m Colette n`a pas publié de « Carnet de notes » pour La Maison de

Transcription

m Colette n`a pas publié de « Carnet de notes » pour La Maison de
m Colette
n’a pas publié de « Carnet de notes » pour La
Maison de Claudine, comme Marguerite Yourcenar l’a fait à
l’occasion des Mémoires d’Hadrien. Imaginez un extrait du
carnet que Colette aurait pu écrire pour expliciter son projet
et accompagner l’écriture de ses souvenirs.
Vous pouvez vous appuyer sur les textes du corpus reproduits pages suivantes.
D’autres pistes / Pour aller plus loin
1. Hadrien rencontre M. Yourcenar et lui demande des comptes : de quel
droit a-t-elle usurpé son identité et s’est-elle permis d’écrire ses
Mémoires à sa place ? Que ne s’est-elle contentée d’écrire son autobiographie (Souvenirs pieux) ? M. Yourcenar se défend et justifie son
entreprise de biographie historique sous la forme de (faux) Mémoires. Elle
compare aussi les difficultés et les joies du travail du biographe et de
l’autobiographe. Vous aurez soin de justifier cette insolite rencontre entre
deux personnes qui ont vécu à dix-huit siècles de distance.
2. Écrivez le dialogue qui mettrait face à face M. Yourcenar, favorable à la
« fausse autobiographie » comme Les Mémoires d’Hadrien, et Annie Ernaux
qui souligne les avantages du roman autobiographique. Chacune devra
s’appuyer sur des exemples précis et éventuellement sur ses propres
œuvres.
3. Imaginez le dialogue entre deux écrivains ; l’un soutient qu’une vie
« banale », celle de « M. Tout-le-Monde », vaut autant d’être racontée que
celle, unique, de personnages illustres. Chacun d’eux appuiera son argumentation sur des exemples précis.
4. « On les vaut bien » (document D, l. 30). Écrivez la suite de cette
« réflexion fréquente » de la mère d’Annie Ernaux « à propos des gens
riches ». Vous tiendrez compte des informations qui vous sont données
sur ce personnage dans le texte d’Annie Ernaux.
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Vies banales ? Vies uniques ?
Documents
A – Colette, La Maison de Claudine, 1930.
B – Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951.
C – Marguerite Yourcenar, Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien,
1953.
D – Annie Ernaux, Une femme, 1988.
m Comment
le corpus proposé met-il en évidence la variété
des types d’écriture biographique ?
Votre réponse n’excédera pas une vingtaine de lignes.
Document A
Dans La Maison de Claudine, Colette évoque ses souvenirs d’enfance. Cet
extrait est consacré à sa mère Sido, personnage exceptionnel qui lui fit
vivre une merveilleuse enfance à la campagne.
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« Où sont les enfants ? » Elle surgissait, essoufflée par sa quête
constante de mère-chienne trop tendre, tête levée et flairant le vent.
Ses bras emmanchés de toile blanche disaient qu’elle venait de
pétrir la pâte à galette, ou le pudding saucé d’un brûlant velours de
rhum et de confitures. Un grand tablier bleu la ceignait, si elle avait
lavé la havanaise1, et quelquefois elle agitait un étendard de papier
jaune craquant, le papier de la boucherie ; c’est qu’elle espérait rassembler, en même temps que ses enfants égaillés, ses chattes
vagabondes, affamées de viande crue…
Au cri traditionnel s’ajoutait, sur le même ton d’urgence et de
supplication, le rappel de l’heure : « Quatre heures ! Ils ne sont pas
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venus goûter ! Où sont les enfants ?… » « Six heures et demie !
Rentreront-ils dîner ? Où sont les enfants ?… » La jolie voix, et
comme je pleurerais de plaisir à l’entendre2… Notre seul péché,
notre méfait unique était le silence, et une sorte d’évanouissement
miraculeux. Pour des desseins innocents, pour une liberté qu’on ne
nous refusait pas, nous sautions la grille, quittions les chaussures,
empruntant pour le retour une échelle inutile, le mur bas d’un
voisin. Le flair subtil de la mère inquiète découvrait sur nous l’ail
sauvage d’un ravin lointain ou la menthe des marais masqués
d’herbe. La poche mouillée d’un des garçons cachait le caleçon
qu’il avait emporté aux étangs fiévreux, et la « petite », fendue au
genou, pelée au coude, saignait tranquillement sous des emplâtres
de toiles d’araignée et de poivre moulu, liés d’herbes rubannées…
– Demain, je vous enferme ! Tous, vous entendez, tous !
Demain… Demain l’aîné, glissant sur le toit d’ardoises où il
installait un réservoir d’eau, se cassait la clavicule et demeurait
muet, courtois, en demi-syncope, au pied du mur, attendant qu’on
vînt l’y ramasser. Demain, le cadet recevait sans mot dire, en plein
front, une échelle de six mètres, et rapportait avec modestie un œuf
violacé entre les deux yeux…
– Où sont les enfants ?
Colette, La Maison de Claudine, 1930.
1. Havanaise : une des chiennes de Sido.
2. Quand Colette écrit ce texte, Sido est morte.
Document B
Mémoires d’Hadrien est un roman historique qui se présente comme une
longue lettre adressée par l’empereur Hadrien (76-138) à son petit-fils
adoptif, Marc-Aurèle, qui doit lui succéder. Hadrien, sentant approcher sa
mort, y dresse le bilan de sa vie.
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Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à [une] définition par les actes : la masse de mes velléités1, de mes désirs, de mes
projets même, demeure aussi nébuleuse et aussi fuyante qu’un fantôme. Le reste, la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les
faits, est à peine plus distincte, et la séquence des événements aussi
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confuse que celle des songes. J’ai ma chronologie bien à moi,
impossible à accorder avec celle qui se base sur la fondation de
Rome, ou avec l’ère des Olympiades2. Quinze ans aux armées ont
duré moins qu’un matin d’Athènes ; il y a des gens que j’ai fréquentés toute ma vie et que je ne reconnaîtrai pas aux Enfers. Les
plans de l’espace se chevauchent aussi : l’Égypte et la vallée de
Tempé3 sont toutes proches, et je ne suis pas toujours à Tibur4
quand j’y suis. Tantôt ma vie m’apparaît banale au point de ne pas
valoir d’être, non seulement écrite, mais même un peu longuement
contemplée, nullement plus importante, même à mes propres yeux,
que celle du premier venu. Tantôt elle me semble unique, et par là
même sans valeur, inutile, parce qu’impossible à réduire à l’expérience du commun des hommes. Rien ne m’explique : mes vices et
mes vertus n’y suffisent absolument pas ; mon bonheur le fait
davantage, mais par intervalles, sans continuité, et surtout sans
acceptable cause. Mais l’esprit humain répugne à s’accepter des
mains du hasard, à n’être que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. Une partie de
chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se
passe à rechercher les raisons d’être, les points de départ, les
sources. C’est mon impuissance à les découvrir qui me fit parfois
pencher vers les explications magiques, chercher dans les délires de
l’occulte5 ce que le sens commun ne me donnait pas. Quand tous
les calculs compliqués s’avèrent faux, quand les philosophes euxmêmes n’ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner
vers le babillage fortuit6 des oiseaux, ou vers le lointain contrepoids
des astres.
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951.
1. Velléités : intentions peu fermes, qui ne sont suivies d’aucune action.
2. Ère des Olympiades : calendrier fondé sur la référence aux Olympiades comme repère
chronologique de base. Une Olympiade est une période de quatre ans séparant deux
sessions de jeux Olympiques.
3. Tempé : nom qu’Hadrien donna à une terrasse ombragée au nord-est de la villa Adriana,
d’après le nom d’un site de Thessalie (Grèce) voué aux Muses.
4. Tibur : site actuel de Tivoli, non loin de Rome, où l’empereur avait fait construire
un somptueux domaine, la villa Adriana.
5. L’occulte : le domaine des pratiques requérant une initiation pour pénétrer les secrets de
l’existence et de la nature (magie, divination…).
6. Fortuit : dû au hasard ; babillage […] des oiseaux : allusion à des pratiques de divination
qui reposent sur l’observation des oiseaux.
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Document C
En 1953, Marguerite Yourcenar ajoute à l’édition des Mémoires d’Hadrien
les Carnets commencés en 1949 et poursuivis pendant la rédaction des
Mémoires.
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Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon
père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence,
si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres,
aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne
sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que
les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis.
Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité
comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins.
Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes ; on est à peu
près forcé d’en passer par lui. Cette étude sur la destinée d’un
homme qui s’est nommé Hadrien eût été une tragédie au
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XVII siècle ; c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance. […]
Grossièreté de ceux qui vous disent : « Hadrien, c’est vous. »
Grossièreté peut-être aussi grande de ceux qui s’étonnent qu’on ait
choisi un sujet si lointain et si étranger. Le sorcier qui se taillade le
pouce au moment d’évoquer les ombres sait qu’elles n’obéiront à
son appel que parce qu’elles lapent son propre sang. Il sait aussi, ou
devrait savoir, que les voix qui lui parlent sont plus sages et plus
dignes d’attention que ses propres cris.
Je me suis assez vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand
homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d’attention, et, de
ma part, plus de silence.
Marguerite Yourcenar, Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien, 1953.
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Document D
Dans ce roman autobiographique, Annie Ernaux évoque la vie de sa
mère, morte en 1986, à l’issue d’une maladie qui détruisit ses facultés
intellectuelles.
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Il y aura trois semaines demain que l’inhumation a eu lieu.
Avant-hier seulement, j’ai surmonté la terreur d’écrire dans le haut
d’une feuille blanche, comme un début de livre, non de lettre à
quelqu’un, « ma mère est morte ». J’ai pu aussi regarder des photos
d’elle. Sur l’une, au bord de la Seine, elle est assise, les jambes
repliées. Une photo en noir et blanc, mais c’est comme si je voyais
ses cheveux roux, les reflets de son tailleur en alpaga noir.
Je vais continuer d’écrire sur ma mère. Elle est la seule femme
qui ait vraiment compté pour moi et elle était démente depuis deux
ans. Peut-être ferais-je mieux d’attendre que sa maladie et sa mort
soient fondues dans le cours passé de ma vie, comme le sont
d’autres événements, la mort de mon père et la séparation d’avec
mon mari, afin d’avoir la distance qui facilite l’analyse des souvenirs. Mais je ne suis pas capable en ce moment de faire autre chose.
C’est une entreprise difficile. Pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. Elle a toujours été là. Mon premier mouvement, en parlant
d’elle, c’est de la fixer dans des images sans notion de temps : « elle
était violente », « c’était une femme qui brûlait tout », et d’évoquer
en désordre des scènes, où elle apparaît. Je ne retrouve ainsi que la
femme de mon imaginaire, la même que, depuis quelques jours,
dans mes rêves, je vois à nouveau vivante, sans âge précis, dans une
atmosphère de tension semblable à celle des films d’angoisse. Je
voudrais saisir aussi la femme qui a existé en dehors de moi, la
femme réelle, née dans le quartier rural d’une petite ville de Normandie et morte dans le service de gériatrie d’un hôpital de la
région parisienne. […]
De tous, c’est ma mère qui avait le plus de violence et d’orgueil,
une clairvoyance révoltée de sa position d’inférieure dans la société
et le refus d’être seulement jugée sur celle-ci. L’une de ses réflexions
fréquentes à propos des gens riches, « on les vaut bien ». C’était une
belle blonde assez forte (« on m’aurait acheté ma santé ! »), aux
yeux gris. Elle aimait lire tout ce qui lui tombait sous la main,
chanter les chansons nouvelles, se farder, sortir en bande au
cinéma, au théâtre voir jouer Roger la honte1 et Le Maître de forges2.
Toujours prête à « s’en payer »3.
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Mais à une époque et dans une petite ville où l’essentiel de la
vie sociale consistait à en apprendre le plus possible sur les gens, où
s’exerçait une surveillance constante et naturelle sur la conduite des
femmes, on ne pouvait qu’être prise entre le désir de « profiter de
sa jeunesse » et l’obsession d’être « montrée du doigt ». Ma mère
s’est efforcée de se conformer au jugement le plus favorable porté
sur les filles travaillant en usine : « ouvrière mais sérieuse », pratiquant la messe et les sacrements, le pain bénit, brodant son
trousseau chez les sœurs de l’orphelinat, n’allant jamais au bois
seule avec un garçon. Ignorant que ses jupes raccourcies, ses
cheveux à la garçonne, ses yeux « hardis », le fait surtout qu’elle travaille avec des hommes, suffisaient à empêcher qu’on la considère
comme ce qu’elle aspirait à être, « une jeune fille comme il faut ».
Annie Ernaux, Une femme, 1988.
1. Roger la honte est un mélodrame de Jules Mary (1851-1922) adapté à la scène avec beaucoup de succès, dans lequel le personnage central se venge de la société.
2. Le Maître de forges (1882) est un roman de Georges Ohnet, qui fut porté à la scène. Un
industriel d’origine modeste s’y fait aimer d’une jeune fille de l’aristocratie.
3. S’en payer : s’amuser, en langage populaire.
D’autres pistes / Pour aller plus loin
1. À quels genres appartiennent ces différents textes ? Indiquez ce qui
vous a permis de répondre.
2. Définissez le statut du narrateur dans les documents A, B et
D. Appuyez précisément votre réponse sur les textes.
3. Distinguez parmi ces textes ceux qui sont centrés sur le narrateur et
ceux qui sont centrés sur un personnage différent du narrateur. Justifiez
votre réponse.
4. Dans quel(s) texte(s) domine le vocabulaire des sensations ? des
sentiments ? de l’intellect ? de la morale ? de l’écriture ? Commentez.
5. Quelle image du narrateur chacun de ces textes révèle-t-il ? Justifiez
votre réponse.
6. Dans les documents A et D, quelles sont la valeur et l’utilité des
paroles rapportées ?
7. Quel est l’intérêt de l’évocation des lieux dans les documents A, B et D ?
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