« Physis kryptesthai philei » ou « La nature aime à se cacher » : la
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« Physis kryptesthai philei » ou « La nature aime à se cacher » : la
« Physis kryptesthai philei » ou « La nature aime à se cacher » : la postérité étonnante d’un fragment d’Héraclite. SCIENCE & PHILOSOPHIE Ayant vécu au VIe siècle avant J.C, le philosophe Héraclite, renommé pour son caractère hautain et ses paroles obscures, est l’auteur d’un fragment énigmatique qui pourrait avoir conditionné, sinon fortement influencé, le rapport de l’homme occidental avec la nature : « La nature aime à se cacher. » Dès l’Antiquité, les penseurs et philosophes ont tenté d’en déchiffrer le sens et en ont donné différentes interprétations. Le mystère caché de la nature référait pour les uns aux pouvoirs secrets ou aux vertus puissantes qu’elle recèle, tandis que pour d’autres il désignait le langage métaphorique de la nature qui s’exprime sous des formes sensibles, mythes ou symboles, dont seul le sage peut percer les secrets. Associée à la déesse Isis, la nature désormais personnifiée, sera représentée jusqu’au XVIIIe siècle sous la forme d’une femme pudique et secrète, qui cache sous un voile ses secrets. Le rapport de l’homme envers cette nature secrète se comprendra toutefois de deux manières selon qu’il se considère comme une partie de la nature ou comme différent d’elle. La seconde attitude est représentée par la figure de Prométhée qui dérobe le feu à Zeus pour améliorer la condition humaine, tandis que la première est symbolisée par Orphée qui tente de percer les secrets de la nature en épousant, par le chant et la lyre, son rythme et son harmonie. L’homme prométhéen fait violence à la nature en tentant par la science et la technique de la forcer à révéler ses secrets. Il tente de découvrir les mécanismes cachés qui en régissent le fonctionnement pour ensuite les utiliser à ses propres fins. Cette audace s’apparente à la démesure que les Grecs nommaient hubris et qui consistait à faire offense à l’ordre naturel des choses. Les adeptes d’une attitude d’inspiration orphique s’opposeront pour leur part à cette audace qu’ils jugeaient dangereuse et choisiront plutôt de reproduire, au moyen de l’art, la genèse, le mouvement et la structure de la nature. Plutôt que d’arracher le voile, ils chercheront à regarder la nature telle qu’elle se montre et à respecter le mystère de son apparence. Dans cette optique, ne serait-il pas permis de considérer le débat qui oppose de nos jours les écologistes et ceux qui pratiquent l’exploitation sans retenue des ressources naturelles comme étant l’héritier d’une vieille rivalité? Marceline Morais Département de philosophie Source : Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Gallimard, 2004.