dossier burlesque

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LAUREL & HARDY
DOSSIER REALISE PAR LE RECTORAT
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SOMMAIRE
1. Le burlesque (p. 3)
2. Le burlesque au cinéma (p. 12)
3. Laurel et Hardy (p. 33)
4.
Bibliographie (p. 40)
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LE BURLESQUE
I HISTOIRE D’UN GENRE
Des origines littéraires et scéniques
1. Un acte de naissance littéraire
Le terme provient de l’italien burlesco, dérivé de
burla « farce, plaisanterie », issu du latin bura « étoffe
grossière ». A son apparition, l’adjectif signifie
« ridicule » et qualifie le genre littéraire lancé par la
Satire Ménippée (1594), ouvrage collectif qui porte une
attaque sévère contre les états généraux convoqués
afin de pourvoir à l’élection d’un roi de France
catholique, sur un mode parodique et amusant.
Destiné à des lecteurs érudits, capables de saisir les
références antiques que ce célèbre libelle imite
plaisamment, ce texte perd sa connotation originelle
de grossièreté. Dès lors, le terme s’est affirmé dans le langage de la critique littéraire pour
qualifier les œuvres qui parodiaient les mythes et œuvres de l’Antiquité. Ce fut notamment le
succès du Virgile travesti de P. Scarron qui lança la mode de ce nouveau genre jouant sur le
contraste entre la noblesse du sujet et la bassesse du ton adopté. Déjà pratiqué par Rabelais
dans Gargantua (1534), le burlesque trouva un nouvel adepte chez Cervantès dont Don
Quichotte (1605) s’amuse des romans de chevalerie, ou encore chez Saint-Amant qui célèbre
« Le melon » à la hauteur d’une bien aimée.
[…]
Ô manger précieux ! Délices de la bouche !
Ô doux reptile herbu, rampant sur une couche !
Ô beaucoup mieux que l’or, chef d’œuvre d’Apollon !
Ô fleur de tous les fruits ! Ô ravissant Melon !
[…]
Extrait du poème « Le Melon » de Saint-Amant (1634), haussant les plaisirs du corps à ceux de l’amour.
Sous forme poétique ou romanesque, le burlesque ravale jusqu’à la plaisanterie triviale
des faits considérés comme élevés. Il joue sur le mélange des tons, le contraste, voire la
discordance entre le sujet traité et le style, et rompt ainsi avec les règles de la Poétique
aristotélicienne qui prônait l’adéquation entre le sujet, les personnages et l’expression. Le genre
est florissant dans toute l’Europe du XVIIème siècle et se trouve tout naturellement associé au
courant baroque, friand de cette forme de travestissement en rupture avec les conventions du
classicisme. Mais, victime de son succès, le terme se banalise au point de qualifier à la longue
toute œuvre bouffonne ou familière, voire vulgaire ou franchement grossière. Cette extension,
qui oublie que le burlesque rend son objet plutôt plaisant que grossier, explique la disgrâce que
connaît dès lors le genre burlesque. Il faut attendre Théophile Gautier pour louer
« l’extraordinaire liberté littéraire à laquelle le genre littéraire donne lieu au-delà de la contrainte
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de l’imitation » (Les Grotesques, 1865). Certains auteurs du XXème siècle se sentiront
autorisés à pratiquer ce type de parodie qui participe même de quelque chose d'iconoclaste, et
ce d'autant plus que l'œuvre parodiée est consacrée, pour ne pas dire sacrée. Ainsi, Alfred
Jarry réécrit la Passion du Crist sous la forme du commentaire sportif d’une course cycliste.
Barrabas, engagé, déclara forfait.
Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les
mains, à moins qu'il n'eût simplement craché dedans – donna le départ.
Jésus démarra à toute allure.
En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Matthieu, de flageller
au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à
la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais
l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue
d'avant.
ALFRED JARRY (1873-1907), « La Passion considérée comme course de côte » (Le Canard sauvage, n°
4, 11-17 avril 1903)
Mais le terme burlesque, eu égard à son étymologie burla, « raillerie, farce », a pu être
doté d’un sens plus large : « qui est d’une bouffonnerie outrée ». De par l’excès qui le
caractérise, le burlesque apparaît dans ce sens comme une forme de comique lié à ces fêtes
carnavalesques, médiévales ou renaissantes, dont l’atmosphère est si bien décrite par
Bakhtine. Son domaine de prédilection est la farce, les spectacles de la commedia dell’arte, ou
ceux des clowns. On voit que ce burlesque, compris comme une forme de comique populaire,
qui exploite les situations, la mimique, le geste, et tourne en dérision de façon directe la société
et certaines de ses valeurs, s’adresse à un public plus large que celui des lecteurs ou
spectateurs cultivés de la parodie burlesque.
C’est dans ce deuxième sens que la notion s’est introduite dans le monde du cinéma, et
prend son essor au cours des années folles et à l’âge d’or du cinéma muet, entre Première
Guerre mondiale et crise de 29. Le cinéma burlesque, a priori, n’a qu’un très lointain rapport
avec le genre du même nom initié en littérature par Scarron. E. Souriau relativise d’ailleurs
l’héritage parodique et caractérise le burlesque par le « disparate[s] et l’outrance, souvent la
trivialité et toujours un certain dynamisme » (Vocabulaire d’esthétique, 1990). P. Kràl rattache le
genre cinématographique burlesque à un « comique plus ou moins absurde, violent et
apparemment extérieur, dans le sens où les effets – souvent essentiellement physiques –
l’emportent sur la profondeur psychologique ou morale de l’œuvre » (Dictionnaire du cinéma).
Car dès sa naissance, le cinéma s’émerveilla de son pouvoir de renouveler
l’appréhension du réel, décomposer le mouvement, accélérer le temps. Peu avant la naissance
du cinéma, la photographie avait déjà décomposé le mouvement du corps humain et changé la
façon de le considérer. Quand le cinéma voit le jour dans la foulée de la révolution industrielle, il
intègre ce nouveau regard en le combinant à un héritage remontant à la commedia dell’arte. Il
crée un comique spécifique, visuel de nature et lié à un certain type de société industrieuse et
machinique où les rythmes s’accélèrent. Puis c’est au tour du théâtre ambulant de constituer
l’humus où le cinéma américain a plongé ses racines. Très vite, le cinéma avoue sa dette
envers l’art du spectacle dans ce qu’il a de plus primitif. De la pantomime où se succédaient
acrobaties, bouffonneries et simulations de bagarres proviennent les gags qui essaiment les
films burlesques. Ces gags se suivent à un rythme effréné sans rechercher la cohérence du
récit linéaire ou l’évolution d’un caractère. Inattendus, accidentels, ils s’enchaînent librement
pour aboutir, en général, à une de « ces deux apothéoses rituelles : bataille où la tarte à la
crème est l’arme principale (et au cours de laquelle on démolit complètement un décor) et une
poursuite frénétique à travers champs ou à travers les rues d’une ville. » (Fabrice Revault
d’Allonnes, «Prémodernité du burlesque» dans CinémAction, n° 82). Ce comique de gestes
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essentiellement visuel est d’ailleurs souvent associé au slapstick (littéralement « coup de
bâton », terme directement hérité de la commedia dell’arte) pour sa violence absurde et
outrancière. En effet, le canevas servant de support à ces improvisations collectives donnait
naissance à un monde de totale anarchie et de pure fantaisie. Certaines personnalités
émergèrent du bataillon des clowns : on se souvient des silhouettes de Charlot, Buster Keaton,
Harry Langdon, Harold Lloyd, Laurel et Hardy.
Puis les premiers longs métrages modifient le rapport du cinéma burlesque avec le réel :
le rythme, plus mesuré, incite à plus de cohérence narrative. Ainsi, les gags s’intègrent peu à
peu à la logique du récit et constituent une réponse à un problème donné. Ils donnent
davantage de vraisemblance à l’ensemble, mais aussi plus de sens et de complexité. D’autres
genres se mêlent au burlesque : le mélodrame pour Chaplin, le film historique pour B. Keaton.
Et qu’il soit visuel ou verbal, le gag continue à afficher une violence anticonformiste qui
s’affranchit des tabous. Cependant le public attend de plus en plus de réconfort du spectacle
auquel il assiste et contraint le burlesque à prendre des formes plus rassurantes. Pourtant, pour
Jean-Philippe Tessé (Le burlesque, Cahiers du cinéma), « l’imagination burlesque n’est pas de
tirer quelque chose de rien, mais de déplier ce qui se loge entre ce qui est et ce qui pourrait
être, l’exploration des possibles ».
Il n’empêche que le burlesque a évolué, perdant la souveraineté du genre qu’il affichait
insolemment à l’ère du slapstick pour s’infiltrer dans d’autres formes et en troubler l’ordre. Le
burlesque perdure donc dans sa vocation à perturber le cours naturel des choses. Sur le mode
de l’excès ou de la répétition, le comique burlesque martèle inlassablement sa joie de vivre,
mais laisse poindre une inquiétude dans la brèche qu’il ouvre dans l’ordre du monde. Créant un
vertige, le burlesque est un défi à l’équilibre, un refus permanent de la limite, qui explique son
caractère insaisissable et mouvant.
2. Un héritage varié : entre lectures cultivées et divertissements populaires
La parodie
La filiation du burlesque avec la Satire Ménippée rattache donc ce genre à la parodie.
Toutes les époques s’y sont plu, et ont même étendu ce procédé iconoclaste au-delà du seul
cadre littéraire, pour gagner la peinture, la musique, et aujourd’hui la publicité. L’intention n’est
pas toujours malveillante et le « clin d’œil » culturel peut témoigner d’une admiration sincère.
Mais, toujours, la provocation est sous-jacente. Ce détournement peut néanmoins obéir à des
intentions contradictoires : ce peut être au nom du naturel (le burlesque rend familière une
œuvre noble), mais aussi au nom de la fantaisie et de l'imaginaire (le registre héroï-comique
ennoblit des situations triviales). Dans les deux cas, la parodie s'inscrit dans un jeu
d'appropriation formel qui peut à la fois exprimer combien nous sommes prisonniers des livres
et des genres consacrés, et combien aussi nous sommes capables de nous en libérer.
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1.
2.
3.
L.H.O.O.Q., Marcel Duchamp (carte postale représentant la Joconde de L. de Vinci surchargée
d’une moustache ainsi que de quelques lettres qu’il faut épeler pour en saisir la drolatique
irrévérence).
La Joconde, F. Botero.
Les Tableaux de Marcel (album), Anthony Browne.
L’étymologie du mot « parodie » insiste d’emblée sur le jeu de travestissement formel
qu’elle suppose : ôdê signifiant « le chant », et para à la fois « contre » et « à côté », la parodie
est un « contrechant », une œuvre qui se construit dans l'opposition à une autre, ou du moins
en regard d'une autre. Les Grecs s'en servaient pour désigner un texte épique détourné de sa
fonction d'origine : on récitait un sujet bas en respectant le style élevé du genre, leurre destiné à
provoquer le rire du public. La parodie fait semblant d’adhérer aux prétentions du texte parodié,
pour en dénoncer ensuite le prestige usurpé par les moyens de la dérision.
Religion, amour, chevalerie, poésie… La parodie démasque et désacralise tout ce qui est
célébré, révéré. Ainsi, le Roman de Renart se moque des combats chevaleresques, des scènes
de jugement et des pèlerinages en attribuant ces comportements humains à des héros
animaux. L’irrespect ne recule même pas devant l'obscénité, notamment dans les chansons de
geste scatologiques. Mais cela ne signifie pas que la parodie appartient nécessairement et
exclusivement au domaine du rire. Car très souvent au service de la satire, elle devient alors un
instrument de la critique morale, de la dénonciation d'une crise des valeurs dans une société
qui a perdu ses repères. Le rire n'est donc pas toujours joyeux et la parodie parfois moins
innocente qu'il n'y paraît. On ne doit donc pas sous-estimer le pouvoir de « critique en action »
de la parodie, et l’influence de sa puissance d'opposition et de négation sur le burlesque.
Le fait qu'elle se soit développée, au XVIIIe et au XIXe siècle, à travers un théâtre
populaire qui avait pour cadre la foire, puis sur les scènes de boulevard, et qu'elle ait triomphé,
à la fin du XIXe siècle, dans des lieux comme Le Chat noir permet de comprendre le mépris
dont elle a été longtemps victime dans le champ littéraire, mépris qui a d’emblée gagné le
burlesque : « genre impuissant, valable seulement pour le cabaret », selon J.-P. Sartre,
discours de « la bonne conscience (et de la mauvaise foi) » pour R. Barthes. Méprisée par les
poètes classiques, il faut attendre le XIXe siècle pour que la parodie reçoive ses lettres de
noblesse. L'esthétique romantique redécouvre alors le grotesque, le burlesque, le bouffon pour
les opposer au beau classique ou pour mieux faire ressortir à travers eux des valeurs comme le
sublime. Pour Mikhaïl Bakhtine, le dialogue que la parodie instaure avec ses sources est à
l’origine de l’intertextualité, cette sorte de dédoublement de la conscience qui interroge les
discours et en cherche les « limites ». Pour lui non plus la dimension satirique n’est pas portée
par un élan de haine ou de rejet. Au contraire, le simple fait de prendre un texte pour cible
équivaut déjà à une reconnaissance. D’ailleurs, Banville précisait dans la Préface de 1857 de
ses Odes que « la parodie a toujours été un hommage rendu à la popularité et au génie », et
Hugo, qu'il parodiait, avait déjà affirmé lui-même qu'« à côté de toute grande œuvre il y a une
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parodie ». Toute réécriture parodique est donc le plus souvent l’expression inavouée d’une
admiration, qui signe plutôt la régénération du modèle que sa destruction. Il ne faut pas
cependant négliger leur caractère conservateur : en transformant un modèle, elle en assure la
reproduction, en transmet la mémoire à la postérité. Les parodistes se conçoivent d'ailleurs
souvent dans une continuité, estimant qu'ils ne font qu'adapter une œuvre du passé aux
exigences du présent. Objet de critique, d’admiration, de remise en cause ou de conservation
des modèles, la parodie partage avec le burlesque la même ambiguïté.
Théâtre antique et fêtes médiévales
Les
fêtes
médiévales
portent
également la trace du burlesque. Avec
l'essor des villes à partir du XIIIe siècle,
charivaris, carnavals et fêtes des fous
rythment la vie du citadin. Héritières des
Saturnales antiques, ces manifestations
exaltent les faibles (Fête des Innocents, Fête
des Enfants) et les humbles (Fête de l'Âne)
de sorte que, selon la parole du Christ, les
premiers se retrouvent être les derniers. Les
fêtes des fous et le carnaval ont en commun
de renverser les hiérarchies ainsi que les
valeurs - renversement qui donne lieu à l'excès et à l'irrévérence, voire la grossièreté, et rejoint
une des connotations du burlesque. Célébré pendant les derniers jours qui précèdent le temps
de carême, le carnaval exalte aussi les plaisirs du corps, dont on a vu qu’il était également au
cœur du genre burlesque. A travers le rire s'affirme le triomphe du corps sur l'esprit, du bas sur
le haut : d'Adam de la Halle à François Rabelais, on trouve dans littérature du Moyen Âge et de
la Renaissance çà et là les traces d'un monde à l'envers.
Image : Détail du Combat de Carnaval et Carême (1559), huile sur bois de Bruegel (118x164,5 cm).
Obèse, le prince Carnaval assis sur un tonneau représente les protestants et caricature les excès du carnaval, à
l’inverse de l’autre partie du tableau consacrée à la rigueur du carême catholique. [Analyses détaillées de ce
tableau sur: http://magali.vacherot.free.fr/Bruegel et http://bruegel.pieter.free.fr/careme.htm] [Voir
aussi : http://www.artliste.com]
La farce
En plus des ces rituels festifs, les spectacles de rues offrent une variante du comique
burlesque sous la forme de farces, très populaires dans les grandes villes. Il s’agit de pièces de
théâtre comiques composées du XIIIe jusqu'au XVIe siècle. Parfois, des étudiants en droit
présentaient des procès grotesques ou bien des acteurs installaient des tréteaux, souvent en
plein air à l'occasion d'une fête, d'un marché, dans la rue, et même, plus tard, sur le Pont-Neuf
à Paris. On commençait par un cry, pièce d'une centaine de vers qui rassemblait le public.
Venait ensuite une moralité, une pièce satirique qui visait surtout une idée, par exemple la
Gourmandise. Après la moralité, on jouait une sottie, pièce comique qui satirisait souvent les
idées politiques et dont les personnages sont les sots qui portaient le costume traditionnel aux
grelots, et tenaient à la main la marotte. La farce en est le point culminant et présente des
personnages ridicules et des situations où règnent tromperie, équivoques, ruses, mystifications.
Le modèle de farce dont Molière fut le digne héritier est très certainement La Farce de
Maître Pathelin (1460).
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La commedia dell’arte
Apparue au XVIe siècle en Italie, la commedia dell'arte est une
tradition de jeu colportée par des troupes itinérantes, fondée sur un
répertoire essentiellement comique joué all'improviso (à l'impromptu) à
partir d'un canevas, par des comédiens... La troupe comprend en
moyenne de dix à vingt acteurs qui ont à incarner des personnages fort
divers, mais qui peuvent se réduire à un petit nombre de types
fondamentaux, présents obligatoirement dans tous les scénarios (deux
vieillards, un capitan, deux jeunes premiers amoureux, deux jeunes
premières amoureuses, deux valets, une ou deux soubrettes). A chacun
de ces types, fortement caractérisés, correspond en propre un costume,
un masque de cuir et des accessoires significatifs, comme la batte
d'Arlequin. Cet assortiment n’est pas sans nous rappeler les
personnages inventés par Charlot ou Buster Keaton, pour ne citer
qu’eux. À ce personnel dramatique ordinaire, il faut encore ajouter des
acrobates, des danseuses, des chanteuses, qui ne jouent aucun rôle
dans la pièce proprement dite. Les personnages ainsi fixés d'avance, il
revient à chacun des acteurs d'interpréter et de développer le thème
comme il l'entend, en se fiant tantôt à l'improvisation gestuelle et parlée,
et tantôt en reprenant des répliques et des jeux de scène préétablis.
À l'exclusion de tout
intellectualisme et de tout effet psychologique, l'art du comédien réside ici, pour l'essentiel, dans
l'expression corporelle : il doit être maître de sa voix et de son corps jusqu'à pouvoir les utiliser
comme de véritables instruments. Pantomimes, entrechats, lazzis requièrent en effet une
souplesse acrobatique et une invention toujours en éveil que l’on retrouve chez les acteurs
burlesques. La commedia dell'arte se fie plus à l'imagination qu'à la mémoire et au mouvement
qu'au langage : elle privilégie au théâtre l'art du théâtre même, dans ce qu'il a de plus
spécifique. Aussi parle-t-elle un langage accessible à tous les spectateurs, quelles que soient
leur classe sociale et leur nationalité : il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de son succès
en dehors des frontières de l'Italie. Dès le XIXème siècle, la commedia dell'arte se réincarne sur
le boulevard du Crime à Paris, partie est des boulevards ainsi nommée en raison des nombreux
crimes qui étaient représentés chaque soir dans les mélodrames de ses théâtres. Bientôt, elle
ressuscitera au cirque sous le masque enfariné des clowns, puis au cinéma, sous les allures de
Charlot ou de Max Linder. On la retrouve encore dans les marionnettes, et surtout au théâtre.
Le music-hall, café-concert ou théâtre de variété : l’art du clown, de l’acrobate, du
jongleur et de l’illusionniste (héritage du cirque)
Le burlesque trouve une nouvelle scène, plus moderne mais
toujours aussi populaire, grâce au music-hall. Le mot apparaît au
milieu du XIXe siècle lorsqu’un cabaretier londonien a l'idée de
présenter sur une scène des chanteurs professionnels. Le terme est
lancé, il fera le tour du monde pour désigner un spectacle de variétés
sous ses diverses formes : suite d'attractions où la chanson tient une
place prépondérante ; revue à grand spectacle ; récital donné par une
vedette de la chanson ou un fantaisiste. En France, le café-chantant
ou café-concert, devancier du music-hall, prend son essor dans la
seconde moitié du XIXe siècle et engage des artistes dits de
complément, ou visuels. Le music-hall est né, la Belle Époque assiste
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aux débuts de sa prestigieuse carrière. S'ouvrent à Paris les premiers établissements du
genre : le Ba-Ta-Clan, la Gaîté (qui allait devenir Bobino), les Folies-Bergère, le Moulin-Rouge.
Le music-hall, gros mangeur d'attractions, emprunte aux autres genres de quoi s'alimenter. La
comédie lui cède la saynète, sous forme de sketch. La danse lui suggère diverses formules : les
danses acrobatiques, à claquettes, les bataillons de girls, les groupes folkloriques de danseurs.
Au cirque, il prend jongleurs, équilibristes, illusionnistes, acrobates ; bref, tous les artistes dont
le travail peut s'exécuter sur scène. On a dit de la revue de music-hall qu'elle accordait aux
yeux un plaisir refusé à l'esprit. Il est vrai que ce spectacle sans frontières séduit surtout par sa
féerie, et laisse l’imagination se perdre dans le merveilleux et le hasard qui rendent alors le
burlesque si poétique.
http://www.ina.fr/fresques/jalons/fichemedia/InaEdu02002/danses-nouvelles-et-spectacles-provocateurs-des-anneesfolles.html?video=InaEdu02002]
[cf vidéo de l’INA : Le bal de la Horde à Montparnasse en 1926 :
3. Différence entre comique et burlesque
Le burlesque se distingue de la comédie par l’importance que le premier accorde aux
gags et la place que la seconde attribue aux caractères des personnages. Alors que la comédie
se doit d’être conforme à la vraisemblance de la caricature, le burlesque, libéré de l’obligation
de réalisme et de toutes les conventions qui lui sont attachées, peut verser dans le comique le
plus outré. C’est au nom de cette émancipation du sacro-saint principe d’imitation classique que
Charles Baudelaire écrit que le « comique est, au point de vue artistique, une imitation ; le
grotesque une création » (« de l’essence du rire et généralement du comique dans les arts
plastiques », in Curiosités esthétiques).
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II L’ESTHÉTIQUE
1. Esthétique du comique burlesque
Fondé sur l’esthétique de la surprise, le comique burlesque est un art de l’instant, dont
l’évidente incongruité s’affiche brutalement. Le déguisement, au propre comme au figuré, utilise
les ressorts du leurre et du dévoilement brutal. La distance nécessairement créée par l’émotion
que procure cette sorte de révélation est à l’origine même de la dimension spectaculaire du
comique burlesque. Dégagé de la chronologie, libéré de la progression dramatique, ce comique
se construit la plupart du temps à travers une succession de gags autonomes. La discontinuité
et la rupture sont des vertus naturelles du genre. D’aucuns associent cette immédiateté à une
forme primitive du comique. Le rôle qu’y jouent le corps comme les objets semble confirmer
cette filiation plus matérielle que spirituelle.
C’est en ce sens que l’on peut dire que le burlesque relève du visuel car sa dramaturgie
repose sur le contraste, la discordance. Le personnage burlesque, en butte avec la réalité,
éprouve la grandeur et les vicissitudes de ses illusions ; le plus petit détail peut déclencher une
catastrophe. Pour formaliser cette inadaptation intrinsèque, le comique burlesque privilégie
aussi le mélange des tons, des genres et des niveaux de langue propre à susciter l’étonnement,
voire l’incompréhension ou la réprobation.
Prêt à choquer pour surprendre, la comédie burlesque offre à la société un miroir qui en
déforme les valeurs, mais pour mieux les révéler. Volontiers anticonformiste, elle s’en prend
aux forces de la raison. Elle dément toutes les logiques, attaque toutes les morales, écorne
tous les modèles. Se nourrissant d’emprunts qu’elle détourne, elle use bien souvent du
travestissement parodique pour tourner en ridicule une société dont elle refuse les pesanteurs.
Comme dans la commedia dell’arte qui joue du masque et de la farce pour désacraliser
l’univers social, le comique burlesque feint d’appartenir au monde qu’il met en scène pour
mieux le désintégrer. Art de la dissonance, il multiplie les situations absurdes ou marquées par
la disconvenance. Mais il partage avec le rire carnavalesque qu’étudie Bakhtine cette même
ambiguïté foncière qui consiste au fond à rendre hommage par la citation cela même qu’il
parodie. Aussi, ne peut-on s’inquiéter du pouvoir destructeur du comique burlesque : si cette
forme d’humour critique, en renversant un certain ordre établi, elle n’en propose pas un
nouveau, mais se contente momentanément et de façon cathartique de s’en libérer.
2. Spécificités ou caractéristiques du burlesque cinématographique
Le héros burlesque
Dans la lignée de la tradition comique, le héros burlesque est un caractère
archétypal dont le langage du corps permet de l’identifier : les tics nerveux de Charlot, l’opprimé
au grand cœur, l’impassibilité de B. Keaton, les cris et grimaces de Laurel victime de la
maladresse d’Hardy… A travers une myriade d’aventures, il demeure immuable, ne vieillit ni ne
change. Condamné à toujours respecter le même répertoire, il s’apparente davantage au type
qu’au personnage. Sans personnalité ni psychisme, il se résume à quelques traits qui en font
toute la singularité. Et c’est cette sorte de réduction à l’essentiel qui le rapproche des figures
mythiques.
Pourtant, il n’a plus aucun rapport avec le comique bouffon ou clownesque. C’est au
contraire un être ordinaire, un quidam qui n’en est pas moins singulier. Le trait physique, le
costume, l’accessoire, une attitude face au monde ont valeur de signes. La nervosité tremblante
de Charlot, sa moustache, sa canne, son chapeau, sa démarche en font un être unique.
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Canotier et lunettes d’écailles permettent d’identifier Harold Lloyd, tout comme son agilité. Les
contorsions et un art de la chute consommé constituent la marque de fabrique de B. Keaton.
Tout se passe comme si le héros comique projetait autour de lui sa vision intérieure, comme s'il
créait le monde à son image avant de l'habiter : son environnement est à l'image de ses espoirs
et de ses obsessions.
Il jouit d’une liberté catastrophique dans la mesure où bien souvent elle naît d'un
affrontement perpétuel avec la sombre nécessité. Son rapport au monde est problématique et
procède de confrontations et de ratages. Inadapté, le personnage burlesque ne vient de nulle
part et ne va nulle part. C’est un être de l’instant, sans mémoire.
La confrontation au réel, à l’espace et au temps
Bousculant notre croyance en la réalité, le burlesque instaure un regard distancié sur le
monde, ne serait-ce que parce que tout y est possible. D’ailleurs, l’écriture cinématographique,
le plus souvent en plans larges, fixes et frontaux n’organise pas de hiérarchie entre les objets
présentés mais privilégie un contact sensoriel avec le réel matériel, ce qui crée un effet de
proximité avec les corps, les êtres et les choses. Mais c’est pour mieux souligner le lien perdu
entre l’homme et le monde. En juxtaposant les corps et les objets, le cinéma burlesque fait de
l’individu un intrus, étranger au monde. Cette situation de rupture affecte autant les liens
sociaux et affectifs que les liens logiques et dramatiques, et fait régner un désordre chaotique et
angoissant.
Quant au héros, exclu de la société, il se bat contre l’ordre en général, la justice en
particulier. Dans un rapport de confrontation directe avec le monde, il peut préférer l’esquive et
la fuite, ou rester passif. A moins que, dépassé par la situation, il entretienne un rapport
d’immersion parmi les choses. C’est ce dont témoigne l’agilité et la capacité d’Harold Lloyd à
sillonner l’espace, mais aussi Charlot, figure d’immigré perdue dans un univers indifférencié
dans lequel il tente de faire sa place. Quant à Keaton, il explore les potentialités du cadre de
l’action, si bien que la mécanique de chaque gag repose sur l’expérimentation quasi scientifique
des lois physiques du réel. Le déterminisme géométrique des trajectoires qu’il dessine est un
défi permanent au chaos irrationnel du monde qu’il traverse.
Au fond, toute cette agitation brouille le regard que porte le héros burlesque sur le monde
qui l’entoure et l’empêche de voir qu’il est la véritable source de ses malheurs. Car le
personnage comique est avant tout en conflit avec lui-même. En rupture avec l’espace qui
l’entoure comme avec le temps qui le porte, il vit dans un temps bipolaire, en perpétuel
décalage. D’un côté, la frénésie du cinéma « exacerbe de façon parodique et critique la course
folle des temps nouveaux » (Fabrice Revault d’Allones, CinémAction n°82, 1er trimestre 1997),
de l’autre la lenteur parasite cette même avancée qui n’en est pas une. Qu’il s’agite inutilement
ou peine à progresser, le héros burlesque piétine, renvoyé à lui-même et incapable de se
dégager de l’immédiateté du présent.
En somme, le burlesque est un refus, refus de toute forme d’ordre préétabli, qu’il soit
spatial, temporel, social ou moral.
CONCLUSION
Insaisissable par son histoire et sa nature, le burlesque cultive un art du contraste qui
s’affirme dans la dualité : héritier de la parodie et du spectacle théâtral, il est à la fois nourri de
références lettrées et porteur d’un comique visuel et gestuel. Entre l’imitation satirique et
l’invention poétique, entre le rire primitif et absolu des premiers temps et l’humour plus
complexe du parlant, l’éclat de rire burlesque désintègre la société sans avoir peur du vide qu’il
laisse derrière lui. Incapacité ou refus de maîtriser le monde, le burlesque en cela profondément
libérateur, véhicule une certaine idée de la vie.
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le BURLESQUE au CINEMA
Le « slapstick », soit « bâton destiné à donner des coups », est le nom que donnent les
Américains à ce que nous appelons le cinéma burlesque. Il a connu son âge d'or dans une
époque dont les bornes sont assez clairement délimitées : 1880-1930. Naissance, vie et mort
d'un genre qui est né à la faveur d'une invention technique, le cinématographe, et notamment le
cinématographe muet, qui s'est développé dans le nid d'un contexte social et économique
extrêmement favorable mais limité dans le temps, et qui va s'étioler quand ces conditions de
création idéales vont disparaître en laissant à la postérité une mine d'inventions comiques dont
les arts audiovisuels n'ont pas fini d'exploiter la veine.
Les origines : l'héritage du vaudeville
Une attraction de foire
Le cinéma burlesque américain s'est adressé d'abord à une clientèle
de foire, ou de « vaudeville », c'est à dire à un public amateur de
spectacles de variété, drôles et brutaux, spectaculaires, plus ou moins
subversifs : numéros d'acrobates, de jongleurs, de mimes, d'animaux
dressés, parodies et imitations grotesques, prestations érotiques,... C'est le
divertissement le plus populaire aux Etats-Unis, de 1880 à 1930, avant
d'être détrôné par le cinéma. Paul Morand, qui a assisté à ce type de
spectacle, a dit avoir aimé « la vulgarité », « la drôlerie forte, l'obscénité
élizabéthaine de certains pitres adorés du public des burlesks ». Le
« burlesk » étant le nom donné au spectacle le plus érotique et le plus provocateur du
vaudeville. Peu à peu expurgé des numéros les plus choquants, le vaudeville touche les
classes moyennes et intègre dans ces programmes une nouvelle attraction : le
cinématographe.
Les premiers films de « slapstick » sont inclus dans les spectacles de variété, ou montrés
dans des salles indépendantes, les nickelodéons (des salles dont la place est à un nickel, soit 5
cents). Ces petits films ont été présents dès le début dans les programmes des premiers
cinéastes. Les opérateurs qui faisaient la démonstration du cinématographe mettaient en scène
de courtes « vues comiques », la simple déclinaison d'un gag, le premier slapstick ayant été la
petite scène de « l'Arroseur arrosé » des frères Lumière.
Les narrations du premier slapstick sont donc très rudimentaires et ne sont d'abord
visiblement que des prétextes à montrer l'exhibition du corps en mouvement : coups,
poursuites, chutes,... Les situations sont simplistes, les personnages caricaturaux et le tout
ressemble à des blagues de garnements où tous les excès sont permis : destruction,
vandalisme, humiliation, voire cruauté. Les personnages semblent agir en ne suivant que leur
humeur ou leur bon plaisir, dans un esprit de totale liberté.
On retrouvera cet esprit dans les premiers courts-métrages de Chaplin. Le premier
Charlot, plus irascible et vindicatif que celui des longs-métrages, ne semble guidé que par son
humeur du moment ou son caprice. Même si Chaplin adoucira son personnage par la suite, il
en restera toujours quelque chose, notamment dans le fameux coup de pied qu'il délivre au
bourgeois qui passe, même si celui-ci s'est montré courtois. Mais l'acteur qui a incarné le mieux
cette brutalité du premier slapstick, dans le burlesque ultérieur, est sans doute Harpo, le muet
des Marx Brothers, qui, dans « la Soupe aux Canards » (1933), harcèle un vendeur ambulant,
sans aucune raison, sans en tirer le moindre bénéfice, sans relâche et qui ne fait que ça ou
presque tout le long du film.
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Humour 1900
Si ce type d'humour avait une telle résonance populaire, c'est qu'il s'inscrivait dans la
vogue du « new humor » des années 1900, un humour que ses détracteurs considéraient
comme vulgaire, violent, brutal. On lui reprochait d'avoir été importé par les émigrants et d'être
étranger au vieil idéal américain empreint d'utopies agraires. Sa brutalité heurte les ligues bien
pensantes qui s'élèvent, mais sans succès, contre ces spectacles qui mettent à mal la morale
publique bourgeoise. Le « new humor » est donc essentiellement celui du melting pot américain
des grandes émigrations (1907 a été une année record dans ce domaine).
En tant que moyen d'expression d'une population qui cherche sa place dans un monde
qu'elle intègre par le bas, le slapstick s'attaque volontiers aux figures d'autorité et aux figures
établies. Il affiche un goût très prononcé pour la parodie, l'auto-parodie, le saugrenu, l'absurde.
On stigmatise dans ces films, comme dans les caricatures de la presse, les bourgeois ridicules,
les grosses dames, les dandies, les demi-mondaines...
On oppose à ce genre trop populaire, le bon goût de la « true comedy », supposée plaire
aux classes moyennes (que le cinéma burlesque soucieux de respectabilité cherchera toujours
à attirer dans ses salles). Recette de la « bonne » comédie : une narration plus élaborée, des
personnages plus nuancés, un ton plus réaliste, afin de produire un spectacle qui déclenche
des réactions plus mesurées dans le public. Trop de gags dans le slapstick, lui reproche-t-on,
pas de narration, des personnages trop caricaturaux. « Le slapstick est le mauvais élément,
une tendance excessive que la narration doit maîtriser. », écrit Gerald Mast dans The comic
Mind, cité par Emmanuel Dreux dans Le Cinéma burlesque ou la Subversion par le Geste. Dès
le début de ce cinéma, on le juge donc avec les critères de la narration classique auquel il est
pourtant étranger.
Les « performers »
Les figurants du premier cinéma burlesque sont eux-mêmes tous des « performers » du
music hall ou du cirque, des artistes de variété. Ce sera vrai aussi pour la plupart des grands
Charles Chaplin, Buster Keaton, W.C. Fields,... ne font pas « l'acteur », mais continuent
d'exercer leurs talents d'acrobates, de mimes, de jongleurs, devant la caméra (de même que
les premières narrations classiques seront du théâtre filmé). Ils élaborent et mettent en scène
des gags qui demandent souvent des prouesses physiques, mais surtout une bonne
connaissance du public. Les réactions spontanées immédiates ont dû manquer à ces artistes,
du moins dans les débuts, Keaton était moins bon devant la caméra que sur la scène, paraît-il,
et faisait toujours une « preview » de ses premiers montages, puis rectifiait en fonction des
réactions des spectateurs.
Quoi qu'il en soit, il était très avantageux pour ces artistes d'intégrer le monde du
cinéma : le coût de production d'un court-métrage était beaucoup moins élevé qu'une
représentation de music hall et les conditions de travail des artistes étaient moins éprouvantes.
Farce et pantomime
Enfant du music hall, le slapstick sort donc d'abord du sac
universel de la farce et de la bouffonnerie, celui de la commedia
dell'arte et de ses avatars, dont la pantomime anglaise. Dans
Comedy's greatest era, James Agee relie cet art comique au « grand
pipeline de farces et de pantomimes qui, en passant par le MoyenÂge, remonte sans interruption au moins jusqu'à la Grèce Antique ».
Le « slapstick », c'est le bâton du guignol ou celui du gendarme. On
est dans la lignée des arlequinades importée par les troupes de
pantomime anglaise et les émigrants au cours du 19e siècle, ces
mêmes arlequinades qui servaient d'intermède dans les opéras
anglais, un sous-genre du monde du spectacle, donc, et un divertissement pur, sans réelle
prétention narrative.
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Très vite la confrontation de cette tradition au cinématographe va s'avérer inventive et
prolifique. Les acteurs découvrent les effets démultiplicateurs des trucages et voient tout le parti
qu'ils peuvent tirer de ce nouveau medium pour plaire à leur public car le cinéma augmente
considérablement les possibilités de jouer avec le mouvement, d'augmenter le rythme de
l'action et l'effet d'illusion. Ils vont les premiers explorer toutes les possibilités de ce nouveau
moyen d'expression et contribuer à mettre au jour son langage spécifique. Le succès va être si
total, que le cinéma, d'abord simple attraction de vaudeville, supplantera totalement toutes les
autres attractions dans le goût du public. Le 16 novembre, la conversion en cinéma du New
York City's Palace Theater, haut lieu du vaudeville jusque là, signe la désaffection du public
pour ce type de spectacle.
L'héritage forain
Le cinéma burlesque gardera de cet héritage forain le fait d'assumer complètement sa
nature de spectacle. C'est à dire qu'il ne cherchera pas à gommer l'artifice, contrairement au
cinéma à narration classique. Il ne cherche pas à reproduire le réel. L'incongruité des gags,
l'absurdité des situations et leur caractère invraisemblable (prendre un mannequin de magasin
pour un être vivant, ne pas chercher à éviter de recevoir une tarte à la crème), les « trucs » trop
apparents, voire la présence du magique (Laurel utilisant son pouce comme un briquet), tout
ceci contribue à rappeler qu'il s'agit d'un spectacle de divertissement et rien d'autre.
Le personnage lui-même est un artifice assumé : l'attitude, la démarche, toute
l'apparence est caricaturale, l'expression du visage est stéréotypée, stylisée, travaillée jusqu'au
masque dans les cas de Harry Langdon et de Buster Keaton, de Stan Laurel ( notamment
quand il pleure), masque de clown, masque de la commedia dell'arte.
Ainsi l'acteur entretient avec son public une connivence de même nature que celle qui
existe au music hall entre l'artiste de variété et ses spectateurs : le spectateur est invité à rire
« avec » l'acteur, et pas seulement de lui, comme l'écrit Petr Kràl dans Les Burlesques ou la
Parade des Somnambules , soulignant la dimension auto-parodique de ce lien : « Si une
complicité se crée entre lui et nous, elle nous lie moins à son personnage qu'à son créateur, à
cette part de lui qui, « assise dans la salle », nous fait en
quelque sorte des clins d’œil dans son propre dos. »
On le voit nettement dans le court-métrage de 1914 où
le personnage de Charlot apparaît pour la première fois, Kid
Auto Races in Venice, la caméra est fixe de bout en bout, le
personnage de fiction fait irruption dans le champ comme un
clown sur une piste, (ainsi que le cameraman irrité qui cherche
à le faire partir), et il fait rire un double public : celui venu voir
la course automobile et celui des salles de cinéma auquel il
s'adresse via la caméra. Ce film constitue en quelque sorte le chaînon (non) manquant entre le
vaudeville et le cinéma.
Les premiers studios : émergence des personnalités
Sennett : « The King of the Comedy » et son rival Hal Roach
Le premier studio de cinéma qui va se consacrer entièrement à ce genre
cinématographique est la Keystone de Mack Sennett, un amateur de pur slapstick et, il faut le
noter, un ancien clown. Poursuites en voiture, coups, tartes à la crème..., les courts-métrages
de Sennett sont frénétiques et brutaux. Louis Delluc l'intrônise « maître du cinéma » et dit de lui
qu'il est l'inventeur virtuose du rythme des images (les intellectuels français accueilleront bien
ce cinéma, et les Américains attribueront ce goût français pour le slapstick à la vogue de
l'hystérie dans la France des Années Folles).
Sennett fait d'abord tout, les créateurs de slapstick sont le plus souvent polyvalents : il
écrit, tourne, réalise, joue, avant de déléguer à ses vedettes la réalisation de leurs propres
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courts-métrages. Il invente deux personnages collectifs : les « Bathing Beauties », de jeunes
beautés en maillot de bain, et les « Keystone cops », des policiers stupides et maladroits, dont
l'incapacité à s'articuler entre eux débouche immanquablement sur des catastrophes. Ces
« Keystones cops » resteront dans la culture collective comme un cliché du cinéma et ceux de
la Police Academy, par exemple, en sont les descendants assumés. (L'expression « Keystone
cops » est restée dans le vocabulaire américain pour désigner un groupe qui échoue faute
d'avoir pu s'organiser, une équipe sportive ou politique, le plus souvent.)
Mack Sennett a très vite un concurrent : Hal Roach, qui va lui aussi chercher à établir sa
propre « niche écologique » en cherchant un autre rythme, plus lent, promouvant un slapstick
aux gags plus travaillés, au rythme moins frénétique. Ses collaborateurs les plus prestigieux
sont Harold Lloyd et Laurel et Hardy, qui développeront la technique du « slow burn » : le gag
attendu, qui se déploie lentement et parfois à retardement, sur lequel Hardy appuie un long
regard-caméra. Hal Roach se dirigera assez tôt vers le format du long-métrage.
Les personnages
Peu à peu des personnages récurrents émergent dans les studios de Sennett. Parmi les
plus connus : le duo que forment Roscoe « Fatty » Arbuckle, un colosse qui martyrise son
faire-valoir, le frêle Buster Keaton. Mais c'est Charlie Chaplin, découvert par Sennett, qui va le
premier construire un vrai personnage, en s'inspirant du Français Max Linder. Dans son
premier court métrage, Kid Auto races in Venice (1914), il invente le personnage du
vagabond. C'est une invention collégiale : Sennett lui demande de se déguiser et d'essayer de
se vieillir un peu (d'où la moustache) puis chaque membre de l'équipe prête un vêtement ou un
accessoire (les trop grandes chaussures sont celles de Roscoe Arbuckle). La démarche est
presque là, une démarche désarticulée, comme si chaque membre du corps avait son
mouvement indépendant, une sorte d'incohérence globale, mais harmonieuse malgré tout.
Chaplin peaufinera son personnage au long des courts-métrages, mais dans ce court-métrage,
le personnage est né.
Toutes les grandes personnalités du burlesque vont désormais se fabriquer autour de la
construction d'un personnage caractéristique, aisément reconnaissable par le public avec qui
l'acteur va créer ainsi un lien fort de connivence. Le personnage va se définir par son
apparence ou sa tenue vestimentaire (le canotier et les lunettes de Harold Lloyd, le strabisme
spectaculaire de Ben Turpin (et sur lequel celui-ci avait pris une assurance, dit la légende), le
chapeau de travers et le nez rouge de Fields, la figure poupine de Harry Langdon) mais aussi
par son allure, sa façon de se mouvoir dans l'espace : (la démarche de Chaplin, l'allure décidée
et fanfaronne de Hardy, le pas hésitant de Langdon).
Le personnage exprime une réaction face aux vicissitudes de la vie : Laurel garde une
distance un peu magique avec le monde ou pleure (uniquement pour l'efficacité du personnage,
car Laurel détestait ces pleurs), Hardy râle et s'époumone en vain, Keaton se démène, tout en
souplesse, dans les vicissitudes. Chacun exprime une manière d'être et décline son
personnage dans des situations variées où il restera lui-même. Tout le corps signifie la
personnalité, toute la gestuelle est significative et forme un ensemble cohérent qui décrit une
façon d'être : c'est une vraie construction de caractère.
Dans la gestuelle, il faut inclure la parole : les personnages des slapsticks muets parlent
énormément, pérorent, supplient, grondent, menacent, les gestes et les expressions traduisent
les émotions. Mais la façon de parler est un élément de la gestuelle, comme n'importe lequel de
ses mouvements. Léonard de Vinci dans ses Carnets dit l'importance de saisir cette gestuelle
pour peindre la vérité d'une personne : « le bon peintre a essentiellement deux choses à
représenter : le personnage et l'état de son esprit. La première est facile, la deuxième difficile,
car il faut y arriver au moyen des gestes et des mouvements des membres. » « Cela pouvait
être appris chez les muets qui le font mieux que toutes sortes d'homme », disait encore
Léonard de Vinci et cette remarque explique à elle-seule pourquoi l'âge d'or du cinéma
burlesque s'est terminé avec l'apparition du cinéma parlant.
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Une industrie du gag
Par ailleurs le personnage se définit par le gag, par le
choix de ses gags, et la manière de les développer, d'une
manière lente et appuyée, par exemple Laurel et Hardy, dont
c'est en quelque sorte la marque de fabrique. Stan Laurel a ainsi
inventé l'effet du « double take and fade away » : le personnage
voit un élément incongru mais continue son chemin, puis réalise
ce qu'il a vu et regarde une deuxième fois pour avoir ensuite la
réaction appropriée. Le gag est un lieu d'expression personnelle
pour le personnage. Certains gags sont récurrents : Laurel et
Hardy usent plusieurs fois de celui du porte-manteau que le duo se dispute, celui de la toilette
de l'animal illégalement introduit dans la chambre louée à un propriétaire sourcilleux, etc...
Chaque occurrence du gag donne lieu à une petite variation. Harry Langdon utilise à plusieurs
reprises le gag de la jambe postiche qu'il prend pour une vraie. Les personnages ont un mode
de résolution des problèmes, qui leur est propre : Confrontés au difficile problème du papier
collant dont on ne peut se débarrasser, Fatty le mange, Keaton le colle sous la semelle d'un
passant. Selon Groucho Marx : « Nous ne pouvons jouer des gags qui ne nous appartiennent
pas, ni incarner des personnages qui ne sont pas nous-mêmes. »
L'invention des gags était une question centrale. Le cinéma demandait une très forte
créativité, une capacité à se renouveler constamment. Une idée qui aurait pu être exploitée
pendant des années dans un spectacle ne valait que pour un film. On embauche des inventeurs
de gag, les gagmen. Mais les gags naissent surtout de la formidable émulation créative qui
existe entre les équipes de tournage de slapstick, dès les années 1900. Stimulé par un public
très démonstratif, le slapstick porte en lui l'énergie optimiste des débuts du capitalisme, avant
l'industrialisation massive, le gigantisme des sociétés et surtout avant la crise de 1929.
Georges Méliès parle de la difficulté de former une troupe d'acteurs de cinéma dans les
Vues cinématographiques : il faut apprendre aux acteurs « habitués à bien dire et qui
n'emploient le geste que comme accessoire à la parole », « des jeux de physionomie parfaits »,
« des attitudes très justes », « peu de gestes, mais des gestes très nets et très clairs », parce
que « dans le cinématographe, la parole n'est rien, le geste est tout. ».
Spécificité de l'acteur burlesque
Contrairement à l'acteur classique, l'acteur burlesque fait corps avec son personnage et
ne sort pas de son rôle, il le développe au fil de ses apparitions et l'interprète en faisant des
variations, sans s'éloigner du noyau dur qui constitue le personnage dans l'esprit du public et
dont il affine le portrait, qu'il réinvente dans la répétition au fil de ses apparitions. Peter Kràl le
décrit ainsi dans Les Burlesques ou la Parade des Somnambules : « Une présence survit à ses
différentes métamorphoses que nous pouvons malgré tout identifier et aimer comme un être
singulier : une sorte de synthèse idéale de toutes ses apparitions successives, un Keaton ou un
Laurel « absolu ». L'acteur burlesque crée et incarne un stéréotype suscité par un public
populaire.
L'outil cinématographique augmente considérablement l'impact de cette présence. Dans
le cinéma, dit Antonin Artaud, l'importance du personnage atteint une dimension jamais atteinte
auparavant car l'acteur est à lui tout seul par l'écran « la scène, la pensée de l'auteur et la suite
des événements ». « Leur chair devient plus concrète que celle des vivants », dit Desnos. Ainsi
le personnage va se définir aussi dans son rapport à la caméra, à sa propre photogénie :
exhibitionnisme de Charlot, sollicitant énormément le regard, nuançant beaucoup les
expressions de son visage, alors que Keaton donne à voir
une représentation quasi fonctionnelle de son corps. Il est le
plus souvent filmé dans des plans larges où il apparaît
comme l'élément actif. Le personnage existe à travers son
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mode d'apparition à l'écran, comme le personnage de Monsieur Hulot, reconnaissable entre
mille à sa silhouette et à son mouvement de bascule, à sa façon de marcher et de se mouvoir à
l'écran. Le slapstick est un mode d'apparition et de présence d'une silhouette comique.
Les conditions de réalisation : l'esprit slapstick
Au delà des individus : la collégialité
Si des personnalités émergent, si des individualités s'affirment, le travail de création reste
toujours de nature collégiale dans le slapstick.
Les acteurs se connaissent, partagent et s'inspirent mutuellement et vont même jusqu'à
s'échanger des gags. Chaplin, Lloyd et Keaton s'appellent quand ils trouvent des gags qui leur
semblent plus appropriés au personnage de l'autre. Buster Keaton et Chester Conklin ont été
les gagmen de Chaplin, qui fera lui-même jouer Keaton. Les rôles sont interchangeables. Laurel
quitte son rôle de vedette pour devenir gagman chez Hal Roach, puis retourne devant la
caméra. De manière générale, les créateurs, très nombreux et qui sont presque tous restés
dans l'anonymat, inventent et s'influencent les uns les autres, sans véritable hiérarchie, les plus
modestes ont pu inspirer les plus grands et réciproquement.
C'est dans ce réseau d'influence réciproque, auquel Emmanuel Dreux donne le nom de
« rhizome », en se référant au concept de Gilles Deleuze, que se sont épanouies les
personnalités que nous connaissons et qui sont, selon Emmanuel Dreux, les arbres qui cachent
la forêt, une forêt d'énergies créatives dont on n'apercevrait aujourd'hui que des têtes isolées.
(Le Cinéma burlesque ou la Subversion du Geste)
C'est paradoxalement dans ce cadre collégial que des personnalités particulières ont pu
trouver le moyen de créer leur mode d'expression personnelle. Car l'entreprise slapstick est une
tension entre l'invention personnelle et l'invention collective. Ainsi que le disait Keaton (et plus
tard Jerry Lewis), le réalisateur est « l'homme qui doit créer l'idée lui-même puis consacrer son
argent à s'entourer de cent bons techniciens qui l'aideront à faire le film tout seul. »
« Le grand avantage quand on travaillait dans un petit studio, c'est qu'on conservait la
même équipe d'un film à l'autre, raconte Keaton dans Slapstick. Le réalisateur, deux ou trois
scénaristes et moi élaborions le sujet, mais tous les autres, du balayeur à la monteuse,
pouvaient apporter des idées et ne s'en privaient pas. Grâce à cette façon de travailler, chaque
technicien savait à tout moment ce qu'on allait lui demander ; nous éliminions ainsi toutes les
impossibilités matérielles, qui font perdre tant de temps et d'argent pendant les tournages. »
L'invention du slapstick se faisait dans cet esprit de collaboration, et quand des
réalisateurs comme Buster Keaton ou Stan Laurel se sont trouvés dans un environnement qui
les privaient de leur équipe et de leur liberté, ils ont très vite décliné.
« Improvisation contrôlée » (Jerry Lewis)
Ces conditions de création n'auraient pas été possibles sans une grande liberté dans la
conception et sans une grande part d'improvisation. Les films burlesques sont tournés sans
scénario. Chaplin, Keaton tournaient sans scénario. On part de plusieurs idées de gag et on
construit la narration autour, de manière collective. La narration pouvait aussi se construire au
fur et à mesure du tournage et chacun pouvait donner son avis, jusqu'au plus humble
technicien. On ne gardait au montage que ce qui était utile.
Les gags eux-mêmes pouvaient survenir au hasard du tournage, et parfois s'inventaient
de manière accidentelle. Dans « Les Fiancées en folie », Buster Keaton dévale une côte et
déclenche une chute de pierres, si bien qu'on a l'impression qu'il est poursuivi par les pierres.
Keaton a découvert le gag en entendant rire les premiers spectateurs et l'a gardé. Son
cameraman, accoutumé à son art de l'improvisation, continuait de tourner après le « stop » du
metteur en scène, pour saisir une invention impromptue, un gag, une cascade, « un truc trouvé
dans le feu de l'action » (Slapstick, Keaton). Ce travail nécessite bien sûr une bonne entente et
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une forte complicité de l'équipe.
Quand il abandonne son studio indépendant pour signer un contrat
avec Joseph Schenck de la Metro-Goldwyn-Mayer (malgré les avertissements
de Chaplin), Buster Keaton éprouve un choc : « Mon plus grand choc fut de
découvrir que je ne pouvais plus travailler les scénarios à ma manière, en me
contentant d'une idée de départ. » Keaton raconte encore : « Irving Thalberg,
expert en comédie légère, savait apprécier la farce et le slapstick, et riait
d'aussi bon cœur à mes films que le camionneur moyen. Mais ce petit génie,
cet intellectuel surdoué (Joseph Schenck), était dépourvu de l'esprit slapstick.
Comme tous les gens responsables d'une production de masse, il cherchait
une grille, un patron, une norme de fabrication. Le burlesque a bien une
formule, mais elle est difficilement compréhensible pour tout autre que ses créateurs, du moins
dans ses premiers stades. La surprise en est l'élément principal, l'insolite notre but, et
l'originalité notre idéal. »
Le cas le plus extrême est celui de W.C. Fields qui ne supportait aucune ligne directrice,
aucun plan de travail, qui ne tournait que ce qu'il avait envie de tourner, arrivant le matin avec
une idée dont il ne démordait pas, même si elle n'avait rien à voir avec le projet.
L'absence d'un scénario bien défini, et surtout écrit, semble être une constante dans ce
type de cinéma. Blake Edwards, Pierre Etaix, Jacques Tati, exprimeront la même difficulté à
communiquer de manière écrite et structurée leur projet de film. Tati ne consultait jamais le
script, qu'il ne préparait que pour les techniciens, Blake Edwards commençait avec une simple
ligne directrice, demandait à ce qu'on monte le décor, puis improvisait in situ. Pierre Etaix qui
n'avait pas de production indépendante était dans l'obligation de faire un scénario et décrivait
ces projets par des dessins, des maquettes, des découpages techniques et la description
détaillée des gags.
Mais cette improvisation est contrôlée et le tournage en lui-même est exigeant et précis,
la mise en scène d'un gag, pour qu'il fonctionne est une entreprise qui nécessite de la minutie.
Le cinéma burlesque est peuplé de réalisateurs maniaques. Chaplin pouvait tourner une scène
cent fois pour obtenir exactement l'effet désiré, le cinéma de Buster Keaton est une mécanique
de haute précision, une acrobatie cinématographique impeccable, un quasi ballet
cataclysmique. Et comme tous les plus préparés des grands numéros d'acrobate, les gags
semblent naturels et faciles aux yeux du spectateur. « Je ne crois pas qu'on puisse improviser
de but en blanc. Il faut avoir une base de départ, et alors c'est merveilleux d'être élastique, mais
à condition de savoir où l'on veut arriver. », disait Keaton.
La mécanique du gag
« Trop de gags », disent les détracteurs du slapstick, et qui nuisent à la narration.
Le mot « gag » est né au début du 19e siècle et désignait d'abord l'improvisation de
l'acteur pour combler un trou de mémoire. La question de son rapport à la narration s'est donc
posée dès le début. Une expérience de Buster Keaton illustre à quel point la narration est au
contraire essentielle au bon fonctionnement du gag, et à quel point ils sont interdépendants.
Pendant le tournage de « The Navigator » (1924), où un scaphandrier doit sauver une
jeune fille en détresse, Keaton a l'idée du gag suivant : le scaphandrier règle la circulation dans
le monde sous-marin, afin d'aider un petit poisson à traverser. Ce gag, Buster Keaton, le
considère comme le meilleur de tous ceux qu'il ait inventés. Quand il le teste en le montrant
seul, le premier public est hilare. Mais intégré au film, le gag ne fonctionne pas et passe
inaperçu. C'est alors que Keaton comprend que le gag ne doit pas arrêter la narration. C'est
parce que ce gag distrait trop le spectateur de son attente : sauver la jeune fille en détresse,
que le gag tombe à plat. « Il n'y a rien de pire qu'un gag déplacé, dit Keaton. Cela peut flanquer
une scène entière par terre, même si le gag en lui-même est drôle. »
Le gag est donc un élément qui doit prendre sa place logiquement dans la progression
dramatique, il conditionne le déroulement et le rythme de l'action. Il constitue un élément
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d'empêchement ou de résolution du problème posé, un facteur de ralentissement ou
d'accélération. Il crée une attente (satisfaite ou non : Laurel et Hardy privilégient l'attente
satisfaite, longuement préparée, dont la satisfaction sera lentement savourée), une surprise
(« qui trompe une attente », disait Keaton), une interruption momentanée ou un raccourci vers
la résolution du problème. Dans « A l'âge de pierre », Laurel hésite longuement à donner un
coup de pied à son rival Hardy, afin de le précipiter dans un ravin. Il n'y parvient pas.
Finalement le coup de tête d'une chèvre va résoudre le problème et précipiter l'achèvement de
l'histoire.
Dans le court-métrage « A l'Age de Pierre » encore, tous les gags s'articulent autour de
la tension narrative suivante : trouver une femme (vite). Pêcher des poissons au harpon, pour
conquérir la bienveillance du père (mais se tromper en piquant les fesses d'un concurrent),
recevoir un coup de bâton alors qu'on compte fleurette à une belle déjà convoitée par un autre,
réveiller un ours qu'on a pris pour une grosse pierre, en s'asseyant dessus avec sa dulcinée
enfin conquise, tous ces gags s'inscrivent de manière logique dans le déploiement de la
narration et constituent non pas des ornements de type baroque, mais des anecdotes et
embûches sur le chemin du récit.
Pierre Etaix disait de Keaton : « Chacun de ses gags n'étaient pas une digression mais
faisait avancer l'histoire – et Tati m'avait dit la même chose - (…) j'ai pensé qu'il s'agissait là de
l'une des règles d'or du comique. »
Un art de la destruction
Le gag, dans certains cas-limite peut entretenir avec la narration un rapport de quasi
destruction.
Dans le court-métrage « Joyeux Pique-Nique » (1929) où Laurel et Hardy ont organisé
un pique-nique familial, les gags d'empêchement s'accumulent à un tel point, que le récit
s'arrêtera sans que la voiture ait pu démarrer, alors que l'idée directrice prévoyait le départ, le
pique-nique en lui-même et le retour.
Autre cas, extrême celui-là dans un autre court de
Laurel et Hardy encore : « La Bataille du Siècle » (1928) où le
récit est clairement inexistant, clairement un prétexte, le but
avoué et assumé étant de filmer la plus grande bataille de
tartes à la crème de l'histoire du cinéma, de copieux intertitres
résument les circonstances et le récit se réduit au
déroulement de la « spirale du pire » : un affront (minime)
déclenche une vengeance qui ne tombe pas sur la bonne
personne, qui se venge elle-même, mais pas non plus sur la bonne personne, qui se venge à
son tour... On ne peut pas parler de narration dans ce court-métrage, c'est seulement le
développement de la spirale du pire, poussé jusqu'à l'hystérie tarte-à-la-crèmique totale. Ce
court-métrage a d'ailleurs été tourné à l'insu de Hal Roach qui serait entré dans une furie noire
en recevant l'exorbitante note des pressings et autres entreprises de nettoyage locales...
Dans les deux exemples cités précédemment, l'action est secondaire, c'est la démarche
de destruction qui est en acte. C'est dans les films des Marx Brothers que cette logique de
destruction va le plus loin. Les Marx dynamitaient leur narration de l'intérieur en la faisant
plonger à tout moment dans le non-sens, le grotesque, l'absurdité. Mais pour fonctionner ces
improvisations nécessitaient un cadre solide. Pour « la Soupe au Canard », ils demandent à
Léo Mac Carey de se mettre à la réalisation. Leurs films sont un mélange de tournage
minutieusement préparé et d'improvisation de dernière minute à laquelle le film devait s'ajuster :
interruptions, détournements, commentaires, digressions, destruction systématique des
procédés d'illusion de la fiction. Les Marx mettent en scène un dynamitage de leur propre film.
Le gag est donc intégré dans la narration en tant qu'acte gratuit, le slapstick serait une
destruction en acte de la narration. Selon André Bazin : « Dans le burlesque l'action n'a plus
besoin d'intrigue, d'incidences, de rebondissement, de quiproquos et de coups de théâtre : elle
se déroule implacablement jusqu'à se détruire elle-même. »
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De même, Emmanuel Dreux dit en parlant de Jerry Lewis que celui-ci se plaçait au
dessus de son film et incarnait ainsi « le principe destructeur du personnage Jerry Lewis qui,
nouvel Attila, ne laisse repousser derrière lui aucune herbe, fût-elle factice. »
Le slapstick : art de la révolte intégrale ?
C'est ce qu'a affirmé Antonin Artaud dans le Théâtre et son double : « Si les Américains,
à l'esprit de qui ce genre appartient, ne veulent entendre ces films qu'humoristiquement, et en
matière d'humour ne se tiennent jamais que sur les marges faciles et comiques de la
signification de ce mot, c'est tant pis pour eux, mais cela ne nous empêchera pas de considérer
la fin de Monkey Business comme un hymne à l'anarchie et à la révolte intégrale. » Et selon
Dominique Bertrand : « les moments d'expression privilégiée du burlesque correspondent à des
périodes de crise de l'autorité, mais aussi de l'intelligibilité et des valeurs, affectant le fondement
même de la création esthétique. »
Pas d'engagement politique pourtant dans le monde du burlesque. Charlie Chaplin a été
le seul à exprimer son penchant pour les idéaux de gauche, ce qui lui a d'ailleurs valu l'exil dans
les années du maccarthysme. Charlot est un vagabond dandy qui refuse de « rester à sa
place » et veut rester oisif aux dépens de ceux qui jouissent du luxe. Il ne veut pas rentrer dans
le rang, pratique le nomadisme et brouille les codes sociaux passant d'un raffinement exquis de
politesse au coup de pied rageur, parfois injuste. Quand Chaplin le met au travail, dans les
Temps modernes, c'est pour en dénoncer le côté aliénant. La vocation du vagabond est de ne
pas rester en place, d'échapper à tout ordre et toute installation, d'être dans un perpétuel état
de vacation et d'ouverture. Mais Chaplin ne joue pas les donneurs de leçon, son personnage
est une victime, certes, mais il est aussi lâche, cruel, vengeur, surtout dans les premiers courtsmétrages. Il est victime et il fait des victimes.
Tout est dans le geste de défi, tout est dans le coup de pied gratuit, intempestif, dans le
geste qui exprime la fantaisie du personnage. Les gestes incarnent une forme de refus à tout ce
qui nous entrave, mais ne constituent pas une leçon de morale.
L'expression d'une liberté irréductible
La subversion n'est pas à entendre au sens moral dans le slapstick, mais dans
l'irréductible esprit de liberté qui le caractérise. Le burlesque, en littérature, avait pour but de
renverser les prétentions, de retourner l'ordre du monde dans un rire carnavalesque. C'est le
rire du bouffon qui dégonfle les vanités, et rappelle à tout un chacun, dont les plus puissants,
les bassesses de l'homme, en traitant de manière « basse » des sujets nobles.
Pour ce faire, le regard burlesque entretient toujours une distance entre la réalité, un
décalage qu'il exprime dans l'exercice de la parodie (exercice privilégié de l'humour burlesque)
ou dans la représentation d'un écart, écart entre le personnage et le reste de la société
(Chaplin, Langdon), entre le personnage et la situation à laquelle il est confronté (Keaton faisant
face aux cataclysmes dans « Steamboat Bill Junior » (1928), un écart entre le héros et la réalité
(Laurel prenant les mots au pied de la lettre, incapable de réagir quand il pourrait éviter le pire).
Le héros du cinéma burlesque n'adhère pas à la réalité. Il est en perpétuel décalage avec elle, il
incarne le grain de sable, le dysfonctionnement à l’œuvre, l'élément du désordre dans une
construction humaine trop maîtrisée.
Dans le long-métrage « Swiss Miss » (1933), l'entrée de Laurel et Hardy est exemplaire à
ce sujet. Elle est précédée d'un long prologue où personnages dansent et chantent dans une
parfaite harmonie gestuelle et sonore, et dans un décor chargé de Suisse imaginaire, dont
l'architecture rappelle plus le gâteau à la crème que la maison helvétique. L'arrivée de Laurel et
Hardy par une petite rue, tortueuse et inaperçue jusque là, est précédée d'un silence, puis du
retentissement incongru du fameux chant du coucou. L'élément perturbateur est arrivé,
l'harmonie est terminée, les fauteurs de trouble sont sur la place.
Le fait que ce film ait été tourné en 1933, année de l'accession d'Hitler au pouvoir, et qu'il
se passe dans un décor très germanique, ne peut manquer de nous faire éprouver cette entrée
comme un soulagement. Laurel et Hardy incarnent peut-être dans ce film la résistance absolue
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à toute tentative d'ordonnancement excessif de l'humain.
Slapstick et surréalisme
Ce sont les surréalistes français qui ont vu la plus
haute subversion dans le slapstick et y ont reconnu une
démarche poétique proche de la leur. Ils exaltent dans le
cinéma burlesque les images insolites, le style rapide et
violent, les ruptures avec la logique commune qui rappellent
la folie et le rêve, la transgression de toutes les limites.
Selon les surréalistes, le comique burlesque fait naître le
merveilleux du réel, il fait surgir l'inattendu du quotidien. Il
décrit une façon poétique d'être au monde. Dans « Animal Crackers » des Marx Brothers,
Antonin Artaud voit la « libération par le moyen de l'écran d'une magie particulière que les
rapports coutumiers des mots et des images ne révèlent pas d'habitude. »
Si le slapstick est à rapprocher de la poésie, selon les surréalistes, c'est aussi parce que
la forme adhère parfaitement au fond. Il y a adhésion totale entre le contenu : l'expression d'une
liberté totale, d'une révolte anarchiste, et la forme : le court-métrage de slapstick, une « parfaite
adéquation (des moyens originels du cinéma) à l'expression surréaliste de la vie » (André
Breton). Les gags, selon Louis Chevance de la Revue du Cinéma, sont des « moments purs de
trouble, de surprise, de bouleversement ». Leur succès repose sur « le mécanisme de l'idée
lumineuse et proprement cinématographique ».
Selon Chavance, Laurel et Hardy étaient de ce point de vue supérieur à Chaplin, parce
qu'ils étaient plus proches de l'esprit pur du burlesque. Ils n'obéissent qu'au principe pur de
destruction et crée un comique dégagé de toute arrière-pensée idéologique (encore moins
sentimentale), un comique que Baudelaire avait apprécié dans les spectacles de pantomime
anglaise, et dont il disait dans « De l'essence du rire », qu'il conduisait au vertige : le « comique
absolu ». Dans « Wrong again » (1929), Laurel et Hardy font monter, à la suite d'un
malentendu, un cheval sur un piano, dans la maison d'un collectionneur d'art « classique »,
cassent une statue de nu qu'ils remontent de travers et créent ainsi par maladresse deux
œuvres de type surréaliste. Le court-métrage sort quelques mois après la sortie du « Chien
andalou » de Buňuel. Hommage ? Clin d’œil ? Ou rabaissement burlesque d'un monde de l'art
certainement perçu comme élitiste par leur public ?
Déclin et postérité
Le cinéma parlant
Le déclin du slapstick commence avec l'arrivée du parlant en 1930. De nombreux
réalisateurs ne s'adapteront pas à cette évolution du cinéma. Les personnages de Buster
Keaton et de Harry Langdon disparaissent. Laurel et Hardy s'adaptent, écrivent des dialogues,
mais de l'aveu même de Stan Laurel, le meilleur de leur production est derrière eux.
Chaplin est le seul qui tire vraiment son épingle du jeu. Il refuse d'abord le film parlant et
sort un film muet, « Les Lumières de la Ville », en 1931. « Les Temps modernes » constitue
une première tentative d'intégrer la parole : à la fin du film Charlot est invité à chanter, il chante
et on entend la voix de Chaplin pour la première fois. Ce sont des paroles incompréhensibles
dont on devine le sens par les gestes, l'expression, toute la gestuelle de Chaplin. Une leçon ? A
quoi servent les paroles quand le corps parle aussi bien, aussi directement au spectateur ? Son
premier vrai film parlant est « Le Dictateur » (1940) mais là encore on trouve des scènes où la
parole est incompréhensible, essentiellement gestuelle (le discours de Hinkel, et surtout le
discours de Hinkel sortant des hauts-parleurs). Charlie Chaplin a continué d'utiliser la parole
comme une gestuelle.
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James Agee déplore dans l'apparition du parlant
la généralisation d'une comédie parlante et la
disparition des comédies visuelles, c'est à dire celles
qui « racontaient leur histoire à l’œil et à l’œil seul, ou
plutôt (qui) la hurlaient par tous les moyens
disponibles. » (Comedy's greatest era). Il regrettait la
perte de cette « beauté de la gestuelle comique
irrémédiablement hors d'atteinte des mots ». Mais c'est
l'acteur Cecil Belfrage qui en parle le mieux, quand il raconte ce qu'il a ressenti en voyant le
premier film parlant : « Après avoir vu « Le Chanteur de Jazz », je suis rentré chez moi très
triste, vraiment. Et j'ai apporté ma contribution en proclamant que les talkies n'avaient aucun
avenir. Ce qui m'a rendu si triste, c'est que le langage universel était mort. Personne n'a
vraiment eu l'air de se rendre compte de ça, mais après tout l'espèce humaine avait vécu des
milliers d'années à la surface du globe sans qu'il y ait de langage où tout le monde pouvait
parler à tout le monde. Ç'avait été une des grandes causes de toutes les guerres, de toutes les
dissensions – et enfin nous étions arrivés à un langage qui pouvait être montré partout et que
tout le monde pouvait comprendre, et on le fichait en l'air d'un seul coup. »
Fin d'une époque
Mais le parlant n'est pas le seul élément qui a mis fin à l'âge d'or du slapstick. Les
conditions de réalisation idéales que l'on a évoquées plus haut ont disparu. L'industrialisation
du cinéma suppose une organisation et une division du travail auquel l'esprit du slapstick est
étranger. Keaton et Laurel en font l'amère expérience. On ne leur permet pas de travailler avec
leur équipe, pour des raisons diverses, alors que c'est une condition indispensable. On leur
demande des scénarios écrits et un plan de travail, et on a vu à quel point cette façon de
travailler est étrangère à l'état d'esprit du slapstick. Keaton et les autres à la Metro-GoldwynMayer sont des Charlot dans l'usine des « Temps modernes ». L'adaptation est impossible et ils
en sont réduits à reprendre leur vagabondage vers des jours meilleurs.
Le public lui-même a changé et son goût se tourne vers les longs-métrages, format
moins approprié à l'explosion des gags qui se noient dans une narration trop envahissante et
trop distendue. « La Bohémienne » de Laurel et Hardy est un pensum, Leurs « As d'Oxford »
sont bien plus réussis, mais il y a des longueurs inutiles où on attend leurs apparitions. Les
gags étaient la matière vivante de la narration dans les courts-métrages, dans les longs, ils
retrouvent un statut d'ornement, ils semblent moins naturellement connectés à l'intrigue.
Postérité
Cependant l'humour burlesque ne meurt pas pour autant
avec eux. Franck Capra, scénariste de Laurel et Hardy, continuera
de le porter dans ses films. Dans « Arsenic et vieilles dentelles »
1944, on joue beaucoup sur la gestuelle et les physionomies, les
situations absurdes. Blake Edwards (La Panthère rose) et Jerry
Lewis feront une tentative de retour au burlesque pur. Le public
américain boudera Lewis, mais il aura un grand succès en France.
Pierre Etaix obtiendra un oscar pour son court-métrage « Heureux anniversaire » en
1961, où un mari tente désespérément de rejoindre sa maison où sa jeune épouse a préparé
un repas d'anniversaire de mariage. Un embouteillage monstre le retient, puis une série
d'embûches et de gags d'empêchement se suivent. Aucun dialogue, les paroles sont des cris,
des exclamations, des chuchotements, des borborygmes, dont on devine la portée, le sens,
l'émotion qu'elles véhiculent et ça suffit. Même chose dans les films de Jacques Tati, même
humour visuel, même rapport distancié par rapport à la parole, même souci d'intégrer dans une
mécanique implacable les gags à la narration. Quand Tati obtient l'oscar du meilleur film
étranger pour Mon Oncle, en 1959, il remercie dans son discours les maîtres du slapstick
américain, dont il se déclare l'héritier, il cite Mack Sennett et sa Keystone.
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Outre ces cas isolés où on trouve encore la recherche pure du burlesque, on pourrait
dire que celui-ci s'est plus ou moins dilué dans des gags et des figures utilisés dans les longsmétrages comiques, comme des rappels. Les gags des années 1920 sont allés gonfler le sac
des « trucs » de l'humour burlesque. On en trouve dans les films de Pierre Richard, dans son
personnage gaffeur et récurrent dont l'identité est stable de film en film et dans celui de Louis
de Funès. C'est sans doute ce rapport au personnage que le burlesque a nettement légué aux
comédies d'aujourd'hui : un personnage comique constant sur la personnalité duquel va
reposer l'humour du film. Dans les films de Woody Allen, par éclats (son premier film, « Prends
l'oseille et tire-toi » est le plus burlesque de tous). On en trouve dans le jeu de l'acteur Jean
Dujardin et dans celui d'Eric Judor dans la série « Platane », sortie en 2011.
La violence du slapstick et sa subversion burlesque se sont eux réfugiés dans leur
habitus naturel : les formes mineures. On les trouve dans les sketches de Mister Bean, dans les
délires des Monty Python. On les a trouvés aussi dans les dessins animés de Tex Avery, dans
les cavalcades et les coups de Tom et Jerry et on les voit aujourd'hui dans le dessin animé des
Simpson, l'un des dessins animés les plus populaires et les plus subversifs, où les enfants se
régalent justement d'un dessin animé très « slapstick de la première veine » : Itchy et Scratchy,
chat et souris entre qui tous les coups et cruautés semblent permis, où l'histoire est réduite à
zéro, où l'esprit de destruction est total et où d'ailleurs, on ne parle pas. Le langage universel du
burlesque, Cecil Belfrage, est loin d'avoir dit son dernier mot.
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Compléments : Définitions et biographies
Arbuckle (Roscoe « Fatty » Arbuckle)
1887 – 1933
Le colosse Roscoe Conkling Arbuckle, l'un des acteurs burlesques les
plus populaires dans les années 1910 et l'un des mieux payés, a
commencé sa carrière à la Selig Polyscope Company avant de
rejoindre la Keystone de Sennett, où il a travaillé avec Mabel Normand
et Harold Lloyd. Il a épaulé Chaplin à ses débuts et a découvert
Buster Keaton.
Contraint de travailler dans un hôtel dès l'âge de douze ans, où il chante
en travaillant, il est repéré pour sa belle voix par un chanteur
professionnel qui l'entraîne dans un concours amateur de vaudeville où
les candidats sont sanctionnés par le public : les bons sont applaudis,
les mauvais conspués et tirés hors de la scène par un crochet au bout
d'un bâton. La performance de Roscoe n'enchante pas le public, mais
sa façon de sauter pour éviter le crochet séduit et il commence une carrière dans le vaudeville.
Il entre en 1913 dans les studios de la Keystone de Mack Sennett qui flaire le potentiel
comique des proportions exceptionnelles de Roscoe. Mais Arbuckle n'a jamais accepté qu'on
galvaude ce potentiel comique et a toujours refusé par exemple de tourner des scènes où il
serait resté coincé dans une porte ou dans une chaise. Il était d'ailleurs extrêmement souple et
agile malgré sa corpulence. Il était capable de tourner des scènes acrobatiques ou des scènes
de poursuite. Il appréciait particulièrement l'humour « pie in the face », soit l'humour « tarte à la
crème ».
Sa partenaire privilégiée était Mabel Normand. Il formait un couple si efficace que la
Paramount leur a proposé en 1918 un contrat de 3 millions de dollars, soit 43 millions des
dollars d'aujourd'hui. Puis il s'associe avec Buster Keaton dans des courts-métrages
comiques qui jouent sur le contraste entre les proportions des personnages.
Sa carrière bascule en 1921, quand une jeune femme tombe malade et meurt peu après avoir
participé à une de ses soirées. Il est accusé de viol et d'homicide involontaire. Ses films sont
enlevés des programmations et la publicité faite autour de l'affaire détruit durablement sa
réputation, malgré le fait qu'il ait été innocenté par la suite et qu'il ait reçu des excuses
publiques.
Il fait un bref comeback en 1932, avant de s'éteindre l'année suivante.
Charles Chaplin
1889 - 1977
Comédien et réalisateur anglais, « Charlie » Chaplin a composé le meilleur de ses films
dans la période du cinéma muet. Il est devenu la star de cinéma la plus connue dans le monde
avant la fin de la première guerre mondiale. Issu du spectacle de variété, il a utilisé l'art du
mime et du slapstick et a su s'adapter au cinéma parlant, même si le nombre de ses films a
diminué à partir de la fin des années 1920.
Débuts : du vaudeville au cinématographe
La carrière de Chaplin commence alors qu'il est enfant, dans le spectacle de ses parents,
des artistes de music hall de l'Angleterre victorienne qui se séparent très vite. A douze ans, en
1901, il fait partie d'une troupe de jeunes danseurs. En 1903 et 1905, il joue un page dans
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Sherlock Holmes, une pièce écrite par l'Américain Gillette qui le prend sous son aile et lui
apprend le métier. De 1910 à 1912, il parcourt les Etats-Unis avec la troupe de Fred Karno où il
fait la connaissance de Stan Laurel. Il est alors repéré par Sennett qui l'embauche.
L'adaptation au cinéma est difficile, l' « humour Sennett (mouvements exagérés et
comédies très physiques) ne conviennent pas tout à fait à Chaplin dont le talent plus subtil
convenait mieux aux farces romantiques ou domestiques. Ses performances d'acteur s'en
ressentent, mais Sennett lui laisse le temps et lui donne sa chance, sur les conseils de Mabel
Normand.
Invention de Charlot
La célébrité a commencé avec le tournage dans les studios de la Keystone de « Kid
auto races at Venice » en 1914 où il invente le personnage du vagabond, influencé en cela par
celui du dandy inventé par le Français Max Linder, auquel Chaplin vouait une véritable
admiration (il lui dédicacera d'ailleurs l'un de ses films).
Dans ce court-métrage, Chaplin s'est déguisé et maquillé à la demande de Sennett. Il
prend ses accessoires parmi les membres de l'équipe, en cherchant la contradiction des
dimensions : pantalons du colosse Fatty et chapeau du beau-père du même Fatty, chaussures
de Ford Serling, veste de Chester Conklin. La moustache est destinée à le vieillir (Sennett ne
concevait pas qu'un beau jeune homme puisse faire un bon comique). Seule la canne lui
appartenait. Le personnage fait des irruptions intempestives dans le champ de la caméra qui
tente de filmer la course automobile.
A partir d'avril 1914, il écrit et dirige lui-même ses films. A partir de 1916 il les produit et à partir
de 1918, il en compose même la musique. Il co-fonde les United-Artist en 1919 avec Mary
Pickford, Douglas Fairbanks et D. W. Griffith, les trois grands autres réalisateurs du moment.
Réalisateur indépendant
En 1915 il signe avec un autre studio (Essanay studios) et apporte des nuances à son
personnage auquel il insuffle plus de sensibilité et commence à être reconnu par le monde du
théâtre. Il travaille avec Edna Purviance. En 1916 il signe un contrat mirobolant avec la Mutual
Film corporation, puis la First National qui lui laisse toute latitude et il tourne ses premiers longsmétrages dont « Le Kid » en 1921 et « L'Emigrant » en 1923.
Méthode de travail
Chaplin a refusé de parler de sa technique de travail. Il disait que c'était comme
demander ses trucs à un magicien. On sait qu'il partait d'abord d'une vague idée, qu'il se
rendait dans un spa pour y penser et la développer et imaginait des gags à partir de ce fil
conducteur. La construction précise de l'histoire venait seulement ensuite. Il improvisait, comme
tous les réalisateurs de slapstick, mais s'avérait très maniaque pendant le tournage. Il était très
précis dans ses demandes aux acteurs et pouvait tourner cent fois la même scène pour obtenir
exactement l'effet désiré.
Le cinéma parlant
Chaplin a d'abord refusé le passage au parlant en 1930. C'est seulement dans « les
Temps modernes », en 1936, qu'on entend sa voix pour la première fois, dans un chant
inarticulé aux paroles incompréhensibles dont on devine le sens par la gestuelle. Puis il se
résignera à tourner des films parlants. Dans « Le Dictateur », sorti en 1943, il prend
littéralement la parole dans un discours final très humaniste. Cependant le film comporte
beaucoup de scènes au comique strictement visuel et la parole du dictateur Hinkel est une
parole « bruit », dont le sens n'a aucune importance et dont on ne retient que la couleur
haineuse et la violence.
Engagement et exil
« Monsieur Verdoux », film tourné en 1946, est une critique assez virulente du
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capitalisme. Chaplin n'a pas caché sa sympathie pour les valeurs de gauche. Cela lui vaudra
l'exil pendant les années du maccarthysme, à partir desquelles il vivra en Europe. Quand il
retournera aux Etats-Unis en 1972 pour recevoir un oscar d'honneur, il n'obtiendra qu'un visa
provisoire.
Le dernier film qu'il a tourné aux Etats-Unis a été « Les Feux de la Rampe », en 1950, où
il raconte la fin malheureuse d'un clown dans le Londres de son enfance. Il y fait jouer Buster
Keaton. C'est pendant sa tournée de promotion pour ce film en Angleterre que le sénateur
MacCarthy lui signifie que son visa est supprimé.
L'essentiel de sa carrière est derrière Chaplin qui tournera deux films en Europe : « Un
Roi à New York » en 1957, où il ridiculise le maccarthysme, et un film en couleur : « La
Comtesse de Hong Kong » avec Marlon Brando, Sophia Loren et Tippi Hedren en 1967.
W.C. Fields
1880 – 1946
Acteur comique, jongleur et écrivain issu d'une famille catholique
anglo-irlandaise émigrée en 1854, Fields est connu pour son
personnage de grand buveur misanthrope et égoïste, qui ne supporte ni
les enfants, ni les chiens, ni les femmes.
Il a commencé sa carrière à l'âge de 15 ans dans le vaudeville,
jouant le rôle d'un vagabond jongleur. En 1906 il joue dans une comédie
musicale, « The Ham Tree ».
Son art était proche de la pantomime, ce qui lui a permis d'obtenir
une audience internationale et de toucher un public populaire. Peu à
peu Fields décide d'ajouter du dialogue à son spectacle et développe
son art du marmonnement et des apartés sarcastiques.
Il est intégré dans une revue de Broadway, les Ziegfeld Follies
dans un numéro comique truffé de gags et joue dès 1915 dans quelques
courts-métrages comiques. Il joue aussi dans « Sally of the sawdust »,
un film de Griffith, et il est l'ami de Louise Brooks. C'est seulement en 1932 et 1933 qu'il
travaille avec Mack Sennett à la Paramount.
Dans ses films il interprète souvent des escrocs de foire ou des rôles de victimes : maris
harcelés par des femmes acariâtres et des belles-mères pire encore, par des voisins bruyants
ou des vendeurs qui font du porte à porte.
Buster Keaton
1885 - 1966
Acteur, réalisateur, scénariste, producteur, Buster Keaton est célèbre par son
personnage au visage flegmatique. Buster est un surnom qui signifie à la fois « pote » et
« casse-cou ».
Il commence sa carrière dans le spectacle de variété de ses parents, artistes burlesques
de cabaret dont il est le salarié dès l'âge de 15 ans. Son père l'utilise comme projectile humain
et lui fait exécuter de multiples cascades qui vaudront aux parents deux interventions de la
Protection de l'Enfance. Mais Buster apprend le métier de comique burlesque.
Il joue le même rôle auprès de Roscoe « Fatty » Arbuckle dont il est le faire-valoir dans
les studios de Mack Sennett. Il n'est pas aussi bon devant la caméra que sur les planches
selon lui et passe très vite à l'écriture et à la réalisation, tournant l'essentiel de ses films dans
les années 1920.
Il crée un personnage entêté, toujours en quête d'amour et toujours pris dans un élan
optimiste, un être minuscule confronté à des situations qui le dépassent dans un monde
immense (comme par exemple la partie de mikado géante dans « Le Mécano de la
Générale »), mais que rien ne semble pouvoir arrêter. Le masque figé de son personnage
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renforce cette sensation de décalage entre l'homme et la situation.
Ses films sont animés par un mouvement incessant, un mécanisme gêné par des grains
de sable qui en font partie intégrante : ils ralentissent le mouvement mais Buster leur oppose
une énergie inlassable. Les gags résultent de ces grains de sable, jamais gratuits, toujours très
calculés, d'une précision mathématique. Il n'exprime pas de vision humaniste comme Chaplin,
tout son art réside dans la composition et la maîtrise de l'espace.
S'il maîtrisait parfaitement le langage visuel du cinéma muet, Buster Keaton n'a pas su
passer au parlant. Ses essais ont tous été des fiascos : les paroles étaient inutiles et sa voix ne
collait pas avec son personnage. Le fait même de devoir mettre en scène des gags verbaux
détruisait son jeu comique.
Il signe un contrat avec La MGM, malgré les mises en garde de Chaplin, et perd ainsi
son autonomie artistique. Il ne retrouve ni son équipe, ni des conditions de travail qui
conviennent à sa manière de faire, à l'esprit slapstick : on lui demande de fournir un scénario
précis alors que sa technique est basée sur l'improvisation. C'est pourtant chez eux qu'il réalise
son chef d'oeuvre et dernier grand film : « Le Cameraman » en 1928. Il ne sera ensuite plus
employé que dans des petits rôles de faire-valoir naïf. Chaplin le fera jouer dans les Feux de la
Rampe en 1950. Il reçoit un oscar en 1959 pour l'ensemble de sa carrière.
La Keystone de Mack Sennett
Mack Sennett (1880-1960), appelé de son vivant « the King of comedy », est
un cinéaste américain né au Québec, issu d'une famille irlandaise.
Après une courte carrière dans le vaudeville où il interprète des numéros de
clown, il est engagé dans les studios de la Biograph à Broadway en 1909 où
il obtient de petits rôles sous la direction de D.W. Griffith (réalisateur des
premières
super-productions
américaines :
« Naissance
d'une
Nation »(1915), « Intolérance » (1916)).
Son grand talent comique l'amène à réaliser en 1911 et 1912 la plupart des
films burlesques de la compagnie. De 1912 à 1917 il dirige sa propre maison
de production la Keystone, en Californie. Il crée ses films, les réalise, les
monte, les met en scène, tout en interprétant certains rôles, à raison de 20 films par an. 120
comédies burlesques seront tournées entre 1912 et 1916.
Le studio est célèbre surtout pour ses comédies brutales qui ont transposé sur l'écran l'humour
« slapstick » issu du vaudeville de l'époque : violentes poursuites en voitures et batailles de
tartes à la crème.
Mack Sennett crée deux personnages collectifs : les « Bathing beauties », beautés en maillot
de bain, et les « Keystone cops ». Ces derniers resteront comme un cliché de l'humour
burlesque et marqueront l'histoire du cinéma comique et l'expression « Keystone cops »
deviendra une expression idiomatique désignant un groupe d'hommes qui échouent faute
d'avoir su s'organiser et se coordonner. Roscoe « Fatty » Arbuckle fera partie des « Keystone
cops ».
Il lancera ou fera travailler de nombreux grands du cinéma muet, dont Buster Keaton, Roscoe
« Fatty » Arbuckle, Charles Chaplin, Mabel Normand, Gloria Swanson, Ben Turpin, Harry
Langdon, W. C. Fields. Harold Lloyd fera un passage chez lui mais ne restera pas, les deux
hommes ne s'appréciant pas.
Il se retire au Canada très riche en 1935 mais sa fortune sera entièrement engloutie dans la
faillite de la Paramount. La société Warner Brothers va hériter de beaucoup des films de
Sennett, auquel on ajoutera de la musique et des commentaires, en les dénaturant donc, et on
détruira malheureusement les originaux pour des raisons d'espace.
Harry Langdon
1884 – 1944
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Acteur de vaudeville, il a rejoint les studios Vitagraph, mais c'est dans les
studios de la Keystone qu'il est devenu une star du cinéma muet. Au
sommet de sa carrière il était considéré comme un des quatre plus grands
comiques de l'histoire du cinéma muet. Son personnage, celui de l'innocent
au visage d'enfant, était très différent de ceux développés par les acteurs
de Sennett.
Il a joué dans des longs métrages d'Arthur Ripley et Franck Capra. Bien
dirigé, Harry Langdon rivalisait de talent avec Chaplin, Keaton et Lloyd. Ses
meilleurs films sont « The strong Man » (1926), « Tramp Tramp Tramp »
(1926) et « Long Pants » (1927).
Sa carrière a très vite décliné. Selon Capra, Langdon n'a jamais compris exactement ce qui
faisait le succès de son personnage, ce qui est contesté par ses biographes. Mais le fait est que
Langdon a donné le meilleur de lui-même dans les films dirigés par Capra.
Langdon fait partie des acteurs muets qui n'ont pas su prendre le tournant du parlant. Après
1930, il a continué en collaborant à des scripts de films de Laurel et Hardy. Il a aussi remplacé
Stan Laurel auprès de Hardy lors d'une dispute de celui-ci avec Hal Roach, dans Zenobia.
Quand il est mort en 1944 d'une hémorragie cérébrale, le New York Times a écrit : « Tout son
talent venait de son art consommé à jouer l'être égaré quand il était confronté à une
accumulation de malheurs, généralement de type domestique. Il était ce qu'on appelle un
dead-pan (une face morte) un acteur comique au visage sans expression. Son faible sourire et
son regard clignant comme celui d'un hibou sont vite devenus son fonds de commerce et l'ont
propulsé vers la gloire et la fortune... »
Max Linder
1883-1925
Réalisateur et acteur burlesque français, de son vrai nom Gabriel Leuvielle,
originaire de Saint-Loubès. Son apport au cinéma naissant a été
considérable. Il a inventé un style où il mêle la finesse de la comédie légère
au ressort de la farce, synthèse réussie entre le cirque et le vaudeville
français. Son jeu d'acteur et le personnage récurrent qu'il a créés dans ses
courts-métrages ont fortement influencé Chaplin.
Après des études de théâtre au Conservatoire de Bordeaux, il joue dans un
spectacle de variété à Paris en 1904 puis débute au cinéma chez Pathé dès
l'année suivante. Il tourne plusieurs courts-métrages où son talent comique
est remarqué.
En 1910, dans « Les Débuts de Max au cinéma », il crée le personnage de Max, un jeune
dandy qui multiplie les aventures galantes et extravagantes, dont il se dépêtre chaque fois non
sans élégance. Il a tourné une centaine de courts-métrages qu'il écrit et réalise lui-même, où il
décline le personnage dans des situations variées : Max fiancé (1911), Une idylle à la ferme
(1912), Max fait de la photo (1913), Max au couvent (1914),... Grâce aux encarts de Pathé, Max
Linder fait un triomphe et devient dès 1910 la première star internationale du cinéma.
Sa carrière est interrompue à plusieurs reprises, pour un problème de santé, un accident de
tournage, en 1911, puis en 1914, à cause de la guerre dont il revient gazé et réformé.
A partir de 1916 il travaille essentiellement aux Etats-Unis, signe un premier contrat très
avantageux avec les studios Essanay de Chicago, puis après une interruption pour raison de
santé, réalise à Hollywood trois films dont l'un, « Sept ans de malheur », est resté célèbre pour
la scène du miroir que reprendront les Marx Brothers : un personnage imite à travers un miroir
brisé le reflet de l'autre. C'est là-bas qu'il réalise « l'Etroit Mousquetaire », une hilarante parodie
des Trois Mousquetaires, qu'il considérait comme son meilleur film.
De retour en France, toujours pour des raisons de santé, Max Linder effectue des tournages
prestigieux : il joue dans un film d'Abel Gance, tourne « Le Roi du Cirque » qui reçoit des
28
critiques élogieuses. Il prépare en 1925 le tournage d'une super production « Le Chevalier
Barkas ». C'est alors qu'il abandonne tout et se suicide après avoir assassiné la très jeune
femme qu'il avait épousée deux ans auparavant.
Seuls une centaine de films subsistent aujourd'hui sur les 500 qu'il a tournés.
Harold Lloyd
1893 – 1971
Harold Lloyd est considéré comme l'un des trois acteurs les plus
populaires et les plus influents du cinéma comique muet. Il apparaît dans
environ 200 films muets et parlants, entre 1914 et 1947. Il incarne
l'Américain moyen, urbain et plein de l'énergie optimiste des années 1920.
Son personnage est reconnaissable à son canotier et surtout à ses lunettes
rondes.
Ces films comportent souvent des scènes de longues poursuites ou
des prouesses physiques plutôt casse-cou : l'image emblématique est celle
où il est suspendu aux aiguilles d'une horloge, au haut d'un immeuble
(« Safety Last ! » 1923). La plupart du temps il n'était pas doublé pour ces
dangereuses et spectaculaires cascades. Malgré un accident en 1919 qui l'a privé de l'index de
sa main droite, il a continué de les faire lui-même, y compris les scènes d'escalade et cachait le
doigt manquant par des gants.
Enfant de parents divorcés, il choisit de vivre avec son père qui rêvait d'enrichissement
rapide et se lançait dans des aventures qui tournaient au désastre. Lloyd prend des premiers
cours d'art dramatique à San Diego. A la suite d'un gain d'argent inespéré, le père et le fils
déménagent dans l'ouest en 1912. Harold commence à travailler dans la compagnie Thomas
Edison puis travaille avec Hal Roach dont il va devenir l'acteur le plus talentueux et reconnu
entre 1915 et 1919. Lloyd est un bosseur très prolifique, il réalise avec Hal Roach plus de 60
comédies burlesques entre 1915 et 1917.
Le personnage de Lloyd représente l'Américain moyen sûr de lui et optimiste, ambitieux
et qui va toujours de l'avant. Le port de lunettes a été suggéré par Roach qui pensait que Lloyd
était trop beau pour faire de la comédie. Il a même mis une moustache dans «Lonesome
Luke ».
A partir de 1921, les chemins de Lloyd et de Hal Roach commencent à se séparer. Lloyd
tourne des longs métrages, dont « Safety Last ! », « Grandma's Boy », « Why worry ? »,
exploitant le succès de son personnage dans des narrations plus élaborées. En 1924 il devient
son propre producteur et réalise ses films considérés comme les plus aboutis : « Girl Shy »,
« The Kid Brother » et « Speedy », son dernier film muet. Il fait fortune, c'est l'acteur le mieux
payé des années 1920.
Sorti quelques semaines avant la grande dépression de 1929, « Welcome Danger », film
muet converti en film parlant, a été un succès financier phénoménal, parce que le public était
impatient d'entendre sa voix.
Après avoir produit et réalisé de nombreux films, Lloyd se retire en 1947 mais travaille
encore pour la radio.
Mabel Normand
1892 – 1930
Actrice des studios de Mack Sennett, première femme scénariste,
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productrice et réalisatrice de l'histoire du cinéma. Elle a possédé son propre studio et sa propre
compagnie de production.
Issu d'un milieu très pauvre, elle pose dès l'âge de 16 ans comme modèle pour des artistes,
puis pour des photographes de cartes postales. Elle rencontre Sennett qui l'intègre en 1912
dans les Bathing Beauties. Sennett repère très vite en elle un grand talent comique et lui donne
des rôles dans des courts métrages auprès de Roscoe Arbuckle et du jeune Chaplin qu'elle
épaule et soutient lors de ses débuts difficiles à la Keystone, et avec qui elle co-écrit et dirige
quelques films. C'est elle qui a intercédé auprès de Sennett pour qu'il garde Chaplin, alors qu'il
pensait s'être trompé sur le choix de cet acteur et qu'il voulait s'en séparer. En 1918 elle quitte
Sennett et ouvre son propre studio.
Deux affaires de meurtre où son nom est cité, sans qu'elle soit impliquée, et la tuberculose,
précipiteront son déclin, jusqu'à sa mort en 1930 à l'âge de 37 ans.
Pantomime
Spectacle de variété théâtral, comique et musical, anglais.
Dérivée de la commedia dell'arte, la pantomime arrive en Angleterre au 16e siècle. Elle ne
s'exerçait d'abord que dans les entractes des opéras et pouvait comporter plusieurs spectacles.
Puis elle évolue vers une stylisation de plus en plus importante et prend un caractère comique
de plus appuyé, utilisant de plus en plus d'effets de théâtre. Elle devient peu à peu un genre à
part entière, mais toujours considéré comme un sous-genre du théâtre.
D'abord réservé à Noël pour un public familial la pantomime anglaise devient un spectacle
destiné à un public populaire, incluant des chants, de la danse, des sketches comiques, du
slapstick ou harlequinade, et des shows érotiques. On y retrouve les personnages de la
commedia dont les noms ont été changés. Le personnage d'Harlequin prend par exemple le
nom de « Lun » pour « lunatique ».
Le spectacle comportait un mélodrame régi par des conventions : la distribution comportait
souvent un jeune homme naïf et sans défense (fréquemment joué par une jeune fille), une
femme plus âgée (jouée par un homme), un méchant qui vient par la gauche (le côté du mal), et
une bonne fée qui vient par la droite, un animal, souvent un cheval joué par deux hommes, l'un
debout, l'autre derrière. Les exclamations du public étaient très sollicitées notamment quand le
méchant arrivait sans que le jeune homme ne le voie. L'humour reposait sur le comique visuel
mais aussi sur les situations de quiproquo, sur les double-sens osés. Ces représentations
incluaient ou étaient presque toujours suivies par une arlequinade.
Les migrants anglais emporteront aux Etats-Unis cette culture de la pantomime qui fournira les
bases du vaudeville américain.
Hal Roach
1892 - 1992
Après une jeunesse aventureuse, Hal Roach arrive à Hollywood en 1912. Dès 1915 il
fonde un studio de cinéma et réalise des films avec son ami Harold Lloyd qui a fait un court
passage dans la Keystone de Mack Sennett.
Dans son studio il tournera entre autres avec Harry Langdon, Laurel et Hardy, pour les
plus connus. En 1931, avec la sortie de « Pardon US » de Laurel et Hardy, Hal Roach entame
la production régulière de longs-métrages, puis abandonnent peu à peu le format du courtmétrage, devenu trop peu rentable à partir de 1936.
A partir des années 1940, il tourne aussi pour la télévision, des films qui encouragent
l'engagement dans la deuxième guerre mondiale (parmi ses acteurs : un certain Ronald
Reagan). En 1955, il passe la main à son fils, Hal Roach junior, et ne travaillera plus que
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comme consultant.
Ben Turpin
1869 – 1940
Acteur de cinéma muet célèbre pour son strabisme
très prononcé et sa moustache très fournie. Il a commencé
sa carrière dans le vaudeville, la variété burlesque et le
cirque. Il pensait que son succès comique tenait
essentiellement à son strabisme. La légende dit qu'il avait
pris une grosse assurance (25000 dollars) sur ce strabisme !
Son art comique était très physique. Il excellait dans la mise
en scène des chutes et dégringolades spectaculaires.
En 1907 il apparaît dans un film de la Essanay company. En 1909 il reçoit dans Mr Flip
ce qu'on pense être la première tarte à la crème de l'histoire du cinéma. A partir de 1912 il est
une personnalité, fréquemment interviewée et écrit des articles pour les magazines de fans.
Quand Charlie Chaplin rejoint la Essanay company, le studio fait de Turpin sa
« seconde banane » . Mais les méthodes minutieuses et intuitives de Chaplin ne convenaient
pas à l'impatient Ben qui préférait le slapstick primitif. Après le départ de Chaplin pour Chicago,
les studios Essanay périclitent et Turpin rejoint la Vogue comedy company, puis en 1917 la
Keystone de Sennett où il se sent dans son élément. Les scénaristes emploient Turpin dans
des rôles très divers et lui demandent d'interpréter des personnages types pour multiplier les
effets comiques. Il parodie souvent des acteurs connus ou des célébrités et devient l'un des
acteurs les plus populaires du cinéma comique.
Il choisit de se retirer en 1929, avec l'avènement du cinéma parlant, mais apparaît
encore dans quelques films de manière ponctuelle.
Il reste une personnalité importante et reconnue du cinéma : c'est en 1940, l'année de sa
mort, qu'il interprète son dernier rôle avec Laurel et Hardy dans « Saps at Sea ». Il est payé
1000 dollars pour recevoir un coup dans la figure et pour 16 mots de dialogue.
Vaudeville
Genre théâtral de variété en vogue au Canada et aux Etats-Unis du début des années 1880 au
début des années 1930. C'était le divertissement le plus populaire aux Etats-Unis : « the heart
of American show business » et qui a constitué le creuset d'une première culture de masse
américaine. Le vaudeville américain n'a rien à voir avec le vaudeville français.
Le spectacle était composé de plusieurs numéros de variété (musique, danse, jeu théâtral,
animaux dressés, magiciens, acrobates, jongleurs, courtes scènes de théâtre en un acte,
pantomime, athlètes, puis, plus tardivement, des films).
Issu de la tradition des ménestrels, des démonstrations foraines, des concerts de saloon, et du
burlesque littéraire, les spectacles à l'origine peu compatibles avec les bonnes mœurs avaient
lieu dans des théâtres et avaient pris le nom de « vaudeville » au lieu de « variety » pour attirer
le public de la classe moyenne en train de se constituer. La forme s'est peu à peu raffinée pour
devenir le « polite Vaudeville » un vaudeville « clean », montrable aux familles et où l'alcool
était prohibé.
La « variety » avait formé dans la deuxième partie du 19e siècle :
Les entrepreneurs ayant vite compris le parti qu'il pouvait tirer du cinématographe, en terme de
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divertissement, ils ont intégré le cinéma dans leur spectacle dès 1896, avant de s'associer à
des sociétés comme la Paramount.
Le vaudeville ne s'est pas terminé brutalement, il a été peu à peu remplacé par le cinéma,
moins coûteux et très attractif pour les artistes attirés par de meilleures conditions de travail.
Buster Keaton, les Marx Brothers, W. C. Fields, entre autres, étaient des artistes du
vaudeville.
A la fin des années 1920, il n'y avait pas un spectacle de vaudeville qui ne propose une séance
de cinéma. La chute du vaudeville s'est achevée avec l’avènement du cinéma parlant qui ne
nécessitait plus d'accompagnement, ni musical, ni bonimenteur. La crise de 1929 a constitué un
facteur aggravant, le cinéma étant un loisir moins coûteux qu'un spectacle de variété.
On considère que la conversion en cinéma en 1932 du New York City's Palace Theater,
jusqu'alors haut lieu du vaudeville, a sonné le glas de ce spectacle populaire.
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Laurel et Hardy
On ne présente pas Laurel et Hardy ; c’est sans aucun doute le couple le plus
célèbre et peut être le seul véritable couple comique de l’Histoire du cinéma.
Leur carrière commence d’abord individuellement.
Laurel, de son vrai nom Arthur Stanley Jefferson est né en
1890 à Ulverston
(Grande Bretagne). Il fait ses débuts, à 18
ans, dans la troupe de music hall de Fred Karno où il côtoie
Charlie Chaplin.
En tournée aux Etats Unis il se fait remarquer et tourne son
premier film en 1917.
Il commence sa carrière comme gagman et acteur avec Larry
Semon puis avec Hal Roach et Joe Rock. A partir de 1925 il
travaille essentiellement avec Hal Roach comme acteur mais
surtout comme metteur en scène et scénariste.
C’est pendant cette collaboration qu’en 1926 il rencontre Oliver Hardy.
Oliver Hardy est né à Madison en Géorgie en 1895. Il fait des
études musicales (mais aussi du droit !), ouvre un cinéma et
décide de devenir acteur après avoir vu un film comique.
A partir de 1917 Il travaille comme figurant et acteur de
seconds rôles pour différentes productions. Il acquiert une
certaine notoriété dans des rôles de méchants puis se
spécialise dans le comique. Il est engagé par Hal Roach en
1926.
Leur collaboration commence dans Slipping Wives mais il ne
s’agit en fait que d’un film de Stan Laurel dans lequel apparaît
un obscur figurant du nom de Oliver Hardy.
Leur première véritable association a lieu cinq films plus tard et mettra du temps à
se mettre en place.
Le couple définitif est le résultat d’une longue et mystérieuse alchimie au cours de
laquelle va se dessiner la figure de chacun des personnages.
Laurel et Hardy se caractérisent à l’évidence par leurs corps si différents mais ils
se distinguent aussi par la nature même de leurs deux personnages aux rôles
bien définis.
Laurel est, dans tous les films, un être lunaire ou enfantin toujours décalé par
rapport au réel et apparemment dominé par son partenaire.
Hardy représente souvent la figure souvent grotesque de l’autorité, il est en
constante recherche de reconnaissance sociale.
33
Création d’une esthétique avec Hal Roach
et Léo Mac Carey
On ne comprend pas la réussite du couple si l’on ne prend pas en compte le rôle très important
de deux hommes : Hal Roach et Leo Mac Carey.
1. Hal Roach, le producteur, qui développe dans ses films un style
totalement différent du style Sennett et dont Laurel et Hardy seront les
meilleurs représentants.
Pour le présenter laissons la parole à Jean-Pierre Coursodon dans cet extrait
de « Keaton et compagnie, les burlesques américains du muet », excellent livre
paru chez Seghers en 1964 et malheureusement aujourd’hui épuisé.
« Se rendant compte que Sennett était imbattable sur son propre terrain,
Roach eut l’intelligence de ne pas l’y suivre et de chercher le succès dans un
renouvellement du rythme et du style de la comédie burlesque. Il élimina peu à peu les
poursuites frénétiques, les changements de décors constants, le mouvement échevelé
dont Sennett avait imposé la pratique et les remplaça par une cadence nouvelle jouant
sur la lenteur et l’exploitation méthodique de toutes les possibilités fournies par une
situation initiale très simple développée souvent dans un décor unique, avec un nombre
de personnages limité.
Des personnalités très douées comme le metteur en scène Clyde Bruckman, Stan Laurel
lui-même et surtout Léo Mc Carey (qui signent alternativement les sujets, la mise en
scène ou la supervision d’un très grand nombre de film Hal Roach à partir de 1925)
collaborèrent à la mise au point de cette formule qui allait donner naissance à quelquesuns des chefs d‘œuvres du genre et en particulier, au premiers « Laurel et Hardy ».
Dans ces films, le rythme très rapide et l’invention « à jet continu » du style Sennett sont
remplacés par une distribution calculée de gags entrecoupés de temps de pause
pendant lesquels, pour ainsi dire, les batteries comiques se rechargent.
A une construction en ligne droite, Roach substitue une progression circulaire ou en
dents de scie avec retours périodiques au point de départ. Un film de Sennett se déroule
tout en temps forts, Roach alterne temps forts et temps faibles selon un pattern très
mathématique, régi par un timing rigoureux. »
-­‐
2. Léo Mac Carey, le génial réalisateur à qui on devra plus tard
des films comme Elle et lui, l’Extravagant monsieur Ruggles , La Soupe au
canard et Cette sacrée vérité ), supervise les premiers courts et apporte
indéniablement sa marque à ces films. Voici ce qu’il déclare à ce propos :
« Cette « supervision »,[…], était à l'époque la fonction du responsable
de pratiquement tout dans le film : écrire l'histoire, la découper, réunir
les gags, tout coordonner, visionner les rushes, s’occuper du montage,
de l'envoi des copies, du second montage quand les réactions à la
« preview » n'avaient pas été assez bonnes, et même, de temps en temps, tourner une
seconde fois les scènes… La fonction du superviseur comportait quasi toutes les
responsabilités » Léo Mac Carey.
34
Avec Roach et Mac carey, Laurel et Hardy vont créer un univers à partir de certaines
constantes dans leurs attitudes et leurs comportements dont on peut repérer les
caractéristiques essentielles :
-
lenteur de l’action
logique implacable des gags
répétitions
unité de lieu
homogénéité de la mise en scène
cruauté des rapports humains
horreur hyperbolique des situations de la vie quotidienne
violence des fureurs destructives.
Les metteurs en scène se succèdent dans leurs nombreux films mais les deux personnages
restent toujours fidèles à leur image.
Des éléments récurrents imposent une cohérence à travers la diversité des situations :
costumes identiques (les chapeaux melons, les complets noirs) et trouvailles visuelles
caractéristiques comme les slow-burn ( littéralement : combustion lente) qui consiste à ralentir
considérablement l’action ou le double take and fade away qui peut se décrire ainsi : regard
rapide et neutre à un quelconque objet ou événement, retour du visage en position de départ,
temps mort, puis réaction tardive de compréhension et de nouveau regard accentué à l’objet
initial avec cette fois une moue expressive (voir aussi les violences lentes et différées dans les
différents affrontements).
Hardy inventera, par exemple, le tie-twiddle (il se dandine en roulant et
déroulant sa cravate quand il est dans l’embarras) et fera grand usage des
regards caméra pour traduire son étonnement ou sa
colère.
Laurel utilisera les pleurs enfantins et cette façon
particulière de se gratter le crâne.
Et tous deux inventeront le fameux mouvement de
menton qui ponctue une victoire (parfois très éphémère) sur leurs
adversaires.
« Laurel et Hardy seront avant tout des adeptes de la lenteur : lenteur de compréhension,
lenteur d’évolution des situations, lenteur des mûrissements des gags qui nécessite bien
sûr un pourquoi ; leur comique n’atteindra sa plénitude que (…) lorsque les deux amis et
leurs réalisateurs auront compris cette nécessité de l’appesantissement. » (Lecourbe)
35
Le programme de courts métrages
proposés en ciné-concert
Le programme est composé de 4 courts métrages muets de 20 minutes tournés en 1928 et
1929.
La collaboration avec Hal Roach a débuté en 1927, année au cours de laquelle ils tournent 14
courts. Ils en tourneront 10 en 1928 et 13 en 1929.
L’année 1929 sera celle du passage au parlant (les 4 derniers films de l’année seront parlants).
Le duo produira encore des courts métrages jusqu’en 1935 (8 en1930, 6 en 1931, 6 en 1932, 6
en 1933, 4 en 1934, 3 en 1935).
De 1931 à 1951 ils tourneront 24 longs métrages.
En France on connait mieux la période parlante, en particulier par les longs métrages parfois
diffusés à la télévision mais on peut affirmer sans risque que les meilleures réalisations du duo
sont les courts métrages et plus particulièrement les derniers muets.
C’est de cette période extrêmement féconde que sont issus les films de notre programme.
Le couple a atteint une maturité certaine et tourne là ses derniers films muets.
C’est donc avec les moyens d’un burlesque visuel (essence même du genre) que Laurel et
Hardy travaillent ici.
Le programme donne un aperçu intéressant de l’art de Laurel et Hardy tant dans leur esthétique
que dans leur thématiques (évidemment liées).
Nous les présentons ici non dans l’ordre chronologique de leur réalisation (le premier étant le
plus récent) mais dans l’ordre prévu de la projection.
Cet ordre n’est pas anodin puisqu’on peut y voir une progression de l’expression comique du
duo (dans les thèmes).
-
Le premier ( That’s my Wife) présente le couple (à tous les sens du terme)
confronté à un problème domestique et conjugal qui prend toute sa
signification dans un étrange corps à corps.
-
Le deuxième ( You’re Darn Tootin’) peut s’interpréter comme une
représentation burlesque de la dialectique hégélienne du maître et de
l’esclave (avec conflit dialectique, prise de conscience du dominé et
réconciliation synthétique).
-
Le troisième (Early to Bed) voit le duo confronté à la violence institutionnelle
et sociale qu’ils subvertissent dans une scène finale sauvage et mesurée.
-
Dans le quatrième (The Finishing Touch), l’involontaire fureur destructrice
du couple s’oppose aux forces rugueuses des lois du monde physique et
policé.
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Présentation des quatre films
That’s my Wife ( C’est ma femme)
1928 Deux bobines
Production Hal Roach
Réalisateur LLoyd French
Scénario et supervision Léo Mac Carey
Interprétation : Charlie Hall, Harry Bernard, Jimmy Aubrey, Dorothie Christie
Le duo Laurel et Hardy se pose ici un problème de couple !...et d’identité sexuelle.
On assiste dans un premier temps à la destruction par implosion d’un couple normal et légitime,
celui de Madame et Monsieur Hardy ; nous découvrons rapidement la cause terriblement
efficiente de cette rupture : Laurel confortablement installé dans le sofa conjugal. « C’est lui ou
moi » déclare en substance madame Hardy par carton interposé (film muet oblige) mais sa
valise est déjà prête car poser la question c’est déjà y répondre : on ne sépare pas Laurel et
Hardy. L’impossible ménage à trois est donc condamné et Hardy va poursuivre sa vie de
couple avec Laurel.
Le malheur c’est qu’il a besoin d’une femme pour hériter d’un oncle richissime. Pour donner le
change, Laurel devra donc jouer le rôle de l’épouse et se travestir. Ce qu’il fait quasi
spontanément en acceptant l’implacable mais douloureuse (il pleure) logique de leur nouveau
couple. L’oncle les invite dans une boite de nuit, lieu social de l’apparence et de la rencontre où
Laurel expérimente son nouveau statut : il devient un objet de désir et de convoitise sexuelle
(bien avant Tony Curtis dans Certains l’aiment chaud).
Nécessairement, Hardy se doit d’agir comme un mari, c’est-à-dire, en l’occurrence, comme un
mâle (« propriétaire » par contrat de mariage) devant repousser un rival dangereux (son oncle
le somme de se comporter virilement).
De plus un malheureux et malicieux hasard fait qu’un collier, objet féminin par excellence,
échoue dans la robe très féminine de Laurel. Ce qui va amener Hardy à persévérer, du moins
en apparence, dans son attitude virile face à l’objet de désir qu’est devenu Laurel.
S’ensuit une série de scènes de corps à corps très ambigües et très équivoques dans
lesquelles l’étrange couple est plusieurs fois surpris par le regard des clients du dancing dans
des positions à connotations sexuelles (d’autant plus que le couple se cache pour permettre à
Hardy de farfouiller dans la robe de Laurel à l’abri des regards).
Ce film très drôle peut être soumis à plusieurs interprétations et, pourquoi pas, initier une
réflexion (forcément burlesque ) sur l’identité sexuelle et la nature du couple.
Early to Bed ( Harry hérite de son oncle)
1928 Deux bobines
Produit par Hal Roach-MGM
Réalisateur : Emmet Flynn
Photographie : George Steven
Supervisé par Léo Mac Carey
Le court métrage est construit à partir de l’opposition unique et directe des deux personnages.
Laurel et Hardy sont les seuls protagonistes humains de ce film (un troisième « personnage »,
un chien nommé Buster joue toutefois un rôle non négligeable sans pour autant être central).
Dès le début Hardy hérite d’une fortune qui lui apporte la chose qu’il recherche le plus dans
l’ensemble de ses films : une reconnaissance sociale. De cette reconnaissance, nous n’en
verrons que les signes extérieurs (de richesse) puisque la quasi-totalité du film se déroule dans
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un huis clos : la luxueuse demeure de maître de Hardy.
L’argent fait donc de Hardy un véritable dominant et Laurel se trouve plus que jamais dans la
position du dominé puisque Hardy l’engage comme domestique.
On observe donc ici une situation décrite par Hegel dans sa célèbre dialectique du maître et de
l’esclave, autrement nommée lutte pour la reconnaissance. Hegel fait du conflit entre deux
positions ou deux thèses (l’affirmation et la négation) le fondement de sa dialectique et c’est
bien de conflit dont il est question dans ce film.
Dans un premier temps Hardy profite de son statut pour dominer de façon enfantine et sadique
( comme seuls les enfants peuvent l’être) son domestique. Jusqu’au moment où Laurel prend
conscience de sa force et s’engage dans un affrontement qu’il initie par la destruction des
objets luxueux de son maître.
Le conflit pourrait aller très loin dans la violence physique comme en témoigne le début de
panique de Hardy, s’il n’y avait, au final, le dépassement synthétique d’une réconciliation
amicale.
Cette scène scelle définitivement la pérennité du couple : à partir de ce film de 1928, rien ne
pourra plus séparer le duo.
You’re Darn Tootin’ (Ton cor est à toi )
1928 Deux bobines
Producteur : Hal Roach ppour MGM
Réalisateur : Edgar L. Kennedy
Supervisé par Léo Mac Carey
Images : Floyd Jackman
Avec Charlie Hall, Sam Lufkin
Le couple, maintenant et définitivement solidaire (les deux ne font qu’un comme le suggère le
dernier plan du film), se trouve confronté à la violence d’une société dont il ne comprend pas les
règles.
Les deux amis vont être exclus des différents groupes sociaux auxquels ils essaient de
s’intégrer. Tout d’abord d’un orchestre, groupe social très codifié, avec chef autoritaire et
uniformes, puis d’une pension de famille.
Réduits au statut de mendiants, dans la nécessité de jouer de la musique dans la rue, ils vont
déclencher par leur violence subversive une gigantesque bagarre systématisée par leur propre
logique (elle débute par des coups de pied dans les tibias et se termine par une succession
d’arrachages de pantalon !).
Ce film, comme son suivant dans le programme, propose une vision profondément anarchiste
souvent repérée dans le cinéma burlesque de l’époque.
The Finishing Touch (Laurel et Hardy constructeurs)
1928 Deux bobines
Producteur : Hal Roach pour MGM
Réalisateur : Clyde Bruckman
Supervisé par Léo Mac Carrey
Images : Georges Stevens
Avec Edgar Kennedy (le policier), Dorothy Corburn (l’infirmière), Sam Lufkin ( le propriétaire),
les deux compères apparemment intégrés dans le monde du travail (ils construisent des
maisons) vont ici se voir confrontés à différentes figures de la loi.
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D’une part la loi des hommes, symbolisée par un policier qui représente l’ordre et la légalité, et
par une infirmière qui édicte des règles précises de vie sociale.
D’autres part les lois de la nature, plus précisément de la physique, qui déterminent les
conditions de construction (ou de destruction) d’un édifice architectural.
Tout au long du film Laurel et Hardy transgressent ces lois, souvent à leur détriment, et
entrainent tous les protagonistes dans leur logique destructive. Et c’est en cela que le film est
lui aussi authentiquement anarchiste.
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BIBLIOGRAPHIE
I Le rire
. ARISTOTE, Poétique
. C. BAUDELAIRE, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », in
Curiosités esthétiques.
. MOLIERE, L'Impromptu de Versailles, Critique de L'Ecole des Femmes.
. N. BOILEAU, Art poétique.
. V. HUGO, Préface de Cromwell.
. H. BERGSON, Le Rire (Essai sur la signification du rire).
. C. MAURON, Psychocritique du genre comique.
II Le carnaval
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Renaissance, trad. par A. Robel, Paris, Gallimard, 1970.
. Caro J. BAROJA, Le Carnaval, trad. par S. Sésé-Léger, Paris : Gallimard, 1979.
. Claude GAIGNEBET et Marie-Claude FLORENTIN, Le Carnaval : essai de mythologie populaire, Paris,
Payot, 1974.
. Jacques HEERS, Fêtes des fous et Carnavals, Paris, Fayard, 1983.
. Jacques LE GOFF et Jean-Claude SCHMIDT, éds., Le charivari (Table ronde, 1977), Paris, CNRS, 1981.
III Le burlesque au cinéma
. A. AYFRE, Conversion aux images, Paris, 1964
. « Burlesque » par Peter KRAL, in Dictionnaire du cinéma sous la direction de Jean-Loup Passek,
Larousse, 1986
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