1 Les courbes indolentes de la Leyre s`effaçaient sous les

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1 Les courbes indolentes de la Leyre s`effaçaient sous les
Les courbes indolentes de la Leyre s'effaçaient sous les
frondaisons crues du printemps revenu. Le remous glauque
s'illuminait sous les rayons du soleil ragaillardi. Une brise
imperceptible tempérait l'air moite le long du cours paresseux de
la rivière. Seules les berges proches du bord offraient leur reflet
à l'onde épaisse ; au milieu, l'opacité froide rejetait toute
réfraction de lumière. Des bandes effarouchées de martinets
effleuraient les flots d'une rive à l'autre, jetant leur cri fauve sous
le dôme endormi de la forêt proche, pourtant invisible. Quelques
canards sauvages plongeaient au ralenti, sur l'onde calme. Les
pattes largement déployées, ils glissaient sur quelques mètres
avant d'entamer leur promenade déhanchée le long des talus
humides.
Un martin-pêcheur, en quête de nourriture
providentielle, progressait de branche en branche. Attentif, l'œil
vif, toujours fixé sur le fil de la rivière, il demeurait silencieux.
pagayeurs s'activaient, coordonnant parfaitement leurs
mouvements. Les bras tendus au-dessus de la double spatule, un
adolescent caressait la surface de l'onde épaisse ; il répétait
inlassablement le même geste, d'un côté et de l'autre ; la
souplesse de ses poignets permettait à la pagaie de frôler les
premiers centimètres d'eau, de pousser pour accroître la marche
du canoë. Chaque mouvement le propulsait au-devant des flots.
L'un d'entre eux, Jérémy, avait tellement progressé qu'il se
retrouva bientôt isolé. Obligé d'attendre ses compagnons, il
déposa la rame en travers et se laissa dériver, coudoyant le ras de
la berge décomposée. Un puissant relent de vase mêlé aux
racines pourries le fit grimacer. La pointe de l'embarcation
s'immobilisa enfin au pied d'un frêne.
Le garçon qui
l'accompagnait dans la barque n'avait pas prononcé un seul mot
depuis le début de l'expédition.
Troublant la quiétude de ce décor d'un autre monde, des
voix dissonantes, des rires fusèrent en amont. Le choc sourd et
cadencé des rames fouettant rageusement l'eau se répercuta au
détour d'un coude généreux. La pointe effilée d'un canoë
déboucha derrière le tronc massif d'un saule. L'irruption
soudaine de cette fine carcasse rouge émergea sous la luxuriance
verte. Une seconde embarcation apparut derrière la première ;
six en tout accaparaient la rivière. Cet arc-en-ciel impromptu
flottait, irrégulièrement, sur le ruban de la Leyre. Deux
Le moniteur arriva près d'eux, précédant les suivants,
largement distancés. Il cala la proue contre la première barque :
- Jérémy ! Ne recommence pas, sinon je t'exclus du groupe. Je
suis responsable de cette descente. Gérer seul six canoës et le
double d'adolescents un peu fous qui se prennent pour des
champions n'est pas une partie de plaisir ! Compris ? Reste
derrière moi !
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- O.k.! Je vous le promets ... on se sent tellement confiants !
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Justement. Évite de penser que tu ne risques rien, bien calé
dans ta petite embarcation. Reste constamment vigilant ! Je
sais que tu as énormément progressé. Mais avant de franchir
un palier supplémentaire, écoute mes conseils. J'avoue que
j'aurais beaucoup de mal à t'exclure.
Merci, j'ai compris la leçon. On continue ?
La troupe poursuivit sa lente descente avant d'entamer un
difficile retour, à contre courant.
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Au nord, sur le bassin d'Arcachon. Dans sa villa nichée
sous un jardin parfumé, terré au milieu de la ville d'hiver,
Charlotte Creyssac, la mère de Jérémy, s'affairait en cuisine. Sa
fille de douze ans, Alice, la dévisageait. Elle s'agenouilla devant
une chaise où avait l'habitude de se coucher le chat de la maison,
Percy. Imposant fauve au poil soyeux, il ronronnait sous les
caresses de la fillette. Il étira paresseusement ses pattes massives,
ouvrit ses pupilles aux éclats de péridot et retrouva sa pause
favorite, le dos tourné en boule contre le dossier de la chaise. La
petite fille détaillait les moindres gestes de sa mère dont la haute
stature lui conférait une allure guindée, déterminée. Il émanait
de tout son être un élan de puissance, presque de rusticité. En
toute occasion, elle avait connu sa mère sereine, dominatrice.
Elle lui demanda :
- Il rentre quand Jérémy ?
–Nous irons à sa rencontre plus tard. Il te manque ?
–Oh oui ! Il a dû gagner la course, ça c'est sûr !
–Ce n'est pas une course. Il est allé découvrir la Leyre en canoë.
Il excelle dans tous les sports liés à l'eau. Tu l'as vu, l'été
dernier, sur le bassin ...
–Mon frère aime tous les sports. Et moi, je l'adore !
Elle s'approcha trop rapidement du chat.
réfugier dans une pièce voisine. La petite rajouta :
Il courut se
- Papa, on le voit bientôt ?
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Dans deux jours.
Pourquoi il vit pas avec nous ?
Son cabinet est à Bordeaux. Il sera là samedi, comme
d'habitude.
Tu crois qu'il nous aime ? demanda Alice, inquiète.
Quelle question, mon ange ! Oui, tous les trois.
Je croyais qu'il ... enfin, Jérémy m'a raconté que ...
Quelles bêtises a-t-il inventées ? Sois tranquille, mon Alice,
papa nous aime.
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
Une délicieuse odeur de tarte flottait dans la cuisine.
Charlotte se tourna vers sa fille, un sourire au bord des lèvres.
Toutes deux partirent vers le jardin ensoleillé, sous les effluves
capiteux de la glycine. Arcachon éclatait de splendeur, après le
passage d'un hiver doux, déjà lointain. Quelques stigmates de la
tempête qui avait sévi en janvier désorganisaient le décor des
villas voisines.
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Alors Jérémy, tu as gagné ?
Quoi ? Qu'est-ce que j'ai gagné ?
La course, en bateau ...
Bien sûr ! C'est moi le meilleur ! rajouta-t-il, un clin d'œil
complice pour sa mère.
Il passa par la cuisine. Charlotte reconnut le bruit du
réfrigérateur. La remarque qu'elle s'apprêtait à formuler resta
dans sa gorge ; son fils, un verre de soda à la main, revint vers
elle :
En fin d'après-midi, Jérémy entra en courant. Il surprit sa
mère.
- Dis maman, je peux sortir ce soir ?
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- Tu es déjà là ?
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Le père d'un copain m'a déposé.
Tu aurais pu prévenir ! Ton portable est en panne ?
Je n'ai pas eu le temps.
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Il s'approcha de sa petite sœur et l'embrassa :
- Salut ma puce.
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Ça dépend ...
De quoi ?
Des amis qui t'accompagnent.
Tu les connais. C'est toujours la même bande. Je te promets
de rentrer tôt.
Pour toi, tôt c'est quelle heure ? ironisa-t-elle.
Une heure du mat', pas plus.
Accordé, mais parce que c'est le dernier jour des vacances.
Tu rentres dimanche avec ton père.
Je sais !
Pendant les deux semaines de Pâques passées auprès de
sa mère, Jérémy avait presque oublié le lycée, Bordeaux, son père
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et ... Patricia. Tel un tourbillon, il regagna rapidement l'intérieur
de la villa. Alice restait debout sur le perron, l'air songeur. Elle
vivait en étroite communion avec son frère, restait admirative
devant ses exploits sportifs, son incroyable audace. Elle en
venait même à envier ses fréquentations d'adultes, la cour
assidue de ses nombreuses copines, les rires de ses camarades.
Le chat chauffait sa fourrure miel le long d'un rayon de soleil
tamisé par la haie touffue des sapinettes. Il s'était étiré sur une
longueur inouïe, la tête tournée vers la maison. Sa queue
fouettait énergiquement le sol, signe de sa constante nervosité. Il
guettait le moindre mouvement d'un insecte, à terre. Parfois, il
lançait la patte pour arrêter la course d'une fourmi ; puis,
patiemment, il reprenait sa traque statique.
Charlotte, assise sous la véranda jouxtant la maison à
l'arrière, avait ouvert un livre. Elle s'évada, un instant, des pages
fournies pour observer son bien.
La villa dressait son
architecture d'un siècle passé au-dessus d'un jardin à l'anglaise.
Sa partie basse, rafraîchie par les ombrages des pins-parasols,
était invisible de la rue principale. La clôture se fondait sous le
coulis toujours vert des tulipiers adroitement bordés de lauriersroses ; une barrière de jeunes oliviers doublait habilement la haie
de sapinettes. Levant les yeux vers la façade, elle reçut l'éclat
immaculé de la balustrade en bois. Des croisillons blancs
encadraient les portes-fenêtres de la terrasse. Puis, l'arête fine et
pointue de la toiture se perdait sous l'immensité d'un ciel azur.
Les différents arômes s'élevant de la terre vinrent la pénétrer.
L'entêtante fragrance de la glycine, juste refleurie depuis une
semaine, flottait tout autour du perron. Dans le carré courant le
long de la véranda, l'odeur incomparable du muguet fusait sous
la chaude caresse du soleil. Un peu plus en avant, dans le jardin
sauvage, des pousses de giroflées embaumaient jusque sous les
fenêtres du premier étage. Des hampes fournies de lilas blanc
s'épanchaient sur le sol de la terrasse. Charlotte entretenait ellemême son petit coin de paradis comme elle s'amusait à le
nommer. Entretien à minima. Il fallait que la nature ne
connaisse aucune entrave à sa liberté ; la pelouse exigüe, coincée
entre la véranda et le mur séparant la villa voisine, était
sagement tondue. Bénéficiant de longues périodes d'ombre, elle
conservait sa nuance émeraude tout au long de l'été. Parfois,
Charlotte tendait un hamac entre deux minuscules chênes
rabougris. De là, elle pouvait apercevoir la propriété mitoyenne,
déserte.
Quand la soirée les réunit tous les trois à l'intérieur de la
villa cossue, le chat vint les rejoindre, émettant de brefs
miaulements. Tout en ronronnant, il frottait son échine tiède
contre les jambes de la fillette. Jérémy fut le plus prompt à lui
glisser sa pâtée. Alice, agacée, le sermonna. Pour toute réponse,
il éclata de rire. Une fois encore, sa bonne humeur eut raison des
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taquineries moqueuses de sa sœur. Charlotte appréciait ces
moments de détente familiale. Pierre ne paraissait pas manquer
à leur bonheur. Pierre serait de retour dimanche.
Jérémy arborait une marinière sur un jean clair. Il avait
jeté, nonchalamment, un tee-shirt bleu en travers de ses épaules.
Ses cheveux, mi-longs, étaient correctement disciplinés. Sa sœur
le regardait attentivement :
- Comme tu es beau ce soir !
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Ce soir seulement ? Je croyais l'être tous les jours.
Quelle arrogance ! jubila sa mère. Je crois que tu me
ressembles, non ?
Si tu le dis ... Bonsoir toutes les deux. A demain !
Sois prudent !
Comme toujours ! Bisous.
Il claqua la porte vitrée et partit à pied pour rejoindre le
cours Lamarque. Le lieu de rendez-vous avec ses amis se situait
tout à côté de la basilique Notre-Dame.
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Malgré le soin apporté par Jérémy à rentrer le plus
silencieusement possible, quand il referma la porte de sa
chambre, sa mère sursauta. Trois heures et demie. Bien qu'elle
lui accordât toute confiance, elle n'en fut pas moins courroucée
en constatant son retard. Avant le retour de son époux à la villa,
elle aurait une explication avec le fils aîné.
Ses jeunes
fréquentations, pour peu nombreuses qu'elles soient lui étaient
bien connues.
Groupe hétéroclite. Le plus âgé, Arnaud, vingt-quatre
ans, dont le père médecin à Bordeaux avait épousé une
infirmière, entamait sa quatrième année de médecine. Jeune
homme à l'avenir tracé, au tempérament placide et réservé, il
contrastait étonnamment avec le caractère enjoué, sportif, de
Jérémy. Récemment intégré au sein du groupe, Nicolas, tout
juste âgé de dix-huit ans, avait en ligne de mire l'échéance proche
du bac. Ses parents venaient d'acquérir un restaurant dans la
banlieue bordelaise. Thomas, plus jeune et plus intrépide, à
peine seize ans, habitait Arcachon où ses parents tenaient un
commerce de prêt-à-porter. Trois jeunes filles complétaient la
joyeuse bande. La cadette venait de fêter ses seize ans, Héloïse.
A peine sortie de l'enfance, naïve, maladroite, elle avait du mal à
s'imposer. Souvent objet de railleries de la part de ses aînés, elle
s'isolait souvent. Enfin, les jumelles Myriam et Julie Delbrut,
vingt ans. Leurs parents, avocats au barreau de Bordeaux,
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avaient acheté une villa à Arcachon, dans un quartier proche où
vivaient les Creyssac. Issues de la Martinique par la lignée
paternelle, le charme discret de leur peau ambrée, les courbes
harmonieuses de leur corps, leurs longs cheveux d'ébène les
attiraient tous.
pourrait entendre le timbre de sa voix. Sa voix ! Porte d'entrée
d'un monde à deux qu'elle imaginait ... Secrètement, elle prenait
plaisir à s'extirper, peu à peu, de la bande d'amis. Elle se croyait
habile à manœuvrer pour affranchir Arnaud de sa timidité.
Lentement, elle parviendrait à l'intéresser, à le mener vers elle.
Jérémy, en particulier, recherchait sans cesse la
compagnie de Myriam. Amusée par son jeu, elle ne s'en
offusquait pas. Au contraire, ravie de ses nouveaux talents de
séductrice, elle se détachait de plus en plus du groupe pour
trouver refuge auprès de lui. Sa sœur Julie, à la fibre artistique
plus affirmée, passait la plupart de ses loisirs à écrire. Tous les
genres littéraires naissaient sous son style particulier : poésies,
nouvelles, contes pour enfants. L'ébauche d'un roman à peine
entamé, elle avait vu, d'un coup, fondre sa légendaire frénésie.
La cause ne pouvait qu'être la présence d'Arnaud. Sans savoir ce
qui la poussait vers lui, elle oubliait les autres dès qu'il
apparaissait.
Son allure la fascinait.
Il marchait sans
précipitation, d'un pas souple et délié. Toujours vêtu sans
recherche, le port classique d'un jean et d'une chemisette assortie
lui conférait une image de classe qu'il ne recherchait pas
vraiment. Ses cheveux châtains, taillés très courts, encadraient
un visage glabre aux traits presque trop réguliers. Des yeux
noisettes, dissimulés sous des cils fournis et longs, semblaient
curieux et charmeurs. Enfin, Julie attendait le moment où elle
Charlotte se leva la première. Elle prépara le petit
déjeuner servi en terrasse. Ce soir, Pierre serait là. Cette idée la
froissa. Confortablement installée dans sa nouvelle vie à
Arcachon depuis plus d'un an, elle redoutait le moment où son
mari réintégrait la villa, le week-end. Elle n'avait pas réussi à
effacer son incartade avec Patricia. Lui, esseulé, avait aussitôt
invité sa jeune compagne à le rejoindre dans son vaste
appartement de banlieue, à Caudéran. Malgré l'éloignement de
son épouse, il ne demeurait pas une parcelle de son cœur qui ne
l'appelât. L'attachement qui le poussait dans les bras de Patricia
ne l'empêchait pas de porter un regard attendri sur Charlotte et
leur fille Alice, scolarisée au collège d'Arcachon. Chaque soir,
Jérémy réintégrait la résidence de son père, dès la sortie du lycée
Sainte-Marie.
Cette double situation ne semblait pas le
perturber.
Alice vint rejoindre sa mère sur la terrasse déjà tiédie par
les rayons du soleil matinal. Elle souleva le couvercle du pot de
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confiture et étala largement une couche de ce délicieux nectar sur
son pain grillé. Le regard pétillant de vie, elle sourit à Charlotte.
- Papa arrive aujourd'hui. Tant mieux ! On ira faire les courses
ce matin ?
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Oui, dès que ton frère sera levé.
Il dort encore ? s'étonna la fillette.
A mon avis, nous ne le verrons pas avant un bon moment.
Vu l'heure à laquelle il est rentré ...
Moi, je ne l'ai pas entendu.
Il est revenu très tard. Au-delà de ce qui lui était accordé.
Nous en reparlerons.
Tu ne vas pas le fâcher ? Papa, non plus, ne le grondera pas ?
Cela reste entre lui et moi. Je ne dirai rien à votre père. Finis
donc tes tartines. Je prépare la table pour Jérémy.
Maman, ne le fâche pas ! insista Alice. Il est tellement
adorable !
Justement, qu'il n'en profite pas ! Je lui demanderai de
respecter notre marché s'il souhaite sortir avec ses copains.
Une bonne remontrance lui sera salutaire. Tout comme à toi,
n'est-ce-pas ?
La fillette se tut, garda le visage caché par son bol. Elle
aperçut, à travers ses mains, une lueur amusée au fond des yeux
de sa mère. Elle savourait un petit déjeuner copieux. La journée
s'annonçait radieuse.
Il était près de dix heures quand
Jérémy rabattit les persiennes contre la façade. Un large
bermuda rouge courait jusqu'à ses genoux. Il cligna des yeux,
ébloui par la splendeur de ce matin d'avril. Il s'étira, par deux
fois, jusqu'à frôler le montant de la porte-fenêtre. Il lissa le flot de
ses cheveux ondulés et s'approcha de la table en teck. Affamé, il
se rua sur son contenu, plongeant ses biscottes dans le café
chaud. Charlotte, en retrait, buvait tous ses gestes. Elle demeura
ainsi, un grand moment, savourant la paix d'un autre matin. A
son insu, malgré tout l'amour qu'elle vouait à Alice, Jérémy
comptait plus que nul autre pour elle. Sa fierté l'empêchait de
s'épandre vers lui, mais elle admirait, ce matin-là, l'œuvre de son
union avec Pierre. Ce fils aîné, au comportement exemplaire, la
charmait. D'ailleurs, c'était le préféré de la bande. Il avait même
réussi à dépasser en charisme son ami Arnaud.
Après avoir absorbé quatre tartines, un grand bol de café
et un yaourt, il étendit ses jambes contre la balustrade en bois. Il
écarta largement les bras, battit des mains et entama une
chanson. Charlotte choisit cet instant pour venir. Son courroux
de la nuit était tombé. Elle entreprit cependant de le sermonner.
- Bien dormi mon Jérémy ?
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Oh oui ! Ça alors ... je suis gonflé à bloc, ce matin.
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A quelle heure es-tu rentré ?
Je ne sais pas, je n'ai pas regardé.
Plus de trois heures ! Tu m'avais promis d'être là à une heure
maximum. La prochaine fois, pas de sortie.
Maman ! Ma petite maman, une heure ou plus ... Où est le
problème ? Je suis là, on s'est bien amusé. Quelle ambiance !
Pour cette fois, ton père n'en saura rien. Mais j'insiste : si tu
recommences à me tromper, je saurai sévir ! Ne te moque pas
de moi ! Dès lundi, tu entames le dernier trimestre. Plus de
fêtes le week-end-end-end ! Travaille : dans moins de trois
mois, l'épreuve de français.
Aucun souci, j'aurai largement la moyenne.
Comment fais-tu ? Toujours aussi sûr de toi ... tout te réussit.
C'est parce que je te ressemble, c'est tout. On dit que les
chiens ne font pas de chats, c'est vrai ! Ne te tracasse pas, le
français cette année ; le bac l'an prochain. Pour le reste, on
verra.
Prépare-toi ! Nous allons à l'hypermarché. Ton père arrive
ce soir.
Et demain, je laisse mes deux petites femmes à Arcachon,
plaisanta-t-il.
Complice évident de sa mère, il lui tapa les épaules avant
de déposer, furtivement, un baiser sonore sur son front. Il partit
en courant dans la maison. Des éclats de rire résonnèrent au
milieu des murs, la voix aigrelette d'Alice répondant à l'ironie de
son grand frère.
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En milieu d'après-midi, une voiture blanche s'arrêta
devant la villa. Un homme encore jeune en descendit. Il gagna le
jardin, surpris que personne ne soit venu l'accueillir. Il portait
avec assurance et décontraction la quarantaine. Sur son large
front, les cheveux s'étaient clairsemés, découvrant des tempes
grisonnantes. Il quitta ses lunettes et s'annonça dans la maison
déserte. Seul, Percy courut se blottir contre ses jambes. L'homme
le prit dans ses bras, frotta ses joues contre l'épaisse fourrure
tigrée, le caressa un court instant avant de le déposer sur un
coussin moelleux. Pierre erra de pièce en pièce, personne. Il
rejoint le jardin, admirant les parterres fleuris dispersant les
senteurs plurielles du printemps. Il arriva enfin sous la véranda ;
là, à l'abandon, encore ouvert, le livre que sa femme avait posé.
Nonchalamment, il s'en saisit et le porta près de son visage. Il
flottait encore sur la couverture les vestiges de son parfum.
Savoir qu'elle avait délicatement retourné les pages lui arracha
un bref soupir de jalousie. Il lui était tellement difficile de
rompre avec sa nouvelle vie ! Chaque week-end-end, la dualité
de ses sentiments contradictoires le menait dans sa vraie famille.
Quel bonheur inestimable de retrouver les siens ! Écouter vibrer
les voix de ses proches, déguster la jovialité de son fils, s'amuser
des jeux de sa fille, redécouvrir le charme caché de son épouse.
Combien de fois Pierre avait-il été tenté de renouer avec
les liens si facilement rompus ? Il lui avait suffit d'un moment
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d'égarement pour rejeter leur bonheur patiemment construit. La
rencontre fortuite avec une jeune femme lors d'un vernissage,
dans les salons d'un hôtel bordelais. A l'écoute des inflexions de
sa voix, subjugué par son talent artistique, fasciné par sa frêle
silhouette, il s'était rapproché d'elle. Patricia ne l'avait plus quitté
de la soirée. Leurs échanges conviviaux, intelligents, leurs pôles
d'attraction communs venaient de les réunir. Avant même de
quitter l'immense salle, ils savaient que leurs vies allaient
basculer. La séparation du premier soir appelait une promesse
d'avenir. Pierre en portait, seul, la redoutable responsabilité.
Lentement, des dissensions éclatèrent au sein de son couple.
Charlotte, soupçonneuse sur la cause de ses nombreuses
absences, ne manquait pas de lui rendre la vie impossible. Elle
imposait tous ses caprices, elle le manipulait à travers leurs
enfants. Ça, il ne pouvait plus le supporter. A bout dans ses
derniers retranchements, Charlotte lui refusa la porte de leur
chambre. Pierre, dépité, partit immédiatement. Quelques jours
plus tard, Patricia le rejoignait dans son confortable appartement
de Caudéran. Il avait fait le choix du départ, sans réfléchir à
l'avenir. Bien qu'il soit séparé de Charlotte, il ne l'avait pas
totalement rejetée. Pas encore. Malgré les suppliques et
l'acharnement avec lesquels sa nouvelle compagne le tenait
captif. Perdu dans ses intimes réflexions, il n'entendit pas la
clochette de l'entrée tinter. Puis, les rires de ses enfants
chantèrent à ses oreilles. Il se leva rapidement et vint vers eux.
Alice tendit ses bras :
- Papa ! Te voilà ... vite, fais moi une bise !
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Ma puce, comme je suis content de te retrouver !
Ce n'est pas ta voiture, celle-là ? lança Charlotte, montrant la
Volkswagen.
C'est celle de ... allait annoncer Jérémy.
Chut ! pas devant la petite, rajouta sévèrement sa mère.
Tais-toi !
Quand les enfants eurent regagné la maison, Charlotte et
Pierre échangèrent quelques propos, à l'extérieur :
- Je suis vraiment heureux d'être ici, continua Pierre.
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N'en rajoute pas ! Que tu joues au père modèle devant les
enfants, soit. Mais avec moi, ne te force surtout pas !
Toujours aussi amère, ma pauvre Charlotte ! Remarque, ça
me rassure : au fond, tu continues à m'aimer.
Aimer. Mesures-tu la profondeur de ce sentiment ? Non. Si
tu nous aimais réellement, ta place serait ici et pas avec cette
fille.
Enfin, tu révèles au grand jour ta jalousie ! Cette fille, quelle
parole blessante dans ta bouche ! Une douce compagne,
Patricia, oui. Une jeune complice, attentive, aimante...
Épargne-moi, ça suffit ! trancha Charlotte.
Tu as raison. Ne gâchons pas cette journée. Continuons à
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jouer le couple fort, sans tâche, pour aveugler les enfants.
Quoique Jérémy ait déjà tout compris de tes manigances.
Pierre, si j'accepte cette mascarade, c'est pour Alice. Tu veux
bien le comprendre ?
Aucun problème. Je veux bien essayer. Charlotte, veux-tu
encore de moi ?
Il approcha si près qu'il effleura ses épaules. Sans un mot,
elle se déroba prestement, levant vers lui un regard froid et
éteint. Il abandonna sa tentative maladroite et resta un moment
au jardin. Sans se douter un instant que Jérémy avait observé la
scène depuis la terrasse. Quand la nuit envahit la ville d'hiver, la
famille Creyssac se dispersa. Jérémy réintégra sa chambre,
prenant soin d'emporter son téléphone portable. Il pourrait ainsi
échanger avec la bande de copains, tard dans la soirée. Quant à
Alice, elle avait du mal à se séparer de ses parents. Charlotte la
convainquit enfin à s'en aller, non sans avoir discuté longuement
avec son père. Pierre alluma une cigarette, s'accouda à la
balustrade blanche, plongeant les yeux dans la pénombre du
jardin. Sa femme le rejoint, une tasse de thé à la main. Devinant
qu'elle l'observait, il se retourna et lui sourit :
- Charlotte, si nous profitions de ce moment de calme ?

Mais j'en profite. Tu vois, chaque soir, quand les enfants sont
couchés, je reste ici, dans l'obscurité pour réfléchir.
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


Tu m'as parfaitement compris, je ne parlais pas de ça.
Pierre, tu perds ton temps.
Je croyais notre marché
suffisamment clair. J'accepte que tu reviennes sauver les
apparences, chaque week-end-end.
C'est tout.
Tu
n'obtiendras rien d'autre.
Dis-moi franchement, bien en face, que tu ne ressens plus rien
pour moi ! Dis-le !
Oui, je confirme. Je n'éprouve plus rien pour toi, absolument
rien ! Tu as tout gâché.
Je ne peux pas croire que tu as changé à ce point. Non,
Charlotte, tu te mens. « Madame je suis la plus forte » n'ose
pas céder, mais secrètement, sentir la présence de son mari,
me voir si près de toi ...
Il approcha et posa le bras sur le sien. Son réflexe se
déchargea sur lui. D'un coup, elle renversa la tasse brûlante sur
ses doigts. Il frémit, secoua sa main et regarda sa femme, ébahi :
- Je t'avais prévenu de ne pas insister, Pierre. C'est fini nous
deux, bien fini.
Le regard cynique qui accompagna la dernière phrase le
cloua. Elle se dirigea d'un pas ferme vers sa chambre dont elle
verrouilla la porte. Derrière les persiennes, Jérémy, adossé au
mur, avait tout entendu de leur nouvelle dispute. Il serra les
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poings. De rage, il jeta son téléphone sur le lit. Il ne parlerait pas
avec ses amis. Pas ce soir.
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Le lendemain, une bruine impalpable tirait son rideau
gris sur l'ensemble du bassin. Un vent frais dispersait les fines
gouttelettes jusque sur la terrasse, plaquant l'humidité suintante
le long des persiennes. Le ciel, uniformément blême, avait perdu
son éclat de la veille. Pieds nus sur la dalle mouillée, Jérémy
avait ouvert la porte-fenêtre. Amusé par le jeu de Percy, tenté
par l'irrésistible appel des oiseaux mais néanmoins craintif de
sentir l'eau sur son long poil, l'adolescent jouait avec le chat.
Alice vint les rejoindre et partagea leurs jeux. Plus tard,
Charlotte descendit à la cuisine, suivie sur ses pas de Pierre. Ce
dernier jour de vacances s'étira, morne et sans consistance. Dans
l'après-midi, Arnaud Wilojwski téléphona à la famille Creyssac.
Pierre avait promis de le déposer à son studio de Mérignac. Il
arriva peu avant leur départ. Il dépassait d'une bonne tête les
deux hommes. Contrairement à son habitude, il affichait une
humeur jubilatoire d'être en aussi bonne compagnie. Il prêta
main forte à Pierre et chargea lui-même les bagages dans la petite
voiture. Alice faisait la moue. Perdre à la fois son frère adoré et
ce père trop souvent absent, la blessait. Retrouver les salles
bondées du collège ne la réconfortait pas. Elle s'irrita même
auprès de Percy qui s'enfuit loin d'elle, non s'en l'avoir
copieusement griffée. Furieuse, elle courut dans la maison, à la
recherche de sa mère. Charlotte lorgnait du côté des préparatifs,
sans émoi particulier. Rassurée, presque, de voir Pierre repartir
aussi vite. Elle avait consenti à l'abandonner à Patricia. Elle
s'accommodait, mieux que lui, à cette vie tronquée. Pourtant,
jamais, aucun projet de divorce ne s'était imposé. Ni à Pierre, ni
à Charlotte. Son regard s'attachait inexorablement à Jérémy. Le
soleil qui avait sévi sur le bassin durant ces deux semaines avait
allumé sa peau d'un feu doré ; il arborait toujours le même
sourire naturel en présence de son père.
Souvent,
machinalement, il rejetait la longue mèche de cheveux qui
masquait son front. Sans retenue, Arnaud lui lissa délicatement
cette frange qui descendait presque à ses yeux. Jérémy se laissa
faire, offrant visage et sourire à son ami. Ce geste anodin
effaroucha Charlotte. Elle quitta la fenêtre et s'avança vers sa
fille. Les trois hommes s'engouffrèrent dans le véhicule. Alice et
sa mère, près du portail encore ouvert, regardèrent la voiture
disparaître. La fillette baissa la tête et soupira. Charlotte
étreignit ses épaules. Elle se pencha pour l'embrasser.
CHAPITRE=================================================
========
Après avoir déposé Alice au collège, sa mère s'accorda
une pause. Malgré la météo capricieuse doublée d'un fort vent
d'ouest, elle sortit son vélo et partit à vive allure dans les rues
arcachonnaises. Parfois, la force des rafales stoppait net son élan
11
; sans son acharnement à appuyer sur les pédales de toutes ses
forces, elle aurait été contrainte à faire demi-tour. Elle contourna
la ville d'hiver et descendit résolument vers le sud. Quittant
l'artère principale, elle se retrouva bientôt sur la piste longeant la
plage du Moulleau. Une fois de plus, elle rejoignait son havre de
paix, son désert si souvent parcouru. Charlotte aimait se noyer
dans l'immensité blonde et ondulante de la dune. Maintenant
que les attaques du vent fléchissaient, une bruine ténue et fraîche
tombait sans discontinuer. Les gouttelettes s'accumulaient dans
sa chevelure. Elle s'arrêta au pied des pins pour la ramener au
sommet de la tête avec une large pince. Puis, elle s'essuya
délicatement les mains contre son pantalon et continua sa route,
sans se préoccuper davantage de la pluie. Au bout de son
chemin, s'élevait une barrière, infranchissable à première vue. La
dune. Sa dune ! Trop souvent convoitée par des milliers de
touristes, elle s'abandonnait à eux, pendant l'été.
Alors,
seulement à cette époque, Charlotte la délaissait. La pluie avait
redoublé. Qu'importe ! La dune lui appartenait. Elle, seule, et sa
dune. La force de l'inertie apparente des milliards de grains de
sable aurait pu l'engloutir... Leur lente progression, leur marche
immobile et incessante. Comme un magma léger qui gardait
l'empreinte de chacun de ses pas. Elle entama la longue montée
vers le sommet encore invisible, voilé par l'eau distillée du ciel
opaque. Le crissement de ses espadrilles sur le sable détrempé
prenait une ampleur incongrue. Elle progressait lentement,
chaque pas imprimé laissant derrière elle une longue trace
indélébile. Ses mules en toile, alourdies par l'agglomérat de terre
mouillée, s'appesantissaient. Sa marche devenait de plus en plus
difficile. D'un geste sûr et opportun, elle les détacha et les garda
dans le creux de ses mains. Elle avait habilement évité les
marches en bois pour escalader la dune. Comme à son habitude,
elle avait contourné l'obstacle et attaquait l'arête aiguë par
l'ouest. Elle s'arrêta un court instant afin de reprendre son
souffle. Aussi, pour pouvoir profiter de la vision lointaine qui
englobait tout le bassin. A ce moment, monta des eaux une
odeur tenace et âcre, remplie d'effluves salins, de parfums
particulièrement iodés. Charlotte sourit à ce sortilège, chaque
fois renouvelé. Elle inspira profondément et s'abreuva des
bienfaits dispensés ici. Sa dune. Son refuge.
Quand elle se hissa au sommet, la pluie avait cessé. Le
ciel hésitait encore à dévoiler la splendeur du bassin. Il
estompait ses contours par une brume salvatrice et impalpable.
C'est avec peine qu'elle put discerner les premières maisons
blotties sous les pins. Elle ne rechigna pas à s'asseoir sur le sable
mouillé. Elle s'y déposa sans ressentir le contact désagréable que
tout un chacun aurait éprouvé. Habituée à reconnaître la
souffrance ... En ce lieu désert aujourd'hui, sa mémoire
s'entrouvrait. Pour elle. Pour elle seulement. Loin de sa famille
éclatée. Et les ondulations fragiles de la dune prenaient une
nuance plus tranchée : blanche, immaculée comme le drap qui
12
recouvrait entièrement ce patient.
Qui gardait les yeux
obstinément clos. Pour l'éternité. Le corps enfin reposé après la
douleur... Après la tentative désespérée de chirurgie qui avait
jeté Charlotte hors d'elle-même. Toutes les images maudites
venaient la frapper au visage. Toujours ici, plus qu'ailleurs : sur
la dune. A croire que l'âme du jeune homme l'avait poursuivie
jusque là. Il s'appelait Christophe, il avait juste dix-neuf ans.
Charlotte opérait ce matin-là. Ses mains fines et adroites
maniaient avec dextérité le bistouri. Elle croyait avoir fait la
moitié du travail. Les dernières constantes étaient normales.
Docteur Creyssac allait, une fois encore, sauver une vie. Banal
dans son quotidien. Jouissif en son intérieur. Son orgueil lui
voila le regard. Pourquoi, en une fraction de seconde, crut-elle
perdre la vue ? Un bref, un simple mouvement du poignet dévia
la course précise du scalpel. Quand elle s'aperçut que l'aorte était
touchée, il était trop tard. Son regard accrocha la pendule.
« Heure du décès : onze heures trente quatre ». Elle quitta
dignement la salle, arrachant dans un claquement sec, ses gants.
Elle ne versa aucune larme. Elle démissionna le lendemain. La
direction de l'hôpital l'accepta, rejetant ainsi tout procès
compromettant. Charlotte naissait à une nouvelle vie.
Elle resta un long moment juchée sur la ligne esquissée du
sommet. Observant la mouvance de l'océan qui vient s'unir aux
flots plus calmes du bassin. Son regard balayait l'horizon, de
part et d'autre. Elle tournait le dos à la terre, axée toute entière
vers le sud, espérant ressentir, une fois avant de quitter la dune,
les fragrances âcres issues du tourbillon marin. A regret, elle
dévala prestement les marches envahies de sable doré. Un
timide rayon de soleil essayait d'illuminer le paysage désert, à
travers la brume évanescente. Charlotte enfourcha sa bicyclette
et regagna les terres. Avant de franchir le dernier carrefour pour
bifurquer vers sa rue, un long camion qui manœuvrait
difficilement la contraint à s'arrêter. Manifestement, le chauffeur
hésitait sur sa destination. Charlotte remarqua alors une plaque
et une adresse Britanniques. Le convoi stoppa tout près de sa
villa.
CHAPITRE=================================================
========
Dans l'après-midi, elle descendit au jardin. Percy la
suivait, pas à pas. Comme il faisait exceptionnellement doux,
elle se glissa dans le hamac, un livre à portée de main. Le chat
restait à proximité, allongé contre le tronc rugueux d'un petit
chêne rabougri. Il entama un léchage minutieux de son long poil
et virevolta dans la pelouse. Accaparée par sa lecture, Charlotte
n'entendit pas immédiatement les voix qui s'échappaient de la
maison voisine. Percy dressa les oreilles, s'assit d'un bond
tendant le museau vers la clôture. Maintenant, les accents
particuliers des Britanniques arrivèrent jusqu'à Charlotte. Elle
posa délicatement son livre dans l'herbe pour le surveiller. Des
13
bribes de conversation venaient jusqu'à elle, des intonations
masculines, des rires aussi ... le bruit des meubles et des cartons
disposés çà et là. La longue terrasse se peuplait d'objets
hétéroclites, de hauts paniers en osier ; quelques bacs de plantes,
envahissantes et disparates, y étaient parqués provisoirement.
Soudain, le chat s'étira et avança à pas feutrés à la limite des deux
propriétés. Charlotte gardait toujours un œil sur lui et le rappela.
Docilement, il s'arrêta.
Se retournant vers elle, il étira
paresseusement sa mâchoire aux canines acérées dans un
bâillement silencieux. Ses yeux se plissèrent de bonheur. Il
campa au ras de la clôture. Charlotte se laissait bercer mollement
dans le hamac. Son bras traînait jusqu'à frôler la pelouse. Elle
avait fermé les yeux, l'esprit embrumé par le dernier chapitre
qu'elle venait de lire. Une brise légère palpitait au-dessus des
arbres, lui dispensant un bien-être inattendu. De l'autre côté, une
silhouette vint rôder sur la terrasse. Un homme, grand, vêtu
simplement d'un polo bleu marine sur un jean, observait. En
silence. Il avait repoussé deux pots de plantes arbustives et
restait immobile. Avec discrétion, il admirait la maison voisine.
Ou le chat. Ou, peut-être tout simplement, la femme abandonnée
à la caresse du vent.
Quand elle ouvrit les yeux, le chat avait disparu. De
l'autre côté, il n'y avait plus aucun bruit. A croire qu'elle avait
rêvé. Plus de voix, personne ... Inquiète, elle se leva rapidement
et courut vers la clôture. « Percy, Percy ? » Elle s'agrippait au
grillage, levant le visage vers ce jardin étranger. Aucune trace de
l'animal. Elle se retourna, croyant encore possible sa présence à
ses côtés : plus de Percy. Elle réitéra ses appels, toujours plus
fort. Dans l'instant, apparut sur la terrasse, l'homme. L'étranger.
Le nouveau voisin ? Il tenait Percy près de ses épaules ; le chat
lui donnait d'affectueux coups de langue sur le menton. De ses
longues mains, il le maintenait fermement près de son visage. Il
alla près de la clôture et se campa en face de Charlotte. Avant
même qu'il ne parlât, elle avait entrouvert la bouche pour le
saluer, mais restait étrangement muette. Sans se l'avouer, la
présence hautaine de cet homme la dérangeait. Il lui sourit et,
sans manière, lui tendit Percy :
- Il est à vous ?



Oui, c'est Percy.
Je sais. J'ai entendu vos appels. Oh ! Je suis très impoli,
pardon. Je suis votre voisin, Malcolm Mac Allister.
Charlotte Creyssac.
Malgré la hauteur du grillage, il tendit une main vers elle.
Elle ne répondit pas à son geste. Elle s'excusa pour l'intrusion du
chat et quitta le jardin. Lui restait collé à la clôture, détaillant
chaque recoin de la maison voisine. Mais, de là où portait son
14
regard clair, il ne parvint pas à retrouver cette femme. Il ne
comprenait pas pourquoi elle ne l'avait pas salué. Il rentra chez
lui, plaisantant avec les hommes qui avaient terminé le
déchargement du double camion. Leurs rires fusèrent au-delà
du jardin. Quand Alice fut revenue du collège, elle trouva sa
mère peu loquace. Tracassée même. Pendant que la fillette
étalait son sac pour préparer ses devoirs, Charlotte referma
brutalement la porte d'entrée et gronda Percy qui courut se
réfugier sur le dossier du canapé.
CHAPITRE=================================================
============
Bordeaux. Comme Jérémy sortait du lycée plus tôt que
prévu, il préféra rallier le domicile paternel à pied. Dès qu'il
franchit les portes de Sainte-Marie, il s'engagea dans l'avenue
Charles de Gaulle qui menait au Parc Bordelais. Il laissa derrière
lui le récent immeuble perdu au bout des allées pour entamer la
longue marche qui le conduisait chez lui. Quelques kilomètres
plus loin, alors qu'il entrait dans les faubourgs de Caudéran, une
voiture s'arrêta le long du trottoir. Avant même qu'il ne comprit,
une voix bien connue l'interpella :
- Alors Jérémy, à pied ?

Arnaud !

Monte, je vais te raccompagner.
Merci. Tu as le temps de prendre un verre ?

Pas de problème, ça me va !
Les deux copains confrontaient leurs journées respectives.
Alors que Jérémy préparait avec confiance le français du bac,
Arnaud mettait en pratique ses acquis trois jours par semaine, à
l'hôpital Pellegrin. Ils s'attablèrent dans un établissement proche
de la résidence où vivait Jérémy et son père. Assis à l'abri sous
une immense toile bistre, les deux jeunes garçons plaisantaient.
Arnaud, comme toujours, laissait Jérémy à sa volubilité naturelle.
Sans vouloir l'interrompre.
Il participait a minima à la
conversation. Tout au plaisir d'entendre sa voix affermie, de
découvrir son geste cent fois répété de rejeter sa mèche de
cheveux en arrière par un bref mouvement de la main. Entraîné,
malgré lui, par le rire de son ami et la fougue de ses paroles,
Arnaud s'enhardit :
- A Pâques, on t'a vu souvent en compagnie de Myriam. Ce n'est
pas sérieux, dis-moi ? Tu es bien trop jeune pour t'embarquer
dans cette histoire.

Je l'aime bien. C'est une fille agréable, intelligente, elle
connaît mille pôles d'intérêt que nous partageons. En plus, sa
plastique ne laisse personne indifférent.
15







Bah ! Sa plastique ! Le mot magique. Imagine un peu son
physique quand elle aura mis au monde deux ou trois gosses
!
Mon cher Arnaud, je crois que les études commencent
sérieusement à te prendre la tête. Voilà bien une idée farfelue
de carabin !
Tu crois ça ? il éclata de rire.
Et toi, justement. Si on parlait de Julie ...
Julie ... rétorqua-t-il, amer.
Elle ne te quitte pas d'une semelle. Avec ses airs de grande
timide, elle nous a tous bluffés. A ce qu'il paraît, elle est
complètement mordue !
Et bien, pas moi !
J'ai remarqué son petit manège.
Seulement, elle perd son temps, c'est tout ! C'est une copine,
rien de plus. Si tu veux bien, changeons de sujet.
Jérémy ne comprenait pas la résistance d'Arnaud. Il
releva alors, dans le regard de son copain, un désarroi fugace
mais suffisamment puissant pour troubler son jugement. A cet
instant, Arnaud retint la main de Jérémy qui s'apprêtait à régler
les consommations. Sans quitter son visage des yeux, il garda
quelques secondes sa main plaquée sur celle de l'adolescent. Ce
dernier la retira sans précipitation et esquissa un sourire forcé. Il
sentit le feu gagner ses joues tandis qu'Arnaud le dévisageait.
Pour rompre avec cet instant délicat, il consulta sa montre et
demanda à Arnaud de repartir. Maintenant, il n'avait qu'une
hâte, quitter cette voiture et regagner l'appartement de son père.
Quand il referma la portière, il se dirigea rapidement vers
l'entrée de la résidence. Sans jamais se retourner. Mais il se
sentait si petit, tellement fragile, victime, en ressentant le regard
pesant d'Arnaud. Ce dernier, avant de redémarrer, attendit de le
voir disparaître dans le hall. Son regard noisette, intense, avait la
profondeur d'un gouffre. Dangereux.
CHAPITRE=================================================
========
Après s'être isolé sur le balcon, le premier réflexe de
Jérémy fut de téléphoner à son amie Myriam. Malgré ses
nombreuses tentatives, elle ne répondait pas. Il déposa un
message sur son répondeur, gardant le portable sur lui. Le
temps devenait son ennemi. Pour tromper son impatience, il se
jeta sur le quotidien régional que son père avait laissé, en partant
pour son cabinet d'architecte. Il se pencha particulièrement sur
les pages sportives, scrutant chaque résultat avec soin. Par deux
fois, il sortit de sa poche son portable, consultant l'heure. Il le
déposa, en évidence, sur la table du salon. Les yeux rivés sur cet
appareil, il ne parvenait pas à reprendre sa lecture. Pourquoi,
justement, cet après-midi, était-il en manque de Myriam ? Tendu
plus qu'à l'ordinaire, impatient, à la limite de l'énervement. Il
laissa un second message à son intention, plus chaleureux et
empressé que le précédent. Tournant les pages du quotidien au
hasard, ses yeux accrochèrent la rubrique littéraire : « L'écrivain
écossais Malcolm Mac Allister s'installe à Arcachon. » Étonné
qu'un personnage de grand renom puisse quitter son île, Jérémy
16
dévora l'article dans son intégralité. Il avait déjà lu deux de ses
ouvrages : « Le brûlot de Durban » et « Egérie pour Élise ». Deux
genres totalement opposés. La plume, riche, colorée, inventive,
enjouée de l'écrivain l'avait tout de suite attiré. Il se jura de
rechercher ces livres perdus au milieu de sa bibliothèque pour
replonger avec délice dans l'univers particulier de sir Mac
Allister.






Pour meubler le temps qui restait avant le retour de
Patricia, puis celui de son père, plus tardif, il décrocha le
téléphone :


- Allô, maman ? C'est Jérémy. Comment se portent mes deux
petites femmes ? questionna-t-il affectueusement.





Très bien et toi ?
Toujours au top, maman ! Tu sais qu'il y a une célébrité à
Arcachon ?
Non ... et ça ne m'intéresse pas vraiment.
Tu as tort ! C'est un écrivain de renommée mondiale. J'ai lu
plusieurs de ces œuvres, c'est absolument super ! Si tu veux,
je te les prêterai ...
Plus tard, cet été. Ah ! J'oubliais : la maison d'à côté est
vendue. J'ai croisé le nouveau voisin à cause de Percy qui
s'est échappé.

Ton nouveau voisin, tu connais son nom ?
Je crois qu'il s'appelle Mac, Mac, un nom composé ; je ne me
rappelle plus.
Malcolm Mac Allister ? Jérémy restait suspendu à sa réponse.
Oui, c'est ça. Pourquoi ?
Ce n'est pas possible, je rêve ! Tu ne te rends pas compte de
notre chance. Sir Malcolm Mac Allister, notre voisin ! Il me
tarde de descendre ce week-end-end !
Je suis certaine que nos fréquentations ne sont pas les mêmes.
Tu sais, je l'ai juste croisé et ne crois pas, au nom de ton
enthousiasme, qu'il t'ouvrira grand sa porte. D'ailleurs,
écrivain ou pas, célébrité ou non, il n'y a rien de changé, ici.
Vraiment, je n'en reviens toujours pas ! Quelle chance ! C'est
inouï, je vais chercher sa biographie complète sur le net, tu
verras ...
Calme-toi, mon Jérémy ! Après tout, s'il pose ses valises chez
nous, c'est certainement pour s'isoler. Respectons son choix
et ne force pas la rencontre.
Vivement ce week-end-end ! Je te laisse, Myriam m'appelle
sur mon portable.
Il s'installa confortablement sur le balcon pour parler avec
son amie. L'appartement de son père dominait un ancien
quartier de Caudéran. Situé au cinquième et avant-dernier étage
d'une résidence cossue, le regard de l'adolescent se portait en
panoramique sur l'habitat dense de la ville, parsemé de
minuscules jardins, voire de parcs de verdure. Ici ou là, le reflet
des piscines ponctuait d'une touche turquoise l'environnement
17
de la cité. Plus au loin, lui parvenait le bruit diffus de la rocade
surchargée.
Après une demi-heure de conversation
ininterrompue, animée par des éclats de rire respectifs, Myriam
fut la première à raccrocher. « Toi aussi, tu me manques.
Énormément ! » murmura Jérémy.
Après cet échange, il retrouva avec entrain le journal et
relut l'article concernant l'écrivain. En fin d'après-midi, la
voiture de Patricia déboucha au bout de l'allée privée et stationna
sur le parking de la résidence. Apercevant son beau-fils sur le
balcon, elle leva une main vers lui. Comme chaque jour, elle
venait de fermer sa boutique d'antiquaire, en plein centre de
Bordeaux. Jérémy la surnommait affectueusement « la petite
puce de papa ». Menue, à la limite de la maigreur, cette jeune
femme de trente ans mesurait à peine un mètre soixante. Elle
portait avec naturel des cheveux bruns, très courts. Affublée
d'une tenue bigarrée et de gros bijoux fantaisie, elle virevoltait
sans cesse. Son énergie, son indiscipline, sa fougue, son sourire
enjôleur avait conquis Pierre. Jérémy également, dans une
moindre mesure. Fidèle à ses habitudes, elle n'avait encore rien
préparé pour le dîner quand Pierre arriva. Il sortait directement
d'une réunion de chantier. Tous trois tombèrent d'accord pour
une pizza livrée à domicile. La soirée fut partagée entre
discussion, programmes télé et projet pour les vacances d'été.
Patricia souhaitait retourner, pour quelques jours, dans sa famille
établie près de Porto. Dubitatif malgré l'envie de l'accompagner,
Pierre hésitait encore. Il avait promis de passer le plus de temps
possible avec ses enfants. Cependant, Charlotte ne tenait pas à le
supporter plus que leur contrat informel ne l'imposait. Par
ailleurs, elle-aussi, ne voulait se séparer ni d'Alice, encore moins
de Jérémy. Celui-ci aurait volontiers passé son été à Arcachon :
Myriam lui avait confirmé sa présence lors de leur dernier
entretien.
Avant que l'obscurité n'ait fondu sur la ville, les
premières lueurs orangées des réverbères flottèrent sur les
artères calmes de Caudéran. Pierre avait allumé une cigarette
tandis qu'il demeurait, seul, sur le balcon. Patricia avait accaparé
la salle de bains. Jérémy, penché sur son ordinateur, interrogeait
internet. Au milieu de la nuit, quelques voix résonnèrent devant
l'entrée de l'immeuble. Puis, le silence se fit. Jérémy, dans une
demi-conscience, perçut le rire lointain et aigu de Patricia, ses
plaintes étouffées aussi. Béatement, il sourit. Il frappa son
oreiller afin de se caler plus confortablement. Le sommeil l'avait
fui. Puis, revint sur sa main, le chaud souvenir, la mémoire de la
peau d'Arnaud. Dans la pénombre de sa chambre, l'image
s'affichait de façon démesurée. Son trouble croissait. Il ne savait
plus s'il redoutait ce geste anodin ; au contraire, s'il n'appelait pas
sourdement un autre contact. Ce plat de la main, fugitif mais
ferme, sur la sienne prisonnière, harcelait son esprit. Bien qu'il
18
souhaitât
chasser cette
réminiscence,
elle
s'imposait
immédiatement et sans relâche devant ses yeux grands ouverts.
Penser à autre chose, tout de suite, vite !
CHAPITRE=================================================
============
Son emménagement pratiquement terminé, sir Mac
Allister rentrait d'une longue promenade sur la plage. A cause
d'un vent tenace qui avait rafraîchi l'air, de lourds nuages
chargés d'eau planaient sur la ville. Cette balade à travers les
rues de la cité balnéaire lui avait permis d'apprécier son nouveau
cadre de vie. Errant à travers le dédale des allées de la ville
d'hiver, il retrouva aisément sa nouvelle adresse. Sans vouloir se
l'avouer, il longea la grille de la maison voisine, avec l'espoir
incertain de croiser sa propriétaire. Il se heurta aux murs clos et
au silence. Depuis son arrivée deux semaines auparavant, le
hasard la dérobait toujours à son regard inquisiteur. C'est à
peine s'il avait remarqué une voiture grise stationnée devant la
villa, pendant le wek-end. Ce maudit mauvais temps l'empêchait
d'évoluer dans le jardin. A côté, le hamac paraissait abandonné.
Pas même une visite furtive de Percy. Souvent, avant d'entamer
de longues pages d'écriture, sa pensée le ramenait à Oban1. Il
imaginait, sans peine, sa fille Olivia attablée à l'école. Attentive,
les yeux rivés sur le tableau, à l'écoute du cours dispensé par le
1
l'Ecosse
Oban : ville natale de Malcolm Marc Allister, sur la côte ouest de
professeur. Peut-être, selon son habitude, avait-elle glissé
nonchalamment la main gauche sous son menton, absorbée par
la compréhension d'un exercice. Olivia, sa fillette, son amour.
Elle et elle seule lui manquait. Encore plus aujourd'hui qu'hier.
Il se prenait à espérer qu'un jour elle vienne le rejoindre. Mais un
obstacle de taille se dressait entre eux : Elizabeth, sa mère. Son
épouse qui n'en était plus une. Cette femme qu'il avait été si
facile de quitter. Sans reproches amers, sans larmes, par un
accord tacite de s'accorder chacun une seconde chance.
Malcolm s'installa devant la table du salon. En face de lui,
la pile de feuilles déjà noircies par l'encre de sa plume. Il venait
d'entamer l'écriture d'un roman. Le précédent, publié l'an passé,
l'avait conduit à une notoriété mondiale. Il ne comprenait pas
l'engouement que lui avait réservé la majorité de ses lecteurs.
Histoire banalement vraie. Mais avec une telle puissance de
sentiments, un personnage principal si attachant, une précision et
une minutie dans les descriptions que son livre l'avait mené aux
portes de la gloire. Ce qui, paradoxalement, le gênait. Tout son
plaisir, il le puisait aux sources mêmes de l'inspiration intime.
S'isoler chez lui ou dans un parc, rentrer peu à peu dans
l'atmosphère si prenante de la création et laisser aller le stylo, au
gré des images, des phrases qui donnaient corps au récit.
Franchir tous les écueils inhérents à cette passion, l'écriture.
Oublier également les moments d'exaltation où l'âme s'évade, où
19
le cœur divague ... Relever, de temps à autre, la tête vers le
monde qui continue sa course autour de soi, pour puiser une
once supplémentaire d'enivrement.
Malcolm maîtrisait
parfaitement son sujet. Il savait s'arrêter quand la course du
stylo décroissait. Laisser vivre le temps, ne pas brider le cours de
ses idées. Écrire simplement au rythme de son cœur. Son nouvel
ouvrage avait un ton différent. Il en avait décidé ainsi. Malcolm
tentait de s'essayer à un art subtil où il n'avait jamais osé pénétrer
: le roman policier. Il en avait conçu le plan en une journée, dans
la campagne écossaise. Tout s'était dessiné, soudain, en son
esprit rompu à ce genre d'exercice. Les personnages, l'intrigue, le
suspens, les rebondissements, le décor ... Mais, c'était ici, dans sa
nouvelle demeure que le titre s'était imposé : « La face cachée de
la dune ».
Il dévissa lentement le capuchon de son stylo-plume et
partit vers un autre monde où tout était affranchi : les sons
extérieurs, le temps, l'humanité. S'abîmer en écriture comme
embrasser la religion : même sacerdoce. Point de sacrifice. Vivre
la plénitude d'une passion. Adorer Dieu n'est-ce pas, aussi,
l'assister dans sa création ? Durant de longues heures, il laissa
errer, au gré des mots qui le traversaient, la secrète béatitude de
son style si particulier. Sans se relire, sans revenir en arrière.
Écrire comme on respire, sans même y prêter attention.
Maintenant, calé confortablement contre les coussins du canapé,
la tête légèrement penchée, le document noir abritant les écrits
posé sur les genoux. Malcolm souriait à son monde invisible,
seul et pourtant entouré, chaleureusement nanti de ses
personnages. Presque une famille. A la fin du chapitre, il déposa
le stylo sur la table et repoussa le classeur. Pas de relecture. Pas
tout de suite. Il lui fallait se vider de la clameur silencieuse qui
s'était emparée de son corps. Le souffle court, les mains agitées
par un infime tremblement, la sueur qui courait sur sa nuque ...
il ressentait là le gage d'avoir extirpé le meilleur de lui-même.
Pas de l'auto-satisfaction.
Encore moins de l'orgueil.
L'impression fugace, mais grisante, d'avoir donné la vie. Parfois
au prix d'une souffrance inouïe, seulement connue par lui.
Comme il approchait de la terrasse détrempée par la
pluie, il aperçut l'ombre de Percy derrière la vitre. Il l'invita à
rentrer ; le chat vint se frotter contre son pantalon, en ronronnant
bruyamment. Malcolm ne put résister et le porta à son cou.
L'animal se blottit contre son visage. A cet instant, le parfum qui
flottait sur son pelage fauve vint se fracasser contre ses narines.
Inspirant profondément, il s'enivrait de ce sillage qui devait
appartenir à la voisine. Sa voisine, Charlotte. Il ferma les yeux et
se soûla de cette fragrance aux notes premières de muguet.
Pendant ce bref abandon, resserra-t-il trop son étreinte sur
l'épaisse fourrure de Percy ? A son insu, il dut le retenir trop
longtemps contre lui. L'animal tendit une patte armée de griffes
20
acérées et laboura sa joue. En un éclair, il le lâcha et porta une
main sur son visage. Elle devint rouge de son sang. En vain, il
appela le chat ; il s'était faufilé par la porte-fenêtre et avait
certainement regagné un terrain ami. En quittant la salle de
bains, Malcolm jeta un regard sur son reflet, dans la glace. Un
homme de haute stature, les cheveux blonds en désordre, portait
ses yeux clairs sur le pansement qui barrait sa pommette
enflammée. Il se surprit à penser à voix haute : « My God ! This
cat is the Devil, no ? »2 Souriant à cette dernière réplique, il
trouva là, enfin, un argument pour approcher Charlotte.
La pluie dégoulinait le long des gouttières et se perdait en
d'infinies rigoles au-delà de la terrasse. Le fond du jardin
regorgeait d'eau, traçant une ornière profonde au droit des deux
propriétés mitoyennes. Malcolm, debout derrière la fenêtre, ne
se lassait pas de ce flot ininterrompu. La musique même du
clapotis résonnant sur le toit le réconfortait. Il reconnaissait le
son unique de son Écosse natale. Les paysages lointains de
l'Argyll3 renaissaient en lui. En même temps que sa main
rythmait contre le mur du couloir, il entonna un air de folklore
qu'il tenait de ses grands-parents. La fierté de son terroir
jaillissait de la chanson inopinée qu'il lançait, à tue-tête, pour
abolir le silence. Même la nuit ne parvint pas à suspendre
2
3
« Mon Dieu ! Ce chat est le diable, non ? »
Région du sud-ouest de l'Écosse
l'ondée. Après quelques heures d'un sommeil serein, Malcolm se
réveilla dès que sa joue blessée effleurait l'oreiller. A demi
conscient, il passa la paume de sa main sur la griffure et raviva, si
besoin en était, l'espérance de croiser à nouveau le chemin de
Charlotte. C'est avec cette certitude qu'il se rendormit.
CHAPITRE=================================================
========
En cette matinée de juin, un ciel pur régnait sans partage
sur la côte. La pluie discontinue de la veille s'était décalée à
l'intérieur des terres. Il montait du sol détrempé un brouillard à
peine perceptible, mêlé des senteurs multiples des jardins
environnants. Malcolm prit son petit déjeuner sur la terrasse
offerte aux chauds rayons du soleil. Les bacs de plantes
formaient un ombrage épais.
Cependant, ils masquaient
complètement la vue sur la propriété voisine. Sir Mac Allister se
voyait contraint d'avancer à découvert s'il voulait regarder du
côté opposé où était suspendu le hamac.
Un moment après, il sortit de sa villa, avec le classeur
noir. Là, maintenant, dans la paix de ce matin radieux, il pouvait
relire les pages écrites la veille. Peser chaque mot, rechercher la
mélodie des phrases, veiller à l'enchaînement correct des
paragraphes. Corriger encore, toujours. Pour atteindre la
perfection ? Non, pour plonger ses lecteurs dans un monde à
21
part, son monde. Pour leur ouvrir un univers de rêve, les obliger
parfois à explorer les terres inconnues de leur esprit ... Exercice
périlleux où il excellait, sans forcer son talent. Il avait presque
achevé une première correction quand il entendit les
miaulements plaintifs d'un chat. Percy l'appelait derrière la
clôture, sans chercher à pénétrer chez lui. Par instinct, Malcolm
porta sa main sur la blessure que lui avait infligée l'animal. Il
avait retiré le pansement, mais n'avait pu se raser, la lame ayant
attisé la douleur. Il portait, avec insolence, les stigmates
profonds du coup de patte. Une idée germa : il fallait l'attirer
dans la maison pour le garder captif. Tôt ou tard, sa voisine
serait obligée de frapper à sa porte. Il jugea cette opportunité
comme une aubaine et l'appela. Ce dernier glissa sous le grillage
et grimpa avec souplesse les marches de la terrasse. Sans aucun
scrupule, il se frotta contre l'écrivain qui caressa son échine
soyeuse. Tous deux rentrèrent dans la maison. Malcolm se
retourna vivement pour fermer la porte-fenêtre. Peu à peu,
l'animal prit possession des pièces du rez-de-chaussée et choisit
le dosseret peu confortable du canapé. De son promontoire
improvisé, il toisait les allées et venues du propriétaire du lieu.
Ce dernier feignait l'indifférence ; chacun s'accommodait fort
bien de l'attitude de l'autre. Percy finit par allonger sa tête
triangulaire sur le bout des pattes, et après de brefs coups de
langue, il clôt ses paupières et s'endormit.
L'effet escompté tardait à se produire. Personne de la
villa d'à côté n'était encore venu le chercher. Pire, Malcolm vit sa
voisine partir avec sa fille, certainement pour le collège. La
voiture tourna au bout de la rue. Sceptique, l'écrivain regardait
le chat allongé de tout son long, perdu dans un sommeil ponctué
de soubresauts nerveux. La décision venait de tomber : c'est lui
qui irait le ramener. A lui l'initiative de forcer la porte de la villa
blanche. Pour lui, un refus ou peut-être une simple invitation en
retour ? Il fallait trouver un prétexte permettant toute audace :
reconduire l'animal auprès de sa maîtresse ; insister sur sa
brutalité, responsable des quatre zébrures profondes qui
entaillaient sa joue, piquante d'un soupçon de barbe blonde.
Plus tard, le moteur d'une voiture se fit entendre. Sa
voisine, vêtue d'une longue tunique blanche nouée à la taille par
une cordelette bleu marine, rentrait, portant un panier débordant
de fruits. Malcolm s'avisa de la position de Percy et s'approcha
frileusement de lui. Le chat bailla, étira son long corps tigré et se
laissa attraper. Tenu d'une main ferme, il ne chercha pas à
s'enfuir. Ses pattes pendaient dans le vide ; son regard accrocha
celui de l'homme. En quelques pas, ce dernier grimpa les
marches du perron et frappa. Quelques secondes plus tard, il
martela de nouveau, plus fort. A ce moment, l'animal se débattit
et courut se cacher au jardin. Charlotte apparut et entrouvrit la
porte :
22
- Bonjour. Que voulez-vous ?



Je ... j'avais le chat, Percy, chez moi. Je vous le ramenais.
Regardez là-bas, il est terré sous les arbustes.
Je sais. Il est absolument intenable. Depuis que votre maison
est ouverte, il file toujours chez vous.
Excusez ce
désagrément. Je vous promets que cela ne se reproduira
plus.
Pas du tout, je dore les animaux.
La tonalité de son accent britannique, ses fautes de
langage percèrent la curiosité de Charlotte. Elle le reprit sans
ménagement :
- J'adore les animaux. Pas je dore !

Oui, vous avez raison. Pardon, c'est difficile parler français.
A bientôt, peut-être ?
Elle leva alors les yeux sur lui pour la première fois.
Devant elle, il se tenait, gauche, vêtu d'une chemise en cotonnade
foncée sur un pantalon en lin. Charlotte sentit son regard clair la
sonder si ouvertement qu'elle osa l'affronter. Sans faire état de la
surprise qui l'agitait, elle découvrit la griffure. La plaie, de
couleur brune, partait du bord de la lèvre et s'étirait presque sous
l'œil. Elle porta une main à sa bouche et murmura :
- Vous êtes blessé. Votre joue ... dites-moi, ce n'est pas Percy ?


C'est lui, hier. C'est ma faute, j'ai dû trop insister.
Désolée, je suis absolument navrée. Entrez, je vous en prie.
Il réprima difficilement un sourire. Il avait gagné. Juste
un premier pas, le plus important. Ne rien brusquer. Comme
dans ses livres, attendre le moment propice. Ne pas abuser du
temps de cette femme. Sans qu'elle le remarque, il avait capté
tous les détails de sa personne. Imprimer dans sa mémoire la
silhouette trop peu souvent retrouvée au jardin. La première
fois, quand il avait emménagé et découvert cet abandon
innocent, cette main glissée nonchalamment à terre, près du
hamac, un livre en attente d'être dévoré. Une interrogation le
taraudait :
- Vous aimez livre ?



Lire. Vous voulez dire lire, n'est-ce pas ?
Excuse ma maladresse. Oui, c'est ça.
Pourquoi cette question ? Elle le regardait fixement.
23
Parce que ... il n'osait lui avouer sa découverte. Parce que je
peux donner livre en prêt.
Vous voulez me prêter un de vos livres ? Elle avait insisté sur
le mot « vos ».
Damned ! Je suis troublé ! Vous me connaissez ?
Moi, non, je l'avoue. Mon fils, Jérémy, ne tarit pas d'éloges
sur vous.
Pas compris ? La dernière phrase ...
Il a lu plusieurs de vos ouvrages. Il apprécie beaucoup.
Merci. Quand il est là, il peut venir chez moi. J'en serais
jolly4 !
décidé de partir au Portugal, dans la famille de Patricia. La voie
était donc grande ouverte pour un long séjour sur le bassin. Il
savourait, à l'avance, toutes les opportunités à saisir. Profiter de
ses deux femmes comme il aimait nommer ainsi sa mère et sa
petite sœur. Partager d'agréables moments avec Myriam qui
rejoignait ses parents. Pouvoir enfin approcher son voisin, sir
Mac Allister. Les deux mois à venir affichaient déjà complets sur
son agenda. Quelques virées avec la bande réunie pour le mois
d'août, viendraient pimenter ses soirées.
Charlotte, amusée par la confusion et l'accent de son
voisin, trouvait du plaisir à leur échange. Il prit congé
rapidement, excellent dans le rôle improvisé qu'il venait de
s'offrir : l'étranger qui ne connaît pas les frontières des langues.
Elle souriait en le raccompagnant en haut des marches. Ravi de
son stratagème, Malcolm regagna sa villa, réfrénant difficilement
l'éclat de rire qui montait de sa gorge.
Le micro ordinateur portable posé à même le sol,
l'adolescent surfait sur internet. Une nouvelle fois, il se connecta
pour connaître les résultats de l'examen : toujours rien ! Il accéda
alors sur le site de l'écrivain écossais. La page, de conception
sobre, orientait le visiteur vers le catalogue de ses œuvres ; sa
biographie l'attirait particulièrement. Quelques photos d'Oban et
de sa région complétaient cette documentation discrète.
Néanmoins, il tenait là des clés supplémentaires pour s'attirer les
bonnes grâces de Malcolm dès qu'il pourrait le rencontrer. Il
avait hâte de descendre à Arcachon : encore quatre jours ! Non
seulement, il pressentait des notes correctes à son épreuve de
Français, mais aussi son assurance avait monté d'un cran depuis
qu'il se savait le voisin d'une célébrité.
Toujours aussi
impétueux, il délaissa son ordinateur et quitta l'appartement. Il
avait promis à Patricia de lui rendre visite, au magasin. Il rallia







CHAPITRE=================================================
============
Des semaines plus tard, Jérémy attendait patiemment les
résultats de l'épreuve anticipée de Français. Sans anxiété aucune,
il se projetait dans un futur proche : les vacances. Son père avait
4
ravi
24
les rues de Bordeaux en tramway. La place Gambetta regorgeait
d'une foule hétéroclite et pressée. Chaque arrêt de transport
portait autour de son totem des grappes humaines, serrées les
unes aux autres. Il préféra traverser le jardinet peuplé de nuées
de pigeons pour déboucher en haut de la rue Nancel Pénard. A
son terme, la boutique de Patricia ouvrait ses portes. Sous
l'enseigne « A la recherche du temps perdu », peinte à l'ancienne
sur la façade, se dressait un local bondé. Dans la vitrine,
s'affichaient des tableaux dénichés dans les vieilles demeures
Girondines. A côté, des bibelots de valeurs inégales trônaient
élégamment. A l'abri des regards, réservées aux plus fins
connaisseurs, de larges vitrines verrouillées abritaient les trésors
du passé. Témoins des siècles prestigieux où Bordeaux régnait
sur le monde des océans, les vestiges coûteux se faisaient rares.
Patricia veillait sur eux en les conservant jalousement dans un
coffre dissimulé dans l'arrière-boutique. En découvrant l'allure
enjouée de son beau-fils, elle vint vers lui, un large sourire
repoussant haut ses pommettes.
- Jérémy ! Alors, les résultats ?



Rien. Ils seront sûrement mis en ligne ce soir ; ça ne m'affole
pas.
Toute de même, tu as bien un peu d'appréhension ?
Pas le moins du monde. De toute façon, les dés sont jetés.
On verra bien ... j'ai vraiment l'impression d'avoir réussi !






Toi, quel culot ! Je souhaite sincèrement que tu dises vrai.
Rendez-vous ce soir. Dis à papa de ne pas oublier le
champagne. J'y compte ...
Tu pars déjà ? Reste un moment, j'ai du rangement à faire.
Des pièces à abriter au coffre. Tu gardes la boutique pendant
ce temps ?
Oui, mais pas longtemps. J'ai d'autres projets.
Je n'en doute pas un seul instant. Tu sauras parfaitement
répondre à la clientèle.
S'il y en a, ironisa-t-il.
Patricia n'abusa pas de son temps, le libérant environ une
demi-heure plus tard. Après un long détour dans les artères du
centre, il gagna les allées Tourny afin d'accéder à la station de
tramway. Destination : Caudéran. Son premier geste fut, bien
entendu, de rallumer l'ordinateur. Malgré son assurance, une
fébrilité peu coutumière s'empara de lui en accédant au site tant
convoité. La page mit une éternité à s'afficher. Enfin les résultats
! Il les relut plusieurs fois tant l'énormité de ses notes le sidérait.
Écrit : 16,25 – Oral : 14,50. L'enthousiasme le portait. Il irradiait
d'un bonheur simple, légitime. Oui, il était sûr de lui. Mais pas à
ce point. Il ne l'aurait même pas imaginé. Il se leva d'un bond,
gesticulant à tort et à travers. « Ouais ! Ouais ! » tonnait-il, d'une
pièce à l'autre. Sans cesse, il rejetait sa longue mèche qui cachait
son front. « Ouais, super ! » Il tapait dans ses mains, dansait,
riait comme un fou. Immédiatement, il se rua vers le téléphone.
Il fallait que sa mère soit la première prévenue. A l'autre bout du
25
fil, l'incrédulité de Charlotte se brisa sous le flot de ses propos.
Ils exultaient. Leurs paroles, leurs rires s'entrechoquaient. Il lui
fit promettre une ambiance assagie pour le week-end-end. Sa
dernière phrase résonnait encore aux oreilles de sa mère :
- Tu entends, maman ? Je veux que tu fasses la paix avec papa.
Promets-moi ! Juste pour ce week-end-end. Après, faites ce que
vous voulez, je m'en moque. Mais là, c'est vraiment trop beau !
Ne gâchez pas ma fête !
Elle promit.
provisoire.
Pour Jérémy, elle consentait à une trêve
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============
Je plongeais irrémédiablement. Si ce n'était cette longueur incroyable
de corde qui me retenait encore en vie, j'aurais déjà rompu avec le
monde. Pourtant, plus j'avançais vers les profondeurs, plus mon
existence raccourcissait. Je levais les yeux vers la surface, lointain
souvenir. L'univers glauque dans lequel j'étais englouti, absorbé, était
habité par un silence vertigineux. On eut dit que le balancement du
câble était mû par une quelconque divinité. J'étais sa créature, sa
marionnette ; c'est elle et elle seule qui donnait du relief à mon destin.
Mais la course allait bientôt prendre fin. En scrutant, sous mes pieds,
l'insondable, j'aperçus le bout de l'élingue. Que de chemin parcouru !
Que d'années perdues ! Le terme se rapprochait si rapidement que j'en
éprouvais une sorte de vertige. J'arrivais. Quelques centimètres encore
et j'allais lâcher prise. Plus de sursis. Plus rien ne me retenait sur
cette terre. La tresse déroulée jusqu'à son extrémité ne me laissait plus
le choix. Pas de retour possible. Il fallait larguer ce cordon et consentir
à rejoindre l'abîme ... Au milieu d'un monde sourd et solitaire.
S'abîmer pour oublier. Se perdre pour être effacé.
Malcolm termina, perplexe, sur ce chapitre mystérieux et
repoussa le classeur. Il avait préparé un imposant sac de voyage.
Se ravisant, il y glissa son manuscrit et appela un taxi. Plus tard,
quand ce dernier stationna devant la villa aux volets clos, sir Mac
Allister lança un regard vers la maison voisine, avant de refermer
la portière.
«Aéroport de Mérignac ! »
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============
Bien que rapide, Jérémy apprécia le trajet BordeauxArcachon. Par sa hâte à regagner la villa blanche pour des
vacances méritées, le parcours fut bref, notamment grâce à la
conversation animée de son père. A leur arrivée, Alice surgit sur
26
le perron, un large sourire éclairant son visage déjà bruni.
Charlotte la rejoignit. Elle portait encore en elle les paroles de
paix qui lui avait soufflées son fils. Pour la première fois depuis
longtemps, elle accueillit Pierre sans arrière-pensée. Elle examina
sa tenue avec soin. Pourquoi rechignait-elle tant à lui accorder
un sursis ? Quand il vint près d'elle, il esquissa le geste d'un
baiser furtif. Elle l'entoura de ses bras et déposa ses lèvres tièdes
sur son front dégarni. Surpris, il la toisa un instant et lança, tout
bas :
- Ça alors ! Il y a un siècle que tu ne m'avais pas réservé un tel
accueil ...



Pierre, tu es toujours le bienvenu, ici.
Tu ne peux savoir le bonheur que j'éprouve de me trouver en
ta compagnie. De te retrouver, enfin !
Ne te laisse pas trop emporter ! Rentre donc !
En dévorant l'excellent repas préparé par sa mère, il établissait
une esquisse de projet pour l'après-midi :
- Si nous allions tous à la plage ? il les interrogeait du regard.


Seule, Alice tendit haut son bras. Charlotte et Pierre
restaient impassibles. Le fils aîné enchaîna :
- De toute façon, j'emmène Alice. Vous êtes libres de votre choix
...


La famille Creyssac, soudée comme par le passé,
réjouissait Jérémy. Il s'épanouissait au milieu des siens, amusé
par les remarques enfantines de sa jeune sœur. Adulé par Percy
qui ne le quittait plus, l'adolescent tirait profit de son récent
succès scolaire. Il avait obtenu les meilleures notes de sa classe,
jetant ainsi un satisfecit incontestable sur le lycée Sainte-Marie.
Pas très originale ton idée, remarqua son père.
Je propose, alors, de voter. A main levée, bien entendu,
rétorqua Jérémy. Qui est pour ?
Ouais, je me prépare, attends-moi ! le rire de la fillette fusa.
Ma puce, tu vas passer des vacances de rêve avec ton grand
frère ! Quant à vous, bon vent. On se retrouve tous ce soir.
Une fois les enfants partis pour le front de mer, Pierre
alluma une cigarette tout en déambulant dans le jardin.
Charlotte, partagée dans le combat prudent qu'elle menait contre
elle-même et contre son époux volage, redoutait les heures à
venir. Elle n'expliquait pas son appréhension de se retrouver, en
27
tête à tête, avec Pierre alors qu'elle avait attendu son retour avec
une impatience inaccoutumée. Lui aussi, ne parvenait pas à
briser le silence pesant. Il profita de la course endiablée de Percy
vers la clôture mitoyenne pour engager la conversation :
- Il va falloir réparer le grillage, regarde ! C'est par ici que le chat
se faufile vers la maison de l'anglais.





De l'écossais, corrigea Charlotte. C'est Jérémy qui t'en a parlé
?
Il n'arrête pas. Je crois qu'il connaît la vie de cet homme par
cœur. Tout son temps passé sur le net à faire des recherches
... Tu veilleras à ce qu'il n'aille pas l'importuner ?
Sois rassuré, notre fils n'aura pas assez de temps pour réaliser
tous ses projets. En plus, la maison est fermée. Je pense que
notre voisin s'est absenté.
Tu l'as vu ? A quoi ressemble-t-il ?
A personne en particulier.
Elle leva la main d'un geste évasif, souhaitant ne pas
raviver l'image qu'elle avait reçue en plein visage, un matin de
juin. Soudain, elle éprouva de la tristesse à voir la terrasse
déserte, écrasée de soleil. Percy, lui, avait compris : il refusait de
franchir la clôture tant que les fenêtres restaient obstinément
closes.
CHAPITRE=================================================
============
Une semaine s'était déjà écoulée depuis le retour de
Malcolm à Oban. Les retrouvailles avec sa fille, Olivia, l'avaient
profondément marqué. Son départ pour la France avait contraint
la fillette à un débordement d'amour pour sa mère. Malgré son
généreux élan d'affection, elle renoua rapidement le fil avec ce
père adulé. Elizabeth s'était abstenue de venir troubler leur
complicité retrouvée. C'est seulement la veille où il allait les
quitter qu'elle avait consenti à lui accorder un peu de son temps.
Mais, avant de regagner le sud de la France, il se réserva
une journée entière de solitude dans l'Argyll. Il ne descendit pas
jusqu'à la côte déchiquetée dont les rochers se perdent sous le flot
agité de la mer. Perdue aussi la vision brumeuse de l'Irlande,
jetée au hasard du chaos, en plein océan. Patrie de ses ancêtres,
débarqués deux siècles auparavant sur la rive ouest des
Higlands. Il partit vers les vallonnements rocheux, au nord
d'Oban. Dans la vallée, l'opulence toujours verte des prairies
traversées, précédées de plantureux chênes, cédait le terrain aux
terres désertiques, solitaires, qu'il prisait tant.
Un vent,
généreusement frais, venait terminer sa course au pied des
collines pelées. Il soufflait en rafales tourbillonnantes, issues du
golfe, plus au sud. Malcolm repoussa ses cheveux plaqués sur
28
son visage.
Il débusqua une échancrure dans l'amas des
roches grises et s'y lova. Adossé à la montagne, il se surprit à
détailler le décor sauvage qui avait bercé son enfance. Avant
d'entrer en écriture, il s'accordait souvent une pause. Calmer le
rythme insolent de son cœur, écouter le murmure croissant en
son esprit. S'ouvrir au monde souterrain de la création. Oublier
tous ceux qu'il aimait, chasser de sa mémoire l'image de
Charlotte, toujours présente. Même ici. Surtout ici. Pourquoi,
plus encore en cet instant, avant d'entamer un nouveau chapitre
?
Une fois encore, il remit de l'ordre dans ses cheveux,
s'imprégna des senteurs amères émanant du sol aride, ferma les
yeux. Ensuite, il ouvrit le classeur, relut le dernier paragraphe. Il
abandonna le stylo à sa course folle … Plusieurs heures après,
vidé de son essence, ayant expulsé la foule d'idées qui germait en
lui depuis la veille, Malcolm arrêta d'écrire. Se penchant vers le
spectacle ouvert de la vallée, il aperçut une grouse5 qui trottinait
sans crainte. Isolé sur ce bout de rocher, cette demi-grotte
improvisée, il perçut néanmoins, en résonance, le timbre sourd
d'un clocheton perdu. Le vol lourd et sombre de quelques
corbeaux hurlant au-dessus de la campagne déserte, le ramena à
la réalité. Il avait pris soin de ne pas s'encombrer d'une montre.
5
Mot anglais désignant un coq de bruyère
Encore moins d'un téléphone. Se fondre dans la nature, son
terroir écossais. Épouser, par des noces secrètes que lui seul
savait honorer, le territoire mystérieux de ses aïeux ... Se laisser
pénétrer par le silence impressionnant de ce matin d'été. Fasciné
par la douceur émergeant de cette terre stérile. Son regard
s'éleva au-delà de son abri de fortune. Un train rebondi de
nuages bistres chevauchait le sommet de la colline. Masquant de
plus en plus le soleil, leur ombre courait, dévalait la pente de
l'escarpement, allumant tour à tour des lumières inopinées,
fauves, sur l'herbe rase. Le vent hurlait maintenant, de collines
en collines. Dans la plaine, les grands arbres s'agitaient, chacun à
leur tour. Malcolm ressentit la piqûre froide des premières
gouttes de pluie. A regret, il quitta son refuge, le classeur sous le
bras. Le temps avait brusquement changé. C'est aussi à cause de
cette intempérance qu'il adorait l'Argyll. Malgré cette pause
salutaire, au pied du corbett6 chauve, l'image de la femme
abandonnée au balancement du hamac le hantait. Oui, elle lui
manquait. Déjà.
Pour quitter Oban, sa route longeait le port côtier. Une
fugace éclaircie permit un éclairage brutal de l'anse découpée
dans la baie. Escortée de chaque côté par un vallonnement
continu, la ville se resserrait, à l'abri d'un fjord élégant. Un îlot
6
Nom donné aux monts écossais, d'une hauteur inférieure à 900 m
29
minuscule surgissait des flots argentés, à mi-chemin entre le port
et l'embouchure. La flottille de pêche, sagement abritée de la
brise venue de l'ouest, rassemblait ses mâts disparates, ses
coques multicolores le long de l'appontement. Au-delà du
marché couvert à poissons, un paquebot de croisière profilait sa
haute stature sombre. Prêt au départ, sa pointe effilée dressée
vers le bras de mer, sa sirène stridente envahit les artères de la
petite cité. Elle résonna par deux fois, son écho se répercutant
contre les monts proches. Le son monocorde et si souvent
entendu par les habitants du lieu rappela à Malcolm son propre
départ. Cette fois-ci, il ne quittait pas l'Écosse pour l'inconnu.
Pour la France, vague souvenir de son premier voyage. Il
rentrait à Arcachon. Il retrouvait le bassin, ses parfums si
précieux, sa lumière irréelle. Résolu à apprivoiser la femme
silencieuse qui ne lui parlait presque pas. Qui ne cherchait pas à
le croiser. Charlotte. Sa voisine. Sa découverte. Sa fascination !
CHAPITRE=================================================
============
Dans la semaine qui suivit, le hasard lui profita. Jérémy
tondait la minuscule pelouse, à l'arrière de la véranda, quand il
apparut sur la terrasse. Immédiatement, l'adolescent abandonna
sa tâche pour s'appuyer sur le fragile grillage. Il s'adressa à son
voisin :
- Bonjour. Je suis Jérémy. Vous êtes Malcolm Mac Allister ?










C'est moi, oui. Tu es le jeune fils de la maison ?
Oui. Je passe tout l'été ici, en famille.
En famille ? répéta l'écrivain.
Je veille sur ma mère et ma petite sœur, Alice. Jérémy éclata
de rire.
Bien je vois ... A très bientôt.
Je peux vous demander une faveur ? la voix du jeune homme
avait fléchi.
Laquelle ? Si je peux satisfaire ta curiosité ...
Si ... si vous aviez un peu de temps, je voudrais vous parler
de votre merveilleux livre, «Le brûlot de Durban». Vous
pourriez me le dédicacer ?
Bien entendu. Viens demain si tu veux. Je t'attendrai ; si ta
mère et ta sœur t'accompagnent, elles seront les bienvenues.
Le chat aussi ! Malcolm déploya un sourire carnassier.
Merci. C'est super ! Promis, je viens demain.
Tout excité à l'idée de vivre à quelques mètres de
l'homme qui avait écrit ce chef d'œuvre, Jérémy bâcla ses travaux
de jardinage. Il entra en courant dans la maison, bousculant au
passage Percy qui lui décrocha un crachement de colère. Sa mère
l'interpella aussitôt :
- Mais où cours-tu comme ça ? Tu es fatigant !
30









J'ai terminé. Il faut que je remette la main sur un livre de Mac
Allister. Il veut bien me le dédicacer. Nous allons chez lui
demain.
Nous ? Qui nous ?
Moi. Alice et toi pouvez venir. Il me l'a dit.
Enfin Jérémy ! On n'a pas l'affront de s'insinuer de la sorte
dans la vie de ses voisins. Tu vas immédiatement t'excuser.
Pas question que tu fréquentes la maison d'à côté !
Tu peux refuser d'y aller. Moi, je ne vais pas laisser passer
une telle occasion. Le rêve ! Je ne vois pas où est le problème.
Discuter du livre avec son auteur, repartir avec quelques
mots glissés à mon intention. Où est le mal maman ?
Rien ne t'empêcherait d'y aller ! De toute façon, tu savais que
j'allais céder. Par contre, tu iras seul.
Pourquoi ?
Arrête de poser des questions stupides ! Estime-toi déjà très
heureux de pouvoir le rencontrer. Nous avons un autre
programme, Alice et moi.
Bon, je m'en fiche. Du moment qu'il m'a invité ... je pars
chercher ce livre. Chouette !
Avant de s'élancer vers sa chambre, il rebroussa chemin et
embrassa sa mère. Il la gratifia d'un sourire enjôleur et partit en
sifflotant. Son déplacement rapide entraîna un courant d'air.
Charlotte ne put réprimer une ébauche de sourire. Elle n'avait
pas cédé d'un pouce. Elle ne franchirait pas les hautes marches
de la villa voisine. Elle éprouvait presque plus de bonheur à
deviner la présence de l'écrivain derrière ses murs. Elle n'avait
aucune hâte à croiser encore une fois son regard si limpide.
Comme s'il pouvait s'affranchir du pouvoir de son âme. Trouver
le chemin tortueux et caché de sa vie antérieure. Il fallait que
l'ombre de Christophe ne parvienne jamais jusqu'à lui. Surtout
pas à lui.
CHAPITRE=================================================
========
L'audace naturelle de Jérémy fondit quand il se trouva
devant la clôture bleue, fraîchement repeinte, de l'Océane.
Visiblement, il n'existait pas de sonnette à l'extérieur. Il hésitait à
franchir le portail. Son livre dans les mains, il scrutait les abords
du grand jardin. Nulle trace de l'écrivain. Craignant que ce
dernier n'ait changé d'avis, l'adolescent s'apprêtait à repartir
quand la porte s'ouvrit en grand. Malcolm apparut en haut des
marches, la main à hauteur des yeux pour se protéger du soleil.
Il accueillit son hôte par un large sourire :
- Hello ! Je t'attendais, Jérémy. Monte !
Le jeune garçon s'avança, grimpa rapidement la vingtaine
de marches. Ils se saluèrent sur le vaste perron. Sur la largeur de
la façade côté rue, s'étalait avec aisance et robustesse un balcon
31
dont les balustrades en bois s'accordaient avec la clôture. Sur le
fronton, juste au-dessus de la porte, un arc de cercle en bois
rejoignait le pignon de la toiture pointue. Le bandeau l'Océane
était disposé simplement, à l'aplomb de l'entrée.
Malcolm s'amusait des questions innocentes de Jérémy. Il
jouait avec lui, cherchant à piquer davantage sa curiosité. Mais,
jusqu'à un certain point.
- Et … vous pouvez me le révéler ?
Les deux hommes traversèrent le couloir au
soubassement en lambris vernissé. La porte-fenêtre, ouverte sur
la terrasse, invitait le visiteur à découvrir la beauté sauvage du
jardin. Sur la longue table parsemée d'ouvrages divers, de
feuilles de papier, un classeur noir attira Jérémy :
- Je vous dérange certainement. Vous écriviez ?







Je viens de terminer un chapitre. Il referma le carnet avec
lenteur.
C'est un nouveau roman ? ne put s'empêcher Jérémy.
Oui, je viens juste de le commencer.
Quel genre ?
Un policier. C'est une première. Nous verrons bien …
Vous lui avez donné un titre ?
Oui, il venu tout naturellement.



Oui, mais c'est confidentiel, si je puis dire. Tu comprends ?
Oh ! Soyez rassuré. Je n'en parlerai à personne, pas même à
ma famille.
Je crois pouvoir te faire confiance, Jérémy. Nous serons deux
à partager cette confidence.
Il partit d'un grand éclat de rire. Ses yeux clairs se
plissaient de plaisir. Il jubilait de sentir son jeune voisin au
comble de l'impatience.
- Alors, le titre, c'est ?





La face cachée de la dune.
Houa, ça jette !
Que veux-tu dire ?
C'est fort. Ce titre est un appel. À la fois ambigu,
énigmatique. On pressent un drame, non ?
Tu connais le titre maintenant, c'est bien. En ce qui concerne
l'intrigue, tu n'en sauras pas plus. C'est très personnel,
32


l'écriture. Voire égoïste …
Vous me permettrez d'en lire des extraits, au fur et à mesure
de son avancement ?
Non, ça jamais ! Tant qu'il n'est pas édité, c'est mon trésor,
comme mon enfant. Je ne permets à personne d'en goûter un
aperçu. A personne !
Jérémy comprit qu'il avait été trop loin. La chaleur de la
honte monta à ses joues. Soudain muet, il ne savait plus
comment renouer. Il tenait, entre ses mains, l'ouvrage que
Malcolm avait promis de lui dédicacer. Il n'osait lever les yeux
sur l'écrivain. Encore moins reprendre le fil de leur conversation
rompue. A cet instant, Percy déboucha sur la terrasse, à pas
feutrés. Sir Mac Allister profita de sa venue :
- Tiens, tiens, voilà mon ami le chat ! Tu es de bonne humeur
aujourd'hui ?






Pourquoi dites-vous ça ?
Nous avons eu, récemment, une petite querelle tous les deux.
Non, c'est lui qui m'a gratifié d'un puissant coup de griffe.
Regarde ma joue ; tu vois la cicatrice, là ?
Psitt … lança l'adolescent.
Signé Percy. Mais, je ne suis pas rancunier, j'adore cette
réplique miniature de tigre.
C'est très gênant. Je suis …
Désolé, je sais. Ta mère, aussi, en a été navrée.
Il s'arrêta net, embarrassé. Justement, sa mère. Pourquoi
ne l'avait-elle pas accompagné ?
- Tu es venu seul. Ta mère et ta sœur n'ont pas voulu te suivre ?




Elles sont allées faire du shopping à Bordeaux.
Ce sera pour une autre fois. Tu me promets de revenir ?
Si vous insistez, aucun problème.
Vous viendrez tous les trois, samedi. Mais, nous allons
discuter littérature puisque c'est l'objet de ta visite. Donnemoi ce livre.
L'adolescent poussa vers lui la couverture glacée.
Malcolm s'en empara. Sa main longue et fine manipulait le stylo
plume avec souplesse. Il griffonna une courte dédicace à son
jeune voisin et barra le reste de la page par les courbes d'une
signature sobre. Il referma le livre et le remit au jeune garçon.
Ce dernier esquissa un geste pour lire le mot :
- Non, pas maintenant ! Tu liras ça chez toi. Plus tard.

Oh ! Merci. Je suis si content ! Vous imaginez : j'ai adoré ce
livre, et vous, vous habitez maintenant à côté de chez nous.
33




Même dans mes rêves les plus fous, je n'aurais pas songé une
seule seconde pouvoir vous le faire dédicacer. Merci
beaucoup, sir.
Jérémy, si tu veux, tu peux abandonner ce sir, beaucoup trop
condescendant pour moi. J'ai l'impression d'être un vieux
bonhomme. Sir … appelle-moi simplement Malcolm.
Je n'oserai jamais !
Mais si, bien sûr ! Je suis ton voisin, simplement, rien d'autre.
Mais quel voisin ! Ce n'est pas demain que je vous appellerai
par votre prénom.
Devant son trouble d'adolescent fougueux, Malcolm lui
décocha un sourire magistral. Il lui tapa l'épaule et leur
conversation reprit sur «Le brûlot de Durban ». Quelques heures
plus tard, après avoir partagé une copieuse collation de biscuits
secs et de thé parfumé, Jérémy quitta la villa. Percy avait déjà
regagné son jardin, faufilant son échine tigrée sous le grillage
abîmé. Malcolm se tourna vers la maison voisine. La brise légère
qui venait de se lever entraînait le hamac dans un mouvement
doux. Un grincement ténu accompagnait cette douce cadence.
Infime plainte qui parvenait jusqu'à l'écrivain. Comme lui, le
hamac attendait le retour de Charlotte. Tous les deux, solitaires,
abandonnés, sans cette chaude présence … Alors, dans l'esprit
de Malcolm, germa un espoir. Pourvu qu'elle vienne, samedi !
Elle viendra. Il était inconcevable qu'elle fuit son invitation.
Qu'elle le fuit. Pourquoi se dérobait-elle, sans cesse ? Pourquoi ?
Pour qui ?
CHAPITRE=================================================
========
Jérémy ne put attendre davantage. Seul dans la villa
blanche, c'est lui qui courut se réfugier dans le hamac. Il avait
relu le message sibyllin, laissé par Malcolm, tellement souvent
qu'il le connaissait par cœur. Par contre, il n'avait pas encore
trouvé la clé pour le décoder. Une large écriture, irrégulière,
s'étalait au milieu de la page vierge :
« Jérémy,
Garde-toi de toi-même ! Réfrène ta fougue ! La vie de ce monde
ne s'écrit pas comme un roman. A mon nouvel ami que je
soutiendrai toujours, dans le succès comme dans la peine.
Affectueusement. »
Trois initiales, M.M.A., intimement liées, attestaient du
modeste témoignage de Malcolm. L'adolescent pensait trouver,
là, une dédicace classique, anodine. Au contraire, les phrases de
l'écrivain prenaient un sens démesuré. Pourquoi cette mise en
garde ? Son voisin avait-il été contrarié par les nombreuses
questions de son hôte ? Souvent, sa mère le tançait à cause de
son enthousiasme juvénile, de son audace sans limite. Mais cet
34
homme, arrivé par hasard au milieu d'eux, rencontrait
l'adolescent pour la première fois. Non, il ne comprenait pas. Il
butait, ressassant cet écrit dans sa tête. Il ignorait l'intelligence
hors norme de cet étranger. Pourquoi s'entêter à lire entre les
lignes ? Il s'agissait simplement de l'élucubration d'un écrivain
en mal d'inspiration face au jeu fascinant de la dédicace. Il s'était
mis en déroute comme il avait tenté de le faire avec Jérémy. Le
jeune Creyssac déposa le livre au fond du hamac. Il suivit alors
les évolutions de Percy, près de la clôture. Derrière, les murs de
la villa l'Océane.
Sur la table dressée sur la terrasse, il distingua un
ordinateur près d'une pile de documents. Puis, le classeur noir,
ouvert. Malcolm était sûrement en pleine création. Malgré la
persistance que Jérémy apportait à scruter tous les détails du
jardin voisin, il ne vit pas l'écossais. Il crut, pourtant, deviner sa
présence.
Un gigantesque parasol était installé, incliné
suffisamment pour dissimuler adroitement l'entrée de la portefenêtre. Jérémy se lassa de sa recherche absurde. Il se saisit du
livre et regagna l'intérieur de la maison. A côté, l'étranger
travaillait assidument. Il terminait la frappe d'un chapitre long
d'une dizaine de pages. Il avait remarqué le manège de
l'adolescent. Il lui laissait le soin de découvrir, par lui-même,
l'essence judicieusement masquée de son curieux message … Le
hamac avait été investi. Mais l'empreinte du corps qui s'y était
lové n'était pas la même. Parfois, la fillette jouait au milieu de la
toile ajourée. Mais sa mère n'avait pas retrouvé l'abandon
premier, au premier jour de la nouvelle vie de l'écrivain. Au
premier jour de juin. Au premier chapitre, rédigé sous la lumière
de cette femme. Charlotte. Sir Mac Allister perdait sa légendaire
concentration. Lorsqu'il entrait en écriture, il se coupait du
monde. Ce retrait bénéfique l'entraînait plusieurs heures vers un
lointain, de lui seul accessible. Maintenant, le stylo s'accordait
des pauses de plus en plus fréquentes. Malcolm relevait le
visage. Le bleu de ses yeux s'usait à chercher une présence
inespérée dans le hamac. Personne ! Il lui était impensable
d'avoir rêvé si intensément. Cette étrange obsession altérait son
travail.
Sa créativité s'émoussait.
Il devenait urgent de
s'accorder un long moment de répit. Demain, il irait à la
rencontre de la dune. Il ne l'avait pas encore gravie.
Charlotte et Alice rentrèrent de Bordeaux dans la soirée.
Elles déchargèrent les sacs remplis de leur shopping fructueux.
La maison était vide. Seul, le chat courut les rejoindre dans la
cuisine. Installées dans la véranda aux baies largement ouvertes,
les deux occupantes de la villa blanche dînèrent frugalement
d'une salade composée.
Jérémy les y retrouva.
Elles
bavardaient, complices. Le flot de leur conversation, ponctuée
d'éclats de rire, l'attira :
35
- Voilà mon grand frère ! On a acheté quelque chose qui va te
plaire, lança Alice.





Chut ! reprit sa mère. C'est une surprise. Ta sœur a raison, ce
cadeau va t'enchanter.
C'est quoi ? s'étonna-t-il.
Tu verras … tu trouveras un petit paquet emballé, dans le
séjour.
J'y cours !
Attends un peu. Tu ne nous a même pas embrassées !
Il fit rapidement le tour de la table et effleura les joues de
sa mère et celles de sa sœur. Se dirigeant vers la maison, il cria à
leur intention :
coutumier. Fasciné, mais avec retenue. Il regardait les livres
sans même avoir posé ses mains sur la couverture. Quand sa
mère le rejoignit, elle l'interrogea :
- Qu'est-ce qu'il y a ? Mon choix n'est pas bon ? Tu n'es pas au
comble du bonheur ?






- Je vous aime. Comme je vous adore, toutes les deux ! A son
écho, elles répondirent, à l'unisson, par deux rires sonores.


Il découvrit immédiatement un carton sur la desserte. Le
format ne pouvait abriter qu'un livre. Pas autre chose. Il déchira
le papier imprimé. La surprise le terrassa : «Les œuvres inédites
de Malcolm Mac Allister ». Trois tomes numérotés. Étonné,
mais pas heureux. Satisfait, mais pas porté par son optimisme




Si … si, bien sûr. Merci maman, ton idée est géniale !
Mets-y un accent de sincérité sinon je vais croire que je me
suis trompée. Ces ouvrages, à tirage limité, viennent de la
fameuse librairie que tu fréquentes assidument.
Il n'y a que dans ce temple où l'on peut dénicher de tels
trésors.
Mais, ça te plaît, oui ou non ?
Énormément, ma petite maman chérie !
C'est bien la première fois où mon grand paraît si ému …
J'en suis abasourdie. J'ai pensé que les vacances te laisseraient
un peu de temps pour lire. À propos, comment s'est déroulée
ta visite chez notre voisin ?
Bien, très bien.
C'est finalement, un homme simple,
accessible.
Tu as l'air déçu. Et ta dédicace ?
Comme toutes les dédicaces ...
C'est-à-dire ?
Des mots jetés au hasard qui ne signifient rien, rajouta-t-il,
laconique.
C'est un bien pour toi. Tu l'avais trop idéalisé. Heureuse que
tu sois enfin redescendu sur terre …
36






Justement, puisque je suis revenu sur terre … j'ai un message
: nous sommes invités chez lui, samedi après-midi. Tu as
bien entendu : nous !
On en reparlera.
Mais, tu es d'accord, maman ? Je me suis engagé.
Je n'ai rien décidé ! On en reparlera.
Pourquoi refuses-tu d'y aller ? Il la regardait fixement, à la
limite de l'énervement.
Tu m'agaces avec tes questions imbéciles. Ça suffit, Jérémy !
Il s'empara, au passage, des trois tomes et quitta le séjour
en claquant la porte. La tempête s'était levée en Charlotte. Par
quelle astuce pourrait-elle ruser ? Comment renoncer, une fois
encore, à l'invitation de son voisin ? Qui finirait par triompher ?
Lui et sa patiente obstination ? Elle et son acharnement à refuser
toute confrontation ? Le feu ou le froid ? L'éclat si vivant de ce
regard d'azur ou l'absolue placidité de ces prunelles sombres ?
Lasse de repousser l'assaut inconsidéré de cet étranger à son
égard, Charlotte avait tranché : elle ne se rendrait pas à l'Océane.
CHAPITRE=================================================
========
Le hasard combla Charlotte. La famille Capresi 7 arrivait
de Bordeaux, cette semaine-là. Juste en face de la villa blanche,
les volets de l'habitation trop longtemps close, résonnèrent sur
l'ancienne façade. La femme du docteur Capresi s'empressa
d'aller saluer ses voisins, les Creyssac.
Leur installation
permettait à Charlotte de garder leur fille, Hélène, tout juste âgée
d'un an, le week-end-end entier. Ravie, à l'idée première de
s'occuper de cette charmante poupée selon son expression, elle
sourit intérieurement à l'aubaine inespérée qui l'éloignait de
Malcolm. Dans la matinée, tandis qu'Alice travaillait au jardin
ses devoirs de vacances, Jérémy reçut un bref appel sur son
portable qui le jeta hors de la maison. Il se prépara rapidement,
avala son petit déjeuner à la hâte et prévint sa mère :
- Myriam arrive aujourd'hui.







Richard Capresi, personnage essentiel du roman du même auteur :
«La lumière de Saint-Orens»
7
Décidément, ils viennent tous, en même temps !
Tous ? De qui parles-tu ?
Nos voisins, les Capresi, s'installent pour trois semaines. Si
les parents de Julie et Myriam débarquent, il ne manque plus
que le reste de la bande …
Tout est organisé, maman ! Arnaud descend samedi.
D'ailleurs, on a concocté une grande fête, tous, ce dimanche.
Tous ? Tu comptes seulement les jeunes ? ironisa-t-elle.
Il y a des activités où je préfère ne pas te mêler. Il éclata de
rire.
C'est sympa ! De toute façon, tu ne me verras guère puisque
je suis appelée à de nouvelles tâches. Tu as, devant toi, la
nouvelle baby-baby-sitter de la petite Hélène.
37







C'est une occasion rêvée pour toi.
Pourquoi ? Je ne comprends pas.
Oh si ! Tu as bien manœuvré : la solution arrive à point pour
décliner l'invitation de notre voisin.
Jérémy, s'il te plaît, ne me parle plus de ça !
Ton refus est une atteinte à son intelligence...
Tu n'as rien trouvé de mieux ? Cours donc rejoindre ton
amie, et vite !
Que tu le veuilles ou non, malgré le soin que tu apportes à en
repousser l'échéance, vous serez forcés de vous rencontrer.
Il lui réserva un de ses sourires rusés qui habillait son
visage juvénile d'une touche d'innocence. Elle rajouta :
- Je ne t'attends pas à midi ?




Tu rêves ! Je rentrerai en fin de soirée, promis. J'ai les clés du
bateau, si jamais tu les cherches …
Mais, tu n'as pas encore ton permis !
Myriam si. Ne t'inquiète pas, maman. A plus.
Soyez prudents !
Alice referma son cahier ; s'avisant du départ imminent
de son frère, elle laissa sa mère seule pour répondre à l'invitation
des Capresi. Son unique envie résidait dans le plaisir de
materner le bébé. Elle passa toute la journée en leur compagnie.
CHAPITRE=================================================
========
La chaleur s'était abattue brusquement, des rives du
bassin jusqu'à la criante épaisseur de la pinède. Au jardin, toute
branche demeurait pétrifiée. Figés les massifs imposants des
hortensias mauves. Condamnées à la verticalité inanimée les
tiges des roses trémières. Jusqu'au sommet échevelé des chênes
rabougris qui courbaient leur échine sous le poids d'un soleil de
feu. Percy restait prudemment étendu sur le carrelage de la
cuisine. Endormi par la torpeur de l'été. Charlotte retira un livre
sur une étagère de la bibliothèque, fortuitement. Elle avançait,
pieds nus, sur la petite portion de pelouse. Depuis longtemps,
elle ne s'était pas posé dans les plis accueillants du hamac. Elle
s'enivra de son roulis, bercée dans ses lointains souvenirs
d'enfant. Elle se lovait au creux de la toile comme elle savait si
bien se perdre dans les bras rassurants de sa mère. Avant le
désastre. Avant d'avoir oublié toute envie. Avant Christophe …
Avant, c'était sa vie, une autre vie, la vraie vie. Les yeux fermés,
elle avançait, à pas feutrés, dans son esprit partagé. Les autres
vivaient, eux. Pourquoi pas elle ? Jérémy, en mer, avec Myriam.
Pierre, au Portugal, en compagnie de Patricia. Enfin, Alice qui
profitait de toutes les réjouissances que la vie lui offraient.
Comblée de bonheur en famille, attirée tel un aimant par un frère
charmeur, elle les avait quittés pour un jour. Jouant à la maman,
pour la petite Hélène. Un jeu qui s'avérait pourtant une tâche
éprouvante, mais sublime aux yeux de Charlotte, aux portes du
38
sommeil. Le bras alangui en dehors du hamac, le livre posé dans
l'herbe, la respiration ténue à peine perceptible sur le maillot de
bain turquoise …
Malcolm, lui aussi, retenait son souffle. Il n'avait pas
prévu qu'elle consente enfin à s'abandonner au rythme du
hamac. Tant d'heures passées sur cette terrasse … A l'attendre
vainement ! A presque désespérer ! Au point que son roman
demeurait en suspens. Il se surprit à expirer bruyamment. Oui,
il ne respirait plus. Par crainte inavouée, sans doute, de perdre
l'image d'un bonheur si simple. Comme si le son neutre de ses
inspirations avait la résonance du sentiment qui le poussait vers
elle. Écouter l'écho lointain de son cœur, tapi sournoisement. Ce
cœur qui sortait de lui-même. Ce cœur qui explosait, cet aprèsmidi là. L'écrivain, collé à son fauteuil, inclina le parasol. Certes,
Charlotte devenait invisible à présent. Mais tellement imprimée
sur sa rétine ! Fatalement incrustée dans sa mémoire. Il
bénéficiait d'un repaire imparable, à l'issue de son heureux
stratagème. Il se fit oubli, silence, pour qu'elle ne puisse le
deviner, si proche. Alors, il ouvrit le carnet noir, délaissé depuis
des semaines. Le stylo courait, de gauche à droite ; de haut en
bas. Il écrivit deux chapitres, d'un seul trait. Après des heures
de création intense, il tendit les bras en avant et s'étira. Il referma
la couverture du classeur et redressa délicatement la toile
bicolore. A côté, Charlotte, à demi-assise, maladroitement calée,
lisait. Elle tournait les pages avec grâce, gardant les yeux rivés
sur l'ouvrage. Malcolm comprit alors qu'il se fourvoyait. Sans la
proximité retenue de sa voisine, il devenait incapable d'écrire.
Sans l'apercevoir, sa créativité fondait. C'était la première fois
qu'une telle détresse le menaçait. Qui pouvait bien être cette
femme pour le perturber à ce point ? Quel secret abritait-elle
pour l'attirer, pour le perdre ? Avant de regagner les murs frais
de l'Océane, il s'aveugla encore de cette image de paix. Son
énigme. Charlotte.
Emportée par l'ampleur de l'écrit, elle ne parvenait plus à
s'arrêter. Elle remettait toujours à plus tard, au paragraphe
suivant. Pourtant, elle continuait, abusée, droguée. Le livre qui
tremblait entre ses mains avait pour titre «Le brûlot de Durban ».
Auteur : Malcolm Mac Allister. Au commencement, elle tourna
deux pages d'un coup. Imprévisible. La Providence lui refusait
le droit de connaître la teneur de la dédicace à son fils. La
découverte fortuite du message aurait certainement influencé sa
lecture. Peut-être l'aurait-elle incitée à refermer le livre ? Un
gâchis que le hasard ne permit pas. Pour le bonheur de
Charlotte. Pour l'entraîner, subrepticement, sur les pas de ce
voisin qu'elle repoussait à l'envi.
Quand elle replaça le livre
au milieu des autres, le marque-pages improvisé qu'elle avait
manipulé glissa à terre. Il s'agissait d'une carte postale, arrivée le
matin-même. Pierre annonçait son prochain retour, à l'issue d'un
39
séjour au Portugal. Sur fond de ciel cobalt, une ruine ocre étalait
son luxe perdu au milieu d'une plaine infertile. Les caractères
minuscules tracés par son époux parlaient, avec une fade
banalité, du manque de ses enfants. Aucune allusion pour elle.
Pierre l'atone, Pierre l'effacé.
CHAPITRE=================================================
========
Les vacances emportaient Jérémy dans un tourbillon
d'activités.
C'était déjà le troisième jour consécutif qu'il
consacrait à Myriam. De balades en sorties en mer, d'excursions
à vélo à des jeux plus intimes, le jeune couple en formation ne se
quittait plus. Pour leur plus grand bonheur. Tandis que
Charlotte veillait sur le bébé, la bande d'adolescents se reformait,
presque au complet. Trois éléments manquaient : Héloïse,
Nicolas et Thomas. Le premier à franchir le portail fut Arnaud.
Arrivé de Bordeaux la veille, il avait rallié Arcachon au volant de
sa voiture, cadeau de ses parents. Comme il avait brillé à ses
examens, il pouvait savourer pleinement ses vacances en solitaire
avant d'entamer sa cinquième année de médecine. Charlotte
devança son fils pour l'accueillir. Leur entretien fut courtois,
mais bref. Jérémy l'entraîna au jardin. Sans avoir émis le
moindre mot, Arnaud posa une main ferme sur son épaule. Il se
retourna vers la maison et se racla la gorge :
- Enfin ! Je suis tellement heureux de me retrouver ici !







Je ne savais pas que tu avais acheté un coupé.
Mes parents, comme toujours, ont une longueur d'avance sur
mes désirs …
C'est chouette ! Vivement que je passe le permis !
Pourquoi n'as-tu pas opté pour la conduite accompagnée ?
Tu as perdu au moins un an.
Ma mère s'y refuse catégoriquement. Ce qu'elle ignore, c'est
que mon père m'a déjà donné quelques leçons, lança Jérémy,
hilare.
Si tu veux, ce mois-ci, je peux être ton moniteur. Chut ! En
catimini, bien entendu.
Ouais ! C'est une idée géniale !
Il repoussait sa longue mèche brune qui masquait
pratiquement son regard. Arnaud tendit la main au-dessus de
son front et essaya de la dompter. Avec mesure. Avec
délicatesse. Il réussit à la caler derrière son oreille. Sa main
glissa furtivement sur son lobe avant de s'en écarter.
L'adolescent ne résista pas. Il gardait la tête basse. Arnaud lui
demanda :
- Regarde-moi ! Ah, tu es beaucoup mieux ainsi. Cette satanée
frange cache tes yeux, c'est vraiment dommage !

J'aime bien, c'est comme ça. Le trouble du jeune homme
40

empourpra ses joues.
Tu devrais faire tailler tes cheveux. Mon Jérémy serait parfait
! Imagine un peu l'effet que ça ferait ...
Il ébouriffa la tignasse de son ami d'un geste énergique.
Terminant sa course sur sa nuque, ses doigts quittant à regret la
tiédeur moite de la peau de Jérémy. Stoïque, figé, perdu. Son
regard affolé se porta vers la villa banche : par bonheur, personne
! L'iris noisette d'Arnaud croisa le regard désemparé de son
copain. Il ne put s'empêcher de lui sourire, tout en rajoutant :
claqua le portail. De l'autre côté, tandis que Malcolm caressait
nonchalamment Percy, des pensées contradictoires l'obsédaient.
Il avait vu, il avait compris. Il avait lu, à travers les gestes des
deux jeunes hommes, une tempête en gestation. Sans entendre
leurs propos, il avait deviné la lueur allumée au fond du regard
du visiteur. Sans qu'il soit choqué d'avoir trahi leur attachement,
il éprouvait une gêne croissante. Sa villa abriterait, l'après-midi
même, de curieuses retrouvailles. A lui de gérer une situation
ambiguë. A lui de trouver le maillon fort de la bande pour éviter
l'inattendu.
CHAPITRE=================================================
========
- Ce serait sympa que tu ailles chez le coiffeur. Tu y penseras ?








Je ne crois pas, non.
Pour moi, Jérémy. Tu veux bien le faire pour moi ? Sa main
s'élevait en direction de son front, une nouvelle fois.
Arrête, Arnaud ! Tu n'es pas drôle … ça suffit !
Non, c'est vrai : je ne suis pas drôle. Je suis si bien avec toi …
Tu dépasses vraiment les bornes ! Laisse-moi, s'il te plaît !
Ta crainte est injustifiée, je ne veux que ton bien.
Ah oui ? Alors, laisse-moi maintenant.
Tu as peur, Jérémy. Je le sens. De qui as-tu peur ? De moi,
ou plutôt de ta réponse ?
Il se leva, imprimant son regard sur celui de l'adolescent,
inquiet. Sans se départir d'un sourire ténu, il quitta le jardin et
L'écho des rires résonnait dans le jardin de l'Océane.
Charlotte avait installé la poussette où babillait Hélène tout près
du hamac. Elle n'avait pas résisté longtemps à la supplique de sa
fille. Alice se joignit au groupe festif qui évoluait chez l'écossais
La musique, contemporaine, rythmée, s'effilochait jusqu'à la villa
blanche. Les jeunes discutaient fort, des voix entremêlées
d'hommes et de femmes. Malcolm, séduit par la vitalité,
l'innocence de la petite Alice, partageait avec elle les photos
réalisées lors de son récent voyage en Écosse. Elle apprit ainsi
l'existence de sa fille. Le minois clair, parsemé de taches de
rousseur, était sagement bordé par de courtes nattes. Ses
cheveux de paille, elle les tenait de sa mère. Mais, l'azur profond
de ses yeux se confondait avec celui de son père. Fier de sa
41
descendance, il promit à Alice qu'un jour prochain, Olivia
viendrait vivre avec lui. Ravie de cette perspective, la fillette
lâcha :




- Elle sera comme ma petite sœur.



Si elle le veut bien, rajouta-t-il. Tu sais, elle est un peu
sauvage.
Comme vous ?
Ah bon ! Tu me trouves sauvage ?
Ils éclatèrent d'un rire franc, communicatif puisque Julie
les imita. Malcolm profita de ce que la fillette taquinait la jeune
fille pour quitter la terrasse. Le mauvais décor qu'il refusait
s'étalait devant lui. Myriam, seule, sirotait un jus de fruits. Les
deux garçons, à l'écart, bavardaient sans bruit. Arnaud debout
face à Jérémy, les mains dans les poches. Son copain tenait un
verre tandis qu'il ne cessait de repousser sa longue mèche de
cheveux. Il se dirigeait vers eux quand Myriam se leva :
- Monsieur Mac Allister, ma sœur vous a parlé ?



Un roman, mais elle vient d'arrêter.
Pourquoi ?
Elle n'ose pas vous interpeller, elle a la tête pleine de
questions …
Qu'elle profite de cette journée ! Dites-lui de venir. Si je peux
lui être utile...
Il n'entendit pas la suite de la réponse. La fixité de son
regard s'alluma soudain. Arnaud avait posé sa main sur celle de
Jérémy. Il en retira délicatement le verre de soda. Leurs doigts
mêlés retenaient la frange sombre de l'adolescent. Malcolm nota
que le jeune Creyssac s'offrait sans retenue à ce geste équivoque.
Un timide sourire habillait son visage hâlé. Il guida la main
d'Arnaud sur sa nuque. Avec une lenteur incroyable, il demeura
ainsi, sa main plaquée sur celle de son ami. En silence. Pour une
éternité. Une caresse qui avait la décence de ne pas avoir de
nom. Un soupçon de tendresse. Plus qu'un signe déplacé. Une
approche calculée de leur faim.
En un éclair, Jérémy se
trouva face à face avec son hôte. Il lâcha son emprise et
abandonna, sur le champ, Arnaud. Il vint à la rencontre de
Malcolm, avec assurance. Mac Allister, pris au dépourvu, restait
figé. Il s'écarta tandis que l'adolescent approchait de Myriam.
Au même instant, Julie déboula à la rencontre de son ami
Arnaud. Malcolm la retint :
Non. À propos de quoi ?
Elle s'essaie à l'écriture. Je crois qu'elle a réellement du talent.
Qu'est-ce qu'elle écrit ?
42
- Votre sœur m'a appris que vous écriviez. Voulez-vous m'en
parler ?













Plus tard, merci. Je dois retrouver mon ami.
Arnaud ?
Oui, chut ! C'est un secret, murmura-t-elle, en riant.
Un secret ... pour lui ?
Évidemment !
Vous êtes certaine de ne pas vous tromper ?
Que voulez-vous dire ?
Si Arnaud … comment m'exprimer ? Difficile, le français !
Non, je ne le crois pas difficile pour une personne de votre
valeur.
Merci, j'en suis flatté, s'amusa-t-il.
Vous ne m'avez toujours pas répondu.
Arnaud, oui. Je crois sincèrement que vous perdez votre
temps à le … les mots manquent. A attendre un signe de sa
part …
Je sais, il est assez réservé, il sait taire ses émotions. Mais, je
suis tenace, j'y arriverai !
Elle se tenait immobile, face à Arnaud, les bras grands
ouverts. Il s'exécuta sans sourciller, sans plaisir non plus. Il
suivit ses pas, le regard lointain, perdu, vers l'ombre de Jérémy
qui dansait avec Myriam. La fête s'acheva à la tombée de la nuit.
Une fraîcheur bienvenue s'était glissée dans les moindres recoins
du jardin. Percy avait, depuis longtemps, regagné son territoire.
Malcolm flâna presque une heure avant de rentrer. Il ne dispersa
pas les derniers souvenirs de cet après-midi d'été. Les verres
empilés les uns sur les autres, les carafes à moitié vides, les
assiettes jetées sur la terrasse ou délaissées sur la pelouse sèche.
Malcolm avait perdu son sourire légendaire. Un pli de souci
barrait son front. Une autre image, plus outrageuse, avait chassé
la première. L'attouchement espiègle d'une main contre une
autre avait occulté le souffle innocent du hamac.
Seul dans sa chambre, Jérémy étouffait. Il sortit sur le
balcon, sans bruit. Dehors, la ville estivale vrombissait. Il
devinait des lueurs, des lampions, de la musique en sourdine,
des odeurs acidulées. Un insecte le frôla. Il frappa sa nuque
pour le chasser. Alors, la brûlure cuisante de la paume de sa
main se transforma en cauchemar. Il serra son poing si fort que
ses ongles s'incrustèrent dans sa chair. Puis, il porta de nouveau
les doigts à la base de ses cheveux. Il ferma les yeux dans l'espoir
de retrouver le vertige suscité par Arnaud. Il rêva que la main
qui courait sur son cou n'était pas la sienne … Mais celle de son
ami. Il inclina la tête et garda longtemps l'empreinte de cette
caresse. Comment l'accepter ? Pourquoi ce hurlement muet ? Il
souffrait de savoir que le corps tiède de Myriam ne le portait pas
aussi haut. Il venait de dépasser la honte. Il s'enfonçait dans une
issue improbable. Rien ne l'aurait fait dévier de sa route. Rien,
ni personne. « Mon Jérémy ! » « Mon Jérémy ! ». Le leitmotiv se
brisait contre son crâne ensommeillé. La phrase, sournoise,
43
démarrait sur un murmure, montait d'un cran, prenait une
ampleur démesurée.
Toute la villa allait entendre le cri
d'Arnaud. Elle comprendrait son appel. « Mon Jérémy ! ». Ce
pronom d'appartenance enchaînait le jeune Creyssac. Privé de sa
liberté, il était une partie d'Arnaud, sa propriété, son bien
exclusif. Il s'éveilla en sursaut, trempé de sueur. A présent,
conscient de l'énormité de sa faute, de son abandon à la soif
d'Arnaud, un haut-le cœur le révulsa. Il eut juste le temps de
courir vers la salle de bains pour expulser toute la bile de son
humiliation. Avant de regagner sa chambre, il passa la tête sous
l'eau, détrempant ses cheveux ondulés. Il n'osa croiser son reflet
dans le miroir. Il craignait de voir, sur son visage crispé,
l'empreinte éphémère du regard de son ami.
CHAPITRE=================================================
========
Charlotte se levait de très bonne heure. Elle s'occupa, en
premier, du bébé que ses parents venaient chercher dans la
matinée. Alice courut au-devant de la chaise haute. Elle
appliqua deux tendres bises sur les joues rebondies du bambin
qui frappait la tablette du plat de la main. Un moment après,
Jérémy descendit les rejoindre. Sa mère l'observait :









Je suis barbouillé, ça va passer.
Tu t'es levé cette nuit ?
Oui. J'ai du aller me rafraîchir un peu.
Tu ne déjeunes pas ?
Non, je n'ai pas faim.
C'est tellement étonnant ! Tu es sûr, ça va ?
Oui, oui, ne t'inquiète pas ! C'est certainement un coup de
chaleur, hier, au jardin.
Ça ne te ressemble pas : tu as l'habitude pourtant. Il n'y a pas
autre chose ? Tu me le dirais ?
Que vas-tu imaginer ? Rien d'autre qu'une banale fatigue,
c'est tout.
Interrompant ce dialogue gênant, la sonnerie de son
portable arriva à point. Il jeta un regard sur l'écran mais ne
répondit pas. Sa sœur lança :
- Je sais qui c'est !






Ça m'étonnerait. Son frère rétorqua sur le même ton.
Oh si ! C'est Myriam, évidemment !
Non, tu as tout faux.
Menteur ! Je te dis que c'est elle.
Non. D'ailleurs, je n'ai pas de comptes à te rendre.
Jérémy ! sa mère haussa la voix.
- Tu vas bien ? Tu as une mine épouvantable, ce matin.
44
Alice, la tête plongée dans son bol de céréales, arborait
une moue enfantine. Son frère les quitta sur le champ. Une fois
encore, la sonnerie musicale retentit. A l'affichage, s'étalaient six
lettres : Arnaud. Jérémy éteint son portable. Il partait en mer
avec Myriam. Ce singulier ami ne saurait troubler leur intimité
complice. Il jeta négligemment l'appareil sur son lit et quitta la
villa au plus vite.
Après un déjeuner plus que frugal, Malcolm s'installa.
Une partie de la table, à l'abri du soleil sous la grande toile du
parasol, abritait le carnet noir. Il relut en détail le dernier
chapitre, y apporta de judicieuses corrections. Il était prêt.
Retournant le stylo-plume entre les doigts, le premier mot avait
du mal à jaillir. Pas de corrélation entre la phrase précédente et
celle à venir. Bien qu'il reprenne, point après point, la trame du
plan, les images qu'il détenait ne s'imprimaient plus. La page
blanche l'hypnotisait.
Puissant narcotique qui repoussait
l'approche de la plume. Il entama le haut de la feuille par un
article. Quoi de plus banal qu'un article ? L'anonymat complet.
Le vide, également. Inquiet parce que c'était une première. Qui
aurait pu imaginer sir Mac Allister en déroute ? Il raya
rageusement le mot devenu inutile. Il le remplaça par le prénom
de l'un de ses personnages.
Quelques lettres éparses,
inconsistantes. Quel lien pour construire une simple phrase ?
Aucun. Le néant. Véritablement pris de panique, l'écrivain
hachura nerveusement le mot, à plusieurs reprises. Comme s'il
voulait effacer une tache. Une image incongrue. En proie à une
colère intérieure croissante, il arracha la feuille d'un coup sec et
tritura le papier jusqu'à le réduire en miettes. Il jeta le carnet au
bord de la table. Les coudes sur le bois brut, il cala son menton
dans le creux de ses mains. D'un regard limpide mais absent, il
avisa alors le fond du jardin. Avec la puissance de sa mémoire, il
appela l'image de la veille. Elle surgit soudain, en plein jour,
sous un soleil de plomb. Disparues, gommées, les jumelles
Delbrut. Masquée, la petite Alice. Seules, les ombres menaçantes
et gigantesques des deux jeunes hommes en parfaite
communion, prenaient corps devant lui. Jusqu'à troubler son
jugement. Pour grignoter, petit à petit, le territoire de son
écriture. Pour briser son rêve : l'attente inespérée d'une
rencontre avec Charlotte.
CHAPITRE=================================================
========
Le court séjour de Pierre à la villa blanche ne perturba pas
les habitudes de ses occupants. Charlotte voyait son fils par
épisodes. Partageant ses nombreuses activités entre la pratique
assidue de plusieurs sports, les sorties avec la bande indéfectible,
les journées consacrées exclusivement à Myriam. Alice, souvent
retenue par les Capresi, se faisait de plus en plus rare. A peine
arrivé du Portugal, Pierre planifiait déjà son retour à Bordeaux.
Son cabinet d'architecture prévoyait le recrutement de personnels
45
en vue d'un projet de grande envergure pour lequel il avait été
choisi. Sans conviction, il entreprit de réparer la clôture
mitoyenne. Percy guettait le moindre de ses mouvements, jetant
de temps à autre, une patte sur les outils éparpillés dans l'herbe.
Charlotte en profita pour tailler les fleurs fanées par la canicule
persistante. De l'autre côté, les persiennes de l'Océane étaient
hermétiquement closes. Son propriétaire avait quitté la villa au
volant d'un imposant 4x4, en début de semaine. Entre les époux
Creyssac, le silence avait repris ses droits.
Chacun
s'accommodait de cette étrange complicité. Charlotte observait le
travail de son mari, à la dérobée. Agenouillé à la base du grillage,
il avait patiemment comblé l'espace qui permettait au chat de se
faufiler. Il essuya son front dégarni à maintes reprises. Il ajusta
ses lunettes et recula afin d'examiner sa réparation de fortune. Il
butta contre Charlotte qui avançait, un seau rempli d'herbes
sèches, à la main. En un éclair, il retrouva avec avidité la chaleur
de son corps.
- Excuse-moi, je suis si maladroit !


En effet, tu le reconnais donc ?
Charlotte, j'ai terminé. Regarde !
s'infiltrer.
Percy ne pourra plus
Elle ne répondit pas immédiatement. Le mot qui faillit lui
échapper « dommage ! » resta coincé dans sa gorge. Elle hocha la
tête, simplement. Pierre surenchérit :
- Tu as l'air contrarié. C'est encore de ma faute, je parie ?



Non, Pierre. C'est moi, je suis toujours sur la défensive,
même avec toi. Surtout avec toi.
Tu es fâchée, je comprends. Veux-tu que je parte plus tôt ?
Demain, si tu le souhaites. Mais, les enfants me manquent
terriblement …
Non, tu peux rester. Jusqu'à la fin de cette semaine. Plus …
c'est à toi de décider.
Elle avait prononcé la dernière phrase sur un ton
inhabituel. Pas avec sa voix. Sans la puissante assurance qui
l'habitait. Alors, au milieu du jardin grillé par la moiteur
inconfortable d'août, Pierre approcha de son épouse. Elle restait
immobile, presque gauche, embarrassée. Il entoura sa taille de
ses mains malhabiles et l'embrassa. Interloquée, sa résistance
fléchit ; elle répondit à son appel. Ils regagnèrent la villa, sans
hâte, côte à côte. On entendit la plainte aiguë d'un volet qui se
ferme. Puis, le son d'un insecte bourdonnant sous les sapinettes.
Rien d'autre. La paix.
46
Une dizaine de jours plus tard, Pierre partit.
Il
appréhendait de retrouver Caudéran, ses soucis professionnels et
particulièrement, Patricia.
La voie dans laquelle il s'était
malencontreusement engagé bifurquait. Plus de ligne droite.
Envolée la perspective de construire une vie nouvelle. Il laissait
derrière lui une famille unie. Charlotte. Il n'avait pas le droit de
briser les murs de leur lente reconstruction. Les fondations,
fragiles, risquaient de se fissurer s'il n'était pas vigilant. A lui les
clés du pardon de sa femme. Elle lui prouvait son attachement,
elle consentait à une seconde et dernière chance. Il regarda,
longtemps, dans le rétroviseur, les trois silhouettes aimées
s'estomper.
CHAPITRE=================================================
========
La nuit suivante, un éclair déchira le ciel sur la rotondité
du bassin. Un deuxième. Puis, une succession de lumières
illumina l'océan, les plages, la dune blanche. Le murmure
lointain du vent sévissait entre les pins. Sa cavalcade se
rapprochait, son râle prenait du souffle au fur et à mesure de sa
progression. Charlotte émergea brutalement du rêve au milieu
duquel elle s'était perdue. Le frémissement accentué des
suspensions qui frappaient la sous-pente du toit l'éveilla
complètement.
Les bourrasques s'acharnaient sous les
sapinettes, s'accrochaient sur le faîtage et hurlaient au fond du
jardin. Une détonation sèche crépita au-dessus de la ville. Un
nouveau roulement de tonnerre fit trembler le sol. L'onde
souterraine de la foudre se propageait, sans faiblir. Une porte
claqua à l'étage. Des pas rapides approchaient. Charlotte sourit.
Alice gratta à la porte :
- Maman, je peux rester avec toi ?




Bien sûr, mon ange. Je t'attendais.
Tu crois que la lumière va tenir ? demanda-t-elle, apeurée.
Je n'en sais rien ! Tiens, installe-toi au pied du lit. Veux-tu
un livre ?
Je ne pourrai jamais lire avec un temps pareil ! Hou !
Elle porta une main sur ses oreilles tout en fermant les
yeux. Un claquement sec fulgura, proche de la villa. Aussitôt,
l'obscurité envahit la chambre. A la hâte, Charlotte fouilla dans
une commode et dénicha une bougie. Elle la porta sur la table de
chevet. A la lueur de la flamme entrecoupée par le flash
aveuglant des éclairs, elle découvrit sa fille, tremblante de peur.
- Approche-toi, Alice ! Viens contre moi, ce n'est rien. Nous
sommes à l'abri.


Et Percy ? Il est où ?
Dans la chambre de ton frère, ma puce. Il est certainement
47









tapi sous le lit.
Jérémy ?
Quoi, Jérémy ?
Il n'a pas bougé. Comme il a de la chance de ne pas avoir
peur ! soupira la fillette. Si papa était là …
Ça ne changerait rien.
Oh si !
Tu l'aimes ton papa ?
Tous les deux, je vous aime. Il m'a fait jurer de garder un
secret. Notre secret, à lui et à moi … tu ne veux pas le
connaître ?
Si tu as juré, je n'ai pas à savoir.
Pourtant si ! Tu serais tellement heureuse !
Une autre déflagration fit sursauter Alice qui se pelotonna
encore plus fort contre sa mère. Elle donnait l'impression de se
fondre en elle, de retrouver le giron chaud et silencieux de la
bulle maternelle. Charlotte l'entourait de ses bras, caressait ses
longs cheveux humides de transpiration. Elle aussi, réapprenait
la vie avant la vie, portait son enfant contre elle, en elle, dans les
profondeurs cachées de ses entrailles.
Maintenant,
une
averse torrentielle balayait le toit de la villa blanche. L'écho du
clapotis retentissait sur le balcon, dévalait les marches à l'allure
d'une lave transparente, stagnait dans le jardin. Le tonnerre
abandonnait la partie. Il grondait d'une colère sourde, traversait
le large bassin pour frapper au nord les berges de la Garonne.
- Tu vois, ça y est, c'est presque fini.
s'éloigne.







Il pleut fort, l'orage
Oui, mais on est toujours dans le noir.
Ce secret, Alice, tu veux bien me le révéler ? Promis, papa
n'en saura rien.
C'est un secret de grandes personnes. Alice se délectait.
Ah bon ? Il est si important pour toi ?
Oh oui ! Très, très important … la fillette étirait un curieux
sourire.
Allez, dis-le moi !
Je crois … non, je suis sûre que papa va venir habiter avec
nous, ici, très bientôt.
Charlotte serra les lèvres et s'agrippa si fortement à la
fillette que son étreinte lui arracha un cri :
- Aïe ! Tu me fais mal.







Pardon, ma puce. C'est la surprise de ton secret.
Tu es contente ?
Tellement heureuse ! Gardons cette grande nouvelle pour
nous !
Et Jérémy ? On lui en parle ?
Non. Dors, maintenant, ma puce.
Je peux rester, ici, avec toi ?
Exceptionnellement, oui !
48
Peu après, elle entendit la respiration calme de sa fille. La
pluie s'essoufflait. Le reflet des phares d'une voiture mordirent
la blancheur du plafond. Le moteur, puissant, s'arrêta net.
Charlotte perçut un bruit de pas qui gravissaient les marches du
perron voisin. Puis, le silence revenu. Elle se surprit de se savoir
complètement rassurée. L'écrivain était de retour.
CHAPITRE=================================================
========
La nuit empiétait de plus en plus sur l'aurore. Chaque
journée de cette dernière semaine d'août charriait son lot de
vacanciers vers le départ. Les rues d'Arcachon se dépeuplaient,
les façades des villas entraient en sommeil. Volets clos, jardins
déserts, portails désormais barricadés, prêts à affronter la
solitude de l'hiver à venir. Charlotte avait décidé de se rendre à
pied à la dune. Bientôt deux mois qu'elle n'avait pu effectuer son
curieux pèlerinage. Abandonnant la mer de sable à l'assaut
désordonné, sauvage, des hordes d'estivants. Combien avait
saccagé, piétiné ce sol si doux que l'on a l'étrange sensation de
fouler du silice pur ? Parmi eux, qui n'a jamais été capable de
s'abîmer au milieu de ce décor d'un autre monde ? Personne.
Sauf Charlotte. Enfant de la dune … sa dune. Elle partit, dès les
premières lueurs du matin. Jérémy et Alice passaient la journée
en mer, en compagnie de Myriam. Quand Charlotte repoussa le
portail avec précaution, elle remarqua le véhicule tout terrain du
voisin. Le hayon grand ouvert, il se préparait visiblement à
partir. Vêtue d'un pantacourt en toile sur lequel flottait une
longue tunique imprimée, Charlotte démarra sa marche d'un pas
alerte. Elle avait branché son baladeur. Elle rallia rapidement
l'avenue qui traversait le parc Péreire. Seule au milieu des pins
épars, elle goûtait au parfum amer flottant au-dessus du bassin.
Au loin, le scintillement argenté des vagues l'aveugla. Elle
s'arrêta près du bord, ajusta ses verres solaires et resta, un long
moment, immobile. A la pointe extrême de l'horizon, une bande
de terre rectiligne émergeait craintivement au-dessus de l'azur
imperturbable de l'eau. Elle devina aisément la silhouette
élancée du phare, porte d'entrée du Cap Ferret. Puis, les villas
regroupées, blotties sous la marée dense de la pinède. Après, le
bourg ; puis les anciens quartiers du Canon, les cabanes de
pêcheurs … Laissant divaguer son regard plus à l'ouest, elle
perçut, sous la brume de chaleur, le reflet unique des cabanes
tchanquées8, offrant leur timide double à la surface éthérée du
courant.
Enivrée par les senteurs marines, elle reprit
vigoureusement sa marche.
La dune l'appelait … en silence. Elle la guidait, invisible
et pourtant sans espoir de dérobade. Charlotte répondait
cabanes tchanquées : maisons sur pilotis, habitat traditionnel du bassin
d'Arcachon
8
49
toujours présente. Irrésistiblement attirée par son sommet, à
chaque fois renouvelé.
Pour assimiler le bénéfice de sa
mystérieuse source de vie, pour puiser le calme dispensé par ces
tonnes de sable. Il y avait foule, aujourd'hui, à la base de ce long
cône ocre …
Comme toujours, la présence palpable de
Christophe, plus qu'un souvenir, une image qui s'animait au gré
des ondulations sablonneuses. Pierre, également, envahissait
maintenant chaque méditation de Charlotte. Au panthéon de ses
souffrances tues, il occupait une place jusque là vacante. Depuis
la révélation d'Alice, un espoir nouveau avait lentement accaparé
sa vie. Malgré son effacement, à cause de son allure fluette,
fragile, Pierre n'accrochait aucun regard. A l'image de son
physique, son caractère neutre, atone, sans relief, le noyait dans
l'anonymat.
Au fond de ses écouteurs, éclata la magnificence des notes
de l'Agnus Déi9. Charlotte, adossée contre la masse de sable, à
l'ouest de la dune, perdit le fil de ses pensées. Disparue la
silhouette terne de Pierre. Abandonnée l'image, la dernière
image du corps de Christophe, sur la table d'opération. Pleine
lumière sur le sourire lumineux de Malcolm ! Pourquoi Malcolm
? Scrutant l'infini bleuté de l'horizon, Charlotte avançait, si
petite, minuscule, qu'elle se noyait dans le lac profond de son
9
Chœur de l'Agnus Dei de Samuel Barber
regard … Bercée par la mélodie envoûtante, encastrée dans le
nid douillet offert par la dune, elle s'immisça dans l'autre. Le
voisin. Là, ici, dans son refuge à l'écart de tous, son obsédante
pensée hurlait en silence. Son désir explosait, à l'insu de sa
famille, de Pierre. Le sortilège de la dune lui apportait la réponse
à laquelle elle refusait de souscrire. Plus elle fuyait Malcolm,
plus ses pas la jetaient vers lui. Inexorablement. Fatalement.
Dangereusement. Et ce danger l'attirait. Elle ne le craignait pas.
Au contraire.
Habillée de cette certitude qu'elle avait,
innocemment, repoussée depuis le début de l'été, Charlotte
poursuivit sa marche, en quête du sommet.
En milieu de
matinée, elle franchit la dernière ondulation qui la propulsait à
l'aplomb du bassin inondé de soleil. Malgré tout le soin qu'elle
avait apporté pour garantir sa solitude, elle croisa de nombreux
touristes. De tous âges. A des rythmes différents. Silencieux,
ou parfois bruyants, s'interpellant de loin en loin. Des enfants,
surpris au milieu de leurs jeux, de leurs glissades le long d'une
courbe moelleuse de sable. Charlotte s'assit avant d'entamer la
longue descente, sur les marches en bois, presque invisibles.
L'air frais de la crête l'enveloppait. Elle repoussa furtivement ses
longs cheveux. Sa main glissait sous le sable tiède, découvrant à
l'intérieur du sol, une froidure inattendue. Elle le laissa s'écouler
entre ses doigts, imprégnée par la rude caresse des grains
irréguliers. Longtemps. Soudain, sa main se crispa. Elle serra, à
la limite de la douleur, un bloc compact. Elle le dispersa
brusquement, le rejeta, l'expulsa …
50
Une silhouette penchée se tenait devant elle, à quelques
pas. Le dos d'un homme, sa large carrure, un tee-shirt aux
rayures vives. Il écrivait ; sa main gauche n'arrivait pas à suivre
le rythme de la plume. Un carnet noir, posé en équilibre précaire
sur ses genoux. Les cheveux clairs, affolés par le vent marin.
Malcolm ! Charlotte se redressa sans bruit. Elle devinait presque
la respiration de cet homme, emporté par son histoire. Avant de
redescendre, elle s'enivra de cette vision. Jusqu'à son parfum que
la brise lui renvoyait pour l'asservir davantage. Muette, elle
emmagasinait chaque détail de son corps. Les joues en feu, l'air
de l'océan ne l'apaisait plus. Plantée dans le sol mouvant, elle
devenait statue. Statue de chair. Satue d'envie … A cet instant,
l'appel rauque d'un goéland fondit sur la dune. Ses larges ailes
croisèrent, au millimètre, le profil de l'écrivain. Il ferma l'épais
carnet et leva les yeux vers l'oiseau. Suivant sa course, quand il
se retourna, l'oiseau avait disparu, englouti par la dune. A sa
place, il se heurta à la présence immobile de Charlotte. Ici. Enfin
!
Vissée dans la gangue de sable fragile, elle n'esquissa
aucun mouvement. La dune la retenait, captive, emmurée
vivante. Passive. A la merci de l'homme. Malcolm se leva, prit
le carnet d'une main et avança lentement vers elle. Son ombre
s'allongeait démesurément, presque à pénétrer celle de la femme,
toujours immobile. Un sourire à peine dessiné sur le visage
calme de l'écossais. Il tendit une main vers elle.
- Hello ! Je ne pensais pas vous rencontrer ici. C'est un miracle !






Bonjour. Il n' y a rien de miraculeux, vous savez. C'est mon
coin préféré, de bon matin, seule ...
Seule. Pourquoi ?
Pour être en parfaite harmonie avec la nature, avec moimême …
Je l'ai ressenti également. Je viens souvent sur la dune.
Félicitations ! Vous parlez parfaitement le français. Vous
avez pris des leçons ?
Oui, mentit-il.
Le vent jouait avec leurs cheveux, s'infiltrait à travers
leurs vêtements légers. Une poussière ocre s'élevait autour
d'eux, fouettait leurs jambes, retombait en cascade sur la pointe
érodée du sommet. Pour peu, on les aurait cru naufragés au
milieu de cette mouvance statique. Enfin, Charlotte consentit à
faire deux pas :
- Je vois que vous avez du travail ? Elle désignait, du doigt, le
carnet.
51
Oui, c'est le lieu idéal pour écrire. De toute façon, je venais
de terminer un chapitre.
Je peux en connaître le sujet ?
Ça me gêne terriblement.
Cet endroit est le théâtre
d'événements dramatiques. Je n'en dirai pas plus.
Bon courage pour la suite !
dégoulinait de silice, de petits cailloux enchâssés dans sa peau
meurtrie. Debout, chancelante, elle s'affala aussitôt sur le sol en
pente. Elle aperçut une énorme boule à hauteur de sa cheville.
Une douleur fulgurante lui traversa le pied. Un hématome
conséquent prenait une consistance désagréable.
Piquée par l'éclat de son regard qu'elle soutint quelques
secondes, Charlotte s'esquiva rapidement.
Elle contourna
Malcolm, presque à le frôler. Maintenant, c'est lui que l'erg
retenait prisonnier. Sa haute silhouette enfoncée dans son piège
redoutable. Emportant l'image de la femme tant convoitée qui
dévalait les marches en bois, vite, trop vite. Elle aurait voulu
voler tellement elle avait hâte de le quitter. C'était la première
fois où elle éprouvait ce besoin de fuite, d'abandon. La dune ne
lui appartenait plus. Malcolm l'avait fait sienne. Il avait pris le
relais. Il devenait, lui aussi, son enfant. Charlotte arrivait
pratiquement au terme de sa course. Elle se contraint à ne pas se
retourner. Partir, courir, retrouver le chemin touffu sous les pins
pour échapper à la fulgurance de ses yeux. Soudain, elle glissa
sur une encoche de sable qui masquait une marche. Elle perdit
l'équilibre. Tel un pantin, elle survola les planches en bois et
retomba, beaucoup plus bas, dans un creux. Son sac à dos,
décroché par la violence du choc, restait en suspens sur un
piquet. Alors qu'elle tentait de se relever, elle découvrit une
large déchirure sur la toile de son pantacourt. Le genou en sang
Elle ne vit pas immédiatement l'homme qui courait vers
elle. Quand il fut à proximité, il s'accroupit sur l'une des
marches. Levant le visage vers lui, elle sursauta :




- Vous ?


Stand-up ! Debout ! Il tendait une main pour l'aider à se
relever.
Mais je ne peux pas ! C'est certainement une entorse.
Il sortit un portable de sa poche. Elle s'interposa :
- Que faites-vous ?


J'appelle les secours !
Vous allez m'aider. Nous sommes presque arrivés. Pouvezvous me raccompagner ?
52
Elle venait d'apercevoir son véhicule sur le parking.
- Si vous insistez. Mais, ce n'est pas prudent. Il y a peut-être
fracture ?



Non, non. Je connais. Je vais m'appuyer sur ma jambe
gauche. A cloche pied, je suis capable d'aller jusqu'en bas.
Je ne trouve pas l'idée bien raisonnable. Ça va ?
Oui, oui, ça va !
cheville dans une immobilité parfaite. Le pied, gonflé par un
hématome imposant, arracha une grimace retenue sur le visage
de Charlotte. Bien qu'elle cherchât à masquer sa souffrance,
Malcolm la fixa intensément, avant de démarrer :
- Vous n'avez pas trop mal ?


Elle mentait avec talent, esquissant l'ombre d'un sourire.
Il entoura sa taille avec force et l'invita à avancer prudemment.
Charlotte mesura alors le ridicule de la situation. Elle faillit
même se détacher de lui, de son emprise puissante. Il dut le
sentir parce qu'il plaqua sa main sur sa tunique, avec intensité,
mais paradoxalement, avec une douceur inouïe. Elle sautait
toujours sur le pied gauche, laissant traîner la jambe droite sans y
prendre appui. Ils approchaient du parking. La dune était
derrière eux. Le sol, plat, régulier, accueillait ce curieux couple
enlacé. Charlotte sentait la fatigue l'envahir. Elle vacillait et se
cramponnait au corps souple de Malcolm. Sa peau contre la
sienne. Ce contact fugace la paralysait. L'instant passé entre
l'étreinte de cet homme la mettait mal à l'aise. Mais elle aurait
tant souhaité que cet instant ait le goût de l'éternité. Avec une
infinie précaution, il l'installa sur le siège avant, veillant à caler sa

Si ! C'est tellement lancinant, avoua-t-elle. Elle se reprit
immédiatement : il y a pire, ce n'est qu'une entorse.
Votre genou a souffert, également. La plaie n'est pas nette …
Ce n'est rien, ne vous tracassez pas ! Mes voisins, les Capresi
ne sont pas encore repartis. Le mari de Nadège est docteur.
Il n'y a vraiment aucun problème.
Il ne fallut qu'une dizaine de minutes pour regagner la
ville d'hiver. En stationnant devant la villa blanche, Malcolm
laissa échapper « déjà » !
Charlotte s'abstint de répondre. Malgré la douleur qui
allait croissant, la même réflexion vint buter dans son esprit,
dangereusement troublé. Une fois hissée sur le perron, Malcolm
lui remit un papier sur lequel il avait inscrit son numéro de
portable. Il insista pour qu'elle le prenne :
53
- Merci beaucoup pour votre aide. Sans votre présence sur la
dune, je serais certainement à l'hôpital. Pour une simple entorse,
ce serait stupide !




Je vous en prie, donnez-moi des nouvelles ! Le plus
rapidement possible … Ah ! Une dernière requête. Je peux
vous appeler … Charlotte ?
Vous n'avez, semble-t-il, pas attendu ma permission.
Cela vous choque ?
Pas du tout, Malcolm.
Elle referma la porte sur l'écrivain, un rien décontenancé.
Mais au comble de la sérénité. Confiant, béatement heureux. A
cloche pied, elle enserra le petit morceau de papier qu'elle tenait
à l'abri, dans le creux de sa main. Elle ouvrit «Le brûlot de
Durban » et le déposa, avec soin, dans la pliure de la dernière
page. Avant de le perdre au milieu du livre, elle le porta à ses
lèvres innocemment, dans un geste irréfléchi …
CHAPITRE=================================================
========
Sa convalescence prit fin peu avant la rentrée scolaire.
Jérémy regagnait l'appartement de Caudéran sans enthousiasme.
Son père, également.
Il avait séjourné à Arcachon plus
longtemps que prévu, suite à l'accident bénin de son épouse.
Alice retrouvait, elle aussi, le chemin du collège. Charlotte se
sentait étrangement seule à la villa blanche. Durant les derniers
jours d'août, alors que sa rééducation se terminait, elle n'avait pas
cédé à son impulsion première. Elle n'avait pas ouvert le livre,
dans la bibliothèque, gardien du secret enfoui. Elle dut lutter
avec sa conscience, batailler dur avec son envie, pour annihiler
l'image d'un Malcolm devenu trop envahissant. Il avait poussé la
porte de la villa des Creyssac, peu de temps après cet épisode
malchanceux qui la privait de la dune. Pierre l'avait accueilli
chaleureusement. Jérémy le soulait d'interrogations. Alice le
vénérait. Percy s'était endormi sur ses genoux. Seule, Charlotte,
gardait prudemment ses distances. Presque pas de dialogue.
Mais quels regards éloquents, échangés à la dérobée ! L'un
comme l'autre, étrangers et pourtant si proches, soudés par un
cillement, un battement de paupière, un geste de la main … Il les
quitta tard dans la soirée. Charlotte, malgré son appui fragile sur
une béquille, le raccompagna sur le perron. Il prit congé de ses
hôtes à regret. Au prix d'un incroyable effort, il glissa sa main au
milieu des siennes et la garda prisonnière, au chaud, dans la
douleur du départ. Son regard se voila d'une nuance plus
sombre, inconnue. Charlotte reçut son message en plein visage.
Bouleversée, elle retira sa main et la porta à ses lèvres. Malcolm
hocha la tête. Il sourit. Il était enfin libéré. Le geste spontané de
la femme le réconforta. Il descendit les marches d'un pas
précipité. Il ne se retourna pas. Elle attendit que sa silhouette ait
complètement disparu. Avant de franchir la porte, c'est elle qui
se retourna. Personne. Le vide. Le néant. Elle gardait toujours
la main près de ses lèvres quand elle croisa Jérémy. Il sourit, une
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lueur de malice au fond des yeux. Il savait. Il avait compris.
Avec crainte, elle le toisait. Il secoua la tête et posa son index sur
sa bouche. Pierre, lui, ne saurait pas. Ni ce soir, jamais.
CHAPITRE=================================================
========
Samedi 12 septembre. Jérémy et plusieurs camarades de
lycée attendaient avec impatience le train qui devait les conduire
jusqu'à Lyon. Sur le quai de la gare Saint-Jean, la troupe,
bruyante, rassemblait les sacs abondamment chargés. Une
semaine intense de sport-études s'annonçait pour ces adolescents
rieurs, chahuteurs. Jérémy n'avait eu aucun mal à convaincre ses
parents de sa participation. Le camp était établi à Meyzieu, dans
la proche banlieue lyonnaise. Les journées, partagées entre les
cours dispensés le matin, les activités sportives - essentiellement
du football - réservées l'après-midi, seraient profitables à tous.
vainqueur du tournoi. Au terme d'un match à rebondissements,
le capitaine brandit la modeste coupe devant les mains avides de
ses partenaires. Jérémy exultait ! Finalement, au terme d'une
lutte acharnée, les visiteurs l'emportèrent par un seul but d'écart :
deux à un. Le fils Creyssac, qui officiait dans les cages, était
propulsé au rang de héros. C'est lui qui tenait la victoire au bout
des gants : il avait détourné un pénalty dans les dernières
minutes. Avant de reprendre le car qui reconduisait l'équipe
victorieuse à Meyzieu, il appela sa mère :
- Maman ? Tu m'entends ?



A la mi-temps de la rencontre, l'équipe locale menait un
but à zéro. Dans les vestiaires, Jérémy haranguait ses équipiers.
Il avait retenu sa chevelure par un fin serre-tête. Pour lui, la
défaite était inconcevable. Il restait quarante-cinq minutes pour
revenir au score. Mieux, il ne souhaitait pas terminer son séjour
sur un échec. Son énergie les galvanisait, sa voix haute, enjouée,
les portait. Ses encouragements les soulevaient. Quand son
équipe revint sur la pelouse, elle savait déjà qui sortirait



Non, pas vraiment. Qu'est-ce qui se passe autour de toi ?
Quel vacarme !
On a gagné, on rapporte la coupe au lycée ! C'est inoubliable
!
Tant mieux ! Je suis contente de t'entendre enfin. Tu as été si
avare de téléphone …
Je n'ai pas vu le temps filer. D'ailleurs, il faut que je te laisse.
J'ai promis d'appeler papa, juste deux minutes. Après,
permission de minuit. Tu penses bien que je ne serai pas le
dernier à la fête.
Amuse-toi bien ! Vous rentrez demain ?
Oui, départ à l'aube. La nuit va être courte, très courte.
Bisous maman. A la puce, également.
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Des éclats de rire résonnèrent si près que sa mère écarta le
récepteur de son oreille. Puis, le déclic. Elle sentait son fils si
heureux, plus tout à fait un adolescent. Presque un homme. Elle
soupira d'aise.
La nuit avait tendu son voile épais sur le jardin. Charlotte
errait dans les allées où les couleurs de l'été n'étaient plus qu'un
lointain souvenir. Elle croisa Percy qui rentrait d'une chasse peu
fructueuse. Il passa en courant, entre ses jambes, et grimpa
prestement les marches du perron. Charlotte examinait la clôture
réparée. Le but de son escapade restait l'Océane. Il y avait
bientôt deux semaines qu'elle était fermée. Volets clos, plantes
sagement rangées sur le bord de la terrasse, jusqu'au parasol que
son propriétaire avait rentré. Un doute la tenaillait depuis
plusieurs jours. Il augmentait au fil de ses journées. Plutôt dans
le calme de ses nuits. Si Malcolm ne revenait pas ? Cette
supposition, lancinante, la taraudait. Elle remettait à chaque
matin l'espoir d'entendre le puissant moteur du véhicule. Elle
trouvait une tâche nouvelle au jardin pour juguler son inutilité à
l'intérieur de la villa. Jusqu'aux commentaires enjoués de sa fille
sur les potins du collège qui ne chassaient pas son obsession.
L'installation de l'écrivain écossais dans la maison voisine avait
inversé le cours de sa vie. Sa présence invisible recelait
davantage de force que leurs rencontres fortuites. Leur jeu de
cache-cache, leur perpétuelle lutte à s'éviter pour mieux se
connaître, la transformaient. Elle gagnait en humanité. Cet
homme-là l'avait bonifiée. Il avait su révéler en elle un sentiment
oublié : la compassion. Elle jetait sur le monde, sur les autres, un
regard différent. Une nouvelle Charlotte était née, au printemps.
Avec Malcolm. A elle maintenant, d'espérer, de veiller. A elle
l'attente patiente de retrouver la silhouette élancée de son voisin.
A elle de croiser le fer avec le feu de son regard si clair …
A SUIVRE…
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