racheter
(surcompenser) la situation de la musique acousmatique, en tant que cette
situation, privant du voir, est peut-être un désagrément, un handicap. C’est, au
plan du timbre, un équivalent du souci de la « carrure », etc., au plan
morphologique. A propos de ce type de timbre, l’auteur parle de « son
parasité » : « Manière pointue, dit-il, d’un son d’être agaçant ». Il aime ainsi,
aussi, les crépitements, les grésillements. A propos de la Toccata : « J’ai
sélectionné dans les prises de sons des moments où la balle retombe sur des
corps craquants ». Eclaboussements de même couleur que le flux vif-argent,
électronique :
Camera oscura : Toccata
Le piano préparé aussi (celui des Rosaces, par exemple), affûte le timbre du
piano classique : « Un événement connu, mais dont le caractère accidenté est
comme une valeur ajoutée : cela agace l’oreille, crée une prégnance. Ce goût fait
partie de mon background africain… J’aime beaucoup les sonorités de l’art
nègre sonore : zanzi, sons trébuchants ; sonorités qui ont pour but d’augmenter
leur puissance de signal ». Ici la voix sucrée — du reste aigrelette d’impuberté
— est vite attaquée de sonorités contraires, grésillantes :
Purgatoire : Danse des chiffres
Profondeur et vérité
« Sons de surface et sons de profondeur : la mise ensemble de ces deux natures
nous fournit du relief. Tout ce mouvement est une espèce de grande sonorité en
plusieurs couches : plusieurs plans coulissants qui donnent une impression de
profondeur… » Et, aussi, de vertige. Son modèle en serait le vertige en bateau,
plongeant les yeux dans les eaux glauques… qui semblent un autre ciel, dit
Bayle.
Tremblement de terre très doux : Climat 3
Le glauque — cette variante noble du gélatineux, du gluant, du visqueux — est
une expression conjuguée de matière et de vide ; en lui (et là peut-être est le
vertige) l’opacité rêvée le dispute à la transparence, le plein substanciel à
l’immatériel, le diaphane à l’opaque.
A côté du vertige induit, et de l’ambiguïté matière-éther, ce souci d’un « relief »
spécial est d’abord un souci spatial. On sait qu’idéalement (que pratiquement,
plutôt) le premier temps d’écriture de l’espace, dans l’œuvre, se parachèvera lors
du concert par une projection « grandeur nature » : son déploiement, pleinement
orchestral, avec l’acousmonium. Rien de superflu dans ce luxe : l’espace, la
profondeur et le relief (ce poids de l’impalpable) sont pour Bayle avant tout des
attributs de vérité — donc vitaux. Au moins, que cette musique sans instruments
ait cette vérité-là matérielle : celle d’un corps — certes invisible mais réel, corps
quasi glorieux d’impalpabilité volumétrique.
Son Vitesse-Lumière : Grandeur nature
Un corps « crédible » : sa crédibilité est fonction du talent à disposer des
simulacres : « Ce sont des simulacres nécessaires… La question de la
vraisemblance est un critère très important, pour nous qui travaillons dans
l’illusion. Il faut simuler un objet absent. Et ainsi je rajoute, lors de la finition,
des couches sonores absolument imperceptibles : elles apportent de l’air entre
les sons : apport de profondeur, de vraisemblance… » « Volume, critère de
vérité : le son est situé en vraie grandeur. Plus que d’illusionnisme, c’est un
problème de vérité… »
Son Vitesse-Lumière : Grandeur nature
Rétention
Le thème dynamique est de tous le plus plastique ; la fluidité de l’« énergie »
(des espèces dynamiques) peut se comparer au système primaire freudien : car
l’énergie est tout, peut tout, se transformer en tout : une chose et son contraire…
Et par exemple telles figures de happement, d’engouffrement, d’engloutissement
— se retournent en surgissement, en giclement… Elle peut aussi se soumettre à
des projets fins, différenciés — très système secondaire — vers la délicatesse ou
la géométrie.
Examinons la rétention (toute simple) de l’énergie. Dans le fragment suivant
l’on sent une discipline : il y a comme un minutieux contrôle de la rythmique
(un peu à la Messiaen des « valeurs ajoutées »), quelque chose de strict et
d’exact, de « savant », qui suggère la régulation, la retenue (d’autant que le
passage est précédé d’une explosion) :
L'Expérience Acoustique : Intervalles bleus
De même — juste avant, dans le même morceau — la pression d’une énergie
brute s’étant défoulée et décompressée, reprise en main (« énergie libre/énergie
liée »…) elle est alors régulée et disciplinée ; des restes de violence en rauques
bouffées s’échappent encore, mais tout le reste est converti en strates chorales de
minces hauteurs, comme soigneusement chantées « les mains au dos » ; cette
disposition induit l’idée d’une retenue sage, sophistiquée :
L'Expérience Acoustique : Intervalles bleus
C’est, maintenant, de l’économie mélodique. Il faut faire durer ; réfréner la
chanson ; bouger mélodiquement le moins possible… On retient donc un
déploiement, un envol naturel. On en trompe le désir par le substitut de quelques
giclées, quelques interruptions autoritaires, de suaves ondulations et des
modulations timbriques : art de négocier, d’occuper le temps, par des erzats.
Cette retenue du mélodique (toute une érotique) fait que le plus petit
changement de hauteur, lorsqu’il survient, prend une valeur extrême (fait un
effet quasiment modulant) :
Vibrations composées : Rosace 3
Il y a ces effets de captures d’une énergie trop fluide et qui quelques instants se
voit durcie, en une figure éphémèrement cristallisée. Telle stase en rond où
périodiquement, s’épanche un peu d’énergie superflue :
Son Vitesse-Lumière : Le Sommeil d'Euclide
Ou stase rythmique, le rythme un moment jugulant par un festonnement un
contexte indocile, sauvage :
Son Vitesse-Lumière : Le Sommeil d'Euclide
Ou ce micro-bouclage, confisquant une immensité, une épaisseur, dans un petit
cristal tétanisé :
Son Vitesse-Lumière : Grandeur nature
Rétention/Détente
En termes dynamiques, un contraire de la rétention c'est la détente, ou
l’expulsion. Une manière classique, pour cette musique, de lancer, propulser,
d' « expulser » comme un projectile une œuvre qui commence, ce sera l’incipit
mécanique : conformément à une idée qu’auditeurs nous avons de la
« mécanicité » supposée de ces musiques, nous sommes reçus immédiatement
dans l’antre du navire, dans la salle des machines d’un Nautilus :
Son Vitesse-Lumière : Voyage au centre de la tête
On peut penser que ce qui induit en nous l’idée d’énergie (« puissante,
puissante », ainsi que le rythmait sur des bogies un personnage la Symphonie de
Schaeffer), autant que la rythmique première, c’est, ici, l’hallucination, l’image
rêvée-réelle de vraies machines.
Cette machine simple-ci, par contre — une sorte d’objet-catapulte — va relancer
d’un coup un flux qui s’était arrêté, dans un pli duquel elle s’est incrustée :
L'Expérience Acoustique : Substance du signe
Ce bijou mécanique n’a plus rien d’un moteur ou d’une usine qui tourne ; il est
fait (à base de son à l’envers) pour envoyer des projectiles, c’est un secret de
balistique baylienne. Cet autre, articulé tout aussi savamment, est un engin à la
fois simple et sophistiqué redoutable :
Purgatoire : L’Ange-Feu
Autre genre d’élan, de lancer : ce trépignement ferrailleux préliminaire va finir
par projeter son refrain en l’air (de même nature que lui par la matière, mais
devenu soudain « tonique », chantant, ailé) :
Motion-Emotion
Rythmique
Le souci rythmique est évident dans cette musique, peut-être aidé de la
conjugaison stratifiée/mécanique qui la fomente : mixage de chaînes absolument
indépendantes rendue possible. C’est dire qu’elle est, souvent, polyrythmique :
tel chevauchement, tranquillement déboîté, seules d’impavides machines nous
l’autorisent :
L'Expérience Acoustique : Substance du Signe
On a dit que ces jeux du mécanique, se résorbant à une échelle microscopique,
nous avions, « sous les seuils de perception », des effets déphasage, et autres,
infrarythmiques — essentiellement électroacoustiques. (Ce même déphasage
qu’un Steve Reich maintient lui savamment sur le bord de la conscience
attentive.) Dans l’extraordinaire Langue inconnue, les deux échelles (perceptible
et imperceptible) fusionnent : un stable ostinato carré est travaillé d’instabilité
invisible perpétuelle : contesté par une essence insaisissable et contraire, son
swing s’en trouve mystérieusement dopé :
L’Expérience Acoustique : La Langue inconnue
Rythmique en un sens plus courant, au contraire, sera l’action « facile et
entraînante » de quelques saillies pop ou jazz, qui quelquefois surgissent chez un
Bayle pince-sans-rire encanaillé :
Grande Polyphonie : Figures doubles
Saturation
Une sorte de trop plein, de bousculade, de saturation (le too much si moderne),
qui procède à la fois de l'hétérologie des sources et du serré formel, lequel
contredit cette effervescence quoique l'exaspérant en la bridant… Bridé et
débridé résultent en effet-panique :
Purgatoire : L’Ange-Feu
…Le « presque chaotique » dont à propos de Bayle parle Rodolfo Caesar.
Souvent, l’entité excessive est « soudée », rendue plausible, par ses airs de
machine réelle (compliquée, brimbalante, avec moteur…) — et l’on se dit que
c’est aussi grâce au recours mental à cette référence anecdotique, réputée extra
musicale (une « forme connue », dit Bayle), que la cohérence est sauvée, et que
tel désordre hérissé devient splendide et amical (comme une toute petite
ressemblance, un détail dans un coin, figuratif, peut organiser un tableau
abstrait, parfois à notre insu, plus efficacement que sa structure) :
Purgatoire : L’Ange-Feu
Un cas d’écriture stratifiée (« polyphonique ») est celui de la tresse de sons
(mixage de chaînes) : surtout, c’est une manière de saturer avec un procédé
géométrique : c’est de façon réglée que l’on tend vers la réplétion. La flexibilité
des fils sonores entraîne un résultat fouillé mais non confus. S’amincissant fibre
par fibre, la tresse peu à peu s’effiloche…
Purgatoire : L’Ange de Dieu
Plus serrée, plus soignée que la tresse, la frise — coagulée autour d’une note
« tonique » — est une instance coulante et plutôt lisse, même si celle que nous
allons écouter crépite et pétille de partout, lançant fusées, maint accident,
picotement adjacent… (C’est une expression raffinée de l’instance basique
continuum : une trame évoluée) :
Théâtre d’Ombres
Sonorités opposées
« Aux sonorités opposées » : référence debussyste, évoquée quelquefois par
Bayle. Par exemple : « De même que deux tonalités ne sont jamais aussi
éloignées entre elles que décalées d’un petit intervalle — de même, des
sonorités très différentes peuvent aisément fusionner… » Une invitation aux
mélanges — sémantiques, par exemple. Ici c’est celui, ferrariste, de brimborions
figuratifs avec des formes abstraites (ou « musicales ») :
L'Expérience Acoustique : Match nul
…C’est aussi la surimpression de deux calibres (gros/fin), de deux espaces
(proche/loin) ; les sons « loin/fin » sont franchement figuratifs (échos d’un
« match »), et ceux « gros/proche » rapprochent ambigument cris d’animaux et
substances synthétiques.
Mais surtout la musique concrète, en tant qu’« impure », élargit le concept de
sonorité : les sonorités opposées, dès lors, deviennent des contrastes de mondes.
On distinguera nettement des tranches d’univers composites, dans cette grande
polyphonie de flux électroniques et de ressacs grondeurs : mélange,
« surréaliste » s’il en est (évoquant une BD de science-fiction), d’artifice et de
naturel… non-ordinaire :
Son Vitesse-Lumière : Grandeur nature
Plus près de nous mais dans le même genre de rapprochement
(figuratif/artificiel) ce picotement de cloches qui se dissout, s’engloutit dans les
bouillons agréablement contraires de glauques échos :
La Forme du temps est un cercle : Si loin, si proche
Encore les pôles de l’axe net/flou (touffu/pointu, vague/incisif…) dans le
charmant chaudron (de sorcières) Métaphore + Lignes et points…
L'Expérience Acoustique : Métaphore+Lignes et points
Style sévère
Il y a un style facile, il y a aussi un style sévère chez Bayle. L’écriture
acoustique est « sévère » : par sa musicalité raide et quasi empesée — formaliste
et conceptuelle : elle superpose symboliquement — applique l’une contre l’autre
— deux musicalités contraires : l’une est géométrique (mélodie saccadée et
asphyxiante ; coups de wood-block ; ponctuations surcloisonnantes ; plus la
géométrique imbrication de tout cela), et l’autre est pulsionnelle : flux pulsé,
flopées molles d’« oiseaux » enfuis, figurant une échappatoire à l’aridité
principale :
L'Expérience Acoustique : L'Ecriture acoustique
Même chose avec Énergie libre énergie liée, qui accouple — Bayle dit — « les
deux musiques : celle des hauteurs, et celle des tensions et des spasmes ». D’où
ces lignes tranquilles, pulsées à quatre temps, flottant avec dédain (elles sont la
musique des hauteurs) au-dessus des noirs gargouillant bouillons modernes. Plus
« conceptuelle » encore, cette oeuvre fournit son programme avec son titre :
énergétique principe qui est celui freudien, juxtaposant célèbrement un
« processus primaire » et un « processus secondaire ». La sévérité donc est celle
d’un genre, un peu contraint par l’illustration obligée, presque pédagogique, de
grands principes — qui le sont par ailleurs partout, spontanément, dans l’œuvre
musicale de Bayle :
L'Expérience Acoustique : Energie libre, énergie liée
Trame active
« Aux lignes actives » : un titre de la Grande Polyphonie. (La « ligne active »,
aussi, c’est d’abord un concept de Klee — à quoi Bayle fait référence.)
Ce qui compte, ce qui est constant, et ce qui définit le style baylien, plus que le
nom « ligne » c’est l’adjectif « actif » : tout paramètre musical est susceptible de
tourner actif, dans la musique de Bayle.
Et par exemple il y a des trames — ou des textures — actives, ce qui est presque
un paradoxe dans les termes : la trame, gloire de la typologie schaefférienne
(pour son succès dans les musiques concrètes — et dans les musiques non
concrètes…), est un objet plutôt amorphe et homogène (« variant lentement, de
manière progressive », décrit Schaeffer) à fonction très souvent accompagnante,
d’« ameublement ». C’est du conjonctif mou. Bayle en use comme les autres,
mais ne se contente pas de cette poussivité. Ses trames à lui, « flux tapissés de
bosses et d'états excités diversement du continuum » sont innervées de sousjacences qui contrarient leur naturel placide, le tourmentent, manifestent « la
vie » : une présence turbulente, quelquefois indicielle de l'humain ; nappes
faussement paisibles, en fait fomentées d'écritures secrètes :
Purgatoire : Extase
C’est une signature de l’auteur — qui parle du « travail de la main, invisible et
sensible partout » —, le paraphe raffiné, filigrané, de son hyperprésence. Ici,
vocale :
Son Vitesse-Lumière : Paysage, personnage, nuage
Quelquefois au sein de l’une d’elles, une éclosion se fait, saut dynamique
inattendu, objet hétéroclite qui se décroche du fond, crève la surface :
Purgatoire : Epreuve des flammes
Trivial
Ce sont des « bruits », incontestablement, qui viennent parasiter le centre de
Voyage au centre de la tête : bruits domestiques en plus (cuisine, chocs de
couverts, frottement d’allumette). Et le contraste est grand, entre ces chants de
moines, sacrés, et ces bruits d’« intérieur », ménagers : on fait, donc, du café…
Soudant le tout, en dépit ou grâce à sa radicale altérité, une trame électronique,
du genre « venu d’ailleurs ». Mais, ce qui surtout « soude » et lie musicalement,
esthétiquement, et rétrospectivement l’ensemble, c’est la petite explosion mate
du gaz, à la fin, qui s’allume — pour le café — et éteint la séquence, la
congédie. Sa nature double de bruit quotidien et de commutateur baylien rédime
en un instant la « trivialité » de ce que l’on vient d’entendre, l’annule ou mieux,
la préservant, l’allège et la sublime : exemple d’équilibre esthétique/sémantique
(musique/anecdotique) assez miraculeux et élégant.
Son Vitesse-Lumière : Voyage au centre de la tête
C’est là, dit Bayle, un « intérieur à la cafetière », pensant sans doute à un tableau
cubiste ; et la cafetière c’est, on le sait, aussi la tête en quelque argot : le jeu de
mots pourrait donc faire un rêve, aussi bien… Et le trivial chez Bayle n’est
jamais que cela — comme un reste diurne ayant subi déplacement et
cristallisation, etc.
Utopie de l’apesanteur ; rêverie de l’air ;
horizon chimérique
« Grammaire nouvelle, attachée uniquement à la transformation du son » écrit
Brigitte Massin citée par Bayle, parlant de la « grammaire » de Bayle. Le son
baylien serait-il parfaitement désasservi ? de l’inertie instrumentale, des logiques
des langages traditionnels, etc. … ramené à sa pure logique —
« grammaticale » : un son émancipé de tout ce qui n’est pas lui-même ?
Peut-être. En tout cas le sonore a ses lois, en effet, sa « grammaire ». Mais
Bayle, au-delà de ces lois (qui sont pour lui celles de sa théorie énergétique), a le
désir d’aller plus loin encore — dans le désasservissement, la liberté :
d’atteindre, d’épouser, grâce à la ductilité idéale de ses sons électriques,
souverainement libres, nos « catégories de conscience » (au moins celles qui ont
quelque chose à voir avec l’écoute : toutes ?). Par le moyen de cette malléabilité
idyllique du matériau (« Espace sans contour, matière de vide » « Sons
plasmatiques en suspension, qui n’ont pas de matière, comme des flammes
prises dans une tension »), il deviendrait possible d’imiter, ou même de
décalquer avec les sons nos impalpables, insaisissables catégories de conscience
— de débrider tous nos désirs, en somme… d’infirmes que nous sommes. Sons
informés directement par la conscience, bref, par l’esprit… (Ce serait ça, aussi,
la magie.)
L’Infini du bruit
Et par exemple il écrit (lui, l’auteur de Voyage au centre de la tête) : « Non plus
une musique devant soi, mais un phénomène musical au creux de la
conscience » ; ou : « Non plus une perception attachée à un mode instrumental,
une audition conduite de l’extérieur, mais l’écoute d’un mouvant espace
d’objets reconnus/désirés de l’intérieur ».
Nous sommes sans doute dans l’utopie — et toute technique (y compris celle du
mirifique « studio ») emporte sa contrainte et en dépose des traces dans l’œuvre,
dans les sons. Mais l’utopie aussi débusque du réel ; la virtuosité (un autre
thème baylien) tend à les abolir ces traces, par la maestria d’une espèce de
prestidigitation. Il est exact que Bayle s’approche très près (plus que personne)
du rêve d’agilité, d’apesanteur ; et qu’à force de viser cet orchestre imaginaire,
comme appuyé sur l’air, uniquement basé sur les propriétés de notre écoute,
virtuel, invisible et futur… il l’obtienne.
L’Infini du bruit
(Il y a longtemps il déclarait déjà : « Le travail sous les seuils de perception, de
l’ordre du millième de seconde, plus petit que le plus petit grain de temps qui
passe dans nos fibres nerveuses, cette zone dans laquelle le quantitatif est perçu
comme du qualitatif, constituera le terrain de manœuvres privilégié de la
synthèse par ordinateur ; mais il faudra plusieurs étapes » (ajoutons : et la
virtuosité, et tout le reste…) « avant de savoir manier l’instrument qui
construira-décrira nos chimères en respectant nos archétypes sonores. »)