PSYCHANALYSE DU FONDAMENTALISME Le Monde des

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PSYCHANALYSE DU FONDAMENTALISME Le Monde des
PSYCHANALYSE DU FONDAMENTALISME
Le Monde des Religions – janvier-février 2016
PSYCHANALYSE DU FONDAMENTALISME
« Le sentiment d’infériorité crée les conditions du fanatisme»
Le fanatisme serait-il une éternelle et dangereuse maladie de l’esprit, une psychose sur
laquelle des médecins pourraient tenter d’agir ? Le psychanalyste Gérard Haddad se livre à
une étude des mécanismes psychiques à l’œuvre dans le parcours des fondamentalistes.
Propos recueillis par Macha Fogel
GÉRARD HADDAD
Psychanalyste, spécialiste des monothéismes, il est l’auteur de Dans la main droite de Dieu
(Premier Parallèle, 2015), qui propose une tentative de psychanalyse argumentée du
fanatisme, mais aussi une riche réflexion sur les religions monothéistes et leurs catégories du
bien et du mal, ainsi que d’audacieuses observations sur l’évolution de l’esprit de l’idolâtrie
jusqu’à nos jours
Dans votre livre, vous refusez d’accabler la religion et de la rendre seule responsable du
fanatisme. Voulez-vous sauver le religieux?
Faire croire que la religion, la foi en Dieu, serait la principale cause de l’intolérance constitue
une erreur intellectuelle. Je décris quatre formes de fanatisme, toutes aussi virulentes les unes
que les autres. Chacune part d’une idée au départ valable, honorable, qui se trouve pervertie.
Le nationalisme pervertit l’idée patriotique. Le racisme dénature la fierté que l’on est en droit
d’éprouver à l’égard de son héritage culturel. L’idéologie, celle du communisme par exemple,
s’appuie sur les belles idées de justice et de paix. Et enfin, le sentiment religieux, tout à fait
légitime, est transformé en intolérance meurtrière. Ces quatre formes de fanatisme sont toutes
dangereuses. À l’inverse, la personne la moins fanatique que j’ai eu la chance de connaître, à
savoir le philosophe israélien Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), était très religieuse. Freud
était un génie, mais il s’est trompé dans sa critique du monothéisme. Je n’attaque ni ne
défends le religieux. Mais le mépriser entraîne certains fâcheux retours de bâton. Le danger
naît de la volonté d’universaliser une foi quelconque.
Les religions sont-elles toutes égales face à la menace fanatique? Que diriez-vous du cas
du judaïsme?
Le choix radical du particularisme qui caractérise le judaïsme me semble le protéger du
fanatisme. On n’a pas besoin d’être juif pour être «sauvé». La conversion n’est pas prêchée,
elle est même déconseillée. Des personnages bibliques ou talmudiques éminents, comme
Jethro, Job ou Cyrus, ne sont pas juifs et personne ne cherche à les convertir. Comme le dit le
prophète Michée (VIe siècle avant notre ère), ce que Dieu demande aux hommes, c’est de
pratiquer la justice, d’être tolérant et humble dans son parcours terrestre. Point n’est besoin
d’un Sauveur ou d’un Envoyé qui fermerait l’horizon humain. Cela dit, il existe bien des
fanatiques juifs très toxiques, mais ils le sont au titre du nationalisme ou du racisme.
Vous présentez le judaïsme comme sauvé par son particularisme. Qu’entendez-vous par
là?
Selon Maïmonide, l’homme est incapable de se représenter quelque chose qui n’a pas de
corps, a fortiori d’y croire. Or, dans une sorte d’antinomie, le monothéisme juif consiste à
croire en cet impossible. Ceci est l’héritage de Moïse, plus que d’Abraham. Le philosophe
Jean-François Lyotard (1924-1998) fut très critiqué pour avoir affirmé un jour: les juifs sont
fous. Il n’avait pas tort. Il y a de la folie dans le message mosaïque. Ce paradoxe place les
juifs dans une sorte d’exception. C’est cette façon de faire bande à part qui est à la source de
l’antisémitisme.
Le judaïsme campe dans le particulier. Le seul universel auquel il adhère, c’est que nous
sommes tous des êtres parlants. C’est la richesse de l’humanité que d’être formée de
particuliers qui peuvent dialoguer et tenir des discours différents. Les hommes de Babel, en
construisant leur tour, voulaient en finir avec cette catégorie du particulier. Selon Leibowitz,
la multiplicité des langues qui les a frappés était une bénédiction.
Vous critiquez le messianisme et le nationalisme en Israël. Quels dangers représententils ?
Selon moi, l’idée messianique, si chère à la plupart des juifs, est une catastrophe. Le peuple
juif l’a payée cher et risque de la payer à nouveau plus cher encore. Dans l’histoire juive, Bar
Kochba (Ile siècle), Sabbataï Tsevi (XVIle siècle), ces faux messies (mais il n’y en a pas de
vrais) ont causé énormément de tort au peuple juif. Aujourd’hui, ça recommence. C’est en
grande partie à cause de ce délire, s’ajoutant à celui du nationalisme, que le problème israéIopalestinien est dans l’impasse. L’occupation des territoires palestiniens crée un tort immense à
l’ensemble des juifs qui sont très mal perçus dans le monde à cause de cette situation. Dès
1967, Leibowitz l’avait prédit : l’occupation de la Cisjordanie est la plus grande catastrophe
pour les juifs depuis Auschwitz. Pour éviter de résoudre ce problème, on a d’abord diabolisé
Yasser Arafat et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), puis le Hamas.
Aujourd’hui, l’État islamique est aux portes d’Israël, d’où son prestige auprès des masses
arabes. De son côté, le Premier ministre israélien Netanyahu a réussi à se brouiller avec
Obama. Jusqu’où ira-t-on? Cette situation catastrophique est due à ces aspirations
messianistes délétères: la volonté de reconstruire le Temple de Jérusalem, d’y refaire des
sacrifices. Le messianisme, comme la vérité, doit être conçu comme une ligne d’horizon
inatteignable et vers laquelle, si l’on veut, il faut tendre.
Selon vous, le fanatisme qui se déploie aujourd’hui trouve ses racines dans la situation
du monde arabe plutôt que dans l’islam en général. Comment expliquez-vous l’évolution
du fanatisme dans cette région du monde?
Je suis très lié au monde arabe. Il m’arrive de dire que je suis moi-même un Arabe juif. je suis
très attaché à la Tunisie, mon pays natal, où je me rends plusieurs fois par an. J’ai eu de
nombreux patients arabes et musulmans. J’ai donc une connaissance de la subjectivité arabe «
de l’intérieur», dirais-je. Je perçois ainsi une souffrance liée à un sentiment de profonde
humiliation, fruit de causes en grande partie internes: les dirigeants arabes sont pour la plupart
corrompus, tyranniques. Ils gaspillent d’énormes richesses plutôt que de les investir dans
l’enseignement, la recherche, la santé, dans un monde qui se développe à grande vitesse.
Le problème n’est peut-être pas tant l’islam que l’arabité. Il y a des pays musulmans qui s’en
sortent, comme la Turquie, l’Indonésie, etc. Mais aucun pays arabe ne s’en sort. Ils semblent
impuissants à agir sur le monde par les moyens normaux, scientifiques, culturels,
économiques, politiques. Il n’existe pas une seule grande université arabe, alors que le
minuscule Singapour en a une. D’où cette impression d’être des citoyens de seconde zone. Ce
sentiment d’infériorité crée les conditions pour le développement du fanatisme autour du
slogan : l’islam est la solution.
Vous attribuez aussi à une fraternité malade la source du trouble fanatique. Pourtant, la
psychanalyse traditionnelle interroge davantage les conflits de générations plutôt que
ceux entre frères et sœurs.
Il s’agit d’une carence de la psychanalyse, qui insiste sur l’Œdipe. Or, la plupart des conflits
sociaux sont des conflits fraternels. La Bible met l’accent de bout en bout, de la Genèse au
Livre des Rois, sur des histoires de fratricide. On a du mal à appréhender ces questions en
psychanalyse, on ne sait comment les résoudre. Le complexe d’Œdipe se résout, lui : un beau
jour, on comprend qu’il y a un impossible et on se tourne alors vers d’autres objets de désir.
Le conflit fraternel, lui, ne se résout pas. Au-delà des théories du narcissisme, cette question
reste à développer. Les grands conflits d’aujourd’hui sont fraternels. Je déteste celui qui a ce
dont, moi, je suis dépourvu. Prenez le conflit israélo-arabe. Israël a la technologie, la science,
le dynamisme, le développement agricole, les victoires militaires. Les pays arabes voisins
regrettent d’être dépourvus de ces succès-là. Mais inversement, eux possèdent l’espace, la
démographie, les richesses naturelles, un ancrage historique dans les lieux anciens, ce que
jalouse Israël. L’exemple biblique des rapports entre Joseph et ses frères est particulièrement
parlant. Joseph, en définitive, pardonne à ses frères qui l’ont vendu à des marchands
d’esclaves. Mandela, à notre époque, a répété le magnifique geste de Joseph à l’égard de ses
geôliers.
Soutenez-vous que l’autorité du père puisse constituer un rempart contre les différentes
sortes de fanatismes ?
L’autorité du père tempère la jalousie fraternelle. Le père assure la transmission, il enseigne la
loi, l’héritage, mais aussi la sanction, toujours dans un acte d’amour. Aujourd’hui, les pères ne
sont plus sortables, il n’y a qu’à voir nos hommes politiques. Or, un père doit être respecté et
admiré. Il doit fonctionner comme l’écran qui filtre les angoisses qu’une mère projette
nécessairement sur son enfant. Or, cette tâche-là, les pères l’assument de moins en moins.
Reconnaissons que dans une famille recomposée, elle n’est pas facile. Ce déclin de la
paternité ouvre certainement une page nouvelle dans l’histoire humaine. Il n’est pas sûr
qu’elle soit particulièrement rose. L’effacement total de la paternité, selon Lacan, ouvre la
porte de la psychose. Le fanatisme en est une.