L`utilité d`une approche sociologique pour le management Erhard

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L`utilité d`une approche sociologique pour le management Erhard
COMMENT ENSEIGNER LA SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS AUX CADRES
L'utilité d'une approche sociologique pour le management
Erhard Friedberg
Centre de Sociologie des Organisations, Paris - Août 1995
Centre de Sociologie des Organisations, Paris
août 1995
Les exigences d'une économie de la qualité et de la variété qui se met en place sous nos
yeux, mettent radicalement en question les modes d'organisation et les philosophies
gestionnaires qui structuraient et structurent encore le fonctionnement des entreprises.
Depuis un certain nombre d'années déjà, celles-ci sont donc le théâtre de réorganisations
intenses, profondes et répétées de leurs modes de conception et de production. De
proche en proche, celles-ci touchent toutes les fonctions et tous les niveaux de
l'entreprise ainsi que leurs interrelations, en cherchant à induire un changement durable
du management, c'est-à-dire en fin de compte du gouvernement du système de rapports
humains qui porte l'organisation et sous-tend son mode de fonctionnement.
La mise en oeuvre réussie d'un tel changement organisationnel dépasse de loin la
détermination rationnelle de nouvelles structures et procédures ou l'adaptation
psychologique des individus aux exigences de la nouvelle organisation. Elle implique
que les responsables opérationnels dans les usines et dans les services prennent
effectivement le relais de l'action entreprise, ce qui suppose de leur part non seulement
une volonté, mais aussi une prise de conscience de la réalité du fonctionnement des
systèmes humains concernés et l'adaptation de leurs méthodologies d'action. Ce qui
pose problème, en d'autres termes, ce n'est pas seulement la motivation et l'engagement
de ces responsables mais aussi, sinon surtout leur capacité à comprendre les
fonctionnements réels, à en diagnostiquer les dynamiques et à en piloter la
transformation en profondeur. Car encore aujourd'hui, la plupart d'entre eux sont
particulièrement mal armés pour assumer ce rôle : ni leur formation initiale
essentiellement technique (qu'il s'agisse de la mécanique, du droit, de la finance ou de
tout autre technique) ni leur expérience professionnelle dans les entreprises ne les
préparent vraiment à comprendre les complexités du fonctionnement réel des
organisations et d'y ajuster leurs méthodologies d'action.
Les formations aux techniques d'organisation ne constituent pas vraiment une réponse à
ce problème : elles l'accentuent au contraire dans la mesure où les outils qu'elles
fournissent renforcent la croyance au "n'y a qu'à" et l'illusion qu'il suffit d'avoir la
bonne solution pour régler, au sens de faire disparaître, un problème. Or, ce ne sont ni
les solutions ni les outils qui manquent généralement : la plupart des organisations
souffrent au contraire d'une pléthore d'outils qui constituent autant de solutions toutes
faites à des problèmes mal ou insuffisamment diagnostiqués. Il en résulte qu'elles ne
correspondent pas bien aux problèmes tels qu'ils se posent sur terrain et que leur mise
en oeuvre se fait mal quand elle n'est pas bloquée entièrement. Si manque il y a, c'est du
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côté du raisonnement et de la méthodologie d'action qu'il faut le chercher, c'est-à-dire du
côté de la capacité d'analyse, de diagnostic et, partant, de pilotage de la mise en oeuvre.
En un mot, elle est du domaine cognitif avant d'être du domaine d'une technique ou d'un
outil.
Le défi posé aux formations de management est donc considérable. Il ne suffit pas
d'apprendre aux cadres à se servir de tel ou tel outil ou technique du management. Il faut
augmenter leur capacité d'action managériale, en leur permettant de comprendre la
vraie nature complexe et multirationnelle des systèmes humains qu'ils dirigent, d'en
saisir et de décoder les dynamiques sociales, voire politiques, et d'en diagnostiquer les
bouclages systémiques, c'est-à-dire les boucles de rétroaction produisant des effets non
voulus voire pervers par rapport aux objectifs poursuivis. En un mot, il s'agit de
transformer leur conception et compréhension de l'action managériale, pour leur
permettre de la voir non comme le pilotage d'un ensemble mécanique dont il faudrait
simplement changer l'agencement, mais comme le gouvernement d'un ensemble
humain, donc politique dont il faut gérer les équilibres instables et dont il faut piloter
une transformation jamais assurée. Cette modification des cadres cognitifs obtenue,
l'apprentissage des outils du management prend alors un autre sens et donnera lieu à une
autre utilisation.
Dans cette perspective, la sociologie des organisations peut apporter une contribution
importante. Dans la mesure en effet où elle analyse le fonctionnement d'une
organisation comme le produit (ou l'effet émergent) de la rencontre et de l'interaction
des stratégies ou logiques de comportements des différents acteurs dans l'organisation,
elle met l'accent sur le caractère construit, c'est-à-dire non automatique et non linéaire
de ces fonctionnements. Elle oblige donc à prendre du recul par rapport aux conceptions
technicistes et/ou formelles pour s'interroger concrètement sur les logiques d'acteurs
qui, en s'articulant les unes aux autres produisent ces fonctionnements, en même temps
qu'elle fournit l'outillage conceptuel et le cadre cognitif pour cette mise en perspective.
Vue sous cet angle, elle constitue bien une méthodologie qui conduit à un autre
raisonnement permettant de relativiser et donc de problématiser la vision managériale
classique et son volontarisme aveugle.
C'est du moins le pari qu'ont fait quelques responsables de la Direction du Personnel et
des Affaires Sociales de la Régie Renault à la fin des années soixante-dix, quand ils
m'ont demandé de concevoir un stage de formation à la sociologie des organisations
pour une population de cadres opérationnels de la Régie du niveau de chefs de
département, chefs de service et chefs de groupe. Dans l'esprit des initiateurs, il
s'agissait de développer une pédagogie à la fois pratique et concrète, permettant de
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sensibiliser et d'initier ces cadres au raisonnement organisationnel tel que Michel
Crozier et moi-même l'avions formalisé dans L'Acteur et le système , publié en 1977.
Lancé en 1981, le stage a fonctionné avec un succès croissant pendant dix ans, jusqu'en
19911. Il a constitué un terrain d'expérimentation non seulement pour l'enseignement
mais aussi pour l'insertion de la sociologie des organisations dans les entreprises, dans
la mesure où il a permis de mieux comprendre la réalité de la contribution que celle-ci
peut apporter à la gestion et à la transformation des entreprises. Après avoir présenté
plus en détail la démarche et les résultats de cette formation, je voudrais revenir dans la
dernière partie de cet article sur quelques-uns des enseignements qu'on peut en tirer sur
les moyens de rendre la sociologie, et notamment la sociologie des organisations,
pratique et utilisable.
Une orientation cognitive
Destinés à l'encadrement supérieur et moyen, les stages d'initiation et d'entraînement à
l'analyse sociologique des organisations et des situations de travail visaient à faire
découvrir et à faire utiliser par les responsables opérationnels les méthodes et les
raisonnements de l'analyse sociologique des organisations. Il s'agissait de leur faire
prendre conscience concrètement du fait simple mais malheureusement trop souvent
oublié ou escamoté que le fonctionnement des unités dont ils avaient la responsabilité,
n'était pas le résultat simple des contraintes de la technique, des prescriptions de
l'organigramme et de la volonté des "chefs", mais résultait de processus complexes qui
s'enracinaient dans les marges de liberté dont les acteurs concernés disposent réellement
dans la réalisation de leurs tâches et dans les relations d'interdépendance et de pouvoir
effectives qui naissent de l'utilisation de ces marges de liberté et structurent de fait la
coopération des acteurs.
1
Commencé en 1981, le séminaire s'est poursuivi pendant dix ans, au rythme
approximatif de deux séminaires par an, avant d'être interrompu fin 1991,
officiellement pour des raisons budgétaires. En tout, 20 séminaires ont eu lieu qui
ont touché 244 cadres. Pour l'essentiel, ces derniers appartenaient à la branche
automobile, et se répartissaient dans un premier temps par tiers entre les usines, les
fonctions sociales au siège et les fonctions techniques au siège. Après une
modification de la formule qui coïncida avec l'accélération des changements
organisationnels des années 85/86, la part des cadres d'usines a fortement augmenté
pour atteindre la moitié des effectifs. Précisons que le séminaire a été relancé depuis
peu dans la forme qu'il avait acquise en 1991 : depuis l'automne de 1993, il constitue
un des modules d'une formation destinée aux cadres dits IIIB de Renault S.A.
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En un mot, ces stages cherchaient à rendre sensible et à concrétiser la dimension
stratégique et politique qui sous-tend la vie des unités organisationnelles afin d'en
montrer les incidences sur - et la pertinence pour - la gestion et le management
quotidiens de ces unités. Le but n'était pas de fournir aux stagiaires des solutions toutes
faites ou des recettes pour résoudre d'avance les problèmes qu'ils rencontrent
quotidiennement dans leur action. L'accent était au contraire mis sur l'apprentissage
pratique d'une méthode intellectuelle, d'un mode de raisonnement capable de
développer leur compréhension ainsi que leur capacité d'analyse et de diagnostic des
dynamiques organisationnelles.
Pour atteindre ces objectifs, l'idée de base de ces stages était d'organiser une boucle
d'apprentissage par l'expérience personnelle des stagiaires en introduisant dans la
formation la technique de travaux pratiques encadrés dans lesquels les stagiaires
pouvaient expérimenter directement et dans un cadre qu'ils connaissaient bien, le
raisonnement et la démarche d'analyse qui leur avaient été enseignés auparavant.
L'intérêt et aussi le pari étant que si par et dans leurs travaux pratiques les stagiaires
découvraient des dimensions nouvelles dans les situations qu'ils croyaient bien
connaître, l'effet d'apprentissage en serait multiplié et approfondi.
C'est la raison pour laquelle j'ai bâti ces stages autour d'une progression pédagogique
qui cherchait à réaliser le passage progressif de la grille d'analyse théorique à la
pratique des stagiaires, à l'aise des cas concrets et d'exercices pratiques. En fait, les
stagiaires devaient parcourir plusieurs étapes. A partir d'une première présentation
didactique du cadre conceptuel ainsi que du raisonnement et de la démarche d'analyse,
j'ai cherché à mettre les stagiaires en situation d'utilisation de cette démarche en deux
temps. A l'aide de cas pédagogiques préparés à l'avance et tirés d'analyses
organisationnelles dans des organisations non-Renault, les stagiaires devaient pouvoir
se familiariser avec la démarche sur des cas qu'ils ne connaissaient pas et pour lesquels
ils avaient naturellement du recul. Ce n'est que dans un deuxième temps qu'ils devaient
mettre en oeuvre eux-mêmes cette démarche dans des travaux pratiques sur des terrains
choisis par eux dans leur propre organisation : leur tâche était alors de réaliser une
analyse sociologique de ce terrain en petit groupe, puis de présenter les résultats aux
autres participants afin d'en discuter et évaluer la pertinence dans une perspective
d'action.
La philosophie de cette progression pédagogique n'a pas été modifiée depuis le début.
Toutefois, l'organisation de la partie "application" du stage a été revue et corrigée. Dans
un premier temps, il était demandé aux stagiaires de se constituer en groupes de deux et
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au maximum trois personnes pour analyser, à l'aide de la grille de lecture
organisationnelle qui leur avait été présentée auparavant, une situation qu'un d'eux avait
vécue afin de voir si cette nouvelle lecture ne permettait pas de renouveler la
compréhension de la situation de travail choisie pour l'analyse2. Dans un deuxième
temps, qui a coïncidé avec l'accélération des changements organisationnels notamment
dans les usines, cette exercice fondé sur l'expérience personnelle des stagiaires a été
remplacé par une petite enquête sociologique plus directement en prise avec leur
situation présente, les problèmes qu'ils pouvaient y rencontrer et les questions qu'ils se
posaient à cet égard. A la fin de la première session de chaque stage, les stagiaires qui le
désirent proposent maintenant aux autres de venir dans leur unité pour en étudier le
fonctionnement. Après sélection des terrains (pas plus de trois par stage), des groupes
de travail sont constitués pour chaque terrain choisi. Chaque groupe se répartit ensuite
le travail de terrain (les entretiens), puis exploite les données recueillies en petit groupe
et prépare la présentation des résultats de son travail devant les autres participants du
stage. Celui ou ceux qui ont proposé un terrain ne l'étudient bien entendu pas : ils sont
en quelque sorte les "clients" du groupe de travail constitué, et les premiers concernés
par la restitution et la discussion - le plus souvent très animée - des résultats3.
2
C'est sous cette forme d'un détour par l'expérience passée des stagiaires qu'un certain
nombre de chercheurs du Centre de Sociologie des Organisations et notamment R.
Sainsaulieu, J.-C. Thoenig, J.-P. Worms et moi-même, avions déjà expérimenté une
première version de cette formation au début des années soixante-dix notamment au
CESI-Est. C'est aussi sous cette forme que F. Dupuy et J.-C. Thoenig ont inséré avec
succès une version raccourcie de ce stage dans un cycle de formation permanente au
CEDEP de Fontainebleau d'une part, dans la formation permanente des cadres
dirigeants des collectivités territoriales françaises d'autre part. Sur le bilan de cette
dernière expérience, cf. J.-C. Thoenig, Savoir savant et gestion locale, Politix, N°
28, 1994, pp. 64-75.
3
Voir en annexe le schéma d'un déroulement type.
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L'impact de la formation : une transformation des cadres de perception et
de raisonnement
Il ne peut être question ici de reprendre tous les résultats de l'évaluation dont ce stage a
fait l'objet4. On se contentera d'en reprendre les grandes conclusions qui permettront
d'étayer une réflexion sur les leçons à tirer de cette expérience.
La première caractéristique de cette évaluation est la satisfaction des stagiaires qui
apprécient l'expérience humaine très riche de cette formation et la découverte d'un mode
de raisonnement qu'ils jugent à la fois pertinent, efficace et utile. Le séminaire paraît de
fait ciblé par rapport à son public : il touche un domaine et des questions par lesquels
les participants se sentent visiblement concernés, et il les traite d'une manière qui est à
la fois nouvelle et intelligible. Il obtient donc d'eux un degré d'implication élevé qui
accentue et facilite les effets d'apprentissage qu'on peut en attendre5.
Si ce séminaire réussit, c'est qu'il paraît aux stagiaires bien articulé avec leur pratique et
de ce fait utile. Et cette sentiment d'utilité n'est pas fondée sur le fait qu'ils en sortent
avec des solutions applicables telles quelles mais au contraire sur le fait qu'ils y trouvent
une clef de lecture pour des comportements concrets (ceux des autres comme les leurs
propres) qu'ils rencontrent quotidiennement dans leur travail. Le stage réussit en somme
à leur montrer de manière concrète et transposable à leur propre pratique ce qu'est un
"système social", ce qu'est la complexité réelle de toute situation de travail dans la
mesure où elle met toujours en jeu une multiplicité de rationalités, bref ce qu'est le "fait
organisationnel" comme phénomène autonome et irréductible à des considérations
techniques ou économiques. Il leur permet ainsi de réfléchir sur la logique propre et les
effets de ce phénomène, et il leur démontre la fécondité d'une telle réflexion pour le
management de leurs unités. En somme, le séminaire paraît utile aux stagiaires parce
4
On renvoie pour cela au rapport d'évaluation rédigé une première fois en 1987, puis
révisé et complété en 1990 et qui se fonde sur deux sources. D'une part, une série
d'interviews avec des stagiaires six mois après la fin de leur formation, puis
l'exploitation des questionnaires envoyés aux stagiaires neuf mois après la fin de
leur formation et leur permettant d'évaluer à froid et à tête reposée l'apport réel du
séminaire pour eux. A aucun moment des collègues des stagiaires, ou leurs
supérieurs ou subordonnés hiérarchiques, n'ont été interrogés sur leur perception des
effets de la formation sur les comportements des stagiaires.
5
C'est ainsi que malgré des emplois du temps toujours surchargés, tous les cadres ont
effectué l'exercice pratique prévu, sans faire défection. On peut y voir un indicateur
objectif de leur engagement et de leur implication, car leur participation ou nonparticipation au séminaire n'était pas sanctionnée dans l'organisation.
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qu'il arrive à les convaincre de la nature à la fois pertinente, pratique et praticable d'une
réflexion sur les organisations.
L'acquis principal du séminaire est d'ordre méthodologique et cognitif. S'il ne fournit
pas des outils directement utilisables et encore moins des solutions applicables telles
quelles, il apporte un mode de raisonnement, c'est-à-dire une manière de regarder le
fonctionnement des organisations et de l'analyser comme le produit des jeux d'acteurs.
Ce mode de raisonnement qui constitue en même temps un cadre de référence pour la
réflexion sur les organisations, induit des apprentissages multiples et profonds.
Ces apprentissages recouvrent les contenus mêmes des stages. C'est ainsi que les
phénomènes de pouvoir dans les organisations apparaissent maintenant aux participants
dans toute leur importance, et qu'ils (re)deviennent sensibles à l'importance des
comportements réels que les acteurs mettent en oeuvre en utilisant leur marge de liberté.
Ils ont donc pris conscience du décalage entre la structure formelle et la structure réelle
d'une organisation, et ils se sentent plus armés pour appréhender ce réel derrière les
apparences.
"Ce que j'en ai retenu, c'est qu'avant d'attaquer un problème, il faut
en comprendre les lignes de force, il faut comprendre le champ de
forces entre les acteurs concernés."
"J'ai découvert qu'un tissu relationnel se superpose, voire se substitue
aux organisations en place."
"Il faut rechercher les lignes réelles du pouvoir dans l'entreprise."
D'autre part, ils acceptent maintenant une vision plus relative et limitée de la rationalité,
ce qui leur permet de considérer les individus dans les organisations comme actifs et
raisonnables chacun à sa manière et avec ses moyens. Du coup, ils sont conduits à
admettre que le fonctionnement d'une organisation est le fait d'une multiplicité de
rationalités pas nécessairement convergentes et qu'il convient d'analyser la situation des
acteurs et leurs interdépendances réelles afin de découvrir ces rationalités, c'est-à-dire le
sens qui se cache souvent derrière les conduites en apparence purement subjectives et
instinctives .
"J'ai appris à décrypter des rationalités sous-jacentes aux conduites
réelles."
"C'est très important de comprendre que chaque attitude a sa
rationalité..."
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"Il est clair que les gens jouent pour gagner. Je croyais les réactions
des gens beaucoup plus instinctives et finalement, je me suis aperçu
que l'instinct était fortement accroché à la stratégie."
Mais si les stagiaires sont ainsi capables d'identifier des points forts qu'ils ont gardés en
mémoire après neuf mois, les citations ci-dessus montrent aussi que les acquis
consécutifs à ce stage se situent encore plus sur un plan méthodologique et cognitif.
Leurs remarques et commentaires tournent autour d'une méthode de raisonnement et
autour de l'ouverture qu'elle donne sur une autre manière de voir et d'attaquer les
problèmes d'organisation et de changement, dans laquelle l'information "subjective" et
qualitative trouve sa place et sa légitimité.
"J'ai découvert la pertinence du subjectif et du qualitatif. Jusque là
j'avais toujours abordé les problèmes sous un angle technique et
quantitatif. J'en perçois maintenant les limites."
"C'est une approche pour prendre en compte les éléments de
dysfonctionnement comme porteurs d'une logique."
"Il faut utiliser le passionnel pour découvrir l'organisationnel."
"J'écoute, j'essaie de comprendre, je crois que je repense
inconsciemment à cette démarche."
Le séminaire a créé chez les participants une prise de conscience nouvelle de
l'importance des relations et des interdépendances dans le travail qui va de pair avec une
relativisation des explications des comportements en termes de personnalité, une prise
de conscience aussi de l'importance des processus par opposition à celle des structures.
Cette prise de conscience renouvelle leur manière de se situer dans leur organisation et
d'y envisager l'action et le changement.
Il va donc bien au delà d'une simple sensibilisation. Il initie une formation et
transformation personnelle en organisant la confrontation concrète, pratique et réfléchie
avec un mode de raisonnement et la réalité nouvelle que celui-ci fait apparaître. Il a pu
de ce fait être utilisé comme un élément à la fois moteur et accompagnateur de chantiers
de changements technico-organisationnels dans l'entreprise, essentiellement depuis les
transformations des exercices pratiques en 1985/86. Si on regarde la liste des terrains
couverts par ces exercices depuis cette date (cf. encadré à l'annexe 2), on remarque que
ces exercices dans leur quasi-totalité se sont greffés sur des chantiers de changement,
soit pour les préparer, soit pour en accompagner le pilotage, soit pour en évaluer
l'impact et le cas échéant préparer des infléchissements. Malgré la finalité strictement
pédagogique et cognitive de ces exercices de terrain (ils sont avant tout un support pour
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faciliter l'apprentissage d'une capacité de perception, d'analyse et de diagnostic des
situations organisées complexes), le séminaire est de fait parvenu à accompagner et à
soutenir les changements dans l'organisation et le fonctionnement des ateliers et des
services fonctionnels dans l'entreprise6.
Quelques enseignements à tirer de cette expérience
Il me semble que l'évaluation que les stagiaires font des apports de cette formation,
permet de tirer un certain nombre d'enseignements qui touchent tant les méthodes de
formation que le contenu même de ce qui est enseigné.
Action et réflexion ne sont pas contradictoires
Tout d'abord l'accueil de cette expérience démontre qu'on a tort de céder dans la
formation à ce que j'aurais envie d'appeler le "terrorisme du concret, du simple et de
l'applicable" qui sévit trop souvent dans les entreprises et chez les hommes dits d'action.
Action et réflexion ne sont pas contradictoires, contrairement à ce qu'affirment trop
facilement certains dirigeants et beaucoup de consultants. Et il n'est pas besoin de
simplifier pour attirer et retenir l'attention et l'intérêt des praticiens : on peut leur faire
comprendre un savoir complexe pour peu qu'on leur permette de le transposer dans leur
propre pratique.
Des cadres techniciens qu'on dit toujours pressés et focalisés sur "le concret et le
pratique" (sous-entendu sur ce qui apporte des solutions), sont prêts à s'engager dans
une démarche de réflexion ou si l'on veut dans un "détour par la réflexion". Non
seulement ils acceptent qu'on ne leur propose pas de solution, mais ils s'en déclarent
ravis : nombre d'entre eux ont spontanément fait part de leur soulagement que pour une
fois on n'ait pas essayé de leur "vendre" des solutions ou des outils. Et ils admettent
parfaitement que la nouvelle grille de lecture de la réalité et de leur pratique non
seulement ne simplifie pas les choses, mais d'une certaine manière les complique
puisqu'il cherche à rendre sensible la complexité des situations organisées. D'une
certaine manière ils admettent cette complexification parce qu'ils en voient l'utilité et
parce qu'ils reconnaissent qu'elle n'est pas le fait de la sociologie, mais le symptome de
6
Il a pu d'autant mieux avoir cet effet moteur et accompagnateur qu'il pouvait
s'appuyer sur un "effet de masse" dans certaines unités de Renault et notamment à
Sandouville et à Flins, permettant aux cadres sortant de cette formation de trouver à
leur retour dans l'usine des partenaires qui "parlaient le même langage".
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la compréhension réductrice qu'ils avaient de la réalité à partir d'un regard simplement
technique.
En d'autres termes, ce séminaire montre qu'une réflexion peut être utile sans être
immédiatement applicable, pour peu qu'elle reste utilisable par les intéressés, c'est-àdire transposable dans leur expérience et dans leur action. Ce point est particulièrement
souligné par le traitement de l'exercice de terrain. Jusqu'à la fin a été maintenue une
priorité à la pédagogie et à l'apprentissage. Le séminaire et notamment les exercices de
terrain avaient d'abord et avant tout une finalité pédagogique : ils tiraient leur légitimité
non pas des changements qu'ils induisaient, mais de ce qu'ils faisaient progresser la
capacité d'analyse et de raisonnement des participants au séminaire. Cela n'a pas
empêché les exercices de terrain d'avoir une utilité et un impact pratiques. Seulement,
cette utilité et cet impact sont subordonnés à une compréhension, à une transformation
cognitive des acteurs qui passe par une prise de distance, une prise de recul et un
desserrement des contraintes de l'urgence.
Enseignement, formation et recherche vont de pair
Le deuxième enseignement concerne l'importance de l'investissement intellectuel que
suppose la réussite de ce séminaire. Investissement intellectuel pour les stagiaires tout
d'abord pour lesquels ce séminaire représente une somme de travail considérable et qui
doivent accepter de rentrer dans une démarche de découverte par moment déstabilisante
pour leurs points de repères habituels. Mais surtout, investissement intellectuel de la
part du formateur : rendre concrète et pratique une réflexion à l'origine nécessairement
abstraite, complexe et exigeante sur le phénomène organisation suppose un important
travail d'approfondissement, d'épuration et de formalisation des concepts à enseigner et
de la démarche de réflexion et d'analyse à transmettre. En ce sens, ce séminaire n'aurait
pu se mettre en place sans le lent mûrissement du mode de raisonnement qui a été le
fruit du travail de recherche au sein du Centre de Sociologie des Organisations et des
tentatives de la part de ses membres d'expliquer cette démarche à des publics d'adultes
les plus divers7. Il a été étroitement lié à cette démarche de recherche et aux pratiques de
formation qui l'accompagnaient, et il a enrichi cette démarche à son tour.
7
Deux livres ont plus particulièrement jalonné cette maturation, la publication en
1972 de L'Analyse sociologique des organisations qui était la première tentative de
présenter de manière succincte et synthétique les éléments de la démarche de
recherche du Centre de Sociologie des Organisations, et la rédaction, avec Michel
Crozier, de L'Acteur et le Système, publié en 1977.
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Le renversement du rapport pédagogique
Le troisième enseignement concerne la place centrale d'une pédagogie active qui permet
de renverser le rapport pédagogique traditionnel. La sociologie des organisations
devient concrète en la faisant, lorsqu'elle apporte non pas des explications, mais des
interrogations, non pas des solutions, mais des moyens intellectuels pour découvrir des
problèmes, pour explorer la réalité empirique. Ce n'est pas par la dénonciation ou par le
dévoilement qu'elle y parvient, mais en fournissant un cadre cognitif permettant aux
acteurs d'un champ de problématiser leurs pratiques, c'est-à-dire de leur ôter leur
caractère d'évidence première et de se rendre compte des choix qui les sous-tendent.
L'utilisation de cas pédagogiques est un premier pas dans cette direction, surtout s'ils ne
sont pas trop étroitement finalisés et laissent une relative liberté de découverte aux
stagiaires. Ils permettent alors d'illustrer un raisonnement et de fournir aux stagiaires la
possibilité après un premier apport, de devenir actifs en essayant de comprendre et
d'interpréter les comportements et les fonctionnements décrits dans les cas, et par là de
se rendre compte par eux-mêmes plus concrètement des implications du raisonnement
et d'opérer plus facilement les transpositions nécessaires.
Mais avec ces cas pédagogiques on reste finalement dans un rapport pédagogique
traditionnel. Ce n'est qu'avec les exercices de terrain "en vraie grandeur" qu'on parvient
vraiment à renverser le rapport enseignant / enseigné et à le remplacer par un échange
plus égalitaire. En effet, comme le montrent bien là aussi les commentaires des
stagiaires dans leurs évaluations, dans ces exercices, tout le monde apporte et tout le
monde apprend quelque chose: 1/ l'enseignant ou le formateur, 2/ les stagiaires-clients
et 3/ les stagiaires-analystes. Le premier apporte une méthode de réflexion et une
démarche d'analyse, et il en retire des informations et une connaissance sur l'entreprise.
Les seconds apportent leur "terrain" et leur "question" ou "problème", et ils reçoivent à
la fois une méthode de raisonnement et des éléments de connaissance pour répondre à
leur "question". Quant aux troisièmes, ils apportent leur travail d'écoute et d'analyse,
c'est-à-dire des éléments de connaissances et apprennent à analyser, à utiliser une
méthode, à transposer un raisonnement sur des "problèmes" réels8.
8
Cette transformation du rapport pédagogique fonctionnera d'autant mieux que
l'animateur du séminaire n'est pas un formateur professionnel, mais bien un
chercheur pour qui cette activité n'est qu'un complément de son travail de recherche.
Il a alors tout intérêt à cette transformation qui va de pair avec la priorité au souci
cognitif sur le souci d'application.
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Finalement, cette expérience renvoie à une double réflexion sur le statut de la sociologie
des organisations d'une part et sur sa contribution au management et au pilotage des
processus de changement, d'autre part. En effet, elle montre bien que l'impact de la
formation passe par la tête des stagiaires qui doivent eux-mêmes effectuer le travail de
traduction nécessaire. En d'autres termes, la sociologie des organisations n'offre pas des
connaissances directement applicables, mais elle produit des connaissances utiles dans
la mesure où elles peuvent nourrir la réflexion des stagiaires. Plus concrètement, cela
signifie que les connaissances qu'elle a à transmettre ne consistent pas en des lois, c'està-dire en des explications de liens de causalité généraux et décontextualisés qui
permettrait de fonder des prescriptions générales. Elle apporte une connaissance
théorique de deuxième niveau qui fournit un cadre méthodologique et un outil d'analyse
permettant de mettre en perspective l'action managériale telle qu'elle se fait. Et une telle
connaissance est non seulement contingente aux conditions et contraintes dans
lesquelles se déploie cette action. Dans la mesure même où elle porte finalement sur les
cadres cognitifs des stagiaires, elle est aussi inséparable d'une relation de transfert et
d'appropriation, donc inséparable de l'expérience pratique des stagiaires et du processus
de formation par lequel ce transfert et cette appropriation sont réalisés.
Erhard Friedberg
Centre de Sociologie des Organisations
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Encadré 1
Déroulement type d'un stage
Concrètement, les stages sont donc structurés en deux sessions de trois jours chacune,
séparées l'une de l'autre par une période d'un mois et demi pendant laquelle les
stagiaires, avec l'aide des animateurs, doivent réaliser leurs propres études de terrain qui
seront exploitées, présentées et discutées lors de la deuxième session.
La première session, d'une durée de trois jours, est pour l'essentiel consacrée à la
présentation et à l'illustration du cadre d'analyse, en alternant exposés didactiques et
travail en petits groupes sur des cas concrets préparés par les animateurs. Elle se termine
par le choix des terrains à analyser pour la deuxième session et la préparation de ce
travail (court entraînement à l'entretien, établissement des échantillons des personnes à
interviewer).
L'intersession, d'une durée d'un mois et demi environ, est consacrée à la réalisation, par
les participants réunis en petites équipes de quatre ou cinq personnes, des études de
terrain qu'ils ont choisies dans des unités organisationnelles de la Régie (cela revient
pour l'essentiel à la réalisation des entretiens avec l'échantillon des personnes retenues).
Pendant cette période, ils restent en contact avec l'animateur qui les assiste le cas
échéant dans la mise en oeuvre de ces études. Cette intersession représente une charge
de travail de deux à trois jours pour les stagiaires.
La deuxième session, également d'une durée de trois jours, a lieu environ un mois et
demi après la première session. Après un bref rappel portant sur le contenu de la
première session, elle est entièrement consacrée à l'exploitation, en petite groupes, des
données recueillies lors des entretiens dans les unités choisies, puis à la présentation,
suivie d'une discussion, des résultats obtenus par chaque groupe aux autres participants
du stage.
FRIEDBERG - COMMENT ENSEIGNER LA SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS AUX CADRES - 14
Encadré 2
Liste des exercices pratiques depuis 1985
Séminaire 85/1 : Un service de la direction du style / Le fonctionnement du laboratoire
d'analyse de peinture à la Direction Centrale des Méthodes / Une section de méthodes et
ses relations au BE.
Séminaire 85/2 : Le service de personnel à Batilly / Un BP dans un département à Flins
/ La nouvelle organisation d'un département à Flins / Le Service MPR à Flins.
Séminaire 86/1 : Le service de formation à Flins / Un atelier réorganisé et un atelier
"traditionnel" au ferrage à Flins / Un service administratif au siège.
Séminaire 86/2 : Un atelier réorganisé et un atelier "traditionnel" au montage à
Sandouville / La nouvelle organisation d'un atelier à Cléon / Les relations entre équipes
postées et personnel en normal dans l'encadrement d'un département à Flins.
Séminaire 87/1 : Le MPR à Douai / Un service "Plastique" à la Direction Centrale des
Méthodes / Le service méthodes d'emboutissage-tôlerie de Sandouville.
Séminaire 87/2 : Etude de l'interface Montage/Logistique à Sandouville / Etude de
l'interface Entretien/Fabrication à la tôlerie de Sandouville / Le centre-livreur de Flins.
Séminaire 88/1 : Le service Méthodes à Batilly / Le montage de la R21 à Sandouville /
Le pool-robot au service Entretien à Sandouville.
Séminaire 88/2 : Le direction des Méthodes-Exportation / L'atelier tôlerie-ferrage à
Billancourt / L'atelier de câblage de l'usine de Dreux.
Séminaire 89/1 : L'unité de fonderie à Cléon / L'interface service technique/ fabrication
dans le système MEG à Sandouville / Le contrôle de gestion à l'usine de Billancourt.
Séminaire 89/2 : Le service Qualité à l'usine de Billancourt / Le prémontage
portes/planches à Flins / le prémontage à Sandouville.
Séminaire 90/1 : Le fonctionnement du montage de la R21 à Sandouville / Le
fonctionnement du BE à Sandouville / L'atelier pièces-proto dans le département 70 à
Billancourt.
Séminaire 90/2 : L'interface Méthodes/Fabrication à l'usine d'Orléans / L'interface
Méthodes/Fabrication à Sandouville / L'interface SQF/Fabrication/Fournisseurs à
Sandouville.
FRIEDBERG - COMMENT ENSEIGNER LA SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS AUX CADRES - 15
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