La fécondité spirituelle chez Etty Hillesum et les moines de Tibhirine
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La fécondité spirituelle chez Etty Hillesum et les moines de Tibhirine
La fécondité spirituelle chez Etty Hillesum et les moines de Tibhirine Le 25 novembre 2011 RENCONTRE INTELLIGENCE ET FOI – TROIS-RIVIÈRES Yves Bériault, o.p. Introduction J’aimerais vous parler ce soir de deux témoins qui nous entraînent sur l’un des chemins les plus exigeants de l’existence humaine, celui du don de soi pour l'autre, au nom de l'Autre, jusqu'au don de sa vie. Ces témoins sont Etty Hillesum et le moine Christian de Chergé. Etty avait 29 ans au moment de sa mort tragique et Christian en avait 59. Déjà le 28 juin 1974, alors que Christian étudie à Rome, il écrit à sa famille au sujet de cette nécessité d'un équilibre entre la recherche de Dieu et celle du prochain, de l'importance « d'arracher à tout être ce reflet de Dieu […] avecl'invincible espérance d'une charité possible, simplement parce que Dieu est là1 ». C’est cette invincible espérance qui va transfigurer les vies d’Etty Hillesum et de Christian de Chergé à la lumière de leur foi en Dieu. Ces témoins ont été confrontés d'une manière radicale et irréversible au mystère du mal, à ce visage trop souvent caché, mais combien réel de la condition humaine. Et quand nous parlons de fécondité spirituelle chez Christian de Chergé et Etty Hillesum, le point de convergence entre eux est à chercher non seulement dans une similitude de destin, mais avant tout dans la manière même dont la vie de ces témoins s’est déployée au cœur de l’adversité. Deux parcours très différents où, chez Christian de Chergé, c’est au nom même de sa foi au Christ qu’il se donne à l’Algérie et où il apprend ce qu’il appelle « son métier d’homme ». Tandis que chez Etty Hillesum, c’est une foi encore toute jeune, mais une foi bien vivante et toute personnelle qui l’anime, une foi qui n’a pas encore trois ans lorsqu’elle monte dans le train pour Auschwitz, parce qu’elle a choisi d’être solidaire de son peuple. Étant donné le temps très court à notre disposition, je ne présenterai que très peu d’éléments biographiques de nos deux figures-témoin, sinon que de rappeler qu’Etty Hillesum est une juive néerlandaise qui nous livre à travers son journal et ses lettres, son histoire de la découverte de Dieu, les détails de sa vie quotidienne et de sa vie amoureuse, ainsi que des commentaires pleins d’à-propos au sujet des persécutions et de la guerre qui se déroulent autour d’elle et qui embrase toute l’Europe. Elle sera déportée avec ses parents et son frère Mischa au camp d’extermination d’Auschwitz le 6 septembre 1943 et elle y sera assassinée dans les jours ou les semaines qui suivront son arrivée là-bas. Ordonné le 21 mars 1964 pour l'archidiocèse de Paris, Christian de Chergé entre à la trappe d'Aiguebelle en France le 20 août 1969. Deux ans plus tard, il sera assigné au monastère Notre-Dame de l'Atlas en Algérie, et il en deviendra le prieur en 1986. C’est à sa propre demande qu’il ira en Algérie, ayant vécu là-bas avec ses parents alors qu’il était enfant. Christian de Chergé et six de ses frères trappistes seront enlevés par le GIA (Groupe islamiste armé) le 27 mars 1996. Le 23 mai de la même année, le GIA annonce dans un communiqué : « Nous avons tranché la gorge des sept moines. » La disparition de ces moines va connaître beaucoup de retentissement à travers le monde : films, documentaires, entrevues, livres, magazines vont s’emparer tour à tour d’un drame qui choque la conscience humaine : soit l’exécution de moines paisibles au nom d’une idéologie que l’on a vite fait d’assimiler à l’islam, ainsi qu’à tous les musulmans. Ce que les moines de Tibhirine seraient les premiers à contester. La pleine mesure du témoignage d’une jeune juive anonyme des Pays-Bas va prendre beaucoup plus de temps à sortir de l’oubli que semblait lui imposer l’histoire. Après tout, comment était-il pensable que la vie d’une jeune femme juive assassinée avec six millions des siens, que cette vie puisse un jour faire entendre son message, son cri du cœur? Il faudra 38 ans avant que ses écrits ne soient publiés pour la première fois en néerlandais et qui sont maintenant mondialement connus. À travers leurs écrits, Etty et Christian témoignent de leur foi en Dieu, cette foi qui va orienter leur engagement et qui va même les amener à affronter délibérément la possibilité d’une mort violente. Leur destin est indissociable de leur rencontre de Dieu. Christian n’est pas un converti. La foi qui l’habite, comme bien des chrétiens, est une foi qui vient de l’enfance et qui a pris son envol au fil des années et qu’il a assumée pleinement. La foi d’Etty, est une foi à la frontière du judaïsme et du christianisme, une foi de convertie qui va la propulser au coeur même de sa propre histoire et de celle de son peuple. Cet engagement lui fera écrire à la fin de son journal, le 12 octobre 1942 : « J'ai rompu mon corps comme le pain et l'ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas? Car ils étaient affamés et sortaient de longues privations2 ». Une foi au service de la fraternité humaine Tant chez Etty Hillesum que chez Christian de Chergé, nous pouvons parler d’une foi au service de la fraternité humaine. S’il y a un lieu où l’on peut parler de fécondité spirituelle chez ces deux grands témoins, c’est en regard d’une foi en Dieu qui se vit comme ouverture au monde, comme une percée dans la muraille des ostracismes, des exclusions, de la haine de celui ou de celle qu’on appelle l’ennemi, l’autre, le différent de moi-même. Chez Etty, cette foi se déploie en contexte de guerre où son pays est occupé par les troupes allemandes et où son peuple, le peuple juif, est progressivement exclu de la société et déporté vers les camps d’extermination en Pologne. L’influence d’un psycho-chirologue nommé Julius Spier sera décisive sur le cheminement d’Etty, tant au point de vue psychologique qu’au niveau spirituel. Il ne sera pas seulement l’ami de cœur d’Etty et son thérapeute, mais il sera aussi son mystagogue, le guide qui l’amènera à la foi en Dieu. On ne peut étudier la vie d’Etty Hillesum sans tenir compte du rôle joué par Julius Spier. Etty l’appelle « grand déchiffreur, grand chercheur et trouveur de Dieu3. » Je dois me contenter ici de rappeler simplement son rôle dans la vie d’Etty. Le témoignage de Christian de Chergé Christian de Chergé lui rapporte une expérience fondatrice de son enfance qui va influencer profondément le regard qu’il porte sur les musulmans et sur sa manière de vivre sa foi. Il a cinq ans, il vient d’arriver en Algérie avec ses parents où la famille séjournera trois années. Un jour, il voit une foule qui se rend à la mosquée et il demande à sa mère qui sont ces gens; elle lui répond que ce sont des musulmans, des gens d’une autre religion. « Et que font-ils », lui demande-t-il? « Ils prient Dieu », répond sa mère. « Ainsi, écrit-il, j’ai toujours su que le Dieu de l’islam et le Dieu de Jésus Christ ne font pas nombre4. » Dès sa tendre enfance, Christian est initié par sa mère à la réalité du pluralisme religieux dans un esprit non seulement de tolérance, mais de reconnaissance de la profonde vérité que porte l’autre lorsqu’il semble pourtant si différent de moi et qui, en fait, prie un Dieu qui n’est pas tellement différent du mien. C’est là le leitmotiv qui va traverser toute cette période de la vie de Christian de Chergé en Algérie où il décrit son monastère comme une « épave cistercienne dans un océan musulman5 ». Peu à peu, ces musulmans qu’il côtoie, vont devenir pour Christian, « son prochain le plus proche ». Un autre événement fondateur dans cette vocation de Christian de Chergé, à ce que j’appellerais sa vocation à l’universalité, va se dérouler alors qu’il est séminariste et qu’il doit faire son service militaire en Algérie. Il se noue alors d’amitié avec un musulman, Mohamed, un garde-champêtre, qui va s’interposer un jour entre Christian et des nationalistes algériens qui veulent s’en prendre à lui. Quelques jours plus tard, Mohamed sera égorgé près de son puits pour avoir voulu protéger un Français. Mohamed était un homme de foi dont la vie de prière avait fortement marqué notre jeune séminariste. Christian écrira à son sujet : « Dans le sang de cet ami, j'ai su que mon appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où m'avait été donné ce gage de l'amour le plus grand6 ». Christian attribue à Mohamed son appel, sa vocation à être moine en Algérie, reconnaissant dans l’offrande de sa vie l’attitude même du Christ donnant sa vie pour nous. Christian découvre que tout être humain, qu’il le sache ou non, porte en lui cet unique appel à vivre de cette compassion du Christ. Il n’y a pas ici de tentative de récupération de la part de Christian, mais simplement cette profonde intuition qu’il exprime ainsi : « Tout homme fut-il non chrétien, qui vit une vie donnée dans l'amour rend témoignage au Christ, bien plus que celui qui en parle7 ». C’est ce témoignage que Christian a reçu de Mohamed. Citant saint Augustin au sujet de l’Église, Christian écrit : « Beaucoup croient être dedans qui sont dehors, beaucoup croient être dehors qui sont dedans8 ». Christian de Chergé au contact de cet univers musulman fait la rencontre de véritables priants qui, tout comme les moines répondant à l’appel de Dieu au son de la cloche du monastère, répondent eux aussi à l’appel de Dieu lorsqu’ils entendent la voix du muezzin. D’ailleurs, ces deux appels se côtoient dans l’enceinte du monastère de Tibhirine alors que les moines prêtent une de leurs salles aux musulmans du village, qui sont privés de leur mosquée alors qu’on est en train d’en construire une nouvelle. Et dans l’enceinte du monastère résonnent à la fois la cloche et la voix du muezzin. Christian en est convaincu, c’est le même Dieu qui appelle à la prière, ce Dieu dont sa mère lui avait parlé. Christian écrit : « La foi de l'autre est ici don de Dieu, mystérieux bien sûr. Il impose le respect9 ». C’est Bruno Chenu qui écrit : Pour Christian, la rencontre du croyant musulman est avant tout un dialogue d'ordre existentiel plutôt que théologique, car écrit-il, "l'homme ou la femme qui viennent nous solliciter, ne peuvent être accueillis que dans leur réalité concrète et mystérieuse d'enfants de Dieu "créés par avance dans le Christ" (Éph 2, 10). Nous cesserions d'être chrétiens - et tout simplement hommes -, s'il nous arrivait de mutiler l'autre de sa dimension cachée pour ne le rencontrer soi-disant que "d'homme à homme", entendez dans une humanité expurgée de toute référence à Dieu, de toute relation personnelle et donc unique avec le Tout-Autre, de tout débouché sur un au-delà inconnu"10. En fait, pour Christian, on ne peut rencontrer les musulmans en-dehors de cette foi en Dieu qui les habitent et dont ils témoignent. En cheminant avec eux, Christian apprend peu à peu à entrer dans ce qu’il appelle le « tiers-monde de l’espérance », qui déterminera l’orientation fondamentale qu’il veut donner à sa vie en tant que moine, car cette eschatologie promise, où Dieu un jour va rassembler tous ses enfants, est déjà commencée icibas. Christian en est convaincu. Cette espérance chez lui a pour objet la rencontre d'un autre, tout différent par sa foi, mais tout proche. « Car la question lancinante qui habite le prieur de Tibhirine est celle de l'existence de l'islam, de son sens dans le dessein mystérieux de Dieu, de la présence de l'Église à cet autre monde spirituel11 ». Ce « tiers-monde de l’espérance » dont il parle, renvoie au mystère de la communion des saints qui est à vivre dès maintenant en dépit de nos différences, mais qui est à vivre aussi à cause de ces différences où Dieu se révèle autre, se jouant de nos catégories et de nos dogmatismes. Pour Christian de Chergé, il y a une communion des saints à tisser dès ici-bas avec tous nos frères et sœurs en humanité, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou incroyants. Christian cite un message de Mgr Tudtud, évêque de Marawwi aux Philippines, qui lors d’un voyage en Algérie, invitait « tous ceux qui viennent vivre ici parmi les musulmans à retirer leurs chaussures, comme Moïse, car la terre qu'ils vont fouler est sacrée : Dieu est déjà présent avant qu'eux n'arrivent12 ». Pour Christian, un fait s’impose. Depuis que l’Esprit a été répandu sur le monde, il n’existe plus de frontières visibles entre les hommes et il est convaincu que son devoir est d’être là où Dieu l’a appelé malgré les dangers. Car le pasteur, dit-il, ne peut abandonner ses brebis. Christian de Chergé se défendra bien de rechercher le martyre. Et pourtant il aborde cette question, dans ses homélies et dans ses lettres en parlant du martyre de la charité à l’exemple d’un Maximilien Kolbe, tué lui aussi à Auschwitz comme Etty Hillesum. « Le martyre de la foi, écrit Christian, s'approfondit en martyre de l'amour13 ». Dans ce contexte de violence et de menaces, l’exemple du Christ s’impose peu à peu comme le seul horizon possible pour lui. Comme Jésus, Christian veut faire de sa vie une offrande, même s’il faut qu’il la perde. Mais comme il l’écrit lui-même au sujet d'un éventuel assassin : « Si j'ai donné ma vie à tous les Algériens, je l'ai donnée aussi à "l'émir" des S.A. Il ne me la prendra pas14 ». Christian se modèle ici sur l'attitude de Jésus. « Ma vie, nul ne la prend. C'est moi qui la donne ». Approfondissant cette conviction dans son homélie du Jeudi Saint 1995, un an avant sa mort, Christian dira à ses frères : Il (Dieu) a tant aimé les hommes qu'Il leur a donné son Unique : et le Verbe s'est fait FRÈRE, Frère d'Abel et aussi de Caïn, Frère d'Isaac (ancêtre des juifs) et d'Ismaël (ancêtre des arabes) à la fois, Frère de Joseph et des onze autres qui le vendirent, "Frère de la plaine" et "frère de la montagne", Frère de Pierre, de Judas, et de l'un et l'autre en moi15. La vie de Christian est donc donnée pour ses frères et sœurs algériens, ses frères et sœurs dans la foi au Dieu unique, quelle que soit leur appartenance politique ou la violence dont ils sont porteurs. Dans sa dernière homélie pour le Jeudi-Saint, il dira : « Prendre un tablier comme Jésus, cela peut être aussi grave et solennel que le don de sa vie… Vice-versa, donner sa vie peut être aussi simple que de prendre un tablier16 ». En somme, Christian de Chergé n’a voulu vivre que de la sainteté du quotidien qui souvent demande beaucoup et qui parfois demande tout. Mais il est convaincu que le vrai bonheur est à ce prix quand l’amour veut se donner jusqu’au bout. Et c’est là que s’exprime le plus fortement à mon avis l’héritage que nous lègue ce frère dans la foi, ainsi que tous les autres moines de Tibhirine qui sont morts martyrs de l’amour. Le témoignage d'Etty Hillesum Contrairement à Christian de Chergé et les autres moines de Thibirine, rien ne préparait Etty Hillesum à vivre une telle radicalité d’engagement et un enracinement aussi profond de sa foi en Dieu. Preuve, s’il s’en faut, et à laquelle Christian de Chergé ne ferait qu’applaudir, que le Dieu unique ne saurait se laisser enfermer dans les cadres que nous voulons trop souvent lui imposer. Lors de ses premières entrevues avec Etty, Julius Spier l’encourage à lire la Bible, à se donner un temps de méditation tous les matins. Sous la direction de Julius, elle ose faire les premiers pas et avancer sur ce chemin qui lui est inconnu. Elle pressent qu’il y a en elle une aspiration au divin, dont elle n'était pas consciente. Une semaine à peine après ses premiers entretiens avec Julius, un déblocage initial se produit. Lors d’une méditation matinale, elle a cette intuition de la beauté du monde créé par Dieu, une expérience de fascination où elle a d'un coup la confirmation de sa place dans l’existence. Elle écrit dans son journal : Hier soir, juste avant de me coucher, je me suis retrouvée tout à coup agenouillée au milieu de cette grande pièce, entre les chaises métalliques, sur le tapis de sparterie aux tons clairs. Comme cela, sans l'avoir voulu. Courbée vers le sol par une volonté plus forte que la mienne. Il y a quelque temps je me disais : « Je m'exerce à m'agenouiller. » J'avais encore trop honte de ce geste, aussi intime que ceux de l'amour, dont on ne peut parler non plus, à moins d’être poète17. L'histoire de la fille qui ne savait pas s'agenouiller, est le titre qu’Etty voulait donner à son journal dans l’éventualité de sa publication et ce titre exprime un avant et un après dans sa vie. Avant, elle ne connaissait pas, et maintenant elle sait! S’agenouiller est le signe de son abandon, de son acquiescement à ce qui naît en elle, c.-à-d. la rencontre de Dieu. Quand on regarde la vie d’Etty Hillesum, on pourrait évoquer ici Anne Franck comme similitude de destin, d’autant plus qu’elle a vécu elle aussi à Amsterdam, au même moment où Etty y rédigeait son journal. Mais chez Etty Hillesum l'expérience de Dieu est centrale, tout en étant plus personnelle et plus réfléchie. Mais tout comme chez Anne Franck, ses écrits nous révèlent la tragédie d'une époque terrible, celle de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah. Tout comme les moines de Tibhirine, Etty vit dans un contexte de violence, de violence extrême. Après quatorze jours de travail au quartier général du conseil juif d’Amsterdam, Etty demande à aller travailler au camp de Westerbork comme aide sociale. Elle est convaincue qu’elle ne peut être vraie envers elle-même que si elle se fait solidaire de tous ceux et celles de son peuple qui sont en danger, emprisonnés, donnant ainsi prise à son désir d’être « un baume sur tant de blessures18 ». Etty commence son travail à Westerbork à l’été 1942 alors que s’organisent les déportations hebdomadaires vers les camps d’extermination d’Auschwitz, de Bergen-Belsen et de Sobibor. Entre les mois de juillet 1942 et septembre 1943, Etty travaille à la fois à son journal, écrit des lettres, veille au bien-être des arrivants et des partants à Westerbork, s’occupant des malades, consolant les désespérés, veillant sur les jeunes mamans et leurs bébés. Pendant cette même période, elle fera une douzaine d’aller-retour à Amsterdam, apportant des lettres, des colis, de la nourriture, des médicaments et des vêtements aux prisonniers. Sa correspondance l’atteste, c’est là un souci quotidien chez elle. Son souci du prochain n’est pas qu’à l’endroit de son peuple, même si c’est là son premier lieu d’engagement. Etty découvre aussi le prochain chez l’ennemi. Elle a cette conviction profonde qu’un même mystère nous habite, tous et chacun, et qu’il y a aussi un combat commun que nous devons mener ensemble, qui est celui de la sauvegarde de notre dignité humaine en face de l’adversité. À la suite d’une visite à la Gestapo, elle écrit le 27 février 1942 : Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu'en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités qui se produisent ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu'elles nous sont toutes proches de nous et qu’elles procèdent de nous, les êtres humains19. On ne peut comprendre cet amour du prochain chez Etty sans tenir compte de sa foi en Dieu. Elle vit une expérience tout intérieure de Dieu. Il n’est pas là-haut quelque part. Il habite en elle. Elle fait peu à peu l'expérience d'une présence nouvelle au coeur de sa vie, même si auparavant elle disait croire en Dieu comme tout le monde. Cette rencontre de Dieu chez Etty éveille en elle un mystère d'amour qu'elle-même semble bien en peine d'expliquer. Elle en éprouve même parfois une certaine gêne ou pudeur à en parler, comme si c'était indécent dans les circonstances de son époque. Elle fait l'expérience d'un amour de totalité, où c'est toute la réalité, toute l'existence qui doit être englobée dans l'expérience de foi. Pour elle, le bonheur réside dans cette acceptation de la création de Dieu et de s'en réjouir sans se détourner des souffrances qui l'accompagnent. « Il y a place pour tout dans une vie, écrit-elle, pour la foi en Dieu et pour une mort lamentable. » (I, p. 136.) Dans cette métamorphose fulgurante que vit cette jeune femme qui n’a que 27 ans, l'être humain est non seulement reconnu comme une créature de Dieu, mais devient un lieu de rencontre de Dieu. Elle écrit le 15 septembre 1942 : « J'aime énormément les êtres humains, parce qu'en chacun se trouve une parcelle de ton amour, mon Dieu. Et je te cherche partout en eux et trouve souvent une part de toi. » (Noble, p. 174). Il est étonnant ici de constater la similarité entre la découverte d’Etty et ce que Maurice Zundel, ce vieux maître spirituel, affirmait dans une homélie pour le premier Dimanche de l’Avent : L’autre finalement, dit Maurice Zundel, l'autre c'est Dieu. Dans les autres, il y a l'Autre et c'est parce que dans les autres le destin de Dieu est engagé, c'est parce qu'il est mis en question par chaque décision de la volonté, c'est à cause de cela que le prochain nous est confié, c'est à cause de cela que nous avons la charge des autres, parce qu'en eux nous avons la charge de l'Autre20. Etty se dit étonnée par cet amour du prochain qui l’habite. Elle écrit à une amie Maria Tuinzing, quelques semaines avant sa déportation : 8 août 1943 : « Beaucoup, ici, sentent dépérir leur amour du prochain parce qu'il n'est pas nourri de l'extérieur. Les gens, ici, ne vous donnent pas tellement l'occasion de les aimer, diton. « La masse est un monstre hideux, les individus sont pitoyables », a dit quelqu'un. Mais, pour ma part, je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n'existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l'amour que l'on éprouve pour eux. Cet amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. La personne même de ce « prochain » ne fait pas grand-chose à l'affaire. Ah! Maria, il règne ici une certaine pénurie d’amour et, moi, je m’en sens si étonnamment riche; je serais bien en peine de l’expliquer aux autres21. À travers son journal, Etty apporte une réflexion pleine de lucidité sur la haine qui s'empare si facilement des cœurs en ces années de guerre en Hollande. Une certitude habite en elle, c’est que la guerre prend naissance dans le coeur de chacun, c'est ce qui explique pourquoi elle ne se sent pas effrayée par la guerre, comme quelque chose venant de l'extérieur. Pour Etty, les victimes comme les bourreaux sont pris dans le même engrenage. Elle se fait la réflexion suivante : « Ce qui a besoin d'être éradiqué c'est le mal dans l'homme, et non pas l'homme22. » Etty est consciente du rôle des idéologies, elle reconnaît qu’il faut savoir les dénoncer, mais sauver Dieu dans chaque personne, voilà son souci, voilà son engagement. Elle découvre les autres comme des frères et des sœurs où il ne peut y avoir de véritables ennemis. Seulement des personnes à aimer et à sauver. Cette conviction chez Etty est intimement lié à la découverte de notre humanité en sa profondeur, en sa dignité, humanité qu’il faut sauvegarder à tout prix, quitte à y laisser sa vie plutôt que de compromettre le sens de sa propre humanité en fuyant par lâcheté, en cédant à la haine et à la rancœur. À plusieurs reprises, des amis résistants lui proposent de « plonger » dans la clandestinité. Hans Smelik, qui avait été l’amoureux d’Etty à l’université, décrira après la guerre comment Etty a réagi devant son invitation pressante à se cacher, ce dernier menaçant même de l'enlever : Etty se dégagea et alla se planter à un mètre et demi de distance. Elle me regarda dans les yeux avec une expression que je ne lui connaissais pas, et me dit : “Tu ne me comprends pas.” Je répondis : non, je n'y comprends rien, nom de Dieu...! Reste donc ici, espèce d'abrutie! » Elle dit alors: « Je veux partager le sort de mon peuple. » À ces mots, je me rendis compte que tout était perdu. Elle ne viendrait jamais se cacher chez nous.23 Etty écrira : « Si nous ne sauvons des camps, où qu'ils se trouvent, que notre peau et rien d'autre, cela ne suffira pas. Ce qui importe, en effet, ce n'est pas de rester en vie coûte que coûte, mais la façon de rester en vie?24 » C’est bien parce que la vie a un prix inestimable que l’on ne doit pas la monnayer au rabais. C’est cette même logique qui habite le cœur des moines de Tibhirine. Fuir n’est pas une option. Mais pourquoi subir une telle violence, la menace constante, le risque de laisser sa vie. Etty écrit le 20 juillet 1942 : Ils sont impitoyables, totalement sans pitié. Et nous devons être d'autant plus miséricordieux au fond de nous. Tel était le sens de ma prière d'aujourd'hui dans le petit matin : "Mon Dieu cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une époque beaucoup plus humaine. J'aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l'humanité que j'ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C'est aussi notre seule façon de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous25. C’est cette espérance qui habite le cœur d’Etty et celui des moines de Tibhirine. C’est Sylvie Germain écrivaine française, qui écrit au sujet d’Etty : Non seulement la prière d'Etty Hillesum ne réclame rien (sinon la force de persévérer et de s'épandre plus amplement), mais elle consent à tout ce qui est et advient. Elle ne demande jamais de comptes à Dieu, estimant même que c'est l'inverse, que les milliers, millions de crimes commis ne sont pas imputables à Dieu, mais aux hommes - à la folie humaine26. Voilà ce qu'a vu Etty Hillesum, et comment elle a réagi face au mystère d’une vie si belle, mais affligée d’une pénurie d’amour et de pardon. Etty Hillesum a été une combattante de première ligne dans un drame mondial où, partout, la violence semblait avoir le dernier mot. À travers tout ce chaos, Etty voulait simplement « avoir un petit mot à dire » comme elle le dit elle-même dans son journal, et nous n’avons pas fini de l’entendre. Conclusion La fécondité spirituelle à l’œuvre chez Etty Hillesum et Christian de Chergé est tout orientée vers le prochain, et ces témoins l’ont vécue chacun avec leurs harmoniques propres et leur histoire personnelle. Ils voulaient tous deux saisir à bras le corps la réalité du prochain dans son mystère. Etty ne pourrait qu’acquiescer à la façon dont Christian définit le don que lui et ses frères sont prêts à faire : Donner sa vie par amour de Dieu, à l'avance, sans condition, c'est ce que nous avons fait..., ou du moins ce que nous avons cru faire. Nous n'avons pas demandé alors ni pourquoi ni comment. Nous nous en remettions à Dieu de l'emploi de ce don, de sa destination jour après jour, jusqu'à l'ultime27. Christian et Etty ont eu le choix d’échapper au sort qui les attendait. Christian aurait pu rentrer en France avec ses frères, comme le lui suggérait son Père Abbé; Etty aurait pu entrer dans la clandestinité comme le lui proposaient ses amis dans la résistance, mais tous deux ont choisi d’assumer pleinement leur sort au nom de leur foi en Dieu. Une même conviction est à l’oeuvre chez Christian de Chergé et Etty Hillesum. Ils sont convaincus que Dieu le premier, espère en nous, qu’il a besoin de nous, et qu’il nous demande d’être là avec lui au marges de l’humanité, dans les abîmes les plus profonds, afin d’y porter un message d’espoir qui sera un témoignage à la grandeur de la vie humaine, même là où elle est bafouée. Pour Etty, il n’est pas question de s’esquiver, par crainte de la mort, à cette urgence qui l’habite de vivre tout jusqu’au bout avec ceux et celles que Dieu lui a confiés. Il en est de même pour Christian. Chez lui, « l’espérance est une attitude qui nous fait habiter aujourd’hui l’au-delà de la mort28 », dans une communion avec l’autre qui nous rend responsables de lui, même au risque d’y laisser sa vie. Etty et Christian en sont convaincus, à leur manière ils préparent les temps nouveaux. C’est le dominicain Pierre Claverie, évêque d’Alger, lui aussi assassiné en Algérie le 1er août 1996, quelques mois à peine après les moines de Tibhirine, qui disait dans une homélie : « Apprendre à donner, à se donner, autrement dit à aimer, c’est tromper la mort qui n’aura rien à nous prendre, car l’amour aura tout donné29 ». N’est-ce pas le propre des saints et des mystiques, de nous appeler à aller au-delà des frontières que nous nous fixons nous-mêmes, là où nous pensons que le chemin est trop ardu, insensé, impossible. Au terme de son existence, Christian de Chergé a prié pour son assassin, il l’a confié à Dieu; Etty, elle, s’est avancée courageusement vers ce train qui l’amènerait vers Auschwitz, ayant fait le choix d’être avec son peuple. Et c’est ainsi que la fécondité spirituelle des moines de Tibhirine et d’Etty Hillesum continue de s’épandre et de grandir puisque ce sont ces témoins qui nous ont rassemblés ici ce soir. À la fin de la guerre, après la libération d'un des camps d’extermination, on a trouvé dans l’une des baraques, un morceau de papier d'emballage sur lequel un homme avait écrit cette prière : Seigneur, lorsque Tu viendras dans ta gloire, ne Te souviens pas seulement des hommes de bonne volonté, souviens-Toi également des hommes de mauvaise volonté. Mais ne Te souviens pas alors de leurs cruautés, de leurs sévices et de leurs violences. Souviens-Toi des fruits que nous avons portés à cause de ce qu'ils ont fait. Souviens-Toi de la patience des uns, du courage des autres, de la camaraderie, de l'humilité, de la grandeur d'âme, de la fidélité qu'ils ont réveillée en nous. Et fais, Seigneur, que les fruits que nous avons portés soient un jour leur rédemption30. J’aime croire qu’Etty Hillesum et les moines de Tibhirine acquiesceraient de tout leur cœur à cette prière. ____________________________________________________________________ NOTES BIBLIOGAPHIQUES 1 Christian de Chergé. L'invincible espérance. Bayard, 2010, p. 22. 319 p. 2 Etty HILLESUM, Les Écrits d’Etty Hillesum. Journaux et Lettres, 1941-1943, trad. Philippe Noble, Paris, Seuil, 2008, p. 760, 1081 p. 3 Ibid., p. 716. 4 Christian de Chergé. L'invincible espérance. Bayard, 2010, p. 10. 5 Ibid., p. 167. 6 Ibid., p. 11. 7 Salenson, Christian. Christian de Chergé. Une théologie de l'espérance, Bayard, 2009, p. 209. 253 p. 8 Christian Salenson. Prier 15 jours avec Christian de Chergé, prieur des moines de Thibirine. Nouvelle Cité, 2006, p. 78. 122 p. 9 Christian de Chergé. L'invincible espérance. Bayard, 2010, p. 183. 10 Ibid, p. 169. 11 Ibid, p. 15. 12 Ibid, p. 190. 13 Christian Salenson. Prier 15 jours avec Christian de Chergé, prieur des moines de Thibirine. Nouvelle Cité, 2006, p. 86, 122 p. 14 Christian de Chergé. L'invincible espérance. Bayard, 2010, p. 229. 15 Ibid, p.254. 16 Ibid, p. 228-229. 17 E. HILLESUM, Les Écrits d’Etty Hillesum. Journaux et Lettres, 1941-1943, trad. Philippe Noble, Paris, Seuil, 2008, p.265-266. 14 décembre 1941. 18 Ibid., p. 761. 13 octobre 1942. 19 Ibid., p.369. 27 février 1942. 20 Homélie pour le 1er dimanche de l'Avent. L'Histoire prend son sens en Jésus, dans "Ta Parole comme une source", Éd. Anne Sigier, 1991. p. 18 21 Ibid., p.890. 8 août 1943. 22 Trad. de l’A. dans HILLESUM. Trad. Arnold J. Pomerans, Etty. The Letters and Diaries of Etty Hillesum 1941-1943, p.259. 27 février 1942. 23 Paul Lebeau. Etty Hillesum. Un itinéraire spirituel, Albin Michel. 2001, p. 195. 361 p. 24 E. HILLESUM, Les Écrits d’Etty Hillesum. Journaux et Lettres, 1941-1943, trad. Philippe Noble, Paris, Seuil, 2008, p.823. 26 décembre 1942. 25 E. HILLESUM, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, trad. Philippe Noble, Paris, Seuil, 1995, p. 184, 361 p. 26 S. Germain. Etty Hillesum. Pygmalion. 1999, p. 195, 213 p. 27 Christian de Chergé. L'invincible espérance. Bayard, 2010, p. 228 28 Salenson, Christian. Christian de Chergé. Une théologie de l'espérance, Bayard, 2009, p. 170. 29 Pierre Claverie. Lettres et messages d’Algérie. 30 MÉTROPOLITE ANTOINE, « L’intercession », pp. 217-227 dans La Vie spirituelle. mars-avril 1988, n° 679, p.222-223.