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Université Paris III - Sorbonne Nouvelle Le 8 novembre 2005 Mémoire de maîtrise de littérature française soutenu par Emilie GROSHENS et dirigé par Michel BERNARD 2 « Mon rêve à moi va m’emporter, toujours le même depuis quarante ans : une régate de dictionnaires. Ils flottent sur l’eau, ouverts en leur milieu, et virent lentement autour de l’île. Le vent feuillette leurs pages. Elles se dressent dans l’air, l’espace d’un instant. Alors elles ressemblent aux voiles carrées du légendaire radeau Kon Tiki qui traversa, un an après ma naissance, la moitié du Pacifique. » Erik Orsenna, Deux ötés, 1997.1 1 Erik Orsenna, Deux ötés, Paris, Le livre de poche, 1997, p. 190. 3 4 Sommaire 1. L’AVENTURE CYTALE : LES RAISONS QUI ONT POUSSE ERIK ORSENNA A PARTICIPER AUX PREMIERS PAS DU LIVRE ELECTRONIQUE ET SA VISION DU CYBOOK....................................................................................................11 1.1. PRESENTATION DE CYTALE ............................................................. 11 1.1.1. Les débuts du livre électronique 11 1.1.2. La société Cytale 17 1.1.3. La participation d’Erik Orsenna à Cytale 22 1.2. LA VISION DU CYBOOK DANS L’IMAGINAIRE D’ERIK ORSENNA..... 26 1.2.1. Un écran de mer 27 1.2.2. Une bibliothèque infinie et portable 29 1.2.3. Un moyen efficace de circuler plus facilement dans le savoir 38 2. LE LIEN AVEC SON ŒUVRE : LA PRESENCE DANS SON ECRITURE DES THEMES DEVELOPPES AUTOUR DU CYBOOK ...................................................51 2.1. LA MER, RESERVOIR DE POSSIBLE ET DE LITTERATURE, OU L’IMAGE DE L’INTERNET CHEZ ERIK ORSENNA.................................................. 51 2.1.1. Le subjonctif, un mode virtuel 52 2.1.2. La mer, lieu de langage et univers subjonctif 61 2.2. ACCUMULER LE SAVOIR : LA PRESENCE DE BORGES ET DE LA BIBLIOTHEQUE INFINIE......................................................................................... 78 2.3. L’IMPORTANCE DE LA DIFFUSION DU SAVOIR ................................. 97 2.3.1. Erik Orsenna, lecteur et passeur 2.3.2. Le thème de la transmission et de l’accès au savoir dans ses œuvres 97 102 CONCLUSION ..................................................................................................................121 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................123 ANNEXES ..........................................................................................................................137 5 6 Introduction C’est en juillet 2004, lors d’un stage aux éditions Stock, rue de Fleurus à Paris, que j’ai eu le privilège de rencontrer Erik Orsenna et de découvrir cet auteur accompli au parcours original et diversifié. Erik Orsenna est un écrivain sexagénaire grisonnant, mais à la curiosité insatiable. En effet, celui qui aime tant se surnommer « Tintin »1, sillonne le monde en quête d’aventure et de savoir, tel un « écrivain-reporter »2 . Sa table de travail, envahie et « pleine de recoins, […] reflète bien », selon Pascale Frey, « la polyvalence de l'homme »3, qui avoue : « Je zappe tout le temps. Mes tiroirs débordent de projets de pièces, de romans. »4 Le prix Goncourt 19885 n’est pas seulement un écrivain à succès, il exerce aussi différentes fonctions prestigieuses telles que conseiller d’Etat, membre de l’Académie française, ou encore président du Centre international de la mer. Véritable touche à tout, il est un homme d’ouverture, aux multiples facettes, qui n’hésite pas à se lancer dans de nouvelles expériences et à cumuler les responsabilités. Sa curiosité le pousse donc parfois vers des contrées inconnues, mais toujours propices à l’enrichissement et l’épanouissement intellectuels ou physiques. Pour preuve, alors que les nouvelles technologies sont pour lui un domaine étranger, il participe en l’an 2000 à la création de Cytale, la première société française de livres électroniques, ou e-books. Souhaitant travailler sur les rapports entre la littérature et l’informatique, région nouvellement découverte au cours de mon année de licence en lettres, ma curiosité a vite été piquée par ce personnage hors du commun qui s’était intéressé lui aussi quelques années auparavant aux liens possibles entre la lecture et la technologie. Les relations entre la littérature et l’informatique se sont intensifiées à une vitesse vertigineuse depuis les vingt dernières années. L’Internet, en particulier, a modifié les pratiques d’écriture et de lecture en devenant l’outil principal de recherche et d’exploration littéraire du vingt-et-unième siècle. Véritable révolution issue de la convergence de l’informatique, des télécommunications et de 1 Xavier Debendère, « L’amour noir d’Orsenna », Le Journal de la Culture, mai 2003. Jacques Gantié, « Erik Orsenna: “Je suis un écrivain-reporter” », Nice matin, 04/10/2003 3 Pascale Frey, « Erik Orsenna est un actif polyvalent », Lire, mai 2000, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lire.fr/portrait.asp/idC=38868/idTC=5/idR=201/idG= 4 Ibid. 5 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, Paris, Seuil, 1988, 619 p. 2 7 l’audiovisuel, l’Internet émancipe et renouvelle de nombreux domaines, en particulier ceux liés à la communication et à l’information, ouvrant de nouvelles perspectives aux amateurs de nouvelles technologies. Il devient vite objet de fascination, de rêve et d’enthousiasme, offrant aux néophytes une plongée dans l’inconnu. Après le Cédérom, qui a déjà précipité la littérature et l’édition dans le multimédia, l’Internet bouleverse à la fois le côté pragmatique de la littérature – notamment la lecture, l’écriture, la diffusion et la mémoire du texte – mais engage aussi l’imaginaire des auteurs et des lecteurs face à un instrument digne de la science-fiction. Les jeunes auteurs et les technophiles baignés dans la culture informatique exploitent aisément ce nouvel outil qui facilite l’écriture et la diffusion de nouveaux apprentis écrivains. Face à eux, se trouvent des auteurs plus âgés qui ont beaucoup plus de difficultés à s’adapter et à surfer sur la vague technologique. Erik Orsenna fait partie de ceux qui ont assisté à l’arrivée de l’Internet comme s’il s’agissait d’une météorite. Né en 1947, il appartient à une génération peu habituée à l’outil informatique. Ecrivain traditionnel du papier – il s’avoue en effet « rétif aux ordinateurs »1, déclarant avoir « besoin du contact du bois du crayon, de l’odeur de la gomme »2 – il choisit cependant de plonger dans l’aventure du Net et du livre électronique. Il apparaît alors surprenant que cet écrivain étranger à l’informatique, de surcroît auteur à succès et consacré, devienne du jour au lendemain vice-président de la première société française de livre virtuel. Mon étude s’attachera donc à tenter de saisir les questions et les enjeux qui ont conduit Erik Orsenna à s’embarquer dans l’aventure de Cytale. En dépit de la faillite de la société en 2002, cette expérience des nouvelles technologies et de l’Internet l’a d’ailleurs tellement passionné qu’il continue d’y accorder un vif intérêt, se constituant en 2003 un site Internet3 et projettant en octobre 2002 de relancer l’Observatoire des nouvelles technologies de la lecture. Ainsi, si sa culture scientifique et informatique ne lui permet pas de comprendre les mécanismes et les rouages de l’Internet, on observe néanmoins une volonté de sa part de ne pas rester en retrait et de participer à ce qu’il considère intuitivement comme la clé d’un trésor pour l’avenir de la littérature. 1 Jacques Lambert, « Je suis un journaliste luxueux », Nord Eclair/Echo du Centre, 30/06/1997. 2 Ibid. 3 http://www.erik-orsenna.com 8 Ma démarche s’apparentera à une forme d’enquête axée sur le rôle d’Erik Orsenna au sein de Cytale et en particulier sur les raisons qui l’ont poussé à contribuer activement aux prémices du livre électronique. Je chercherai donc les interrogations et les ouvertures pour la lecture que l’expérience du livre électronique a suscitées en lui. Je porterai principalement mon attention sur les images employées par l’écrivain pour expliquer son entrée dans l’industrie du Net. En effet, l’emploi de métaphores est fréquent lorsque de nouvelles technologies voient le jour – le biais de l’imaginaire permettant de promouvoir des concepts inédits de façon pédagogique, dans un but souvent publicitaire. Grâce à ces images, je tenterai alors d’esquisser, dans l’optique littéraire qui nous occupe, la vision de l’e-book et de l’Internet de cet auteur a priori non adepte des technologies informatiques. Il s’agira ensuite de voir si elles s’inscrivent dans une pensée et un imaginaire prégnants chez lui et s’il est possible de les relier à son œuvre sous forme d’échos. Je me proposerai ainsi de découvrir si à partir de Cytale Erik Orsenna a développé une rêverie qui figurerait dans ses textes – soit déjà préexistante, soit intervenant par la suite – ou qui toucherait à des thèmes clés dans sa littérature. L’objectif de cette étude sera donc de dégager l’imaginaire que notre auteur a pu créer autour de l’Internet et du livre électronique en envisageant les résonances dans son écriture. Sa vision sera à la fois poétique et littéraire – en tant que lecteur et écrivain – mais aussi pragmatique, dans le sens où il a participé à des projets directement liés à l’Internet, et parce qu’il s’intéresse à des domaines et à des questions qui peuvent trouver une réponse avec l’Internet – l’enseignement, l’édition, la francophonie, le développement de l’Afrique, l’Europe –, des domaines qui touchent aux problèmes de la transmission et de la communication, deux thèmes qui lui sont très chers. Je m’intéresserai tout d’abord à Cytale en resituant le concept du Cybook dans le paysage informatique de l’époque et en m’appuyant sur les témoignages de notre écrivain dans la presse pour comprendre ses motivations et ses représentations du livre électronique. Je verrai ensuite que cette réflexion sur la lecture et le livre électronique recoupe des questions qui lui tiennent à cœur et qu’il a abordées parallèlement dans son œuvre littéraire. 9 10 1. L’aventure Cytale : les raisons qui ont poussé Erik Orsenna à participer aux premiers pas du livre électronique et sa vision du Cybook En m’appuyant sur les déclarations de presse d’Erik Orsenna au moment du lancement du « Cybook » – nom donné au livre électronique créé par la société Cytale résultant de la contraction des mots anglais « cyber » et « book » – et grâce à un entretien téléphonique que l’auteur m’a accordé1, je me propose de déterminer les motivations qui l’ont poussé à rejoindre ce groupe et de tenter de résoudre le paradoxe apparent de ce virement du papier à l’électronique. Je m’attacherai surtout à appréhender les raisons de cette expérience d’un point de vue littéraire. Ainsi on entendra par « motivations » les enjeux pour la lecture et la littérature, c’est-à-dire les applications imaginées par l’auteur, ainsi que les avantages et les possibilités qui se sont éveillées en lui avec ce projet. À cet égard, je m’attacherai plus particulièrement au vocabulaire employé par l’auteur pour justifier et expliquer sa démarche au public et aux critiques. En effet, les images employées par l’écrivain ne sont évidemment pas anodines, elles traduisent les représentations qu’il se fait du livre électronique et l’imaginaire qu’il a pu développer autour de cette idée. 1.1. Présentation de Cytale Avant toute chose, dans la mesure où cette étude porte sur l’expérience inédite d’Erik Orsenna au sein de la société Cytale, et sur le fait qu’un tel projet l’a fait basculer dans le monde du numérique, il convient de présenter la société et le concept du livre électronique en les resituant le contexte technologique et informatique de l’époque. 1.1.1. Les débuts du livre électronique Depuis 1992, l’Internet est en pleine effervescence. Le projet du Centre Européen de Recherche Nucléaire a rendu l’Internet accessible au plus grand 1 Entretien téléphonique avec Erik Orsenna, réalisé par Emilie Groshens le lundi 27 juin 2005 à 17 heures. Voir Annexes. 11 nombre, construisant le World Wide Web que tout le monde connaît aujourd’hui et en lui donnant son aspect de partage et de convivialité, notamment grâce au système de navigateurs. Progressivement les particuliers accèdent au réseau et peuvent y contribuer. Vers la fin des années 1990, l’informatique connaît alors un véritable essor. La colossale révolution du Net est bel et bien en marche. À la veille de l'an 2000, l’Internet n'est qu’au stade d’embryon, et pourtant déjà, partout dans le monde de plus en plus de personnes surfent sur la « Toile », et l'on commence à parler de visioconférence ou de commerce électronique – l’Internet serait même le possible successeur à la télévision et à la téléphonie. Au même moment, l’émergence de nouveaux outils et supports multimédias profitent alors de la vague technologique. Ainsi de nombreux systèmes autonomes complets voient le jour, tels que les ordinateurs portables, les assistants personnels ou PDA1 – ces agendas électroniques perfectionnés – les téléphones portables, ou encore les livres électroniques. L’e-book – appelé aussi « livrel » – est une petite machine électronique, autonome, maniable et portable, conçue pour permettre une lecture confortable d’œuvres numérisées, aussi bien des livres, la presse, que des documents de travail. Physiquement, un livre électronique se présente comme une tablette, composée d’un écran tactile à cristaux liquides, sans clavier, ni disque dur, avec une mémoire d’une dizaine de méga-octets. La taille de l’écran varie suivant les modèles, du format A4 au format A5. Pesant de quatre cents grammes à un kilogramme trois cents pour les plus usuelles, ces machines sont faciles à manipuler. Dotées d’une autonomie de cinq à douze heures, elles peuvent stocker les fichiers numériques de plusieurs dizaines d’œuvres. Un modem permet la liaison avec un site Internet proposant la commercialisation de fichiers numériques d’ouvrages. En fait, le livre électronique comporte deux produits : un contenant et un contenu. Le contenant correspond à l'appareil qui rend la lecture de ces fichiers possible. Le contenu renvoie, quant à lui, au fichier – roman, monographie, ou magazine – téléchargeable via l’Internet, par le biais des librairies virtuelles. Erik Orsenna le résume dans un entretien en 2000 : 1 Personal Digital Assistant. 12 la lecture numérisée, comprend trois portes : la création, avec les éditeurs d’un catalogue d’ouvrages numériques ; la conception d’un livre électronique, c’est-à-dire d’un terminal portable qui offre une lecture optimale et permet de stocker jusqu’à 30 000 pages ; l’acheminement sécurisé de ces ouvrages jusqu’au livre électronique.1 Les premiers e-books datent de l’Expanded Book créé par la société Voyager et commercialisé en 1989. Alain Pierrot le décrit comme « un cd rom avec un petit logiciel de lecture qui permettait de tourner des pages, d’annoter, de rechercher des mots. »2 Un an plus tard, en 1990, le Datadiscman de Sony, de la taille d’un gros téléphone portable, n’a pas plus de succès. Mais en réalité l’idée voit le jour en 1950, comme l’explique Olivier Pujol dans un entretien où il retrace l’historique de l’e-book : Dès l’apparition des premiers ordinateurs, un brevet a été déposé sur le livre électronique. Le concept était un écran avec de l’électronique derrière. C’est une idée de la science-fiction depuis les années cinquante : Asimov en parle3. L’intérêt que présente le livre électronique par rapport aux machines de type PDA ou ordinateur portable est d’être un outil entièrement dédié à la lecture, prenant donc en compte la qualité de la représentation du texte, l’ergonomie et le confort visuel, et envisageant les différents supports multimédias qui peuvent enrichir le document textuel, comme la vidéo et l’audio par exemple. L’enjeu de l’e-book est de reproduire les sensations créées par le livre papier et d’optimiser la mise en valeur d’un texte sur écran. Ainsi les livres électroniques proposent d'interagir avec le texte et de naviguer page à page, comme sur un livre traditionnel. Le texte devient manipulable pour le lecteur grâce aux fonctions d’avance des pages, d’annotation, de recherche de mots et d’occurrences, de choix de la police de caractère et de sa grandeur, de réglage de la luminosité, ou encore de surlignage. 1 Vincent Giret et François Lenglet, « Erik Orsenna : “Pourquoi je plonge dans la nouvelle économie.” », L'Expansion, n°628, 14/09/2000, p 149, [en ligne]. Source : Archives du magazine L'Expansion. Adresse URL : http://www.lexpansion.fr/PID/126.html On utilisera pour mentionner cet article l’abréviation : VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 2 Frédérique Roussel, « La lecture sur écran va rapprocher l’éditeur des lecteurs », Libération, 17/02/2001, pp. 54-55. 3 Jacques Moran, « Cybook, quand la lumière vient du livre », L’Humanité, 19/03/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-03-19/2001-03-19-241456 13 D’autre part, de nombreuses possibilités s’offrent au texte grâce au numérique, notamment le repérage des thèmes, l’insertion de liens hypertextes, de notes, de commentaires, la communication entre l’éditeur et le lecteur par le biais de forums sur l’Internet, la constitution de communautés de lecteurs et le dialogue possible avec les auteurs. Ainsi le livre électronique permet de développer l’interaction entre le lecteur et les acteurs du livre, annonçant une plus grande implication du lecteur dans la chaîne du livre. Il améliore également la relation du lecteur au texte en lui donnant plus de liberté face au document à sa disposition. La lecture n’est plus contrainte par un texte figé. On sait par exemple la gêne que peut causer la taille trop petite des caractères de certaines éditions de poche. De même, la consultation des notes situées tout à la fin du document est facilitée par la navigation sur un texte numérisé, grâce aux liens hypertexte notamment. C’est le constat que soulignent les universitaires dès 2002, notamment au cours d’un colloque organisé dans le cadre des « Quinzièmes entretiens » du centre Jacques-Cartier : En permettant au texte de s'émanciper du papier, l'ordinateur l'a doté des attributs de plus en plus appréciés que sont l'ubiquité, la fluidité, la connectivité généralisée et l'indexation intégrale. […] L'interactivité, qui sollicite autrement l'intérêt du lecteur, pousse aussi à multiplier les points où l'usager peut s'introduire dans le texte et favorise une poétique nouvelle où la textualité est fragmentée et fait une large place à la séduction visuelle.1 Pour Naoki Sakaï, grand designer industriel au Japon, l’e-book n’est pas un simple instrument de lecture, il devient même la possibilité de démocratiser l’accès à l’écriture, le lecteur devenant co-auteur : Les e-books, cela ne m'effraie pas. Au contraire. Ces technologies annoncent le futur. Et celui-ci est passionnant. Après les GPS pour les voitures, les e-books sont un autre type de système de navigation. On peut zoomer dans le texte, zoomer sur les mots. Etudier leur sens. On ne lit plus le livre. On lit à travers le livre. Le lecteur devient acteur. Avec Photoshop, tout le monde peut devenir Andy Warhol. Avec l'e-book, j’ai 1 Anonyme, Colloque : Les défis de la publication sur le Web, ENSSIB (actualité du 06/12/2002), colloque organisé dans le cadre des « Quinzièmes entretiens » du Centre JacquesCartier, 9-11 décembre 2002, [en ligne]. Adresse URL : http://www.enssib.fr/imprimer.php?type=news&id=17 14 le sentiment que la littérature n'appartient plus seulement aux grands mandarins du verbe1. En outre, l’atout principal du livre électronique réside dans son aspect pratique. Il offre la possibilité d’accumuler et de diversifier les données dans un seul petit appareil. « La richesse du concept de l’e-book repose sur la variété des contenus possibles : articles de presse, ouvrages littéraires, scientifiques, manuels scolaires, bandes dessinées… »2, souligne la journaliste Marie Varandat en 2001. L’e-book devient donc une sorte de livre caméléon, un support capable de se métamorphoser en n’importe quel ouvrage, aussi bien textuel qu’audiovisuel. Selon Daniel Fondanèche3 : Le but de l'outil numérique qu'est l'e-book est la convivialité, l'intertextualité, la pratique du mélange des genres, l'ouverture sur une nouvelle fréquentation au livre, c'est l'encyclopédisme à la portée de tous dans quelques grammes ou quelques centaines de grammes de matière électronique. D'Alembert et Diderot n'auraient jamais pensé que les vingt et un volumes de l'Encyclopédie et ses suppléments, pourraient largement trouver place sur un DVD4. Enfin, la mise au point d’un langage international permet la communication entre les différents éditeurs électroniques et acteurs de la chaîne de l’e-book. Ce format OEB – ou Open E-Book – créé en octobre 1998 est un standard élaboré par un consortium de constructeurs et d’éditeurs qui rend possible le partage de fichiers. Le livre électronique s’appuie donc sur un principe d’ouverture et d’échange. Aujourd’hui, l’e-book expérimente les nouvelles technologies, et les technophiles ne parlent déjà plus que de l’encre et du papier électroniques, tels l’encre E-ink5 du Medialab appartenant au Massachusetts Institute of Technology 1 Michel Temman, « Tokyo, laboratoire du futur », Libération, 17/07/2004, [en ligne]. Source : LucB*, Japon : L’encre électronique, avenir du papier ? Adresse URL : http://famille.bastard.name/luc/e-books/Japon-encre-elec.pdf 2 Marie Varandat, « L’Open e-book, futur espéranto du livre électronique », Les Echos, 14/03/2001, p. 62. 3 Professeur à l’université Paris VII, cofondateur et directeur littéraire de www.edibook.com 4 Daniel Fondanèche, La cyberédition, [en ligne]. Adresse URL : http://www.artemis.jussieu.fr/hermes/hermes/actes/ac0102/cyberedition_fondaneche.htm 5 Voir : http://www.eink.com/ 15 mise au point en 1997, et le papier Gyricon1 des laboratoires Xerox2 dont l'un des chercheurs a inventé la première encre électronique dès les années 70. L’encre électronique est un fluide noir contenant des microcapsules dans lesquelles se trouvent des billes blanches qui disparaissent ou apparaissent à la surface de la capsule lorsqu'on les soumet à un certain champ électrique. Le papier électronique est composé de minces feuilles de plastique souple qui intègrent les techniques de l’encre électronique. Lisibles à toutes les lumières, ces deux technologies offrent une très haute résolution et permettent de garder un texte affiché. De plus, le papier électronique garde la souplesse du papier traditionnel. Les derniers nés de ces avancées – dont le Librié de Sony, conçu avec Philips et E-Ink, et le E-book de Toshiba – représentent les modèles futuristes de l’ancestral palimpseste et la réalisation du mythe du livre vierge indéfiniment réutilisable. En effet, avec une seule page de papier électronique on peut aujourd’hui afficher toutes les pages d'un livre. Kindred Dick en voyait l’irruption en 2054, lorsqu’en 1956 il imaginait déjà des quotidiens en papier électronique dans sa nouvelle The Minority Report3. Or, à l’aube du vingt-et-unième siècle, on observe déjà un véritable bouleversement des pratiques de lecture et de l’objet livre. À ce sujet Roger Chartier, de l’Ecole des Hautes études en Sciences sociales, déclare en 2000 : « On est dans la même situation que lorsqu’on est passé du papyrus au codex. […] Et cette révolution, qui signifie une adaptation du geste, prendra du temps. »4 Jean-Manuel Bourgois5, constate quant à lui : Depuis trente ans, personne n'avait trouvé mieux que le papier pour à la fois enregistrer, conserver et diffuser une œuvre, qu'elle soit littéraire ou scientifique. Le numérique bouleverse d'un coup ces trois fonctions historiques.6 1 Voir : http://www.gyricon.com/ et http://www2.parc.com/hsl/projects/gyricon/ Mis au point dans les laboratoires du « Palo Alto Research Center » (PARC). 3 Philip Kindred Dick, « The Minority Report », in The Minority Report, Citadel Press, 1991, 396 p. Parution originale: Philip Kindred Dick, « The Minority Report », in Fantastic Universe, vol. 4, n°6, janvier 1956. 4 Frédérique Roussel, « Salon du livre. Au bout de l’e-book… », Libération, 16/03/2000, p. XVI. 5 Directeur général des éditions Magnard-Vuibert (Albin Michel). 6 Pierre Briançon, Géraldine Meignan, « Adieu Gutenberg ? », L’Expansion, n°617, 16/03/2000, pp. 74-76, [en ligne]. Adresse URL : http://lexpansion.fr/art/0.0.126402.0.html 2 16 En somme, tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit véritablement d’une révolution culturelle, comme Jean Clément, du département hypermédia de Paris VIII : l’ère du numérique dans laquelle nous sommes entrés n’effacera pas d’un seul coup ces cinq siècles de culture du livre imprimé, mais elle produira des effets aussi profonds que ceux qui, de la première Bible imprimée au nouveau roman, ont façonné notre pensée et notre sensibilité.1 Il reste à savoir comment l’idée intuitive et révolutionnaire du livre électronique a pu germer dans l’esprit des créateurs de la première société française de e-book. 1.1.2. La société Cytale À l’origine, l’idée du livre électronique naît de l’observation d’un besoin pratique et du rêve qui transporta Marc Vasseur – cofondateur général de Genset, leader mondial de la génomique – alors qu'il se trouvait à dix mille pieds au-dessus de l'Atlantique. Juillet 1997. Marc Vasseur se trouve à bord de l’AF 678 qui relie Paris à San Diego, et observe les livres et les revues qui s’amassent sur sa tablette et ses genoux. Il imagine alors un nouveau support, plus léger et petit qu’un ordinateur portable, sur lequel la lecture serait nettement plus confortable, et qui contiendrait toutes ces informations. Il en parle à son ami Jacques Attali2, écrivain, économiste et alors président de A et A et de PlaNet Finance, lui-même promoteur de nombreux projets novateurs et précurseur des technologies nomades. Les deux hommes ont besoin de l’avis d’un technicien et font alors part de leur idée à Jacques Lewiner – directeur scientifique de l’Ecole Supérieure de Physique et de Chimie 1 Frédérique Roussel, « 40 chantiers pour un nouveau siècle. La révolution du livre. », Libération, 29/04/2000, p. 53. Citation de Jean Clément extraite de : Jean Clément, “L'adieu à Gutenberg”, in Crinon J. et Gautelier C. (dir.), Apprendre avec le multimédia et Internet, Retz, 2001, 220 p. 2 Voir la biographie en Annexe. 17 Industrielles de la ville de Paris, fondateur de plusieurs sociétés de haute technologie et détenteur de nombreux brevets – qui, enthousiaste, propose alors à Michaël Dahan, un jeune ingénieur de l’ESPCI, de prendre en charge la conception du premier livre électronique. Le projet est financé par les trois amis, auxquels se joignent deux autres « business angels ». L’intuition du groupe se confirme avec l’apparition, dès juillet 1998, d’autres sociétés travaillant sur des concepts équivalents aux Etats-Unis, notamment Nuvomedia et Softbook, créatrices du Rocket e-book et du Softbook. La technologie des écrans à cristaux liquides, combinée avec les progrès des batteries et des processeurs, rend possible la fabrication d’un terminal léger. Avec l’Internet qui permet la circulation des informations numérisées, le marché des e-books s’est ouvert. En outre, cette année là voit l’arrivée de la première et de la seule maison d’édition électronique en France : 00h00.com1. Le projet prend alors forme. La société anonyme Cytale est créée le 9 avril 1998. Le nom « Cytale » naît de la contraction des mots anglais « cyber » et « tale » et signifie le « cyberconte ». Les trois fondateurs de Cytale sont rapidement rejoints en octobre 1998 par Olivier Pujol – ingénieur de l’Ecole Centrale de Paris, titulaire d’un MBA de l’INSEAD et antérieurement responsable de la stratégie chez Honeywell Europe – qui devient le président et le directeur général de Cytale. Jacques Attali préside quant à lui le Conseil de surveillance de la société. Cette année-là le projet bénéficie également du soutien de Pierre Sissmann2, président de Disney Consumer Products Europe, et vice-président exécutif de The Walt Disney Company Europe, qui explique deux ans plus tard son engouement pour la révolution de l’Internet : J'ai été président exécutif de Disney Europe où j'ai vécu la révolution du divertissement. J'ai également passé dix ans chez Sony où j'ai participé à la révolution de la musique. Compte tenu de mon expérience, je me suis donc dit que je ne pouvais pas rater la troisième révolution qui s'annonce avec Internet. […] 1 Voir : http://www.00h00.com/ Diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris et titulaire d’une maîtrise de droit de l’Université de Paris, du certificat d’Aptitude à la Profession d’Avocat et d’un MBA de la Wharton School of Business, Pierre Sissmann a été notamment vice-président chargé du marketing et de la promotion pour l’Europe chez Sony Musique, avant de travailler chez Disney. 2 18 Les gens doivent comprendre qu'on est vraiment sur des tendances de fond qui vont révolutionner le commerce et les loisirs. […] Le changement est essentiel mais il faut un peu de temps pour en tirer toutes les potentialités...1 En 1998, Cytale SA met au point le premier prototype d'e-book européen, sous le nom de Cybook, et développe une technologie de formatage qui permet la lecture page à page sur écran. En juin 2000, Cytale lève cinquante trois millions de francs auprès de Sofinnova Partners, Gazéo Ventures, le fonds Edmond de Rothschild Asset Management et l’Hyper Company. À la fin de l’année, Erik Orsenna accepte la proposition de son ami Jacques Attali et devient vice-président éditorial et actionnaire de la société. En apportant son nom au groupe, l’écrivain et académicien fait office de solide garantie aux yeux des partenaires frileux et des critiques sceptiques. Outre ses dirigeants et ses actionnaires, Cytale réunit aussi des personnes d’origines diverses, avec pour point commun « l’amour du livre, de la presse et de la culture sous toutes ses formes, un vif intérêt pour le média qu’est l’Internet et une vision enthousiaste du pont que l’on peut construire entre les deux… »2 Au Salon du livre 2000, Cytale emploie douze employés, un an plus tard la société en compte déjà quarante-neuf3. Le premier Cybook est commercialisé en janvier 2001. Par rapport aux autres e-books déjà existants, le Cybook a la particularité de privilégier l’esthétique par sa silhouette et la qualité d’affichage de son écran. Pesant un kilogramme, il dispose d'une mémoire vive de quinze méga-octets et d'un modem de cinquante-six kilobits par seconde, permettant de télécharger les livres directement à partir d’une prise téléphonique sans passer nécessairement par un ordinateur. Son usage est donc simplifié à l'extrême, puisqu’il ne nécessite pas plus d’un branchement. « [Le] 1 Jérôme Batteau, « Interview : Pierre Sissmann (Cybercapital) », Journal du Net, 01/11/2000, [en ligne]. Adresse URL : http://www.journaldunet.com/itws/it_sismann.shtml 2 Rédaction de L’Expansion, « Erik Orsenna, de l'Académie aux “start-ups” », L’Expansion, n°627, 31/08/2000, p. 7, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lexpansion.com/PID/126.html Citation des fondateurs de Cytale extraite du site Internet http://www.cytale.com (page consultée en août 2000). Autre source : Cytale S.A., Présentation de la société Cytale S.A., Boulogne-Billancourt, 2000. 3 Jérôme Bouteiller, « Olivier Pujol : Cytale, le livre à l'heure de la distribution numérique », Net Economie, 21/11/2001 à 01:03, [en ligne]. Adresse URL : http://www.neteco.com/article_20011121010353_.html 19 Cybook est un outil si convivial que même un nul comme moi peut s’en servir »1, confirme l’écrivain Erik Orsenna. Il permet une autonomie supérieure à cinq heures en lecture continue et lit des cartes mémoire séparées permettant de stocker plusieurs centaines d’œuvres. En outre, une solution Ethernet y est intégrée ainsi qu’une solution radio « WiFi » pour accéder au haut débit avec ou sans fil via le câble ou l'ADSL. Il faut ainsi compter quatre à cinq minutes pour recevoir un roman de trois cents pages. Un catalogue en ligne proposant huit cents titres accompagne le lancement du Cybook. Olivier Pujol explique ce nouveau mode de librairie virtuelle accessible depuis son livre électronique : Il peut contenir 15 000 pages de texte, soit une trentaine de livres. Mais l’essentiel est qu’il y a, associée à chaque appareil, une bibliothèque sur Internet. Il suffit de télécharger ensuite pour la journée, la semaine ou le mois les livres que vous voulez lire. Une fois lus, vous les videz dans la bibliothèque. […] la mémoire sur le Web est littéralement infinie, car la bibliothèque n’a que la liste des titres, la copie originale étant sur le Web.2 Le contenu de cette bibliothèque est constitué de littérature mais aussi de journaux, et de livres pratiques. Il s’agit d’une plateforme nomade et personnalisable à souhait. Sur le Cybook, le lecteur peut choisir différentes options pour l’aider dans sa lecture, telles que le dictionnaire, la prise de notes, le moteur de recherche, ou encore le « cartable » regroupant divers livres et destiné aux personnes qui lisent plusieurs ouvrages en même temps pour leur permettre de passer de l'un à l'autre sans être obligé de revenir au menu principal. Erik Orsenna se réjouit de ces avancées estimant que « [le] livre électronique ouvre des services supplémentaires pour le livre et la lecture, qui en a quand même bien besoin.3 » Quant aux illustrations et aux animations, il espère, tout comme Olivier Pujol, les voir bientôt sur son Cybook : Tout est possible. Les premiers produits qui ont mélangé textes et images ont parfois été trop gourmands dans un sens ou dans un autre. Ce n’est pas encore très convaincant. Avec Erik Orsenna, nous attendons 1 Delphine Moreau, « La fin des fleurs séchées », Le Figaro, 01/01/2001. Jacques Moran, « Cybook, quand la lumière vient du livre », L’Humanité, loc. cit. 3 Alain Salles, « Cytale lance le premier “e-book” français », Le Monde, 15/12/2000, p. 8. 2 20 avec impatience les produits qui vont trouver la touche juste, l’ornement qui mettra le texte en valeur et rendra l’œuvre encore plus belle.1 Car le Cybook veut avant tout mettre l’accent sur le confort de la lecture, comme le souligne Alain Salles dans le journal Le Monde: Cytale a deux obsessions : le confort de lecture et la sécurité. Le Cybook est en couleur, propose six tailles de caractères différentes et tous les textes font l’objet d’une mise en page différente suivant les tailles de polices choisies.2 Erik Orsenna insiste aussi beaucoup sur ce point : Avec le Cybook, nous sommes en train de gagner la première bataille, celle du confort de lecture. En France, le marché n’existe pas encore. Il verra le jour le 22 janvier, c’est une date historique.3 Cytale va d’ailleurs jusqu’à créer le « Cybook Vision » pour les malvoyants, en vente chez les opticiens. Le public visé par Cytale constitue quatre cibles : les lecteurs gros consommateurs, les personnes qui rencontrent des difficultés pour lire, les expatriés ou les grands voyageurs, et enfin les passionnés de technologie. C’est ce qu’explique Olivier Pujol dans un entretien en 2001 : Nous visons aussi bien les grands lecteurs qui dévorent des ouvrages, que les personnes malvoyantes qui ont besoin d'un affichage en gros caractères. Le Cybook s'adresse cependant aussi bien aux nomades, aux Français expatriés ou encore aux étudiants.4 1 Jacques Moran, « Cybook, quand la lumière vient du livre », L’Humanité, loc. cit. Alain Salles, « Cytale lance le premier “e-book ” français », Le Monde, loc. cit. 3 Laurance N’Kaoua et Emmanuel Paquette, « Erik Orsenna : “le livre numérique est un complément absolu du papier”, Les Echos, 22/01/2001, p.102. On utilisera pour mentionner cet article l’abréviation : L. N’Kaoua, E. Paquette, Les Echos, loc. cit. 4 Paule Schanders, « L’e-book cherche sa place dans l’édition numérique », Marketing Direct, n°10, 01/03/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.emarketing.fr/V2/Archives.nsf/0/ECBF675761E81398C1256A54005090B0?opendocum ent&Highlight=0,schanders,%E9lectronique&chromeid=FA68A6AEAD955F12C125708800477B7 3 2 21 Joël Bauer, directeur commercial de Cytale, avoue qu’il souhaite aussi s’adresser « à l’édition de « poids lourds » tels que le code civil, et, pourquoi pas, des dictionnaires médicaux qui allègeront le cartable des professionnels. »1 L'objectif de vente escompté par la société pour la première année est fixé à plusieurs dizaines de milliers de livres électroniques. Malheureusement, ces ambitions de vente ne sont pas atteintes. Après un an de production, Cytale est en faillite. Ce projet précoce ne parvient pas à trouver son marché et le 18 juillet 2002 le tribunal de commerce de Nanterre prononce la liquidation judiciaire de la société. Malgré l'échec de Cytale, Michaël Dahan et Laurent Picard, deux anciens salariés de la société Cytale, décident en 2004 de relancer le Cybook en créant une nouvelle société baptisée Bookeen2 Le Cybook est donc de nouveau d’actualité, mais son concept s’est élargi. En effet, il ne s’agit plus simplement d’un livre électronique mais davantage d’un ordinateur de poche, multi formats, et optimisé de manière à viser un public plus large. Dans cette aventure technologique et humaine Erik Orsenna aura joué un rôle clé, investissant dans le projet initial du Cybook son temps et son énergie en acceptant un poste à responsabilité. 1.1.3. La participation d’Erik Orsenna à Cytale Le 1er octobre 2000, Erik Orsenna rejoint la société à des postes importants en devenant administrateur et vice-président de Cytale. Il décide donc d’ajouter cette nouvelle activité à son emploi du temps pourtant déjà surchargé en travaillant à Cytale « du lundi matin au mercredi soir. »3 Enthousiaste, il déclare même à ses débuts dans la start-up en décembre 2000 : « Aujourd'hui, je dois l'avouer, le 1 Delphine Moreau, « Une seule page à la fois », Le Figaro, 08/09/2000. Jérôme Bouteiller, « Bookeen ressuscite les tablettes de lecture Cybook », Net Economie, 17/10/2003 à 21:44, [en ligne]. Adresse URL : http://www.neteco.com/article_20031017214456_.html 3 Nicolas Stiel, « Un Prix Goncourt passe aux puces », Challenges, n°152, 01/11/2000, p. 3, [en ligne]. Adresse URL : http://archquo.nouvelobs.com/index.html 2 22 Cybook est devenu mon nouveau vice »1. Comment expliquer alors cet engouement de la part d’un écrivain si étranger au média Internet et comprendre ce qui l’a décidé du jour au lendemain à se lancer dans une telle aventure ? La réponse est d’abord liée à une vieille amitié, celle qu’il entretient avec Jacques Attali, l’homme à l’origine de son arrivée chez Cytale : « l'idée est venue de Jacques Attali, qui m'a dit : “Je vais te faire une proposition que tu vas refuser.” » « Vieux stratagème ! »2, confie notre auteur, qui se laisse convaincre sans difficulté de participer au projet de son ami. C’est qu’Erik Orsenna a déjà en réalité manifesté un certain intérêt pour les médias. En effet, il a participé à la création de la chaîne TV Breizh et siège au conseil de surveillance du groupe Canal+ en tant que vice-président. En outre, il a toujours baigné dans le monde du livre et de l’édition papier, en tant que grand lecteur, « nègre » et écrivain, et comme directeur littéraire aux éditions Ramsay et Fayard, où il s’est intéressé aux nouveaux supports de lecture tels que le Cédérom ou le CD audio qu’il a exploité par exemple pour La Grammaire est une chanson douce3, ou pour sa participation au livre-CD Le Tour du monde en quatre-vingts jours, de Jules Verne4. Il a également présidé de nombreux salons du livre, notamment en Bretagne. Ce projet, au cœur de ses préoccupations d’économiste et de sa passion pour la littérature, ne pouvait donc que le séduire : Editeur, j’y fus, avec Jean-Pierre Ramsay. Et puis auteur dédicaçant, chaque année. Cette fois, j’ai revêtu un nouveau costume, celui d’une autre espèce de fou de lecture, le diffuseur. Avec la société Cytale, nous proposons le premier livre numérique européen : une ardoise magique, dont les lettres s’agrandissent à volonté et qui contient quinze mille pages. Celles-ci dévorées, on peut se réapprovisionner à une bibliothèque géante, via une ligne téléphonique. 5 1 Christophe Guillemin, « Le Cybook commercialisé en janvier », ZDNet, 16/12/2000, [en ligne]. Adresse URL : http://www.zdnet.fr/actualites/telecoms/0,39040748,2061879,00.htm 2 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 3 Erik Orsenna, La Grammaire est une chanson douce, Paris, Stock, 2001, 136 p. On utilisera pour mentionner cet ouvrage l’abréviation : Erik Orsenna, Gram., op. cit. 4 Erik Orsenna, en collaboration avec Benett L., C. de Neuville, et Bernard Pivot, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, de Jules Verne, Paris, Gallimard, 1997, 333 p. 5 Erik Orsenna, « La science électorale abreuve le poète », Libération, 17/03/2001, p.12. 23 Il envisage ainsi Cytale comme la chance de « participer à la redéfinition de l'économie du livre, de contribuer à élaborer les nouvelles règles du jeu »1. Il s’agit aussi pour lui d’un défi : Aujourd’hui, à 53 ans, j’ai l’impression de vivre une aventure unique : ouvrir de nouvelles voies à la lecture grâce au travail commun de l’entreprise. Cytale va-t-il gagner son pari ? La nouvelle économie ressemble à l’amour : 100 % des gagnants auront tenté leur chance ! Erik Orsenna décide donc de se mettre en disponibilité du conseil d’Etat et d’entrer chez Cytale comme salarié avec un contrat à durée indéterminée. « J’ai eu envie de tout remettre en jeu »2, déclare-t-il, intrépide. Enfin, Erik Orsenna est aussi un personnage nomade. Ses patries d’adoption sont Bréhat, le Mali et Cuba. Il n’a pas de secrétaire, c’est un marin qui n’hésite jamais à lever l’ancre et il possède une facilité étonnante à changer de peau, de « costume »3, aussi à l’aise en habit vert d’académicien qu’en enseignant, conseiller d’Etat, ou Africain. Rien d’étonnant donc que les rôles de Net-économiste et de dirigeant d’une start-up l’aient tout de suite enthousiasmé. « [J]’avais envie d’avoir une expérience de l’entreprise. J’ai, par ailleurs, toujours été passionné par les nouvelles technologies »4, explique-t-il. Qui plus est, cet esprit d’ouverture et curieux, refusant plus que tout l’enfermement, n’aurait pu décliner l’opportunité de s’évader dans des contrées inconnues ni le plaisir de rejoindre une équipe de « savants ». En effet, il justifie son choix par sa volonté d’élargir son expérience : Je ne suis pas agité par un besoin permanent de changement et de modernité. J'aime l'Etat, je le sers depuis trente ans. J'ai fait de l'enseignement, j'ai participé à des cabinets ministériels et présidentiel, j'ai été magistrat, économiste, juriste : il me manquait une expérience du 1 Dominique Nora, « Orsenna, le “papy” de Cytale », Le Nouvel Observateur Hebdo, n°1871, 14/09/2000. 2 Daniel Garo, « En 1789, pouvait-on regarder la Révolution sans en être ? », Livres Hebdo, n° 390, 25/08/2000, p. 84. On utilisera pour mentionner cet article l’abréviation : Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. 3 Erik Orsenna, « La science électorale abreuve le poète », Libération, loc. cit. 4 Delphine Masson, « La vraie bataille de l’e-book, c’est la lecture, pas le livre », Stratégies, n° 1217, 18/12/2001, p. 36. On utilisera pour mentionner cet article l’abréviation : Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. 24 privé. De plus, je ne voulais pas gérer tranquillement ma notoriété en réduisant progressivement l'allure jusqu'à la fin de ma vie.1 C’est que pour lui comme pour son ami Attali, le métier d’écrivain doit s’accompagner d’action. « J'ai toujours voulu que mon métier plonge dans le monde réel »2, confie Jacques Attali. « J'ai toujours pensé qu'un intellectuel se devait d'être aussi homme d'action »3, ajoute-t-il. Sur ce point, Erik Orsenna partage avec lui ce besoin d’aventure et d’exploration du savoir : J'ai le sentiment très profond que nous vivons une révolution technologique et intellectuelle. Dans une telle situation, certains s'enferment pour ne rien voir, d'autres essaient de comprendre et d'en tirer parti. J'aurais pu entrer dans un cabinet d'avocats, ou dans une banque d'affaires - on me l'a proposé -, mais je préfère m'engager vraiment dans l'aventure.4 Son rôle dans la société consiste à « élargir et compléter le catalogue en expliquant aux éditeurs le potentiel du livre électronique. »5 Véritable « ambassadeur de la littérature »6, il combine les fonctions de compilateur, de conservateur de la bibliothèque virtuelle et de pédagogue, ce qu’il justifie auprès d’un journaliste insinuant qu’il fait du « lobbying »7 : Soyons un instant immodeste : il y a peu d'écrivains qui ont mon expérience de juriste et d'économiste. Et, parallèlement, j'aurai à animer la « vitrine » de Cytale, la librairie virtuelle dans laquelle nos clients choisiront des œuvres.8 Aux éditeurs et journalistes, il explique donc sa vision du Cybook, leur répétant que selon lui « le livre numérique est un complément absolu du papier »9, qui ne l’empêche pas en outre d’écrire « toujours avec du papier, un crayon et une 1 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. Jean-Gabriel Fredet, « A la conquête des marchés du savoir », Le Nouvel Observateur Hebdo, n°1876, 19/10/2000. 3 Ibid. 4 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 5 Ibid. 6 Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. 7 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 8 Ibid. 9 L. N’Kaoua, E. Paquette, Les Echos, loc. cit. 2 25 gomme ! »1 En effet, l’avènement du livre électronique ne signifie pas pour notre auteur la fin du livre traditionnel, objet immortel dont il revendique du reste la poésie et la sacralité : Le téléphone n’a pas supprimé les facteurs : quand on fait une déclaration d’amour, on prend sa plume, et pas son Palm Pilot ! On ne télécharge pas des fleurs !2 Dans un souci d’équilibre et de progrès, il affirme donc l’inébranlable culture du livre tout en prônant la modernité. Ainsi il assure longue vie au livre papier « qu'on aime, avec [lequel] on a besoin de contact physique ; le livre [étant] un objet indispensable »3, et insiste sur la nécessité présente d’« admettre que le livre papier n'a plus le monopole de la lecture. »4 Erik Orsenna considère donc sa tâche au sein de Cytale comme une opportunité de s’engager dans un domaine nouveau au cœur de sa passion pour la lecture. Et pour mieux comprendre son effervescence il suffit de lire ses déclarations dans la presse à l’époque au sujet du Cybook. 1.2. La vision du Cybook dans l’imaginaire d’Erik Orsenna L’engouement de l’auteur pour le livre électronique se perçoit à travers ses nombreuses interventions médiatiques pour promouvoir ce concept et justifier son choix d’intégrer la société Cytale. Il développe alors toute une série d’images récurrentes qui illustrent ses propos et lui servent de point d’appui pour expliquer selon lui les enjeux de cet outil. Ces motifs traduisent alors sa représentation littéraire de l’e-book, qu’il envisage par exemple comme un morceau de mer. 1 Ibid. VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 3 Ibid. 4 Ibid. 2 26 1.2.1. Un écran de mer « Le livre électronique correspond à ces morceaux de rêve que les scientifiques découpent dans la mer »1 : voilà l’image que l’auteur des Chevaliers du subjonctif se fait du Cybook lorsqu’il y repense quelques années plus tard. Erik Orsenna conçoit en effet le livre électronique comme un livre liquide et une fenêtre sur l’immensité du savoir. Or cette conception s’applique à l’Internet, sur lequel on « navigue » ou « surfe » comme en pleine mer, la définition de la cybernétique étant liée à cette notion de navigation : Ce mot dérive d’un mot grec, kubernêtikê, que Platon utilisait pour désigner le pilotage d’un navire. Il s’est souvent servi de cette métaphore pour présenter l’art véritable de gouverner, celui qui repose sur la sagesse, sur la connaissance du Bien.2 Si cette image marine est devenue un poncif de l’informatique en s’illustrant comme la métaphore cliché de l’Internet, elle s’avère cependant chez lui significative et intime puisque la mer symbolise dans son imaginaire « le rêve, la liberté »3. Le livre électronique – envisagé de son point de vue de littéraire et non de scientifique – s’incarne donc parfaitement dans cette métaphore. Tel un enfant émerveillé, il voit en lui la possible jonction entre l’univers clos du livre et l'océan de l’Internet. Cette image, il l’investit et la développe a posteriori dans son conte Les Chevaliers du subjonctif où l’on découvre avec l’héroïne Jeanne des scientifiques qui fabriquent des écrans de mer : Les blouses blanches continuaient leur étrange activité. Elles plongeaient dans l’eau un cadre de bois, le retiraient après quelques minutes, le brandissaient à bout de bras, l’examinaient activement, et le replongeaient. On aurait dit des chercheurs d’or maniant leur tamis. Mais l’or de ces savants subjonctifs devait être d’un genre bien particulier.4 1 Entretien téléphonique avec Erik Orsenna, réalisé par Emilie Groshens, loc. cit. Encyclopédie de l’agora, Cybernétique : Définition, in « Dossier Sciences et techniques », [en ligne]. Adresse URL : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Cybernetique 3 Entretien téléphonique avec Erik Orsenna, réalisé par Emilie Groshens, loc. cit. 4 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p 156. 2 27 En effet, il s’agit d’un trésor précieux, celui qui, dans l’esprit d’Erik Orsenna, incarne les mots et la littérature. En outre ces carrés de mer renvoient explicitement à l’image des livres électroniques, puisqu’ils sont fabriqués à partir de la technologie des cristaux liquides, la même qui constitue les écrans des Cybook. Thomas explique ce concept à sa sœur : – – – – – Donc nous allons découper la mer en petits carrés. Impossible ! Une fois découpé, ton carré, tu ne pourras pas le redresser : il coulera, il se videra… […] As-tu déjà entendu parler des cristaux liquides ? Comment un cristal, la chose la plus résistante, peut-il devenir de l’eau ? […] Eh bien c’est justement ce que nos ingénieurs ont réussi à inventer : un état intermédiaire de la matière entre le solide et le liquide. Il suffit d’un courant électrique pour passer de l’indicatif (c’est certain, c’est transparent) au subjonctif (c’est souple, c’est flou).1 Cette métaphore liquide peut d’autre part faire écho à des expressions qu’il utilise à l’époque dans la presse pour justifier sa démarche, notamment auprès du magazine L’Expansion : Par tempérament, je n'aime pas rester au bord du fleuve. J'ai participé avec passion à l'aventure des socialistes en 1981. L'époque redevient passionnante, une occasion m'est donnée d'y participer, j'y plonge.2 Si ici l’image colle davantage au contexte historique en général qu’à l’outil du livre électronique en particulier, elle n’est cependant pas anodine de la part de cet esprit marin pour qui le temps s’incarne aussi à travers les technologies et les découvertes qui le ponctuent. On la retrouve d’ailleurs dans un autre entretien au cours duquel le journaliste lui demande si « [c]’est une trempette pour tâter l’eau du bain, ou [s’il] [plonge] vraiment ? »3 L’auteur lui répond alors en ces termes : « Je plonge. »4 Ce 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 156-157. VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 3 Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. 4 Ibid. 2 28 plongeon, représente pour lui celui de l’inconnu et de la science, et aussi des rêves qu’ils véhiculent, à l’instar de la littérature. L’e-book correspond donc pour Erik Orsenna à une « ardoise magique »1, la mer reflétant la magie de cet écran, mystérieux produit de la science né d’un rêve, et qui permet de voyager dans des mondes imaginaires à travers la littérature. 1.2.2. Une bibliothèque infinie et portable Mais la première image qu’il associe au livre électronique et qui le séduit énormément est celle qui lui évoque le rêve de l’un de ses écrivains favoris. C’est la question du support. Le Cybook renvoie en effet pour lui au « livre de sable »2 de l’écrivain Jorge Luis Borgès et à la possibilité d’une bibliothèque infinie et portable. Son slogan de campagne s’intitule dès lors « le livre qui ne se referme jamais »3. Le côté magique et fictif du livre électronique transparaît donc à nouveau à travers cette métaphore borgésienne, qui se retrouve également chez Asimov. En effet, le célèbre auteur de science-fiction imaginait lui aussi dans Fondation foudroyée un instrument capable de stocker un nombre infini de livres : Qu'est-ce que c'est, professeur ? – Ma bibliothèque ! Classée par matière et par source, le tout inclus dans une seule malheureuse plaque !4 1 Erik Orsenna, « La science électorale abreuve le poète », Libération, loc. cit. Jorge Luis Borgès, traduction par Françoise Rosset, « le Livre de sable », in le Livre de sable, Paris, "Folio", Gallimard, 1978, pp. 137-144. On utilisera pour mentionner cette nouvelle l’abréviation : JLB, L.Sable, op. cit. Parution originale : Jorge Luis Borgès, « el Libro de arena », in el Libro de arena, Buenos Aires, Emecé Editores, 1975, pp. 130-137. 3 Muriel Rozelier, « Premier chapitre pour le livre virtuel », Marketing Direct, n°62, 01/02/2002, [en ligne]. Adresse URL : http://www.emarketing.fr/V2/Archives.nsf/0/A72699AAF1262E9BC1256B73005FAB5D?opendocu ment&Highlight=0,Cybook&chromeid=D17E43ECF3AE9F0BC12570880045A6D0 4 Isaac Asimov, traduction par Jean Bonnefoy, Fondation foudroyée, in Le cycle de Fondation, tome IV, Paris, Gallimard, 2001, 508 pages, p. 84. Parution originale: Isaac Asimov, Foundation's Edge, New York, Doubleday, 1982, 366 pages, ISBN: 0-385-17725-9. 2 29 Asimov et Borgès donc, tous deux visionnaires, avaient imaginé le livre électronique plus de vingt ans avant sa naissance. Erik Orsenna s’en émerveille au point de proclamer Borgès véritable « prophète » : Le seul prophète à qui je ferais confiance, il me semble voir son sourire poindre à travers la verrière géante de la porte de Versailles. Celui-là avait tout deviné des pouvoirs magiques du virtuel. Déjà, il nous promenait dans la bibliothèque infinie. Stockholm lui refuse le Nobel. Qu’importe, le nouveau Siècle pourrait l’élire Saint patron des livres. Vous nous aviez avertis, cher Jorge Luis Borgès, que l’avenir serait vertigineux. Nous y sommes.1 Dans sa nouvelle « le Livre de sable », Borgès invente un livre sans début ni fin, dont les pages changent continuellement, un livre littéralement infini. « Il me dit que son livre s’appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin »2, raconte le héros de la nouvelle, avant d’essayer d’atteindre la première page et de capituler : « je m’efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre. »3 En effet, « [l]e nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière »4, affirme son mystérieux propriétaire. Avec l’écran de l’e-book, le livre ne possède plus qu’une seule, ou plutôt aucune, page, et devient véritablement indivis et total. Il représente l’image de tous les livres possibles et incarne de manière plus parfaite encore que le livre de sable borgésien le livre infini. Borgès, conservateur de la grande bibliothèque nationale de Buenos Aires, rêvait également d’une bibliothèque infinie, « la bibliothèque de Babel »5 : L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au 1 Erik Orsenna, « La science électorale abreuve le poète », Libération, loc. cit. JLB, L.Sable, op. cit., p. 140. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 141. 5 Jorge Luis Borgès, traduction par Ibarra, « la Bibliothèque de Babel », in Fictions, Paris, "Folio" n°614, Gallimard, 1983 pour la nouvelle édition, pp. 71-81. On utilisera pour mentionner cette nouvelle l’abréviation : JLB, B.Babel, op. cit. Parution originale : Jorge Luis Borgès, « la Biblioteca de Babel », in Ficciones, Buenos Aires, Emecé Editores, 1956. 2 30 centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement.1 […] il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues.2 Cependant, Borgès affirme également a contrario l’inutilité d’une telle bibliothèque en notant : Letizia Alvarez de Toledo a observé que cette vaste Bibliothèque était inutile : il suffirait en dernier ressort d’un seul volume, de format ordinaire, imprimé en corps neuf ou en corps dix, et comprenant un nombre infini de feuilles infiniment minces. (Cavalieri, au commencement du XVIIe siècle, voyait dans tout corps solide la superposition d’un nombre infini de plans.) Le maniement de ce soyeux vademecum ne serait pas aisé : chaque feuille apparente se dédoublerait en d’autres ; l’inconcevable page centrale n’aurait pas d’envers.3 Dans la nouvelle « le Congrès »4, il décrit également la vanité d’une telle entreprise en mettant en scène des personnages qui tentent d’établir « la bibliothèque du Congrès du Monde »5, c’est-à-dire représentative de l’humanité toute entière, et réalisent finalement que « [la] tâche qu’[ils ont] entreprise est si vaste qu’elle englobe […] le monde entier »6 et se révèle absurde. C’est aussi que selon lui, comme il l’exprime dans la nouvelle « Utopie d’un homme qui est fatigué »7, « le langage est un ensemble de citations »8 et la reproduction des textes une erreur : « L’imprimerie […] a été l’un des pires fléaux de l’humanité, car elle a tendu à 1 Ibid., p. 71. Ibid., p. 75. 3 Ibid., p. 81, note 1. 4 Jorge Luis Borgès, traduction par Françoise Rosset, « le Congrès », in le Livre de sable, op. cit., pp. 27-57. On utilisera pour mentionner cet ouvrage l’abréviation : JLB, Congrès, op. cit. 5 Ibid., p. 46. 6 Ibid., pp.53-54. 7 Jorge Luis Borgès, traduction par Françoise Rosset, « Utopie d’un homme qui est fatigué », in le Livre de sable, op. cit., pp. 101-112. 8 Ibid., p.108. 2 31 multiplier jusqu’au vertige des textes inutiles. »1 Il va plus loin en évoquant dans les nouvelles « Undr »2 et « Le Miroir et le masque »3 l’inutilité du langage puisqu’un seul mot suffirait à tout exprimer, y compris dans les arts comme la poésie, comme l’explique l’un des Urniens de la nouvelle « Undr » : « Maintenant nous ne cherchons plus à définir chacun des faits qui inspirent notre chant ; nous résumons tout en un seul mot qui est la Parole. »4 Pour lui la littérature représente en effet le « [délire] laborieux et appauvrissant […] de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes »5 – Borgès préfère d’ailleurs les récits brefs au genre romanesque. Aussi sa quête s’avère en réalité davantage celle du livre unique contenant tous les autres plutôt que celle d’une bibliothèque utopique. Et le livre électronique représente justement, sous forme de tablette, la page fantastique qui peut tout exprimer, tout raconter. De plus, le thème de la condensation renvoie au concept des liens hypertextes, où un mot ou une expression renvoie à une infinité de données. On note en outre que l’idée du livre bibliothèque n’est pas sans rappeler la notion d’intertextualité telle que la définit Julia Kristeva6 en 1969. Si tout texte renvoie nécessairement à d’autres textes, alors tout écrit, par essence, tend à l’infini. Nul besoin donc d’une infinité d’œuvres puisque chacune est en elle-même inépuisable. Or cette idée semble déjà présente chez Borgès – d’où peut-être son inspiration pour des nouvelles comme « Undr » et sa conception de la parole comme « tautologie »7 – puisque chez lui tout écrit paraît tiré de textes préexistants, chaque livre recelant la potentialité de tous les autres. Ainsi la littérature s’engendre elle-même sans fin, ce qui justifie sa conception du langage comme « citations »8. L’auteur puise en effet souvent ses récits dans des ouvrages existants qu’il 1 Ibid., p. 105. Jorge Luis Borgès, traduction par Françoise Rosset, « Undr », in le Livre de sable, op. cit., pp. 92-100. On utilisera pour mentionner cet ouvrage l’abréviation : JLB, Undr, op. cit. 3 Jorge Luis Borgès, traduction par Françoise Rosset, « le Miroir et le masque », in le Livre de sable, op. cit., pp. 85-91. 4 JLB, Undr, op. cit., p. 97. 5 Jorge Luis Borgès, Fictions, op. cit., p. 9. 6 Julia Kristeva, Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, 381 p. 7 JLB, B.Babel, op. cit., p. 80. 8 Jorge Luis Borgès, traduction par Françoise Rosset, « Utopie d’un homme qui est fatigué », p. 108. 2 32 mentionne1, notamment dans son recueil Fictions, ou bien les relie à des textes fictifs, par exemple « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius »2. On peut alors noter que la textualité chez Borgès s’apparente à celle de l’Internet où les textes sont reliés entre eux au moyen des liens hypertexte. Cependant le livre électronique va bien plus loin que l’idée d’intertextualité en nous proposant un « livre de sable » connecté à une « Bibliothèque de Babel » nommée l’Internet. Le Cybook constitue en effet une petite bibliothèque à condition de puiser dans la réserve de la « Toile ». Cette irruption du fictif dans la réalité fascine Erik Orsenna. Le livre électronique ne représente pas seulement un nouveau gadget dans l’ère du temps, il devient pour lui le moyen de réaliser un vieux rêve littéraire, celui qui occupa également Queneau lorsqu’il s’intéressa en même temps que Borgès à la combinatoire et à la réalisation d’un livre infini sous la forme de ses Cent mille milliards de poèmes3. Erik Orsenna se sent transporté devant cet objet tout droit issu de la science-fiction, conscient que « l’avenir des livres électroniques correspond au rêve millénaire de bibliothèque infinie »4. Il confie dans un entretien la fierté qu’il éprouve à réaliser ce rêve si cher à ses yeux : Moi qui suis un passionné de Borgès, un fou de bibliothèques, j’ai été fasciné par l’idée de contribuer à créer le tabouret à roulettes virtuel ou l’échelle virtuelle qui permettront de visiter la bibliothèque infinie de demain.5 On relève les métaphores de « tabouret » et d’ « échelle » qui montrent à quel point sa participation à Cytale s’associe chez lui à un sentiment d’élévation, comme s’il était investi d’une mission fantastique, celle en l’occurrence d’exaucer le rêve de Borgès, son modèle. 1 Voir Lisa Block de Behar, Conférence : « Borgès et la bibliothèque », in Une journée avec Borgès…, Paris, BNF, 1999, [en ligne]. Adresse URL : http://www.liccom.edu.uy/docencia/lisa/conferencias/bibliotheque.html 2 Jorge Luis Borgès, traduction par P. Verdevoye, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », Fictions, op. cit., pp. 11-31. 3 Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, 1961, 38 p. 4 Philippe Boncour, Alain Marquer, « L’ardoise magique d’Erik », Alliances, n° 36, juin 2001, pp. 40-41, [en ligne]. Adresse URL : http://www.alliancefr.org/html_fr/magazine/img_fr/magazine/num_36/36_interview.pdf 5 Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. 33 Ces nouvelles possibilités qui s’offrent ainsi à la lecture l’émerveillent : « Pouvoir lire n’importe où dans le monde, n’importe quel livre à n’importe quelle heure, c’est un vieux rêve que le Cybook permet enfin de réaliser »1, déclare-t-il enthousiaste. L’idée de pouvoir transporter avec soi sa bibliothèque sous le bras le ravit. Voici enfin que le progrès qu’il attendait de la science – l’un des rares domaines qu’il n’a pas étudiés et lui reste hermétique – lui offre l’agréable surprise de matérialiser l’objet de ses désirs. En effet, ce livre électronique lui donne enfin la possibilité de conjuguer sa gourmandise de lectures et son goût du voyage. Pour cet amoureux transi de la mer et ce nomade, le Cybook est synonyme de liberté. « Oublié le divorce entre lire (qui prend du poids) et voyager (qui réclame d’être léger) »2, se réjouit-il. Il évoque d’ailleurs, comblé, l’expérience de son premier voyage en compagnie de cet « écran nomade »3, selon l’expression du journaliste Arnaud Vaulerin : À cette époque, j’avais entrepris une croisière à la voile au Cap Horn. Je me suis rendu compte qu’il suffisait, avant de partir, de brancher le livre électronique à une prise téléphonique reliée à un site Internet pour emporter sur le bateau tout Melville ou l’œuvre complète du poète catalan Victor Mora. Je suis un grand lecteur et un grand voyageur. J’ai toujours été tiraillé entre l’envie de lire et celle d’être libre. Les deux sont enfin conciliables.4 L’auteur insiste sur l’utilité d’un tel outil en ce qui le concerne : Je passe beaucoup de temps dans une île de Bretagne, et j’ai sans arrêt envie de lire des choses introuvables. Au lieu de faire trois kilomètres en bateau et de prendre la voiture pour me rendre chez un libraire qui n’a pas forcément l’ouvrage que je cherche, je peux le télécharger où que je me trouve.5 1 Delphine Moreau, « La fin des fleurs séchées », Le Figaro, loc .cit.. Erik Orsenna, « La science électorale abreuve le poète.», Libération, loc. cit. 3 Arnaud Vaulerin, « Libraires et éditeurs montent en ligne sur le Net », in La Croix, 09/09/2000, p.6. 4 Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. 5 L. N’Kaoua, E. Paquette, Les Echos, loc. cit. 2 34 Le Cybook propose par exemple des journaux en ligne sur la librairie virtuelle de Cytale. Ainsi, lire la presse devient un jeu d’enfant : « Si vous êtes bloqué chez vous, provincial ou expatrié, vous avez votre journal le jour-même. C’est un énorme avantage »1, souligne-t-il. C’est donc avec plaisir qu’il fait la promotion de son nouvel allié de lecture, multipliant les éloges : Le livre électronique va rendre des services évidents, qui m’ont convaincu de rejoindre Cytale. D’abord la possibilité de recevoir sur son ardoise magique en quelques minutes le texte de son choix (livre ou journal), à n’importe quelle heure et où que vous vous trouvez dans le monde : le voyageur fou que je suis et l’expatrié qu’il m’est arrivé d’être ne peuvent que se réjouir de cette technologie. Avantage annexe : je ne suis pas obligé de transporter avec moi des dizaines de kilos d’imprimés… Deuxième perspective enthousiasmante : pouvoir entrer en contact avec un catalogue de plus en plus riche. Le rêve de « bibliothèque infinie » de Borgès se profile à l’horizon. Enfin le livre électronique de Cytale offre un confort de lecture de grande qualité.2 Dans le rôle du parfait pédagogue, il recense et démontre toutes les qualités du Cybook, jusqu’à nous le dépeindre comme un formidable cadeau de la science : notre ardoise magique, qui peut surfer sur Internet, transporter trente mille pages et se connecter avec une bibliothèque à terme gigantesque ne vaut pas plus cher qu’une chaîne HIFI de qualité moyenne et nettement moins qu’un ordinateur portable.3 Livre infini qui s’efface et se réécrit, c’est bien l’idée que traduit l’expression « ardoise magique », à l’image de celle des écoliers, ou du « livre de sable » de Borgès. Erik Orsenna ne cesse de vanter les mérites de cette petite bibliothèque ambulante dont « [l]’enrichissement [du] catalogue est exponentiel »4 : 1 Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. Philippe Boncour, Alain Marquer, « L’ardoise magique d’Erik », Alliances, loc. cit. 3 Ibid. 4 Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. 2 35 J'ai trouvé un slogan pour définir l'e-book : « Ce livre est une bibliothèque. » Cette bibliothèque nomade et fascinante s'adresse d'abord aux gros lecteurs et aux lecteurs curieux, impatients, qui ont une envie irrépressible de lire le Que sais-je ? n° 128 ou un texte rare de Conrad, Ushuia, à 3 heures du matin. Le livre électronique concerne aussi les voyageurs, les expatriés et ceux qui ont du mal à lire, car on peut agrandir les caractères. 1 Le livre électronique frôle donc la perfection, alliant le côté pratique, le confort et la performance technologique : l'édition électronique permet à la fois une excellente définition des images, grâce aux progrès de la technologie de l'écran, et une mise à jour permanente, le tout avec un encombrement très réduit.2 La question de l’actualisation des données qu’il glisse ici représente pour lui un avantage important qui offre aux lecteurs une bibliothèque non seulement exhaustive, mais aussi dynamique, dont le contenu est renouvelé à chaque seconde. En outre Erik Orsenna s’intéresse tout particulièrement au concept de la miniaturisation. L’idée de pouvoir concentrer un maximum de données dans un outil portable signifie une avancée prodigieuse. Il déclare d’ailleurs à propos de la collection « la Bibliothèque de la Pléiade » des éditions Gallimard qu’il « aime l’idée d’avoir le maximum de mots en un minimum de livres. »3 En effet, notre auteur ne se laisse pas envahir par les livres : « Je donne énormément de livres, quitte à les racheter si je veux les relire »4, confie-t-il. Sa bibliothèque n’est pas monumentale, contrairement à ce que l’on pourrait penser au vu de sa passion pour la littérature. L’auteur considère en effet que les gros lecteurs sont curieusement les moins fétichistes. Le livre électronique correspond donc pour lui à la bibliothèque idéale, celle où l’infiniment grand est contenu dans l’infiniment petit. Livre à la croisée des extrêmes, le Cybook devient alors un livre désincarné, immatériel, presque fictif en lui-même puisqu’il ne s’agit en définitif que de la représentation d’un livre, par l’intermédiaire d’un écran mouvant. Or cette dématérialisation n’est 1 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. Ibid. 3 Pascale Frey, « Dans le bureau d’Erik Orsenna », Elle, n° 3067, 11/10/2004, p. 58. 4 Pascale Frey, « Erik Orsenna est un actif polyvalent », Lire, loc. cit.. 2 36 pas gênante pour les lecteurs avides qui séparent le support du contenu et désacralisent l’objet livre, comme l’explique Olivier Pujol au journal L’Humanité : Le critère essentiel, ce n’est pas la lecture en voyage, c’est la lecture tout court, la quantité de livres lus. Le premier frein au livre électronique, c’est l’absence de papier. […] Plus les gens lisent, plus ils séparent le support du contenu. Moins ils lisent, plus ils sacralisent le produit papier avec lequel ils ne sont pas familiers.1 Les avantages d’une telle condensation se répercutent à différents niveaux, aussi bien pour le particulier que pour le conservateur ou le vendeur. Erik Orsenna, toujours plus persuasif, ne manque pas de le souligner : Quant aux libraires, qui ont laissé passer tous les produits de la nouveauté (Palm, CD, lecteurs), ils vont pouvoir offrir une gamme totale de lecture sans pour autant avoir besoin d’hectares de linéaires pour présenter leurs produits. Ils pourront également mettre en avant leur rôle irremplaçable de conseil, en aidant l’e-lecteur à choisir un ouvrage.2 En effet les deux principales contraintes du réel pour la conservation et la mémoire des textes, à savoir le temps et l’espace, sont résolues grâce à l’Internet. Dès lors la mémoire numérique répond au souci de tout bibliothécaire, et notamment à celui qu’évoque Alberto Manguel – grand collectionneur de livres, possédant une bibliothèque de plus de trente mille ouvrages – lorsqu’il déclare que « [le] sort d’une bibliothèque, c’est toujours le manque d’espace »3. Il supprime aussi les problèmes de la détérioration des écrits et de l’accumulation des données qui risquaient à terme d’entraver la survie et l’émancipation de la littérature. Erik Orsenna se retrouve donc confronté à des questions qui le dépassent. Dans sa course effrénée contre le temps, la science défie les lois du réel et nous emporte dans un tourbillon de progrès. Or ce vertige de technologie n’inquiète pas notre auteur. Serein, il se voit plutôt en guetteur attentif et circonspect qui profiterait des bienfaits de la science au moment où elle lui tend les bras : 1 Jacques Moran, « Cybook, quand la lumière vient du livre », L’Humanité, loc. cit. Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. 3 Rédaction des Conversations à Strasbourg, « Alberto Manguel : “J'ai toujours eu le sentiment que je lirai toute ma vie” », Conversations à Strasbourg, oct. 2004, [en ligne]. Adresse URL : http://www.conversations-strasbourg.com/04102.htm 2 37 Silence après le vacarme. La cohue a fui, remplacée par les équipes de nettoyage. Comme les anciens veilleurs des villes espagnoles, je me promène par les allées désertes et comme eux j’annonce le temps qui passe. An 2005, 2010, 2050. Dans vingt ans, dans cent ans, parmi tous les livres, combien resteront en papier et combien seront happés par le numérique ? Personne ne peut aujourd’hui le dire, ni les nostalgiques, amoureux de la colle et de l’encre (j’en suis), ni les « techno-branchés » fous d’écran (je n’en suis pas encore tout à fait). 1 Si l’avenir reste incertain, la maîtrise de ces deux entités temporelles et spatiales ouvre de nombreuses perspectives enthousiasmantes, notamment en ce qui concerne aussi la circulation dans le savoir. Dans sa réflexion sur le livre électronique, Erik Orsenna parvient ainsi à dégager un troisième axe qui l’amène à se pencher sur la question de la lecture à proprement parler et de la diffusion du savoir. 1.2.3. Un moyen efficace de circuler plus facilement dans le savoir Outre le fait d’accumuler du contenu à l’infini, le livre électronique offre de nouvelles possibilités de circulation dans la connaissance. La disponibilité des données, la facilité d’obtenir la moindre ressource, tous ces avantages induisent des bénéfices considérables pour le lecteur et le chercheur. Finie en effet la perte de temps à chercher une référence ou un ouvrage dans les nombreux rayonnages d’une bibliothèque, l’Internet marque une nouvelle ère pour la littérature. L’expérience du Cybook pousse donc Erik Orsenna à s’intéresser à des questions plus philosophiques, comme celle de la rapidité d’accès au savoir, accrue avec l’Internet : Cela n’empêche pas de continuer à écrire sur du papier avec un crayon, mais des questions essentielles sont posées, comme celle de la lenteur de l’appropriation du savoir. On peut maîtriser l’espace. Mais le temps ? Comment cette accélération du temps – l’ordinateur fait travailler de plus en plus vite – va-t-elle être vécue ? Le cerveau peut-il accepter cette 1 Erik Orsenna, « La science électorale abreuve le poète.», Libération, loc. cit. 38 vitesse accrue ? Donc je refais de la philo et je travaille avec des philosophes. La période actuelle est fabuleuse, elle me fascine. Après l’effondrement du mur de Berlin, on avait dit : c’est la fin de l’histoire. Vous voyez, depuis le 11 septembre, à quel point c’est la fin de l’histoire !1 Le numérique permet en effet d’accéder à l’ensemble du savoir et d’embrasser la connaissance à partir d’une petite tablette à peine plus grande qu’un livre de poche. Il s’agit de la question du point de vue. Jean-Louis Le Brave, directeur de l’Institut des textes et manuscrits modernes du CNRS2, explique que la lecture sur écran produit une externalisation de la mémoire permettant de balayer beaucoup d’informations : « l’homme possède une mémoire papier liée à une perception dans l’espace. Sur mon bureau par exemple, je sais ce qui constitue mes piles de documents. Pas sur un ordi. »3 Cette nouvelle capacité ouvre au lecteur un champ vertigineux au niveau de l’assimilation des données. La lecture numérique multiplie donc les possibilités de lecture et offre de nouvelles voies au lecteur se promenant dans l’infinie diversité de textes que tend à lui offrir la bibliothèque virtuelle. « La librairie électronique, […] est un moyen de lire autrement. Ce n'est pas un substitut au livre traditionnel, mais un complément »4, répète Erik Orsenna. Il explique ce qui importe à ses yeux en s’engageant dans l’aventure de Cytale : je souhaite défendre avant tout la lecture. À l’Académie française, il y a des gens qui sont de très grands savants, ce qui n’est pas mon cas, et qui sont aussi à la pointe. Ce qui est important, c’est la lecture, ce n’est pas le support. Le papier n’a pas été le premier support. Les premiers ont été le parchemin, le bois ou encore le sable et la pierre. Si on peut grâce à la lecture électronique agrandir et développer les possibilités de lecture, je suis ravi. De toute façon, ça ne fera pas mourir le livre papier. Tout simplement, il y a d’autres éléments qui vont s’ajouter au papier désormais.5 1 Claude Polak, « L’Afrique n’est pas une chanson », L’Hebdo des socialistes, 10/11/2001. Centre National de Recherche Scientifique. 3 Frédérique Roussel, « 40 chantiers pour un nouveau siècle. La révolution du livre », Libération, 29/04/2000, p. 53. 4 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 5 Frédéric Antoine, « Erik Orsenna : “Les non-démocrates détestent le livre” », Le Courrier de Mantes, 03/05/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.erikorsenna.com/orsennatheque/orsenna_courrierdemantes_030501.pdf 2 39 Il dégage ainsi les caractéristiques de chaque support tout en constatant les avantages du livre numérique : ma passion enfantine pour le papier ne m’a pas quitté. Seulement le livre est un vaste univers. Déjà certaines encyclopédies ne sont plus disponibles en papier car le numérique permet de circuler beaucoup plus efficacement dans le savoir. Pourquoi se priver de ces possibilités ? De même les codes juridiques, souvent dépassés par l’actualité et imprimés en tout petit : pourquoi ne pas les moderniser ? Je pense qu’une répartition se fera tout naturellement. Pour chaque contenu, nous choisirons le support qui conviendra le mieux. Est-ce une mauvaise nouvelle ?1 Avec un tel raisonnement à la fois conciliant et ouvert, Erik Orsenna n’est donc pas inquiet de l’avenir du livre papier, ni des librairies traditionnelles, qui, selon lui, resteront toujours utiles et irremplaçables : un vrai libraire, celui qui conseille et suggère, qui m'aide à me promener dans l'infini diversité de la production, celui-là restera irremplaçable. J'aurai toujours envie d'aller fouiner chez lui, seul ou avec un ami, parce que c'est un vrai plaisir. Un plaisir comparable à celui de manger au restaurant ou d'aller au spectacle, plutôt que de me faire livrer des pizzas et de regarder la télévision. Si demain Amazon crée un très bon site de vente avec du conseil et du service, ce sera une authentique librairie.2 C’est que pour notre auteur « [peu] importe le support, ce qui est tabou c'est la lecture »3 : Moi, ce qui m’intéresse, c’est le contenu. Je suis un « lecturomaniaque ». La vraie bataille ce n’est pas celle du livre, mais celle de la lecture. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. 4 Ou : http://www.courrierdemantes.com/news/fullstory.php/aid/5688/Erik_Orsenna_:_%93Les_nond%E9mocrates_d%E9testent_le_livre%94.html 1 Philippe Boncour, Alain Marquer, « L’ardoise magique d’Erik », Alliances, loc. cit. 2 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 3 Dominique Nora, « Orsenna, le “papy” de Cytale », Le Nouvel Observateur Hebdo, loc. cit. 4 Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. 40 Dès lors, quand une entreprise permet de développer les potentialités de la lecture, il ne peut qu’approuver : ce qui est en jeu, c’est la lecture. Or, la lecture ne va pas bien : les maisons d’édition doivent produire de plus en plus de livres pour atteindre le même chiffre d’affaires, car la vente par titre diminue. Aussi tout ce qui pousse à relancer la lecture est louable.1 Il affiche donc l’objectif principal de Cytale à un moment où les ventes de livres diminuent, repris par Olivier Pujol qui, confiant, s’engage à « remettre le livre dans la course à l’heure où il est concurrencé par les loisirs d’accès instantané. »2 Le Président de Cytale considère d’ailleurs la lecture sur le livre électronique comme agréable et distrayante : Après les arguments pratiques (absence de librairie proche ou séjour à l’étranger), on a découvert un troisième niveau d’intérêt pour le livre électronique et on est surpris de l’ampleur : le plaisir. La lecture sur le livre électronique est plaisante et magique.3 Et il insiste sur cet aspect ludique qui offre au Cybook un atout supplémentaire de séduction : « Nous lançons le Cybook avec beaucoup de confiance, les premiers utilisateurs tests ont été charmés, au delà du côté pratique ils ont découvert un réel plaisir de lecture »4. En effet, l’enjeu du livre électronique ne se limite pas à des questions de performance technique, il s’agit également d’attirer l’attention des consommateurs sur des critères plus sensibles reposant sur l’expérience de l’utilisateur. Erik Orsenna, comme beaucoup d’autres, « [attend] de la modernité qu’elle rajoute à la liberté et au plaisir. »5 La liberté est particulièrement importante à ses yeux, puisqu’il considère avant tout le livre comme un objet d’évasion. Citons ces paroles furieuses qu’il prononça au cours d’un salon où un livre avait été censuré : « Je viens d’apprendre avec stupéfaction 1 L. N’Kaoua, E. Paquette, Les Echos, loc. cit. Laurance Chavane, « L’an I de la lecture virtuelle », Le Figaro, 17/03/2000. 3 Jacques Moran, « Cybook, quand la lumière vient du livre », L’Humanité, loc. cit. 4 Christophe Guillemin, « La commercialisation discrète du Cybook », ZDNet, 23/01/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.zdnet.fr/actualites/telecoms/0,39040748,2062138,00.htm 5 Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. 2 41 que des pages d’un livre avaient été arrachées… Le livre est par excellence objet de liberté… Comment a-t-on pu arracher les pages d’un livre ? »1 Il ajoutait alors en entretien : Dans ces salons, en tant qu’auteur, je viens défendre le livre, la lecture surtout, sous toutes ses formes, qu’elle soit papier ou numérique. Je trouve ce titre « livre accès » formidable parce qu’il y a une très grande relation entre « livre » et « libre ». Le livre, c’est la liberté, et tout ce qui peut accroître la lecture, c’est la liberté. Alors que l’image vous est un peu imposée, avec le livre vous gardez votre distance. C’est pour cette raison que le livre est toujours l’allié des démocrates. Les nondémocrates détestent le livre, ce n’est pas un hasard. 2 En outre, l’édition numérique ouvre la porte à un enrichissement des œuvres, notamment avec l’ajout de l’audio et de la vidéo. Pour Erik Orsenna, la révolution du numérique et du réseau de l’Internet permet aux auteurs de créer des œuvres différentes et fécondes, l’ajout du multimédia offrant aux lecteurs une nouvelle façon d’accéder au savoir. « J’ai été élevé dans la bande dessinée et j’aime ce dialogue entre l’image et l’écriture »3, confie-t-il au magazine Elle. Il imagine ainsi pouvoir étoffer ses textes, notamment sa biographie d’André Le Nôtre4 dans laquelle il suffirait de cliquer pour découvrir les jardins de Chantilly : En tant qu’écrivain, il est fascinant de voir se développer l’édition numérique, qui peut amener des livres à devenir de véritables opéras. Mon dernier roman sur André Le Nôtre est un gibier idéal. Pour l’édition numérique, parce que quand je parle d’un jardin, le lecteur peut, en un clic, voir ce jardin, s’y promener ou découvrir des gravures de ses plans. C’est magnifique, surtout pour moi qui suis un fou des digressions !5 1 Frédéric Antoine, « Contre la censure, Erik Orsenna claque la porte », Le Courrier de Mantes, 03/05/2001, en ligne. Adresse URL : http://www.courrierdemantes.com/news/archivestory.php/aid/5687/Contre_la_censure,_Erik_Orsenn a_claque_la_porte.html 2 Frédéric Antoine, « Erik Orsenna : “Les non-démocrates détestent le livre” », Le Courrier de Mantes, loc. cit. 3 Pascale Frey, « Dans le bureau d’Erik Orsenna », Elle, loc. cit. 4 Erik Orsenna, Portrait d’un homme heureux, Paris, « Folio », Gallimard, 2000, 159 p. 5 L. N’Kaoua, E. Paquette, Les Echos, loc. cit. 42 Cette idée du livre « opéra » lui plaît beaucoup. Il s’enthousiasme de ce mélange entre texte, son et image qui confère une nouvelle liberté aux œuvres, et qui pourrait conduire à des livres fabuleux, avec toujours en tête son texte sur le jardinier Le Nôtre : Le livre électronique offre des possibilités infinies. Sur mon dernier livre, par exemple, consacré au grand paysagiste Le Nôtre, on peut imaginer une version électronique enrichie de 15 plans des jardins dont je parle, d'illustrations et même de sons : pourquoi pas la musique donnée lors de la fête du 17 août 1661, jour où Fouquet est disgracié... On a déjà fait des efforts énormes dans les livres éducatifs, mais ce n'est rien par rapport à ce que l'on prépare aujourd'hui.1 Grâce à ces moyens de faire évoluer l’œuvre de façon illimitée, en ajoutant, au gré des phrases et des références, des indications textuelles, visuelles ou sonores, sous forme de liens vers d’autres fenêtres qui s’emboîtent les unes dans les autres, on obtiendrait véritablement une œuvre en devenir, ou « l’œuvre ouverte »2 d’Umberto Eco. Le livre électronique permettrait de transformer les ouvrages en mosaïques, qui pourraient faire intervenir aussi la créativité du lecteur. Le contact avec le lectorat est d’ailleurs quelque chose d’important pour Erik Orsenna, comme il le souligne lors d’une émission : Les nouvelles technologies permettent aux auteurs de vendre selon de nouveaux canaux et, ainsi, d’atteindre des gens différents, ou d’entrer plus facilement en contact avec leur public.3 En effet, comme son métier d’écrivain le condamne à travailler souvent seul, il apprécie les rencontres, lui qui aime tant découvrir de nouveaux lieux et de nouvelles personnes avec qui partager anecdotes et confidences : 1 2 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. Umberto Eco, l'Œuvre ouverte, Seuil, « Points », Paris, 1979 pour la nouvelle édition, 313 p. 3 Emission « Le livre tourne la page », Arte, production The Factory, 17/10/2000, 22:30. Source : Arte Magazine, p. 21, [en ligne]. Adresse URL : http://www.artepro.com/fr_fichiers/bulletin/2000bul40.pdf 43 Je me rends assez souvent dans les salons régionaux, car pour une raison assez simple, quand vous êtes éditeur ou écrivain vous travaillez plutôt de façon solitaire, vous ne savez pas qui sont vos lecteurs. […] Donc, c’est agréable de rencontrer les gens et de sortir un peu de sa solitude. J’aime la rencontre, j’aime bien me promener un peu partout. C’est l’occasion de sortir de sa tanière.1 Dans sa promenade littéraire à travers le Cybook, Erik Orsenna explore donc de nouveaux cheminements, ou « ricochets dans l'univers du savoir »2 – selon sa propre expression – notamment la lecture hypertextuelle qui modifie les mécanismes de lecture par rapport à l’outil papier. Ces changements sont encore pour lui l’occasion d’une réflexion : on entre dans un univers où les mécanismes de la lecture changent. On ne lit plus de gauche à droite et de haut en bas, mais, au moyen de liens hypertextes, on saute d’une phrase à l’autre. Ces nouveaux mécanismes de circulation dans le savoir sont fascinants à explorer.3 En outre, la perspective des possibilités de circulations infinies induites par la lecture électronique régale le nomade Orsenna : C’est une nouvelle exploration de la lecture. J’aime les voyages et je suis moi-même un perpétuel voyageur « réel », mais le surf virtuel est un moyen de voyager plus encore. Mais il reste presque tout à inventer de la circulation et des règles du jeu de ce nouvel univers.4 Il se réjouit alors d’imaginer ce que pourrait devenir dans quelques années la littérature si elle les exploitait : Pour moi ce qui compte c’est la liberté. À terme, mon rêve est de réaliser des hyper-histoires, avec des prolongements, des histoires dans les 1 Frédéric Antoine, « Erik Orsenna : “Les non-démocrates détestent le livre”», Le Courrier de Mantes, loc. cit. 2 Dominique Nora, « Orsenna, le “papy” de Cytale », Le Nouvel Observateur Hebdo, loc. cit. 3 Claude Polak, « L’Afrique n’est pas une chanson », L’Hebdo des socialistes, loc. cit. 4 Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. 44 histoires. […] L’intérêt réside dans la coopération des œuvres. On peut multiplier des livres dans un livre, des portes dans une phrase.1 On retrouve ici à nouveau le fantasme obsessionnel de l’écrivain, c’est-à-dire le livre infini, le labyrinthe de « la Bibliothèque de Babel »2 borgésienne, mais à l’échelle de l’informatique. Par ailleurs, notre auteur s’attache à des thèmes plus politiques liés au problème de la transmission du savoir. Il réfléchit donc à d’autres applications pour le livre électronique, déclarant que « [d]'autres développements sont bien sûr à prévoir dans le domaine professionnel et dans le domaine éducatif »3. En s’émancipant le livre peut en effet permettre de démêler des problèmes plus sérieux, notamment dans le domaine de l’éducation, concernant l’accès au savoir ou l’apprentissage de la lecture. On note par exemple l’expérience du « cartable électronique » qui a permis au livre électronique de servir d’outil pédagogique appliqué à l’enseignement. Mais Erik Orsenna songe surtout au fléau de l’illettrisme, qui pourrait peut-être diminuer avec le numérique : C’est, pour moi, l’occasion d’une réflexion sur l’ensemble du processus de la lecture. Le développement de l’ordinateur et de l’Internet, c’est l’invasion générale de la lecture. Ceux qui ne savent pas lire seront de plus en plus rejetés. La guerre contre l’illettrisme est donc une priorité absolue.4 Par exemple, la lecture des malvoyants est facilitée grâce à la technologie de l’écran: L’e-book permet en effet au lecteur de choisir entre sept tailles de caractères. Tous ceux qui ont des problèmes de vue, en dépit des corrections, vont pouvoir de nouveau accéder à la lecture. Et ils sont nombreux : plus de 1,5 millions en France.5 1 Entretien téléphonique avec Erik Orsenna, réalisé par Emilie Groshens, loc. cit. JLB, B.Babel, op. cit. 3 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 4 Claude Polak, « L’Afrique n’est pas une chanson », L’Hebdo des socialistes, loc. cit. 5 Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. 2 45 Jacques Attali médite également sur ces questions. Il imagine ainsi l’enseignement du futur : Internet va produire une telle diversité de cours que c'est justement là que l'enseignement de masse sur mesure est possible. Chacun pourra choisir son package. Je ne crois pas à une uniformisation des savoirs, parce qu'ils évoluent si vite que les universités qui pratiqueront l'enseignement par le Net devront en permanence être up-to-date. 1 Le créateur de PlaNet Finance, une organisation qui finance des microcrédits dans les pays les moins développés, esquisse des scénarios envisageables pour aider l’éducation de ces pays grâce au média Internet : Nous pouvons penser que dans dix ans, c'est-à-dire demain matin, nous aurons des universités américaines et européennes qui choisiront le profit par la taille. Ce ne sera peut-être pas les plus grandes universités qui le feront, parce que celles-ci préféreront garder leur prestige dans leur rareté, mais nous verrons sûrement l'université de Santa Fe aux Etats-Unis envoyer des recruteurs en Afrique pour proposer un PhD [l'équivalent d'un doctorat] par Internet. Elle fournira l'ordinateur et les connexions, des tuteurs en ligne, le tout pour 2 000 dollars. Elle va trouver des clients.2 La diffusion du savoir est au cœur des préoccupations de nos deux écrivains. Erik Orsenna est fier d’y participer à travers l’entreprise du Cybook, et tient à le souligner : « Nous sommes d’abord des diffuseurs »3. Il explique que c’est l’argument le plus évident à ses yeux : Comme beaucoup de gens de mon âge, j’ai découvert Internet grâce à mon fils, qui a dix-neuf ans. Très vite, je me suis intéressé à ce qui pouvait toucher le livre : la consultation directe, l’impression à la demande et enfin les e-books. Autant le métier de libraire est et demeurera capital, autant j’ai toujours trouvé aberrant le fait que tant 1 Véronique Le Billon, Laure Dumont, « Jacques Attali “Le Net, c'est le savoir pour tous” », L'Expansion, n° 636, 04/01/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lexpansion.com/art/6.0.127989.0.html 2 Ibid. 3 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 46 d’argent soit dépensé pour ce qui n’a pas de rapport avec le livre, c’està-dire son transport, c’est-à-dire les camions.1 Il pense, comme son confrère, aux pays défavorisés pour lesquels l’Internet, autoroute du savoir, détient sûrement des solutions, à l’image de la bibliothèque numérique du « Million Book Project »2 fondée par Brewster Kahle qui vise la numérisation d'un million de livres d'ici la fin de l'année 2005 et dont le but est de rendre accessible les centaines de milliers d’ouvrages en langue locale en Asie et Afrique : L’Afrique, comme d’autres continents défavorisés, manque d’infrastructures, manque de routes (surtout en saison des pluies !), manque aussi de librairies. […] Mais je constate, à chacun de mes voyages en Afrique, qu’Internet s’y développe et que ce réseau apporte des réponses souples et rapides aux questions cruciales de communication. Je ne serai pas étonné que des systèmes comme le livre électronique se révèlent finalement plus adaptés à la circulation de données que les camions et les heures de latérite…3 La bibliothèque infinie disponible sur la « Toile » à partir de son Cybook faciliterait en effet l’accès à la connaissance. Partisan des réseaux et des échanges, il cite l’exemple de l’Alliance Française, qui a su créer un réseau mondial de la langue française : La démarche résolument moderne de l’Alliance me paraît particulièrement cohérente avec cet objectif : rendre disponible partout dans le monde et au meilleur coût, le catalogue le plus complet possible de la culture de langue française.4 De même la question de la disponibilité se trouve elle aussi résolue. « À mort les épuisés ! »5, clame Erik Orsenna ; et d’ajouter : « presque tous mes ouvrages seront bientôt numérisés. C’est une garantie pour eux de ne jamais être 1 Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. Voir : http://www.archive.org/details/millionbooks 3 Philippe Boncour, Alain Marquer, « L’ardoise magique d’Erik », Alliances, loc. cit. 4 Ibid. 5 Erik Orsenna, « La science électorale abreuve le poète »., Libération, loc. cit. 2 47 indisponibles. » Il se réjouit également à l’idée de voir éditer de nouveaux auteurs, peu médiatiques ainsi que des œuvres rares parce que non rentables : Je dois avoir cinq éditions différentes du « Voyage au bout de la nuit » de Céline. La merveille du livre, c’est la diversité. […] Le livre électronique redonnera vie à d’anciens textes tout en permettant à de nouveaux ouvrages de voir le jour, car les auteurs rares sont difficiles à rentabiliser avec le papier.1 Lui qui déclare « [adorer] fouiner dans les fonds des éditeurs »2, confie avoir « de grands projets pour justement faire mieux remonter à la surface ces fonds oubliés, souvent merveilleux. »3 Il insiste sur ce point en expliquant les limites de l’édition papier par rapport à l’édition numérique : cela permet aussi d'augmenter l'offre de textes : il suffit de 10 exemplaires vendus par téléchargement pour rentabiliser une édition électronique, alors que le « point mort » est à 2 000 exemplaires pour le papier : d'innombrables nouveaux livres - ou des livres anciens épuisés pourront ainsi voir ou revoir le jour. L'exploration du fonds est quasi infinie...4 C’est donc avec optimisme qu’il conclut sur ce point précis, trouvant là encore un argument supplémentaire pour convaincre les acteurs de la chaîne du livre : Dans l’ensemble, les éditeurs sont donc intéressés. Par ailleurs, l’e-book permet de redonner vie à leurs fonds. Certains possèdent des trésors, des ouvrages qui n’ont jamais été publiés en livre de poche parce qu’il faudrait, pour que ce soit rentable, en vendre 20 000 ou 30 000 exemplaires.5 Le livre numérique contribuerait donc à l’épanouissement de la littérature en résolvant un certain nombre de problèmes liés à la conservation et la diffusion du 1 L. N’Kaoua, E. Paquette, Les Echos, loc. cit. Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. 3 Ibid. 4 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 5 Delphine Masson, Stratégies, loc. cit. 2 48 savoir. Erik Orsenna en est convaincu et se réjouit des perspectives d’enrichissement pour la lecture. Les raisons qu’Erik Orsenna invoque pour expliquer son engagement dans l’aventure de Cytale sont donc convaincantes. D’une part, elles démontrent la pertinence d’un tel outil pour la littérature, d’autre part, elles sont cohérentes avec le personnage toujours à l’affût de nouvelles expériences. Elles permettent aussi d’esquisser sa vision du livre électronique. Ainsi, en mettant en lumière les trois représentations qu’il s’est fait du Cybook, on comprend mieux pourquoi il a été séduit par ce concept inédit en Europe. En effet, le livre électronique évoque en lui les images d’écran de mer, de bibliothèque infinie, et un canal puissant de diffusion du savoir en même temps qu’un outil riche dont les objectifs et les potentiels ne sont qu’au stade embryonnaire mais qui offre des possibilités infinies pour moderniser le monde du livre et la lecture. Le Cybook convoque donc chez notre auteur un imaginaire fécond induisant des questions essentielles comme celle du support, de la lecture et de l’accès à la connaissance, des thèmes clés chez l’écrivain, qui réfèrent à son œuvre, comme je vais tenter de le montrer à présent. En effet pour mieux appréhender ses motivations et cerner son engouement il faut comprendre le sens de ses images dans sa littérature. Je vais alors m’interroger sur les raisons à l’origine du choix de ces images précises en m’attachant à dégager leur présence dans son œuvre et à en expliquer la signification dans son univers littéraire et son imaginaire. 49 50 2. Le lien avec son œuvre : la présence dans son écriture des thèmes développés autour du Cybook Il s’agit d’étudier le lien entre son expérience au sein de Cytale et son œuvre. L’auteur a développé des motifs directement inspirés par le livre électronique, je vais maintenant essayer de les retrouver dans sa littérature. La question est de savoir comment tout ce qui a été vu auparavant se perçoit également dans son écriture et sa pensée, et si l’on peut de la sorte discerner une cohérence dans sa réflexion à travers ces échos. Je vais donc balayer l’ensemble de son œuvre avec pour grille ces trois images – à savoir la mer, la bibliothèque, et la transmission – et exposer l’importance de chaque motif dans ses textes. 2.1. La mer, réservoir de possible et de littérature, ou l’image de l’Internet chez Erik Orsenna – Admettons ! Admettons que, par un coup de baguette magique, le liquide puisse se cristalliser. Qu’obtiendras-tu avec tes carrés de mer ? Des écrans, rien de plus que des écrans. Qu’aurez-vous inventé, toi et tes amis ? La télévision existe depuis plus d’un demisiècle, Tom, de même que les ordinateurs. […] – Nos « écrans », comme tu les as baptisés, nos écrans à nous ne transmettent pas des émissions toutes faites, ni des jeux imbéciles, ni des problèmes mathématiques déjà résolus. Ce sont des morceaux de mer, Jeanne, je te le rappelle. – Et alors ? – Et alors, ils vont nous montrer nos rêves. – Comme un film ? – Comme un film. Et un jour, un jour très prochain… L’émotion l’avait submergé. Ses yeux brillaient, ses mains tremblaient. – Un jour prochain, ma sœur, nous pourrons entrer dans nos rêves. Nous ferons de ces écrans de véritables portes vers tous les univers possibles.1 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 158-159. 51 Voici l’extrait tiré des Chevaliers du subjonctif, dans lequel Erik Orsenna développe l’image des « écrans de mer ». L’enjeu est de comprendre la puissance du symbole de la mer appliqué ici au Cybook. En effet l’image du livre électronique comme morceau de mer paraît à première vue surprenante, même si l’on connaît l’amour de la mer chez Erik Orsenna et l’importance qu’elle représente dans sa vie et dans son œuvre où elle est omniprésente. Il convient à ce sujet de rappeler qu’Erik Orsenna est un écrivain de la mer. Nombreux en effet sont ses textes qui abordent l’univers maritime1. Dans Les chevaliers du subjonctif en particulier, il fait le lien entre la mer et le subjonctif, qu’il définit comme un mode virtuel. Ce conte est l’occasion pour lui de repenser au livre électronique en l’imaginant sous la forme d’un écran de mer. Il investit donc l’idée du Cybook dans ce texte qui nous révèle tout un imaginaire déployé autour de la mer et du livre virtuel. Je vais donc chercher à interpréter ce que la mer incarne pour lui, en particulier dans ce conte qui fait directement référence au livre électronique et à son expérience au sein de Cytale. Il va falloir alors comprendre ce que représente pour lui le subjonctif, puisqu’il le conçoit comme l’essence même des écrans de mer et de ce fait comme la caractéristique essentielle que partage la mer avec l’univers de l’Internet. 2.1.1. Le subjonctif, un mode virtuel Pour comprendre l’image marine du livre électronique, il faut dans un premier temps s’arrêter sur sa conception du subjonctif. Dans ce conte, Erik Orsenna réhabilite ce mode peu apprécié des écoliers et en fait l’apologie. Il nous propose alors une définition originale en l’imaginant comme un univers onirique et fascinant qui le rapproche du Cybook. Le subjonctif est tout d’abord pour lui le temps de l’irréel et de la fiction. En cela, le subjonctif rejoint déjà l’idée du livre électronique puisqu’il incarne le mode de la littérature, du rêve et du virtuel. Dans les Chevaliers du subjonctif, Erik Orsenna impose le pouvoir de la fiction comme un leitmotiv et le souligne, 1 Voir sa biographie en annexe. 52 notamment, avec la citation de Paul Valéry mise en exergue du conte – « Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? »1 – qui devient un véritable credo repris plus tard par Dany le roux avec insistance : « Que serions-nous… Jeanne, Jeanne… sans le secours de ce qui n’existe pas ? »2 Ici, le rythme haletant créé par l’interruption avec les points de suspension et la répétition du prénom contribuent à faire de cette citation une véritable maxime pour l’ouvrage. Si la littérature relève du domaine de la vérité – comme le rappelle le personnage de La Fontaine dans La Grammaire est une chanson douce déclarant qu’« [un] écrivain a pour métier la vérité »3 – elle ne se confond pas avec le réel mais révèle davantage à l’instar d’un miroir ou d’un rêve. À ce propos, Raymond Queneau précisait dans les Fleurs bleues que « [rêver] et révéler, c'est à peu près le même mot. »4 L’illustration5 réalisée par bigre !6 de l’exergue à Valéry dans les Chevaliers du subjonctif évoque cette dualité entre le réel et le reflet, la profondeur et la surface, avec l’image du planeur et de son ombre sur l’eau, comme si l’auteur du conte voulait souligner l’importance de l’imaginaire – cette ombre n’est pas sans nous rappeler celle de Peter Pan – et de cette part rêvée et fictive qui est en chacun de nous et qui est à l’origine du subjonctif. Il s’étonne donc du rejet de ce mode par les enfants : « Comment les enfants, qui passent leur temps dans le virtuel, peuvent-ils ignorer le subjonctif ? »7 Une partie de la définition du mot « virtuel » que l’on trouve dans le dictionnaire Larousse mentionne l’idée de monde immatériel et fait appartenir le virtuel au domaine du fictif : « 2. OPT. Se dit d’une image dont les points se trouvent sur le prolongement des rayons lumineux et qui n’a donc pas de réalité matérielle. […] 4. Particule virtuelle : en physique quantique, particule permettant d’expliquer l’interaction entre quantons. »8 La littérature relève donc du virtuel, de même que le livre électronique, puisqu’il offre de la fiction par le biais des textes qu’il affiche. De plus, l’appartenance de l’Internet au champ du virtuel découle de ce caractère fictionnel. Marlène Giroudon remarque en effet que l’Internet colle à la définition de la fiction comme « représentation d’un évènement 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 9. Ibid., p. 172. 3 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 129. 4 Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, Paris, Gallimard, Folio, 1965, p. 159. 5 Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 8-9. 6 Société Binôme Graphique. Voir : http://binomegraphique.free.fr/ 7 Maryline Baumard, « La poésie de la conjugaison », Le Monde de l’Education, n° 328, sept. 2004. 8 Collectif, le Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 2000, p. 1069. 2 53 ou d’une suite d’évènements, réels ou imaginaires, par le langage. »1 L’Internet constitue un monde fictionnel où « chacun peut se faire passer pour un autre, s’inventer une vie »2 – notamment grâce aux pseudonymes – et reflète une simulation, une représentation de soi. D’ailleurs, Marlène Giroudon souligne la dualité du terme « écran » qui signifie à l’origine cacher plus que montrer.3 Or aujourd’hui, l’écran d’ordinateur ne constitue pas une barrière fermée mais au contraire une fenêtre ouverte sur l’information, et donne l’illusion de représenter la réalité du monde. De plus, l’étymologie du mot « virtuel » renvoie au terme latin « virtus » signifiant « force ». L’Encyclopaedia Universalis y fait d’ailleurs référence, expliquant que « [le] virtuel est plus qu’un simple potentiel, plus qu’une simple éventualité. Son étymologie même l’indique, il est un système de forces dont les conditions d’actualisation sont disponibles. »4 Le terme « virtuel » regroupe donc différentes significations, à savoir l’immatérialité, la fiction, le possible et la force. Cette dernière est également présente dans la définition du subjonctif d’Erik Orsenna qui renvoie en outre au latin « jungere », ou « joindre ». Ce mot, contracté à la particule « sub », a donné le verbe « subjungere », c’est-à-dire « atteler »5. Pour lui dès lors ce mode peut être comparé à un attelage – la volonté étant l’animal qui tire la charrette. « Quand tu dis “je veux que mon ami vienne”, “je veux”, c’est le cheval, l’énergie, la volonté, la force qui tire »6, explique la Nommeuse à Jeanne. Cette énergie est aussi celle qui permet aux ambitieux et aux rêveurs endurcis comme Thomas ou Marc Vasseur de réaliser leurs rêves, et de nous emmener loin, grâce à leur foi dans leur imagination et grâce aux progrès de la technologie. On peut d’ailleurs voir un parallèle entre les scientifiques subjonctifs du conte d’Erik Orsenna et les ingénieurs de Cytale qui travaillent à la même entreprise : celle de matérialiser dans le réel les rêves des subjonctifs sous la forme d’un livre ouvrant sur l’infini de l’imagination. Ces rêves, il s’agit de ceux qui durent grâce à la persévérance de leurs créateurs. C’est ce que cherchent à faire comprendre à Jeanne tour à tour la Nommeuse à la page 85, puis Dany le roux : 1 Marlène Giroudon, sous la direction de DUCASSE Jean-Paul, Culture écrite et Internet : le renouveau des formes du récit, IEP de Lyon, Filière « politique et communication », sept. 2001, [en ligne]. Adresse URL : http://doc-iep.univlyon2.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/MFE2001/giroudonm/these.html 2 Ibid. 3 Ibid. 4 « Virtuel, arts », in Collectif, Encyclopaedia Universalis multimédia, version 9, op. cit. 5 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 85. 6 Ibid. 54 – Qu’est-ce qu’un vrai rêve ? – C’est un rêve qui dure. Et s’il dure, c’est qu’il s’est marié. Marié avec la volonté.1 Comme le virtuel suggère un monde fantasmé et fabuleux, le subjonctif se fait le mode du rêve dans lequel tout être peut se projeter, comme dans un miroir déformant de la réalité, un miroir subjectif, ce qui justifie l’image du livre comme écran de mer chez Erik Orsenna, renvoyant par reflet les vies qu’il contient. L’île de Dany le roux représente alors un véritable coffre à rêves inépuisable. Par exemple Jeanne décrit le quartier général des subjonctifs « [moins] [comme] un café qu’un grenier, un doux désordre de toutes les choses qui font rêver les enfants »2, « [un] catalogue joyeux de tous les êtres humains »3. De plus, le grammairien au chapeau de paille du CNRS4 affirme qu’« [un] subjonctif sans rêve est comme une planète privée d’eau : la vie s’en retire. »5 La femme d’Emilio, emprisonnée par Nécrole parce qu’elle emploie le subjonctif, déclare même solennellement à son mari qu’« [aucun] amour, pas même le plus grand, ne [l]’empêchera de rêver. »6 Elle refuse de renoncer à ce mode, même au prix de sa liberté et de son amour. En outre, les savants étudient les rêves dans le sommeil des subjonctifs à l’aide d’électrodes placée sur leur tête7. Et puis, au début du chapitre XXIV8 Jeanne raconte « le cinéma des rêves »9 qu’elle a fait en plongeant plusieurs fois dans les carrés de mer des scientifiques. Le livre électronique constitue en effet une plongée dans les univers oniriques inventés par les écrivains, que l’auteur pourrait qualifier de rêveurs. Tout livre, et plus encore l’e-book par sa nature magique puisqu’il incarne le livre infini, représente un rêve en soi. Aussi « les trois plus grands écrivains de la mer, depuis que la mer et les livres existent »10 selon Erik Orsenna, c’est-à-dire Conrad, Hemingway et Melville, ainsi que Borgès, maître de la 1 Ibid., p. 121. Ibid., p. 114. 3 Ibid., p. 115. 4 « Centre National de Recherche du Subjonctif », in Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 127. 5 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 132. 6 Ibid., p. 101. 7 Ibid., p. 118. 8 Ibid., pp. 167-168. 9 Ibid., p. 68. 10 Ibid., p. 149. 2 55 nouvelle fantastique, sont présents dans son conte comme les figures de parfaits subjonctifs. Chez Borgès, obsédant, le rêve s’accompagne également de la thématique de l’homme avançant à tâtons dans l’existence, la vie étant pour lui synonyme de labyrinthe. Or la cécité se retrouve chez ces auteurs ; Borgès et Melville furent eux-mêmes aveugles. Elle symbolise aussi probablement le fait que rêver demande de savoir fermer les yeux sur le réel, pour s’en échapper, et s’adonner à cet autre type de perception qu’est l’imaginaire. Le rôle de Borgès dans Les Chevaliers du subjonctif consiste donc à rêver pour les autres, car selon Thomas, pour un aveugle, « [r]egarder, […] c’est inventer »1. Le rêve est par ailleurs un thème fréquent dans l’œuvre d’Erik Orsenna. Par exemple dans Madame Bâ le mari de Marguerite est atteint de la « maladie du rêve »2 et contamine ses enfants. Il reprend ce motif dans les Chevaliers du subjonctif à travers les courtisans de Nécrole qui déclarent en cœur que « le rêve est la plus malfaisante des maladies »3, celle que l’on peut nommer aussi maladie du subjonctif, et dont Jeanne est également victime : « j’étais à mon tour frappée par la contagion du subjonctif : je n’arrêtais plus d’imaginer, même l’invraisemblable. »4 Et le rêve s’associe souvent à l’image de l’enfance, comme s’il en était le privilège. Chez Erik Orsenna ce motif est prégnant, notamment dans les Chevaliers du subjonctif, et semble signifier la nécessité de rester enfant pour préserver une certaine naïveté utile à l’imagination. Ainsi Thomas déclare qu’il veut demeurer un enfant éternel5 en réponse à la remarque de sa sœur qui lui affirme qu’ « [il] n’y a que les enfants qui veulent tout »6. De plus, Jeanne et le cartographe ont la curiosité des enfants, comme l’auteur le souligne à plusieurs reprises7, et les Subjonctifs sont surnommés par Nécrole des « enfants gâtés »8. En outre, l’auteur mêle les âges, comme pour signifier que tout individu possède une part d’enfant en soi, et une part d’adulte – l’oxymore n’étant en réalité pas paradoxale dans le monde d’Erik Orsenna, puisque le jeu de la fiction implique une certaine crédulité et une capacité à faire abstraction du réel aisées pour un enfant. Par exemple Jeanne se décrit elle-même comme une 1 Ibid., p. 162. Erik Orsenna, Madame Bâ, Paris, Fayard/Stock, 2003, p. 195. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 97. 4 Ibid., p. 123. 5 Ibid., p. 23 6 Ibid., p. 22. 7 Ibid., pp. 42, 50-51. 8 Ibid., p. 97. 2 56 vieille jeune fille : « Pardon, Dany, je suis une très jeune vieille dans mes goûts »1, s’excuse-t-elle au grand gamin subjonctif. De même, le personnage du cartographe apparaît sous les traits d’un vieil enfant : « Un gamin. Un vieux gamin ridé. Sûrement pas plus d’un mètre cinquante et sûrement plus de quarante ans. »2 Cette figure n’est pas sans évoquer l’auteur lui-même, quinquagénaire de petite taille, qui, en tant que conteur et écrivain en général, appartient au monde de l’enfance et du rêve. C’est d’ailleurs probablement cette part d’enfance en lui qui l’a fortement sensibilisé à la magie du projet du Cybook. De surcroît, ce qui intéresse surtout Erik Orsenna dans le subjonctif, c’est qu’il incarne l’univers du possible. L’île du subjonctif s’oppose à celle de l’indicatif, qui représente la réalité triviale et ses limites. Aussi lorsque Jeanne et Jean-Luc retournent dans l’indicatif, le pilote constate son impuissance face aux contraintes du réel qui l’empêchent d’atterrir : « Je ne peux pas ! […] Impossible »3, se résigne-t-il. Selon Nécrole, dictateur de l’archipel des mots, le subjoncif représente le mode du doute, de la liberté et des insoumis : « Les Subjonctifs sont les ennemis de l’ordre, des individus de la pire espèce. Des insatisfaits perpétuels. Des rêveurs, c’est-à-dire des contestataires. »4 Il s’agit donc de l’île des rebelles, de ceux qui refusent son pouvoir et luttent pour leur liberté. C’est le cas de Thomas, pour qui le subjonctif incarne le temps de tous les possibles, premier sens du mot « virtuel » dont les synonymes sont « puissance ; potentiel, possible. »5 Dany le Roux explique en effet à Jeanne que « [réclamer] le possible, tout le possible, c’est critiquer le réel, […] ceux, comme Nécrole, qui veulent que rien ne change. »6 En cela, l’île du subjonctif – ou de la liberté – renvoie à l’espace de l’Internet comme lieu de parole, d’échange et de démocratisation fondé sur des principes comme l’ouverture et la tolérance. Chaque personnalité, sensibilité, chaque imaginaire peut y trouver sa place et son mode d’expression, sans être contraint, si ce n’est par la liberté et le respect d’autrui. Le refuge de Thomas et de Dany le roux pourrait donc tout aussi bien être l’île Internet. De plus, l’île du subjonctif s’inspire largement du 1 Ibid., p. 171. Ibid., p. 41. 3 Ibid., p. 176. 4 Ibid., p. 97. 5 Collectif, le Petit Larousse illustré, op. cit. 6 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 120. 2 57 berceau familial de l’auteur, Bréhat : « C’est vrai que j’ai passé mon enfance dans une île entourée d’une mer qui bougeait beaucoup. C’était l’île de tous les possibles, dont la forme variait en fonction des marées. Typiquement subjonctif ! »1 L’île du subjonctif possède en effet des contours indéfinis et mouvants – opposés à l’ordre despotique imposé par Nécrole – que le cartographe ne parvient pas à dessiner2. Jeanne comprend alors que l’île diffère à chaque seconde car « [par] définition le possible n’a pas de limites »3. C’est l’occasion pour l’auteur de souligner à nouveau, à travers le cartographe, que la science permet de réaliser l’impossible : « La science n’est pas ennemie du mouvement, il suffit de dater. »4 En effet grâce à la datation, il réussit à dessiner les îles du subjonctif. Ici, ce mode évoque donc l’écran du livre électronique ou de l’ordinateur, sur lesquels la textualité devient mobile. Ainsi, l’écran mouvant du Cybook apparaît comme un écran subjonctif par excellence puisqu’il change en fonction des différents contenus qu’il affiche. Et cette caractéristique concerne aussi l’espace mobile de l’Internet lié à sa nature évolutive, reposant sur les concepts d’actualisation et d’ouverture et faisant osciller sans cesse l’Internet entre l’éphémère et l’ajout de nouvelles données. L’île instable et animée du subjonctif symbolise aussi le grain de folie et de fantaisie qui vit dans tout être humain et qui stimule à accomplir de grandes choses. L’amour s’avère d’ailleurs une variété du subjonctif. Aussi lorsque madame Jargonos tombe amoureuse de Dario, le musicien, et connaît avec lui son premier chagrin d’amour, elle se réfugie aussitôt dans l’île du subjonctif, où elle peut s’abandonner à sa supplication amoureuse5. Le subjonctif incarne en effet « l’univers du doute, de l’attente, du désir, de l’espérance »6, et dans tous les cas, il permet d’ouvrir le champ de l’imaginaire. Selon Olivier Maison, il représente « le mode du virtuel, celui qui permet de conjuguer la réalité avec nos désirs, en espérant que la concordance des temps permettra sa réalisation. »7 À ce titre Thomas conçoit son écran de rêve – qui symbolise le Cybook – comme la 1 Isabelle Blandiaux, « Aimer au subjonctif », la Dernière Heure, Bruxelles, 08/10/2004, p. 22, [en ligne]. Adresse URL : http://www.dhnet.be/index.phtml?content=http://www.dhnet.be/dhjournal/archives.phtml 2 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 106. 3 Ibid., p. 107. 4 Ibid., p. 109. 5 Ibid., pp. 144-146. 6 Ibid., 107. 7 Olivier Maison, « Le retour du petit prince de la grammaire », Le Journal de la culture, Marianne, n° 386, 11/09/2004, [en ligne]. Adresse URL : http://www.marianne-enligne.fr/archives/e-docs/00/00/1C/EC/document_article_marianne.md 58 possibilité d’exaucer ses fantasmes et de vivre plusieurs vies, celles des héros qu’il rêve, et qui correspondent aux histoires inventées par les écrivains dans le cas du livre électronique. Au lieu de projeter son rêve dans le réel selon le principe du subjonctif qui place le sujet en position de souhait et d’attente – « je veux qu’il vienne » par exemple –, il le réalise virtuellement en se projetant dans le fictif. Aussi quand Thomas confie à sa sœur son ambition ultime de pouvoir entrer dans ses rêves, c’est qu’il a bien cerné le potentiel immense du virtuel, autrement dit le détour par l’imaginaire, qui constitue le pouvoir suprême de devenir tout, de voyager dans « tous les univers possibles. »1 Erik Orsenna semble alors transparaître ici à travers ce personnage, lui qui déclare que « l’idée d’écrire c’est d’être tout le monde »2 et qui a compris l’enjeu de l’Internet comme lieu par excellence du possible – ce que Marlène Giroudon traduit par l’expression de « doublon de notre planète avec tous ses possibles irréalisés. »3 La « Toile » incarne pour elle aussi le lieu du possible, « un laboratoire où se construisent […] les utopies de demain »4. Dans cet univers virtuel, le possible illimité prend même des allures de magie – cette dernière relevant aussi de l’imaginaire et du fictif – c’est pourquoi Erik Orsenna surnomme le Cybook « ardoise magique », concevant alors les potentialités insoupçonnées de la science du virtuel. Erik Orsenna parvient donc à relier dans sa définition du subjonctif tous les sens du virtuel, à savoir la force, la volonté, le rêve et le possible, ainsi qu’un autre thème qui regroupe aussi ces valeurs subjonctives : la chevalerie. Lorsque Jeanne souhaite adhérer au « club »5 de ce « mode révolutionnaire »6, elle apprend en effet par Dany que les Subjonctifs forment une chevalerie, capable selon lui de changer le monde. La présence de la force et de la volonté inhérentes à la définition du subjonctif d’Erik Orsenna transparaissent donc à nouveau. Thomas déclare en effet que « [le] rêve est une bataille »7. Ainsi le chevalier subjonctif partage des valeurs 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 159. Emission « Le Fou du roi », animée par Stéphane Bern, France Inter, le 20/06/2005, à 11h, [en ligne]. Adresse URL : http://www.radiofrance.fr/chaines/franceinter01/emissions/fouduroi/fiche.php?did=34418 3 Marlène Giroudon, sous la direction de DUCASSE Jean-Paul, Culture écrite et Internet : le renouveau des formes du récit, op. cit. 4 Ibid. 5 Ibid., p. 120. 6 Ibid. 7 Ibid. 2 59 communes avec le chevalier médiéval. Par exemple les grammairiens du Centre National de Recherche du Subjonctif parlent de leur discipline « avec la fièvre de ceux qui se préparent à un combat. »1 D’autre part, « les vrais grammairiens sont des athlètes »2, et des « explorateurs. »3 Ce dernier terme fait en outre écho au surnom « l’Explorateur »4 donné à Borgès au centre de recherche des subjonctifs. De plus, la quête de ces chevaliers consiste à sauver leurs rêves. Enfin, dans Grand Amour5 le chevalier grammairien Gabriel partage même la galanterie du chevalier courtois, notamment lorsqu’il vient en aide à une candidate à l’agrégation de grammaire : « le chevalier grammairien vola, plume à la main, au secours de la très jeune femme qui pleurait. »6 Dans ce roman l’image de la chevalerie est d’ailleurs très présente pour qualifier la grammaire, comme le souligne le narrateur : « la chevalerie est une grammaire. Et réciproquement. La première est l’honneur des hommes, la seconde l’honneur des mots. »7 Il décrit ensuite un cour de grammaire à la Sorbonne : « La langue française était devenue notre fiancée, notre Dame. Chacun voulait prendre soin d’elle, la nourrir d’œuvres immenses, guerroyer pour elle. »8 De même, dans l’Exposition Coloniale il y a quatorze occurrences de l’expression « chevaliers de la vérité »9 sur six pages consécutives, qui semblent renvoyer aussi aux grammairiens et aux romanciers. D’ailleurs Gabriel s’interroge dans Grand Amour sur ce lien entre écriture et chevalerie : « et si la plume était un outil de chevalerie ? »10 Dès lors on comprend que pour Erik Orsenna, toute entreprise en rapport avec la langue française constitue un acte de chevalerie. Ecrivains, enseignants, éditeurs, tous sont les chevaliers du français et du livre. Ainsi l’aventure de l’édition électronique se place dans cette catégorie, et c’est pourquoi il est fier d’y participer. Le combat mené par Cytale pour la lecture entre en effet dans le cadre de sa quête chevaleresque pour la défense et l’enrichissement de la langue et de ses subtilités, au même titre que ses contes sur la grammaire et le subjonctif, « en plein dans [son] rôle d’Académicien, de défendre la langue 1 Ibid., p. 125. Ibid., pp. 126-127. 3 Ibid., p. 131. 4 Ibid., p. 162. 5 Erik Orsenna, Grand Amour, Paris, Seuil, 1993, 299 p. 6 Ibid., p. 25. 7 Ibid., p. 20. 8 Ibid., p. 77. 9 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., pp. 178-183. 10 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 26. 2 60 française. »1 Cette image surprenante de la chevalerie se comprend chez l’auteur comme le symbole de valeurs telles que l’honneur, la force et l’héroïsme, qui renvoient probablement à la part d’enfant qui subsiste en lui. En effet, le rêve de devenir chevalier correspond à celui de tout enfant souhaitant devenir un héros, et évoque par exemple le personnage de Thomas et de son ambition naïve et superbe. La quête du Graal se révèle alors pour Erik Orsenna, celle du langage et de l’amour des mots qu’il considère comme les biens les plus précieux à préserver et à répandre partout dans le monde. Ainsi, la volonté des subjonctifs de changer le monde se perçoit aussi chez Erik Orsenna, et ce rêve s’offre à lui comme possible grâce au Cybook. L’Internet, et le Cybook en particulier, partagent donc de nombreuses caractéristiques avec le subjonctif. Ceci se comprend d’autant plus que l’auteur a écrit ce conte après l’aventure de Cytale, et en y pensant – consciemment ou non – puisque l’allusion au Cybook est présente, même si elle reste implicite, à travers l’image des écrans de mer. Dès lors le Cybook s’avère un projet subjonctif, auquel les Chevaliers du subjonctif rendent hommage sous forme d’ode au rêve et au virtuel. Les thèmes soulevés ici, à savoir le rêve, la liberté, le possible et la chevalerie, sont essentiels chez Erik Orsenna et nous aident à mieux saisir pourquoi il a choisi l’image de la mer pour caractériser le livre électronique. En effet, le subjonctif, qui parvient à mêler toutes ces valeurs, correspond selon lui au temps de l’idéal, parfait et immatériel, que symbolise la mer. 2.1.2. La mer, lieu de langage et univers subjonctif Il faut tout d’abord rappeler l’amour immodéré qu’Erik Orsenna éprouve pour la mer. Il le confie dans un entretien accordé à Roland Mihaïl et Antoine Silber : – Le bonheur parfait selon vous ? – Aimer, écrire, naviguer. Ça se ressemble. 1 Camille-Solveig Fol, Littérature : « J’ai choisi le conte car c’est une forme claire, facile, qui unit toutes les générations », Midi Libre, 18/10/2004. 61 – La couleur que vous aimez ? – Bleu marine. 1 Il confesse en mai 2000 qu’il « envisage d'ailleurs d'aller vivre en Bretagne quatre jours par semaine. La vie [étant] la seule carrière qui [l]'intéresse » 2, ajoutant que pour lui « une journée idéale, c'est écrire, faire le marché, la cuisine, puis partir en mer » 3. La mer l’attire, l’inspire, le fait vibrer, en particulier le courant nommé Gulf Stream, auquel il consacre son livre Portrait du Gulf Stream4. Aussi il exprime toute sa gratitude envers ceux qui l’ont aidé à écrire cet ouvrage : « Sans vous, […] je serais toujours à rêver d’un livre qui dirait, enfin, mon amour de la mer. »5 Il conçoit cette passion maritime comme héréditaire : « Dans ma famille, de tradition catholique, nos prières se devaient de rendre hommage à Dieu […], et tout de suite après au Gulf Stream. »6 Il insiste sur ce lien intime qui l’unit à ce courant: C’est dans l’île de Bréhat, berceau estival de ma famille, que j’ai appris l’existence du Gulf Stream et son influence (supposée) sur notre climat quasi tropical. Et c’est au Brésil, l’une des origines de ces douceurs, qu’une partie de cette famille avait choisi d’émigrer au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 7 La mer est vaste, secrète, imperceptible dans ses méandres et ses bas fonds. Elle est pour lui le miroir des sentiments humains, de leurs peurs et de leurs aspirations. Image de la transparence, l’eau est le plus pur reflet de soi et du monde. L’image de la mer comme représentation du Cybook s’avère donc pertinente pour coller à sa définition du virtuel comme projection d’un moi fictif, ou comme miroir imaginaire. Un morceau de mer signifie en effet pour Erik Orsenna un reflet à ses rêves. Ainsi dans les Chevaliers du subjonctif la mer est définie comme « le grand 1 Roland Mihaïl, Antoine Silber, « Questionnaire de Proust : Erik Orsenna », L’Express, 14/06/2001, [en ligne]. Source : Erik Orsenna, « Orsennathèque », L’Archipel d’Erik Orsenna. Adresse URL : http://www.erik-orsenna.com/orsennatheque/orsenna_lexpress_140601.pdf 2 Pascale Frey, « Erik Orsenna est un actif polyvalent », Lire, loc. cit. 3 Ibid. 4 Erik Orsenna, Portrait du Gulf Stream, Paris, Seuil, 2005. On utilisera désormais pour mentionner cet ouvrage l’abréviation : Erik Orsenna, PGS, op. cit. 5 Ibid., p. 249. 6 Ibid., p. 13. 7 Ibid., p. 75. 62 miroir »1, c’est-à-dire « le miroir de nos rêves »2. En effet, à chaque grande marée, tous les subjonctifs de l’île se donnent rendez-vous pour regarder la mer et rêver. Ils appellent cela les « exercices »3 – vitaux pour eux – qu’ils effectuent dans « la baie du Miroir »4 ce morceau de mer cerné par des collines qui ressemble à « un vaste amphithéâtre naturel tapissé d’herbe »5, ou encore à « une glace pour que s’y mire un géant »6. La mer devient alors l’image de la perfection et de la pureté : « l’étendue d’eau formait un cercle parfait »7, souligne la narratrice Jeanne, admirative. Il reprend ce motif dans Deux étés avec l’image du miroir liquide à travers le lac Léman8, et dans La Grammaire est une chanson douce où la mer est décrite « transparente comme une vitre »9. Dans L’Exposition Coloniale Gabriel s’extasie lui aussi devant une « mer qui reste vide, sans voile, même quand le ciel est bleu »10. Cette mer propice au rêve va l’emporter et lui donner l’envie de s’installer sur l’île où il se trouve, l’omniprésente Bréhat. Il évoque ce désir à la page suivante : « l’amorce d’un vrai rêve : m’installer ici, avec armes et bagages, avec Ann et Clara […], sitôt la fin de la guerre. »11 Dans Portrait du Gulf Stream le fameux courant est également surnommé en sous-titre le « réservoir de rêves »12. Erik Orsenna estime en effet que « [poissons] et bateaux ne sont pas les seuls à se laisser entraîner par le Gulf Stream. Les rêves humains, aussi, se font emporter. »13 Enfin, à travers Grand Amour l’auteur évoque le thème du livre miroir, liant à nouveau la littérature et la mer dans cette image marine, et renvoyant au livre virtuel comme le conçoit Thomas dans les Chevaliers du subjonctif. En effet, Gabriel, autobiographe, devient « miroir »14 des personnalités dont il écrit la vie. Ici la signification du verbe « miroiter » est à souligner, mêlant dans ses deux sens le rêve et le reflet, l’image de l’inconscient et celle de l’apparence physique. En effet dans le Petit Larousse ce verbe est défini comme suit : « Réfléchir la lumière avec 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 148. Ibid 3 Ibid., p. 137 4 Ibid., p. 140. 5 Ibid 6 Ibid., p. 141. 7 Ibid., p. 140. 8 Erik Orsenna, Deux étés, Paris, Le livre de poche, 1997, p. 44. 9 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 47. 10 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 463. 11 Ibid., p. 464. 12 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 145. 13 Ibid. 14 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 39. 2 63 des éclats scintillants. ◊ Faire miroiter : faire entrevoir comme possible pour séduire. »1 On note d’ailleurs que le sens de séduction est présent dans le mot « subjuguer » tiré du verbe « subjungere ». Ainsi les notions d’attentes, de désirs, de même que celle du « possible » présentes dans la définition du subjonctif d’Erik Orsenna se retrouvent dans ce verbe qui se rapporte dans son sens premier à une étendue d’eau. En outre, l’amour – où l’on projette sans cesse ses attentes sur l’autre – s’illustre aussi comme une sorte de grand miroir symbolisé avec pertinence par la mer. Erik Orsenna associe donc naturellement la mer et le subjonctif. Dans Portrait du Gulf Stream, l’auteur suggère même d’« [utiliser] la mer comme source d’énergie »2 et la fait correspondre davantage à sa définition du subjonctif comme « charrette »3 ou force qui tire. Outre sa qualité de miroir et de catalyseur à rêve, la mer évoque le vertige horizontal, la thématique de la limite, l’immensité, en somme la liberté absolue, autrement dit l’idéal pour ce peuple de contestataires que sont les subjonctifs. Image spatiale de l’infini, et donc du possible, elle représente « le Grand subjonctif »4. En cela elle évoque la pampa argentine pour Borgès, cette mer d’herbe qui constituait pour lui le « vertige horizontal »5, et l’Internet qui ne connaît pas de limites, puisqu’il est extensible et ouvert à l’infini. De même dans un entretien, il confie que « [la] mer est pour [lui] un grand lieu de liberté où chacun trace son propre chemin »6, comme les internautes qui se partagent également un espace infini à naviguer, à explorer selon les vagues amenées non pas par le vent, mais par l’hypertexte, et ce sans jamais se percuter. La lecture sur l’Internet laisse un sillage différent selon chaque lecteur, comme celui du bateau en mer. Ainsi le bateau, « outil typiquement subjonctif »7 selon Jeanne, incarne au mieux le véhicule libérateur de ce mode révolutionnaire qu’est le subjonctif. Elle l’explique aux chercheurs grammairiens du CNRS : « Quand vous avez un bateau, vous pouvez 1 Collectif, le Petit Larousse illustré, op. cit., p. 657. Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 146. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 85. 4 Ibid., p. 148. 5 Jorge Luis Borgès, « Homenaje a Victoria Ocampo », Buenos Aires, Sur, n° 349, 1980. 6 Michel Pacot, « Pour l’amour de la langue, de la grammaire et du subjonctif », Vers l’Avenir, Samedi plus, 02/10/2004. 7 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 128. 2 64 aller partout. D’accord ? Rien ne vous retient. Donc tout est possible. »1 Il n’y a en effet pas de frontière sur la mer, c’est pourquoi Thomas déclare que « [la] mer porte en elle tout le Possible. »2 D’ailleurs les chercheurs subjonctifs travaillent dans un bateau3, et les grammairiens se réunissent dans un ancien chantier naval, comme le remarque Jeanne4. Ici cette image du bateau évoque à nouveau le Cybook, qui, en tant qu’outil subjonctif, permet de lire n’importe où, et n’importe quand. Et c’est notamment cette liberté donnée à la lecture qui a séduit l’auteur dans le projet du livre électronique. En outre, la mer est avant tout subjonctive parce qu’elle symbolise le mouvement et l’éphémère, à l’image de l’Internet, outil subjonctif comme on l’a vu précédemment. Dans Portrait du Gulf Stream, l’auteur s’attarde sur les caractéristiques exceptionnelles de l’élément liquide : l’eau n’a pas de forme propre, c’est-à-dire qu’elle peut les prendre toutes. Cette double nature de la mer, matérielle et informe, explique pourquoi tant de cosmogonies placent un océan à l’origine des origines. De la mer sort la vie. C’est alors que commence l’aventure du divers. Notons que la science ne dit guère autre chose.5 Cette particularité de l’eau d’épouser la forme de son contenant rappelle l’écran mouvant du Cybook et l’aspect subjonctif qui s’y rattache. En effet, l’Internet et le livre électronique incarnent bien cette dualité entre le palpable et l’« informe » puisque l’écran d’ordinateur ou de l’e-book matérialisent dans un contenant un contenu immatériel car séparé du support papier. Ainsi la littérature de la bibliothèque virtuelle de Cytale apparaît comme fuyante, et de nature presqu’insaisissable, car elle se situe en dehors du livre papier. Du reste, il admire aussi l’eau pour son rapport au temps, qui en fait le lieu du possible par excellence : Les cartes de la terre ferme, les cartes géologiques, descendent aussi dans les profondeurs. Mais on dirait qu’elles découpent des matières figées, desquelles le temps s’est retiré. Alors qu’une carte marine qui va jusqu’aux abysses plonge dans la vie même du temps, de tous les temps 1 Ibid Ibid., p. 156. 3 Ibid., p. 154. 4 Ibid., p. 127. 5 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 19. 2 65 possibles. On dirait qu’elle rencontre des dizaines de clepsydres, un peuple infini d’horloges encore invisibles.1 À ce sujet, l’Internet se rapproche d’une certaine façon de cette mer refuge du temps, peuplé également d’horloges qui actualisent et changent l’information à chaque instant. L’Internet ressemble à un grand aquarium, où les données, presque vivantes, se renouvellent sans cesse. De surcroît, dans l’univers orsennien les chevaliers partagent les qualités des navigateurs. Il y fait allusion lorsqu’il rend hommage aux marins dans Portrait du Gulf Stream, nous évoquant par là même les héros des Chevaliers du subjonctif : « ces explorateurs aussi fragiles dans les tempêtes qu’obstinés dans leur curiosité : les marins. »2 En effet, ces marins nous rappellent Jeanne et le cartographe, leur curiosité, et le naufrage des deux enfants au début de La Grammaire est une chanson douce. À la fois synonyme d’évasion et miroir des hommes, la mer attire donc naturellement les subjonctifs que sont les écrivains, et de ce fait symbolise un lieu littéraire et poétique. C’est ce qu’Erik Orsenna comprend et explique lors d’un entretien : Je me suis demandé pourquoi autant d’écrivains aimaient la mer. Pour la liberté bien sûr, la curiosité, la volonté d’explorer. Mais aussi, parce qu’en mer, comme dans le désert, on se retrouve face à soi-même, ses rêves, ses espoirs, ses hantises. En mer, on va à l’essentiel.3 Espace propice au recueillement, comme tout livre ou tout rêve dans lequel on quitte le réel pour mieux se retrouver et se connaître, elle suscite lyrisme et inspire de nombreux artistes et écrivains. Il nous en donne l’exemple, avec un auteur habituellement froid, qui se fait poète en évoquant le Gulf Stream : Les mouvements du Gulf Stream, indiquant les saisons aux cétacés et servant d’horloge dans l’Océan, nous ont suggéré l’idée d’une espèce de cœur dont les pulsations pourraient expliquer certains phénomènes. […] 1 Ibid., p. 73. Ibid., p. 78. 3 Jean-Pierre Bouteiller, « Le subjonctif, univers du possible », Dernières Nouvelles d’Alsace, n° 232, 02/10/2004. 2 66 Cette sorte de pulsation s’entend aussi dans les mugissements des orages et les sifflements des vents.1 Ce jeu des correspondances entre la mer et les mots dans son imaginaire s’explique d’abord par son enfance et sa famille. En effet, son amour pour la mer lui a été légué par son père ; quant à sa passion pour les histoires, il la doit à sa mère. Dans Portrait du Gulf Stream, il remercie son père en lui dédicaçant2 son ouvrage, puis en évoquant le souvenir « du jour où [il lui] apprit la dérive »3. Dans un entretien au quotidien Le Monde il exprime également toute la reconnaissance qu’il éprouve envers sa mère : Ma mère m’a donné l’amour – passionnée et raisonnée ? – de la langue française. Chaque soir, elle me racontait des histoires en s’arrêtant sur un mot encore inconnu, me montrant comme il ouvrait une nouvelle porte sur le monde.4 Dans son site Internet, il raconte le lien qui depuis son enfance unit la mer et les mots : J'ai appris à naviguer avec mon père sur son île, Bréhat. Enfant, j'y passais toutes mes vacances. C'était un rendez-vous avec la mer et la lecture, un rendez-vous de bonheur et de liberté. 5 Il en parle à nouveau dans un magazine de voile lors d’une interview où il exprime cette passion qui a très vite influencé ses goûts de lecture : Ma famille est en grande partie bretonne et j’ai été élevé dans le culte de la mer. Mon premier bateau était une plate ; j’y ai appris à godiller à quatre ans, et bientôt je lui ai mis une voile. Ensuite mon père m’a initié au Cormoran, tout en me racontant de nombreuses histoires maritimes. 1 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 57. Ibid., p. 7. 3 Ibid., p. 12. 4 Philippe-Jean Catinchi, « La langue est le lieu par excellence de la transmission », Le Monde des livres, 10/09/2005. 5 Erik Orsenna, L’Archipel d’Erik Orsenna, [en ligne]. Adresse URL : http://www.erikorsenna.com/erik_orsenna_mer.php 2 67 Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que, dès que j’ai su lire, mes goûts ont aussitôt été vers les récits de voyages en bateau : Le Toumelin, Bardiaux…1 Cette affection maritime contamine donc naturellement sa littérature et son univers d’écrivain. Ainsi les auteurs marins sont bien évidemment présents dans ses œuvres : Conrad, Melville, Hemingway, notamment dans Les Chevaliers du subjonctif où ils se prêtent aux exercices des subjonctifs en « [écrivant] la mer » 2, la puisant comme des pêcheurs dans la baie « généreu[se] » et « inépuisable »3. Il ne manque pas en outre de rendre hommage à Jules Verne dans Portrait du Gulf Stream4. De plus, les métaphores marines foisonnent, par exemple celle-ci extraite de Grand Amour : Pour la haine, il faut prendre personnellement la mer. Les jeunes gens bien élevés restent au Yacht-Club : blazers à macarons et jumelles vissées sous le front, ils regardent au loin la régate et ricanent.5 On peut aussi citer l’avant-propos de Portrait du Gulf Stream intitulé « Avant d’embarquer » : Cet endroit de la ville m’a toujours semblé violemment maritime : les passants sont si nombreux qu’ils se perdent et se mêlent, bientôt forment foule, et la foule circule comme de l’eau. Deux rivières aux flots tumultueux, la Chaussée-d’Antin, la rue Mogador, se jettent dans la mer du boulevard Haussmann. Quand la Bretagne me manque trop, je vais là-bas profiter du spectacle. […] De haut (il suffit de grimper quelques étages et d’ouvrir une fenêtre), c’est le raz de Sein, le Fromveur : mêmes marées furieuses montantes ou descendantes, mêmes contre-courants timides léchant les vitrines. Et mêmes tourbillons : on dirait que, soudain, ils se détachent du flux principal et se mettent à vivre leur vie propre.6 1 Véronique Guillou, « Érik Orsenna : un tout jeune dragoniste… », Voiles News Magazine, 08/04/2004, [en ligne]. Adresse URL : http://www.voilesnews.fr/portrait_eric_orsenna.htm 2 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 151. 3 Ibid. 4 Erik Orsenna, PGS, op. cit., pp. 55, 123. 5 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 218. 6 Erik Orsenna, PGS, op. cit., pp. 226-227. 68 Par ailleurs, son site Internet prend la forme d’un archipel où le Capitaine Orsenna invite les internautes dans ses différentes îles, notamment celle « de la Grammaire »1, ou bien l’« île de Madame Bâ »2. En outre, si la mer inspire tant l’écriture, c’est aussi car selon Erik Orsenna elle métaphorise le langage et la littérature. À ce titre, elle renvoie à nouveau à l’espace de l’Internet qui représente le lieu des mots par excellence, puisque l’écrit y est le véhicule privilégié de l’information et de la communication. La langue s’apparente dans son esprit à cet immense contenant marin ouvert à toutes les combinaisons, qui l’assimile à la bibliothèque imaginée par Borgès, et à l’Internet. Cette image transparaît dans la Grammaire est une chanson douce, avec une mer de mots3, véritable livre ouvert à tous les possibles, figurée par les lettres du scrabble et les pages de dictionnaire éparses dans la mer, après le naufrage du bateau de Jeanne et Thomas. Jeanne s’en émerveille, lorsqu’elle s’amuse à pêcher ces motspoissons : Un mot qui flottait sur l’eau verte, un mot plat comme une méduse ou une limande. […] Des milliers de mots, un banc immense clapotait tranquillement devant nous. Il suffisait de tendre les bras pour les pêcher.4 Ce motif d’une mer dictionnaire fait écho au passage où Jeanne nous raconte ses flâneries « au fond d’un dictionnaire »5, et au chapitre de Portrait du Gulf Stream où l’auteur rend hommage à l’un de ses auteurs préférés, en utilisant la même métaphore : « Jules Verne fait du Gulf Stream un véritable aquarium, le plus riche de la planète. Il y déverse un plein dictionnaire. »6 Ce leitmotiv obsédant n’est pas anodin puisqu’il s’agit du rêve subjonctif d’Erik Orsenna, tel qu’il exprime dans Deux étés : 1 http://www.erik-orsenna.com/ Ibid. 3 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 32. 4 Ibid., p. 33. 5 Ibid., p. 60. 6 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 123. 2 69 Mon rêve à moi va m’emporter, toujours le même depuis quarante ans : une régate de dictionnaires. Ils flottent sur l’eau, ouverts en leur milieu, et virent lentement autour de l’île. Le vent feuillette leurs pages. Elles se dressent dans l’air, l’espace d’un instant. Alors elles ressemblent aux voiles carrées du légendaire radeau Kon Tiki qui traversa, un an après ma naissance, la moitié du Pacifique.1 Dans Madame également l’auteur emploie l’image frappante de l’union des mots et de l’eau avec les livres qui flottent sur le fleuve Sénégal2. L’héroïne Marguerite considère le fleuve comme une ligne à déchiffrer : « la ligne de mes cahiers sur laquelle je devais dérouler mon écriture »3. Elle passe des heures entières à le contempler, ce qui exaspère ses parents : « Marguerite, tu crois peut-être que c’est dans le fleuve que tu vas apprendre à lire ? »4. La métaphore est visible également à plusieurs reprises dans Grand Amour, notamment lorsque le narrateur nous raconte que « le candidat rédigeait sa dissertation comme on pagaie sur un fleuve au courant favorable »5, puis au moment où l’autobiographe Gabriel rencontre le griot, qui le décrit de la sorte : le nageur sans effort d’une existence à l’autre, le caméléon secret des personnalités, le pisteur infaillible dans la jungle des exceptions grammaticales, sur le lac des mots le manieur obstiné de la pagaie métallique plume […].6 On peut noter de surcroît l’expression du capitaine du navire de la Grammaire est une chanson douce demandant à Jeanne et Thomas « [où ils ont] appris l’Océan »7, puisque l’on dit qu’il faut savoir lire la mer pour naviguer. Ajoutons à cet exemple l’image du mot bouée8 auquel Jeanne s’accroche lorsque le bateau sombre : « il me semblait qu’à force de le dire le mot gonflait, comme le cou de certains oiseaux amoureux, je l’avais entouré de mes bras, douceur, ma bouée. »9 D’autre part, dans 1 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 190. Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 102. 3 Ibid., p. 97. 4 Ibid. 5 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 23. 6 Ibid., p. 45. 7 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 20. 8 Ibid., pp. 26-28. 9 Ibid., p. 28. 2 70 Deux étés la mer souffle des mots1 à Gilles, le traducteur en peine d’inspiration. L’élément naturel y est personnifié, figure jalouse de sa rivale qui accapare les rêves durant ces deux étés de traduction collective sur l’île de B., la littérature. Délaissée par les îliens, la mer décide de se venger de leur négligence en noyant le texte achevé de Gilles2. Si la traduction d’Ada, le chef d’œuvre de Nabokov, doit son existence à la muse marine, elle est aussi remportée par elle. Symboliquement, on peut donc déduire de cet exemple que la littérature naît et meurt de la mer. Dès lors pour l’auteur écrire et naviguer se ressemblent. Il file cette métaphore à chaque élément du comparant et du comparé, de telle sorte que le bateau devient livre, l’écrivain se fait marin, la page correspond à la voile et le traducteur s’apparente à un « corsaire »3 : Ainsi fait le traducteur. Il capture un livre, en change tout le langage et le baptise français. Vous n’avez jamais pensé que les livres étaient des bateaux et les mots leur équipage ?4 Erik Orsenna compare également le travail du conteur, qui ne doit selon lui « jamais lâcher le ton »5, à l’agilité d’un surfeur : Comme en mer quand on se met sur une vague pour surfer dessus trois ou quatre milles, au risque de la perdre à la première fausse manœuvre. Le conte, c’est pareil. À un moment, pof, il n’y a plus de musique, c’est long, c’est lourd…6 Ici l’image du « surf » fait pour nous instantanément écho à la navigation sur le « Web » qui emprunte la même expression. Il exprime aussi cette analogie entre la navigation et l’écriture sur son site Internet lorsqu’il déclare être « de plus en plus frappé par la similitude entre le fait d'écrire “il était une fois” et celui de hisser la 1 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., pp. 189-190. Ibid., p. 179. 3 Ibid., p. 26. 4 Ibid., p. 26. 5 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, n° 2854, 25/09/2004, [en ligne]. Adresse URL : http://livres.telerama.fr/edito.asp?art_airs=MAG2146791 6 Ibid. 2 71 voile »1. Le narrateur de Longtemps, raconte que Gabriel est frappé de la même ressemblance : « [sitôt] l’il était une fois prononcé, comme si l’on avait hissé une voile, il prenait la mer pour l’univers raconté. Cette sorte de folie l’entraînait loin. »2 Erik Orsenna associe donc la virginité de la page à la voile blanche du bateau. Le blanc apparaît alors comme la couleur propice au voyage et à l’imagination, elle rappelle ainsi les yeux du personnage de Borgès, « presque blancs »3 selon Jeanne, et pouvant voir tous les mondes possibles, ainsi que la lumière allumée au fond des yeux de monsieur Henri à l’évocation de son rêve d’amour4. En outre, le langage utilise spontanément la comparaison entre les mots et l’univers liquide. En effet de nombreuses expressions dans la langue française utilisent cette métaphore de l’eau, comme la formule « ne pas tarir d’éloge », ou encore « boire les paroles de quelqu’un ». Ainsi, l’association entre l’eau et le langage est un phénomène naturel et partagé. N’en atteste le surnom d’océan donné à l’Internet, alors qu’il représente le plus important lieu de langage jamais imaginé. De plus, la mer regorge d’histoires et de légendes – en particulier sur les naufrages, comme en témoigne le Portrait du Gulf Stream5 d’Erik Orsenna – qui en font un univers littéraire riche et fécond. Cet ouvrage est l’occasion pour lui de constater la fertilité poétique propre à ce courant : « Le savoir a progressé, sans que la poésie recule. Car la “source” est plus mystérieuse encore qu’on ne croyait. Et l’histoire du Gulf Stream plus vaste et passionnante.»6 L’auteur s’amuse d’ailleurs à parsemer son récit de mythes et de fables liés aux cours d’eau, notamment au sujet du « monstre »7 qu’est le Corryvreckan : « Sur cette réalité farouche, les légendes n’ont pas eu de mal à broder. Dans l’Argyll, on affirme qu’une sorcière habite le tourbillon »8. Il ajoute même sur le mode du conte : « Il était une fois un certain Breacan, prince norvégien. »9 Il donne aussi l’exemple du Gange10, à propos duquel la mythologie indienne foisonne, telle qu’elle est décrite dans les anthologies 1 Erik Orsenna, L’Archipel d’Erik Orsenna, [en ligne], loc. cit. Erik Orsenna, Longtemps, Paris, Fayard, 1998, p. 109. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 162. 4 Ibid., p. 29. 5 Voir : Erik Orsenna, PGS, op. cit., pp. 51-52. 6 Ibid., p. 45. 7 Ibid., p. 211. 8 Ibid., p. 213. 9 Ibid., p. 214. 10 Ibid., p. 209. 2 72 sanskrites. Le narrateur rapporte en effet une légende sur l’origine du fleuve. Il raconte qu’au commencement le Gange coulait dans le ciel. Les dieux eurent alors l’idée de faire descendre le fleuve sur la terre, mais celle-ci était devenue très poussiéreuse : Malheureux ! leur dit Shiva, vous allez noyer la Terre sous un terrible déluge. Je propose que le Gange emprunte le chemin de ma chevelure. Ainsi, serpentant et son courant divisé, il s’écoulera sans dégât. Shiva tendit sa tête. Mais ses tresses étaient si touffues que les eaux s’y perdirent et, d’innombrables années durant, tournèrent dans cette jungle sans trouver d’issue.1 Par ailleurs, pour lui les mots sont le trésor de la mer. Dès lors si le Cybook emprunte l’image marine c’est pour mieux signifier la valeur de ce livre contenant une infinité de mots. Dans un entretien, Erik Orsenna explique pourquoi il les défend avec tant de ferveur : La navigation fait écho à l’écriture. Je barre mon imagination comme un bateau qu’il faut tenir et laisser aller. Les mots et la grammaire sont mes îles au trésor. Plus ça va, plus je m’aperçois que les mots sont des trésors, que chaque mot a une histoire. Les mots ouvrent sur des mondes extraordinaires. C’est pour ça que j’aime tant les îles, les jardins et les contes. Il y a un lien très étroit entre ce que laisse l’écriture et ce que laisse un sillage. Ça se referme et il reste une histoire. 2 Pour Erik Orsenna tout livre renferme un trésor car la littérature ouvre sur des mondes à l’image de Jeanne qui voyage dans l’écran de mer3, et le Cybook se révèle encore plus précieux que les autres livres car il ouvre sur l’infini, grâce notamment à la lecture hypertextuelle où chaque mot renvoie à une histoire si le lecteur-navigateur suit le lien. L’auteur rend grâce au précieux butin de la langue, qu’il a découvert dans son enfance et lui a permis d’enrichir sa vie : « Grâce aux 1 Ibid. Jean-François Le Texier, Jean-Michel Ulmann, « Le savoir est gai, l’ignorance est pauvre », Notre Temps, sept. 2004, p. 30. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 68. 2 73 mots, j’ai eu une vie tentaculaire. Les mots m’ont rendu la vie plus agréable. »1 Ainsi, au chapitre cinq de La Grammaire est une chanson douce2, monsieur Henri guide Jeanne et Thomas, devenus muets, vidés de leurs mots après la tempête, jusqu’au marché de vocabulaire. Les mots y sont considérés comme des biens de valeur, mais davantage situés du côté du plaisir et du désir, que de l’accessoire et de l’utilité comme le pense Nécrole3. « Les vrais amis des phrases sont comme les fabricants de colliers. Ils enfilent des perles et de l’or »4, confie à Jeanne le directeur de l’usine des mots – ici l’image du collier colle à nouveau à la lecture hypertextuelle où l’on lit des histoires en enfilade selon les liens que l’on ouvre. Jeanne se sent « pauvre » quand elle constate qu’elle n’utilisait auparavant que très peu de mots pour s’exprimer : ma vie d’avant m’a fait honte, la vie d’avant le naufrage, une vie de pauvre, une existence de quasi-muette. Combien de mots employais-je avant la tempête ? Deux cents, trois cents, toujours les mêmes… Ici, faîtes-moi confiance, j’allais m’enrichir, je reviendrais avec un trésor.5 Cette richesse est également évoquée par le père de Marguerite lorsqu’il la lègue à ses enfants : « Maintenant que vous avez acquis ce mot, vous ne vous sentez pas plus riche ? »6 Et il ajoute, comme pour mieux les convaincre de leur valeur, que « [ce] qui n’est pas appelé n’existe pas tout à fait. »7 En effet les mots ont comme la mer, le pouvoir de donner vie aux choses et aux êtres, ce qui justifie le rôle de la Nommeuse dans les deux contes, à savoir de redonner vie aux mots oubliés en les lisant dans le dictionnaire, notamment au chapitre VII de la Grammaire est une chanson douce8. Les mots sont par ailleurs définis par monsieur Henri comme « les petits moteurs de la vie »9. Le personnage Saint Exupéry suggère quant à lui qu’ils insufflent la vie : « Je ne suis pas mort parce que j’écris »10, confie-t-il à 1 Guillaume Allary, « Quand Erik Orsenna tchatche avec les collégiens », Elle, n° 2908, 24/09/2001, p. 166. 2 Erik Orsenna, Gram., op. cit., pp. 39-46. 3 Ibid., p. 59. 4 Ibid., p. 117. 5 Ibid., p. 46. 6 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 41. 7 Ibid. 8 Erik Orsenna, Gram., op. cit., pp. 53-58. 9 Ibid., p. 51. 10 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 124. 74 l’enquêtrice Jeanne. Il se fait alors l’écho de l’auteur qui affirme dans un entretien : « Si je n’écris plus, je meurs »1. De surcroît, Marguerite rapporte la conception du peuple Peul dont le rituel consiste à « [invoquer] les forces qui gardent le trésor général de tous les récits. C’est dans ce trésor que le conteur puise l’histoire qu’il va dire »2, explique-t-elle en employant à nouveau la métaphore de l’eau avec le verbe « puiser ». De plus, dans Les Chevaliers du subjonctif, Erik Orsenna compare les chercheurs de rêves, c’est-à-dire de mer, à des « chercheurs d’or »3. En outre, s’il est vrai que l’eau a valeur d’or dans le désert, chez l’auteur l’opposition de l’élément liquide au soleil s’avère particulièrement significative. En effet si l’eau permet la parole, le rêve et la vie, en revanche la sécheresse ne cause que silence, oubli et mort. Pour lui, sans mot ni rêve il n’y a plus d’espoir, plus de possible, il ne reste qu’une vie desséchée. Aussi Jeanne craint instinctivement que les mots qu’elle a pêchés et déposés sur le sable ne brûlent au soleil4. C’est pourquoi, elle les recouvre de feuilles de bananier. Puis, la « Sècherie »5 est le nom donné aux cours de remise à niveau donnés par des professeurs qui ont perdu le goût et le plaisir des mots, à l’instar de madame Jargonos. Ceci rappelle également l’image de Nécrole brûlant les bibliothèques6, qui contraste avec celle d’une mer de mots au début du conte. Face à l’horreur des autodafés pour un personnage amoureux des mots comme Erik Orsenna, Cytale répond donc aux questions cruciales de vie et de sécurité de la littérature. En effet, la numérisation offre la conservation et l’immortalité aux œuvres puisqu’il semble apparemment moins aisé de détériorer et détruire les livres aussi facilement que par les flammes. Cependant, il faut noter que la coupure d’électricité reste un danger important qui peut entraver la lecture et l’accès à l’information plus facilement que la destruction d’ouvrages répartis aux quatre coins du monde dans diverses bibliothèques. En outre, sur un ordinateur, on peut en un clic effacer quantité d’œuvres. Toutefois, avec les possibilités de circulation, de copie et de multiplication des ouvrages il paraît inconcevable de voir demain un texte supprimé de manière irréversible et définitive, même si l’on imagine que la destruction du serveur est toujours envisageable. A ce 1 Daniel Garo, Livres Hebdo, loc. cit. Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 137. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 45. 4 Ibid., p. 34. 5 Ibid., p. 96. 6 Ibid., p. 59. 2 75 sujet, le fait de pouvoir imprimer la majorité des textes trouvés sur l’Internet, notamment avec le système d’impression à la demande que développent certaines sociétés, multiplie les chances de conservation d’un document. De plus, cette menace toujours possible envers la liberté des écrits justifie un autre point essentiel, à savoir la notion de partage – qui fait défaut avec le concept du livre électronique puisque les œuvres sont protégées de la même façon que les compact-disques, l’enjeu étant avant tout de vendre, contrairement au principe de la libre consultation et reproduction que l’on trouve en majorité sur l’Internet – qui reste essentielle pour assurer la diffusion des textes. La bibliothèque virtuelle de l’Internet, résultant de toutes les bibliothèques numériques existantes, symbolise donc en cela la liberté et la garantie de la survie des écrits et de la pensée. De plus, à l’opposition du soleil et de l’eau, s’ajoute celle du jour et de la nuit. Ainsi l’épilogue de Deux étés entonne le chant de la nuit, et avec lui le bruit si doux de l’eau et de la nature : Le vent tombe à mesure que la lumière s’éteint. C’est l’heure où il faut commencer à tendre l’oreille. Quelles sont ces syllabes lointaines qui se mêlent aux clapotis de l’eau contre la coque, bruissements d’algues et autres froissements d’ailes ?1 C’est donc à la nuit tombée que tout commence : la nuit parle, bavarde, c’est le moment où le silence n’existe pas. Là éclosent alors les mots d’amour, et les berceuses, mêlés au bruit des vagues. Car le langage de la nuit incarne celui de la douceur, du chuchotement sacré. Le soir se révèle en effet propice à la lecture et à la plongée dans l’univers merveilleux des rêves. Chez Erik Orsenna la mer ne se dissocie pas des mots, à tel point qu’elle est également présente dans l’acte d’écriture lui-même, au-delà de la symbolique. En effet, l’auteur aime lire et écrire en bateau, ou sur son île Bréhat. C’est que cette métaphore figure sa vie même, son identité, en particulier celle d’écrivain. Son pseudonyme – Orsenna – est tiré d’un livre de Julien Gracq intitulé Le Rivage des 1 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 189. 76 Syrtes1 et renvoie donc au milieu maritime. Ensuite, il appartient à ceux pour qui les flots et les bateaux constituent un éternel repère, un besoin vital. Il ne peut donc séparer l’univers marin de l’écriture, comme il le développe lors d’un entretien accordé à Philippe-Jean Catinchi : Le bateau est de la même nature que le roman : l’un et l’autre sont les alliés intimes de la liberté. La page et la voile sont sœurs. Une fois qu’on a commencé sur l’une ou qu’on a hissé l’autre, nul ne sait où et quand la course aboutit. Plus les années passent, plus je navigue et plus j’écris. Et plus j’écris en bateau. Bien calé dans ma couchette cercueil, bercé par la mer, parfois violente, le crayon à la main, je me sens à ma vraie place : la plus incertaine de toutes. Melville, Conrad, Verne, Coloane, Moitessier me chuchotent à l’oreille, accompagnées par les grincements de la coque, des histoires hélas bien trop vastes et secrètes pour que je puisse les raconter.2 Ecrivain-marin, à l’image de son héros Lowell dans Loyola’s blues3, l’auteur aime écrire la mer, et sur la mer, comme cette nouvelle rédigée sur le bateau de Portes d’Afrique4 à Mombassa en février 2003, ou cet article composé pendant une course de bateaux5 et lors de son périple au Cap Horn6. D’ailleurs il partage cette pratique de l’écrit avec Jules Verne, car chez lui aussi la mer est envisagée comme une muse, une source de rêve et d’inspiration. Erik Orsenna confie en effet dans Portrait du Gulf Stream que son auteur fétiche écrivait sur son navire, le SaintMichel : C’est à son bord, parcourant la Manche ou tranquillement mouillé devant quelque côte hospitalière, qu’il va écrire la plus grande partie de Vingt Mille Lieues sous les mers. Entre Le Havre, Plymouth et Bréhat, il rêve.7 1 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, Corti, 1951, 328 p. Philippe-Jean Catinchi, « La langue est le lieu par excellence de la transmission », Le Monde des livres, loc. cit. 3 Erik Orsenna, Loyola’s blues, Paris, Seuil, 1974, p. 115. 4 Erik Orsenna, « Mombasa Yacht Club », dossier Portes d'Afriques, 05/03/2003, pp.14-15, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lefigaro.fr/dossiers/portes_afrique/revuepresse/figaro/050303/0503_a.htm 5 Erik Orsenna, « Heureux comme un académicien au Spi », Ouest France, 21/04/2003, [en ligne]. Adresse URL : http://alacarte.ouestfrance.fr/scripts/consult/menu/menu_archives.asp 6 Erik Orsenna, « Cap Horn, le but du voyage », Le Journal du Dimanche, 19/03/2000, p. 36, [en ligne]. Adresse URL : http://www.erik-orsenna.com/orsennatheque/orsenna_jdd_190300.pdf 7 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 55. 2 77 Pour pouvoir partager les plaisirs de la mer et de la littérature Erik Orsenna apprécie le concept du livre électronique car il offre plus de liberté que le support papier, notamment au niveau du poids, et facilite la lecture sur son bateau. De même en ce qui concerne l’écriture, la connexion à l’Internet ouvre sur une bibliothèque infinie qui permet au chercheur de travailler n’importe où. Ces thèmes de la portabilité et de la bibliothèque vont être abordés plus en détail dans l’étude qui suit. L’élément marin est donc pour lui la source de son plus grand rêve, une utopie mêlant ses deux plus grandes passions, et qui berce sa vie et son écriture. Dans l’imaginaire d’Erik Orsenna, la mer possède de nombreux points communs avec l’Internet. Espaces infinis de navigation, lieux de langage, de liberté et de possible, autrement dit lieux subjonctifs par excellence, ils partagent aussi la même conception fluide et liquide. Les significations de la mer, à savoir la magie, les mots, le trésor et le rêve, incarnent également ce que représente pour lui le Cybook. On comprend alors mieux pourquoi il s’est représenté le livre électronique sous la forme de cette image marine. À partir de cette notion de la mer et de ses propriétés subjonctives, je vais maintenant pouvoir envisager ses autres représentations de l’ebook et voir de quelle manière elles prennent sens et se justifient. Il va s’agir d’étudier par exemple comment le Cybook et plus particulièrement l’Internet, grâce notamment à cette image fluide et subjonctive du savoir, devient le contenant idéal de la bibliothèque borgésienne. En effet cette mer de mots rend possible la bibliothèque infinie – bibliothèque que Gérard Genette considère quant à lui comme « le plus clair et le plus fidèle symbole de la spatialité de la littérature »1, et qui représente aussi l’image choisie par Borgès avec sa célèbre « Bibliothèque de Babel ». 2.2. Accumuler le savoir : la présence de Borgès et de la bibliothèque infinie 1 Gérard Genette, « La littérature et l'espace », Figures 2, Paris, Seuil, 1969, p. 48. 78 Engranger de la connaissance. Voilà le rêve d’une entreprise totalisante enfin possible avec l’Internet. Accumuler et ranger le savoir ne pose plus de problème grâce à cette bibliothèque extensible et littéralement infinie ; quant à porter cette masse d’informations, rien de plus simple avec le livre électronique. Le principe de l’écran introduit un espace en trois dimensions – hauteur, largeur et profondeur – auquel s’ajoute l’empilement des pages de données créé par l’hypertexte1, qui confèrent au contenu la possibilité de l’infini. La question de la conservation du savoir préoccupe beaucoup Erik Orsenna, c’est la raison pour laquelle il s’intéresse dans ses œuvres à la bibliothèque infinie de Borgès. La présence de Borgès est en effet frappante dans ses textes, comme on a pu le voir plus haut au sujet du conte les Chevaliers du subjonctif. Il est fasciné par cet écrivain qui illustre pour lui l’homme subjonctif par excellence, celui qui le touche en tant que lecteur et écrivain, en ayant imaginé une bibliothèque infinie, chimère qui berce tout grand lecteur. Borgès a eu l’intuition du réseau virtuel. Il a su également rêver, avec ses yeux d’aveugle et de subjonctif, le livre électronique à travers sa nouvelle le Livre de sable2. Dans les Chevaliers du subjonctif, Erik Orsenna dépeint l’écrivain argentin comme un visionnaire. En effet au chapitre XXIII3 apparaît un nouveau personnage qui nous est présenté par Jeanne : « Quel était ce vieux, très vieux monsieur qui s’avançait dans le couloir, à petits pas précautionneux ? »4 s’interroge-t-elle curieuse. Thomas lui apprend alors que « M. Jorge Luis [leur] rend visite le 22 de chaque mois »5 dans le centre de recherche des subjonctifs. Remarquant la cécité du « vieillard »6, la jeune fille reconnaît en lui le frère de la Nommeuse. « C’est notre Explorateur »7, lui explique Thomas en chuchotant. Elle pèse alors l’importance du moment en soulignant le comportement inhabituel de son frère : « Jamais je ne l’avais entendu si respectueux »8. On 1 Voir : Michel Bernard, Hypertexte, la troisième dimension du langage, [en ligne]. Adresse URL : http://www.chass.utoronto.ca/french/litera/Revue_Texte/bernard.PDF Voir aussi : Jean-Pierre Balpe, « Trajectoires: la fiction de la fiction », in Le récit interactif, tables rondes, 06/12/2000, ENSAD-ARi, labEi, CIREN,[en ligne]. Adresse URL : http://www.ciren.org/ciren/colloques/061200/balpe-ri.html 2 JLB, L.Sable, op. cit. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 160-166. 4 Ibid., p. 161. 5 Ibid. 6 Ibid. 7 Ibid., p. 161. 8 Ibid. 79 comprend alors que pour Erik Orsenna, Borgès incarne l’icône du subjonctif, doué de la faculté de voir plus loin que les autres, d’imaginer et d’inventer sans cesse le monde : « Les yeux d’un aveugle ne sont pas prisonniers du monde puisqu’ils ne le voient pas. Alors il voit tous les autres mondes possibles »1, déclare Thomas. Au milieu d’une rose des vents, dans « un bureau rond dépourvu de toute fenêtre »2, M. Jorge Luis se fait donc oracle, déclamant sa dernière rêverie. En insistant sur le côté mystique du personnage, notamment par rapport à sa cécité, Erik Orsenna fait de Borgès un être divinisé – le surnom « Explorateur »3 prend même une majuscule –, un véritable prophète pour les scientifiques qui l’écoutent avec admiration. Son discours utilise d’ailleurs le mode de la « prière »4, comme le remarque Jeanne : « il s’adressait, doucement, non à nous, mais à quelqu’un de très haut et très lointain ». Il est celui qui délivre la parole subjonctive – ne se faisant plus que « voix »5 – c’est pourquoi les subjonctifs le considèrent comme un maître. Thomas souligne à sa sœur « la richesse du cadeau qu’il [leur] offre à chaque fois ». En outre Jeanne se pose la question de « l’utilité d’une rose des vents dans un bureau sans fenêtres »6. Or elle symbolise probablement l’idée du possible, les branches de la rose des vents renvoyant à des flèches qui indiqueraient toutes les directions possibles, et la clôture évoquant l’évasion par le rêve : aucune porte, ni aucune fenêtre ne peuvent en effet faire obstacle à l’imaginaire s’il est fécond. Dans Deux étés cette figure de Borgès comme modèle est également présente. José Maria Fernandez le surnomme même « le Maître »7 lorsque ce dernier l’appelle sur les fréquences de sa radio. Le photographe argentin décrit aussi la « photo nobélisante »8 qu’il fit de l’écrivain argentin et lui permit de le rencontrer : il l’avait immortalisé de haut, comme pris par un objectif divin, les deux pieds au milieu d’une rose des vents. Lumière d’apparition, orgueil serein émanant du visage, symbole parfait d’universalité.9 1 Ibid., p. 162. Ibid. 3 Ibid., p. 161. 4 Ibid., p. 164. 5 Ibid. 6 Ibid., p. 163. 7 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 142. 8 Ibid., p. 143. 9 Ibid. 2 80 L’adjectif « divin » et la vision de Borgès comme symbole d’« universalité » font écho au portrait de l’ « Explorateur » subjonctif. De plus, cette image précise de Borgès, les pieds au milieu d’une rose des vents, obsède Erik Orsenna. Elle correspond en effet à la même mise en scène que dans les Chevaliers du subjonctif. La description en est faite par Jeanne : Le soi-disant Explorateur se tenait déjà là, immobile et raide. Jusqu’alors je n’avais pas remarqué ses chaussures, des merveilles bicolores, cuir blanc et toile beige. Elles occupaient le centre d’une immense étoile gravée dans le sol. […] Une rose des vents.1 Le señor Fernandez raconte également l’habitude de Borgès d’aller sur la radio pour « [écouter] l’espèce humaine »2. « [Le] vieil aveugle s’enfermait dans son bureau de la Bibliothèque nationale et venait sur le réseau »3, confie-t-il. Or l’évasion est ici figurée non pas par le rêve, mais par la radio, véritable fenêtre sur le monde : « La fenêtre s’était refermée »4, rapporte le narrateur lorsque le señor Fernandez éteint sa radio. En outre cette curiosité caractérise également Erik Orsenna, qui aime écouter le monde pour surprendre des histoires et des récits qui le font plonger dans d’autres vies : Je me souviens aussi d'un conte dans lequel Dieu soulevait le toit des maisons et savait tout. Il préfigure mon goût jamais démenti pour la confession. Je n'aime pas juger mais écouter et aujourd'hui encore je suis fou de bonheur lorsque quelqu'un me raconte sa vie.5 Il explique d’ailleurs sur son site Internet qu’il conçoit le romancier comme un « espion » : Comme les vigies, avec leurs gros yeux et leurs grandes oreilles, le romancier est un espion. Souvent, à Pleumeur Bodou, dans l'Ouest de 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 163. Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 144. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Catherine Argand, « Erik Orsenna », Lire, mai 2003, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lire.fr/enquete.asp/idC=44883/idR=200/www.lire.fr 2 81 mon île, j'allais m'approcher de l'énorme radar et tâchais de surprendre les chuchotements venus du bout du monde qu'il avait surpris.1 Cette image de la radio comme reflet et écho du monde, qui s’ajoute au thème de l’universalité, renvoie à un besoin chez nos deux auteurs, sans doute aussi lié à leur curiosité d’écrivain, de saisir l’immensité et la diversité du monde. Or, aujourd’hui l’Internet permet d’aller bien plus loin que la Transmission Sans Fil des radios et nous offre plus que des voix, des écrits, des œuvres, des fragments de vies issues du monde entier. De plus, chez Borgès, l’intérêt pour la communication interplanétaire grâce au « réseau » – évoquant le réseau de l’Internet –, s’ajoute au portrait du visionnaire subjonctif qui conçoit le monde comme un labyrinthe de galeries infinies. D’ailleurs, l’expression « la Toile » caractérisant l’Internet s’applique bien à cette vision du monde de Borgès, comme s’il avait imaginé le réseau de possibles du « Web ». L’Internet correspond en effet parfaitement à ce monde rêvé par Borgès. De surcroît, s’il passe des nuits entières à écouter tous ces anonymes c’est aussi que selon José Maria Fernandez « [la] réalité du monde lui [semble] si peu certaine… »2. Borgès se situe en effet hors du réel, dans l’hypothétique et le fictionnel. Il n’est pas homme indicatif mais subjonctif. Outre la présence du personnage Borgès lui-même et les évocations fréquentes de l’Amérique latine3, notamment Buenos Aires dans Longtemps4, on trouve dans l’intertexte d’Erik Orsenna quelques références aux œuvres de l’Argentin. Ainsi la vision que l’Explorateur traduit dans les Chevaliers du subjonctif renvoie à tout un passage extrait de « la Bibliothèque de Babel »5. Erik Orsenna met donc en scène Borgès se citant lui-même : L’univers (que d’autres nomment la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. 1 Erik Orsenna, L’Archipel d’Erik Orsenna, [en ligne], loc. cit. Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 144.. 3 Erik Orsenna, Histoire du monde en neuf guitares, Paris, Fayard, 1996, pp. 123,131 ; Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 260 ; Erik Orsenna, Une Comédie française, Seuil, 1980, p.275 ; Erik Orsenna, Mésaventures du Paradis, Paris, Seuil, 1996, 141 p. 4 Erik Orsenna, Longtemps, op. cit., p. 52. 5 JLB, B.Babel, op. cit., p. 71, 81. 2 82 De chacun de ces hexagones, on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement… […] S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre qui, répété, deviendrait un ordre : l’ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir.1 À travers ce monde possible vu par Borgès, Erik Orsenna semble adresser un message aux rêveurs subjonctifs, celui de la bibliothèque infinie. L’interprétation qu’il dégage à travers le dessin de Thomas se résume à comprendre que le monde est une immense bibliothèque – idée que l’on retrouve chez Alberto Manguel qui considère aussi qu’ « [une] bibliothèque est un reflet du monde »2 – cette bibliothèque qui réfère dans l’esprit d’Erik Orsenna à ce que pourrait devenir la librairie virtuelle de Cytale sur l’Internet. La parole de Borgès est donc la clé d’un nouveau monde à étudier pour les scientifiques, celui que Cytale aurait ouvert grâce à la technologie de l’Internet. De plus, pour Erik Orsenna l’image de la bibliothèque renvoie à un lieu subjonctif où toutes les lettres se rencontrent, comme la mer et comme l’Internet. Le thème de la bibliothèque est également fréquent chez notre écrivain, qui joue le conservateur chez Cytale et le bibliothécaire à travers ses personnages. Par exemple l’Exposition coloniale développe les motifs de la librairie, de la bibliothèque et de l’exposition universelle. La famille Orsenna exerce en effet le métier de libraire, mais l’auteur déclare ironiquement que « [quand] des libraires gagnent aussi peu d’argent que les Orsenna, on peut les considérer comme des bibliothécaires. »3 Louis va aussi participer à l’exposition universelle. Son fils Gabriel y voit alors un lien avec son ancien métier : « tu avais la vocation, Louis. Une librairie, c’est déjà une Exposition universelle. En plus secret, en plus lent, c’est tout »4. Louis approuve le raisonnement de son fils : « Une visite à l’Expo, 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 164. Olivier Le Naire, « Manguel tout en volumes », L’Express, 11/10/2004, [en ligne]. Adresse URL : http://livres.lexpress.fr/portrait.asp/idC=9120/idR=5/idTC=5/idG=0 3 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 480. 4 Ibid., p. 319. 2 83 c’est comme lire mille livres »1. À nouveau, on peut faire ici le lien avec l’Internet, l’exposition universelle par excellence, qui propose un échantillon des toutes les sensibilités et les individus de la planète. De plus, « fou de livres »2, il s’imagine parfaitement en bibliothécaire3 pour apporter son aide à la constitution de l’exposition coloniale. En outre, le motif de la bibliothèque se retrouve dans la vie de Gabriel qui s’y réfugie lorsqu’il a des crises de cauchemars suite au traumatisme de la guerre4. Enfin, Erik Orsenna affirme dans ce texte, à travers une confidence du général De Gaulle en personne, que « [le] plus beau métier du monde, c’est d’être bibliothécaire. Une bibliothèque municipale dans une petite ville de Bretagne… »5 De surcroît, il évoque le problème de la détérioration des textes dans Deux étés où le manuscrit d’Ada est effacé par les vagues de la mer déchaînée6. Dans Grand Amour, à travers le personnage de l’horlogère qui a la vocation des archives, il aborde l’importance de la conservation des textes : « Regardez les peuples sans archives, ils dérivent, ils divaguent. N’oubliez-pas, Gabriel, la mémoire est la santé du monde. »7 La présence de ces thèmes traduit bien la pertinence à ses yeux de la numérisation qui résout ces problèmes qu’il s’était posé bien avant Cytale. La question de la totalisation du savoir est aussi présente, notamment avec la figure du jeune thésard, dont tous les travaux de recherche abandonnés auraient pu constituer « la plus complète des encyclopédies »8. L’auteur, académicien dans la vie réelle, aime quant à lui éperdument son dictionnaire, à propos duquel il déclare : Il ne se passe pas cinq minutes sans que je le consulte. Et, à chaque fois, je trouve autre chose que ce que je cherchais. Je suis émerveillé par ce chef-d’œuvre. J’ai la même attirance pour les livres de grammaire.9 Dans Deux étés il humanise ses outils fétiches échappés de la malle du jeune thésard en les comparant à « des gamins de colonie de vacances trop longtemps 1 Ibid. Ibid., p. 380. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 429. 5 Ibid., p. 480. 6 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., pp. 181-182. 7 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 247. 8 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 71. 9 Pascale Frey, « Dans le bureau d’Erik Orsenna », Elle, loc. cit. 2 84 confinés. »1 Or cette liberté des mots paraît possible grâce à l’Internet, puisqu’il constitue l’espace même, illimité. Plus loin, pendant une tempête, il les considère comme une sorte d’ancrage, qui le rassure2, faisant écho à l’image du livre pilier3 dans Mésaventures du Paradis. Le dictionnaire est également présent dans la Grammaire est une chanson douce4 notamment chez la Nommeuse, et dans Madame Bâ avec le « Robert de mai 1993 »5 comme « fidèle compagnon »6 de Marguerite. Cette passion pour cet instrument est liée chez lui à une véritable soif de connaissance due à sa curiosité. À ce titre, sa présence à l’Académie le régale : l’Institut de France, une gigantesque encyclopédie vivante. Ce contact avec les autres savoirs, ce luxe, ce foisonnement m’éblouissent. Je préfère mille fois être à l’Académie française qu’à l’Académie Goncourt.7 Pour lui l’Académie française constitue en effet « une véritable encyclopédie vivante »8. Le rêve de la bibliothèque infinie séduit donc naturellement cet érudit toujours en quête de savoir. Ainsi l’Internet peut représenter à ses yeux le « catalogue joyeux de tous les êtres humains »9 qu’il décrit dans les Chevaliers du subjonctif au sujet du « Chardon Bleu »10. Par ailleurs, on note que chez Borgès le souci de l’exhaustivité est presque maladif et le conduit à la répétition11 avec l’intrusion de la thématique du miroir qui crée davantage l’impression d’infini12. En outre, sa bibliothèque se veut si totale qu’elle comprend tout les livres possibles, à la virgule près, pour multiplier les chances de survie des textes si certains étaient détruits : 1 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 70. Ibid., p. 169. 3 Erik Orsenna, Mésaventures du Paradis, op. cit., p. 45. 4 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 54. 5 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 87. 6 Ibid., p. 87. 7 Jean-Pierre Bouteiller, « Le subjonctif, univers du possible », Dernières Nouvelles d’Alsace, loc. cit. 8 Olivier Gasselin, Réaction : « A cause d’un glacier le lac menace de déborder », Mon Quotidien, 08/10/2004, p. 4. 9 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 115. 10 Ibid., p. 113. 11 Voir Lisa Block de Behar, Conférence : « Borgès et la bibliothèque », op. cit. 2 12 JLB, B.Babel, op. cit., pp. 71-72. 85 si chaque exemplaire est unique et irremplaçable, il y a toujours, la Bibliothèque étant totale, plusieurs centaines de milliers de fac-similés presque parfaits qui ne diffèrent du livre correct que par une lettre ou par une virgule.1 Chez Erik Orsenna, en revanche, la volonté totalisante n’est pas aussi obsédante mais se traduit par le fantasme d’un monde non contraint par le choix. Thomas traduit en effet le désir de l’auteur de devenir « tout »2, projetant de trouver − grâce à ses écrans de mer − « la clé d’un nouveau monde où l’on aura plus besoin de choisir »3. « Depuis que j’ai cinq ans on m’exhorte, à commencer par ma mère, à choisir, je refuse »4, déclare l’auteur. C’est pourquoi il multiplie dans sa vie les activités et les rôles pour réaliser un maximum de possibles : « je voudrais ouvrir toutes les portes, mais je sais que c’est impossible. »5 Aussi il conçoit le virtuel et le fictionnel comme la possibilité merveilleuse de vivre d’autres vies pour compléter la sienne contrainte par le temps et le choix. La question de l’absolu et de la difficulté à choisir est d’ailleurs présente dans la nouvelle borgésienne « le Congrès »6, au moment de dresser la liste des textes qui figureront dans la bibliothèque du « Congrès du Monde »7, car selon Twirl « [tout] est témoignage »8. Ainsi l’entreprise du Congrès se heurte aux deux contraintes du réel – à savoir l’espace et le temps – puisque cette bibliothèque universelle devrait contenir le monde entier, passé, présent et futur. En effet don Alejandro réalise que « [le] Congrès du Monde a commencé avec le premier instant du monde et continuera quand [ils] ne [seront] plus que poussière. [Qu’il] n’y a pas un endroit où il ne siège. »9 En outre, le thème de Babel est aussi présent chez Erik Orsenna, notamment à travers le personnage du traducteur Gilles de Deux étés qui bénit la diversité des langues et le « richissime terroir verbal »10 que constitue l’île, et espère une « longue vie, plus longue vie possible aux ruines de Babel ! »11 Il 1 JLB, B.Babel, op. cit., p. 78. Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 22. 3 Ibid., p. 23. 4 Catherine Argand, « Erik Orsenna », Lire, op. cit. 5 Rédaction du Télégramme, « Erik Orsenna à Dialogues : une passion africaine », Le Télégramme, 07/06/2003. 6 JLB, Congrès, op. cit., pp. 27-57. 7 Ibid., p. 46. 8 Ibid., p. 51. 9 Ibid., p. 54. 10 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 17. 11 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 40. 2 86 transparaît également dans Dernières nouvelles des oiseaux1, puisque le président réunit sur une île déserte sept enfants de pays différents ne parlant pas la même langue et ne pouvant communiquer entre eux qu’à l’aide d’un interprète. A ce sujet, l’Internet assume aujourd’hui l’exemple le plus réussi de la diversité et de la communication après Babel, il constitue véritablement le lieu de coexistence et d’échanges entre toutes les langues et cultures du monde. C’est pourquoi on peut voir un parallèle entre l’île des sept enfants imaginée par Erik Orsenna et le réseau Internet, qui comporte également ses interprètes avec les logiciels de traduction de plus en plus efficaces, et qui laisse entrevoir des possibilités nouvelles en ce qui concernent la littérature – les livres électroniques de demain pourront peut-être traduire les œuvres dans toutes les langues. On peut aussi rappeler la présence implicite du « Livre de sable »2 à travers l’image des écrans de mer, l’eau étant la correspondance du sable chez Erik Orsenna. L’avantage de la condensation des données, propre au livre électronique et qui transparaît dans la nouvelle de Borgès avec l’image d’un livre infini, évoque chez Erik Orsenna certaines scènes où les personnages sont confrontés au problème de l’encombrement de leurs livres. Par exemple dans Grand Amour Gabriel embarque dans un taxi avec dans ses bagages une quantité impressionnante de dictionnaires et d’encyclopédies qui le soucie : Je me suis inquiété de mes bagages. On m’a rassuré. Tous mes outils étaient dans le coffre, mes innombrables dictionnaires, les encyclopédies de poche, les synonymes, les citations, l’origine des noms propres, les vieux Who’s who, les Bottin mondains, les Guides bleus, les Michelin, la bibliothèque habituelle de ceux qui ont la vie des autres pour profession. Et c’est ainsi, lourdement chargés, que nous avons traversé la Seine.3 Ce moment fait écho à celui où le jeune thésard de Deux étés fait tomber sur le quai tous ses dictionnaires : 1 Erik Orsenna, Dernières nouvelles des oiseaux, Paris, Stock, 2005, pp. 29-30. JLB, L.Sable, op. cit. 3 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 60. 2 87 Un peu à l’écart, un tout jeune homme se battait avec ses dictionnaires. Ils s’étaient échappés d’une malle et vivaient leur vie sur le quai comme des gamins de colonie de vacances trop longtemps confinés. À peine empilés, ils s’effondraient. À peine sur le sol, ils pataugeaient dans les flaques et les rares volumes sages gobaient la bruine qui tombait dru, heureux de se faire gondoler les pages.1 De plus, dans Une Comédie française, Charles se constitue une bibliothèque portative : Pressentant de multiples déménagements dans les années à venir et vu la lourdeur des livres, il entreprit même de construire une « bibliothèque de voyage », long cahier noir où il recopiait par ordre alphabétique, les premières phrases de ses romans favoris2 Cette question pratique de la portabilité de la bibliothèque infinie est à relier chez Erik Orsenna à la thématique du nomadisme. Celle-ci se retrouve également chez Borgès, notamment à travers l’expression « voyageur éternel »3 pour qualifier le lecteur idéal qui pourrait parcourir en entier « la bibliothèque de Babel ». En outre, il la rattache à sa quête du livre unique quand il déclare : « Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j’ai voyagé dans ma jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues »4. L’idée du livre promenade est présente chez nos deux auteurs. Dans « le Jardin aux sentiers qui bifurquent »5 Borgès développe le motif d’un livre labyrinthe qui serait un livre de tous les possibles. Il s’agit du livre de T’sui Pen qui mêle différentes histoires, sans cohérence, de façon non linéaire, puisqu’il adopte en même temps toutes les possibilités. Borgès s’est intéressé à la multiplicité des lectures possibles et parallèles, en anticipant sur la théorie de la réception d’Umberto Eco. L’ »homo legens »6, c’est-à-dire le lecteur électeur, doit en effet sélectionner, choisir son itinéraire de lecture, à l’image de l’internaute qui, au moyen de liens hypertextes, peut créer des chemins à l’infini, des lectures à chaque fois différentes et uniques. Chez Erik Orsenna, on remarque le thème du livre jardin, notamment à travers 1 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 70. Erik Orsenna, Une Comédie française, op. cit., p. 183. 3 JLB, B.Babel, op. cit., pp. 71, 81. 4 JLB, B.Babel, op. cit., p. 72. 5 Jorge Luis Borgès, « le Jardin aux sentiers qui bifurquent », Fictions, op. cit. 6 Lisa Block de Behar, Conférence : « Borgès et la bibliothèque », op. cit. 2 88 Deux étés et Portrait d’un homme heureux. Il y décrit le jardin comme « un savant fouillis de mots »1, et rapproche le jardinage de l’écriture, partageant la même finalité de raconter une histoire et utilisant les mêmes figures de style2. Il considère ainsi l’œuvre de Le Nôtre – Versailles – comme « le plus grand livre du monde »3. Pour lui la lecture s’apparente alors à une promenade – comme celle « ailée »4 de Nabokov – et une bibliothèque ressemble à un embarcadère riche de voyages à explorer, comme il l’évoque à propos de celle d’une amie : Merci à Nicole Momzikoff. Son navire à elle est parisien. Et s’il paraît immobile, ce n’est qu’une illusion. Au troisième étage de l’Institut océanographique (195, rue Saint-Jacques), la bibliothèque qu’elle anime, avec chaleur et compétence, permet de voyager jusqu’aux limites du visible et bien au-delà.5 La lecture offre donc un voyage, comme le constate Mariama, regrettant de n’avoir jamais correctement appris à lire : « Tu ne peux pas savoir ma tristesse de savoir si mal lire et écrire : je ne vois partout que des portes closes, des îles inaccessibles… »6, dit-elle à sa fille. Dans Terre Humaine notre auteur rappelle que « les vrais voyages ne sont pas ceux qu’on croit. Et qu’il en est d’immobiles qui sont de purs vertiges. » Mais s’il emploie l’adjectif « immobile » c’est seulement pour s’opposer aux voyages physiques, car selon lui, l’immobilité n’existe pas en matière de voyage, même intellectuel : Il n’y a pas de savoir immobile, il doit être aussi bien joyeux que cheminant. Et si j’aime tant le bateau à voile, c’est parce que je me sens dans une allégorie permanente de ma manière d’être sur terre. Le vent vient de derrière, on file ; il souffle de devant, on négocie : personne ne va plus fort que le vent ou la mer. Par définition la mer vous oblige à des digressions.7 1 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 61. Erik Orsenna, Portrait d’un homme heureux, op. cit., p. 68 3 Ibid.,, prière d’insérer. 4 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 101. 5 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 248. 6 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 159. 7 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, loc. cit. 2 89 L’idée d’une bibliothèque virtuelle engageant un savoir mobile, à réactualiser à chaque seconde, représente donc d’une certaine manière son idéal. Dans son site Internet, l’auteur confie son besoin de nouveauté et d’évasion que lui procure toutes sortes de voyages : « Je suis fou de bateau et fou de livres ; comme l’île, je suis nomade. Je navigue d’un morceau de terre à un autre, d’un livre à l’autre, d’une langue à une autre. »1 L’écriture est pour lui un « [m]étier nomade »2 : « Je connais des romanciers qui, comme Giscard jadis, prennent le métro. Non pour faire peuple. Mais pour engranger des visages »3. L'auteur affectionne en effet « le nomadisme intellectuel »4, tout comme son ami Jacques Attali, auteur d’un ouvrage5 sur la question qui dépeint selon Erik Orsenna le nomade comme « l'inventeur essentiel de notre monde. »6 Les personnages sont souvent chez Erik Orsenna atteints de « la maladie de la boussole »7, comme dirait Marguerite Bâ, aussi bien la figure du courtisan dans Grand Amour − « [chevalier] [errant] de la pédagogie »8 −, que le Peul ou le Soninké9 dans Madame Bâ, ou Gabriel dans l’Exposition Coloniale qui part au Brésil à cause de sa passion pour le caoutchouc et déclare « qu’[il] aime tant les voyages »10, ou encore Jeanne surnommée par les scientifiques la « voyageuse intrépide »11 quand elle parcourt les mondes et les rêves que lui offrent les cadres de mer. De même pour notre auteur, les « nègres » « [à] force d’écrire pour d’autres, […] sont devenus nomades »12 circulant « sans effort dans les époques comme dans les personnalités. »13 S’ajoutent également les voyages incessants de Jeanne et Thomas entre leurs deux parents, à l’un et l’autre bout de l’Atlantique, ainsi que le personnage de Jimi, vagabond dans Histoire du monde en neuf guitares, et enfin le personnage du chevalier errant, qu’il apprécie tant. Puis, on remarque que le nomadisme s’oppose 1 Erik Orsenna, L’Archipel d’Erik Orsenna, [en ligne], loc. cit. Erik Orsenna, « Le regard nomade d’Erik Orsenna », L’Expansion, n° 486, 07/11/1994, p. 168, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lexpansion.com/PID/126.html 3 Ibid. 4 Erik Orsenna, « L’homme mouvant », L’Expansion, n° 682, 19/12/2003, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lexpansion.com/PID/126.html 5 Jacques Attali, L'Homme nomade, Paris, Fayard, 2003 , 482 p. 6 Erik Orsenna, « L’homme mouvant », L’Expansion, loc. cit.. 7 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 118. 8 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 56. 9 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 404. 10 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 191. 11 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 159. 12 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 15. 13 Ibid., p. 15. 2 90 chez notre auteur au motif de l’île qui représente l’espace rêvé – sans doute parce qu’il offre le meilleur point de vue sur l’immensité de l’océan. Ainsi dans Dernières nouvelles des oiseaux, la Grammaire est une chanson douce et les Chevaliers du subjonctif l’île incarne le seul endroit où le voyageur peut s’arrêter et vivre sereinement. En effet, le nomadisme s’accompagne chez Erik Orsenna d’une course contre le temps. Il s’explique dans un entretien accordé au Monde : « La morale, c’est continuer. Continuer jusqu’à la fin. L’âge n’est pas toujours simple. L’âge aussi est une chevalerie. »1 Ainsi il envisage le temps comme un combat. Il termine donc toujours un article, un texte, en pensant au suivant : la lenteur. Qui la goûte encore? Qui sait encore flâner? Si ce n'est un président à vie, rien de pis qu'un nomade enkysté ou qu'un explorateur répétitif. Il est dans la nature du curieux de ne pas prendre racine. Aujourd'hui ici, demain ailleurs, ainsi se nourrit le regard. La gourmandise est voyageuse. Les chroniques sont comme les grèves et les septennats : il faut savoir les arrêter à temps. Si, contre tous les usages, ma main gauche vous dit au revoir et merci pour l'indulgence, c'est que la droite, crispée sur la plume, continue de courir. Je vous prépare d'autres spectacles: roman, théâtre, opéra... articles. Rendez-vous en d'autres pages de ce même journal.2 Chez Erik Orsenna le temps est problématique. La peur de manquer de temps est un thème récurrent qui semble le hanter. N’en attestent le motif des « horloges »3 dans la Grammaire est une chanson douce, du chronomètre dans Madame Bâ et de « la crainte, à claquer des dents, du dieu Délai »4 dans Deux étés. Il explique cette peur en la reliant à son enfance et à sa complice de toujours, la mer : J’ai été élevé dans l’éphémère des marées. J’ai appris de cette proximité avec la mer que rien ne dure. La mort est un personnage quotidien de ma vie et cela fait vivre avec plus d’intensité et de vigilance.5 1 Philippe-Jean Catinchi, « La langue est le lieu par excellence de la transmission », Le Monde des livres, loc. cit. 2 Erik Orsenna, « Le regard nomade d’Erik Orsenna », L’Expansion, n° 493, 23/01/1995, p. 124, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lexpansion.com/PID/126.html 3 Erik Orsenna, Gram., op. cit., pp. 110-113. 4 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 53. 5 Jean-François Le Texier, Jean-Michel Ulmann, « Le savoir est gai, l’ignorance est pauvre », Notre Temps, loc. cit. 91 Pour lui le temps signifie à la fois l’effacement et la permanence, car s’il peut tuer, il est en revanche indestructible : Le subjonctif est un lieu irremplaçable de notre langue où l’on traite du temps. Les sociétés modernes ont beau tout faire pour le tuer, avec le phénomène du zapping par exemple, le temps reste en nous.1 Dans la Grammaire est une chanson douce et les Chevaliers du subjonctif il choisit délibérément le conte et le merveilleux pour se situer « en dehors du temps »2. De même le choix du subjonctif, temps de l’hypothétique et du possible, l’amène hors du réel. De plus, Erik Orsenna apprécie beaucoup l’Afrique pour sa relation particulière au temps, autrement dit pour sa lenteur. « Qui peut mesurer le temps d’un Africain ? »3 interroge, impuissant, le chronomètre John Poole, constatant que son propriétaire, maître Fabiani, n’a plus besoin de lui puisqu’il est devenu un Africain. Dans Portrait du Gulf Stream, il nous rapporte un passage de la mythologie grecque selon lequel Oceanos, fils aîné du ciel Ouranos et de la terre Gaia, aurait refusé d’aider son frère Cronos qui souhaitait châtrer leur père parce qu’il n’arrêtait pas d’engrosser Gaia. Erik Orsenna interprète cet épisode en déclarant que « ce refus d’Oceanos signifierait que l’Océan n’a pas voulu devenir le complice du Temps… »4 En un sens, il justifie sa complicité avec l’élément marin et son hostilité à l’égard du temps. La mer incarne à nouveau le refuge de l’écrivain, en parvenant à l’éloigner du temps et de ses contraintes. « En mer, voyez-vous, le temps n’existe pas »5, déclare-t-il dans l’Exposition coloniale. Il envisage donc naturellement la mort en l’associant à la mer : − Comment aimeriez-vous mourir ? − En mer. Disparaître plutôt que mourir. On ne sait jamais. −Votre devise ? −Continuer.6 1 Jean-Pierre Bouteiller, « Le subonctif, univers du possible », Dernières Nouvelles d’Alsace, loc. cit. 2 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, loc. cit. 3 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 462. 4 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 54. 5 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 220. 6 Roland Mihaïl, Antoine Silber, « Questionnaire de Proust : Erik Orsenna », L’Express, loc. cit. 92 Pour lui la littérature joue aussi un rôle important car elle permet d’échapper au temps présent. À ce titre le Cybook, en permettant d’accéder à tout moment à une réserve inépuisable de textes, constitue un avantage énorme. Il s’apparente à une sorte de bulle, un monde virtuel où l’on peut s’évader comme en mer. De même, l’Internet, en offrant une infinité de mondes parallèles en même temps, selon les parcours des lecteurs au même moment, permet en un sens de combattre la linéarité du temps. En outre pour Erik Orsenna la lecture et l’écriture permettent d’« [échanger] le temps contre l’espace » puisque l’auteur et le lecteur entrent à l’intérieur des romans, se substituent aux personnages et se construisent grâce à la fiction. Pour lui, l’espace représente une alternative au temps, c’est aussi pourquoi il aime tant la mer : L’espace, vraiment me repose du temps. Car si la mort ne m’inquiète pas, en revanche avoir une seule vie m’est insupportable. […] j’ai basculé ma vie à l’horizontale. Je suis en mouvement et m’a plus grande qualité, qui est aussi mon plus grand défaut, est de toujours dire et me dire : « Pourquoi pas ? »1 Cette fuite en avant pour ne pas se laisser rattraper par le temps s’explique peut-être en outre par son métier d’écrivain. Selon la théorie de Jean-Pierre Balpe « l'écriture littéraire appelle l'infini. »2 Or, souvent chez Erik Orsenna l’écriture déborde, dépasse les cadres. Sur ce point l’Internet, avec l’hypertexte notamment, permet de déborder à l’infini et supprime la frustration de l’écrivain prolixe. Les liens hypertexte représentent en effet des digressions. De plus, si d’un côté la « Toile » signifie l’éphémère, elle offre aussi la possibilité de l’éternité et le moyen de laisser une trace de soi, de son œuvre. Dans l’Exposition coloniale et Portrait du Gulf Stream l’auteur découpe ses textes en chapitres et sous-chapitres mais la profusion et les digressions envahissent tout de même son récit, traduisant ainsi le désir d’éternité de la parole, autrement dit le fantasme de notre auteur de 1 Catherine Argand, « Erik Orsenna », Lire, mai 2003, op. cit. Jean-Pierre Balpe, « La tentation de l’infini », Études romanesques, 1. Littérature et technologie, Paris, Lettres modernes, 1993, p. 34, [en ligne]. Adresse URL : http://hypermedia.univparis8.fr/Jean-Pierre/articles/Tentation.html 2 93 pouvoir ne pas cesser de dire. Dans le premier, on observe par exemple la multiplication des points de suspension et l’ajout dans les notes de l’auteur de commentaires de personnages, notamment Clara et Ann.1 Dans le second, on remarque la présence d’une recette en note – « Pour bien vider et purger les pibales, jetez-les dans une infusion de feuilles de tabac »2 – et de nombreuses anecdotes qui font chavirer le récit de notre auteur. Il en joue d’ailleurs beaucoup, déclarant : « Par l’une de ces vastes digressions dont la mer a le secret, je me trouvais renvoyé à ma question naïve sur la “source” du Gulf Stream »3, ou encore : « Pour nous en convaincre, une nouvelle digression s’avère nécessaire, le temps de répondre à cette petite question : qu’est-ce que la vie ? »4 Vers la fin de son récit, il s’en excuse sans pour autant se réfréner : Qu’il est loin, le Gulf Stream, s’exclameront les maîtres d’école, pourchasseurs du « hors sujet ». Respectons leur souci mais passons outre. Le promeneur tient à ses droits, imprescriptibles ; en l’espèce, celui de vous entretenir successivement de portes, d’un politicien malchanceux, de calligraphe et d’Australie, avant de retrouver la maison mère Atlantique.5 De même dans Madame Bâ les cases du formulaire 13-0021 qui servent de structure au roman ne suffisent pas à l’exposé de la vie de Marguerite. Car l’existence de cette femme, qui passe par l’histoire de ses origines, semble englober l’Afrique même. En effet, c’est davantage l’histoire d’un pays et de toutes ses femmes, que celle d’une seule Africaine, qu’Erik Orsenna a voulu nous transmettre dans ce roman. À travers cet exemple, l’enjeu de la littérature vise donc d’une certaine manière à capturer l’insaisissable, et renvoie par là même au défi de l’Internet de restituer le monde, et à celui du livre électronique qui se limite plutôt à la littérature. « [J]’aime les structures mais j’aime surtout que la vie déborde de cela »6, confie l’auteur dans un entretien. 1 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 69. Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 128. 3 Ibid., p. 74. 4 Ibid., p. 124. 5 Ibid., p. 229. 6 Isabelle Monnart, « J’aime que la vie déborde », La Dernière Heure, 09/05/2003, p. 24. 2 94 Plus j’écris, plus l’histoire que j’écris devient foisonnante. Elle engendre alors d’autres récits, d’autres personnages. Au lieu de s’épuiser, le récit se démultiplie, jetant des ponts vers de prochains livres.1 Il avoue d’ailleurs la difficulté d’écrire un conte, qui constitue déjà « en soi une digression »2 et repose sur la condensation : « Le conte aime la clarté, donc le résumé, donc l’injustice »3. En outre, la conception de Thomas des écrans de mer comme « véritables portes vers tous les univers possibles »4 fait écho à la nouvelle borgésienne « l’Aleph »5. Ce mot est le nom de la première lettre de l’alphabet hébreu, et s’emploie en mathématique pour désigner le nombre d’éléments d’un ensemble infini. Chez Borgès « l’aleph » renvoie à « un ensemble infini »6 et correspond précisément au « lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus sous tous les angles »7. Il s’agit autrement dit d’une véritable fenêtre sur le monde. Le narrateur essaie de la décrire : je vis une petite sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable. Je crus au début qu’elle tournait ; puis je compris que ce mouvement était une illusion produite par les spectacles vertigineux qu’elle renfermait.8 Cette image n’est pas sans nous rappeler celle du miroir de mer qui reflète les rêves des subjonctifs chez Erik Orsenna. On peut aussi mentionner l’évocation de la vision de l’aleph : Je vis la mer populeuse, l’aube et le soir, les foules d’Amérique, une toile d’araignée argentée au centre d’une noire pyramide, un labyrinthe 1 Laurence Pythoud, « L’amour côté jardin », Le Matin, (Suisse), 07/06/1998. François Busnel, « Dernières nouvelles des oiseaux », Lire, juin 2005, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=48669/idTC=4/idR=201/idG= 3 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, loc. cit. 4 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 159. 5 Jorge Luis Borgès, traduction par René L.-F. Durand, « l’Aleph », in l’Aleph, Paris, "L’Imaginaire", Gallimard, 196, pp. 191-213. Parution originale : Jorge Luis Borgès, el Aleph, Bs.As., Losada, 1949, 146 p. 6 Ibid., p. 207. 7 Ibid., p. 203. 8 Ibid., p. 207. 2 95 brisé (c’était Londres), je vis des yeux tout proches, interminables, qui s’observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète […]1 L’accumulation de ces scènes sur deux pages décrites à la première personne du singulier, et débutant par l’image de la mer fait écho à la page où Jeanne énumère quelques-unes de ses visions à travers les écrans de mer : Ils me montraient l’un de leurs écrans magiques, leur dernière création. Et je crois bien que j’y plongeais. Comment expliquer autrement la précision de mes souvenirs ? J’ai exploré je ne sais combien de mondes, un jour je vous raconterai : je me suis promenée sous l’eau, en compagnie du commandant Cousteau, et dans le cerveau humain, les yeux rivés à une microcaméra. Je me suis invitée dans les coulisses d’un défilé de haute couture et dans un stand de Formule 1, je me rappelle, c’était à Monaco. Surtout j’ai travaillé en Amérique, pour le cinéma […]2 On note aussi que notre auteur partage avec Borgès la même conception de la littérature comme puits à rêves, qui s’illustre chez Erik Orsenna par la métaphore de la mer. Ainsi dans l’épilogue du Livre de sable, Borgès s’adresse aux lecteurs pour les remercier de puiser les rêves que renferment ses récits : « J’espère […] que les rêves qu’il contient continueront à se propager dans l’hospitalière imagination de ceux qui, en cet instant, le referment. »3 Nos deux auteurs partagent donc le rêve du Cybook, autrement dit d’une littérature épanouie renfermée dans une bibliothèque infinie et universelle – celle que vise la librairie virtuelle de Cytale sur l’Internet, et celles aujourd’hui plus ouvertes comme Google Print4, Gallica5, le Million Book Project6 ou le Projet Gutenberg7 –, une bibliothèque de Babel qui serait également portable grâce au livre électronique. En outre l’universalité implique, au-delà de la problématique du 1 Ibid., p. 208. Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 167-168. 3 JLB, L.Sable, op. cit., p. 147. 4 Bibliothèque numérique de Google : http://print.google.com/ 5 Bibliothèque numérique de la Bibliothèque Nationale de France : http://gallica.bnf.fr/ 6 Bibliothèque numérique fondée par Brewster Kahle : op. cit. 7 Bibliothèque numérique fondée en 1971 par Michael Hart : http://www.gutenberg.org/brows...nguages/fr 2 96 contenu et du support, celle de la diffusion du savoir. Et là aussi, après avoir illustré le contenant idéal de la quantité infinie de données présentes sur l’Internet, l’image de la mer colle parfaitement à l’idée de circulation de l’information par flux propre au réseau, puisque le second enjeu de la bibliothèque Internet est la transmission. En Effet, selon Marlène Giroudon, l’Internet correspond véritablement au rêve de l’encyclopédie de Diderot, c’est-à-dire à l’« ensemble des connaissances humaines rassemblées en système, à des fins de transmission et de diffusion la plus large possible. »1 2.3. L’importance de la diffusion du savoir Ce thème se situe au centre de ses préoccupations d’écrivain, et le concerne aussi en tant qu’homme politique. Il touche donc autant le personnage Orsenna que son œuvre, c’est pourquoi il semble intéressant de rappeler l’importance de cette question dans sa vie et ses actions afin d’éclairer ses choix d’écrivain et d’en saisir mieux la portée et les enjeux, notamment en ce qui concerne le Cybook. 2.3.1. Erik Orsenna, lecteur et passeur Erik Orsenna s’est toujours intéressé à la transmission du savoir. Grand lecteur, éditeur – selon lui le « premier lecteur d’un livre »2 –, et écrivain, son premier métier a aussi été celui d’enseignant. « Pendant onze ans, j’ai enseigné le français, et c’est à se demander si, au bout du compte, je ne suis pas un pédagogue rentré »3, déclare-t-il. Aujourd’hui, sa passion pour l’enseignement se retrouve dans ses textes et dans ses actions, notamment à travers sa présence une fois par semaine dans un collège de Montreuil pour aider les élèves à apprivoiser la langue française, et par le biais de ses missions au conseil d’Etat auprès du ministère de l’éducation. 1 Marlène Giroudon, sous la direction de DUCASSE Jean-Paul, Culture écrite et Internet : le renouveau des formes du récit, op. cit. 2 VG, FL, L'Expansion, loc. cit. 3 Olivier Delcroix, « Erik Orsenna : “Le subjonctif, un mode rebelle” », Le Figaro littéraire, 16/09/2004. On utilisera pour mentionner cet article l’abréviation : Olivier Delcroix, Le Figaro littéraire, loc. cit. 97 En outre, il considère ses textes comme des moyens de prolonger sa vocation d’enseignant : « Je suis un pédagogue pour moi-même et pour les autres et chaque roman est l’occasion d’apprendre et d’expliquer. » 1 Ainsi dans la Grammaire est une chanson douce et les Chevaliers du subjonctif l’auteur se fait instituteur pédagogue en s’élevant contre le jargon scolaire et en prônant un apprentissage davantage porté vers la beauté de la langue. « Si on pouvait interdire l’ORL, je serais le plus heureux des hommes »2, confie-t-il en entretien. Il ajoute : « Je ne dis pas que la grammaire, c’est facile, mais il ne faut pas rajouter de la difficulté là où elle n’est pas. »3 Dans son conte sur la grammaire, il met donc en scène un institut pédagogique de remise à niveaux des professeurs pour tourner en dérision le système éducatif. À plusieurs reprises en effet il cite des énoncés incompréhensibles de manuels existants dont il précise les références en note4. Après plus de deux cents spectacles tirés de la Grammaire est une chanson douce, l’auteur semble apprécié pour son combat contre « Madame Jargonos », l’inspectrice de l’éducation nationale, symbole du carcan scolaire qui contraint l’enseignement. Car pour Erik Orsenna le jargon fait obstacle à l’apprentissage du français : J’établis une différence entre jargon et mots techniques. Le jargon, c’est quelque chose qu’on pourrait nommer facilement mais qu’on nomme de façon compliquée pour garder le pouvoir, alors que le mot technique est un nouveau regard sur le monde, qui implique un nouveau mot comme on a une nouvelle optique. Les jargonneurs sont des assoiffés de pouvoir.5 Il se bat donc contre les « sous-linguistes jargonisants »6 qui détournent les jeunes apprentis du plaisir de la langue, et exhorte élèves et professeurs à aimer leur langue tout comme mademoiselle Laurencin, l’institutrice modèle : « Le français est votre pays. Apprenez-le, inventez-le. Ce sera, toute votre vie, votre ami le plus intime. »7 1 Catherine Argand, « Erik Orsenna », Lire, mai 2003, op. cit. Claire Thévenoux, « Orsenna s’attaque au jargon scolaire », Ouest France, 21/10/2004. ORL : Observation Réfléchie de la Langue. 3 Ibid. 4 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p.98. 5 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, loc. cit. 6 Marianne Payot, « Les trésors de la francophonie », L'Express, 07/02/2002, [en ligne]. Adresse URL : http://livres.lexpress.fr/dossiers.asp/idC=3623/idR=4/idG= 7 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 13. 2 98 Et si l’auteur souhaite ainsi redonner aux jeunes le goût des mots c’est aussi, audelà de leur enrichissement personnel, pour la survie de la langue : La grammaire, il faut la prendre très au sérieux. Il y va de la vie même de la langue. Le français souffre de nombreuses maladies. Des centaines de mots meurent faute d’être employés. […]Je veux tout faire pour éviter qu’il ne se réduise à une peau de chagrin.1 Dans la Grammaire est une chanson douce, il souligne en effet la fragilité des langues à travers la voix de monsieur Henri : « Vingt-cinq ! Vingt-cinq langues meurent chaque année ! Elles meurent, faute d’avoir été parlées. »2 Dans ses deux contes, Erik Orsenna lance donc un véritable cri d’alarme, sous la forme d’une diatribe contre l'Education nationale, pour défendre une langue non pas recroquevillée sur elle-même, mais généreuse et ouverte à toutes les variations. « À mes yeux, la grammaire est un joyeux terrain de jeu »3, explique-t-il. Pour lui en effet le savoir doit s’accompagner de plaisir, à l’image de Jeanne qui réapprend à parler dans l’usine des mots de façon ludique : « J’ai joué toute la journée. J’avais l’impression de retrouver les cubes de mon enfance. Je combinais, j’accumulais, je développais »4, raconte-t-elle ravie d’avoir redécouvert le plaisir de faire des phrases comme on enfile des « perles » pour réaliser un joli « collie[r] »5. De même, pour Marguerite le langage est un jeu de boîtes : « le monde était un jeu. Une immense collection de boîtes. Il suffisait de placer dans la bonne boîte chaque être ou chaque chose rencontrés. »6 On pourrait appliquer cette image à l’Internet qui correspond également à un immense jeu de boîtes exponentiel et infini, sur le modèle des poupées russes, mais inversé, dans le sens où chaque petite boîte en renferme une plus grande. En cela, l’Internet apparaît comme une boîte magique, grâce aux liens hypertextes qui s’engendrent à l’infini vers plus de savoir. En outre, l’interactivité et le multimédia possibles avec le livre électronique permettent de proposer un savoir ludique, comme le rêve Erik Orsenna. En effet plaisir et savoir sont indissociables, car pour notre auteur « savoir maîtriser donne du plaisir et le 1 Olivier Delcroix, Le Figaro littéraire, loc. cit. Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 51. 3 Olivier Delcroix, Le Figaro littéraire, loc. cit. 4 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 116. 5 Ibid., p. 117. 6 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 42. 2 99 plaisir de savoir alimente le désir d’apprendre. »1 Il justifie ainsi sa démarche d’écrivain : En employant l’allégorie et le conte, je veux montrer que la grammaire n’est pas rébarbative. Le savoir est gai, l’ignorance est pauvre. Le savoir n’est pas un tueur de plaisir, au contraire. Depuis toujours, je milite pour le gai savoir. La grammaire est un grand restaurant. Je veux mettre les mots à la bouche.2 Le pédagogue a donc un secret, il s’agit de multiplier les images et les détours pour mieux capter l’attention de son public et lui faire comprendre des notions nouvelles à l’aide de repères acquis : « Si j’ai un coup de foudre pour une belle blonde mais qu’elle a déjà un mari, il est soit trop tard, soit trop tôt. Il n’y a pas concordance. Et ça, les gamins comprennent très bien. »3 D’autre part ces images ne se destinent pas qu’aux élèves, il les emploie aussi pour lui-même car elles font partie intégrante de son imaginaire. Il ne peut en effet s’empêcher d’associer une métaphore à un concept, expliquant par exemple qu’il a « toujours imaginé le français comme une vaste maison. » En outre, il fait preuve dans tous ses ouvrages d’une volonté pédagogue et didactique, soucieux par exemple de ne pas laisser un mot rare sans définition. Là encore, le Cybook, en proposant des outils comme le dictionnaire, offrirait au jeune lecteur la possibilité de rechercher facilement un mot qu’il ne connaît pas, au fil de sa lecture. Car pour l’auteur, découvrir de nouveaux mots et enrichir son vocabulaire est essentiel. Il se plaît donc en tant qu’écrivain, à employer dans ses textes des mots peu usités pour les faire revivre, et ce non pas par pur érudition mais avec pédagogie, en s’appliquant à bien les expliquer afin que les lecteurs puisse à leur tour les utiliser pour s’exprimer. Cette habitude de professeur et d’académicien se vérifie notamment dans les Chevaliers du subjonctif dans lequel il multiplie les définitions en note4, ainsi que dans Portrait du Gulf Stream où il précise par exemple la définition du mot « effondrilles »5 qu’il vient 1 Camille-Solveig Fol, « L’Académicien tisse des liens avec les collégiens », Midi Libre, 15/09/2004. 2 Jean-François Le Texier, Jean-Michel Ulmann, « Le savoir est gai, l’ignorance est pauvre », Notre Temps, loc. cit. 3 Claire Thévenoux, « Orsenna s’attaque au jargon scolaire », Ouest France, loc. cit. 4 Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 83,86. 5 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 127. 100 d’employer. On observe aussi dans cet ouvrage la portée didactique des titres des chapitres, notamment « Petit apprentissage du mouvement général »1, « Pourquoi bouge la mer ? »2, ou encore « Qu’est-ce qu’un océanographe ? »3. Ce texte a d’ailleurs une visée pédagogique – au même titre que ses contes sur la grammaire et le subjonctif, et dernièrement celui sur la construction de l’airbus A380 intitulé Dernières nouvelles des oiseaux – puisqu’il cherche à restituer l’histoire des courants et du Gulf Stream. Son métier d’écrivain lui permet ainsi de poursuivre sa passion pour l’enseignement en multipliant les projets éducatifs. Tour à tour conteur, créateur de la collection « Libre » pour enfants chez Fayard dont il a rédigé le premier ouvrage Histoire du monde en neuf guitares4 qui emprunte également au mode du conte, écrivain pourvu d’un site Internet ludique et interactif destiné à la jeunesse, et ambassadeur du livre électronique chez Cytale, inaugurant par exemple le prêt de « cyberlivres »5 dans une bibliothèque municipale, Erik Orsenna met en effet un point d’honneur à transmettre le savoir aux plus jeunes. Et le Cybook, de par ses possibilités immenses pour moderniser et rendre plus attractive la lecture, s’inscrit parfaitement dans son combat pour le partage du plaisir des mots qu’il évoque notamment à propos de la Grammaire est une chanson douce : Ce livre s’est transmis des anciens aux enfants, puis aux profs, et enfin aux parents. Le thème de la transmission de la langue est pour moi primordial. Si on ne transmet pas le goût de sa langue, qu’est-ce qu’on peut transmettre ?6 Pour lui qui « aime tellement faire passer le savoir par des histoires »7, le choix du conte et de la fiction semblait une évidence : « Pour moi, un conte est comme un jardin, c’est de la philosophie visible. Ce monde narratif, si ludique, rend accessible le français au plus grand nombre. Le conte fortifie la langue, la transcende, l’embellit. »8 Erik Orsenna utilise donc le détour par la fable – comme celles de La 1 Ibid., p. 17. Ibid., p. 19. 3 Ibid., p. 237. 4 Erik Orsenna, Histoire du monde en neuf guitares, op. cit. 5 Rédaction de BBI, « Erik Orsenna inaugure le prêt de « cyberlivres », BoulogneBillancourt Information, mars 2002. 6 Jean-François Le Texier, Jean-Michel Ulmann, « Le savoir est gai, l’ignorance est pauvre », Notre Temps, loc. cit. 7 Maryline Baumard, « La poésie de la conjugaison », op. cit. 8 Olivier Delcroix, Le Figaro littéraire, loc. cit. 2 101 Fontaine que l’institutrice Laurencin étudie avec ses élèves pour leur apprendre le français – notamment l’allégorie de la grammaire comme archipel et la personnification du subjonctif en chevaliers. Le conte, qui requiert clarté, simplicité et légèreté lui permet ainsi de rendre accessibles à tous les beautés de « la langue française qui devrait passer, comme la cuisine, de génération en génération. »1 Il incarne pour lui le genre didactique idéal : La langue est le lieu par excellence de la transmission. Voilà pourquoi j’ai choisi le conte. Réussi, il parle à tous les âges. Il doit circuler dans une région particulière, intemporelle, de l’âme.2 La littérature lui offre ainsi la possibilité d’aborder les questions qui lui tiennent à cœur et de faire passer ses idées de manière efficace et pédagogique. Son écriture se met donc au service de la défense et de la diffusion du français. En outre, dans sa démarche de passeur de la langue, la participation à Cytale s’avère aussi cohérente. Le Cybook constitue en effet un outil pertinent car il permet de renouveler les techniques d’apprentissage et de lecture pour attirer les jeunes vers un savoir joyeux, et plus largement parce qu’il est un moyen supplémentaire de sauver la richesse et le plaisir du langage en diffusant la littérature. 2.3.2. Le thème de la transmission et de l’accès au savoir dans ses œuvres Pour Jacques Attali : « Le Net, c’est le savoir pour tous »3 Véritable lieu de communication et d’échange, l’Internet opère en effet une démocratisation du savoir. C’est cet aspect universel qui a aussi séduit Erik Orsenna dans l’aventure du livre électronique. Imaginer une bibliothèque ouverte à tous était l’argument infaillible pour convaincre l’enseignant et le conteur. Le thème de la transmission fait en effet partie, avec la mer, de ses leitmotive. « À quoi sert de produire et de 1 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, loc. cit. Philippe-Jean Catinchi, « La langue est le lieu par excellence de la transmission », Le Monde des livres, loc. cit. 3 Véronique Le Billon, Laure Dumont, « Jacques Attali “Le Net, c'est le savoir pour tous” », L'Expansion, loc. cit. 2 102 connaître, si l’on ne transmet rien ? »1, interroge-t-il dans Portrait du Gulf Stream. Cette notion se retrouve donc au travers de nombreux personnages, notamment Mariama, la mère de Marguerite dans Madame Bâ, qui figure la mère de l’auteur, la « gesere »2 qui lui a ouvert, petit, les portes de la littérature en lui racontant des histoires. L’auteur traduit le terme africain « gesere » par « traditionniste ». Le « gesere » représente en effet le savant des choses du passé et le porteur de la parole du roi. La petite fille Marguerite rêve donc de ressembler à sa mère et s’imagine « chargée de mots, traversant des pays pour aller les déposer aux pieds d’un puissant. »3 Elle sera finalement enseignante, refusant quantité d’offres à hautes responsabilités, pour pouvoir refaire le monde et « commencer par le commencement »4, « puisqu’au commencement était le Verbe »5. Dans son récit, Marguerite dévoile son Afrique natale de manière méthodique selon les questions du formulaire, mais sans pour autant négliger aucun détail. Maître Fabiani souligne la richesse de son témoignage : Merci, madame Bâ, vous m’avez appris des choses sur l’Afrique. Tout cela n’est décidément pas très juridique, et un peu longuet, peut-être, pour un Président de la République surmené. Mais c’est instructif, si, si, instructif, je vous assure.6 Par déformation professionnelle, Marguerite va jusqu’à nous donner la définition du mot « pays » avant d’aborder ce chapitre7, rappelant par là la manie de l’auteur. Passionnée par son métier, elle incarne en effet Erik Orsenna lui-même – il la fait d’ailleurs naître comme lui en 1947 –, avec cependant la pointe d’excès qui la caractérise : Dans mon amitié pour le gros livre, j’ai des rivaux : les termites. Semaine après semaine, ils forent et rongent. Je ne résiste pas comme il faudrait. Un scrupule d’enseignante m’en empêche. Comment interdire aux insectes la découverte du langage ?8 1 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 42. Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., pp. 37, 90. 3 Ibid., p. 37. 4 Ibid., p. 276. 5 Ibid., p. 275. 6 Ibid., p. 85. 7 Ibid., p. 87. 8 Ibid. 2 103 Le personnage de l’enseignant pédagogue transparaît également avec le personnage de Gabriel dans Longtemps1, qui incarne pour l’auteur le professeur modèle, très apprécié de ses élèves2. Dans Deux étés, Erik Orsenna aborde en outre le personnage du traducteur, à travers la figure de Gilles, qu’il qualifie de « passeur »3. Il compare même la fonction du traducteur à celle d’une radio : « Les traducteurs et les radios ne sont-ils pas les irremplaçables truchements du dialogue entre humain, terreau de la paix perpétuelle ? »4 Il les considère en effet comme des « agents du rayonnement »5, des passerelles entre les peuples et les cultures. Dans L’Exposition coloniale6, l’auteur profite d’un voyage de Gabriel sur l’île de Bréhat pour saluer Gilles, ce personnage qui lui est cher. La question de la communication importe beaucoup chez notre écrivain, qui bénit Babel et la diversité des langues. Pour lui, l’île incarne le lieu de communication par excellence, c’est « un refuge […] en communication avec l’imaginaire. [Car] quand vous êtes entouré d’eau, il vous faut remplir ce vide. » Il ajoute que « sur une île, vous pouvez entrer en communication avec le monde entier »7, comme le témoigne la traduction de Gilles qui mobilise les savoirs de la planète au moyen de la radio. Gilles travaille d’ailleurs sur des « projets de langue universelle »8. En outre, dans la Grammaire est une chanson douce, monsieur Henri explique aux deux enfants l’importance de la parole, vitale à l’homme : – Les habitants s’étaient fait, comme vous, nettoyer de tous leurs mots. Au lieu de venir chez nous les réapprendre, ils ont cru qu’ils pourraient vivre dans le silence. Ils n’ont plus rien nommé. Mettez-vous à la place des choses, de l’herbe, des ananas, des chèvres… À force de n’être jamais appelées, elles sont devenues tristes, de plus en plus maigres, et puis elles sont mortes. Mortes, faute de preuves d’attention ; mortes, une 1 Erik Orsenna, Longtemps, op. cit., p. 53. Ibid., p. 55. 3 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 16. 4 Ibid., p. 146. 5 Ibid., p. 44. 6 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., pp. 464-465. 7 François Delcourt, « Erik Orsenna : l’île enchantée », Dernières Nouvelles d’Alsace, 20/06/1997. 8 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., pp. 70-71. 2 104 à une, de désamour. Et les hommes et les femmes, qui avaient fait le choix du silence, sont morts à leur tour. Le soleil les a desséchés.1 L’auteur se plaît donc à multiplier les langages, ainsi dans son conte sur le subjonctif il donne à Jeanne la connaissance du morse2 et lui apprend les hiéroglyphes3. De plus, dans Madame Bâ le couple de Montreuil envisage la Poste et l’enseignement comme appartenant à la même « grande famille de la communication »4. Marguerite rectifie alors, considérant que « l’éducation, c’est plutôt de la transmission »5. Erik Orsenna met aussi en scène le personnage du « conteur »6 à travers la figure du Peul Balwell, et celle du griot dans Grand Amour. Il faut en outre évoquer la question de la hauteur et du point de vue qui, chez notre auteur, s’avèrent des conditions essentielles d’accès à la connaissance. Ainsi les chercheurs des Chevaliers du subjonctif fabriquent des carrés de mer portables parce que tout le monde n’a pas le point de vue nécessaire pour voir la mer. Thomas l’explique à Jeanne : « regarder la mer n’est pas toujours simple. Tout le monde n’a pas une colline ou un planeur à sa disposition. […] Donc nous allons découper la mer en petits carrés. »7 La marche des subjonctifs se déroule donc au sommet de la colline – endroit interdit par Nécrole – pour pouvoir observer la mer, et s’y mirer, c’est-à-dire rêver. Ils l’appellent l’ « ascension »8. De plus, si le dictateur de l’île a strictement prohibé le vol et la navigation, c’est parce qu’ils incarnent la liberté absolue, et donnent le recul nécessaire pour pouvoir critiquer le monde. Dans Portrait du Gulf Stream, il explique aussi l’apport de la conquête spatiale : On manquait des informations les plus élémentaires. Et surtout d’un point de vue. Une vision globale. Le lancement de Spoutnik apportait la réponse : de l’espace, l’homme pourrait enfin voir sa planète.9 1 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 50. Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 70. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 95. 4 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 404. 5 Ibid. 6 Ibid., p. 137. 7 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 156. 8 Ibid., p. 140. 9 Erik Orsenna, PGS, op. cit., pp. 106-107. 2 105 L’espace offre à l’homme une vision spectaculaire et le sentiment d’être « à la fois enfant (pour l’émerveillement) et Dieu (pour la hauteur du point de vue) »1. Cette avancée scientifique confirme pour notre auteur cette exigence de hauteur qu’il exprime à nouveau dans un article : L'espace est notre grand miroir. On dirait qu'il sert d'abord à nous regarder nous-mêmes. Et les voyeurs célestes ont de beaux jours devant eux. Les travaux publics, l'étude du littoral et de la végétation, l'exploration géologique, la climatologie, la cartographie... Comment avons-nous pu vivre jusqu'ici sans le secours du très haut? Grâce au ciel, on commence à connaître la Terre, ses détails et son ensemble. L'écologie, jusqu'alors, vivait d'intuitions plus ou moins nébuleuses : le recours à l'espace la change en véritable science.2 La notion d’« hyperespace » en informatique l’a peut-être également séduit en ce sens. L’Internet serait une sorte d’aleph, une boule de cristal, miroir du monde, qui permettrait en quelque sorte le don d’ubiquité que rêve notre auteur. Dans Dernières nouvelles des oiseaux, l’auteur semble parler à travers l’avion lorsqu’il jalouse le vent et lui confie : « Je vous envie : passer partout, aller où bon vous semble et puis tout regarder de haut… »3 Ce désir rappelle l’évocation d’un conte où il envie le personnage de Dieu qui peut « [soulever] le toit des maisons »4. La verticalité et le point de vue transparaissent par exemple chez le père de Marguerite dans Madame Bâ qui monte chaque matin sur la colline pendant la crue pour observer le fleuve et sa centrale5. En outre, Marguerite naît sur le toit de la gare de Médine6. Par ailleurs, Erik Orsenna accorde beaucoup d’importance au regard : « L'œil est arrivé tard dans ma vie, mais aujourd'hui je ne peux plus m'en passer. »7 D’une part le métier d’écrivain consiste selon lui à « voir »8 comme l’explique Joseph Conrad dans son conte, d’autre part il s’intéresse à la figure du 1 Ibid., p. 114. Erik Orsenna, « Le regard nomade d’Erik Orsenna », L'Expansion, n°491, 19/12/1994, p. 114, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lexpansion.com/PID/126.html 3 Erik Orsenna, Dernières nouvelles des oiseaux, op. cit., p. 126. 4 Catherine Argand, « Erik Orsenna », Lire, loc. cit. 5 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 102. 6 Ibid., p. 80. 7 Pascale frey, « Erik Orsenna est un actif polyvalent », Lire, loc. cit. 8 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 152. 2 106 photographe, par exemple à travers les personnages de José María Fernandez dans Deux étés, et de Clara dans l’Exposition coloniale et Longtemps. En outre, il évoque dans Portrait du Gulf Stream le souvenir de travaux avec Henri Cartier-Bresson, notamment sur un livre de photographies de paysages : Il m’invitait chez lui pour me donner des leçons de regard. Du haut de son repaire, rue de Rivoli, on voyait le Louvre, Orsay, les Tuileries, la Concorde… Nous parlions de grammaire et de géométrie.1 La photographie constitue pour lui des « images qui sont autant de fenêtres sur des mondes ignorés »2, au même titre que les cadres de mer des chercheurs subjonctifs. D’ailleurs, l’attrait du livre électronique tient aussi à l’écran et au fait qu’il permet d’intégrer plus facilement des images et ainsi d’embellir les œuvres. Dans Portrait d’un homme heureux, l’auteur remercie aussi Le Nôtre de rendre hommage à la « terrasse, siège du regard »3. On remarque également l’importance du planeur dans les Chevaliers du subjonctif dans lequel Jeanne assiste le cartographe avec son « œil de laser »4. Selon Erik Orsenna le vol en planeur ressemble à la voile, le bleu du ciel remplaçant celui de la mer. Dans les Chevaliers du subjonctif il unit la navigation et le pilotage en jouant sur les sonorités « [le] vol à voile dépend des fenêtres de la météo »5. En effet, « [qu]’est-ce que la navigation, sinon de l’alpinisme horizontal ? »6, interroge-t-il dans Portrait du Gulf Stream. D’ailleurs la navigation sur l’Internet correspond bien à cette idée de survol de l’ensemble des données du monde. De plus, notre écrivain se passionne pour la géographie, qui est pour lui comme une « famille »7. Dans Grand Amour, il se réjouit de la vue aérienne qui lui permet d’embrasser le monde : « l’énigme de Nazca », ces géométries géantes inscrites sur le sol du Pérou il y a deux millénaires et dont seule une vue aérienne permettait d’embrasser la totalité et de comprendre le sens. […] – Et si l’on voyait la grammaire de là-haut ? 1 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 196. Erik Orsenna, « Explorateurs photographes », L’Express, 11/12/2003. 3 Erik Orsenna, Portrait d’un homme heureux, op. cit., p. 110. 4 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 92. 5 Ibid., p. 171. 6 Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 202. 7 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 170. 2 107 […] oui, […] à condition de s’élever assez, on pouvait repérer les grandes lignes de notre syntaxe, les fondations de tout notre si beau babil français.1 Pour lui en effet la grammaire est une géographie, à l’image des archipels de la Grammaire est une chanson douce. Cette analogie est aussi présente chez Borgès qui mêle ces deux thèmes dans « l’Aleph » puisqu’il s’agit à la fois d’un lieu2 – la maison de Carlos Argentino Daneri – et de la première lettre de l’alphabet. Erik Orsenna quant à lui, envisage déjà dans Grand Amour la langue française comme un lieu à visiter. Il se remémore ses tours en hélicoptère avec François Mitterrand – leurs « cures de France »3, comme il les appelle – au cours desquels il survolait la France. Lorsqu’il demande « [comment] gouverner un pays dont on ignore la forme ? », Erik Orsenna semble également nous signifier l’impossibilité d’écrire sans connaître le paysage de la grammaire. Car pour lui la connaissance requiert une vue générale, comme le comprend Jeanne dans les Chevaliers du subjonctif4. Il se pose alors contre la spécialisation, dont le danger serait de ne pas considérer le savoir comme faisant partie d’un tout, et d’oublier de le relier à un contexte et un enjeu plus larges. Pour lui la connaissance découle avant tout d’une question de point de vue : « je me sens le modeste chevalier de cette diversité. Plus je sais, plus le monde s’ouvre : ma vision s’enrichit, je pense différemment. »5 Antoine Perraud questionne l’auteur à ce sujet, prenant l’exemple des Chevaliers du subjonctif où Jeanne découvre la grammaire en planeur : « le survol, c’est le luxe de celui qui sait. Celui qui apprend relève plutôt de la taupe dans sa galerie, non ? » Erik Orsenna lui répond en ces termes : elle ne sait rien mais elle est emportée. C’est à mon sens tout le talent d’un bon professeur : nous faire monter pour percevoir l’ensemble, à l’inverse de trop d’enseignements actuels, qui découpent le savoir. Il n’y a plus de vue générale, on donne des chiffres absolus sans ordre de grandeur. George Bernard Shaw disait : « À force d’être spécialisé, on va tout savoir sur rien. »6 1 Ibid., p. 23. Voir Lisa Block de Behar, Conférence : « Borgès et la bibliothèque », op. cit. 3 Ibid., p. 145. 4 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 46. 5 Patricia Boyer De La Tour, « Erik Orsenna : Le français en partage », Madame Figaro, 27/10/2001. 6 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, loc. cit. 2 108 Si en effet, comme le souligne Antoine Perraud, l’apprentissage relève davantage au départ d’une avancée à tâtons dans l’obscur labyrinthe du savoir, le rôle du professeur consiste précisément à guider l’élève vers la sortie, à l’image du cartographe s’improvisant instituteur lorsqu’il montre à Jeanne la grammaire vue de son planeur1. De plus, dans Grand Amour l’auteur évoque le souvenir de ces cheminements d’étudiant dans les méandres de la grammaire : « [ensemble] nous parcourions les galeries du terrier, tentions l’une après l’autre les correspondances. Peu à peu se dessinait le plan. »2 Ici l’idée du chemin fait penser aux multiples parcours possibles de l’internaute dans le labyrinthe de l’information à sa disposition. Il compare aussi le français à une jungle complexe où il est entré petit grâce aux récits sa mère : Ma mère […] me faisait ainsi pénétrer dans les coulisses de la langue, cette jungle de règles et d’exceptions où j’apprenais à trouver ma route. Plus tard, me promenant dans la forêt amazonienne, projetant l’écriture de l’Exposition coloniale, je me suis dit : tiens, la moiteur en plus, on dirait la grammaire française ! La marche n’est pas aisée mais cet environnement de mystères est nourrissant. L’impression de découvrir les rouages d’une machinerie aux pouvoirs extrêmes. Le cartographe des Chevaliers du subjonctif raconte quant à lui l’expérience de la découverte de sa chambre vue du haut d’une échelle : Il m’a semblé voir pour la première fois mon meilleur ami, ce cher et vieux et crasseux et si râpé tapis rouge. […] Je le savais par cœur, millimètre carré par millimètre carré, la moindre tache, la plus infime […]. Mais soudain il s’offrait à moi dans son ensemble. Je l’entendais me dire : « Eh bien, tu en as mis du temps pour me connaître ! Alors, que penses-tu de mon dessin ? »3 1 Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 58-66. Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 21. 3 Erik Orsenna, CDS, op. cit., pp. 48-49. 2 109 Depuis, il ne peut se passer de son planeur pour dessiner le monde, l’« apprivois[er] »1 comme il dit, en reliant tous les éléments sur sa carte. Aussi dans Portrait du Gulf Stream l’auteur nous donne un exemple de l’apprentissage des cartes : Première leçon des cartes : le portrait du Gulf Stream est moins celui d’un héros unique, le fameux fleuve auguste et généreux, que celui d’une famille. Une famille composée d’individus éphémères : les tourbillons des incessants mouvements de l’eau. Une famille parcourue par toutes sortes d’énergies. Une famille jour après jour divisée et jour après jour recomposée. Une famille qui n’habite pas seulement la surface mais tous les étages de la mer.2 Enfin, pour Erik Orsenna, le travail du cartographe est essentiel parce qu’il permet de donner une unité au monde. En effet, si les anciens voyaient dans le miroir la représentation la plus juste du monde, en revanche, peu à peu l’homme conçoit le plan comme la surface qui permet de mieux rendre compte que le volume en ce qu’il organise le monde. Ainsi l’écran d’ordinateur ou du livre électronique incarne la représentation parfaite du monde, celui que constitue l’Internet, sur lequel les bases de données et les liens hypertextes organisent et relient les informations, comme le cartographe dessine les morceaux de la terre. En outre, l’importance du lien chez notre écrivain provient du fait qu’il se sent profondément religieux au sens étymologique du terme – « relier » et « religion » ayant pour même origine le verbe « religere » signifiant « lier » : Je suis religieux, au sens étymologique, c’est-à-dire que je ne crois pas au morcellement, ni à la fin, mais je crois à la continuité… Au renouvellement comme au cercle oriental.3 Pour lui la fraternité constitue d’ailleurs la valeur la plus noble de la chevalerie : La chevalerie […]. Un équipage soudé, soumis aux mêmes règles, attachés à relever les mêmes défis. Parfois, il est bon d’essayer d’être un 1 Ibid., p. 49. Erik Orsenna, PGS, op. cit., pp. 72. 3 Camille-Solveig Fol, Littérature : « J’ai choisi le conte car c’est une forme claire, facile, qui unit toutes les générations », Midi Libre, loc. cit. 2 110 peu plus grand que soi-même. Ensemble, hier comme aujourd’hui. Voilà ma définition de la chevalerie.1 Il considère la solidarité comme un lien précieux qui permet d’unir les hommes. Il l’exploite notamment dans Deux étés où la traduction de Gilles devient collective, d’abord au sein de l’île, puis, grâce à la radio du señor Fernandez, à l’échelle mondiale. Le roman propose alors un magnifique exemple d’élan solidaire et de communication entre les peuples : « pour la beauté d’Ada, tous les gars du monde se tendaient une main fraternelle »2, souligne le narrateur émerveillé. Chacun apporte ainsi sa touche personnelle, son domaine de compétences, tout comme dans Grand Amour lorsque Gabriel écrit ses textes avec l’aide des nombreuses amies de sa mère, laquelle estime qu’« [une] autobiographie est un travail collectif »3. Cette conception du monde comme « équipage soudé »4 le pousse donc naturellement à aimer des projets comme l’Internet, la Francophonie ou l’Europe. L’idée de la coopération en matière de création s’illustre en effet à merveille sur l’Internet où les œuvres livrées sur le réseau sont ouvertes aux modifications des lecteurs. Les textes diffusés sur le réseau ne sont pas des œuvres figées, comme on les trouve dans les éditions papier, mais au contraire transformables et flexibles. Avec le numérique, chaque lecteur devient un auteur potentiel, et l’on assiste à des œuvres collectives, traversant la planète, rappelant en outre les jeux de l’OULIPO comme le cadavre exquis. Il faut cependant noter que le concept du livre électronique à l’époque de Cytale n’envisage pas l’intervention du lecteur sur le texte et cherche plutôt à proposer la même sécurité pour les écrits que les éditions papier. De plus, l’Europe enthousiasme notre auteur. Dans un article il témoigne son attachement à Bruxelles, véritable carrefour de l’Europe : Bruxelles ! J’adore. Il y a, ici, une incroyable communication entre les différents pays d’Europe et entre les différents arts. […] Bruxelles donne toujours envie de travailler en sortant de son cadre, de collaborer.5 1 Olivier Delcroix, Le Figaro littéraire, loc. cit. Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 149. 3 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 39. 4 Olivier Delcroix, Le Figaro littéraire, loc. cit. 5 Laurence Pythoud, « L’amour côté jardin », Le Matin, Suisse, 07/06/1998. 2 111 De même la francophonie, qu’il considère comme une « belle famille »1, incarne une religion, en invitant au dialogue des cultures. « Vive la variété ! »2, s’exclame notre auteur, enchanté par ce type d’organisation. Il apprécie également le projet Erasmus qui favorise les échanges entre étudiants étrangers : Il faut généraliser ces échanges, faire en sorte que chaque jeune passe une année de sa scolarité dans un autre pays européen. Ça c’est un projet pour l’Europe : c’est par la culture qu’on fera aimer l’Europe.3 Rassembler les peuples et les générations par le lien merveilleux de la connaissance, autour d’un savoir synonyme de communion, représente un formidable rêve pour notre auteur. Fondé sur le principe du partage, l’Internet y apporte une réponse en permettant d’unir les hommes autour d’un réseau de savoir. Pour Pierre Lévy le « cyberspace » constitue « l’espace de communication ouvert par l’interconnexion mondiale des ordinateurs et des mémoires informatiques »4. Chercheurs, étudiants, et curieux du monde entier peuvent y échanger leurs travaux et leurs idées. Chaque internaute peut discuter des sujets qui le passionne à l’occasion de débats interplanétaires. Car l’Internet est à la fois le monde de l’écrit, de l’image et celui de l’oralité. Cette communication sans borne fascine notre auteur pour qui « le langage est le prime lien qui relie les humains »5. On comprend mieux dès lors l’importance à ses yeux de la maîtrise et de l’épanouissement de la langue : « [la] langue est notre chef-d’œuvre collectif, c’est un lien social entre les gens. Je suis pour préserver certaines formes et l’enrichir de nouvelles. »6 Erik Orsenna s’oppose au morcellement, jugeant la grammaire nécessaire pour mieux apprivoiser le langage et non au contraire pour le disséquer. La grammaire permet de comprendre la structure de la langue, son « ossature »7 selon l’expression de 1 2 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 148. Patricia Boyer De La Tour, « Erik Orsenna : Le français en partage », Madame Figaro, loc. cit. 3 Pascale Haubruge, Guy Maron, « Orsenna et la puissance de l’Europe », Le soir, 6/10/2004. 4 Pierre Lévy, La cyberculture. Rapport au Conseil de l’Europe, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 107, [en ligne]. Adresse URL : http://www.erudit.org/revue/socsoc/2000/v32/n2/001521ar.pdf 5 Camille-Solveig Fol, Littérature : « J’ai choisi le conte car c’est une forme claire, facile, qui unit toutes les générations », Midi Libre, loc. cit., 6 Rédaction de Ouest France, Brest : « Erik Orsenna réhabilite le subjonctif », Ouest France, 14/09/2004. 7 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 105. 112 Jeanne. Cependant, notre auteur nous rappelle qu’elle sert avant tout à créer des phrases, autrement dit à unir des mots. Dans Dernières nouvelles des oiseaux il définit ainsi le « raconteur » comme « quelqu’un qui unit ou réunit des mots et des phrases. »1 De plus, il compare le langage à une musique, justifiant par là même la métaphore de la grammaire comme « chanson douce »2 : De même que la musique, ce n’est pas que des notes mais aussi l’accord entre elles, la langue, ce n’est pas que des mots mais leur accord. Sous la diversité des uns et des autres, il y a des principes d’organisation. J’aime ces structures cachées. La concordance des temps est un peu comme les règles d’harmonie musicale.3 Dans Grand Amour il réfléchit au mot « accorder »4 qui renvoie à la fois à un terme musical et à la grammaire : « qu’elle s’accorde, qu’elle m’accorde – quel joli mot qu’ « accorde »5. Il apprécie la connivence, l’harmonie et la générosité qu’impliquent ce verbe aussi bien en conjugaison, en musique, qu’en amour. Or dans la « Sècherie »6 on apprend d’abord aux professeurs à découper la langue en morceaux. La métaphore du dessèchement trouve ici sa résonance avec l’image de la mer comme unité. L’élément liquide représente chez Erik Orsenna un puissant symbole religieux, notamment à travers l’image de l’archipel, évoqué dans Portrait d’un homme heureux7 et dans les Chevaliers du subjonctif, qui relie par la mer une multitude d’îles. Dans Madame Bâ il déclare que « l’eau relie […] entre eux les morceaux séparés du monde »8. Sous la forme marine ou fluviale, elle incarne en outre l’emblème parfait de communication et d’universalité, et s’applique donc parfaitement à l’Internet. Dans Portrait d’un homme heureux Erik Orsenna rapporte le caractère religieux de Le Nôtre qui « [croyait] que toutes les eaux douces ou salées, [communiquaient] entre elles, et toutes avec le ciel. »9 Quant à Marguerite, elle pense que le fleuve est le plus instructif des professeurs : « Mes parents 1 Erik Orsenna, Dernières nouvelles des oiseaux, op. cit., p. 112. Erik Orsenna, Gram., op. cit. 3 Michel Pacot, « Pour l’amour de la langue, de la grammaire et du subjonctif », Vers l’Avenir, Samedi plus, loc. cit. 4 Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 298. 5 Ibid. 6 Erik Orsenna, Gram., op. cit., p. 96. 7 Erik Orsenna, Portrait d’un homme heureux, op. cit., p. 110. 8 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 106. 9 Erik Orsenna, Potrait d’un homme heureux, op. cit., p. 79. 2 113 savaient qu’ils ne pouvaient rêver pour leur fille meilleur éducateur qu’un fleuve »1. Elle parle aussi du « petit fleuve de [son] histoire »2, faisant allusion à la propriété liquide de la parole. Son père lui a en effet expliqué dans son enfance que « [la] parole est comme l’eau, […]. Elle aussi rompt notre solitude. Elle transporte toutes les richesses possibles et se faufile sous les carapaces les plus fermées. »3 Dans les Chevaliers du subjonctif l’auteur dépeint une mer profondément religieuse qui a le pouvoir de faire rêver les habitants de l’île. Elle les réunit à chaque grande marée en une gigantesque communion où les subjonctifs viennent prier comme dans des « églises »4. Il s’agit pour eux d’un véritable pèlerinage et d’un intense moment de recueillement. De plus, comme le langage possède les propriétés liquides de la mer, Erik Orsenna rappelle le caractère religieux de l’écriture. Il évoque par là même l’idée de Borgès selon laquelle « A book is more than a verbal structure or series of verbal structures ; a book is not an isolated being : it is a relationship, an axis of innumerable relationships. »5 Dans Deux étés Erik Orsenna fait allusion à la fonction première d’un roman qui consiste à « [relier] [des] mots épars »6. Il l’évoque à nouveau dans un entretien : « le roman est un peu comme une Arche de Noé, que l’on emplirait de choses qui n’avaient pas à être là… »7 Il reprend d’ailleurs cette image dans Deux étés à propos du roman Ada de Nabokov8. En outre pour lui l’écriture est religieuse car elle permet d’unir les hommes, elle constitue un dialogue, et au-delà des mots c’est bien souvent un rêve qui se partage entre le lecteur et l’auteur. Il développe également dans son œuvre toute une esthétique de la fluidité et de la connivence, en jouant à outrance sur les correspondances. Il tresse en effet un réseau d’associations et d’images où tout est lié et équivalent. Ainsi l’île incarne le subjonctif, elle a pour symbole la mer, qui ressemble aux mots, qui évoquent le jardin et la grammaire, qui est une chevalerie, 1 Ibid., p. 97. Ibid., p. 164. 3 Ibid., p. 107. 4 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 145. 5 Jorge Luis Borgès, “A note on (toward) Bernard Shaw”, Labyrinths, New York, Modern Library, 1983, p. 214. Traduction: « La littérature est chose inépuisable, pour la raison suffisante et simple qu'un seul livre l'est. Le livre n'est pas une entité close : c'est une relation, c'est un centre d'innombrables relations. », in Jorge Luis Borgès, Enquêtes, Paris, Gallimard, 1986, p. 188. 6 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 189. 7 Gilou Domenge, « “Deux étés”, le portrait d’un bonheur selon Erik Orsenna », La Provence, 30/06/1997. 8 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 66. 2 114 tout comme le subjonctif. Il crée alors une circularité, une certaine unité où l’on retrouve les mêmes motifs prégnants et les mêmes personnages, notamment Gabriel1 et Gilles2. L’étude succincte de l’intratexte permet de dégager les figures phares de Borgès3, ou Saint-Exupéry4, et des noms récurrents, comme Marguerite5, madame B.6, Clara7 ou encore le nom du café le « Chardon bleu »8. Erik Orsenna semble ainsi organiser une œuvre subjonctive au sens étymologique de « jungere », en tissant dans ses textes une toile d’échos. Sa littérature prend donc des allures de « réseau », comme le surnom donné à l’Internet. On note d’ailleurs que l’Internet, en tant que moyen de communication mondial dont le but est de connecter les hommes, représente un outil religieux, comme le remarque aussi Pierre Musso9. Il incarne le « pont des arts »10 qu’Erik Orsenna avait imaginé dans l’entreprise artistique d’Ousmane Sow11 lorsqu’en 1999 il avait exposé sur la passerelle reliant le quai de Conti au quai du Louvre soixante-huit sculptures. En effet, l’Internet représente une formidable autoroute du savoir, qui fait écho à l’image d’une route comme « ruban irréel »12 telle que Marguerite l’imagine dans Madame Bâ. L’Internet est donc une métaphore au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un véhicule chargé du transport de l’information. En outre, les liens hypertextes, organisent le savoir selon le principe d’un tissu qui relie les différentes mailles de la connaissance entre elles, un peu comme le langage et la grammaire unissent les mots. Le but de l’Internet s’avère donc d’unir les informations et les hommes. On relève également chez Erik Orsenna le motif du facteur qui « tient dans sa sacoche 1 Erik Orsenna, Longtemps, op. cit. ; Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit. ; Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit. 2 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 464 et Erik Orsenna, Deux étés, op. cit. 3 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit. ; Erik Orsenna, CDS, op. cit. 4 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit. ; Erik Orsenna, Gram., op. cit. 5 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit. ; Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit. ; Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit. 6 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit.; Erik Orsenna, Grand Amour, op. cit., p. 61. 7 Erik Orsenna, Longtemps, op. cit. ; Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit. ; Erik Orsenna, Une Comédie française, op. cit. ; Erik Orsenna, Mésaventures du Paradis, op. cit., p. 31. 8 Erik Orsenna, CDS, op. cit., p. 113 ; Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., pp. 16,188 ; Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, op. cit., p. 464. 9 Pierre Musso, « Le cyberespace, figure de l’utopie réticulaire », in Sociologie et sociétés vol. XXXII.2, p.32, [en ligne]. Adresse URL : http://www.erudit.org/revue/socsoc/2000/v32/n2/001521ar.pdf 10 Erik Orsenna, « Réception de M. Erik Orsenna », prononcé le 17/06/1999 au Palais de l’Institut à Paris, [en ligne]. Adresse URL : http://www.academiefrancaise.fr/immortels/discours_reception/orsenna.html 11 Laurent Thévenin, « Un géant one man Sow », Nouvel Observateur, n°1797, 15/04/1999, [en ligne]. Adresse URL : http://www.nouvelobs.com/archives/nouvelobs_1797/arts/art7.html 12 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 281. 115 l’écheveau des fils qui relient entre eux les humains »1, ainsi que celui de « l’inventeur de colle » dans Dernières nouvelles des oiseaux qui « n’ont pour seule ambition que de tisser des liens de plus en plus forts entre les morceaux du monde. »2 De plus, il exploite l’image de la radio quand il met en scène Gilles, aidé de José María Fernandez, éparpillant Ada à travers le monde par Transmission Sans Fil, et confie dans un entretien que ce moyen de communication le fascine encore de nos jours : J’ai depuis longtemps une passion pour la radio, notamment ces radioamateurs qui communiquent avec le monde entier. Ce qui me fascine, c’est que les ondes ricochent contre la couche ionosphérique et, de ricochets en ricochets, atteignent le bout du monde. Ainsi, j’ai songé que l’on aurait pu aider notre traducteur via un radio-amateur menant un véritable dialogue planétaire de l’Argentine au Viêt-nam en passant par les Etats-Unis !3 Enfin, le besoin d’unité et de communication est lié chez notre auteur à l’évolution de notre mode de vie qui nous conduit à nous morceler nous-mêmes : Notre civilisation a arraché l’homme hors de la durée pour le précipiter dans la frénésie, le haché, le zapping. […] Notre civilisation casse, morcelle, on parle des gens en tant que segment, part de marché ! Il n’y a plus que des morceaux de gens ! Un jardin permet peut-être de retrouver une certaine unité perdue…4 Pour lui, la société d’aujourd’hui cloisonne dans des groupes et oublie de les relier : les jeunes avec les jeunes, les quadras avec les quadras, les seniors avec les seniors. Entre eux, rien ne passe, aucune transmission. En réalité tout est mêlé. J’aime l’Afrique parce que tout y est mêlé, et le théâtre de Shakespeare, ou coexistent la farce et les larmes. Dans ce livre, on peut rire et pleurer. J’aime que ça serre un peu la gorge.5 1 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 108. Erik Orsenna, Dernières nouvelles des oiseaux, op. cit., p. 109. 3 François Delcourt, « L’île enchantée », Dernières Nouvelles d’Alsace, 20/06/1997. 4 Mylène Sultan, « Le jardin : une machine à vivre mieux », Le Point, 12/06/1998. 5 Jean-François Le Texier, Jean-Michel Ulmann, « Le savoir est gai, l’ignorance est pauvre », Notre Temps, loc. cit. 2 116 Erik Orsenna refuse de devenir un homme « économique »1, un « amas de rondelles »2 et exprime son « besoin d’Afrique »3 dans l’ouvrage du même titre et dans Madame Bâ. Dans ce dernier, l’auteur parle à travers maître Fabiani lorsqu’il déclare à Marguerite : Le lien, madame Bâ. Vous […] reliez tout, le rire et les pleurs, le fleuve et le désert, la musique et la solitude, les vivants et les morts […]. Dans votre univers, il n’y a pas d’hospice pour les vieux, tous les âges sont mêlés. […] [V]ous faites de moi un religieux. L’Afrique constitue pour lui le monde relié par excellence. Il raconte par exemple l’importance des « retrouvailles »4 et des réunions de famille qu’il ne faut sous aucun prétexte manquer au risque d’« affaiblir la famille »5. La solitude est en effet le pire fléau en Afrique, elle délie, « arrach[e] [l’homme] de la tapisserie du monde »6, « trouve des fils qui sortaient de toi et que tu ignorais »7 et « [u]n à un, […] les coupe »8, explique Marguerite. C’est pourquoi l’auteur tient à dépeindre des personnages attachés aux valeurs de sociabilité et d’échange, notamment dans Deux étés. On y découvre en effet le señor Fernandez, pour qui « [la] passion de la rencontre [est] le sel de sa vie »9, ainsi que Gilles, solidaire envers le jeune thésard, car attaché à la transmission – aimant « les traditions »10, et « que, de génération en génération, se perpétuent les mêmes rituels »11. Dans ce roman, l’auteur réhabilite en outre les vertus du troc, notamment celles du dialogue et du toucher12, constatant que les hommes ne prennent même plus le temps de converser : L’art de la conversation disparaît. C’est pourtant un bonheur que de cheminer ensemble vers une vérité, en écoutant l’autre ainsi respecté : 1 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 394. Ibid. 3 Eric Fottorino, Christophe Guillemin, Erik Orsenna, Besoin d'Afrique, Paris, Fayard, 1992, 347 p. 4 Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 226. 5 Ibid., p. 227. 6 Ibid., p. 303. 7 Ibid. 8 Ibid. 9 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 140. 10 Ibid., p. 71. 11 Ibid.. 12 Erik Orsenna, Deux étés, op. cit., p. 72. 2 117 on suit une échelle de perroquet, avançant, reculant au gré de la compréhension. La conversation marque pour moi, plus que le rire, « le propre de l’homme ». Plus on restreint la conversation, plus on restreint la part d’humanité en nous-même. La conversation exige du savoir, de la surprise, des échos, des ressemblances, du temps qui passe, tout comme le jardin, qui demande à la fois de respecter et de forcer la nature. Nous sommes dans le même chant et le même champ, bref dans la même civilisation.1 Dans Madame Bâ, l’auteur fait alors appartenir son héroïne à la caste des forgerons, celle des « maîtres de la parole »2. De par ses origines, Marguerite comprend donc pourquoi elle souffre autant du silence : – […] en parlant, j’ai l’impression, comment dire ?, de me réunir au monde, tu sais, comme lorsqu’on tisse deux morceaux d’étoffe ensemble. […] – Il me semble… Oui, quand je ne parle pas, il me semble que le monde se déchire. Les morceaux s’en vont chacun de son côté. Et moi je tombe au milieu.3 L’auteur justifie également, par ce besoin de communication, le choix du conte, qui, en « [participant] à la rencontre avec l’autre, l’aîné et le petit. »4 lui permet de faire un livre à raconter, à transmettre en passant par le biais de l’oralité, comme à l’origine de la littérature. Il s’agissait pour lui en effet de trouver un texte qui soit un lieu de discussion et d’échanges entre les différentes générations : « J’ai préféré un conte, […], parce qu’il s’agit d’une courroie de transmission où toutes les générations peuvent se rassembler. »5 Il insiste sur cet aspect primordial dans un monde où l’individualisme détrône les valeurs de partage : C’est le genre littéraire qui permet de réunir toutes les générations. En France, nous découpons les âges en tranche, ce qui fait justement que les 1 Antoine Perraud, « Grammaire et golfes clairs », Télérama, loc. cit. Erik Orsenna, Madame Bâ, op. cit., p. 109. 3 Ibid. 4 Camille-Solveig Fol, Littérature : « J’ai choisi le conte car c’est une forme claire, facile, qui unit toutes les générations », Midi Libre, loc. cit. 5 Jean-Pierre Bouteiller, « Le subonctif, univers du possible », Dernières Nouvelles d’Alsace, loc. cit. 2 118 grands-parents ne peuvent plus parler de la grammaire à leurs petitsenfants.1 En outre, on peut noter que si le livre est le lieu du dialogue entre un auteur et un lecteur, l’acte de lecture reste cependant individuel, tout comme la navigation de l’internaute surfant sur l’Internet, qui s’effectue pourtant dans un univers de discussion et de rencontre notamment via les forums. A ce sujet Michel Butor souligne dans Essais sur le roman qu’ « [aujourd’hui], nous ne vivons jamais dans un lieu unique »2 : « Je suis bien chez moi, mais ce « chez moi » n’est pas fermé, il communique par la radio, le téléphone, la presse, les livres, les œuvres d’art »3, explique-t-il. On observe dès lors une dialectique entre la solitude et l’ouverture à travers ces deux concepts qui relient les hommes, mais dans leur solitude, faisant par là même écho aux thèmes de la cécité et du labyrinthe chez Borgès. Ainsi s’explique peut-être le besoin de contact immédiat que réclame Erik Orsenna et que lui permet le genre du conte. La question de la transmission du savoir domine donc dans l’œuvre d’Erik Orsenna au sens large, car elle est pour lui un souci permanent qui le touche profondément. Pédagogue dans l’âme, il cherche à relier les hommes par le lien de la connaissance. Le Cybook constitue à ce titre un outil magique, un fil permettant d’acheminer du savoir partout dans le monde grâce à l’Internet, qui représente pour l’auteur une musique et une religion qui fédère les gens. Les thèmes et les questions soulevés par l’expérience de Cytale sont donc fortement présents dans son écriture et se rattachent à des réflexions qui le hantent et auxquelles il s’est toujours intéressé. Chevalier subjonctif, écrivain-marin, admirateur de Borgès et homme à relier, Erik Orsenna se révèle aussi un encyclopédiste à l’affût de tout ce qui l’enrichit et le pousse au voyage. Mais s’il 1 B.G., « La croisade d’Erik Orsenna pour le savoir joyeux », Le Courrier de l’ouest, 22/09/2004. 2 Michel Butor, « Philosophie de l’ameublement », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1969, 184 p. Citation tirée de Jean-Pierre Balpe, Technologies numériques et construction du savoir, [en ligne]. Adresse URL : http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Technonum.html 3 Ibid. 119 rêve d’un savoir illimité c’est surtout pour le rendre accessible au plus grand nombre par le biais des nouvelles technologies. Sa participation à Cytale se révèle donc cohérente avec ses préoccupations de lecteur et d’écrivain puisqu’elle croise les leitmotive de sa littérature. Il a imaginé le livre électronique comme un rêve correspondant à ses attentes sur l’évolution et les possibilités de la lecture, notamment par rapport à l’accumulation et à la transmission du savoir. Il l’a alors naturellement associé à son image fétiche, synonyme chez lui du possible et de l’ouverture : la mer. Aussi cette rêverie qu’il a créée autour du Cybook préexistait dans son œuvre, par exemple dès 1980 dans Une Comédie française avec la bibliothèque miniature imaginée par Charles. À la suite de Cytale, il l’a exploitée en l’investissant dans les Chevaliers du subjonctif, enrichissant sa réflexion et son imagination après avoir vu les apports de la science et ses possibilités. La réalité du livre électronique lui a donné l’espoir et les idées nouvelles pour continuer à rêver davantage et nous faire partager ce rêve dans sa littérature. 120 Conclusion Aujourd’hui, vivre ses rêves devient possible grâce au virtuel. Par un processus de projection virtuelle, la télévision, les jeux vidéo, et l’Internet sont devenus de véritables moyens de se fabriquer une vie fictive. Or l’imaginaire est essentiel pour Erik Orsenna: « [parce] qu’on a un vrai besoin d’autre chose que du réel. On est tissé de ce qui n’existe pas. »1 Dans son esprit le livre constitue cette fenêtre vitale qui lui permet de voyager hors du réel dans des mondes inventés par des auteurs pêcheurs d’irréel et de chimères. Dans Portrait du Gulf Stream, il confie en note que l’écriture permet également cette évasion : « Enfant, déjà je savais que l’écriture m’ouvrirait la plupart des portes. »2 Aussi l’idée du livre virtuel lui estelle apparue comme merveilleusement positive, représentant une porte sur le rêve, un « écran magique » reculant les frontières du possible en ouvrant sur l’infinie diversité de la littérature, mais aussi comme un formidable moyen de diffuser le savoir et la magie de la lecture partout dans le monde. Le Cybook incarne ainsi la réalisation de fantasmes de science-fiction, tels que la bibliothèque infinie et portable imaginée par Borgès ou Asimov. Erik Orsenna a vu dans le livre électronique un objet au potentiel immense permettant la liberté et l’utilité qu’il avait toujours souhaitées aux livres. Il apporte en effet une réponse efficace à des questions problématiques telles que l’accès au savoir, l’accumulation et le rangement des données de la connaissance, ainsi que le transport de l’information. Le livre électronique supprime donc beaucoup de ses inquiétudes, notamment ses peurs de lecteur nomade et avide craignant de ne pas pouvoir lire ce qu’il souhaite quand et où il veut, et celles d’auteur soucieux de voir ses textes un jour indisponibles car cet instrument à vocation universelle ne favorise pas seulement la lecture, il démocratise également l’écriture, avec la possibilité enfin palpable de voir absolument tous les textes existants et imaginables à portée de lecture. Tout cela rassure notre lecteur insatiable et curieux qui se réjouit de ce livre inaltérable et inépuisable lui offrant une plongée dans la connaissance et dans l’expérimentation de nouveaux modes de circulation dans le savoir. Objet subjonctif, morceau de mer, canal de transmission, le Cybook réunit tous ses thèmes chers et ne pouvait que le 1 2 Christian Furling, « Erik Orsenna, explorateur sans limite », La voix du nord, 29/09/2004. Erik Orsenna, PGS, op. cit., p. 118, note 2. 121 séduire. Car enfin lire le monde, cette « immense bibliothèque », et le donner à lire pour mieux le partager, à quoi aurait-il pu aspirer de plus enthousiaste, lui, l’enseignant introverti, le conteur épanoui, le rêveur invétéré ? Lui aussi chez qui l’anagramme « lire » et « lier » prend tout son sens – la lecture étant un acte profondément religieux qui lie les mots, les hommes et le monde – et qui rêve d’un monde bleu, sans frontière entre le ciel et la mer, ni entre la réalité et la fiction, à l’image de Thomas qui désire pénétrer dans ses rêves comme dans des mondes parallèles. À ce sujet le Cybook représente véritablement, à l’image de ces écrans de mer, une porte vers le monde que constitue l’Internet, un monde dans lequel coexistent des supermarchés, des bases de données, des bibliothèques – notamment celle de Google à vocation infinie –, des médias, des journaux intimes, des forums, des communautés et des entreprises. Le livre électronique représente donc pour lui un rêve éveillé, qui laisse présager qu’Erik Orsenna continuera à croire à la science – qui comme la littérature se révèle porteuse de rêves – et à lui rendre grâce pour ces cadeaux incroyables et inestimables, notamment celui de l’encre électronique qu’il attend avec impatience et dans lequel il fonde à nouveau beaucoup d’espoirs. 122 Bibliographie 1. 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Adresse URL : http://www.radiofrance.fr/chaines/franceinter01/emissions/fouduroi/fiche.php?did=34418 – FOL Camille-Solveig, Littérature : « J’ai choisi le conte car c’est une forme claire, facile, qui unit toutes les générations », Midi Libre, 18/10/2004. – MIHAÏL Roland, SILBER Antoine, « Questionnaire de Proust : Erik Orsenna », L’Express, 14/06/2001, [en ligne]. Source : L’Archipel d’Erik Orsenna. Adresse URL : http://www.erik- orsenna.com/orsennatheque/orsenna_lexpress_140601.pdf – PACOT Michel, « Pour l’amour de la langue, de la grammaire et du subjonctif », Vers l’Avenir, Samedi plus, 02/10/2004. – BOUTEILLER Jean-Pierre, « Le subjonctif, univers du possible », Dernières Nouvelles d’Alsace, n° 232, 02/10/2004. – CATINCHI Philippe-Jean, « La langue est le lieu par excellence de la transmission », Le Monde des livres, 10/09/2005. – GUILLOU Véronique, « Érik Orsenna : un tout jeune dragoniste… », Voiles News Magazine, 08/04/2004, [en ligne]. 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Adresse URL : http://www.nouvelobs.com/archives/nouvelobs_1797/arts/art7.html – DELCOURT François, « L’île enchantée », Dernières Nouvelles d’Alsace, 20/06/1997. – SULTAN Mylène, « Le jardin : une machine à vivre mieux », Le Point, 12/06/1998. – B.G., « La croisade d’Erik Orsenna pour le savoir joyeux », Le Courrier de l’ouest, 22/09/2004. – GAINON Olivier, « Croisons les doigts pour Cytale » et « Edition et Internet », Edition Actu, n° 59, 01/06/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.cylibris.com/letter/lettre59-2.htm – Rédaction du Grand livre du mois, « Le club reçoit Erik ORSENNA », Interview du 11/04/2000, [en ligne]. Adresse URL : http://www.grandlivredumois.com/static/actu/rencontres/orsenna.htm 132 – THOREL Jérôme, « Cytale SA à la recherche d’un troisième souffle », ZDNet, 05/04/2002, [en ligne]. 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Adresse URL : http://perso.wanadoo.fr/mondalire/eco1.htm 133 – CHARTIER Philippe, « Gutenberg 2.0 », Magazine Québec Science, déc. 2000, [en ligne]. Adresse URL : http://www.cybersciences.com/cyber/4.0/2000/12/internet.asp – ROSSARD Stéphane, « Les livres électroniques débarquent », L’Internaute, 28/07/2000, [en ligne]. Adresse URL : http://www.linternaute.com/webutile/ebook/sommaire.shtml – Y.P., « J’ai testé le Cybook », L’Internaute, 23/11/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.linternaute.com/webutile/cyberlitterature/cyberlitteraturecybook.sht ml – SIMMONS Daniel, « Bookeen Cybook », ZDNet, 01/02/2005, [en ligne]. Adresse URL : http://www.zdnet.fr/produits/materiels/assistants_personnels/0,49050651,39203 970,00.htm?tab=test – BOUTEILLER Jérôme, « Le quotidien Le Monde disponible sur le Cybook », Net Economie, 22/06/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.neteco.com/article_20010622031417_.html – ULMO Pascale, « Cytale lance le livre électronique Basse Vision », Net Economie, 24/12/2001, [en ligne]. Adresse URL : http://www.neteco.com/article_20011224150655_.html – BOUTEILLER Jérôme, « Les eBooks s’invitent dans les bibliothèques municipales », 07/08/2003, [en ligne]. Adresse URL : http://www.smartphony.org/mobinaute/mobile/article.php?id=20030807111559 – BOUTEILLER Jérôme, « Avec son Librié, Sony inaugure le marché du papier électronique », Net Economie, 26/03/2004, [en ligne]. Adresse URL : http://www.mobinaute.com/mobinaute/article.php?id=20040326202210 ; http://www.neteco.com/article_20040326155040_.html – GUILLEMIN Christophe, « Le Cybook suscite plus d’intérêt avec sa bibliothèque », 22/11/2001, ZDNet, [en ligne]. Adresse URL : http://www.zdnet.fr/actualites/telecoms/0,39040748,2099729,00.htm – GUILLEMIN Christophe, « Cytale en cessation de paiement », 18/04/2002, ZDNet, [en ligne]. Adresse URL : http://www.zdnet.fr/actualites/informatique/0,39040745,2108744,00.htm 134 – GUILLEMIN Christophe, « Bye bye Cybook ? Cytale en liquidation judiciaire », 25/07/2002, ZDNet, [en ligne]. Adresse URL : http://www.zdnet.fr/actualites/informatique/0,39040745,2119806,00.htm – LE NAIRE Olivier, « Internet, c'est le cauchemar de Babel », L’Express, 28/03/2005, [en ligne]. Adresse URL : http://www.lexpress.fr/info/multimedia/dossier/google/dossier.asp?ida=432337 4. Sites Internet − L’Archipel d’Erik ORSENNA : http://www.erikorsenna.com/ − Captain Doc : http://www.captaindoc.com/; http://www.captaindoc.com/dossiers/dossier06.html − Le Département Hypermédias de Paris VIII : http://hypermedia.univ-paris8.fr/ ; http://hypermedia.univ-paris8.fr/jean/articles/litterature.html ; http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Tentation.html − L’Encyclopédie de l’agora : http://agora.qc.ca/encyclopedie.nsf ; http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Livre_electronique − Planète e-book : http://www.planetebook.com/ ; http://www.planetebook.com/mainpage.asp?webpageid=16&PDFSCompanyID =4 − La Société Bookeen : http://www.bookeen.com/home/Default.aspx − La Société E-ink : http://www.eink.com/ − Sur le Cybook : Magazine « DigiMag » : (cf. illustration p.1) : http://homepage.mac.com/guyjacqu/digimag/Cybook/001.html Best of Micro : http://www.bestofmicro.com/p/cytale/cytale- cybook/none/S0826767 – Sur l’Internet : Eric Larcher : http://www.larcher.com/eric/guides/ihu/ − Sur le papier électronique Gyricon : La société Gyricon Media : http://www.gyricon.com/ Le Palo Alto Research Center : http://www2.parc.com/hsl/projects/gyricon/ − Sur Jorge Luis BORGES : 135 The Modern Word : http://www.themodernword.com/borges/ Illustration de la Bibliothèque de Babel : Hyperdiscordia : http://jubal.westnet.com/hyperdiscordia/library_of_babel.html 136 Annexes 1. Biographies Erik Orsenna Né à Paris en 1947, Erik Arnoult entreprend tout d’abord des études de philosophie et de sciences politiques avant d’obtenir un doctorat d’économie à la London School of Economics. Il devient alors docteur d’Etat, et passe onze années de recherche et d’enseignement à la Sorbonne, à l’Ecole Normale Supérieure et à Sciences-Po, dans les domaines de la finance internationale et de l’économie du développement. En 1981, il est appelé à rejoindre le cabinet de Jean-Pierre Cot, ministre de la Coopération, pour s’occuper des matières premières et des négociations multilatérales, et s’intéresse particulièrement aux affaires africaines. Il devient ensuite rédacteur des ébauches de discours subalternes à l’Elysée et conseiller culturel du Président François Mitterrand de 1983 à 1985. Plus tard, de 1990 à 1992, il s’occupe, auprès du ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, de la démocratisation en Afrique et des relations entre l’Europe du Sud et le Maghreb. Il entre en décembre 1985 au Conseil d’Etat, où il est depuis juillet 2000 en disponibilité. A la fin de cette année-là il intègre en tant que vice-président la start-up française Cytale qui déposera le bilan deux ans plus tard. Parallèlement à ses activités d’économiste, Erik Orsenna est aussi un écrivain prolixe. Chaque matin, il s’accorde deux heures d’écriture, et ce depuis l’âge de treize ans. « J’ai toujours eu deux vies en quelque sorte : ma vie professionnelle et celle d’écrivain, à laquelle je m’adonne tôt le matin », confie-t-il en avril 20001. De retour d’Angleterre, il publie son premier roman Loyola’s blues en 1973 sous le pseudonyme « Orsenna » – le nom de la vieille ville du Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Depuis, il a écrit une trentaine d’œuvres, et notamment sept romans, dont La vie comme à Lausanne2 qui a obtenu le prix Roger-Nimier en 1978, et L’Exposition Coloniale3, prix Goncourt en 1988. En outre, Erik Orsenna 1 Rédaction du Grand livre du mois, « Le club reçoit Erik ORSENNA », Interview du 11/04/2000, [en ligne]. Adresse URL : http://www.grandlivredumois.com/static/actu/rencontres/orsenna.htm 2 Erik Orsenna, la vie comme à Lausanne, Paris, Seuil, 1977. 3 Erik Orsenna, l’Exposition coloniale, Paris, Seuil, 1988. 137 accorde une grande importance à la défense de la langue française, notamment à travers ses actions en faveur de la francophonie et par le biais de son siège à l’Académie française depuis le 28 mai 1998 au fauteuil de Jacques-Yves Cousteau. Il a également une carrière d’éditeur, aux Nouvelles Editions Ivoiriennes, aux éditions Ramsay où il a été directeur littéraire de 1977 à 1981, ainsi qu’aux éditions Fayard en 1996 où il a dirigé la collection « Libres » de romans pour la jeunesse, dont il a écrit le premier titre, Histoire du monde en neuf guitares1 en collaboration avec Thierry Arnoult. Enfin, Erik Orsenna s’adonne à ses autres passions en présidant pendant quelques années l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage à Versailles et actuellement le Centre International de la mer à la Corderie Royale à Rochefort. Cette dernière en particulier est importante dans la vie de notre écrivain qui passe trois à quatre mois par an sur l’un de ses bateaux. Il a effectué de nombreux voyages maritimes, notamment au Cap Horn en 1999/2000 pendant un mois pour préparer son livre sur les courants2, sur la côte Est de l’Afrique en février 2003 lors de sa participation au projet Portes d'Afrique, en Ecosse pour étudier les courants au moment de l’Equinoxe, et deux mois dans le détroit de Floride, au large de Cuba, puis à Terre-Neuve et dans le Spitzberg. Il a également suivi des cours d’océanographie à l’université de Brest. Il est l'auteur de nombreux livres sur le thème de la mer, notamment Portrait du Gulf Stream, Les îles du Ponant. Histoires et géographies des îles et archipels de la Manche et de l'Atlantique3 en collaboration avec Louis Brigand, The Race, la course du millénaire4 en collaboration avec Bruno Peyron, Aux couleurs de la mer5 en collaboration avec Dominique Lobstein, Caroline Matthieu, René Le Bihan et Quentin Bajac, Deux étés6, et Villes d’eau7 en collaboration avec Jean-Marc Terrasse. La mer est tout autant pour lui une muse intellectuelle qu’un engagement sportif. 1 Erik Orsenna, Histoire du monde en neuf guitares, op. cit. Erik Orsenna, Portrait du Gulf Stream, Seuil, Paris, 2005. 3 Erik Orsenna, les îles du Ponant. Histoires et géographies des îles et archipels de la Manche et de l'Atlantique, en collaboration avec Louis Brigand, Quimper, Palantines, 2002. 4 Erik Orsenna, en collaboration avec Bruno Peyron, The Race, la course du millénaire, Paris, Solar, 2001. 5 Erik Orsenna, en collaboration avec Dominique Lobstein, Caroline Matthieu, René Le Bihan et Quentin Bajac, Aux couleurs de la mer, Paris, RMN, 1999. 6 Erik Orsenna, Deux étés, Paris, Fayard, 1997. 7 Erik Orsenna, en collaboration avec Jean-Marc Terrasse, Villes d’eaux, Paris, Ramsay, 1981. 2 138 Jacques Attali1 Professeur, écrivain. conseiller d’Etat honoraire, conseiller spécial auprès du Président de la République de 1981 à 1991, fondateur et premier président de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement à Londres de 1991 à 1993, Jacques Attali (www.attali.com) est maintenant président de A&A, société internationale de conseils, (www.aeta.net) spécialisée dans les nouvelles technologies, basée à Paris, et président de PlaNet Finance (www.planetfinance.org), organisation internationale à but non lucratif, rassemblant l’ensemble des institutions de microfinance du monde. Il est le fondateur en 1980 de Action Contre la Faim ; en 1984 du programme européen Eurêka (programme majeur européen sur les nouvelles technologies qui a inventé, entre autres, le MP3). Il a aussi lancé en 1989, un programme international d’action contre les inondations catastrophiques au Bangladesh. Jacques Attali a ensuite conseillé le secrétaire général des Nations Unies sur les risques de prolifération nucléaire. Il est à l’origine de la réforme de l’enseignement supérieure dite LMD qui harmonise tous les diplômes européens. Docteur d’Etat en Sciences économiques, Jacques Attali est diplômé de l’Ecole Polytechnique, (major de la promotion 1963), de l’Ecole des Mines, de l’Institut d’Etudes Politiques et de l’Ecole Nationale de l’Administration. Il a enseigné l’économie théorique à l’Ecole Polytechnique, à l’École des Ponts et Chaussées et à l’Université Paris-Dauphine. Il est docteur honoris causa de plusieurs universités étrangères et membre de l’Académie Internationale des Cultures. Jacques Attali est chroniqueur à L’Express. Il est l’auteur de trente-six livres, traduits dans plus de vingt langues et diffusés à plus quatre millions d’exemplaires dans le monde entier : des essais (traitant de sujets variés allant de l’économie mathématique à la musique), des romans, des contes pour enfants, des biographies et des pièces de théâtre. 1 Source : Site Internet du BVP : http://www.bvp.org/bvp/documents/Bio.pdf 139 2. Bibliographie de l’auteur Romans − ORSENNA Erik, Loyola's Blues, Paris, Seuil, 1974, 159 p. − ORSENNA Erik, La vie comme à Lausanne, Seuil, 1977, 253 p. ; prix RogerNimier. − ORSENNA Erik, Une comédie française, Seuil, 1980, 309 p. − ORSENNA Erik, l'Exposition coloniale, Paris, Seuil, 1988, 619 p. ; prix Goncourt. − ORSENNA Erik, Grand amour, Paris, Seuil, 1993, 299 p. − ORSENNA Erik, ARNOULT Thierry, Histoire du monde en neuf guitares, Paris, Fayard, 1996, 139 p. − ORSENNA Erik, Deux étés, Paris, Le livre de poche, 1997, 190 p. − ORSENNA Erik, Longtemps, Paris, Fayard, 1998, 412 p. − ORSENNA Erik, Portrait d'un homme heureux, André Le Nôtre, Paris, Gallimard, 2000, 159 p. − ORSENNA Erik, la Grammaire est une chanson douce, Paris, Stock, 2001, 136 p. − ORSENNA Erik, texte lu par BRAKNI Rachida de la Comédie française, la Grammaire est une chanson douce [CD audio], Paris, Stock, 2002. − ORSENNA Erik, Madame Bâ, Paris, Fayard/Stock, 2003, 490 p. − ORSENNA Erik, les Chevaliers du subjonctif, Paris, Stock, 2004, 182 p. − ORSENNA Erik, Portrait du Gulf Stream, Paris, Seuil, 2005, 253 p. − ORSENNA Erik, Dernières nouvelles des oiseaux, Paris, Stock, 2005, 134 p. Essais, beaux livres et documents − ARNOULT Erik, Espace national et déséquilibre monétaire, Paris, PUF, 1977, 142 p. − ORSENNA Erik, TERRASSE Jean-Marc, Villes d’eaux, Paris, Ramsay, 1981, 137 p. 140 − ORSENNA Erik, Rêve de sucre, Paris, Hachette, 1990, 114 p. − FOTTORINO Eric, GUILLEMIN Christophe et ORSENNA Erik, Besoin d'Afrique, Paris, Fayard, 1992, 347 p. − ORSENNA Erik, Indochine, Paris, Ramsay, 1992, ISBN : 284041029X. − ORSENNA Erik, photographies de KULIGOWSKI Eddie, Rochefort et la Corderie royale, Paris, CNMHS, 1995, 79 p. − ORSENNA Erik, photographies de MATUSSIERE Bernard, Mésaventures du Paradis, mélodie cubaine, Paris, Seuil, 1996, 141 p. − ORSENNA Erik, Champion du monde, Vingt ans de Renault F1, Paris, Gallimard, 1997, ISBN : 2070517233. − AMIARD Hervé, ORSENNA Erik et SENDERENS Alain, L'Atelier de Alain Senderens, Paris, Hachette, 1997, 247 p. − MONNIER François, ORSENNA Erik, Le Conseil d'État. Juger, conseiller, servir, Paris, Gallimard, 1999, ISBN : 207053491X. − ORSENNA Erik, POIROT-DELPECH Bertrand, Discours de réception de Erik Orsenna à l'Académie française, Paris, Fayard, 1999, ISBN : 2213604576. En ligne sur l’Internet : Erik Orsenna, « Réception de M. Erik Orsenna », prononcé le 17/06/1999 au Palais de l’Institut à Paris, [en ligne]. Adresse URL : http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_reception/orsenna.html< − ORSENNA Erik, À quoi sert la France ?, Paris, Stock, 2000, ISBN : 2234052432. − ORSENNA Erik, PEYRON Bruno, The Race, la course du millénaire, Paris, Solar, 2001, 200 p. − ORSENNA Erik, Portrait d’un homme heureux - André Le Nôtre, Paris, Fayard, 2001, ISBN : 2213610657 . − DUTREUIL Renaud, ORSENNA Erik, Le geste et la parole des métiers d'art, Paris, Le Cherche Midi, 2004, 184 p. − MAKHÉLÉ Caya, ORSENNA Erik, ORY Pascal, POUY Jean-Bernard, Nous Tintin, Bruxelles, Moulinsart, 2004, 95 p. − BERENBOOM Alain, BOLOGNE Jean-Claude, DANNEMARK Francis, DE DECKER Jacques, ORSENNA Erik, Drôles de plumes. 11 nouvelles de Tintin au pays du roi des Belges, Bruxelles, Moulinsart, 2004, 174 p. 141 − ORSENNA Erik, Le verbe dans tous ses états, Namur, PU de Namur, 2004, ISBN : 2-87037-484-4. − ORSENNA Erik, ZE NOTHOMB, Fantaisies microscopiques, Paris, Avant Scène Théâtre, 2004, ISBN : 2749809304. − ORSENNA Erik, PONTI, Pochée, [livre et CD audio], Paris, L’Ecole des Loisirs, 2005, ISBN : 2211081118. − ORSENNA Erik, Arret de Pile « Portrait du Gulf Stream », Paris, Seuil, 2005, ISBN : 2020813300. Préfaces − ECHENOZ, ERNAUX, MODIANO, QUIGNARD, ORSENNA, ROUAUD, PROUST, Récits de fin de siècle et quête de mémoire, Brest, Cahiers du CERF du XXème siècle n° 9, Université de Bretagne occidentale, 1994, 126 p. − ORSENNA Erik (préface), illustrations de BENETT L., DE NEUVILLE C., narrateur PIVOT Bernard, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, de Jules Verne [livre et CD audio], Gallimard, 1997, 333 p. − ARTUR José, ORSENNA Erik (préface), Le Fouquet's, légendes du siècle, Paris, Le cherche midi, 1999, 127 p. − BAJAC Quentin, LE BIHAN René, LOBSTEIN Dominique, MATTHIEU Caroline, ORSENNA Erik (préface), Aux couleurs de la mer, Paris, RMN, 1999, 144 p. − FRAUDREAU Martin, ORSENNA Erik (préface), Ambassade de France, Paris, Perrin, 2000, 192 p. − PERIER Jean-Marie, préface de LAMBRON Marc et ORSENNA Erik, Mes années soixante, Paris, France loisirs, 2000, 330 p. − HARAMBOURG Lydia, ORSENNA Erik (préface), Xavier Longobbardi, Paris, Fragments, 2000, 331 p. − BARIDON Michel, LEROUX Jean-Baptiste, ORSENNA Erik (préface), Jardins de Versailles, Arles, Actes Sud-Motta, 2001, 368 p. − CARTIER-BRESSON, ORSENNA Erik (préface), Henri Cartier Bresson: City and Landscapes, Boston, Bulfinch Press, 2001, 240 p. 142 − LAMY Pascal, ORSENNA Erik (préface), L'Europe en première ligne, Paris, Seuil, 2002, 180 pages. − QUESNEL Mathilde, ORSENNA Erik (préface), Hommes et femmes de lettres au pays de l'écriture, Antony, Elepao, 2002, non folioté [162] f. − BRIGAND Louis, ORSENNA Erik (préface), Les îles du Ponant. Histoires et géographies des îles et archipels de la Manche et de l'Atlantique, Plomelin, Palantines, 2002, 480 p. − Collectif sous la direction de GIRAUD Michel, ORSENNA Erik (préface), Rebondir avec la Fondation de la 2ème chance, Paris, France-Empire, 2003, 200 p. − MULLER Emile, MATUSSIERE, Bernard, ORSENNA Erik (préface), Muller : Mécanicien-photographe, Paris, Denoël, 2003, 237 p. − SAGLIO Christian, ORSENNA Erik (préface), photographies de DESJEUX Bernard et Catherine, Sénégal, Grandv, 2005, 324 p. − HERVE Marie-Noëlle, ORSENNA Erik (préface), PRIGENT Guy, Pauses : De par le monde, le temps du regard, Rennes, La Part Commune, 2005, 125 p. − FOTTORINO Eric, ORSENNA Erik (préface), SOARES Aldo, Le tiers sauvage: Un littoral pour demain, « Guides », Gallimard, 2005, 143 p. − DEKISS Jean-Paul, ORSENNA Erik (préface), Jules Verne : Un humain planétaire, Paris, Textuel, 2005, 191 p. 143 3. Entretien avec l’auteur1 Emilie Groshens : Quelle est votre vision du livre électronique ? Erik Orsenna : Le livre électronique représente pour moi deux choses. C’est d’abord la bibliothèque infinie imaginée par Borgès et la possibilité de mettre tous les livres du monde en un seul livre. L’enjeu est de conjuguer le savoir et le voyage, sachant que le voyage est un moyen du savoir, et que le savoir est un frein au voyage, car il est pesant. Ce qui m’intéresse c’est la liberté de lire partout. Et ne pas avoir à utiliser le papier, c’est l’extrême liberté. Ensuite, il s’agit de la circulation dans le savoir, c’est-à-dire de trouver dans les rayonnages des promenades du catalogue, des circulations incroyables. Pour moi il y a trois questions essentielles : Comment accumuler le savoir ? Comment circuler dans ce savoir ? Et comment faire des livres qui circulent le plus facilement possible ? Autrement dit, comment développer le savoir avec une liberté accrue ? J’entends par liberté celle de stocker et d’inventer sans avoir cette contrainte du papier, et de pouvoir consulter un ouvrage quand on le désire. E.G. : Quand vous évoquez les « promenades du catalogue » faites-vous référence aux modifications de la lecture, par exemple hypertextuelle ? E.O. : Oui, entre autres. On a beaucoup plus de possibilités de circulation sur l’Internet que dans une bibliothèque. E.G. : Pour vous le point d’orgue est la lecture ? E.O. : Je ne m’intéresse pas à l’objet livre, c’est-à-dire au support, mais à la lecture. On peut lire le sable, le papyrus, le papier, l’important n’est pas là. J’attends avec impatience les progrès de l’encre électronique « E-ink ». Là on pourra avoir véritablement des écrans dépliables. E.G. : J’ai vu que deux anciens ingénieurs de Cytale avaient relancé en 2004 le livre électronique avec la société Booken… 1 Entretien téléphonique avec Erik Orsenna, réalisé par Emilie Groshens le lundi 27 juin 2005 à 17 heures. 144 E.O. : Oui. Mais pour moi, le problème reste la plateforme. Ce qu’il faut c’est une plateforme plus simple pour permettre une lecture agréable. Quoi qu’on dise, ce n’est pas encore le cas. Et la lecture sur papier ne l’est pas toujours non plus. E.G. : Comme vous citez un extrait de La Bibliothèque de Babel de Borgès dans Les Chevaliers du subjonctif peut-on lire dans ce conte d’autres références au livre électronique, par exemple l’image des écrans de mer ? E.O. : Oui, c’est tout à fait ça. Le livre électronique correspond à ces morceaux de rêve que les scientifiques découpent dans la mer. La mer c’est le rêve, la liberté. Pour moi ce qui compte c’est la liberté. A terme, mon rêve est de réaliser des hyperhistoires, avec des prolongements, des histoires dans les histoires. Et avec l’ajout du multimédia on peut aussi développer des livres-opéra. Par exemple mon livre sur le jardinier Le Nôtre pourrait être enrichi de musiques de l’époque… L’intérêt réside dans la coopération des œuvres. On peut multiplier des livres dans un livre, des portes dans une phrase. E.G. : Lorsque vous dîtes que le subjonctif est un mode virtuel, qu’entendezvous par « virtuel » ? E.O. : Pour moi le virtuel c’est le possible, les univers parallèles. E.G. : Projetez-vous d’écrire sur votre expérience au sein de Cytale ? E.O. : Non, pas pour l’instant. E.G. : Une dernière petite question de curiosité : comment avez-vous connu Jacques Attali ? E.O. : En 1973 au Parti Socialiste. Jacques Attali cherchait quelqu’un qui s’y connaisse en monnaie. J’ai fait partie de son équipe à Dauphine. On est devenus très bons amis. 145