La décentralisation vue par des universitaires.

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La décentralisation vue par des universitaires.
François Wellhoff
Conseil Général des
Ponts et Chaussées
5ème section
décembre 2002
LA DECENTRALISATION
vue par des universitaires
Les travaux universitaires sur la décentralisation sont pour l'essentiel de quatre ordres :
- une analyse comparative des principaux pays européens : l'absence d'un modèle européen de
décentralisation se déduit de la diversité des chemins qui ont conduit à la constitution des
Etats modernes, de l'Etat nation à la française aux fédérations de régions,
- une mise en perspective des mouvements de centralisation et de décentralisation en France
depuis l'ancien régime, leurs prolongements durant la période de la cinquième République
bénéficiant d'une attention particulière,
- une description des systèmes de décision que génère, ou qu'exige, une compétence partagée
entre des pouvoirs de niveaux territoriaux divers, conséquence de l’émergence de
l’agglomération comme niveau territorial à part entière,
- un regard sur le désengagement de l'Etat central en France, son rôle et ses moyens, les
difficultés de son recentrage sur ses vocations stratégiques face au renforcement des
gouvernements régionaux.
L’absence de modèle européen
Après examen des réalités institutionnelles locales dans différents Etats européens, Hughes
PORTELLI (directeur scientifique de l’Institut de la Décentralisation, professeur à l’université de
Paris II) 1 constate l’importance croissante du niveau régional. Il montre toutefois qu’il n’existe pas
de « modèle » d’Etat fédéral, régional ou unitaire, mais des traditions politico-admistratives
différentes qui obligent les Etats à appréhender de manière propre la modification des rapports
« centre-périphérie » sous l’effet de l’aspiration des territoires à plus de diversité plus que de la
construction communautaire.
L’Italie, dès 1948, a crée des régions fortement autonomes destinées aux minorités linguistiques et
aux îles. A partir de 1970, les régions couvrent l ‘ensemble du territoire et le statut des régions
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spécifiques s’est progressivement banalisé. Le Sénat a récemment voté un projet de révision
constitutionnelle permettant le transfert aux régions de nouvelles compétences.
En Espagne la pression sécessionniste des minorités basque et catalane a imposé, à la fin du
franquisme, la création de « communautés historiques » aux larges compétences. Puis des
« communautés autonomes » ont couvert l’ensemble du territoire avec un régime progressivement
harmonisé.
En Belgique, le développement du mouvement identitaire flamand a brisé dès 1970 l’Etat unitaire mis
en place en 1832. En deux décennies, la Belgique est passée d’une structure centralisée inspirée du
modèle français à un système fédéral culturel et économique où l’Etat s’est effacé devant trois
partenaires : la Flandre, la Wallonie et Bruxelles.
L’Allemagne est dotée d’un régime fédéral, à l’Ouest dès la fin de la seconde guerre mondiale, sur
l’ensemble de son territoire depuis la chute du mur de Berlin. Contrairement à la Belgique, l’Etat
fédéral y exerce une tutelle sur l’échelon régional, comme ce dernier sur les structures infrarégionales.
En Grande-Bretagne les « autorités locales » disposaient depuis le XIXe siècle de pouvoirs étendus.
Gerhard BANNER (professeur en Allemagne) 2 souligne une certaine convergence entre le Royaume
Uni et l’Europe continentale due aux actions centralisatrices de Madame Thatcher à partir de 1979.
Le Parlement a alors voté près de deux cents lois restreignant le champ d’action des collectivités
locales. A contrario, le gouvernement travailliste a engagé un programme de dévolution évolutive
des pouvoirs (y compris législatifs) en faveur de l’Ecosse, du Pays de Galles et de l’Irlande.
Aucun traité européen n’intègre dans ses objectifs la modification des structures infra-étatiques, alors
que la construction européenne s’appuie sur le principe de subsidiarité, selon lequel la responsabilité
d’une tâche incombe au plus bas niveau de décision compétent pour l’entreprendre. Ainsi l’article G
du traité de Maastricht limite les interventions européennes aux actions dont « les objectifs ne
peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres…et mieux réalisés au niveau
communautaire ».
En France une décentralisation par rebroussements
Jean VAVASSEUR-DESPERRIER (professeur à l’université de Lille-III) 3 a étudié les différentes
étapes du mouvement de centralisation-décentralisation de l’Etat français.
L’Etat royal s’est imposé depuis la fin du Moyen Age aux féodalités, suivant une théorie selon
laquelle le roi est « empereur en son royaume ». Les fonctions de l’Etat royal consistaient surtout à
maintenir l’ordre intérieur et à organiser l’activité guerrière afin d’étendre ou conserver son territoire.
La Révolution a unifié juridiquement la société. L’Etat devint une émanation de la « nation » et a
accentué sa toute puissance en abolissant tout intermédiaire entre lui et les citoyens. L’administration
de l’Etat royal a été remplacée sur le territoire national par des administrateurs et des juges élus
chargés d’appliquer les lois votées par l’Assemblée nationale : Il y eut bien décentralisation et la
journée du 14 juillet 1990 s’intitula « fête de la Fédération ». Puis les dysfonctionnements nés de la
généralisation du système électif entraînèrent la mise en place, sous le régime napoléonien, d’une
organisation ultra centralisée s’appuyant sur les pouvoirs déconcentrés de l’Etat.
L’Etat du XIXe siècle s’est démocratisé et a prolongé la perspective révolutionnaire : affirmation de
la nation, séparation de l’Eglise et de l’Etat, libéralisme économique et affermissement d’une fonction
publique. Seules les communes, à l’exception de Paris, ont retrouvé une certaine autonomie.
3
A la fin du XIXe siècle, l’Etat libéral s’est engagé dans la voie du « solidarisme » en élargissant son
rôle face aux questions sociales, à la naissance de l’ « hygiénisme », à la nécessité d’une élévation
généralisée du niveau de l’instruction…
La période du « court » XXe siècle (1914-années 80) semble celle de l’apogée de l’Etat : l’ « Etat
providence » renforce son rôle social tandis que l’ « Etat producteur » achève l’unification du
marché national.
Pour Daniel BEHAR et Philippe ESTEBE (directeurs d’études à ACADIE, enseignants à l’université
de Paris-Val-de-Marne et Toulouse-le Mirail) 4, l’Etat depuis les années 70 a perdu le sens de son
action, n’étant plus soutenu par une idéologie. Il ne peut avoir de projet pour son territoire dès lors
que le territoire national ne constitue plus un espace d’échelle pertinente de représentation (
internationalisation de fonctions urbaines, ruptures locales entre secteurs favorisés et zones
défavorisées). Dès lors l’inflation procédurale et la délégation du projet aux collectivités territoriales
composent la seule réponse pragmatique.
Pourtant la Cinquième République a repris et mené à leur terme les traditions centralisatrices
françaises. Elle s’est caractérisée à ses débuts par la fusion entre la haute administration et le
personnel politique. L’administration, compétente et moderniste, prenait une revanche historique sur
un personnel politique traditionnellement considéré comme provincial et clientéliste. Après une
période très productive caractérisée par une recherche de division spatiale du travail à l’échelle du
territoire national, la victoire du non au référendum de 1969 sanctionne l’échec du projet gaullien et
reflète la transformation des élites locales avec l’apparition du député-maire de grande ville qui n’a
plus besoin du préfet.
Au cours des années 70 le projet territorial de l’Etat se rétrécie progressivement aux territoires en
crise (reconversion industrielle, déclin rural) et aux quartiers en difficulté.
Les lois de décentralisation de 1982 et 1983 referment la parenthèse gaullienne sans entraîner de
retour à l’ancienne formule du « jacobinisme apprivoisé ». Revendiquant leur autonomie financière,
les pouvoirs locaux sont investis (ou se saisissent) d’une capacité autonome d’élaboration et de mise
en œuvre de politiques publiques. Bien que la loi de décentralisation ait prévu le transfert de blocs de
compétences précis à chaque niveau de collectivités territoriales, celles-ci imposent une pratique
inspirée du principe de compétence générale résumé par Pierre MULLER 5 : « Quelle que soit sa
compétence réglementaire, une collectivité territoriale se saisira d’un problème à partir du moment
où il émerge sur son agenda politique ». Cet échec de la répartition des compétences par bloc doit
également être imputé à l’Etat qui a parfois proposé aux collectivités territoriales de participer
financièrement à des actions relevant de sa compétence exclusive. Le préfet exerçant une fonction
« d’arrangement vertical » entre le centre et la périphérie, détient désormais un rôle « d’ajustement
horizontal » entre les multiples intervenants locaux (R.EPSTEIN).
L’émergence d’une gouvernance territoriale
La décision et la mise en œuvre de politiques locales impliquent la participation d’un nombre
croissant d’acteurs : différents niveaux de collectivités territoriales, communauté d’agglomération ou
de communes, Etat et fréquemment Union européenne, représentants de la vie « civile » socioéconomique et culturelle… La gouvernance désigne une forme de pouvoir partagé entre ces
multiples partenaires qui doivent agir en commun.
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Alors que la notion de gouvernement suppose une certaine unité d’un centre de pouvoir, le terme de
gouvernance reflète un pouvoir distribué, pratiquant le plus souvent la contractualisation et les
financements croisés.
Pour Christel ALVERGNE et François TAULELLE (enseignants à l’université de Bordeaux III et
de Toulouse-Le Mirail) 6, l’Etat qui a été pour la France « la colonne vertébrale de la nation »
(F.Lerin), est l’objet d’une contestation générale et notamment dans sa compétence propre en
matière d’aménagement du territoire. La contestation ne correspond plus seulement à une remise en
cause libérale de son action mais plutôt à la forme unitaire et centralisée de cette action. La
décentralisation, processus parallèle et complémentaire à la construction européenne, en attribuant
plus de pouvoirs aux collectivités territoriales, a consacré le passage d’une suprématie de l’Etat à la
gouvernance territoriale.
Appelant de ses vœux la mise en place de gouvernements urbains, Jacques LEVY (enseignant à
Sciences-po et à l’université de Reims) 7 rappelle l’exigence d’une vie politique de plein exercice à
l’échelle des agglomérations. L’absence de débat explicite sur les projets, de lisibilité des pouvoirs et
de publicité sur l’affectation des biens publics empêche la réalisation de la transparence, qui, avec
l’état de droit, constitue justement la république. La justice, comme recherche d’une égalité de
traitement de toutes les composantes de la société, suppose de progresser dans l’analyse du couple
différence-inégalité (discrimination positive).
Une gouvernance, atténuant les limites de tout projet territorial, incluant des territoires éphémères et
des espaces non territoriaux, reposant sur un dialogue ouvert entre sociétés urbaines capables de
définir par elles-mêmes un projet propre, est la condition de mise en œuvre d’une « métropolisation
partagée » en réponse au modèle périurbain.
Pourtant la gouvernance est parfois critiquée comme modèle de décision démocratique, souple et
réactif : Au lieu d’être un facteur d’adaptation au « terrain », R.BALME, A.FAURE et
A.MABILEAU (enseignants à Sciences-po) 8 montrent que ce système de décision produit du
« désordre établi ». En réponse, le Rapport MAUROY 9 préconise la mise en œuvre de trois
principes : autonomie fiscale, responsabilisation de l’élu vis à vis de l’électeur et régulation par l’Etat
sous forme de péréquation.
Le rôle résiduel de l’Etat
L’Etat « régalien » est ébranlé : le transfert partiel à l’Union européenne de la Diplomatie, de la
Défense et de la Justice n’est plus tabou, celui de la monnaie est effectif. La police est parfois
municipale, la fiscalité locale moins encadrée.
Pour Jean VAVASSEUR-DESPERRIER, l’Etat « producteur » a renoncé à ses instruments.
Colbertiste, il s’était fait entrepreneur dès 1936, poursuivant dans cette voie en 1945 et en 1981. A
contrario, l’Etat s’est séparé, parallèlement à la mise en œuvre de la décentralisation, de la plupart
de ses outils d’intervention économique (entreprises publiques, contrôle des prix, émission de
monnaie…). Il renonce à son rôle de régulation d’un marché qui se mondialise, mais reste garant, vis
à vis de l’Europe, du niveau des dépenses publiques.
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L’Etat « providence » assure encore la solidarité mais en transfert progressivement l’exercice aux
collectivités territoriales. A partir des lois de 1928 et 1930 sur les obligations d’assurance sociale,
l’Etat s’est fait avec succès protecteur et conciliateur, même si la plupart des mécanismes liés à ces
fonctions exigent aujourd’hui de lourdes réformes. Par ailleurs, son rôle social s’est étendu dans les
domaines de l’éducation, de la santé ou de la culture. L’Etat se défausse de certaines de ces
compétences sur les collectivités locales même si la demande de protection des citoyens par l’Etat
continue à s’affirmer (garantie contre les risques de catastrophes naturelles, lutte contre l’insécurité,
application du principe de précaution…).
Ainsi l’Etat se vide en raison des concurrences qu’il impulse ou subit, par le haut (l’Europe) et par le
bas (les collectivités locales). Son rôle diminue dans l’action publique alors qu’il y occupe toujours
une place prépondérante : deux fois plus de fonctionnaires d’Etat que territoriaux, un budget national
égal au double de celui de l’ensemble des collectivités territoriales (Y.MADIOT, 1998). Acteur de
poids, sa réactivité et ses marges de manœuvre se restreignent.
Parmi ses fonctions régaliennes, l’Etat conserve le contrôle de légalité, même si Gerhard BANNER
estime qu’il délaisse son application : les objections officielles formulées ex post sont devenues aussi
rares que les recommandations écrites préalables. Ses nouvelles relations avec les collectivités
locales ont un caractère moins hiérarchique et prennent davantage la forme d’un partenariat. Après
avoir remplit la fonction de « rameur » il doit maintenant faire office de « pilote ». A cette fin la
définition et la mise à jour de paramètres appropriés à l’action locale deviennent des tâches
stratégiques pour un Etat décentralisé.
En 1992 Michel CROZIER 10 écrivait : « Si l’Etat central ne change pas, la décentralisation perd
l’essentiel de sa vertu ». De nombreuses commissions présidées par de hauts fonctionnaires et
auditionnant des universitaires ont donné lieu à des rapports : en 1986 BELIN et GISSEROT, en
1993-1995 VALLEMONT, en 1994 PICQ… Leurs recommandations préconisent toutes de
repositionner l’Etat dans une fonction de stratège-évaluateur et d’arbitre-péréquateur.
Pourtant Hugues PORTELLI estime que l’Etat ne vise encore qu’une amélioration du statu quo
administratif dans un mélange de « déconcentralisation » et que seule une réforme constitutionnelle
peut fonder et garantir l’Etat décentralisé.
Pour Daniel BEHAR et Philippe ESTEBE, la décentralisation exige des services déconcentrés de
l’Etat un exercice doublement impossible : concurrencer les collectivités locales sur le terrain de
l’énonciation politique et critiquer l’application aveugle des politiques nationales sectorielles. L’Etat
s’est alors engagé dans la production d’une boite à outils diversifiés destinés aux collectivités locales,
désormais productrices de politiques publiques.
Il doit encore s’impliquer dans l’intercession territoriale qui met en perspective les différentes échelles
et tente de tenir la continuité entre développement et solidarité.
Enfin il reste à l’Etat la fonction d’énonciation de mythes mobilisateurs tels que mixité urbaine,
maîtrise de l’étalement urbain ou développement durable...
6
Notes bibliographiques
1-« Etat, organisation territoriale :de la réforme aux évolutions constitutionnelles » par Hugues
PORTELLI, Les cahiers de l’Institut de la Décentralisation, juin 2001. 48p. – IA 43242
2-« La gouvernance communautaire et les nouvelles relations entre l’Etat et les collectivités locales »
par Gerhard BANNER, Revue internationale des sciences sociales, UNESCO, juin 2002.
3-« Les métamorphoses de l’Etat, de la monarchie à la république » par Jean VAVASSEURDESPERRIER, Sciences Humaines no 133, décembre 2002 - CDU
4-« L’Etat peut-il avoir un projet pour le territoire ? » par Daniel BEHAR et Philippe ESTEBE, Les
Annales de la Recherche Urbaine no 82, mars 1999 - CDU
5-« L’administration française est-elle en crise ? » par Pierre MULLER, Paris : l’Harmattan, 1992,
288p. Actes du colloque "Le modèle français d'administration est-il en crise ?" organisé par
l'Association française de science politique les 7 et 8 février 1991 – CDU 27138
6-« Du local à l’Europe. Les nouvelles politiques d’aménagement du territoire » par Christel
ALVERGNE et François TAULELLE, Paris : Presses Universitaires de France, janvier 2002,
304p. – CDU 55227
7-« Improbable gouvernement urbain » par Jacques LEVY, In : "La décentralisation en France",
Paris : la Découverte, 1996 - CDU 33911
« Un nouveau contrat géographique » par Jacques LEVY, In : « Pour en finir avec la décentralisation. Scénario pour la réforme régionale et l'organisation des pouvoirs locaux », Charles
FLOQUET directeur d’ouvrage, La Tour d'Aigue : Editions de l’Aube / DATAR, 2002, 226p. –
CDU 54917
8-« Les nouvelles politiques locales. Dynamique de l’action publique » dirigé par R.BALME,
A.FAURE et A. MABILEAU, Paris : Presses de Sciences-po, 1999. 486p. – CDU 50635
9-« Refonder l’action publique locale », Rapport au Premier ministre, présidé par Pierre
MAUROY, Paris : la documentation Française (coll. Rapports officiels), 2000. 192p. – CDU
52843
7
10-« La décentralisation, réforme de l’Etat », dirigé par Michel CROZIER, Boulogne-Billancourt :
Editions Pouvoirs Locaux, 1992. 220p. – CDU 27335