Va chercher - A vue d`oeil

Transcription

Va chercher - A vue d`oeil
Va chercher !
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Spencer Quinn
Va chercher !
Traduit de l’anglais
par Irène Offermans
A
vue
d’œil
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Titre original : Dog On It
© Atria Books (Simon & Schuster, Inc.),
New York, 2009.
© Spencer Quinn, 2009.
© Calmann-Lévy, 2009, pour la traduction
française.
© À vue d'œil, 2010, pour la présente édition.
ISBN : 978-2-84666-533-9
www.avuedoeil.fr
À vue d'œil
27 Avenue de la Constellation
B.P. 78264 CERGY
95801 CERGY-PONTOISE CEDEX
Numéro Azur : 0810 00 04 58
(prix d’un appel local)
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Pour Bailey, Gansett, Charlie,
Clem et Audrey, sans qui ce livre
n’aurait jamais vu le jour.
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Avant même qu’il ouvre la porte, je l’ai senti.
Enfin, pas lui, son haleine alcoolisée. Il faut dire
que mon odorat est assez développé, sans doute
plus que le vôtre. La clé cherchait la serrure sans
la trouver. Ça y est, c’est bon. La porte s’est
ouverte, et qui est entré ? Bernie Little, le fondateur et propriétaire à cinquante pour cent (sa
femme s’est barrée avec le reste) de l’agence de
détectives Little. Je l’avais déjà vu plus mal en
point, mais pas souvent.
Il a trouvé l’énergie de m’adresser un faible
sourire. « Hé ! Salut, Chet ! »
J’ai levé la queue pour la marteler contre le
sol. Discrètement, histoire de me faire comprendre.
« Je suis un peu en retard. Excuse-moi. Besoin
de sortir ? »
Non, sans blague ? Quelle idée ! Juste parce
que j’ai les dents du fond qui baignent ? Mais là,
je l’ai regardé. Le pauvre… Je suis allé appuyer
ma tête contre sa jambe. Il m’a grattouillé entre
les oreilles, en enfonçant bien les doigts, comme
j’aime. Un pur bonheur. Et si tu descendais un
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peu le long du cou ? Je me suis tortillé pour lui en
donner l’idée. Ah… Pas mal… Très bien, même.
Bernie et moi, on est sortis. Devant la maison,
il y a trois arbres. Mon préféré, c’est celui qui fait
beaucoup d’ombre : il est parfait pour la sieste.
J’ai levé la patte. Hou ! lala ! Je n’avais pas réalisé que j’étais si proche du désespoir ! La nuit
s’est remplie de bruits d’éclaboussures. Je me suis
concentré pour les écouter, et j’ai réussi à arrêter
le flux (pas facile) : je voulais en garder un peu
pour humidifier légèrement la pierre au bout de
l’allée, la barrière en bois qui sépare notre terrain
de celui du père Heydrich, et une goutte ou deux
pour les lattes. La routine, quoi. Ne me lancez
pas sur le père Heydrich !
Bernie observait le ciel. Une légère brise,
agréable, douce ; des étoiles, des lueurs scintillaient dans le canyon, et ça, qu’est-ce que c’est ?
Une nouvelle balle de tennis sur la pelouse. Je
suis allé y jeter un œil, pour la renifler. Pas à
moi, ni à aucune de mes connaissances.
« Tu veux attraper la baballe ? »
J’y ai donné un coup de patte. Comment estelle arrivée là ? Certes, j’étais resté enfermé toute
la journée, mais j’avais gardé l’oreille dressée.
Sauf pendant la sieste, ça va de soi.
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« Tu me l’apportes, Chet ? »
Pas envie. Surtout avec cette odeur inconnue.
« Allez ! »
Le problème, c’est que je ne peux rien refuser
à Bernie. J’ai un peu léchouillé la balle, pour me
l’approprier, je l’ai apportée à Bernie, et je l’ai
laissée tomber à ses pieds. Il a pris son élan et l’a
lancée sur la route du canyon.
« Hou ! lala ! Elle est partie où ? »
Comment ça, « elle est partie où » ? Il ne la
voyait pas ? Ça me surprend toujours : après le
coucher du soleil, il n’y voit vraiment rien. Je me
suis lancé à la poursuite de la balle qui rebondissait au milieu de la route : au vu et au su de tous.
J’ai pris de l’élan sur mes pattes arrière, et j’ai
sauté. Je me suis pratiquement envolé, et j’ai
piégé la balle au rebond. Je l’ai prise au dépourvu, comme j’aime. Là, j’ai freiné, dérapage
contrôlé avant de repartir à fond de train, tête
baissée, oreilles aplaties du fait de ma vitesse
hallucinante. J’ai laissé tomber la balle aux pieds
de Bernie en freinant au tout dernier moment. Si
vous connaissez une activité plus marrante que
ça, n’hésitez pas à m’en parler.
« Tu l’as attrapée au rebond ? Je n’ai rien vu,
d’ici. »
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J’ai remué la queue de ce mouvement bref undeux, un-deux qui veut dire oui, pas le mouvement excessif de la queue qui remue toute seule
et qui veut dire toutes sortes de choses, dont certaines m’échappent, d’ailleurs.
« Pas mal. » Il a ramassé la balle et se préparait à la relancer quand une voiture est arrivée
dans notre rue et s’est arrêtée devant chez nous.
La vitre s’est baissée, et une femme s’est penchée. « C’est bien le 13 309 ? Je cherche Bernie
Little, le détective.
– Vous l’avez trouvé. »
Sur le point de descendre de voiture, elle m’a
vu.
« Il craint, le chien ? »
Bernie s’est raidi. Je l’ai senti, car il se tenait
juste à côté de moi. « Ça dépend de ce que vous
entendez par là.
– Vous voyez ce que je veux dire. Il n’est pas
dangereux, il ne mord pas ? Je ne suis pas très à
l’aise avec les chiens.
– Il ne vous mordra pas. »
Ce n’est pas mon genre. Cela dit, elle venait
de me donner une idée. Je bavais, un signe qui
ne trompe pas.
« Merci. On ne sait jamais avec les chiens. »
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Bernie a marmonné entre ses dents, bien trop
bas pour que j’entende, mais ça m’aurait plu ; ça,
j’en suis certain.
Elle est sortie de voiture. Une grande blonde
aux cheveux longs, qui sentait les fleurs, les
agrumes et un je-ne-sais-quoi qui m’a rappelé ce
qui arrive parfois aux femelles chez nous les
chiens. Cette odeur non-stop, ça doit vous rendre
fou. J’ai jeté un coup d’œil à Bernie. Il ne la quittait pas des yeux et se recoiffait pour se donner
une contenance. Oh, Bernie !
« Je ne sais pas par où commencer. C’est la
première fois qu’une chose pareille m’arrive.
– Expliquez-vous. »
Elle se tordait les mains. Les mains, c’est la
partie la plus bizarre des humains et la meilleure :
il suffit de les observer pour apprendre tout ce
qu’on veut. « J’habite sur El Presidente », a-t-elle
expliqué en faisant un geste de la main.
El Presidente : ce n’est pas là-bas que les
égouts se déversent ? Les noms de rues, ce n’est
pas mon fort, sauf la nôtre, Mesquite Road. Et
alors ? Je n’ai pas besoin des noms des rues pour
trouver mon chemin, moi.
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« Je m’appelle Cynthia Chambliss. C’est une
collègue de travail qui m’a donné vos coordonnées.
– Qui ?
– Angela DiPesto. »
Pitié. Je me souvenais des nuits sans fin passées dans la voiture, garés devant des motels, aux
quatre coins de l’État. Bernie et moi, on déteste
les affaires de divorce. Avant, on n’en acceptait
aucune, mais maintenant on a des problèmes de
trésorerie, comme dit Bernie. En fait, je ne sais
pas bien ce que ça veut dire. Tout ce que je sais,
c’est que ça le réveille la nuit, qu’il se lève pour
faire les cent pas, qu’il allume même parfois une
cigarette alors qu’il a fait des efforts incroyables
pour arrêter de fumer.
Bernie n’a fait aucun commentaire, il s’est
contenté de hocher la tête. Un classique. Il est le
spécialiste des hochements de tête. Je dirais qu’il
en a au moins quatre différents, super faciles à
déchiffrer quand on le connaît. Là, ça voulait
dire : « J’écoute. »
« En fait, Angie m’a dit le plus grand bien de
vous. Elle m’a parlé de la façon dont vous aviez
fait tomber son salaud de mari. » Elle a frémi de
tout son corps. Ce geste, je peux le faire mieux
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qu’elle, mais alors tellement mieux ! « Si bien que
quand c’est arrivé, puisque vous êtes dans le
coin, tout ça… Bref, je suis venue. » Elle se
balançait un peu d’avant en arrière, comme le
font les humains quand ils sont un peu tendus.
« Quand “quoi” est arrivé ?
– Madison. Elle a disparu.
– C’est votre fille ?
– Je ne vous l’ai pas dit ? Pardon. J’en suis
tellement retournée. Je ne sais plus où j’en… »
Ses yeux se sont embués. Les pleurs, c’est
toujours intéressant. Pas le bruit (je peux faire
pareil) mais les grandes eaux, comme dit Bernie,
surtout quand c’était Leda qui les mettait en
scène. Lorsque les humains sont bouleversés, de
l’eau sort de leurs yeux, surtout les femmes.
Pourquoi tout ce drame ? Sans quitter le sol des
yeux, Bernie se dandinait. Lui non plus ne maîtrisait pas la situation. D’ailleurs, j’avais déjà vu
de l’eau couler de ses yeux, le jour où Leda avait
mis toutes les affaires de Charlie dans une valise.
Charlie, c’est leur fils, à Bernie et Leda, et maintenant il vit avec sa mère, sauf quand il nous rend
visite. Il nous manque.
Cette femme, Cynthia ? Chambliss ? Peu importe son nom. C’est vrai que j’ai du mal à com13
prendre les noms. Bon, pas que les noms,
j’avoue, sauf si je suis juste en face de celui qui
parle. Bref, elle s’est essuyé les yeux avec un
mouchoir en papier qu’elle a sorti de son sac.
« Désolée.
– Ne vous excusez pas. Depuis combien de
temps Madison a-t-elle disparu ? »
Elle répondait quand j’ai entendu un bruissement dans les buissons du bout de l’allée.
L’instant d’après, je me trouvais dans les fourrés,
je reniflais de-ci de-là, peut-être même que je
fouillais un peu la terre mais à peine. Il y avait
une odeur dans l’air, une grenouille ou un crapaud ou… oh ! oh ! un serpent ! Les serpents, je
ne les aime pas, mais alors pas du…
« Chet, tu n’es quand même pas en train de
creuser ? »
Demi-tour ! J’ai trotté vers Bernie. Zut, j’avais
la queue basse, ramenée entre mes pattes, signe
évident de culpabilité. Zou ! Je l’ai remontée bien
haut, d’un air innocent.
« Bon chien. » Il m’a tapoté la tête. Ah !
La femme tapait du pied. « Vous êtes en train
de me dire que vous ne m’aiderez pas ? »
Bernie a pris une grande inspiration. Il avait
l’air fatigué. L’effet de l’alcool se dissipait. Bien14
tôt, il aurait envie de dormir. Moi-même, je
n’aurais pas dit non à un petit somme. Ni à un
petit en-cas. Est-ce qu’il restait encore de ces
friandises à la viande séchée dans le tiroir du
haut près de l’évier ? Goût texan, si je ne m’…
« Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit.
Votre fille n’est pas rentrée de l’école. Elle a donc
disparu depuis, quoi ? Huit heures ? La police
n’ouvrira pas de dossier Disparition avant une
journée complète. »
Huit heures, ça ne me disait pas grand-chose,
mais une journée, je voyais très bien. Du
moment où le soleil se lève sur les collines derrière le garage jusqu’au moment où il se couche
de l’autre côté.
« Mais vous ne faites pas partie de la police.
– Exact, et nous ne sommes pas toujours
d’accord, mais sur ce point, si. Madison est en
deuxième année de lycée, c’est bien ça ? Elle a
donc… quoi ? Seize ans ?
– Quinze. Elle fait partie d’un programme réservé aux surdoués.
– Croyez-moi, à quinze ans, on oublie parfois
d’appeler ses parents, surtout quand, sur un coup
de tête, on va au cinéma, on traîne, on fait la fête.
– Il y a école demain.
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– Et alors ?
– Je viens de vous dire qu’elle était surdouée.
– Billie Holiday aussi.
– Pardon ? » La femme semblait déboussolée.
Chez les humains, l’air étonné et l’air furieux
sont aussi laids l’un que l’autre. Moi non plus, je
n’ai pas compris l’allusion à Billie Holiday, mais
moi au moins je sais qui c’est : une chanteuse
que Bernie écoute souvent, surtout quand il est
d’humeur maussade.
Même si personne ne comprenait rien à sa
remarque, Bernie semblait très fier de lui, comme
s’il venait de marquer un point. Ça se voyait au
sourire qui a illuminé son visage l’espace d’un
instant. « Écoutez, si vous n’avez pas de nouvelles demain matin, appelez-moi », a-t-il proposé en lui tendant sa carte.
Elle a regardé le bristol d’un air hostile sans le
toucher. « Demain matin ? Soixante-quinze pour
cent des disparitions sont résolues dans les douze
premières heures, et les autres… » Ses yeux se
sont de nouveau embués, et sa voix semblait
étranglée. « … jamais.
– Qui vous a dit ça ?
– Personne. J’ai fait une recherche sur Internet avant de venir. Vous n’avez pas l’air de com16
prendre : Madison n’a jamais fait ça. Ce n’est pas
son genre. Si vous ne souhaitez pas m’aider,
vous pourriez peut-être me recommander un
confrère ? »
Recommander un confrère ? C’est dans nos
habitudes, ça ? Bernie restait imperturbable : impossible de savoir.
« Si c’est l’argent qui vous inquiète, votre prix
sera le mien, et je suis prête à y ajouter une belle
prime lorsque vous aurez retrouvé ma fille. » Elle
a fouillé dans son sac, en a extirpé une liasse de
billets pour en donner quelques-uns à Bernie.
« Cinq cents d’avance, ça vous convient ? »
Bernie ne quittait plus les billets des yeux. Pas
besoin d’être un expert pour deviner qu’il pensait
à nos problèmes de trésorerie. « Je voudrais
d’abord voir sa chambre. » Quand Bernie cédait,
il le faisait d’un coup. Avec Leda, c’était pareil.
Cynthia Chambliss lui a tendu l’argent. « Suivez-moi. »
Bernie a empoché les billets, et moi, j’ai couru
vers notre voiture, une vieille Porsche décapotable dont la carrosserie décapée à la sableuse
attendait depuis des lustres une nouvelle couche
de peinture. J’ai sauté par-dessus la portière du
passager pour m’asseoir à ma place.
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