Faut-il tuer le chien de Candy ?

Transcription

Faut-il tuer le chien de Candy ?
❹ Faut-il tuer le
chien de Candy ?
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Il s’arrêta et renifla, et, tout en reniflant, il baissait les .
yeux vers le chien.
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— Nom de Dieu, ce que ce chien pue ! Fais-le sortir,
Candy ! J’connais rien qui pue autant qu’un vieux chien.
Allons, fais-le sortir.
Candy roula jusqu’au bord de son lit. Il avança la
main et caressa le vieux chien, et il s’excusa.
— Il y a si longtemps qu’on est ensemble que
j’m’aperçois même pas qu’il pue.
— Enfin, moi, j’peux pas le supporter ici, dit Carlson.
Ça pue même après qu’il est parti.
De son pas lourd, il s’approcha du chien et le regarda.
— Il n’a plus de dents, dit-il. Il est tout plein de
rhumatismes. Il n’peut plus te servir à rien, Candy. Il
n’peut même plus rien faire pour lui-même. Pourquoi .
que tu le tues pas, Candy ?
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— Ben… bon Dieu ! Y a si longtemps que je l’ai. Je l’ai .
depuis qu’il était tout petit. J’ai gardé les moutons avec .
lui.
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Il dit fièrement :
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— Vous le croiriez pas à le voir, mais c’était le 60
meilleur berger que j’aie jamais vu.
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George dit :
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— J’ai connu un type, à Weed, qu’avait un Airedale
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qui pouvait garder les moutons. C’étaient les autres
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chiens qui lui avaient appris.
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Carlson n’était pas homme à se laisser distraire.
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— Écoute, Candy, ce vieux chien souffre tout le
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temps. Si tu l’emmenais et que tu lui foutrais une balle,
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en plein dans la nuque… — il se pencha et montra
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l’endroit — juste ici, il ne s’en apercevrait même pas.
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Candy jeta autour de lui un regard malheureux.
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— Non, dit-il doucement, non, j’pourrais pas faire ça.
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Y a trop longtemps que je l’ai.
— Sa vie n’est pas drôle, insista Carlson. Et il pue
comme tous les diables. J’vais te dire. C’est moi qui le
tuerai à ta place. Comme ça, t’auras pas à le faire.
Candy sortit ses jambes de dessus le lit.
Nerveusement, il frottait les poils blancs de ses joues.
— J’suis si habitué à lui, dit-il doucement. J’l’ai depuis
qu’il était tout petit.
— C’est pas être bon pour lui que de le garder en vie,
dit Carlson. Écoute, la chienne de Slim vient justement
d’avoir des petits. J’suis sûr que Slim t’en donnerait un à
élever, pas vrai, Slim ?
Le roulier avait observé le vieux chien de ses yeux
calmes.
— Oui, dit-il, tu peux avoir un des chiots, si tu veux.
Il sembla, d’une secousse, reprendre le libre usage de
sa parole.
— Carl a raison, Candy. Ce chien n’peut même plus
rien faire pour lui-même. Si je deviens vieux et infirme,
j’voudrais que quelqu’un me foute un coup de fusil.
Candy le regarda d’un œil désespéré, parce que les
paroles de Slim avaient force de loi.
— Ça lui fera peut-être mal, suggéra-t-il. Ça
n’m’ennuie pas de prendre soin de lui.
Carlson dit :
— De la façon que je le tuerai, il ne sentira rien. Je
mettrai le fusil, juste ici — il montra du bout de son pied
— droit dans la nuque. Il aura même pas un frisson.
[À ce moment-là, Whit apparaît et apporte à Slim un
magazine, au sujet duquel ils discutent un instant.]
— Carlson ne s’était pas laissé distraire par la
conversation. Il continuait à regarder le vieux chien.
Candy l’observait, mal à l’aise. À la fin, Carlson dit :
— Si tu veux, j’le soulagerai de ses peines à l’instant
même, le pauvre diable. On n’en parlera plus. Il ne lui
reste plus rien. Il peut pas manger. Il peut pas voir, il
peut même pas marcher sans que ça lui fasse mal.
Candy dit avec un peu d’espoir.
— T’as pas de fusil.
— Avec ça. J’ai un Luger. Ça ne lui fera pas mal.
Candy dit :
— Demain, peut-être. Attendons à demain.
— J’vois pas de raison, dit Carlson.
Il se dirigea vers son lit, tira son sac qui se trouvait
dessous, et en sortit un pistolet Luger.
— Finissons-en, dit-il. On ne pourra pas dormir avec
cette puanteur autour de nous.
Il fourra le pistolet dans sa poche de derrière.
Candy regarda longuement Slim dans l’espoir qu’il
soulèverait quelque objection. Et Slim n’en fit aucune.
Candy, découragé, finit par dire, doucement :
— Alors, c’est bon… Emmène-le.
J. STEINBECK, Des souris et des hommes, Chap. III, folio, 1955