Extrait des deux premières pages (seconde 10)
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Extrait des deux premières pages (seconde 10)
DIGÉRONS MIEUX « Oui ; mieux que la raison, l'estomac nous dirige. » Jacques-François Ancelot - L'Important. Les molaires d'O-Fuguro-San venaient d'écrabouiller la tête du petit poulpe encore vivant une seconde plus tôt. Huit tentacules s’agitèrent dans un dernier spasme entre ses lèvres grasses, alors qu'un jus bleuâtre ruisselait de sa bouche. L'énorme Japonaise dut recourir à ses doigts poisseux aux ongles peints en jaune clinquant, pour décoller la double rangée de ventouses qui s’était agrippée à sa narine gauche. Dans un bruit de succion gluante, elle aspira les petits bras désormais inertes du céphalopode rosé dont les multiples petites tâches lumineuses viraient maintenant au gris clair. La « gourmandise » aux yeux globuleux disparut vers l’estomac de la poissonnière. Elle observait d'une œillade avide les jeunes pieuvres survivantes qui se blottissaient les unes contre les autres dans un coin du petit bassin qui leur était réservé, quand l'un de ses commis arriva, essoufflé et transpirant : - O-Fuguro-San ! O-Fuguro-San ! Il haletait et s’exprimait avec difficulté. C'est… incroyable… Il faut que vous voyiez ça ! Entre ses paupières bouffies, qui ne lui offraient pour tout champ de vision qu'une fine fente horizontale, la femme obèse tourna lentement le regard vers le jeune homme agité qui osait la déranger pendant sa troisième petite collation matinale. - K'so ! Jura-t-elle en soufflant. J'espère pour toi que tu as une raison valable pour m'importuner ainsi ! La voix grave fit se courber l'apprenti. 5 ©Yann YORO 2010 - Veuillez me pardonner Senseï… Mais votre cœur va se remplir de bonheur quand vous aurez vu le… heu, le poisson ! - … Parle ! - Il s'agit d'un mola-mola, O-Fuguro-San, la plus grosse môle du monde, assurément ! On la dépose en ce moment même devant les docks frigorifiques ; elle arrive tout droit du nord des îles Aléoutiennes… Vous devriez aller la voir ! Le nord des îles Aléoutiennes… Son jeune commis sous-entendait par cette précision que le mola-mola n’était vraisemblablement pas contaminé par un ou plusieurs de ces épouvantables déchets radioactifs tels que l’iode, le strontium ou le césium que la centrale nucléaire de Fukushima avait tragiquement vomis dans le Kuroshio en 2011. Ce « courant noir », comme l’ont surnommé les Japonais du fait de sa couleur sombre, se trouve être le deuxième courant marin le plus puissant du monde après celui de l’Antarctique, et il file vers l’Alaska et le Canada, pour ensuite plonger le long de la côte est des États-Unis. Fort heureusement, il ne pénètre qu’assez faiblement dans le courant glacial de la poissonneuse mer de Behring. Avec cette impassibilité qui semble caractériser les personnes en surcharge pondérale, O-Fuguro-San contempla la zone du marché gigantesque au milieu de laquelle se trouvait son commerce. Elle avisa l'heure sur une des nombreuses horloges qui égrenaient le temps dans cet immense temple dédié aux produits alimentaires issus de la mer : 8 h 41, sa journée de travail était presque terminée. Elle pouvait se permettre d’abandonner son poste une vingtaine de minutes ; son commis la remplacerait, et il y avait peu de risque qu’à cette heure-là elle rate un bon client. Observant tous les bassins dans lesquels nageaient, rampaient ou se tortillaient des centaines de créatures aquatiques prisonnières, la numéro un des grossistes en espèces vivantes du plus vaste marché aux poissons du monde ne put s'empêcher d'avoir un pincement à l’estomac. Le nombre de vendeurs et la quantité de fruits de mer avaient en effet diminué de moitié depuis la contamination d’une vaste partie de l’océan Pacifique Nord. Et, de plus, ce lundi 21 mai 2012 se trouvait être sa dernière journée à Tsukiji, car le reste de la semaine serait consacré au déménagement de ses aquariums vers la nouvelle halle futuriste qui se construisait sur l'île de Toyosu, à quelques kilomètres au sud, en bordure de la baie de la capitale nippone. La municipalité avait finalement décidé de libérer l'espace occupé depuis près de quatre-vingts ans par le célèbre marché aux poissons de Tokyo, parce qu'il était devenu trop dérangeant et presque insalubre au milieu des quartiers chics de la ville. L’impressionnant transfert des lieux avait débuté quelques mois 6 ©Yann YORO 2010