“Tort avec Sartre ou raison avec Aron”?

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“Tort avec Sartre ou raison avec Aron”?
“Tort avec Sartre ou raison avec Aron”?
Ou sont les intellectuels français ? Déjà à l’étranger ?
Nul besoin de s’étendre à nouveau sur la disparition de nos penseurs hommes littéraires, ils sont
surement parmi nous mais doivent choisir de ne pas relever le gant faute de débateurs à
hauteur. Ou normale sup aussi ne formate-t-elle plus que des “prêt à penser socilio”
dévoyés ? Reste alors la nostalgie du passé. De ce passé que même les plus de vingt ans ne
connaissent pas tous. En 1924, l’Ecole normale vit entrer la même année Sartre et Aron (cette
promotion-là, fut un grand cru pour l’Ecole: elle comptait également les philosophes Georges
Canguilhem, Paul Nizan, Daniel Lagache pour la petite histoire).
Aron lisait Alain, Sartre lisait Stendhal; Aron plaidait contre la guerre, Sartre cherchait à faire
l’amour… “Voulez-vous que je vous dise qui est, en réalité, Aron? demanda Sartre à Jean Cau.
C’est une supériorité qui tourne à vide et qui ne s’exerce que sur des gens qu’il considère par
ailleurs comme des crétins.” On ne parle bien que de soit même décidément.C’est la politique qui
sépara les deux petits camarades, mais qui donna, du même coup, à la querelle de ces géants
toute l’ampleur d’un monde en guerre.
A l’un la droite, à l’autre la gauche pensent certain
,Il faut dire qu’à force de “se mettre
toujours à la place de celui qui gouverne”, et de préférer ce qu’il croit vrai à ce que d’autres
auraient plaisir à entendre, Aron s’est rarement trompé.
Aron, l’universitaire pondéré qui distingue “les intellectuels qui cultivent les illusions, et ceux qui
les déracinent” est sans doute moins séduisant que Sartre, le polygraphe pour qui “contre le veau
d’or du réalisme” il faut “rappeler l’existence du fait moral”. L’adage s’impose d’emblée: “Il vaut
mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ».
” Alors, à l’un le conservatisme, à l’autre la justice sociale” comme il s’écrit souvent à l’époque? A
l’un la droite, à l’autre la gauche, autre pensée courante? Jugeons-en. Aron le “spectateur
engagé” fut un des premiers à partir à Londres après la défaite de juin 1940, alors que Sartre,
héraut de l’engagement, oublia quelque peu d’être résistant (“Pendant l’Occupation, j’étais un
écrivain qui résistait, et non un résistant qui écrivait.”);
En 1955 , Raymond Aron publie « L’opium des intellectuels » ou il y livra dans une dernière partie
flamboyante son analyse sur ” l’aliénation des intellectuels » comme il aimait l’appeler.Pour
aron,les intellectuels français, sont des révolutionnaires qui détestent une société qui leur donne
un niveau de vie confortable et ne nuit pas à leurs libertés. Leur antiaméricanisme extrêmement
virulent leur fait trahir leur mission : un intellectuel devrait apaiser les passions.
L’auteur y étudia également « les intellectuels et leurs idéologies » dans trois pays : la GrandeBretagne, les Etats-Unis et la France. Dans le premier, les intellectuels débattent sur des
questions purement techniques. Dans le deuxième, ils se querellent au sujet des moyens et non
des fins. Enfin en France, ils prétendent être les porte-parole de l’humanité entière et, de ce fait,
tendent à aggraver les problèmes plutôt qu’à les résoudre.
Par certains aspects, l’ouvrage de Raymond Aron est certes , suranné. Écrit par un intellectuel
libéral, et de droite, il a été publié dans un contexte de guerre froide où la plupart des autres
intellectuels dénonçaient les Etats-Unis comme un enfer. Lucide, Aron, lui, avait bien vu la
nouvelle menace qui planait, après le nazisme : c’était le communisme. D’un point de vue
historique, donc, il s’agit d’un livre témoin dans la mesure où il donne une image des tensions
politiques et intellectuelles de la Guerre froide, en France.
Mais l’histoire, plus que tout autre chose, a donné raison à l’auteur : la gauche est un mythe et
est toujours aussi divisée ; la révolution est morte en 1989, plus personne n’en parle, à
l’exception de quelques uns, comme Olivier Besancenot ; enfin, le mot même de prolétariat n’est
plus du tout employé. L’URSS et, plus généralement, tous les régimes communistes, furent de
véritables enfers tandis que les Etats-Unis ne paraissent pas avoir tout à fait échoué, ni sur le plan
politique, ni sur le plan économique ou social.
Mais la question primordiale de cet ouvrage de référence qui est ce sur quoi je voulais arriver
est : qu’elle est la mission de l’intellectuel? Aron dénonçait dans cet essai une
intelligentsia de gauche qui avait choisi le mensonge et les crimes, par passion
idéologique, plutôt que la vérité et la justice. Pour lui, l’intellectuel est celui qui fait
usage de sa raison et de sa lucidité. Sur ce point, ce livre est encore d’actualité.
Certaines des idées d’Aron ont été reprises par un autre grand penseur libéral, s’inscrivant,
comme Aron, dans la tradition du libéralisme politique qu’est Jean-François Revel. Ce dernier a
également dénoncé la croyance en la philosophie de l’histoire, y décelant, comme et Aron, une
dimension totalitaire. Il fut lui aussi un grand combattant antitotalitaire, contre le nazisme
d’abord, puis contre le communisme. Il a expliqué que le communisme a commis ses crimes au
nom du Bien et que le totalitarisme se justifiait par la noblesse et la générosité des intentions :
c’est bien ce qu’a écrit Aron : « la fin sublime excuse les moyens horribles. »
L’Opium des intellectuels est donc un livre incontournable pour ceux qui s’intéressent à l’histoire.
Il est un livre témoin de son époque et il offre une réflexion sur l’histoire et sur l’engagement.
Nous lui rendons hommage et espérons nous inscrire, humblement, dans son sillon de pensée.
ARON, Raymond, L’opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955, rééd., Hachette,
« Pluriel », 1991.