Un cas d`anorexie mentale chez une petite fille de quatre ans et demi
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Un cas d`anorexie mentale chez une petite fille de quatre ans et demi
Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 345–350 http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/ Article original « Un cas d’anorexie mentale chez une petite fille de quatre ans et demi » “Anorexia nervosa: the case study of a young girl aged 4 years and a half” S. Saint-André*,1, G. Thomas2, A. Lazartigues3 Secteur hospitalo-universitaire de pédopsychiatrie, hôpital de Bohars, CHU de Brest, 29820 Bohars, France Résumé L’évolution de la société au cours de ces dernières décennies a été marquée par une véritable révolution des valeurs familiales et sociales. Le modèle moderne s’articulait autour des valeurs d’autorité, qui organise les relations sociales selon un schéma asymétrique, et de devoir qui fait passer les intérêts de l’individu après ceux du groupe. Le modèle contemporain qui émerge depuis les années 1970 substitue le consensus à l’autorité et met l’hédonisme en lieu et place du devoir. Les conditions d’éducation et d’élevage des enfants évoluent donc, avec un cadre différent pour les interactions précoces. L’accent est mis dans le modèle contemporain sur l’individualisme et l’autonomie, permettant l’émergence de pathologies particulières et le rajeunissement de certains tableaux cliniques. Afin d’illustrer notre propos, nous proposerons une réflexion autour du cas clinique d’une petite fille de quatre ans et demi, hospitalisée pendant plusieurs semaines pour une anorexie mentale. La présentation clinique initiale rappelle fortement l’anorexie mentale phobique décrite par Kreisler. Mais l’évolution symptomatique et psychopathologique nous ramène à certaines caractéristiques de l’anorexie mentale de l’adolescente. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Over the least decades, changes in the society were marked by a true revolution within the Family and across social values. The contemporary model was hinged around the concepts of Authority and Duty. According to the former social relationships are organised as an assymmetric scheme, whereas with the latter individual interests come after those of the group. According to the modern model, which started to emerge in the seventies, Authority is replaced by Consensus and Duty by Hedonism. It ensues that the framework in which the conditions of child education and upbringing evolve is different for the early interactions. In the modern model, stress is on Individualism and Autonomy, which gives rise to the onset of specific pathologies and leads to the updating of some clinical patterns. As an illustration to our contribution we will develop our trains of thought about the case-study of a young girl aged 4 years and a half and hospitalised for several weeks for anorexia nervosa. Her early clinical pattern reminded us of the phobic anorexia nervosa described by Kreisler, but the changes observed versus time in the symptoms and psychopathology recall some features of teenager anorexia nervosa. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Anorexie mentale précoce ; Nouvelles familles ; Rajeunissement des pathologies ; Nouvelles psychopathologies Keywords: Precocious anorexia nervosa; New families; Updating of pathologies; New psychopathologies * Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (S. Saint-André), [email protected] (G. Thomas), [email protected] (A. Lazartigues). 1 PH. 2 Interne DES psychiatrie. 3 PU–PH, chef de service du secteur hospitalo-universitaire de pédopsychiatrie. 0222-9617/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2007.09.007 346 S. Saint-André et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 345–350 Le cas d’une anorexie mentale chez une petite fille de quatre ans et demi a constitué le début d’une réflexion sur l’évolution de la psychopathologie et de la symptomatologie dans notre société qui fait l’objet de grands bouleversements socioculturels depuis plus de 30 ans. On note ainsi un nouveau rapport à l’autorité et au groupe en général : une nouvelle façon d’être au monde. L’autorité (asymétrie des places) et le devoir (le groupe avant l’individu) qui caractérisaient les familles et la société française postrévolutionnaire se sont vus remplacés respectivement par le consensus (avec des relations qui deviennent symétriques, un aménagement plus flou des places de chacun au sein de la famille) et par l’hédonisme (l’épanouissement personnel avant l’intérêt du groupe). Parallèlement, la place de l’enfant dans la société a évolué conjointement aux avancées scientifiques : il est devenu rare, mais désiré et programmé. L’intérêt pour ses compétences s’est vu amplifié jusqu’à lui donner un statut d’individu à part entière. Plusieurs publications sur les anorexies infantiles mettent l’accent sur la relation mère–enfant. La collision du tempérament d’un enfant avec les conflits maternels autour du contrôle, de l’autonomie et de la dépendance contribuerait à l’apparition du trouble alimentaire [1]. Les mères ont ainsi parfois été décrites comme voulant imposer leur volonté à l’enfant, le moment du repas perdant de ce fait son caractère agréable [2]. Sous ce besoin de nourrissage se cacherait une vive angoisse de ne pas être une bonne mère, ou une angoisse d’abandon ou de mort [10]. Autour de la relation mère–enfant proprement dite, l’anorexie exprimerait deux grands types de problématiques : celle de la contrainte et celle du vide. Du côté de la contrainte, l’accordage de la mère a pu se faire de façon inadaptée aux besoins et aux rythmes de l’enfant ; le refus de la stimulation relationnelle, orale dans ce cas traduirait en fait une lutte de l’enfant pour son individualité. Du côté du vide, les objets externes ne donnent pas au nourrisson une attention portante, une pathologie du manque apparaît alors, l’enfant entre en dépression [12]. Mais le cas d’Alice nous a conduits à adopter un positionnement différent sur sa pathologie au regard des travaux récents [9] sur les nouvelles personnalités de base qui découleraient des nouvelles conditions d’élevage et d’éducation des enfants. Après avoir décrit ce tableau clinique nous tenterons d’expliquer étape par étape notre cheminement intellectuel. Notre ambition est de proposer une autre lecture de sa psychopathologie à la lumière de l’évolution des modèles familiaux. 1. Cas clinique La petite Alice a été hospitalisée pendant trois mois au centre de soins pour enfant de Bohars, service hospitalouniversitaire de pédopsychiatrie de Brest. Le motif d’hospitalisation était une anorexie avec perte de poids. L’épisode débute lors d’un séjour chez les grands-parents maternels ; Alice a alors quatre ans et sept mois. Au décours d’une probable intoxication alimentaire bénigne (un épisode de vomissement), Alice présentera brutalement et de façon rapide un changement de comportement. Elle semblait en effet triste, ne voulait plus être prise en photo, ne voulait pas ouvrir ses cadeaux de Noël et elle exprimait la crainte d’être empoisonnée, l’impression d’avoir des cheveux sur la langue, et refusait de mettre quoique ce soit dans la bouche (alimentation, brosse à dent, …). Devant cette anorexie qui s’installe très rapidement, les parents consultent en pédiatrie où Alice sera hospitalisée ; elle a alors perdu 1,5 kg en deux semaines. Les examens clinique et paraclinique effectués sont normaux hormis une hypoglycémie qui sera corrigée. Un examen gynécologique est effectué devant la suspicion d’abus sexuel (évoqué devant l’impression « de cheveux dans la bouche »), examen qui s’avérera normal. L’anorexie est totale, aux solides et aux liquides, et nécessite donc la mise en place d’une alimentation entérale par sonde nasogastrique, qu’Alice accepte facilement, et qui permettra une stabilisation du poids. Les parents se relaient pour être présents 24 heures sur 24 auprès d’elle. Elle sera vue par la pédopsychiatrie de liaison qui diagnostiquera un syndrome dépressif devant une tristesse de l’humeur, une amimie, une absence de jeu et de dessin. Alice évoque également pendant cette hospitalisation des craintes s’apparentant à des préoccupations nosophobiques : peur de vieillir, de mourir, d’être empoisonnée, d’avoir un virus, peur d’avoir un corps étranger dans la bouche. Devant une évolution traînante, Alice est transférée dans le service universitaire de pédopsychiatrie pour poursuivre les soins. Mais revenons sur sa biographie. Alice a quatre ans et huit mois lors de son admission, elle est scolarisée en moyenne section de maternelle. L’apprentissage est bon, ses relations avec les autres enfants aussi. Elle a un petit frère de deux ans et six mois. Ses parents sont d’un bon niveau socioculturel et économique. Alice ne présente pas d’antécédent personnel. Ses parents la décrivent au niveau alimentaire comme une enfant ayant toujours été « difficile » mais sans pour autant ramener d’élément à caractère pathologique. Dans les antécédents familiaux on retrouve des dépressions et suicide dans la famille paternelle, et le décès du grand-père paternel un an et demi avant le début des troubles. La mère d’Alice a fait deux fausses couches entre ses deux accouchements dont l’une a nécessité l’intervention du Samu à domicile, ce dont a été témoin Alice. La mère de la patiente nous évoque également des conflits entre elle-même, sa sœur jumelle et sa propre mère, conflits réactualisés à la naissance d’Alice. À son arrivée dans le service, Alice pèse 13,9 kg, mesure 105 cm, elle se situe à –2 DS (déviation standard) sur les courbes de poids standards. La sonde nasogastrique est à demeure. Le syndrome dépressif est confirmé (tristesse, amimie, ralentissement psychomoteur). Nous notons également une grande rivalité fraternelle, facilement livrée par la patiente mais totalement déniée par les parents. Les relations thérapeutiques sont difficiles du fait d’une opposition d’Alice qui se montre réticente à livrer l’histoire de la maladie et à exposer sa relation aux parents. Nous notons une dimension importante de maîtrise dans la relation à l’autre, ainsi qu’une certaine psychorigidité, et une « agressivité passive » en complet décalage avec sa présentation de petite fille fragile. Ces symptômes surprennent tout d’abord l’équipe soignante par leur intensité et les contre-attitudes extrêmement vives et angoissantes qui en S. Saint-André et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 345–350 découlent (angoisses de mort, craintes exprimées par l’équipe que la patiente fasse des malaises, comorbidité sous-jacente éventuelle, capacités de sollicitude violemment mobilisées). Elle refuse toute alimentation et hydratation, et elle s’oppose à la mise dans la bouche de tout objet solide ou même liquide. Dans le même ordre d’idée, il faut noter qu’elle ne met pas son pouce dans la bouche. Alice ne semble pas avoir d’objet transitionnel. Elle « joue » pourtant avec la nourriture, mélangeant divers ingrédients dans une dynamique agressive qui vise à dégrader les aliments. Ce jeu s’effectue en présence des soignants dans le cadre d’accompagnements individuels durant tout le repas ; le caractère anxiogène pour le soignant était alors important, ce qui semblait satisfaire la patiente. Cette dimension agressive est aussi repérée dans des phrases telles que « De toute façon je n’ai pas de parents et je n’ai pas non plus de petit frère », qu’elle dira aux soignants comme à ses parents. Il apparaîtra dans un second temps une désinhibition sociale, Alice se permettant de « jouer » avec des jurons enfantins (« caca », « prout ») ou d’assumer publiquement et ludiquement des éructations. Cette situation déclenche chez son père et sa mère une angoisse de ne pas être de bons parents, disqualifiés notamment par ce que leur fille pourra leur dire « De toute façon je n’ai pas de parents et je n’ai pas non plus de petit frère ». Ils nous décrivent une dynamique familiale marquée par d’importantes « pressions morales » et éducatives dirigées vers leur fille, autour de la réussite scolaire et de la propreté, avec en toile de fond le souci de la performance et de l’autonomisation. Le caractère non-maîtrisable de la situation les désoriente et ils livrent avec une certaine réticence coupable des éléments « signifiants » de la dynamique familiale. Ils décrivent ainsi une atmosphère familiale phobique (peur de la grippe aviaire, nécessité que les « doudous » restent propres …) et anxiogène, symptomatique en partie d’une volonté de maîtrise. Les parents présentent donc des éléments semblant être en miroir avec quelques traits présentés par leur fille. L’évolution du discours parental est étonnante. Alice est tout d’abord décrite comme une petite fille modèle incapable du moindre mauvais élan, surtout pas envers son frère : un véritable enfant idéal qui semble avoir subi le poids des exigences narcissiques parentales. Au cours de la prise en charge qui comportait notamment un soutien et un accompagnement aux parents, ceux-ci prirent conscience de la dimension agressive de cette enfant idéalisée qui n’avait jusque-là d’autre lieu d’expression de cette agressivité que le symptôme. Cette prise de conscience fut initialement marquée par un mouvement de rejet passager, les parents se sentant attaqués par cette enfant. Notre prise en charge est initialement marquée par une séparation d’avec le milieu familial : ● visites réduites en nombre (trois par semaine initialement) et en temps (une heure à chaque visite) ; ● absence de permission à la maison tant que la sonde nasogastrique ne pouvait être enlevée ; ● interdiction des « jeux » avec la nourriture ; 347 ● rendez-vous réguliers proposés à la famille pour les accompagner à verbaliser autour des souffrances induites par l’hospitalisation (angoisses, culpabilité) et pour leur permettre de s’approprier le projet de soin. Devant le caractère opératoire des relations intrafamiliales (marquées par des exigences éducatives importantes), les échanges avec les parents seront progressivement mis en place dans un registre que nous avons souhaité être essentiellement affectif (visites pour le coucher, le bain, lire une histoire, se promener…). Au fil de l’hospitalisation, nous remarquons une évolution dans la dynamique psychopathologique des troubles, malgré un refus persistant d’alimentation : la symptomatologie se rapproche en effet de celle d’une anorexie mentale de l’adolescente comme nous le verrons dans le chapitre « Discussion ». Les syndromes dépressif et phobique n’apparaissent alors plus au premier plan, faisant alors reposer la question du diagnostic. Parallèlement, la maîtrise devient plus grande avec une certaine jouissance en retour : jouissance de la maîtrise du symptôme, mais également maîtrise de la faim qui est indéniablement présente (malgré les invitations incessantes des enfants du service à manger, Alice refuse avec un sourire qui laisse perplexe). Nous pouvons également évoquer un parallèle entre les craintes de vieillir et de mourir exprimées par Alice « si je mange je grandis, si je grandis je vieillis et donc je meurs ! »), et les préoccupations de l’adolescente anorexique (modifications corporelles, accès à la sexualité et peur de devenir femme). L’épisode anorexique se résoudra brutalement et quasi spontanément après six semaines d’hospitalisation en pédopsychiatrie. En effet, quelques jours après avoir « goûté » des aliments, Alice reprendra de son plein gré une alimentation normale, c’est-à-dire des repas variés et complets. La sonde nasogastrique est alors enlevée puis Alice quittera le service, la reprise alimentaire étant stable et apparemment définitive. Alice pèse à sa sortie 15,4 kg. Un suivi psychiatrique est instauré ainsi qu’une prise en charge sous forme de visites à domicile thérapeutiques (VADT) [visite infirmière d’une heure par semaine en présence des enfants et des parents, entretiens médicaux une fois par mois proposés à la famille et réunions de l’ensemble de la famille et de l’équipe soignante trimestrielle] afin de continuer à travailler les problématiques familiales ayant pu émerger au cours des entretiens. Il est à noter qu’à l’amélioration des troubles de leur enfant, les parents ont mis fin à leur participation active au cours des entretiens, revenant à des modes de fonctionnement essentiellement marqués par la réticence et le déni. Le diagnostic retenu en fin d’hospitalisation selon la classification de l’OMS (CIM-10) est le suivant : « Trouble de l’alimentation de la première et de la deuxième enfance » (F98.2) et « Épisode dépressif léger » (F32.0) [11]. Selon la classification des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA 2000-R) [3], nous opterons pour le diagnostic : « Troubles des conduites alimentaires du nourrisson et de l’enfant » (7.14). 348 S. Saint-André et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 345–350 2. Discussion La symptomatologie initiale évoque fortement un épisode dépressif : tristesse de l’humeur, amimie, ralentissement psychomoteur, absence de jeu. Si l’on se réfère à la classification des anorexies mentales du nourrisson de Kreisler [6], il semble que le tableau clinique s’apparente à la catégorie des anorexies phobiques qui se traduit par une attitude phobique généralisée vis-à-vis de l’alimentation avec refus de la nourriture solide et liquide, et une attitude générale de crainte engendrée par le contact avec les aliments. Cette symptomatologie, survenant habituellement au cours de la deuxième année, s’enrichit volontiers d’autres symptômes phobiques (chez Alice, nous retrouvons une nosophobie). Puis la symptomatologie évolue, faisant évoquer par certains traits l’anorexie mentale de l’adolescente. Des comparaisons psychopathologiques ont déjà été étudiées [13], mais nous mettrons ici l’accent sur d’autres particularités. Ferrari [4] décrit ainsi, dans les cas d’anorexie mentale de l’adolescente, plusieurs aspects psychologiques que l’on retrouve chez Alice : un niveau intellectuel excellent, une méconnaissance des besoins et exigences corporelles avec tentative de maîtrise de l’appétit, une tentative de maîtrise du corps, de ses besoins et un sentiment de triomphe issu de cette maîtrise. Chez Alice cette maîtrise de la faim et la satisfaction en retour apparaissent clairement lors des repas en groupe, lorsqu’elle rejette en souriant les sollicitations des autres enfants pour la faire manger. Une lutte contre le sentiment de dépendance est également décrite (s’inscrivant dans un fantasme d’autosuffisance) ainsi que le maintien d’une relation de dépendance aux objets parentaux avec lutte contre celle-ci (conflit déplacé sur l’objet nourriture), lutte qui apparaît ouvertement chez Alice : « De toute façon je n’ai pas de parents et je n’ai pas non plus de petit frère ». Comme chez l’adolescente, l’anorexie apparaît chez cette petite fille lors d’une phase de séparation–individuation. Enfin, dans la dynamique familiale, nous retrouvons chez le père et la mère une grande crainte de ne pas être de bons parents [10]. Comment comprendre alors ce rajeunissement des symptômes ? C’est à la lumière des observations sociopsychologiques sur les coordonnées des familles contemporaines que nous allons tenter d’apporter une réponse à cette question. Les bouleversements sociaux, notamment depuis les années 1970, entraînent un changement dans les valeurs autour desquelles s’articule la famille. La « famille moderne » qui prospérait depuis la Révolution française, laisse place à la « famille contemporaine », dans laquelle le couple est fondé sur l’affectif, sans reconnaissance institutionnelle et sociale, et dans laquelle l’enfant est rare, donc idéalisé. La famille moderne est basée sur deux principes essentiels que sont l’autorité (autorité du père, réglementée par l’État) et le devoir (qui fait passer les intérêts de l’individu après ceux du groupe). Dans la famille contemporaine le consensus s’est substitué à l’autorité, engendrant une symétrisation des relations au sein du microcosme familial, et l’hédonisme a remplacé le devoir, plaçant le plaisir personnel au sommet hiérarchique des priorités sociales et visant à l’autonomie du sujet humain [7,9]. Sans aller jusqu’à dire que la famille d’Alice est typiquement une famille contemporaine, quelques aspects communs peuvent être dégagés. Comment ces caractéristiques pourraient-elles expliquer la symptomatologie ? Tout d’abord le consensus, valeur qui est fortement présente dans la dynamique de cette famille, a pu être à l’origine d’un déficit de la fonction de pare-excitation parentale, accentuant ainsi des angoisses de mort (peut-être réactivées en partie par le décès du grand-père paternel). Le besoin de maîtrise apparaîtrait alors comme un mécanisme défensif pour lutter contre cette angoisse. De plus, le consensus, par une symétrisation des relations parents–enfants, entraîne un lissage voire une confusion des générations, ce qui favorise chez les enfants l’expression de fantasmes de toute-puissance (dénégation des besoins corporels) et d’autoengendrement « De toute façon je n’ai pas de parents ». Dans une telle dynamique familiale, les conflits parents–enfants ont tendance à être évités, les adultes pris dans un investissement essentiellement affectif ne pouvant s’opposer à la toute puissance de leurs enfants, l’exercice de l’autorité leur étant insupportable. Cette volonté d’éviter les conflits, associée à l’angoisse de ne pas être de bons parents, engendre, via un besoin, voire une compulsion de réparation, la survenue d’angoisses de séparation avec bénéfices secondaires qui entretiennent la symptomatologie (par exemple : relais des parents 24 heures sur 24 auprès d’Alice lors de son hospitalisation en pédiatrie). Il est remarquable de souligner dans cette famille la forte pression à l’autonomisation, dans le sens d’une autonomie individualisante. La pression parentale s’exercera autour de la réussite scolaire et des acquisitions ; Alice nous surprendra par ses compétences intellectuelles et une hypermaturité que nous qualifierons d’ « opératoire » car essentiellement tournée vers la maîtrise de son environnement. Notons que l’individu est pris dans le paradoxe entre la forte pression à l’autonomisation et l’hyper-investissement affectif : ce paradoxe se traduit chez le sujet par un clivage entre hypermaturité « opératoire » et immaturité affective (angoisses de séparation). Cette volonté d’autonomisation a probablement participé pour partie à l’apparition du fantasme d’autosuffisance, traduit par le refus d’une dépendance alimentaire et d’une dépendance aux parents. Mais une question reste sans réponse : quelle est la teneur des fantasmes qui justifient ce refus de dépendance, dépendance manifestement insupportable pour Alice ? Un autre aspect est retrouvé dans la dynamique familiale : l’idéalisation de l’enfant. Cette idéalisation est marquée notamment par la dénégation, voire le déni, par les parents de l’agressivité de leurs enfants et de la rivalité fraternelle, rivalité et agressivité pourtant largement exposées au quotidien. L’agressivité d’Alice était également éminemment présente lors de ses jeux de dégradation de la nourriture. Le déni de cette agressivité, voire le soutien de son expression pulsionnelle ont probablement participé à la pérennisation des symptômes par l’absence de cadrage pulsionnel par les parents. Il y a là une non-reconnaissance par les parents de tout un aspect important S. Saint-André et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 345–350 de leur fille, porteur d’affirmation de soi, mais aussi de culpabilité (faire mal à l’autre) et d’angoisses (pouvoir détruire sans rencontrer de limites protectrices parentales). Nous pouvons aussi lire une dimension narcissique propre au fonctionnement contemporain dans l’idéalisation de cette enfant à qui il n’est pas reconnu de dimension agressive. Et c’est sur un plan narcissique que les parents perçoivent cette agressivité quand ils la reconnaissent au cours de la prise en charge, ce à quoi font écho des phrases comme « De toute façon je n’ai pas de parents ». L’investissement affectif majeur a amené à l’idéalisation de cette petite fille : avec une enfant parfaite il est alors facile d’être des parents parfaits. L’évitement des conflits et l’investissement affectif et narcissique d’Alice ont donc, à notre avis, concouru à la symptomatologie lorsqu’il devenait impossible de continuer dans cette voie. En effet, que dire de la pression subie par une enfant devant satisfaire au narcissisme parental, et devant enfiler les frusques d’un enfant idéal par trop éloigné de l’enfant qu’elle est ? Ne peutelle se convaincre que ce n’était en définitive pas elle que ses parents attendaient et qu’elle ne dispose probablement pas du potentiel suffisant pour les satisfaire [5] ? Nous avons aussi pu parler de la culpabilité et de la réticence des parents au cours des entretiens de famille. Mais pouvait-il en être autrement ? Dans notre société, l’enfant est rare (et donc objet d’un investissement narcissique plus important), les naissances sont planifiées et voulues, notamment grâce aux avancées scientifiques et médicales. Le déterminisme découlant de la volonté parentale (véritables décideurs de l’arrivée de l’enfant) et de l’investissement affectif majeur (trait contemporain) devient alors prépondérant quant au devenir de l’enfant. Tout cela permet à des fantasmes de toutepuissance, réactualisés notamment au moment de la grossesse et de la naissance, de perdurer. Dans les croyances populaires contemporaines (véritable mythe contemporain), tout se passe comme si l’enfant chéri ne pouvait évoluer mal, puisque la volonté parentale a décidé du moment de la naissance et que l’investissement affectif est à la hauteur des attentes narcissiques des parents. « Et puis un enfant c’est un tel bonheur […] et puis les parents sont démissionnaires à notre époque… » : c’est dans un tel discours ambiant que les parents d’Alice, comme tout parent d’un enfant en souffrance, ne peuvent se vivre que comme coupables et « déficients », ne pouvant exprimer leur déception à l’égard de cet enfant du désir [5] car ce sont précisément eux qui l’ont « fait », c’est leur « œuvre » et toute imperfection ne peut que les blesser profondément (et/ou les rendre extrêmement agressif à l’encontre de l’enfant). Au vu de ce qui précède, nous voyons combien le symptôme est puissant car il touche à la nourriture (bonne–mauvaise mère), donc à la relation primordiale, et renvoie à la mort (anxiogène), avec à la fois la peur de mourir par l’absorption de nourriture « dangereuse », mais aussi le risque de mourir comme conséquence de l’arrêt de l’alimentation. Mais il constitue aussi une attaque du parent sur le plan narcissique, le dévalorisant et le culpabilisant. Là aussi se retrouvent des bénéfices secondaires faisant échos à des fantasmes de toute-puissance chez cette enfant. 349 3. Conclusion Les familles contemporaines (en lien avec les sociétés contemporaines) proposent un cadre éducatif beaucoup moins contraignant que dans le modèle moderne où l’expression pulsionnelle était fortement réprimée, entraînant la création d’instances psychiques puissantes notamment le sur-moi (intériorisation des exigences du socius) et l’idéal-du-moi (version travaillée et socialement valorisée du moi-idéal tout-puissant de la prime enfance). Cette intériorisation des exigences du groupe social permettait à l’individu de vivre en groupe au prix de conflits intériorisés entre les exigences du désir et celles du groupe (c’est la névrose). Dans le modèle contemporain, cette exigence à l’égard de l’expression des pulsions est tout autre, l’enfant étant très tôt encouragé dans l’expression de ses capacités et compétences. L’accent est mis préférentiellement sur l’épanouissement de ses « immenses » potentialités, postulées présentes en totalité dès sa naissance et sur son autonomisation, hélas parfois au détriment de son individuation. Ce nouveau cadre éducatif, fort lâche et peu contraignant en termes de normes sociales, qui accompagne le déploiement et le travail des pulsions, contraste avec la forte pression sociale qui s’exerce sur les parents et l’enfant pour l’autonomisation de l’enfant, et pour une stimulation incessante et supposée être « bénéfique » de ce dernier. Ainsi, pouvons-nous voir en pratique des enfants et adolescents présentant une hypermaturité que nous qualifierons d’ « opératoire », car essentiellement tournée vers la maîtrise de leur environnement [8,9] qui semble comme être mis à leur disposition pour leur action, sans beaucoup d’interférences parentales. Cette hypermaturité est souvent contrastée par une immaturité affective avec des jeunes ne pouvant rien livrer de leur monde interne et tout en étant aux prises de mouvements affectifs et émotionnels dont ils sont alors les dupes et qui les agissent. Ces quelques aspects de comparaison entre la dynamique de la famille d’Alice et les valeurs décrites dans les familles contemporaines ne suffisent pas, bien évidemment, à expliquer l’ensemble de la symptomatologie. Mais ils permettent d’expliquer en partie le rajeunissement, du moins l’observation plus précocement, de certains troubles. Aux dernières nouvelles, environ un an après son hospitalisation, Alice a poursuivi une alimentation et une scolarité normale. Elle bénéficie d’un suivi psychothérapeutique de même que sa mère. Cependant, le travail à domicile a été mis à mal par le fonctionnement familial, avec une maman faisant preuve, à l’égard de son enfant et des soignants, de maîtrise, voire d’emprise. Cette dynamique a contribué à mettre fin aux VADT vécues comme trop intrusives. Ce besoin de contrôle, de maîtrise, d’emprise de la mère rappelle bien évidemment certains traits du profil psychopathologique des mères anorectiques que nous avons cités auparavant. Les deux abords psychopathologiques, l’un « classique » centré sur la relation mère–enfant, et l’autre axé sur l’évolution de notre société et des modèles familiaux avec l’hypothèse de l’émergence de nouvelles personnalités, abord que nous avons cherché à explo- 350 S. Saint-André et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 345–350 rer ici, ne nous paraissent donc pas exclusifs mais bien complémentaires. Références [1] [2] [3] [4] [5] Chatoor I. Infantile anorexia nervosa: a developmental disorder or separation and individuation. J Am Acad Psychoanal 1989;17(1):43–64. Chatoor I, Egan J, Getson P, Menvielle E, O’Donnell R. Mother-infant interactions in infantile anorexia nervosa. 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