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2248_02_Avt_Prop Page 7 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 AVANT-PROPOS 7 AVANT-PROPOS Le sport est soumis à des règles, qu’il les ait forgées ou qu’elles lui soient imposées ; contribue-t-il pour autant à l’ordre public ? Riche, la notion retenue ici présente l’avantage d’ouvrir largement le spectre de la réflexion. En effet, son acception la plus restreinte met l’accent sur l’harmonie caractérisant une société dans laquelle règnent, non pas seulement la sécurité (selon l’option retenue le plus couramment), mais également la sûreté et, par certains aspects, la salubrité publique. Si on voit bien, du point de vue juridique notamment, l’ensemble du dispositif légal et réglementaire nécessaire au maintien d’une telle harmonie, on saisit également que celle-ci ne va pas sans le concours de règles et de dispositions normatives proprement sociales évoluant dans le temps et dans l’espace. Une acception plus large et plus dynamique de l’ordre public peut alors être avancée qui privilégie l’étude de la structuration des rapports de force existant au sein d’une société et garantissant (ou menaçant) la paix sociale. Les procédures contractuelles, les mécanismes de coercition, mais également la prégnance des instances de socialisation, le poids des appartenances et des pratiques particularistes… et plus généralement l’ensemble des modes de régulation renforçant (ou affaiblissant) les normes collectives qui concourent au maintien d’une forme de cohésion sociale méritent, à ce titre, d’être étudiés. On sait, à la lecture de Norbert Élias et Éric Dunning, la part prise par le sport dans le procès de civilisation des mœurs1. En effet, la codification progressive des pratiques sportives et le développement d’une éthique de la loyauté physique accompagnent l’intériorisation des normes de retenue, la généralisation de l’autocontrôle, la monopolisation et l’euphémisation de l’exercice de la violence… pour aboutir à la pacification tendancielle de la vie sociale. Fort de ces acquis, choisir d’aborder le sport sous l’angle de l’ordre public permet d’interroger : 1) l’efficacité des critères de discrimination produits par les différents ordres régissant son organisation, 2) l’ambivalence des fonctions sociales prêtées aux divers acteurs et 1. Élias Norbert, Dunning Éric, Quest for Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process, Basil Blackwell, Oxford, 1986 ; traduction française, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994. 2248_02_Avt_Prop Page 8 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 8 SPORT ET ORDRE PUBLIC groupes sportifs intervenant dans un même environnement, 3) le caractère intégrateur des conflits et déviances sportives et supportéristes parvenant à s’exprimer, 4) la part prise par les pratiques économiques et financières illégales (ou pour le moins douteuses) à la pérennisation du monde sportif. C’est respectivement l’objet de chacune des parties constituant cet ouvrage que de tenter de le vérifier. Rouen, le 7 octobre 1999 ■ Jean-Charles BASSON 2248_03_Intro Page 9 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 INTRODUCTION : HISTOIRE DU SPORT 9 INTRODUCTION : HISTOIRE DU SPORT, RÉGULATIONS SOCIALES ET CONTRÔLE PUBLIC. ENTRE AUTONOMISATION ET MISE SOUS TUTELLE ■ Jacques DEFRANCE Résumé : l’histoire du sport se caractérise, en France, par une tension entre deux processus : l’autonomisation du monde sportif et de ses organes, d’une part ; les tentatives de mise sous tutelle pesant sur lui, d’autre part. Suivant les périodes, une gamme variée d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions contribue à faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. De telle façon que la nature de la part prise par les activités physiques et sportives à la contestation, au maintien ou à la consolidation de l’ordre public doit être appréciée à la lumière de ces variations tendancielles. Les formes de contrôle public s’exerçant sur le sport ne peuvent être historiquement saisies sans prendre en compte les propriétés de cette activité et les modes de régulation sociale qui se mettent en place, à différents moments, en son sein et la structurent durablement. Par ailleurs, si les contrôles externes voient leur efficacité, en partie, déterminée par le degré d’autonomie acquis par le mouvement sportif au cours de son histoire, les formes de régulation économiques, médiatiques et professionnelles d’une part, et les modes d’administration publique mis en œuvre récemment d’autre part, semblent peser plus fortement qu’auparavant sur son organisation. 2248_03_Intro Page 10 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 10 SPORT ET ORDRE PUBLIC DES RÉGULATIONS SOCIALES ANTÉRIEURES À L’INVENTION DES SPORTS Lorsque les sports compétitifs apparaissent, dans le dernier tiers du XIXe siècle, une forme d’activité physique visant à cultiver les capacités corporelles existe déjà, la gymnastique1. En conséquence, les premières formes de contrôle public appliquées aux sports naissants dérivent des méthodes mises en place pour surveiller les sociétés de gymnastique. Par la suite, le sport pose des problèmes d’ordre suffisamment originaux pour que de nouveaux mécanismes de régulation soient établis, tandis que se modifient les conditions de vie. Les activités physiques modernes ont pour caractéristiques d’être pratiquées régulièrement selon les normes du travail et de conduire à une modification progressive des aptitudes et de la force motrice du corps. Dès le XIXe siècle avec le développement de la gymnastique en Europe (Allemagne, Suisse, Danemark, Suède, France…), cette culture du corps organisée collectivement suscite des inquiétudes parmi les autorités publiques. Il faut dire que les groupements mobilisés pour se fortifier sont souvent politisés, participent à des mouvements nationalistes, revendiquent une certaine indépendance et débouchent parfois sur des situations insurrectionnelles. Cette gymnastique d’hommes, qui repose sur une vision de la force collective, possède ainsi une dimension expressive et met en avant des symboles d’affirmation de l’identité de groupes dans l’espace politique2. De telle façon qu’une sorte d’incertitude pèse sur la gymnastique et les États, réticents ou inquiets, l’interdisent momentanément (comme en Allemagne entre 1819 et 1842) ou la surveillent (tel fut le cas des sociétés de gymnastes français favorables aux révolutions de 1848 et 1871). L’appareil de contrôle est alors celui qui vaut pour toutes les associations : la police et le ministère de l’Intérieur. Mais de manière plus subtile, des hommes de l’armée organisent les milieux de la gymnastique et contribuent à réguler l’action de celleci : ce sont, en effet, les militaires qui veillent à ce que l’usage de la violence et de la force pure reste le monopole de l’armée et ne soit 1. Sur les origines des sports et sur les distinctions à opérer entre les activités physiques et corporelles (la gymnastique, par exemple) et les sports inspirés du modèle anglais (football et rugby, notamment), voir : Hubscher Ronald (dir.), L’histoire en mouvements, le sport dans la société française (XIXe-XXe siècles), Paris, Armand Colin, 1992. 2. À ce titre, l’analyse doit aller contre la vision historiquement imprécise d’une activité physique qui aurait toujours pour fonction d’aliéner la conscience politique. Contre cette thèse, qu’on trouve clairement formulée dans les publications de Jean-Marie Brohm (notamment dans Sociologie politique du Sport, Paris, J.-P. Delarge-éd. universitaires, 1976 ; rééd., Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1992), voir : Defrance Jacques, « Se fortifier pour se soumettre ? » in Pociello Christian et al., Sports et Société. Approche socio-culturelle des pratiques, Paris, éditions Vigot, 1981, p. 75-84. 2248_03_Intro Page 11 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 INTRODUCTION : HISTOIRE DU SPORT 11 pas disséminé dans la vie civile. Ils cantonnent les groupements de gymnastes à des pratiques préparatoires à la guerre, modérant les formes d’exercice les plus violentes par des effets pacificateurs1. Lorsque les sports compétitifs apparaissent et commencent leur long mouvement d’expansion aux dépens de la gymnastique, ils laissent redouter l’accroissement des dangers. En effet, les sports paraissent plus violents que cette dernière. Le monde de la gymnastique avait valorisé la force musculaire et la puissance globale du corps, mais, dans son fonctionnement, il observait deux normes strictes : l’une définissait les conditions nécessaires pour qu’un exercice physique soit bénéfique et énonçait que seul l’exercice raisonné et modéré produit des effets positifs ; l’autre interdisait de se mesurer directement entre individus d’âges et de statuts différents dans une confrontation physique, c’est-à-dire empêchait le développement des compétitions (au cours desquelles un soldat aurait pu maîtriser un officier ou un jeune dominer un adulte). L’exercice devait avant tout entraîner les hommes ensemble et non dresser les individus les uns face aux autres. Rationalité et exercices collectifs constituaient deux principes de régulation extrêmement efficaces2. Avec les « jeux sportifs », portés par une fraction réformatrice de la bourgeoisie, la norme de modération et la censure de la compétition s’effacent, mais toute régulation ne disparaît pas pour autant. L’exercice peut désormais aller jusqu’à l’excès, et l’organisation met en place des confrontations de chacun contre tous. Lorsque Pierre de Coubertin explique que « le sport est le culte volontaire et habituel de l’effort musculaire intensif appuyé sur le désir de progrès et pouvant aller jusqu’au risque », et qu’il ajoute : « Il doit être pratiqué avec ardeur, je dirais même avec violence »3, il provoque des craintes parmi les tenants de l’ancienne forme d’activité physique qui redoutent des surenchères allant jusqu’à l’épuisement et des affrontements compétitifs dérivant vers la bataille rangée. Le développement ultérieur des sports confirme en partie ces craintes (efforts excessifs, effondrements physiques, intensification de la compétition, violence, dopage…4), sans pour autant que la situation de l’ordre public soit plus menacée qu’auparavant, car le sport développe un tout autre rapport à la politique que celui de la gym1. Cette orientation est cohérente avec le processus général de civilisation des mœurs. Voir, à ce sujet : Defrance Jacques, « Le goût de la violence » in Garrigou Alain, Lacroix Bernard (dir.), Norbert Élias. La politique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 290-300. 2. Voir, à ce sujet : Defrance Jacques, L’Excellence Corporelle. La Formation des activités physiques et sportives modernes. 1770-1914, Rennes – Paris, Presses universitaires de Rennes – STAPS, 1987. 3. De Coubertin Pierre, Pédagogie sportive, Lausanne, 1922. 4. Sur les premières expériences de dopage, voir : Hobermann J., Mortal Engines. The Science of Performance and the Dehumanization of Sport, New York, The Free Press, 1992. 2248_03_Intro Page 12 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 12 SPORT ET ORDRE PUBLIC nastique. En effet, l’institution sportive se construit petit à petit comme « un monde à part », un univers de jeux et de performances purement sportives, ayant ses règles et ses enjeux. Il s’autonomise un peu plus qu’auparavant de la vie sociale et politique. Ce mouvement produit une dépolitisation de la culture du corps qui maintient fréquemment les milieux de pratiquants loin de la violence subversive ou révolutionnaire1. Le monde des sports se construit alors comme un espace d’affrontements pensés et appréciés au moyen de catégories culturelles ou de schèmes non-politiques : soit biologiques, avec une variante naturalisante (« race », caractère national…) ; soit psychologiques, avec une variante individualisante (corps intime, psychologie individuelle…). LES DEUX ÉTATS DU CHAMP SPORTIF Dire ainsi qu’un champ sportif se forme, se consolide et acquiert une autonomie relativement plus forte entre 1895 et le tournant des années 1970 suppose la mise en évidence de deux modes de fonctionnement de cet espace : l’un caractéristique du tournant du siècle, avec un degré d’autonomie faible par rapport à certains mécanismes de la vie sociale et de son environnement direct ; l’autre caractéristique des années 1950-1970, avec une autonomie trouvant dans les formes de régulation économiques, médiatiques et professionnelles l’occasion de s’affirmer plus fortement (bien qu’elle soit, à ce moment-là encore, très relative). Sans en donner une description complète, soulignons les aspects qui aident à comprendre les formes du contrôle public ajustées à chacun de ces modes régulatoires. Les formes de régulation « locales-communautaires » Dès l’origine des sports, des modes de régulation des comportements sont en place, structurés par les valeurs et les pratiques éducatives qui enserrent l’initiation et la participation aux compétitions. En effet, au milieu du XIXe siècle en Angleterre, aux États-Unis et, après 1870, dans les pays d’Europe occidentale, les sports sont pratiqués par de jeunes bourgeois dans des institutions d’éducation (public schools, universities et lycées français). Les pratiquants de la première heure ne sont pas nombreux. Dans les écoles anglaises, le sport est imbri- 1. Defrance Jacques, « Le sport et la politique de l’apolitisme » in Assemblée nationale, Catalogue de l’exposition Sport et Démocratie, Paris, Assemblée nationale, 1998, p. 87-90. 2248_03_Intro Page 13 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 INTRODUCTION : HISTOIRE DU SPORT 13 qué dans la pédagogie « totale » de l’internat que les réformateurs de l’éducation ont élaborée avant 1850 (tel Thomas Arnold, headmaster du college de Rugby)1 : la combinaison constitue le programme du courant de la muscular christianity qui attribue aux sports « nouveaux » une fonction de formation du caractère. Elle induit une régularité et des principes de modération évitant les débordements : code de fair-play, arbitrage par une personne extérieure au jeu, règlement prévoyant des sanctions sportives pour les infractions aux règles, mais aussi des sanctions scolaires ou des formes de blâme au sein du groupe des adolescents (vexations, exclusions, semble-t-il d’une grande efficacité symbolique)2. Les jeux sont rudes et les brutalités sont traitées selon des principes de justice issus du code moral de l’école, très lié à la religion. Les petits groupes constitués en associations ou en clubs autour des lycées et collèges en France entre 1875 et 1914 forment aussi des sortes de communautés, groupes d’amis, sociétés où tout le monde se connaît et dans lesquelles les autorités morales et éducatives patronnent les activités des jeunes. Contrairement à la vision romantique de l’histoire des « pionniers » du sport développée par de Coubertin, les montrant « seuls, dressés contre les préjugés de tous », les données historiques livrent un tableau des premières associations scolaires formées avec l’accord et la bénédiction des proviseurs des lycées et collèges3. Une régulation propre au monde scolaire est en place. Les groupements sportifs enracinés dans les classes populaires (en boxe française par exemple) ou ceux formés dans les classes moyennes (en natation)4 ne sont pas très différents dans leur structure. En général : 1) le groupe fait du sport, mais pratique aussi d’autres activités divertissantes ou utiles (autres jeux ou activités culturelles : préparation à la guerre, au sauvetage, réhabilitation physique…), autrement dit les liens entre les membres sont sportifs, mais ils n’excluent pas les liens familiaux, amicaux, scolaires, de quartier, de confession, d’usine, d’atelier ou encore de régiment… ; 2) les règles de fonctionnement dans le groupe sportif doivent beaucoup à des coutumes en vigueur dans la vie sociale à l’extérieur du groupe : par exemple, quand les membres du Club alpin français de la fin du XIXe siècle se réunissent, ce sont les formes de sociabilité de la bourgeoisie de notables qui prévalent, et quand ce sont les amateurs de 1. Mangan J.-A., Athleticism in the Victorian and Edwardian Public School. The Emergence and Consolidation of an Educational Ideology, Cambridge University Press, 1981. 2. Voir, à ce sujet : Tozer M., « From Muscular Christianity to Esprit de corps : Games in the Victorian Public Schools of England », Stadion, 1981, 7, p. 117-130. 3. Weber E., « Pierre de Coubertin and the Introduction of Organized Sport in France », Journal of Contemporary History, 1970, vol. 5 (2) ; traduction française, « Pierre de Coubertin et le sport organisé » in Weber E., Ma France, Paris, Fayard, 1991. 4. Terret Thierry, Naissance et développement de la natation sportive, Paris, L’Harmattan, 1994. 2248_03_Intro Page 14 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 14 SPORT ET ORDRE PUBLIC canne ou de boxe française qui s’assemblent, ils le font dans l’arrièresalle d’un bistrot, en bonne compagnie, et ils entrecoupent leurs assauts de repas et de boissons, de chants et d’histoires… Ainsi, pendant une première phase, les pratiques sportives ont une faible autonomie par rapport aux conventions de la vie sociale, que ce soit la vie bourgeoise ou celle des classes populaires1. Bien que les sports, les techniques, les jeux (aviron, saut en hauteur, football…) soient créés et dotés de règles propres, ils ne peuvent être pratiqués sans tenir compte des règles en vigueur dans le cadre institutionnel où ils prennent place : à l’école, dans l’armée, entre gens du monde, entre « hommes forts » du peuple… Cette structuration des relations dans le sport (alors proche de la gymnastique) permet le développement d’un sport affinitaire. Cette forme de pratique sportive ne se contente pas du sport et vise des buts sociaux ou idéologiques plus importants, maintenant ainsi un pôle du monde sportif arrimé à la vie sociale jusqu’au milieu du XXe siècle. On trouve principalement les sportifs catholiques avec la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France (FGSPF) active jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et d’un autre côté, les ouvriers avec plusieurs courants syndicaux unifiés en 1935 dans la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT)2. Les formes de régulation économiques, médiatiques et professionnelles Une autre logique est à l’œuvre dans le fonctionnement des institutions sportives. Elle tient à la dimension spectaculaire de la production de performance qui, dans son ressort profond, est faite pour être publiquement vue, mesurée, enregistrée et comparée. Des situations d’exhibition sont organisées dès l’origine : challenges, championnats, courses à travers les villes… Dans ce cadre où la pratique prend une dimension expressive, où elle se montre pour provoquer l’attention, le plaisir et l’excitation parmi un public de spectateurs, d’autres relations que celles articulant le groupe des pratiquants se forment, tout aussi importantes dans l’histoire du sport3 : notamment des relations d’attraction symbolique et d’échange économique, la prestation 1. Defrance Jacques, « L’autonomisation du champ sportif. 1890-1970 », Sociologie et Société, vol. XXVII, n° 1, printemps 1995, p. 15-31. 2. Sur le sport ouvrier, voir : Arnaud Pierre (dir.), Les origines du sport ouvrier en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994. 3. Leur prise en compte véritable en sociologie est accomplie par Norbert Élias : Élias Norbert, Dunning Éric, Quest for Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process, Basil Blackwell, Oxford, 1986 ; traduction française, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (avant-propos de R. Chartier). 2248_03_Intro Page 15 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 INTRODUCTION : HISTOIRE DU SPORT 15 spectaculaire étant offerte contre un prix d’entrée. L’organisation de spectacles sportifs introduit ainsi une forme de concurrence entre producteurs de spectacle (entre organisateurs, mais aussi entre athlètes) pour atteindre la visibilité et l’effet sensible maximal. Quelques manifestations sportives atteignent une grande renommée : les enjeux économiques s’accroissent et la surenchère dans le sensationnel pousse les organisateurs à durcir les épreuves (courses plus longues, combats plus violents, exploits plus risqués…). Le sport pratiqué pour le plaisir procuré par le spectacle de la performance, par des hommes dont la vie est entièrement dévolue à cette question, prend place à côté du sport utile : les relations entre les deux formes sont conflictuelles. De fait, le monde sportif est durablement divisé en deux courants : l’un luttant pour « délivrer » la pratique des convenances sociales et des normes hygiéniques et pédagogiques qu’elle respecte, l’autre faisant pression pour conserver ces principes régulateurs. Entre 1900 et 1935, et de nouveau après 1950, les porte-parole du spectacle sportif et du sport professionnel, qui ont intérêt à ce que l’objet de leur spectacle soit valorisé pour lui-même, renforcent leurs positions et induisent une poussée d’autonomisation du champ sportif. Cependant, le mouvement n’est pas linéaire, les fluctuations historiques peuvent renverser le processus d’autonomisation : ainsi, avec les régimes dictatoriaux installés en Europe dans les années 1920 et 1930, avec la politique de Vichy en France, le sport revient dans l’orbite du pouvoir politique, sous l’autorité de l’armée, des notables ou des éducateurs qui lui impriment une autre logique que la sienne. Mais déjà critiqué au nom du « sport pur » dans l’entre-deuxguerres, le sport qui affirme son attachement à des visées morales et sociales, notamment le sport affinitaire, décline après 1950. La balance entre la soif de performance et les préoccupations éducatives, dans l’éducation physique scolaire par exemple, penche petit à petit du côté compétitif : alors que la règle dominante avait été pendant des décennies de pratiquer une éducation physique avant d’aborder le sport à l’âge de 16 ou 18 ans, on voit se mettre en place des initiations sportives pour des enfants de plus en plus jeunes et qui passent très vite à la compétition. Dans l’école même, l’éducation physique se « sportivise » (en France, le basculement a lieu dans les années 1960). Dans les relations entre sportifs et éducateurs, ce ne sont plus les normes des pédagogues que les premiers doivent respecter, ce sont les objectifs des compétiteurs que les seconds doivent servir. Le sport affirme sa souveraineté et se montre désormais capable d’imposer ses orientations aux institutions militaires, médicales ou scolaires dont il s’est autonomisé. 2248_03_Intro Page 16 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 16 SPORT ET ORDRE PUBLIC AUTONOMISATION ET EFFETS INDUITS L’autonomisation du mouvement sportif tend à dégager un certain nombre d’effets induits d’une telle importance qu’ils en viennent à compromettre le processus qui les a portés. C’est ainsi que, d’une part, la souveraineté affichée par le pouvoir sportif s’accompagne de l’édification d’un système de contrôle interne d’une lourdeur confinant à la paralysie, sans parler de sa légitimité diversement appréciée. D’autre part, la codification d’un système de règles propres au mouvement sportif tend à entrer en concurrence avec le droit commun. Si bien que pour entraver cette dualité de pouvoirs, l’autorité publique est tentée de reprendre la main et d’inverser durablement un processus construit sur le long terme. Souveraineté du pouvoir sportif et bureaucratisation des instances de contrôle internes À mesure que la pratique du sport devient plus fréquente et plus poussée (c’est-à-dire plus intense et plus risquée), mais aussi à mesure que les différends entre pratiquants ne sont plus réglés par des médiations issues du milieu où l’activité se déroule (conséquence de l’autonomisation), les organisations sportives ont eu à supporter une charge croissante de réglementation, de contrôle et de pénalisation des comportements de leurs membres. Dans les fédérations, qui avaient déjà pour mission d’élaborer des règles de jeu communes afin que les clubs puissent se rencontrer dans des conditions standardisées et équitables, des organes sont créés pour traiter les contentieux1. Tout au long de l’expansion de l’institution sportive, ces commissions sécrètent leurs règles. Le milieu des responsables fédéraux comprend une bonne part d’avocats, de juges… toute une bourgeoisie dotée d’une culture juridique mise au service de la production d’un corpus de textes que les juristes qualifient de « droit sportif »2. Dans un premier temps, les organisations sportives tentent de circonscrire les problèmes d’ordre à la sphère dont elles assurent la gestion. Ainsi ont-elles essayé d’établir un article de règlement excluant tout sportif qui porte une affaire devant les tribunaux civils. Cette clause a été jugée abusive en 1900. Néanmoins, dans la pratique, 1. Les revues éditées par les premières organisations sportives ont une tonalité très réglementaire. Voir Les Sports athlétiques dans les années 1890, ou L’Auto avant 1914. 2. Voir par exemple, Loup J., Les sports et le droit, Paris, Dalloz, 1930. 2248_03_Intro Page 17 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 INTRODUCTION : HISTOIRE DU SPORT 17 elle est tacitement mise en œuvre : ainsi, en 1930, un juriste note que « les décisions des juridictions sportives sont universellement respectées et [que] le nombre des affaires où elles ont été évoquées devant les tribunaux est extrêmement faible »1. Avec la montée des enjeux économiques et politiques liés au sport-spectacle, la multiplication des manifestations et des effectifs de sportifs professionnels, les différends à traiter dans les commissions d’appel, les protestations et les plaintes, ont pris une telle ampleur que les fédérations ont dû se doter de moyens matériels supplémentaires et d’une organisation qui permette d’y répondre. Si l’histoire de cette partie de l’organisation fédérale reste à faire2, on peut dire que la bureaucratisation des organisations sportives est déjà sensible dans les années 1920-1930, ainsi que sa dénonciation. Elle est encore plus marquée dans les années 1960-1970, quand l’État les incite à gérer leurs affaires avec plus de rigueur et soumet l’octroi de subventions au respect de règles de travail administratif classiquement appliquées dans la sphère publique. À mesure que le champ sportif s’autonomise, les problèmes d’ordre sont de plus en plus systématiquement reportés vers des organes spécifiquement sportifs, puisque l’institution revendique le pouvoir de régler par ses propres moyens les questions qui concernent le sport. La massification des pratiquants et des pratiques et le renforcement de la souveraineté des pouvoirs sportifs se conjuguent pour produire des « machines fédérales » dont l’extension culmine en quelque sorte dans les années 1970-1980. Ambivalence des relations avec l’autorité publique et dualité des pouvoirs Jusque dans les années 1920, l’éducation physique et le sport relèvent d’un bureau, puis d’un sous-secrétariat d’État dirigé par des hommes issus de l’armée (Henry Paté) ou par d’anciens combattants (Gaston Vidal), et le rattachement administratif au ministère de la Guerre ne se défait qu’à la fin de cette décennie3. L’État français hésite ensuite dans sa volonté d’intégrer le sport dans une politique publique plus large : inséré dans la santé, selon une vision eugéniste et hygiéniste marquante dans les années 1930, rattaché à l’éducation nationale (ou Instruction publique) malgré l’hostilité des éducateurs à 1. Ibidem, p. 114. 2. Seules les plus grandes fédérations internationales ont été étudiées : Chappelet Jean-Loup, Le système olympique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1991 ; Sugden J., Tomlinson A., FIFA and the Conquest for World Football, Londres, Polity Press, 1998. 3. Spivak M., Éducation physique, sport et nationalisme en France du Second empire au Front populaire : un Aspect original de la défense nationale, Paris, thèse d’État, université Paris I, 1983, tome 3. 2248_03_Intro Page 18 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 18 SPORT ET ORDRE PUBLIC l’encontre du sport-spectacle, relié aux loisirs pendant le Front populaire, il est finalement accolé à une politique de la Jeunesse en 1940, solution administrative que la République conserve par la suite. Au-delà des concurrences tutélaires, les relations entre les pouvoirs sportifs et l’autorité publique sont en permanence marquées par l’ambivalence1 : d’un côté, des appels sont lancés pour que l’État soutienne la pratique sportive financièrement et techniquement, pour qu’il moralise le milieu du sport-spectacle, bref pour qu’il intervienne au nom de la sauvegarde de la jeunesse ou de la défense de la « race »… ; d’un autre côté, des promoteurs des sports agissent pour renforcer leur secteur, affirmer leur souveraineté sur les pratiques sportives et se dégager des tutelles sociales et politiques existantes (tel le droit de regard de l’armée sur les sports, sur l’éducation physique et la préparation militaire)2. Cette ambivalence induit des relations oscillantes, des alliances complexes qui se nouent et se dénouent. * * * Au bout du compte, l’autonomisation fédérale relativement poussée et l’alliance avec l’État (caractéristique des années 19501970) encourage un système dual de règles (droit sportif, droit ordinaire), avec une prédominance des régulations spécifiquement sportives. Mais déjà à cette époque, l’État encourage une sorte de « professionnalisation » dans le sport de haute compétition et, parallèlement, les milieux dirigeants des fédérations comprennent de plus en plus de membres du patronat3. Préparant la phase de « marchandisation » du sport des années 1980 et 1990, ils conduisent à une rupture des équilibres précédents, caractérisée notamment par une poussée de judiciarisation des problèmes du sport qui ne peuvent plus désormais être traités dans la seule sphère sportive. Dans cette dynamique récente, tout se passe comme si le degré d’autonomie du champ allait en diminuant, les puissances publiques, financières et industrielles introduisant le droit commun dans le sport : celui des contrats commerciaux présidant à l’émergence des sociétés anonymes à objet sportif ou celui du droit du travail illustré, en premier lieu, par l’arrêt Bosman prononcé en 1995 qui ôte la possibilité 1. Voir sur ce point, Defrance Jacques, « Les activités physiques et les sports face à l’État » in Clément Jean-Pierre, Defrance Jacques, Pociello Christian, Sport et pouvoirs au XXe siècle. Enjeux culturels, sociaux et politiques des éducations physiques, des sports et des loisirs dans les sociétés industrielles (années 20-années 90), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1994, p. 33-52. 2. La revendication est permanente. Par exemple : Goddet J., « Le sport doit vivre sa vie », L’Équipe, 15 octobre 1947. 3. Voir par exemple, le tableau des professions des dirigeants de fédérations dans L’Équipe du 26 décembre 1962. 2248_03_Intro Page 19 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 INTRODUCTION : HISTOIRE DU SPORT 19 pour les pouvoir sportifs de déroger aux principes énoncés par la Communauté européenne1. Références bibliographiques Actes de la recherche en sciences sociales, « L’espace des sports », n° 79, septembre 1989 et n° 80, novembre 1989 ; « Les enjeux du football », n° 103, juin 1994. CLÉMENT Jean-Paul, DEFRANCE Jacques, POCIELLO Christian, Sport et pouvoirs au XXe siècle, Grenoble, PUG, 1994, 204 p. DEFRANCE Jacques, « L’autonomisation du champ sportif, 1890-1970 », Sociologie et sociétés, vol. XXVII, n° 1, printemps 1995, p. 15-31. ÉLIAS Norbert, DUNNING Éric, Quest for Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process, Basil Blackwell, Oxford, 1986 ; traduction française, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, 393 p. 1. L’exemple le mieux analysé est le football. Voir : « Les enjeux du football », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 103, juin 1994 ; « Football et sociétés », Sociétés et Représentations, n° 7, décembre 1998. 2248_03_Intro Page 20 Lundi, 14. mai 2001 2:09 14 2248_04_P1 Page 21 Lundi, 14. mai 2001 2:18 14 21 Première partie ORDRE PUBLIC, ORDRE SPORTIF : UNE DUALITÉ DE POUVOIRS ■ 2248_04_P1 Page 22 Lundi, 14. mai 2001 2:18 14 2248_05_C1 Page 23 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN 23 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN : LA FIN D’UNE EXCEPTION ? ■ Colin MIÈGE Résumé : marqué par ses origines privées, le sport a longtemps été régi par des règles qui lui étaient propres. Toutefois, les pouvoirs publics ont imprimé une marque de plus en plus forte sur l’organisation des activités physiques et sportives à mesure que grandissait leur place dans la société. Avec l’arrêt Bosman, rendu en 1995 par la Cour de justice des Communautés européennes, ce processus a pris une nouvelle dimension : le droit communautaire a fait intrusion au cœur du pouvoir sportif en signifiant que l’exception sportive ne s’applique pas au sport professionnel. Aujourd’hui, l’ordre sportif est en crise au point de justifier que les pouvoirs publics, nationaux et communautaires, s’en préoccupent. La notion d’exception sportive pourrait alors, par un étrange retournement, être reprise par ces derniers pour tenter de préserver les valeurs fondatrices du sport. Le sport, comme toute autre activité humaine organisée, a besoin de règles. Traditionnellement, chaque discipline sportive est encadrée par un corpus de réglementations à caractère technique et déontologique qui permet à tout sportif de la pratiquer, notamment en compétition, selon des règles identiques partout dans le monde. Ces règles sont assorties de pénalités ou de sanctions, tant il est vrai que le moindre manquement risque de faire perdre à l’épreuve sportive toute signification, quand il ne la fait pas dégénérer en affrontement pur et simple. La nécessité incontestée de pratiquer une même discipline selon des règles strictement codifiées et universellement appliquées a conduit le mouvement sportif à se structurer, dans son organisation comme dans son fonctionnement, selon un ordre hiérarchique et universel1. Ce schéma traditionnel est constitutif d’un ordre sportif, largement autonome à l’origine, mais aujourd’hui de plus en plus soumis aux principes généraux du droit qui s’appliquent à toute activité socialement organisée. En effet, l’évolution récente est caractérisée par la soumission progressive des activités sportives à la réglementation publique, ce qui a pour effet de réduire signi- 1. Pour une présentation plus précise de cette organisation, voir : Miège Colin, Les institutions sportives, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1997 (2e édition). On retiendra qu’au sommet de la pyramide figurent le Comité international olympique (CIO) et les fédérations sportives internationales (FSI), olympiques et non olympiques. La base est constituée, pour sa part, de la multitude des clubs sportifs affiliés à chaque fédération sportive et répartis dans l’ensemble des pays. 2248_05_C1 Page 24 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 24 SPORT ET ORDRE PUBLIC ficativement l’autonomie des autorités sportives. Si la France a poussé assez loin l’intrusion des règles étatiques dans l’ordre sportif, un constat similaire peut être fait dans la plupart des pays occidentaux, avec cependant des degrés d’intensité variable. Les raisons d’une telle évolution sont multiples et n’ont cessé de se renforcer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En premier lieu, le sport, autrefois réservé à une minorité de privilégiés, est devenu une activité sociale et culturelle de première importance et le développement de sa pratique pour le plus grand nombre est reconnu d’intérêt général par l’ensemble des pouvoirs publics. Par ailleurs, dans sa composante de haut niveau, le sport constitue pour chaque État un enjeu symbolique suffisamment fort pour justifier un soutien public important. À ces considérations déjà anciennes s’ajoutent de nouvelles : les dérives dont souffre le sport moderne (qu’il s’agisse du dopage, de la violence ou des excès commerciaux) appellent des actions énergiques et coordonnées des gouvernements, en complément de celles des autorités sportives. Certes, le Comité international olympique, organe suprême du mouvement sportif, a naturellement vocation à jouer un rôle moteur dans cette nouvelle régulation. Ainsi, face aux dimensions prises par les affaires de dopage, a-t-il organisé, en février 1999, une réunion relative à la création d’une agence internationale de lutte contre le dopage. Cependant, les réponses des autorités sportives apparaissent souvent élaborées sous la pression des événements et n’offrent pas toujours les garanties d’impartialité escomptées. Autrement dit, face à un mouvement sportif peu unitaire et traversé par des aspirations parfois contradictoires, l’action corrective des gouvernements pour endiguer les fléaux qui menacent le sport reste plus que jamais justifiée. Toutefois, dans le contexte de la mondialisation des intérêts économiques et commerciaux et du développement des épreuves sportives internationales, il est devenu évident que la lutte contre le dopage ou la violence dans le sport, comme le contrôle des règles relatives à la concurrence, doivent désormais être coordonnés à un niveau supranational. À cet égard, l’Europe, – et singulièrement l’Union européenne, soucieuse de maintenir un « modèle sportif européen » qu’elle estime aujourd’hui sérieusement menacé – a sans doute un rôle nouveau et important à jouer1. Les initiatives attendues dans ce domaine ne seraient pas en contradiction avec la notion « d’exception sportive » que souhaite préserver le mouvement sportif européen et sur laquelle les instances communautaires semblent aujourd’hui moins réservées que naguère. Elles viendraient heu- 1. Sur les incidences de la construction européenne sur les activités sportives, voir : Miège Colin, Le sport européen, Paris, PUF, coll.. « Que sais-je ? », 1996 (1re édition) ; Husting Alexandre, L’Union européenne et le sport, Lyon, éditions Juris-Service, 1998. 2248_05_C1 Page 25 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN 25 reusement compléter les règles à portée générale que la communauté européenne a déjà imposées à la pratique sportive professionnelle, considérée comme une activité économique ordinaire, et dont l’arrêt Bosman de 1995 est la manifestation la plus éclatante. LES ORIGINES DE L’ORDRE SPORTIF ET SA SOUMISSION AUX RÈGLES D’ORDRE PUBLIC Des origines historiques des fédérations sportives à la situation actuelle Dès la fin du XIXe siècle, les premières unions, ou fédérations de clubs sportifs, ont vu le jour dans les principaux pays européens et aux États-Unis grâce à des initiatives privées. À l’origine, le fonctionnement de ces fédérations était très libre. Parallèlement, la création, en 1894, du CIO sous l’impulsion de Pierre de Coubertin a permis, avec la restauration des Jeux olympiques, le développement des rencontres sportives internationales et surtout la constitution d’un mouvement sportif international. L’émergence des fédérations sportives internationales (FSI) s’est poursuivie durant la première moitié du XXe siècle. Véritables promoteurs du développement de leur discipline sportive au niveau mondial, les FSI se sont dotées d’un pouvoir normatif à portée universelle qui, au fil du temps, est devenu considérable. En effet, elles sont chargées de définir l’ensemble des règles techniques s’appliquant à la discipline dont elles ont la charge, d’établir les règlements régissant les compétitions, de contrôler leur déroulement et de fixer les normes concernant les équipements sportifs. Elles exercent en outre un pouvoir juridictionnel qui s’impose aux fédérations nationales et à leurs licenciés. De plus, les FSI, qui sont chargées de régir aussi bien le sport amateur que le sport professionnel relevant de leur discipline – lorsqu’il existe –, sont en principe en situation de monopole, ce qui tend à conforter leur pouvoir. Leurs décisions peuvent s’imposer indirectement aux États et aux collectivités publiques : c’est le cas en particulier lorsqu’elles décident de modifier les normes d’un équipement sportif susceptible d’accueillir une compétition officielle. Il existe parmi les FSI une extrême disparité de taille, accentuée au cours de la dernière décennie par le développement exponentiel des droits de télévision perçus par quelques-unes d’entre elles, notamment la fédération internationale de football association (FIFA), la fédération internationale automobile (FIA) et la fédération internationale de bas- 2248_05_C1 Page 26 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 26 SPORT ET ORDRE PUBLIC ket-ball (FIBA)1. Cependant, les fédérations sportives, tant nationales qu’internationales, sont soumises de façon croissante à des dispositions juridiques et réglementaires émanant des pouvoirs publics. La réception de la réglementation publique dans l’ordre sportif : le cas français L’exception française ? La France est sans doute l’un des pays qui a poussé le plus loin l’intervention étatique dans l’organisation du mouvement sportif, au point que l’on peut parler, ici encore, d’exception française. Il est d’ailleurs symptomatique que notre pays soit le seul au sein de l’Union européenne – à l’exception du Luxembourg – à disposer d’un département ministériel spécifiquement en charge des sports. Néanmoins, même s’il existe des modes d’intervention étatique beaucoup moins marqués, notamment en Europe du Nord, tous les gouvernements européens ont pris en compte à des degrés divers la dimension sportive dans la conduite de leur politique générale. En France, l’origine de l’intervention de l’État dans le domaine du sport remonte à la Charte des sports édictée en décembre 1940 par le gouvernement de Vichy. Toutefois, la Libération, loin de marquer le retour à l’autonomie, a vu en 1945 la consécration du principe de la délégation de pouvoir accordée par l’État aux fédérations sportives en reconnaissance de la mission de service public qu’elles assument dans le développement de leur discipline. C’était certes reconnaître aux fédérations l’importance sociale que revêt la promotion de leur sport, mais aussi les assujettir à un ensemble de contraintes dont le contour n’a cessé de se préciser au fil des ans. La loi du 16 juillet 1984, reprenant des dispositions antérieures et plusieurs fois modifiée, a réaffirmé le principe d’une responsabilité partagée entre l’État, les autorités sportives et les collectivités locales dans l’organisation et la promotion des activités physiques et sportives. Le cadre juridique posé par la loi de 1984 entérine une situation de fait, dans laquelle les activités sportives sont gérées par une multitude d’acteurs, tant publics que privés, dont les motivations peuvent s’avérer divergentes en pratique. L’État a donc en la matière un rôle 1. Ainsi, la FIFA compte plus de membres (204 fédérations nationales) que l’Organisation des Nations unies et recense plus de 200 millions de joueurs licenciés dans le monde. En 1997, l’ensemble de ses activités a généré 200 milliards de dollars, c’est-à-dire plus que la Général Motors, première entreprise mondiale, qui a brassé 170 milliards de dollars la même année. Plus généralement sur les enjeux économico-financiers du sport, voir notamment : Bourg Jean-François, Gouguet Jean-Jacques, Analyse économique du sport, Paris, PUF, 1998 ; sur les dérives générées par ces enjeux, voir, infra, les articles de la 4e partie. 2248_05_C1 Page 27 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN 27 de coordination, de régulation et de contrôle, aussi bien vis-à-vis du mouvement sportif que des collectivités locales. S’agissant des fédérations sportives, l’État a mis en place un système original, qui permet de les placer sous tutelle, tout en reconnaissant leur participation à l’exécution d’une mission de service public. Les fédérations sportives entre indépendance et tutelle La loi du 16 juillet 1984 affirme, dans le même article 16, que « les fédérations exercent leur activité en toute indépendance » et, quelques lignes plus loin, qu’elles sont placées sous la tutelle du ministre chargé des Sports. Autrement dit, la loi leur reconnaît une mission de service public à condition d’avoir adopté des statuts conformes aux statuts-types définis par décret. Ces statuts-types, précis et contraignants (décret n° 85-236 modifié du 13 février 1993), ont été complétés par un règlement disciplinaire-type des fédérations sportives (fixé par le décret n° 93-1059 du 3 septembre 1993). Parmi les fédérations qu’il agrée pour participer à l’exécution d’une mission de service public, l’État distingue celles auxquelles il peut de surcroît accorder une délégation pour exercer des prérogatives de puissance publique : c’est-à-dire principalement en vue d’organiser les compétitions officielles à l’issue desquelles sont délivrés les titres internationaux, nationaux, régionaux ou départementaux, et pour définir les règles techniques propres à leur discipline, dans le respect des règlements des fédérations internationales. Le mécanisme de la délégation ministérielle, en même temps qu’il reconnaît un pouvoir accru aux fédérations bénéficiaires, leur garantit un véritable monopole de représentation de leur discipline au plan national et international. Toute infraction à ce monopole peut être sanctionnée pénalement. Parallèlement, les actes des fédérations sportives pris en vertu de la délégation ministérielle peuvent être déférés devant le juge administratif par le ministre chargé des Sports, s’il estime qu’ils sont contraires à la légalité. De même, toute personne physique ou morale qui s’estime lésée par une décision individuelle prise par une fédération dans le cadre de la délégation ministérielle peut demander à l’autorité de tutelle de la déférer. En pratique, le contentieux relatif aux décisions fédérales, en particulier celles qui revêtent un caractère disciplinaire, n’a cessé de se développer depuis deux décennies, tant devant le juge administratif que le juge judiciaire1. On doit y voir, à l’évidence, la 1. Concernant l’exercice et le contrôle des pouvoirs disciplinaires des fédérations sportives, voir le petit ouvrage particulièrement clair publié par le Conseil d’État (section du rapport et des études), Sports : pouvoir et discipline, Paris, La Documentation française, 1991. 2248_05_C1 Page 28 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 28 SPORT ET ORDRE PUBLIC manifestation d’une soumission croissante du droit sportif aux règles communes, qu’elles soient d’ordre public ou privé et, par conséquent, le signe d’une restriction concomitante de l’autonomie des fédérations. Ce sentiment ne peut qu’être renforcé lorsqu’on recense les dispositions législatives ou réglementaires qui s’appliquent aujourd’hui au sport. L’IMPACT DES RÈGLES PUBLIQUES APPLICABLES DANS LE DOMAINE SPORTIF Les dispositions prises par la puissance publique dans le domaine des activités physiques et sportives s’avèrent aujourd’hui si nombreuses et si variées qu’il est illusoire de tenter de les recenser et de les décrire. Mentionnons toutefois les dispositifs réglementaires régissant quelques-uns des domaines les plus sensibles à l’ordre public. La lutte contre le dopage La France a été, avec la Belgique, l’un des premiers pays européens à mettre en place (dès 1965) une législation réprimant le dopage qui a été renforcée et améliorée en juin 1989, puis en mars 19991. Si au terme de la loi, la lutte contre ce fléau est menée conjointement par les pouvoirs publics et les autorités sportives, les événements récents, et notamment les incidents qui ont émaillé le Tour de France 1998, ont montré que les fédérations sportives faisaient preuve d’une certaine incapacité à prendre les mesures nécessaires pour le combattre. Ce constat légitime assurément une intervention accrue des pouvoirs publics au titre de la préservation de la santé du sportif, au risque cependant de déstabiliser les autorités sportives. Il met également en évidence l’intérêt de remédier aux disparités que présentent les différentes législations nationales en la matière. À cet égard, le Conseil de l’Europe, qui réunit aujourd’hui quarante et un pays membres, a été la première instance européenne à se préoccuper du dopage, en adoptant une résolution à ce sujet dès 1967. En 1989, une convention européenne contre le dopage a été adoptée, ouverte 1. Sur le dopage, voir principalement, Laure Patrick, Le dopage, Paris, PUF, 1995 ; Louveau Catherine et al., Dopage et performance sportive : analyse d’une pratique prohibée, Paris, INSEP, coll. « Recherche », 1995 ; Waser Anne-Marie, « De la règle du jeu au jeu avec la règle : le dopage dans le sport de haut niveau » in Dopage et pratiques sportives, rapport de synthèse, ministère de la Jeunesse et des Sports-CNRS, 1998 ; et, infra, les perspectives ouvertes par une recherche en cours présentée en conclusion. 2248_05_C1 Page 29 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN 29 à la signature des États et dotée d’un groupe de suivi intergouvernemental chargé notamment de la mise à jour de la liste des produits dopants annexée à la convention. Ce groupe d’experts se réunit au moins une fois par an. Les efforts entrepris dans le cadre du Conseil de l’Europe et repris par la Commission européenne doivent être amplifiés dans le cadre des prochaines réunions du Conseil des ministres chargés des Sports de l’Union européenne. La sécurité des équipements et des manifestations sportives Le drame du Heysel en 1985 et la catastrophe de Furiani en 1992 ont conduit les pouvoirs publics à étoffer considérablement les dispositions réglementaires relatives aux enceintes sportives (qui doivent désormais être homologuées) et à renforcer les effectifs de police des manifestations sportives, et plus particulièrement des rencontres de football. Il est frappant de constater que cette réglementation spécifique est pour l’essentiel récente (la plupart des textes étant postérieurs à 1992) et le plus souvent de nature publique (lois, décrets et arrêtés), même si la loi sur le sport a confié aux fédérations délégataires le soin d’édicter les règlements relatifs à l’organisation de toutes les manifestations dont elles ont la charge. La même loi leur a interdit de déléguer leur compétence pour l’organisation de manifestations sportives nécessitant des conditions particulières de sécurité, tout en leur imposant d’en signaler la tenue aux autorités détentrices du pouvoir de police. Pour ces manifestations à risque, la fédération concernée est considérée comme responsable de la sécurité et peut à tout moment imposer à l’organisateur matériel de prendre des mesures appropriées (décret n° 93-708 du 27 mars 1993)1. Dans cet esprit, la ligue nationale de football a édicté, en 1994, un « règlement intérieur du stade ». Les garanties de sécurité portant sur les établissements d’enseignement des activités physiques et sportives Dans ce dernier domaine également, la France est l’un des pays qui a le plus réglementé l’accès aux métiers du sport avec le système des brevets d’État d’éducateur sportif de spécialité, délivrés aux professionnels par l’État, en partenariat avec les fédérations sportives. Par 1. À ce sujet voir infra, l’article de Jean-Charles Basson, Olivier Le Noé et Frédéric Diaz. 2248_05_C1 Page 30 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 30 SPORT ET ORDRE PUBLIC ailleurs, la tutelle administrative sur les établissements d’enseignement du sport n’a cessé de se perfectionner. Les conditions d’accès à l’emploi sportif Reprenant des dispositions antérieures, la loi de 1984 a rappelé que nul ne peut enseigner, encadrer ou animer contre rémunération une activité physique ou sportive sans être titulaire d’un diplôme homologué par l’État. Ce diplôme est le plus souvent un brevet d’État d’éducateur sportif (BEES) défini et délivré par le ministère de la Jeunesse et des Sports, en collaboration avec les fédérations et les syndicats professionnels concernés, dans chaque discipline sportive1. Requérant de son titulaire un bon niveau de pratique et des connaissances solides, le système des brevets d’État d’éducateur sportif répond à une exigence de qualité et de sécurité dans l’encadrement des activités physiques et sportives. Ce dispositif tend cependant à singulariser notre pays dans l’ensemble européen, du fait, à la fois, de son caractère contraignant (le défaut de brevet d’État pour un professionnel du sport constitue une infraction susceptible d’être réprimée pénalement), et du niveau élevé de qualification sur lequel il repose. Il était de surcroît perçu par les instances communautaires comme une entrave à la liberté fondamentale de circulation des personnes au sein de l’espace européen. Ainsi a-t-il été réaménagé pour intégrer l’essentiel des directives communautaires fondant un système de reconnaissance mutuelle des diplômes2. L’ouverture de la législation nationale au droit communautaire a été cependant précédée d’une véritable épreuve de force qui s’est cristallisée sur le cas des moniteurs de ski. Il existe en effet des différences considérables de niveau entre les formations délivrées au sein des États membres pour accéder à cette profession, la France étant à cet égard, avec l’Italie et l’Autriche, le pays le plus exigeant. La mise en demeure adressée par la Commission au Gouvernement en 1995 l’a contraint à adapter la réglementation nationale, tout en bénéficiant d’une dérogation. Ainsi, l’arrêté du 2 décembre 1996, relatif aux conditions d’encadrement des activités de ski par les ressortissants d’un État membre, a 1. Il existe plus de soixante brevets d’État, couvrant pour la plupart une discipline sportive particulière. On distingue trois degrés, chacun conférant à son titulaire des capacités déterminées. 2. Il s’agit essentiellement de la directive 92-51 CEE du Conseil du 18 juin 1992 relative à un deuxième système général de reconnaissance des formations professionnelles d’une durée inférieure à Bac+3. Elle dispose notamment que lorsque l’accès à une profession réglementée est subordonné à la possession d’un diplôme, l’autorité compétente ne peut refuser à un ressortissant d’un État membre, pour défaut de qualification, d’accéder à cette profession dans les mêmes conditions que les nationaux. 2248_05_C1 Page 31 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN 31 organisé la libre prestation de service pour les moniteurs de ski étrangers sur le territoire national, tout en imposant, par dérogation, un test d’aptitude à ceux dont le niveau s’avère substantiellement différent de celui exigé des nationaux. La dérogation a été également accordée par la Commission (décision 97-42 CEE du 1er septembre 1997) pour les disciplines sportives considérées comme dangereuses, eu égard aux aléas du milieu naturel dans lequel elles se déroulent : outre les moniteurs de ski, sont concernés les guides de montagne, les moniteurs de plongée, de parachutisme et de spéléologie. Motivée par le fait que la préservation de la sécurité des participants constitue une « raison impérieuse d’intérêt général », la dérogation a été consentie pour une période limitée, qui vient d’être prorogée jusqu’au 31 juillet 2000, tout en étant assortie de conditions très strictes. Le contrôle de l’activité d’enseignement contre rémunération des activités physiques et sportives Notons enfin que sur l’obligation de posséder un diplôme homologué par l’État pour pouvoir enseigner une activité physique ou sportive contre rémunération est venue se greffer l’obligation de déclaration administrative préalable (décret n° 93-1095 du 31 août 1993). Par ailleurs, de nombreuses prescriptions réglementaires définissent les garanties techniques et de sécurité que doivent présenter les établissements dans lesquels ces activités sont enseignées et pratiquées, qu’il s’agisse des piscines, des salles de judo, des salles de tir ou encore des écoles de voile. D’autres sont venues définir les exigences de sécurité auxquelles doivent répondre les cages de but de football, de handball, ou de hockey sur gazon. Ces exemples, nécessairement limités, prouvent, si besoin était, que l’organisation et le déroulement des activités sportives sont aujourd’hui très étroitement encadrés par la puissance publique, même si les autorités sportives conservent un pouvoir réglementaire non négligeable. Cependant, face à la prolifération des règles publiques en matière sportive, il n’est pas excessif de considérer que les fédérations sportives exercent un pouvoir normatif à titre subsidiaire. À cette « dévitalisation » du pouvoir sportif autonome, de plus en plus concurrencé par les règles d’ordre public, vient aujourd’hui s’ajouter l’impact grandissant du droit communautaire. 2248_05_C1 Page 32 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 32 SPORT ET ORDRE PUBLIC LES NOUVELLES FORMES DE RÉGULATION DU SPORT, OU L’INÉLUCTABLE INTERFÉRENCE DU NIVEAU EUROPÉEN Les autorités sportives nationales ont longtemps cru pouvoir se tenir à l’écart de la construction européenne, en arguant tout d’abord de l’autonomie du sport qui justifiait selon elles une « exception sportive » au droit communautaire et en faisant observer par ailleurs, non sans raison, qu’aucune disposition des traités européens n’évoque les activités physiques ou sportives. C’était oublier que le sport, notamment dans sa dimension professionnelle, est devenu une activité économique à part entière que le droit communautaire devait inévitablement prendre en compte. L’arrêt Bosman, rendu le 15 décembre 1995 par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), a rappelé cette évidence aux autorités sportives européennes et mondiales. Toutefois, à cette première phase d’intrusion brutale du droit communautaire dans les règlements fédéraux semble succéder une autre période : celle où les gouvernements et les organisations sportives, préoccupées par les dérives qui menacent le sport, estiment opportun que des règles communes soient édictées pour y faire face. En l’occurrence, la notion d’exception sportive, vivement récusée dans un premier temps, semble pouvoir être acceptée dans un second, en vue de légitimer des mesures spécifiques d’ordre public destinées à sauvegarder le sport contre les excès qui le dénaturent. L’impact du droit communautaire sur les activités sportives Le sport en tant qu’activité économique Le sport relève du champ d’application du droit communautaire dès lors qu’il constitue une activité économique. Ce point essentiel, déjà précisé par la CJCE en 1974 (arrêt Walrave et Kock) puis en 1976 (arrêt Donà contre Mantero), a été réaffirmé avec force par l’arrêt Bosman de 1995, au point d’ébranler le sport professionnel européen dans son ensemble. Il est désormais acquis par les autorités sportives nationales et internationales que toute règle fédérale aboutissant à entraver la libre circulation des sportifs professionnels au sein de l’espace communautaire – qu’il s’agisse des quotas de joueurs étrangers par équipes ou des indemnités de transfert – est proscrite en vertu de l’article 39 du traité CE (ex 48). L’abolition de ces règles a eu 2248_05_C1 Page 33 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN 33 pour conséquence immédiate de multiplier les transferts d’un club à l’autre, notamment en football, et de faire monter les enchères pour l’acquisition des joueurs, au prix d’une inflation des salaires et des indemnités pour rupture de contrat. De même, l’ensemble du droit communautaire s’applique au sport, qu’il s’agisse de la libre circulation des personnes, de la libre circulation des marchandises (art. 23 à 31 du traité CE), de la libre prestation des services (art. 49 à 55 CE) ou de l’interdiction des ententes et des abus de position dominante (art. 81 et 82 CE). Cet aspect du droit européen, qui s’applique aux fédérations dès lors qu’elles exercent une activité économique ou commerciale, a d’autant plus de mal à être accepté qu’elles se trouvent en situation de monopole. Dans un passé récent, plusieurs pratiques fédérales ont ainsi été proscrites par la Commission : attribution d’un label fédéral officiel à certains équipements sportifs, obstruction exercée à l’encontre de certaines épreuves sportives considérées comme concurrentes, ou encore acquisition des droits exclusifs de retransmission audiovisuelle des événements sportifs qu’elles organisent. À cet égard, la fédération internationale automobile (FIA) aurait, selon la Commission, développé un véritable florilège d’infractions au droit communautaire. Celles-ci font actuellement l’objet d’une procédure d’infraction. Les droits de retransmission télévisée des événements sportifs La vente des droits de retransmission télévisée a suscité également l’intervention des instances communautaires. Les revenus financiers tirés de la cession des droits de retransmission d’événements sportifs, pour lesquels les rediffuseurs s’affrontent afin d’obtenir l’exclusivité, ont connu une augmentation considérable au cours de la dernière décennie, au point de devenir la première source de financement du sport professionnel. Cette évolution induit de nombreux risques, que l’on peut évoquer brièvement. En premier lieu, l’acquisition de droits exclusifs, bien que contraire aux règles de la concurrence, a été acceptée par la Commission, à condition que l’exclusivité ne soit pas excessive dans sa portée et sa durée, ce qui doit être apprécié au cas par cas. Par ailleurs, la généralisation des droits exclusifs, et surtout leur acquisition par des chaînes cryptées ou à péage, risque à terme de priver le téléspectateur européen de la possibilité de recevoir gratuitement des images des grands événements sportifs. Aussi, la directive « Télévision sans frontières » modifiée en 1997 permet à chaque État membre d’établir une liste d’événements qu’il juge « d’importance 2248_05_C1 Page 34 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 34 SPORT ET ORDRE PUBLIC majeure pour la société » et de s’assurer qu’ils pourront être suivis par le public, en direct ou en différé, sur une chaîne de télévision d’accès libre. D’autre part, la hausse vertigineuse des droits de retransmission ne concerne en réalité que quelques disciplines qui concentrent l’essentiel des heures consacrées au sport par la télévision1. Cette concentration accentue non seulement les disparités entre les disciplines sportives, mais aussi, au sein d’un même sport, les risques de rupture entre les grands clubs professionnels, les petits clubs professionnels et les clubs amateurs. C’est pourquoi, en France, le nouveau projet de loi sur le sport prévoit un dispositif de mutualisation d’une partie des ressources générées par les droits de retransmission. Une telle disposition pourrait être reprise au niveau européen. Enfin, l’inflation des droits et la compétition que se livrent les opérateurs audiovisuels conduisent certains d’entre eux à prendre le contrôle de grands clubs, principalement de football. Il en résulte un risque non négligeable de fausser le jeu de la compétition sportive, notamment en cas d’acquisition de plusieurs clubs par le même opérateur. Une nouvelle forme de régulation s’impose donc au niveau international. À cet égard, l’Union européenne pourrait jouer un rôle important, bien que le traité n’ait pas prévu expressément son intervention dans ce domaine. Vers une nouvelle régulation exercée par l’Union européenne en matière sportive Le Conseil de l’Europe a exercé historiquement un grand rôle dans la définition d’une véritable « doctrine européenne du sport » reposant sur des principes humanistes. On a vu qu’en matière de lutte contre le dopage, il a été un précurseur, avec l’adoption en 1989 d’une convention européenne sur ce thème. Dans le domaine de la sécurité des manifestations sportives, le Conseil de l’Europe est également à l’origine d’une convention sur « La violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives, et notamment de matchs de football » adoptée en 1985. Cette convention est dotée d’un comité permanent, réuni au moins une fois par an, qui est chargé d’en suivre l’application et de proposer des mesures destinées à assurer la sécurité des spectateurs dans et aux abords des stades. L’acquis de ces dispositifs, repris intégralement par l’Union européenne, mérite sans doute d’être amplifié dans le cadre commu- 1. Il s’agit par ordre décroissant du football, du tennis, du cyclisme, du rugby et du basket-ball qui représentent en France 70 % du temps des émissions sportives. 2248_05_C1 Page 35 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU DROIT COMMUN 35 nautaire. Précisément, les initiatives en faveur du sport se multiplient depuis peu : déclaration relative au sport annexée au traité d’Amsterdam de 1997, résolution sur le sport adoptée à l’issue du sommet européen de Vienne en décembre 1998, premières assises européennes du sport organisées par la Commission à Olympie en mai 1999, rencontres informelles des ministres des États membres en charge du sport en janvier et juin 1999… Ce foisonnement récent d’initiatives vise à promouvoir un « modèle sportif européen » mettant l’accent sur les fonctions spécifiques du sport (éducation, santé publique, culture, ouverture au monde…) actuellement mises à mal par le développement rapide et conjugué de la professionnalisation et de la commercialisation1. Mais paradoxalement, l’application au sport des règles communautaires de libre circulation et de libre concurrence contribue, d’une certaine manière, à l’accélération d’un processus condamné par ailleurs. Par-delà la complexité de situations qui voient l’activité sportive dépendre, en grande partie, des enjeux économiques et financiers, il s’agit d’éviter que la soumission du sport aux principes libéraux appliqués sans contrôle aboutisse à l’émergence de clubs professionnels dominant tous les autres. Ce sont alors l’intérêt des rencontres et l’incertitude des résultats qui risqueraient d’être remis en cause. La prise de conscience de ces évolutions rapides et préoccupantes conduit aujourd’hui les instances communautaires – Parlement, Conseil et Commission – à la conclusion que le moment est venu pour l’Union européenne de définir une stratégie commune en faveur du sport ; condition impérative à l’élaboration d’une véritable politique publique européenne en matière sportive. * * * Dans le contexte de mondialisation et de commercialisation généralisée de l’activité sportive, on constate que les autorités sportives internationales peinent à contrôler les évolutions en cours et à maîtriser les dérives qui menacent directement le sport : dopage, violence, excès commerciaux… Ce n’est guère surprenant si l’on considère qu’elles sont un des acteurs essentiels de cette commercialisation et les premiers bénéficiaires de la vente au plus offrant des droits de retransmission télévisée. Plus étonnant en revanche est la prétention de ces mêmes autorités à vouloir préserver leur pouvoir normatif et à plaider une exemption du droit commun pour les activités économiques qu’elles conduisent, au nom de la spécificité du sport. 1. La présentation du « modèle sportif européen » a fait l’objet d’un document disponible sur le site internet de la commission (www.europa.eu.int). 2248_05_C1 Page 36 Lundi, 14. mai 2001 2:19 14 36 SPORT ET ORDRE PUBLIC L’autonomie proclamée du sport peut parfois servir de paravent à de prosaïques enjeux de pouvoir. En réalité, le droit autonome du sport est devenu résiduel, assiégé qu’il est par les législations nationales, le cas de la France étant à cet égard particulièrement révélateur. Depuis peu, la législation internationale, et singulièrement communautaire, percute à son tour les règles fédérales internationales. Incontestablement, l’arrêt Bosman a ouvert une ère nouvelle : celle de la modification en profondeur de l’ordre sportif mondial. On n’a sans doute pas suffisamment analysé par quel surprenant rapport de force, les règles fédérales internationales émanant des FSI, voire du CIO lui-même, ont pu être bouleversées par la dynamique du droit communautaire, qui pourtant ne concerne directement que dix-huit pays (Union européenne et pays de l’espace économique européen réunis). Mais aujourd’hui, par un étrange retournement, la notion d’exception sportive, écartée fermement par les instances communautaires en ce qui concerne les activités économiques liées au sport, semble à nouveau admise pour mieux prendre en compte la spécificité du sport et la globalité de ses fonctions sociales, culturelles ou de santé publique. Peut-on aller jusqu’à dire que l’Union européenne s’est découvert une vocation à sauvegarder les fondements éthiques du sport, dans l’intérêt supérieur des citoyens européens, et considérer que sa démarche est en partie légitimée par des motifs d’intérêt public, mais aussi par une certaine carence des instances dirigeantes du sport ? Il n’est pas contestable, en tout cas, qu’après avoir observé une dilution du droit sportif dans les règles de droit national, nous assistons à présent à une intrusion remarquable du droit communautaire et de ses dérivés dans l’ordre normatif des fédérations internationales. Gageons que cette évolution est loin d’être achevée et que ses péripéties ne manqueront pas d’intérêt. Références bibliographiques Conseil d’État (section du rapport et des études), Sports : pouvoir et discipline, Paris, La Documentation française, 1991, 144 p. MIÈGE Colin, Les institutions sportives, Paris, PUF, coll. « Que SaisJe ? », n° 2729, 1997 (2e édition), 128 p. MIÈGE Colin, Le sport européen, Paris, PUF, coll. « Que Sais-Je ? », n° 3083, 1996 (1re édition), 128 p. RÉMY Dominique, Le sport et son droit : introduction au droit des institutions sportives, Paris, éditions Romillat, 1991, 384 p. SIMON Gérald, Puissance sportive et ordre juridique étatique, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 1990, 429 p. 2248_06_C2 Page 37 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 L’ÉTAT, LE MOUVEMENT SPORTIF ET LE MARCHÉ 37 L’ÉTAT, LE MOUVEMENT SPORTIF ET LE MARCHÉ : QUI FAIT LA LOI ? ■ Gérald SIMON Résumé : la « loi sportive » a une double nature : celle qui lui provient du milieu sportif établissant les règles sur lesquelles est assise l’organisation des compétitions ; celle de l’État qui vise notamment à garantir la liberté et les droits des sportifs. Le système français de la délégation de pouvoirs est un exemple de réussite de l’association des deux ordres : il consolide les pouvoirs sportifs en soumettant leur exercice au respect de la légalité. Mais la commercialisation croissante du sport déstabilise le système. La logique concurrentielle tend à prévaloir sur la logique sportive, mettant en cause les principes de l’organisation des compétitions. Poser la question de savoir qui fait la loi dans le sport peut s’apparenter à une provocation. Car, au pays de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, il est tenu comme dogme que la loi ne peut émaner que de l’État. Expression de la volonté générale, elle est par excellence l’acte de la puissance publique, que nul n’est censé ignorer, dont l’administration assure l’exécution sur l’ensemble du territoire et que les juges font respecter. Il n’est de droit que de l’État et toutes les activités humaines, sans exception, sont normalement soumises à l’ordre de la loi, en sport comme ailleurs. Pourtant, les recherches entreprises par un certain nombre de juristes depuis quelques années sur la délicate relation du droit et du sport ont permis de mettre en doute l’infaillibilité du dogme de l’unité du droit et de l’État1. Elles ont en effet montré que l’organisation du sport reposait avant tout sur un système de normes issues du mouvement sportif lui-même et constitutif d’un ordre juridique à part entière et distinct de celui de l’État. Cela explique que le système sportif ait pu longtemps fonctionner sans la moindre intervention étatique, sur la base de règles propres conférant à l’organisation sportive une large et profonde autonomie. 1. Sur cette question, on peut se reporter, à titre non exhaustif, aux ouvrages suivants : Karaquillo Jean-Pierre, Le droit du sport, Paris, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1997 (2e édition) ; Rémy Dominique, Le sport et son droit, Paris, éditions Romillat, 1991 ; Simon Gérald, Puissance sportive et ordre juridique étatique, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, coll. « Bibliothèque de droit public », 1990. 2248_06_C2 Page 38 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 38 SPORT ET ORDRE PUBLIC Cependant, la dimension acquise par l’activité sportive ne pouvait laisser indifférents les pouvoirs publics. Après s’être longtemps abstenus, nombre d’États se sont dotés d’une législation et d’une réglementation relatives au sport qui viennent ainsi se juxtaposer à ce que JeanPierre Karaquillo dénomme « les règles de droit spontané » émanant des institutions sportives1. De sorte que le droit du sport, ou ce qu’on pourrait encore appeler la « loi sportive », désigne cet ensemble formé par les règles provenant de cette double origine. Mais cet ensemble est loin d’être homogène car l’intervention de chaque ordre dans le domaine sportif répond à des logiques et des finalités différentes, voire dans certains cas opposées. Ainsi la réglementation issue du mouvement sportif obéit, dans son essence, à l’impératif des compétitions : règles du jeu bien sûr, mais également règles techniques et déontologiques, règles fixant les conditions d’accès aux épreuves, déterminant le statut des joueurs, l’homologation des enceintes et des équipements sportifs, le régime de la publicité et de la diffusion des images… bref, toutes les règles à la source de cette vaste organisation du sport et qui lui impriment sa spécificité. En tant que créateur de ce système, le mouvement sportif se revendique comme le propriétaire légitime et exclusif. Cela explique la tendance autarcique de celui-ci, s’estimant seul habile à régler en son sein les affaires sportives, véhiculant ainsi l’image d’un milieu fermé vivant en marge ou au-dessus des lois, sinon des siennes propres. On comprend, dans ces conditions, que les interventions étatiques aient été le plus souvent ressenties de la part des autorités sportives comme une immixtion illégitime dans les affaires intérieures du sport et une atteinte à leur indépendance. Et ce d’autant plus que ces interventions se sont souvent manifestées sous la forme de décisions de justice annulant comme contraires au droit les mesures prises par les fédérations sportives et condamnant celles-ci parfois très lourdement2. Les instances sportives ont tenté de se protéger contre de telles intrusions, notamment en interdisant à leurs membres, sous peine d’exclusion, de saisir les tribunaux étatiques. On se souvient que la Fédération internationale de football (FIFA) avait menacé la Fédération française 1. Dans un premier temps, les États se sont contentés de dispositions (traitant de quelques aspects particuliers), éparpillées dans des textes divers. Mais, un mouvement se dessine qui voit un certain nombre de pays se doter d’une législation spécifique au sport. En France (pays qui fait figure de pionnier en la matière), la première loi relative au sport votée par le Parlement fut adoptée le 29 octobre 1975, abrogée par la loi du 16 juillet 1984 modifiée à diverses reprises. De même, l’Espagne et le Portugal ont adopté, en 1990, une législation analogue. 2. La Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) qui avait suspendu de compétition le recordman du monde du 400 mètres (Harry Butch Reynolds) convaincu de dopage a été condamnée par un tribunal de l’Ohio, qui relevait un vice de procédure, à verser à l’athlète la somme de 27,3 millions de dollars à titre de dommages-intérêts. 2248_06_C2 Page 39 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 L’ÉTAT, LE MOUVEMENT SPORTIF ET LE MARCHÉ 39 de football (FFF) d’exclure les équipes françaises de l’ensemble des compétitions organisées par la FIFA si le club de l’Olympique de Marseille (qui avait été exclu de participation à une Coupe d’Europe à la suite de la fameuse affaire de corruption relative au match Marseille Valenciennes) ne renonçait pas à l’action qu’il avait entamée devant la justice suisse et qui avait abouti à une suspension provisoire de la mesure d’exclusion. Sur la pression des dirigeants de la FFF, le club finit par céder. Le célèbre cas « Bosman » est également exemplaire de ces pratiques : ce joueur professionnel de football, empêché par son club d’offrir ses services à une autre équipe, obtint de la justice la liberté que lui refusaient les règlements sportifs. Mais du fait de cette action, il ne put trouver un nouveau club employeur. La justice civile l’avait sans doute rétabli dans ses droits de travailleur, mais le monde du football le maintenait dans sa condition de sportif paria. Ces quelques exemples, qui pourraient être multipliés, illustrent la situation conflictuelle à laquelle peut donner lieu la coexistence des deux ordres en matière sportive. Est-ce à dire que cette coexistence est impossible ? La preuve contraire paraît être administrée par le système français qui réalise l’osmose entre ce qui relève du « pouvoir sportif » et l’intervention publique dans le sport. Cette osmose tient entièrement dans le mécanisme de la délégation de pouvoirs qui permet d’accorder au mouvement sportif reconnu une pleine compétence pour régler l’organisation et le fonctionnement des compétitions tout en assujettissant l’exercice de cette compétence au respect du droit. Si le système français a réussi à prévaloir dans un cadre national, il reste malgré tout fragile dès lors qu’on élargit le champ de vision. La mondialisation du sport à laquelle on assiste aujourd’hui et le poids économique et financier qu’il représente conduisent, comme pour le marché, à un risque de déréglementation du sport. On assisterait, de la sorte, à l’émergence d’un nouveau dualisme qui mettrait aux prises la loi sportive avec la loi du marché. LE SYSTÈME FRANÇAIS DE LA DÉLÉGATION DE POUVOIRS : UNE CONJUGAISON RÉUSSIE DES POUVOIRS NORMATIFS Le mécanisme de la délégation de pouvoirs a d’abord été introduit par une ordonnance du 28 août 1945, puis repris par la loi du 29 septembre 1975. Il est aujourd’hui énoncé à l’article 17 de la loi 2248_06_C2 Page 40 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 40 SPORT ET ORDRE PUBLIC du 16 juillet 19841. Aux termes de cette disposition, « dans chaque discipline sportive et pour une période déterminée, une seule fédération reçoit délégation du ministre chargé des Sports pour organiser les compétitions sportives à l’issue desquelles sont délivrés les titres internationaux, nationaux, régionaux ou départementaux et procéder aux sélections correspondantes ». On note d’emblée que ce système repose sur une fiction selon laquelle l’organisation des compétitions sportives relèverait de la compétence du ministre. Si celui-ci peut la déléguer aux fédérations, il peut en théorie la reprendre et l’exercer lui-même car nul ne saurait déléguer une compétence qui ne lui appartient pas. On n’imagine guère, cependant, que le ministre des Sports organise de son propre chef les rencontres du championnat de France de football ou sélectionne les sportifs composant les équipes de France dans les différentes disciplines ! Le but recherché est évidemment ailleurs : en conférant les pouvoirs d’organisation à une seule fédération par discipline ou groupe de disciplines, le ministre assure à celles qu’il a ainsi reconnues la plénitude des pouvoirs leur permettant d’exercer leur mission. Le système de la délégation s’analyse donc d’abord comme une consolidation par l’État des pouvoirs exercés par les autorités sportives sur les compétitions. Mais ces pouvoirs, reconnus et légitimés par l’État, sont par cette même opération soumis à contrôle. La reconnaissance étatique des pouvoirs sportifs L’effet direct de la délégation est de conférer à ses bénéficiaires un monopole, puisque le ministre ne peut déléguer le pouvoir d’organisation qu’à une seule fédération par discipline. Le système consacre ainsi un monopole de droit et, comme tel, garanti par la loi. On mesure ainsi le caractère essentiel du mécanisme : par le monopole, la fédération bénéficiaire de la délégation de pouvoirs est assurée de la suprématie sur l’ensemble de la discipline et peut, de ce fait, exercer sa fonction sans crainte d’une concurrence extérieure. Sans doute depuis longtemps les principales fédérations exerçaient-elles un monopole de fait, grâce notamment à leur affiliation à la fédération internationale2. Mais la consécration étatique assure une protection que ne saurait garantir un pur rapport de forces. De plus, cette protection est encore affermie par diverses dispositions de la loi. Les 1. Loi n° 84-610 du 16 juillet 1984 relative à l’organisation et à la promotion des activités physiques et sportives, Journal officiel, 17 juillet 1984. 2. Les règlements sportifs internationaux ne permettent d’affilier généralement qu’une fédération nationale par discipline. 2248_06_C2 Page 41 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 L’ÉTAT, LE MOUVEMENT SPORTIF ET LE MARCHÉ 41 titres que les fédérations délégataires délivrent à l’issue des compétitions qu’elles organisent sont ainsi protégés de toute concurrence1 ; de même, ces fédérations sont seules habilitées à utiliser la dénomination de « fédération française » ou de « fédération nationale » pour éviter toute confusion ; surtout, aux termes de l’article 18, tout organisateur privé de manifestations sportives autre qu’une fédération est tenu de demander son agrément à l’organisme délégataire, dès lors que la manifestation est ouverte aux licenciés de la discipline. Ainsi le nom, les titres et les compétitions des bénéficiaires de la délégation sont-ils l’objet d’une protection particulière. L’autre effet, non moins important, attaché au mécanisme est la reconnaissance juridique des pouvoirs d’organisation dévolus aux délégataires. Exercés dans ce cadre, ils sont regardés comme des « prérogatives de puissance publique » ; en dehors, ils sont considérés comme de simples actes contractuels dont les effets sont limités aux rapports qu’entretiennent normalement les associations avec leurs membres. Il n’est pas possible, dans cette courte étude, de détailler toutes les conséquences qui résultent de cette différence de qualification2. Il suffit de retenir qu’avec ce label les fédérations délégataires sont pourvues des attributs de la puissance publique pour l’accomplissement de leur mission d’organisation, et notamment du pouvoir d’imposer unilatéralement des sujétions aux destinataires de leurs actes. Elles disposent, à ce titre, du pouvoir réglementaire qui leur permet d’établir et de modifier unilatéralement les conditions du fonctionnement des compétitions et peuvent également prendre toutes les dispositions individuelles propres à rendre effective la réglementation ainsi adoptée. Ces pouvoirs sont donc considérables, moins d’ailleurs par leur objet que par leur caractère. Cela justifie qu’ils soient l’objet d’un contrôle particulier. Des pouvoirs soumis au droit L’objectif avoué, et qui justifiait que l’État veille de plus près au fonctionnement de l’activité sportive, était de ramener les responsables en charge de cette organisation à davantage respecter les principes élémentaires du droit. Cet objectif a pu grandement être réalisé grâce à la qualification retenue vis-à-vis des pouvoirs d’organisation des compétitions. D’une part, cela a permis de considérer l’activité sportive comme un service public administratif dont l’exécution était confiée aux fédérations dans le cadre de la délégation. L’octroi par 1. Article 17-1 de la loi du 16 juillet 1984. 2. Pour une analyse plus conséquente sur ce point voir, Simon Gérald, op. cit. 2248_06_C2 Page 42 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 42 SPORT ET ORDRE PUBLIC l’État de prérogatives de puissance publique à des personnes privées est en effet considéré comme le signe de l’existence d’une mission de service public, seule justification à une telle délégation. En charge d’une mission de cette nature, les fédérations délégataires sont dès lors tenues au respect des principes et règles qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et notamment au principe d’égalité des usagers. Cela conduit à déclarer illégale toute discrimination dans l’accès aux compétitions qui serait fondée sur un motif sans un rapport étroit avec leur objet1. D’autre part, la qualification des décisions sportives prises en vertu de la délégation comme prérogatives de puissance publique a permis de les soumettre au régime des actes administratifs, et spécialement au principe de légalité. Sans multiplier les exemples, on relèvera ainsi que nombre de sanctions prononcées contre des sportifs ont été annulées pour non respect des droits de la défense ; de même pour des règlements sportifs imposant des obligations dans un but purement financier ou sans rapport avec l’organisation des compétitions. Ces annulations prononcées par les juges administratifs ont produit leur effet : nombreuses au début tant la liberté prise avec les règles de droit avait été grande, elles ont amené les responsables à prendre en compte bien davantage les droits et libertés qui sont en œuvre dans le cadre de l’organisation des épreuves sportives. Il en est résulté un changement tangible dans le comportement des autorités sportives lors de l’examen des textes ou des dossiers, ce qui a abouti à une notable amélioration des règlements sportifs, sans que le déroulement des compétitions en ait été réellement affecté. Le système français de la délégation de pouvoirs est ainsi un exemple d’équilibre réussi entre la reconnaissance des pouvoirs sportifs et leur soumission au droit. À l’inverse, la commercialisation croissante du sport provoque une profonde déstabilisation du système. LA LOI SPORTIVE FACE À LA LOI DU MARCHÉ Les années 1990 ont été marquées par l’explosion de la commercialisation du sport. Si les retombées économiques du sport étaient depuis longtemps exploitées commercialement (image des sportifs, publicité sur les stades…), c’est aujourd’hui la compétition elle-même qui est l’objet d’un marché. On connaissait le marché des transferts de 1. Voir ainsi pour des discriminations à l’égard de sportifs naturalisés : Conseil d’État, 16 mars 1984, Broadie, Recueil Lebon, p. 118. 2248_06_C2 Page 43 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 L’ÉTAT, LE MOUVEMENT SPORTIF ET LE MARCHÉ 43 joueurs, ce sont maintenant les clubs qui sont achetés (et vendus) par les puissants groupes financiers1, leur valeur commerciale étant cotée en bourse. Certaines manifestations sportives sont également l’objet de cessions. Ainsi, en 1994, la course de vélo tous terrains « Roch azur » a été rachetée par la Fédération française de cyclisme à une société commerciale ; en 1996, le tournoi de tennis open de Nice a été cédé par la société « Bedel Portes Organisation » à la ville de… New-Delhi ! En 1998, la société italienne « Media Partners » conçoit le projet d’une « Super ligue » visant à réunir dans une même compétition les meilleurs clubs de football européens et concurrençant directement les différentes coupes d’Europe organisées par l’Union européenne de football (UEFA). Comme le souligne David Antoine, auteur d’une thèse sur le fonds de l’entreprise sportive, « cette frénésie marchande transforme la réalité du sport. Elle le soumet aux stratégies extérieures (sponsors, télé diffuseurs…), multiplie les constructions juridiques complexes et parfois aléatoires, subordonne l’éthique sportive à la logique commerciale »2. C’est bien en termes de logique qu’il convient de raisonner : la primauté de la loi du marché sur le sport est profondément déstabilisatrice dans la mesure où la logique qui préside à l’organisation des compétitions, notamment l’égalité des participants et l’éthique du jeu, cède le pas devant les impératifs de leur rentabilité. L’attraction que représente cette manne financière pour les institutions sportives influe à l’évidence sur leur mission même : leur pouvoir de régulation des compétitions sur lequel est normalement fondée leur autorité sur la discipline qu’elles sont chargées de gérer est puissamment mis en cause par la dérégulation à l’œuvre dans la logique commerciale. Cela se vérifie particulièrement dans le cas de la cession par les instances fédérales des droits portant sur les compétitions, enjeu économique majeur et qui donne lieu, au plan juridique, à de sévères empoignades. L’exploitation commerciale du monopole d’organisation des compétitions Depuis quelque temps, les groupements sportifs organisateurs ont mis à profit leur monopole pour céder à titre exclusif les droits (essentiellement de publicité et de télédiffusion) portant sur les épreuves qu’ils organisent, ce qui, dans les disciplines populaires et fortement 1. Notamment par les grands groupes de presse comme la société Fininvest de S. Berlusconi (acquéreur du Milan AC), Canal+ (avec le Paris-Saint-Germain acquis en 1990), le groupe Daily Mirror ou celui du magnat australien R. Murdoch. 2. Antoine David, Le fonds de l’entreprise sportive, thèse de doctorat en droit, université de NiceSophia-Antipolis, 1999. 2248_06_C2 Page 44 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 44 SPORT ET ORDRE PUBLIC médiatisées, leur procure des ressources extrêmement importantes et assoit leur puissance financière. Ainsi, lors des trois dernières Coupes du monde de football, la FIFA a cédé les droits de télévision pour un milliard de francs. Cette somme apparaît pourtant relativement modeste comparée aux 11,5 milliards déboursés par la société « ISL-Kirch » à ce même organisme pour l’acquisition exclusive des droits de télévision sur les Coupes du monde organisées en 2002 et 2006. La cession des droits sur les Jeux olympiques (JO) connaît une inflation de même nature : alors que pour la retransmission des jeux de Rome, les droits de télévision s’élevaient à 1,2 million de dollars, leur cession à la chaîne NBC pour les JO d’Atlanta en 1996 a rapporté au Comité international olympique (CIO) 456 millions de dollars, soit l’équivalent de trois milliards de francs. Et pour les jeux de Sydney en l’an 2000, ce sont près de 10 milliards de francs que le CIO va recueillir ! La cession exclusive ne porte pas seulement sur les droits de télévision. Elle porte également sur la billetterie et la publicité. Pour ne citer qu’un exemple, la Ligue nationale de football (LNF), organisme chargé en France de l’organisation du championnat de football professionnel, a négocié en 1995 avec la société Adidas la fourniture exclusive pour une durée de cinq ans de maillots à l’effigie de la marque pour l’ensemble des équipes engagées, alors que celles-ci sont sous contrat avec d’autres marques, en contrepartie d’une somme de 60 millions de francs versée à la LNF par l’équipementier. L’exclusivité de ces droits est pareillement négociée dans les diverses disciplines, à l’occasion des compétitions de quelque importance. Bien entendu, leur montant est très variable selon la résonance médiatique escomptée de l’événement, ce qui accentue les différences entre les sports. Mais dans tous les cas, c’est le monopole d’organisation des compétitions qui est exploité par les fédérations bénéficiaires à des fins commerciales. Cette utilisation dévoyée est aujourd’hui fortement contestée au nom du droit de la concurrence, ce qui conduit à remettre en cause le monopole dans son principe même et, partant, le système d’organisation du sport. La contestation du monopole d’organisation des compétitions L’émergence récente du droit de la concurrence dans le sport correspond à l’essor de sa commercialisation. Il n’est pas difficile de démontrer que les fédérations sportives, même si elles revêtent le statut d’association à but non lucratif, s’apparentent dans leurs pratiques à des entreprises, c’est-à-dire, selon la définition qu’en donne le droit communautaire, 2248_06_C2 Page 45 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 L’ÉTAT, LE MOUVEMENT SPORTIF ET LE MARCHÉ 45 à des « entités qui participent à la création et à la circulation des richesses et exercent à ce titre une activité économique ». Elles ne sauraient normalement échapper aux règles de la concurrence qui prohibent notamment les ententes illicites et les abus de position dominante. Cela explique que l’on assiste aujourd’hui à la multiplication des contentieux portant sur la validité des cessions exclusives des droits sur les compétitions. Dans nombre de cas, sur recours des clubs ou d’entreprises commerciales évincées du marché, les autorités de la concurrence sanctionnent l’octroi de droits exclusifs par les organismes sportifs disposant en droit ou en fait d’un monopole, en relevant de leur part et de leurs partenaires des pratiques anticoncurrentielles. Très souvent, il est considéré que le monopole leur confère une position dominante sur le marché, l’exploitation commerciale de celui-ci sous la forme de la concession de droits exclusifs étant synonyme d’abus. On est proche ici de la théorie de l’abus automatique de position dominante dont fait application, dans d’autres matières, le juge communautaire. Ainsi, l’accord négocié entre la LNF et Adidas, cité précédemment, a donné lieu à un vaste contentieux qui a abouti à la condamnation des deux organismes à de lourdes sanctions pécuniaires prononcées par le Conseil de la concurrence1. L’application au sport des règles de la concurrence répond sans doute à la logique du marché et les fédérations seraient mal engagées à se plaindre d’une situation qu’elles ont elles-mêmes créée ou, pour le moins, dont elles ont su profiter. Cependant, force est de constater que cette logique conduit à une profonde déstabilisation de l’organisation sportive assise sur le modèle fédéral. On remarque en effet que le « tout concurrentiel » amène les clubs les plus riches à contester l’autorité fédérale pour se vendre au plus offrant. Cette conduite est manifeste en football où les grands clubs, dirigés par de puissants groupes financiers, cherchent à négocier directement les droits sur les rencontres auxquelles ils participent, voire à constituer entre eux un groupement (sur le modèle de la NBA) susceptible de leur procurer de substantiels profits. Les instances fédérales défendent, avec quelque raison, que l’exclusivité permise par le monopole procure des ressources qui peuvent être réparties entre les clubs au prorata de leurs besoins. Cette répartition permet ainsi d’assurer l’équilibre des compétitions où se mesure, sur le plan de la valeur sportive, l’ensemble des clubs quels que soient leurs moyens. * * * 1. Sur cette affaire voir, Simon Gérald, « La nature juridique des règlements sportifs à objet commercial », Recueil Dalloz, 1999, chronique, p. 174-178. 2248_06_C2 Page 46 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 46 SPORT ET ORDRE PUBLIC L’affrontement de la logique commerciale et de la logique sportive est aujourd’hui bien réel. La multiplication des épreuves fondée sur la recherche exclusive du profit, l’explosion du dopage qui en est l’une des causes essentielles, la mise en place de compétitions sur mesure pour attirer les capitaux, la croissance exponentielle des salaires versés aux sportifs voués au star-système sont autant d’éléments qui n’incitent guère à l’optimisme sur le devenir du sport conçu comme un facteur d’épanouissement pour ceux qui s’y adonnent. Un retour en arrière est inenvisageable. Mais si le modèle sur lequel s’est construit le système est dépassé, les principes demeurent : égalité des chances, équilibre des compétitions, c’est-à-dire la substance même de l’ordre public du sport. Sa préservation passe certainement par une réforme en profondeur du mode de fonctionnement des institutions sportives, davantage recentrées sur leur mission essentielle de régulation de l’activité. Cela suppose, pour aboutir, une forte mobilisation des États en vue d’affermir l’autorité menacée du mouvement sportif et de contrôler l’exercice effectif de sa mission. Des frémissements ont pu être constatés à cet égard dans la lutte contre le dopage où la mobilisation des pouvoirs publics a permis de placer les autorités sportives devant leurs responsabilités. Même si les résultats sont encore peu tangibles, cette action montre que l’association étroite entre les autorités publiques et celles du sport est la véritable garantie pour maintenir son ordre. Références bibliographiques KARAQUILLO Jean-Pierre, Le droit du sport, Paris, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1997 (2e édition), 117 p. RÉMY Dominique, Le sport et son droit, Paris, éditions Romillat, 1991, 384 p. SIMON Gérald, Puissance sportive et ordre juridique étatique, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, coll. « Bibliothèque de droit public », 1990, 429 p. 2248_07_C3 Page 47 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 47 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE : UNE DIPLOMATIE PARALLÈLE ■ Dominique MALIESKY Résumé : dès sa création en 1896, le CIO intervient sur la scène internationale et entre en contact avec les États pour entretenir avec eux des relations non dénuées d’ambiguïté. Attaché à la neutralité et à l’indépendance de l’olympisme, il doit néanmoins compter sur le concours de ces derniers pour assurer la réussite de ses objectifs. Dès lors, en fonction de la personnalité des présidents du CIO et de l’état du monde, les rapports entre les instances olympiques et l’ordre politique connaissent toute une série de configurations allant de l’éloignement à la soumission, sans omettre l’hostilité déclarée du sport face à la politique. Mise au service d’un ambitieux dessein de rénovation du sport, la constitution d’une « internationale du sport », apparaît comme l’une des préoccupations premières de Pierre de Coubertin. À partir de 1891, les rencontres internationales (réunissant essentiellement la France, l’Angleterre et les États-Unis) se multiplient à l’initiative du baron qui formule, dès le 25 novembre 1892, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sa proposition de rétablir les Jeux olympiques (JO). Est ainsi confiée à l’olympisme la double mission « d’assembler les sports, les obligeant à collaborer les uns avec les autres pour le progrès de l’éducation physique et […] d’autre part de réunir toutes les nations dans un effort d’émulation infiniment utile au bien général »1. Si l’international fonctionne comme un objectif à atteindre, le but visé étant l’universalisme, il représente également un moyen indispensable à la survie du projet de Coubertin devant lui permettre de cantonner la politique à la place qu’il lui assigne (c’est-à-dire à l’arrière-plan). L’institution olympique va, dès lors, se montrer extrêmement jalouse des prérogatives qu’elle s’est octroyée. En témoigne, entre autres, la règle 23 de la charte du Comité international olympique (CIO) intitulée précisément « Autorité suprême » : « Le CIO est un arbitre, en dernier ressort, de toutes les questions concernant les Jeux et le mouvement olympique. En toutes matières, y compris la matière disciplinaire, à l’égard de tous et pour toutes les sanctions définitives ou temporaires […], les pouvoirs du CIO sont souve- 1. Coubertin Pierre de, Mémoires olympiques, éditions du CIO, 1976, p. 132. 2248_07_C3 Page 48 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 48 SPORT ET ORDRE PUBLIC rains ». Au sein de l’empire olympique, le CIO réclame donc l’autonomie, la plénitude et l’exclusivité des compétences, voire le « monopole de la violence légitime ». Ce souci d’indépendance et cette volonté de s’affranchir de l’emprise des États va se traduire par un mode de recrutement particulier fixé par la règle 12 de la charte olympique selon laquelle « le CIO est un organisme permanent. Il se recrute lui-même par l’élection de personnalités qu’il juge qualifiées, sous réserve que celles-ci […] soient des nationaux résidents d’un pays doté d’un Comité national olympique (CNO) reconnu par le CIO […]. Les membres du CIO sont ses représentants auprès de leurs pays respectifs et non les délégués de leurs pays au sein du CIO. Ils ne peuvent accepter de gouvernements, d’organisations ou d’individus aucun mandat susceptible de les lier ou d’entraver la liberté de leur vote ». Le projet de Coubertin vise clairement à construire une société parallèle dans un espace vacant, non (encore) occupé par l’État, une société qui obéirait à ses propres règles et se mobiliserait pour la défense de ses propres valeurs. Fort de cette mission, le CIO entretient des rapports privilégiés avec ses partenaires « naturels » que sont les Comités nationaux et les Fédérations sportives internationales (FSI). Mais il s’ouvre également à son environnement, à commencer par les États sur lesquels il compte pour organiser, tous les quatre ans, des Jeux olympiques sur le territoire de l’un d’entre eux, qu’il aura préalablement désigné. En l’absence de sanctuaire olympique, la réussite de l’entreprise de Coubertin est à ce prix, de même que la pérennisation du CIO. Si, tout au long de son siècle d’existence, le CIO n’a pas varié quant à ce double objectif, il a eu cependant recours à des moyens différents pour l’atteindre et ce en fonction de deux paramètres principaux : l’état du monde (guerre ou paix, tension Est-Ouest ou détente…) et la personnalité des différents présidents du CIO (intransigeant ou conciliant). Il semble, à l’examen, que l’action extérieure du CIO a connu deux phases distinctes : la première, de l’origine à 1980, se traduit par des rapports souvent étroits et conflictuels avec le politique (le boycott des Jeux de Moscou marquant tout à la fois le point d’orgue et le point de non retour de cette tendance) ; la seconde, dès lors, caractérisée par des rapports plus distants et plus apaisés avec le politique au profit d’un resserrement des liens avec les acteurs économiques de la mondialisation. Cependant, les scandales qui secouent le CIO depuis quelques mois amènent à s’interroger sur l’efficacité de cette ligne d’action menée par Juan-Antonio Samaranch et sur son réel degré d’autonomie sur la scène internationale1. Le CIO est-il vraiment le maître de sa diplomatie ? 1. Sur ce point, voir infra la contribution de Jean-Loup Chappelet. 2248_07_C3 Page 49 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 49 LES MANIFESTATIONS DE LA DIPLOMATIE DU CIO Détenant le monopole du label olympique, le CIO décide discrétionnairement de son attribution ou éventuellement de son retrait. Cela vaut pour trois circonstances : la reconnaissance des CNO, leur exclusion et le choix des villes olympiques. Le CIO détient ainsi la possibilité de dessiner une géographie sportive qui malmène parfois ou, à tout le moins, n’épouse pas forcément les contours de la géographie politique. La reconnaissance des CNO C’est le CIO qui a compétence exclusive pour reconnaître ou non un CNO et pour décerner le label olympique à l’État qui sollicite son admission dans la « famille olympique ». Les conditions mises en avant pour une reconnaissance sont pour l’essentiel d’ordre sportif. Par ailleurs, le CIO se laisse une large marge d’appréciation pour délimiter le territoire olympique. En effet, jusqu’en 1996, la règle 24 de la charte olympique se référait à des « pays » ou à des « nations » et non pas à des États pour rendre compte de l’assise territoriale des CNO (« pays » signifiant tout pays, État, territoire ou portion de territoire que le CIO considère, selon sa discrétion absolue, comme zone de juridiction du CNO qu’il a reconnu). Historiquement, cette disposition (qui renvoie certes à des convictions personnelles de Pierre de Coubertin qui était favorable au principe des nationalités) est destinée à permettre une extension rapide de la « famille olympique » qui, visant l’universalité, tente également de s’affranchir des contraintes du politique. Dans les années suivant son installation, le CIO se montre novateur, presque téméraire si l’on se réfère à la liste des CNO qu’il accepte de reconnaître. Certains correspondent à un territoire qui ne se constituera que plus tard en État souverain, voire qui ne l’est toujours pas à ce jour. Anticipant l’éclatement des empires, le Comité olympique hongrois est reconnu dès 1895 et les athlètes de Bohême sont autorisés à participer aux Jeux de 1912. S’agissant du grand duché de Finlande, le problème est tranché dans le même sens : les sportifs finlandais sont admis à prendre part aux Jeux dès 1908. À la même époque, le CIO reconnaît leur « indépendance sportive » aux dominions de l’empire britannique : l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud sont dotés de CNO avant la Première Guerre mondiale. L’Arménie est même momentanément accueillie en 1920. Par la suite, du fait de sa composition (notamment la sur-représentation du monde occidental) et des circonstances du moment (mise en place de l’ordre de Yalta), le CIO perd largement de son 2248_07_C3 Page 50 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 50 SPORT ET ORDRE PUBLIC audace et peine quelque peu à s’ouvrir au Sud : il se contente pour l’essentiel d’entériner, parfois avec difficulté, les décisions de l’Organisations des Nations unies (ONU). Les pays arabes et africains anciennement colonisés ne bénéficient pas du même traitement de faveur que les composantes de l’empire austro-hongrois ou que les dominions blancs de l’empire britannique : ce n’est, en effet, qu’à partir de 1964 que certains d’entre eux (Algérie, Niger, Sénégal, Tchad) peuvent participer pour la première fois aux JO. L’intégration de l’Est est plus difficile encore et, en la matière, la géographie sportive qui a certes ses propres critères, accuse un sérieux retard par rapport à la géographie politique : reconnue par la France, la GrandeBretagne et l’Italie en 1924, accueillie au sein de la Société des nations (SDN) en 1934, l’URSS n’appartient à la « famille olympique » qu’à partir de 1951 et ne participe aux JO qu’à partir de 1952 (du fait aussi, il est vrai, de la volonté soviétique de boycotter le « sport bourgeois et capitaliste », du moins jusqu’à ce que ses athlètes soient à niveau…). La réintégration de la Chine au sein de la « famille olympique », demandée en 1975 et obtenue quatre ans plus tard, le 25 octobre 1979, est tout à fait révélatrice de cet état d’esprit pour le moins attentiste. Assurément, les nombreuses pressions de Taïwan qui met en avant le danger d’annexion retardent le processus de reconnaissance. Cependant, la mort de Mao, la mise en œuvre de la « diplomatie du ping-pong », l’établissement de relations diplomatiques entre la Chine et les grands États occidentaux, sa réadmission à l’ONU ne viennent que difficilement à bout des réticences du CIO. Aujourd’hui, le CIO inscrit à son palmarès la reconnaissance de cent quatre-vingt-dix-huit CNO (cent quatre-vingt-dix-sept ont fait le voyage pour les Jeux d’Atlanta) alors qu’au même moment l’ONU ne compte que cent quatre-vingt-six membres. Le CIO est probablement la seule institution internationale qui accueille en son sein trois délégations chinoises, celle de la République populaire de Chine (RPC), celle de Taïwan et celle de Hong-Kong. Aujourd’hui, la spécificité de la géographie olympique n’est plus de mise : depuis la réforme de 1996, le CIO s’aligne sur une reconnaissance internationale externe et la charte olympique est désormais libellée de telle façon que l’expression « pays » signifie un État indépendant reconnu par la communauté internationale. L’exception olympique a vécu. Et de fait, depuis quelques années déjà, le CIO attendait une reconnaissance internationale, voire une admission à l’ONU, pour franchir le pas : s’il s’est montré particulièrement diligent vis-à-vis de la Croatie admise à participer aux Jeux d’Albertville en 1992, la Bosnie, quant à elle, a dû patienter jusqu’aux Jeux d’hiver de Lillehammer (1994). Les athlètes de la Communauté des états indépendants (CEI), de leur côté, ont été invités à présenter une délégation unique devant se con- 2248_07_C3 Page 51 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 51 tenter du drapeau olympique lors des Jeux d’Albertville alors que les trois États baltes, forts de leur réadmission à l’ONU dès septembre 1991, sont réintégrés dès le lendemain à l’unanimité au sein de la « famille olympique ». L’exclusion des CNO Eu égard à son ambition d’atteindre l’universalité, le CIO se montre toujours réticent lorsqu’il s’agit de décréter des mesures d’expulsion des CNO. Plutôt que d’avoir recours à cette sanction ultime qui l’éloigne de son objectif, il privilégie les mesures temporaires ou plus douces. Les principales sont la disqualification et la suspension qui frappent les vaincus des deux guerres mondiales, à commencer par l’Autriche qui n’a pas été invitée aux Jeux de 1920 et l’Allemagne en 1920, 1924 et 1948. L’Afrique du Sud, la Rhodésie et Taïwan ont également fait figure de parias au sein de la « famille olympique ». Les deux premières ont été mises en cause du fait de leur politique d’apartheid, mais n’ont été que tardivement (en 1968 pour la première, en 1972 pour la seconde) éliminées des instances olympiques et ce, après un vaste mouvement de réprobation internationale déclenché par les Africains et assorti d’une menace de boycott des JO. Dès les premiers signes de bonne volonté, l’Afrique du Sud est réintégrée sans même attendre le démantèlement juridique du système d’apartheid. Ainsi, c’est dans la tribune royale que Nelson Mandela assiste aux Jeux de Barcelone. Taïwan, de son côté, est exclue des Jeux de Moscou (1980), exclusion motivée par son refus de concourir sous la bannière de la République de Chine. La tenue des premiers Jeux en terre communiste était impensable sans la présence de la RPC dont le poids politicoolympique ne laissait que peu de chance aux prétentions de Taipeh. D’une façon générale, le CIO a à cœur de ménager les susceptibilités chinoises ainsi qu’en témoigne son refus d’exclure ce pays des Jeux d’Atlanta, en dépit des accusations de dopage portées contre ses nageurs. La même mansuétude vaut pour la République fédérale de Yougoslavie : le président du CIO se prononce, en effet, le 28 février 1995 à Belgrade en faveur d’une levée permanente des sanctions sportives qui frappent la Serbie et le Monténégro depuis mai 1992. Il appelle en conséquence le Conseil de sécurité de l’ONU à mettre fin définitivement à l’embargo qu’il a décrété à l’encontre de ce pays. Le choix des villes olympiques Il s’agit sans doute là de la manifestation la plus visible et la plus spectaculaire de l’activité internationale du CIO, et encore plus 2248_07_C3 Page 52 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 52 SPORT ET ORDRE PUBLIC depuis que les Jeux (été/hiver) sont dédoublés. C’est par la tenue des Jeux que le CIO justifie son existence et sa raison d’être : sans cette célébration, c’est tout l’édifice olympique qui est menacé et qui peut, à terme, disparaître. À l’origine, la condition posée aux villes candidates reflétait les préoccupations premières de Coubertin dans la mesure où elles devaient s’engager à accueillir sans discrimination toutes les équipes reconnues par le CIO. Petit à petit, le cahier des charges s’est alourdi tant et si bien que les onze villes candidates à l’organisation des Jeux de 2004 se devaient de répondre à la bagatelle de 558 questions et que chacune d’entre elles a présenté un dossier comprenant au bas mot 550 pages destiné sans doute à répondre aux exhortations de J.-A. Samaranch : « Toute ville désireuse d’organiser les Jeux doit d’abord convaincre le CIO qu’ils seront bien accueillis par la communauté, organisés avec efficacité, qu’ils respecteront l’environnement et qu’ils laisseront un héritage positif »1. À cela s’ajoute une règle non écrite de rotation géographique (aucun des continents matérialisés par les cinq anneaux olympiques ne doit être laissé pour compte) qui a été respectée avec plus ou moins de bonheur. Eu égard aux intérêts en jeu, la procédure en vigueur aujourd’hui est relativement lourde : ainsi pour la désignation de la ville organisatrice des Jeux de 2004, c’est la Commission d’évaluation du CIO, composée de quinze membres, qui, après avoir pris connaissance des dossiers des onze impétrantes, consacre à chacune d’elles une visite officielle de cinq jours qui débouche sur un rapport d’évaluation destiné à permettre au CIO de désigner les quatre ou cinq finalistes. La seconde étape est constituée par une nouvelle série de visites des membres du CIO, qui après cela procèdent à la désignation définitive de l’heureuse élue. S’agissant de l’organisation des Jeux d’été, c’est le monde occidental qui remporte, de très loin, la médaille d’or. Ce n’est que timidement que le CIO change de continent, au profit de l’Amérique du Nord surtout (cinq fois entre 1904 et 1996), puis de l’Asie et de l’Océanie. Jusqu’à ce jour, les Jeux n’ont pu se tenir ni en Amérique du Sud (Buenos Aires est à l’origine de cinq candidatures infructueuses) ni en Afrique (Le Cap est éliminé pour 2004). Le CIO donne l’avantage aux grands centres de décision politique : jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est l’Europe de l’Ouest qui est privilégiée avec ses trois grands pôles de pouvoir (Berlin en 1916 – Jeux non célébrés – et 1936 ; Londres en 1908 et 1944 – Jeux non célébrés – ; Paris en 1900 et 1924) au détriment de l’Europe centrale 1. Le Monde, 6 septembre 1997. 2248_07_C3 Page 53 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 53 (six candidatures infructueuses de Budapest entre 1916 et 1960) et méridionale, et plus encore des autres continents. Les Jeux devenant de plus en plus coûteux (non seulement leur organisation, mais la candidature elle-même)1, en plus de la respectabilité politique, le CIO se tourne vers des candidats présentant toutes les garanties de prospérité économique et de solvabilité financière (Tokyo 1964, Séoul 1988, Atlanta 1996, Sydney 2000). Si le CIO est fidèle à un système économique, il s’est risqué une seule fois à ce jour à confier l’organisation des Jeux à un État à économie dirigée, l’URSS choisie en 1974 en pleine euphorie de la détente. S’étant déroulés en 1980, les Jeux de Moscou, menacés par un appel au boycott lancé par le Président Carter, ont été l’occasion d’une des crises les plus sérieuses qui a ébranlé l’édifice olympique. J.-A. Samaranch aurait été favorable, à titre personnel, à la candidature de Pékin pour les Jeux de l’an 2000, mais les membres du Parlement du CIO en ont décidé autrement. Eu égard à l’importance des Jeux, au-delà de la ville qui est choisie, c’est bien évidemment un État qui est honoré : en témoigne la réaction du Premier ministre grec le 5 septembre 1997 après le choix d’Athènes : « Les JO sont pour nous une grande occasion pour renforcer notre position internationale, promouvoir les questions qui préoccupent le pays, créer des amitiés et renforcer nos liens avec tous les pays du monde »2. La diplomatie du CIO n’est jamais très éloignée des grandes lignes de force de la politique mondiale. LES DÉTERMINANTS DE LA DIPLOMATIE DU CIO Le CIO a vu se succéder à sa tête sept présidents dont les plus marquants ont incontestablement été Pierre de Coubertin (1896-1925), Avery Brundage (1952-1972) et Juan-Antonio Samaranch (19802001, selon toute vraisemblance). Il a résisté à deux guerres mondiales (durant lesquelles les JO ont été annulés), à la montée des périls, à la guerre froide avant de s’engager résolument sur la voie de la mondialisation. L’idéal olympique toujours invoqué, toujours célébré n’a rapidement eu d’autre fonction que de masquer les agissements réels du CIO, c’est-à-dire se comporter dans un premier temps comme un acteur politique avant d’être saisi par l’économie. 1. Selon Le Monde du 27 janvier 1999, Osaka, candidate pour les Jeux de 2008, aurait déjà dépensé 15 millions d’euros et estime à près de 34 millions d’euros le coût de sa candidature. 2. Le Monde, 8 septembre 1997. 2248_07_C3 Page 54 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 54 SPORT ET ORDRE PUBLIC La diplomatie traditionnelle Elle concerne la première période de l’existence du CIO, celle durant laquelle il est pauvre, démuni de ressources financières, faible car la réussite de son entreprise est loin d’être assurée. Celle également durant laquelle ses principaux, voire seuls, interlocuteurs sont les États avec lesquels il entretient des liens de « partenaire-adversaire ». Pierre de Coubertin, le premier, ne perd jamais de vue ses objectifs politiques et contribue largement à instrumentaliser le sport en général et l’olympisme en particulier en pratiquant, à la tête du CIO, une diplomatie au service de l’intérêt national français. Il est certes favorable à la réconciliation internationale avec l’Allemagne, avec les États-Unis, mais une fois seulement le redressement national de la France effectué. Hanté par le spectre du déclin national (« Je me rendis vite compte que les Français n’étaient plus aux jours brillants de 1856 où ils avaient, sans s’en douter presque, atteint une des apogées de leur histoire. Leur présente situation était très changée, non pas qu’ils eussent eux-mêmes beaucoup descendu, mais parce qu’autour d’eux, les autres avaient beaucoup monté, surtout les Allemands, les Italiens et les Anglais »1), il va s’attacher à œuvrer, par le biais de l’olympisme, en faveur de la grandeur et du prestige de la France afin de laver le déshonneur de 1870. Son projet de rénovation des Jeux s’inscrit dans le creuset de la rivalité francoallemande : « L’Allemagne avait exhumé ce qui restait d’Olympie ; pourquoi la France ne réussirait-elle pas à en reconstruire les splendeurs ? »2. L’emprise du politique se fait plus forte encore avec la montée des périls, au fur et à mesure que le sport est intégré dans les stratégies politiques des gouvernements et qu’il devient un instrument de propagande et de pression diplomatique. Un moment important de cette évolution est constitué par la tenue des Jeux de Berlin en 1936. En effet, face à la politique hitlérienne ouvertement antisémite, concevant les Jeux comme un moyen de prouver à l’échelle internationale la supériorité allemande, un mouvement de boycott se développe à partir de l’étranger, en particulier aux Pays-Bas, mais surtout aux États-Unis et au Canada, arguant du fait que l’Allemagne ne respecte pas la charte olympique et qu’une participation à l’Olympiade de Berlin signifierait un soutien moral et financier au régime nazi. Pour le président du CIO, Baillet-Latour, approuvé en ceci par Coubertin, les velléités de boycott sont politiques, basées sur des affirmations gratuites, dont la fausseté est indéniable. Ne cessant d’affirmer que la politique n’est pas de son ressort, que le sport doit rester en dehors de toute considération politi- 1. Cité par Callebat Louis, Pierre de Coubertin, Paris, Fayard, 1988, p. 235. 2. Coubertin Pierre de, Une campagne de vingt et un ans, Paris, Librairie de l’éducation physique, 1909, p. 89. 2248_07_C3 Page 55 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 55 que, le CIO n’en traite pas moins directement avec les responsables de l’État allemand en acceptant, les yeux fermés, toutes les garanties écrites fournies par le ministre de l’Intérieur. Afin de désamorcer la pression en faveur du boycott, il avance la thèse du « libre choix » (ancêtre de la « clause de conscience » imaginée dans des circonstances similaires en 1980) qui prévoit que « le CIO, respectant la liberté individuelle de chacun, ne souhaite en aucun cas contraindre ceux – Chrétiens ou Juifs – qui, pour des raisons personnelles qui les concernent manifestement eux seuls auraient des objections à se rendre en Allemagne »1, accréditant ainsi l’idée que les persécutions antisémites ne seraient qu’une affaire personnelle. Grâce aux efforts conjugués de l’Allemagne et du CIO, les Jeux ont finalement lieu et alors que Hitler félicite personnellement les vainqueurs aryens qu’il fait acclamer par la foule et se refuse à serrer la main de l’athlète noir-américain Jesse Owens après sa victoire, Pierre de Coubertin n’en estime pas moins dans un entretien que « la grandiose réussite des Jeux de Berlin a magnifiquement servi l’idéal olympique […]. Il faut laisser s’épanouir librement l’idée olympique et savoir ne craindre ni la passion, ni l’excès qui créent la fièvre et l’enthousiasme nécessaires ». Et de conclure : « On s’inquiète en France de ce que les Jeux de 1936 ont été éclairés par la force et la discipline hitlériennes. Comment pouvait-il en être autrement ? Il est éminemment souhaitable au contraire que les Jeux entrent ainsi […] dans le vêtement que chaque peuple tisse pendant quatre ans à leur intention. […] Les Jeux doivent épouser la vie du monde »2. Après un intermède de courte durée (1945-1952), la politique reprend ses droits à la faveur, entre autres, de l’élection d’A. Brundage à la tête du CIO. Adversaire déclaré de la campagne de boycott des Jeux de Berlin (campagne financée d’évidence, selon lui, par les Juifs et les communistes), il rend un hommage appuyé au Reich d’Hitler à la fin des Jeux. Prônant le neutralisme olympique, partisan d’une stricte séparation entre le sport et la politique (« Nous ne sommes pas concernés par la politique » expliquait-il pour justifier la participation de la Rhodésie aux Jeux de Munich de 19723), il engage, au nom de l’anti-communisme, le CIO dans une diplomatie favorable aux intérêts et aux attentes du monde occidental en plein antagonisme Est-Ouest. C’est ainsi que, durant sa présidence, le CIO refuse au Vietnam sa reconnaissance olympique (alors qu’il enregistre rapidement le CNO pour l’Allemagne, à titre définitif en 1951) et impose aux Jeux de 1956 à 1964 la formule d’équipes pan-alle- 1. Cité par Brohm Jean-Marie, 1936. JO à Berlin, Paris, éditions Complexe, 1983, p. 61. 2. Le Journal, 27 août 1936. Cité par Brohm Jean-Marie, op. cit., p. 162-163. 3. Le Monde, 17 août 1972. 2248_07_C3 Page 56 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 56 SPORT ET ORDRE PUBLIC mandes avec drapeau et uniformes communs, allant ainsi incontestablement dans le sens souhaité par Bonn. Il reconnaît néanmoins, en 1965, la RDA comme membre à part, presque, entière du mouvement olympique. « La zone géographique de l’Allemagne de l’Est » peut alors participer pour son propre compte aux Jeux, mais avec hymne et drapeau communs jusqu’en 1972. S’agissant des Corées, Brundage milite en faveur du même type de solution : si la Corée du Sud est reconnue dès 1947, il faut à la Corée du Nord attendre dix ans pour obtenir le même traitement. Pour ce qui est du choix des villes olympiques, le CIO, sous la houlette de A. Brundage, manifeste le même souci de distinguer les plus fidèles alliés du monde occidental dans tous les hémisphères : c’est d’abord l’Australie qui est à l’honneur avec Melbourne (1956), le Japon qui est récompensé avec Tokyo (1964) et qui souhaite, par l’organisation des Jeux, faire oublier son passé impérial et l’attaque de Pearl Habour. Alors que le CIO s’ouvre prudemment au Sud, c’est au Mexique, partenaire privilégié des USA, qu’échoit l’honneur d’accueillir les Jeux de 1968. Les Jeux reviennent en Europe pour honorer l’Allemagne devenue à partir de 1949 un État démocratique, une puissance économique, un allié au sein de l’OTAN, Allemagne qui est attachée à faire oublier l’opprobre du nazisme et des Jeux de Berlin. Au milieu des années 1970, la situation de l’olympisme à l’échelle internationale est contrastée. Certes, le CIO connaît une croissance quantitative de ses membres tout à fait satisfaisante (même si la Chine n’appartient toujours pas à la « famille olympique »), il recueille les fruits de sa diplomatie par la tenue régulière, sinon impeccable (que l’on pense aux éditions de 1956, 1968 et 1972) des Jeux tous les quatre ans et il trouve un modus vivendi dans ses rapports avec la politique en choisissant d’en faire sans le dire. Cependant il reste pauvre (les membres du CIO le sont, à moins de disposer d’une fortune personnelle, ce qui est souvent le cas ; les athlètes le sont au nom de l’amateurisme imposé par Coubertin, mais de plus en plus contourné) et surtout l’ardeur olympique s’essouffle. Il y a de moins en moins de villes candidates pour l’organisation des Jeux : deux pour ceux de 1976 et 1980, une seule pour 1984. Autrement dit, le CIO est à la merci de n’importe quelle crise qui pourrait durablement l’ébranler, voire contribuer à sa disparition. La diplomatie du CIO : le tournant S’il est habituel de rendre J.-A. Samaranch responsable d’avoir soumis le CIO aux lois du marché, force est de constater que l’inflexion en la matière est antérieure à sa présidence, dans la mesure où les premiers signes de cette évolution sont perceptibles dès les années 2248_07_C3 Page 57 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 57 1970. En l’occurrence, ils sont, pour l’essentiel, au nombre de deux. Le premier a trait à la vente des droits de retransmission qui, après les Jeux de Munich, ont commencé à assurer quelques ressources au CIO. Estimés à 14 millions de dollars pour les olympiades de 1972, ils s’élèvent à 34,9 millions de dollars quatre ans plus tard et à 120 millions pour les Jeux de Moscou. Le second signe de l’évolution en cours a trait au statut des membres du CIO : partant de l’idée de Coubertin selon laquelle les membres du CIO, cooptés par leurs collègues, ne représentent pas leur pays au sein du Comité, mais sont des ambassadeurs olympiques auprès de leur pays, leur indépendance inscrite dans les statuts était attestée par le fait que chacun d’entre eux versait une cotisation et payait tous les frais afférents à la fonction. Au temps de A. Brundage, tout le mouvement olympique était géré par deux bénévoles à Lausanne1. La tendance commence à s’inverser à partir de la fin des années 1970, vraisemblablement à partir de l’amélioration de la situation financière du CIO : non seulement la cotisation tombe en désuétude, mais de plus en plus de frais de mission sont remboursés. L’évolution passe encore largement inaperçue, elle est accélérée à partir de l’arrivée de J.-A. Samaranch à la tête du CIO qui tire toutes les leçons de la crise de 1980 et s’employe à remédier à la vulnérabilité du Comité du fait de son manque de ressources financières. La diplomatie économique Les mesures prises par J.-A. Samaranch s’inscrivent dans le mouvement général qui se développe dans les années 1980 : l’apparition « d’un ordre sportif marchand et mondialisé »2. Le CIO s’est d’autant mieux converti au marché qu’il détient les droits de propriété des JO et, fort de ce monopole, il dispose d’un pouvoir de négociation considérable face à des chaînes de télévision qui se livrent à une concurrence d’autant plus acharnée que les JO attirent un très large public : les Jeux d’Atlanta en 1996 rassemblent 20 milliards de téléspectateurs (audience cumulée) dans deux cents pays. En conséquence, le montant des droits de retransmission connaît une croissance exponentielle ces vingt dernières années : si American Broadcasting Co (ABC) n’a déboursé que 225 millions de dollars pour obtenir l’exclusivité américaine des Jeux de Los Angeles en 1984, NBC (National Broadcasting Co) emporte Barcelone (1992) pour 411 millions de 1. Voir, à ce sujet, l’entretien accordé par Mohamed Mzali à Géopolitique, n° 66, juillet 1999, p. 74-78. 2. L’expression est de Bourg Jean-François, « Le sport à l’épreuve du marché », Géopolitique, n° 66, juillet 1999, p. 51-58. 2248_07_C3 Page 58 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 58 SPORT ET ORDRE PUBLIC dollars, Atlanta (1996) pour 456 millions et Sydney (2000) pour 715 millions. Plus largement, si l’on en croit une analyse du CIO rendue publique le 14 juin 1995, les revenus globaux provenant de la télévision pour les Jeux d’Atlanta atteignent la somme de 906 millions, soit 47 % de plus que ceux de Barcelone. Ce mariage entre le sport et la télévision est, aux dires de J.-A. Samaranch, « un mariage parfait. Nous avons besoin de la télévision et la télévision a besoin de nous »1. Il n’en demeure pas moins que le CIO a dû donner satisfaction aux chaînes de télévision en mettant à son programme des disciplines spectaculaires ou à la mode, capables de faire monter les taux d’audience et saborder les autres, provoquant ainsi la colère de certaines fédérations sportives. Si les Jeux sont devenus une affaire rentable pour la « famille olympique », c’est également parce que J.-A. Samaranch a fait prendre au CIO le virage du marketing en s’assurant le parrainage des plus grandes multinationales pour chaque olympiade par la création du club des sponsors TOP (The Olympic Programm). C’est ainsi qu’en 1992, une douzaine de multinationales acceptent de verser 30 millions de dollars chacune pour être associées à l’organisation des Jeux alors que dix autres sociétés, dont les produits ne doivent pas concurrencer ceux des douze premiers sponsors, ont acquis, au prix de 6 millions de dollars, le droit d’inclure le logo des Jeux dans leur publicité2. L’escalade se poursuit à Atlanta qui parie sur un club restreint de douze sponsors dotés de privilèges à la hauteur de la somme exigée (40 millions de dollars) : exclusivité absolue du sigle des JO, parrainage des équipes olympiques américaines aux Jeux d’hiver et d’été (1994 et 1996), plus forte protection contre le marketing pirate, bureaux et services de conseil3. Le pari du « tout économique » est enfin attesté par le choix des villes olympiques : à l’exception de Barcelone qui traduit la conjonction de préoccupations tout à la fois économiques et politiques (voir infra), toutes les autres villes candidates présentent d’abord, voire quasi exclusivement, de solides garanties financières : de Séoul (1988) à Atlanta (siège de Coca-Cola, cheville ouvrière du TOP) sans oublier Sydney préférée à Pékin pour les Jeux de l’an 2000. Les revenus provenant à 48 % des droits de retransmission télévisée et à 34 % de la sponsorisation ne profitent que minoritairement au CIO : selon le décompte officiel, 60 % des sommes ainsi dégagées vont à la ville qui organise les Jeux, les 40 % restant sont attribués au mouvement olympique (6 % pour le CIO, le reste faisant l’objet d’une 1. Le Monde, 29 août 1994. 2. Voir, à ce sujet, Augustin Jean-Pierre, « Les avatars de l’olympisme contemporain », Géopolitique, n° 66, juillet 1999, p. 79-88. 3. Le Monde, 18 août 1992. 2248_07_C3 Page 59 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 59 répartition entre les FSI et les CNO dans le cadre de la solidarité olympique tournée pour l’essentiel vers les pays en voie de développement). Préoccupé par sa rentabilité financière, le CIO s’apparente de plus en plus à une « World Company » : alors qu’en 1980, il connaît des problèmes de trésorerie (il ne dispose que de 100 000 dollars en caisse), son compte en banque est, en 1986, créditeur de 42 millions de dollars (ces réserves devant lui permettre de tenir huit ans, même en l’absence des Jeux)1. En 1999, il se décide officiellement à révéler le montant de sa fortune : 200 millions de dollars dont 58 millions immédiatement disponibles, le reste étant placé ou réservé2. Mohamed Mzali, l’un des vice-présidents du CIO, estime, quant à lui, que le CIO a en réserve l’équivalent d’un peu plus d’un milliard de francs3, ce qui ne place pourtant J.-A. Samaranch qu’à la 29e place dans le classement des personnalités les plus puissantes du sport mondial établi par la revue The Sporting News4. L’olympisme s’apparente de plus en plus à un produit de marketing des plus rentables qui est censé avoir rapporté 2,5 milliards de dollars entre 1993 et 19965. Grand promoteur de spectacles sportifs à l’échelle planétaire, le CIO (en tant qu’institution) n’est pourtant pas le seul à s’enrichir. En effet, les athlètes n’ont pas été oubliés dans la mesure où J.-A. Samaranch met fin à l’anachronisme que représente à ses yeux le statut d’amateur en abrogeant la règle 26 de la charte olympique. Les membres du CIO profitent également, même si c’est plus modestement (du moins officiellement) de cette manne financière. À partir de 1981, ils obtiennent de se faire rembourser leurs frais de déplacement et d’hébergement dans les villes candidates et en 1983 J.-A. Samaranch fait voter à leur intention une indemnité de 100 dollars. La brèche est ouverte, les villes candidates à l’organisation des Jeux ne manquent pas de s’y engouffrer. Est-ce à dire que l’action internationale du CIO se limite à la seule exploitation du gisement des droits financiers ouverts par le spectacle olympique ? Est-ce à dire que, maintenant que l’objectif d’universalité est à peu près atteint et que les menaces de boycott ne sont plus que des mauvais souvenirs, le CIO est dénué de tout projet politique ? Certes non, cependant cette activité politique a pris d’autres formes, elle est plus souterraine et elle est surtout mise au service de l’ambition d’un homme, J.-A. Samaranch. S’il est un moment où cette dernière affleure clairement, c’est à la faveur de la désignation de Barcelone, le 17 octobre 1986, comme 1. 2. 3. 4. 5. Le Monde, 15 septembre 1988. Le Monde, 20 mars 1999. Mzali Mohamed, art. cit. Bourg Jean-François, art. cit. Le Monde, 29 août 1994. 2248_07_C3 Page 60 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 60 SPORT ET ORDRE PUBLIC ville organisatrice des Jeux de 1992. Incontestablement, ce choix répare une injustice (l’Espagne est le seul grand pays européen à n’avoir jamais organisé les Jeux : Paris lui est préféré en 1924, Berlin en 1936 et Munich en 1972) et repose sur un dossier mûrement préparé (Barcelone entre dans la course olympique dès 1981). Les arrière-pensées du président du CIO rejoignent ici le dessein du gouvernement espagnol qui souhaite célébrer l’appartenance de l’Espagne au concert des États démocratiques entérinée déjà par son adhésion à la Communauté européenne. J.-A. Samaranch, quant à lui, souhaite faire de ces Jeux ses Jeux afin d’effacer jusqu’au souvenir de sa carrière franquiste de ministre des Sports de 1961 à 1970 et de président du conseil provincial de Catalogne chassé sans gloire par une manifestation de rue en 1977. La présidence du CIO lui permet de mener et, dans la mesure du possible, de couronner une nouvelle carrière, sur la scène internationale cette fois. Soucieux d’assurer définitivement l’avenir et la pérennité du mouvement olympique, J.-A. Samaranch tenterait d’obtenir pour le CIO un statut d’observateur aux Nations unies. Ce qui assoirait une fois pour toutes la reconnaissance internationale du Comité qui participerait ainsi à tous les grands débats (portant notamment sur les questions sportives) organisés par la communauté internationale. Le rapprochement entre les deux instances est attesté par l’invitation faite à J.-A. Samaranch de prendre la parole pour la première fois, le 6 novembre 1995, devant l’assemblée générale à New York. Parallèlement, il brigue également pour le CIO l’attribution du Prix Nobel de la paix eu égard au fait que l’olympisme joue un rôle de réconciliation dans le monde. Les Jeux de Barcelone sont destinés à accréditer cette thèse (cent soixante-douze Nations présentes, y compris Cuba qui avait boycotté les deux Olympiades précédentes) et à peaufiner l’image d’humaniste du président du CIO. On sait aujourd’hui que ce pari est perdu et que la fondation Nobel ne franchira pas ce pas, arguant du fait qu’il y a trop d’argent dans les Jeux. Désireux de marquer de son empreinte le mouvement olympique et plus généralement les relations internationales en imposant le CIO comme un acteur de poids, disposant de ressources considérables, J.A. Samaranch s’est constitué, à l’échelle de la planète entière, un réseau de relations personnelles et d’informateurs. Reçu partout avec rang de chef d’État, il a fait durant les six premières années de sa présidence quatre-vingt-onze fois le tour du monde, embrassé cent quarante-six chefs d’État et collectionné 249 décorations…1. 1. L’Express, 17-23 octobre 1986. 2248_07_C3 Page 61 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 61 OLYMPISME : ARRÊT SUR IMAGE À l’heure où les révélations et les scandales se multiplient concomitamment, tant à propos du dopage que de la corruption, éclaboussant le CIO et discréditant son président, il convient de réexaminer la diplomatie de l’instance olympique à la lumière des derniers développements. Le « choix » des villes olympiques De Sydney à Salt Lake City, sans oublier les candidatures malheureuses (dont, selon toute vraisemblance, Stockholm en lice pour accueillir les Jeux de 2004), la liste des villes soupçonnées et/ou convaincues d’avoir acheté les voix des délégués du CIO ne cesse de s’allonger. Récusant le terme de corruption pour évoquer une pratique assez « naturelle » de la part des villes candidates, le CNO suédois reconnaît avoir signé, juste avant le vote du CIO, des accords d’assistance avec six pays africains prévoyant le financement du transport, du séjour et de l’entraînement en Suède de leurs sportifs, et ce à hauteur de 1,5 million de couronnes. En septembre 1993, Sydney est élue pour organiser les Jeux de l’an 2000 au détriment de Pékin devancée de deux voix. Or, le responsable de la candidature de la ville australienne vient de reconnaître qu’il a proposé, à la veille du vote final du CIO, 31 500 dollars à deux de ses membres africains destinés au développement du sport dans leur pays, si Sydney était choisie. Changement d’échelle avec le système mis en place pour promouvoir et faire triompher la candidature de Salt Lake City pour les Jeux d’hiver de 2002 : la pratique des « petits » cadeaux de plus en plus coûteux (des bourses d’études pour les membres de la famille aux frais médicaux « gratuits », sans oublier les dépenses de séjour qui se doivent d’être somptuaires) s’est généralisée afin de créer une majorité au sein de l’Assemblée du CIO1. Cette dérive n’est pas récente : elle a pris de l’ampleur à partir de 1984, c’est-à-dire à partir du moment où les villes organisatrices ont commencé à enregistrer des bénéfices. Elles font toutes (ou presque) désormais appel à des agences de lobbying, traitent royalement chaque membre du CIO venu lui rendre visite (en 1989 Nagano, en piste pour les Jeux d’hiver de 1998, consacre 21 905 dollars à chacun d’entre eux) et savent vraisemblablement s’attirer les bonnes grâces du président du CIO : il en va ainsi du Musée olympique dont les quatre plus gros contributeurs ayant participé au financement ont éga- 1. Pour plus de détails, voir Le Monde, 16 février 1999. 2248_07_C3 Page 62 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 62 SPORT ET ORDRE PUBLIC lement organisé les Jeux ou les ont obtenus entre 1988 et 1993, période des travaux (le Japon, à lui seul, s’est acquitté du tiers de la facture ; l’Espagne, les États-Unis et la Corée du Sud couvrant le reste). Toute une panoplie de devoirs et de règles remises à jour en décembre 1995 était destinée à limiter les risques de corruption1, mais en vain. Aujourd’hui, pour la première fois de son histoire, le CIO a procédé à l’exclusion de six de ses membres pour n’avoir pas respecté le serment olympique qui leur enjoint de demeurer « étranger à toute influence politique ou commerciale ». Il a également entrepris une réforme du mode de désignation des villes olympiques destinée à entrer en application pour l’attribution des prochains Jeux de 2006. Il est prévu qu’un collège de seize personnes – dont huit sont des membres du CIO élus par leurs pairs – sera chargé de présélectionner deux villes parmi toutes les candidates. C’est ensuite l’assemblée du CIO qui les départagera par un vote. En outre, comme le CIO et son président sont sérieusement contestés de l’extérieur (à l’intérieur, le réflexe d’union sacrée prévaut ainsi qu’en témoigne le vote de confiance en faveur de J.-A. Samaranch le 17 mars 1999), on prévoit la création d’une Commission d’éthique chargée de surveiller les membres du CIO et d’une Commission « CIO 2000 » (présidée par J.-A. Samaranch lui-même) destinée à mener une réflexion pour modifier le mode de nomination des membres de l’aréopage olympique. Ces mesures suffiront-elles à assurer un minimum de probité et de transparence dans le choix des villes olympiques ? Il est permis d’en douter. Quoi qu’il en soit, à l’issue de ces différentes péripéties, on peut s’interroger sur le degré d’autonomie de la diplomatie du CIO dans la mesure où les voix de certains de ses membres sont susceptibles d’être achetées (entre 5 et 7 %, selon M. Hodler, membre du CIO, par qui le scandale a été révélé), contribuant ainsi à accréditer l’idée selon laquelle l’instance olympique se vend au plus offrant et qu’au-delà des villes, les États peut-être, au nom de leur intérêt national, les grandes firmes multinationales à coup sûr, attirées par le profit, se sont donnés les moyens de peser de manière décisive sur les choix du CIO. La revanche du politique Soucieux d’instaurer une ère de détente entre olympisme et politique, J.-A. Samaranch est confronté depuis quelques mois à une hostilité déclarée de certains gouvernements, tant européens qu’américain, pour avoir trahi l’idéal olympique. C’est à l’occasion de la 1. Pour plus de détails, voir Le Monde, 20 mars 1999. 2248_07_C3 Page 63 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE 63 conférence mondiale sur le dopage ouverte le 2 février 1999 à Lausanne qu’un certain nombre de représentants des États mettent sévèrement en doute la légitimité du CIO. Si le ministre britannique des Sports n’a pas mâché ses mots : « Nous devons restaurer notre foi dans le mouvement olympique qui est actuellement souillé »1, le représentant de Bill Clinton n’a guère été plus amène : « Le manque de transparence (du CIO) et la faillite de ses dirigeants ont compromis la légitimité de cet organisme »2. Considérant que la chose olympique est trop précieuse pour que la gestion en soit désormais confiée au seul CIO, les ministres des Sports européens rejètent les propositions de l’instance olympique s’agissant de la composition de l’agence antidopage, l’obligeant donc à composer, à pratiquer la concertation, voire la cogestion3. Sur fond de discrédit de la politique de J.-A. Samaranch, les gouvernements qui ne souhaitent pas que l’arène olympique reste sans maître ont recours successivement aux pressions, aux condamnations verbales voire aux menaces. L’offensive lancée aux USA risque d’être particulièrement déstabilisante du fait de la vulnérabilité du CIO dont le financement provient à environ 70 % des sponsors et des chaînes de télévision américains et qui jouit par ailleurs, comme dans d’autres États, d’un statut d’exemption fiscale4. Or, non seulement le Congrès a le pouvoir d’annuler ce statut, mais il peut également réattribuer au CNO américain les droits de retransmission télévisée versés directement jusqu’alors au CIO. Dans le même ordre d’idées, le président du CNO américain a écrit au Président américain pour lui demander de transformer le CIO en organisation gouvernementale régie par le droit international public, ce qui permettrait à la justice américaine de se saisir du dossier olympique. Cette hypothèse est certes improbable, elle n’en manifeste pas moins le rejet du CIO assimilé de plus en plus à une culture de la corruption. * * * Le spectacle sportif a encore de beaux jours devant lui et il y a tout lieu de penser que l’hypertrophie du programme olympique est loin d’être achevée (deux cent soixante et onze disciplines à Atlanta, deux cent quatre-vingt-douze prévues pour Sydney). Cependant, cette nouvelle crise qui secoue l’olympisme marque la fin d’une époque : si 1980 sonne le glas du « tout politique », 1999 signifie la remise en cause du « tout économique ». Elle représente également 1. 2. 3. 4. Le Monde, 4-5 février 1999. Idem. Idem. Voir, infra, la contribution de Andrew Jennings. 2248_07_C3 Page 64 Lundi, 14. mai 2001 2:20 14 64 SPORT ET ORDRE PUBLIC une remise en cause du mode de gestion de Samaranch qui n’a cessé de renforcer ses pouvoirs en disposant ainsi depuis 1994 du droit de proposer personnellement dix nouveaux membres au CIO sans suivre les critères habituels de nomination. En dix-neuf ans de présidence, celui-ci aurait renouvelé 80 % de l’aréopage olympique, le transformant en assemblée de ratification. La crise amène en tout cas le président du CIO à adopter un profil bas pendant la période de turbulences : « Enfin, à quoi servons-nous ? Nous décidons tous les deux ans de l’attribution des Jeux olympiques d’été et d’hiver. Il est faux de croire que nous sommes les maîtres du sport mondial. Ce rôle appartient aux Fédérations sportives internationales. Ce que nous faisons, nous, c’est seulement essayer de coordonner leur action en respectant leur autonomie et leur indépendance »1. Le procédé n’est pas très élégant, en tout cas peu fair-play, il n’en lève pas moins un coin du voile sur les agissements de cette multinationale du sport qu’est devenu le CIO qui doit concilier tellement d’intérêts contradictoires qu’il s’est révélé victime de ses propres appétits. Citius, altius, fortius… Références bibliographiques ARNAUD Pierre, RIORDAN James (dir.), Sport et relations internationales (1900-1941), Paris, L’harmattan, 1998, 337 p. BROHM Jean-Marie, Le mythe olympique, Paris, Christian Bourgois, 1981, 480 p. CALLEBAT Louis, Pierre de Coubertin, Paris, Fayard, 1998. Géopolitique, « Sport et politique », n° 66, juillet 1999. MALIESKY Dominique, « De Coubertin à Samaranch : la diplomatie du CIO », Pouvoirs, n° 61, avril 1992, p. 25-37. 1. Le Monde, 27 janvier 1999. 2248_08_P2 Page 65 Lundi, 14. mai 2001 2:21 14 65 Deuxième partie LA SOCIALISATION PAR LE SPORT : REVERS ET CONTREPIED ■ 2248_08_P2 Page 66 Lundi, 14. mai 2001 2:21 14 2248_09_C1 Page 67 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 67 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS SOCIALES DU SPORT DE RUE. L’EXEMPLE DE L’AGGLOMÉRATION GRENOBLOISE ■ Jean-Charles BASSON ■ Andy SMITH Résumé : la légitimité des valeurs socialisatrices (gratuité de l’effort, sens du partage, solidarité collective…) traditionnellement prêtées aux sports pratiqués au sein des clubs et associations est mise à mal par l’émergence du sport de rue. Échappant au cadre cognitif et organisationnel régissant le plus couramment l’action publique sportive, ce dernier se situe volontairement, ou de fait, en marge du modèle vertueux affiché par le mouvement sportif. Estimant celui-ci particulièrement galvaudé, les adeptes des pratiques sportives auto-organisées refusent, en bloc, autant de travers qu’ils attribuent principalement aux clubs (scandales financiers, tricheries, dopage…). Ils n’en expriment pas moins des attentes et motivations que les acteurs publics locaux ont le plus grand mal à entendre. Le sport est soumis à des examens réguliers et contradictoires. Sont ainsi diagnostiqués, tout à la fois, la démocratisation des disciplines et l’individualisation des pratiques, sa contribution à l’édification nationale et le repli identitaire qu’il peut également favoriser, son rôle de pacificateur social et les violences rituelles auxquelles il donne lieu… Les valeurs socialisatrices qui lui sont traditionnellement prêtées échappent pourtant à cette règle et semblent demeurer immuables : le goût de l’effort, l’esprit d’équipe, l’altruisme, le dévouement et le sacrifice à la cause commune, le partage des louanges animeraient encore et toujours cette école d’humilité que serait resté le sport. Évoluant entre une perception publique approximative et les représentations sociales ambivalentes dont il est porteur, le sport de rue ne répond pas à ces critères. Spontanées, éphémères, auto-organisées, clandestines ou sauvages, les pratiques sportives de rue (qu’il s’agisse du jogging, du VTT, du vélo acrobatique, du skateboard, du 2248_09_C1 Page 68 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 68 SPORT ET ORDRE PUBLIC roller-skating ou de toutes les formes de streetball : basket, football, hockey1…) se dérobent, jusque dans les qualificatifs qu’on leur attribue, au cadre cognitif et organisationnel caractérisant l’action publique sportive traditionnelle. Ainsi le sport de rue prend-il les canons de la socialisation sportive portée par les clubs à revers ou à contre-pied. Non pas qu’il s’agisse pour ses jeunes adeptes de promouvoir une pratique systématiquement opposée et exactement contraire à celle qui prévaut dans les organisations sportives, mais bien plutôt, constatant les dérives affectant de nombreux clubs (scandales financiers, tricheries, dopages, violences dominicales…), de tenter de les contourner en choisissant délibérément de « jouer sur le mauvais pied », autrement dit, contre la tendance la plus couramment observée. C’est ainsi que voir dans le rejet des clubs, tantôt le symptôme d’une « crise de la socialisation » affectant les grandes instances (la famille, l’école, les mouvements de jeunesse…), tantôt la manifestation d’une « crise de la représentation » touchant les corps intermédiaires (les partis politiques, les syndicats, les associations…) ne suffit pas à caractériser l’évolution propre aux sports et aux modes organisationnels qui entendent le régir. Les motivations et les référents des jeunes adeptes du sport de rue sont, sans doute, davantage à rechercher dans l’intelligibilité des modes d’expression usités par ces derniers et dans l’impact qu’ils produisent sur les acteurs publics2. UNE PERCEPTION PUBLIQUE FUYANTE « On n’a pas de retour dans les quartiers ». Tel est le leitmotiv qui semble rythmer le discours des acteurs publics concernés par l’élaboration et la mise en œuvre des politiques sportives territoriales de l’agglomération grenobloise. Ne semblant pas prendre la juste mesure du brouillage des repères traditionnels à l’œuvre, l’action publique paraît démunie et de fait tentée de stigmatiser la fragmentation et l’incohérence des processus en cours. Il est vrai que les modes 1. Sans compter d’autres pratiques hybrides que l’on serait bien en peine de nommer. 2. Cet article a fait l’objet d’une première publication : Basson Jean-Charles, Smith Andy, « La socialisation par le sport : revers et contre-pied. Les représentations sociales du sport de rue », Les Annales de la recherche urbaine, 79, juin 1998, p. 33-39. Il présente les résultats d’une enquête par entretiens semi-directifs réalisés auprès de quarante acteurs publics des politiques sportives locales (élus, responsables des services techniques des mairies, membres de l’Association intercommunale de prévention de la délinquance, représentants du ministère de la Jeunesse et des Sports, de l’Agence d’urbanisme de la région grenobloise, animateurs, éducateurs, entraîneurs, gardiens de gymnase et policiers) et de quatre vingts jeunes de 16 à 25 ans des quartiers de cinq villes de l’agglomération grenobloise (Fontaine, Grenoble, Pont-de-Claix, Saint-Egrève et Saint-Martind’Hères). 2248_09_C1 Page 69 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 69 d’énonciation et d’interpellation pratiquées par les jeunes semblent se complexifier, échapper aux circuits classiques et finalement devenir particulièrement difficiles à appréhender, et de surcroît à satisfaire. Les vecteurs qu’ils empruntent, les acteurs qu’ils mettent en jeu, les incompréhensions qu’ils suscitent, les conflits concurrentiels qu’ils peuvent générer, les habitudes qu’ils bousculent, les régulations qu’ils rendent nécessaires sont autant de manifestations étrangères à la politique sportive pratiquée jusqu’alors. Ainsi modifient-elles considérablement, jusqu’à l’entraver parfois, la perception qu’ont les acteurs publics de la conduite des politiques publiques du sport. La première cause de ce trouble réside dans le mode d’appréhension de la population à laquelle elles s’adressent prioritairement. Ainsi le club reste-t-il le vecteur privilégié par lequel les acteurs publics entendent opérer sur le terrain, au risque de maintenir les pratiques sportives spontanées aux marges de ce mode traditionnel d’organisation. Splendeurs et misères du club sportif S’ils perçoivent les limites actuelles que présente le club et le filtre qu’il constitue, les acteurs publics le retiennent le plus souvent faute de mieux. Ils sont en ce sens soutenus par les intermédiaires de terrain qui marquent clairement leur attachement à un système auquel ils ont, dans certains cas, longuement collaboré. « Le club a fait ses preuves, annonce un entraîneur de handball de Fontaine. C’est ridicule de dire qu’il faut en finir avec le club. Pour mettre quoi à la place ? Quand j’étais gamin, on allait tous au club. Et c’est là, en plus de l’école, que se sont forgés nos caractères. C’est là qu’on a appris ce que ça voulait dire que constituer une équipe et défendre les couleurs de son club et de sa commune. Parce que c’était chaud les rencontres avec les communes voisines ! Maintenant on est les meilleurs amis du monde. Pourquoi changer ça ? Les jeunes sont les mêmes aujourd’hui. Eux aussi ont besoin de discipline. On ne va pas tout laisser aller comme ça, sans contrôle. Il faut qu’un adulte soit responsable. De toute façon, si on encadre des gamins c’est qu’on aime ça. Donc, on fait tout pour eux. Je ne vois pas comment on pourrait fonctionner autrement ? C’est bien beau de laisser des jeunes jouer dans la rue, livrés à eux-mêmes, mais comment on fait s’il y a des problèmes ? D’accord, les clubs ne concernent pas tout le monde : il y a des jeunes qui passent entre les mailles du filet. Mais de là à tout foutre en l’air pour eux… C’est pas sérieux ». Or, le club est, aux yeux des jeunes, un modèle d’organisation à réformer. Procurant néanmoins des avantages importants (pédagogie, suivi, émulation, discipline indispensable à la progression, équi- 2248_09_C1 Page 70 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 70 SPORT ET ORDRE PUBLIC pements, convivialité…) à une grande majorité d’entre eux, les acteurs publics s’appuient sur cette population pour dresser un état des lieux florissant de la pratique sportive organisée dans leur commune. Ils vantent alors le nombre de licenciés, la compétence de l’encadrement, la variété des sports proposés, la qualité et le coût des équipements, le montant des subventions votées et les performances de leurs sportifs qui portent haut les couleurs de la ville1. Il leur faut toutefois convenir que les clubs accueillent également des jeunes qui trouvent là une forme d’identité et d’adhésion à un collectif que ne fournissent plus les étapes importantes qu’étaient encore il y a peu l’entrée dans la vie active, la mise en ménage ou l’accès à un logement. Ainsi certains jeunes sont-ils tentés de rester, par défaut en quelque sorte, dans les clubs de leur enfance. Et s’ils ne les trouvent pas dépassés, ils admettent qu’ils ne peuvent pallier leur besoin fondamental qui est l’emploi. « Au club, y a tous mes amis, explique Rachid, ancien boxeur de la Villeneuve. Maintenant, je ne monte plus sur le ring, pas fou ! Mais je donne un coup de main aux entraînements ou pour les déplacements. Et puis c’est bien de trouver un coin où t’es bien, pas stressé. Où tu peux penser à autre chose qu’à tes emmerdes de la vie. Le sport, il est là en plus, pour nous réunir. Moi, les tournois ne m’intéressent plus, ou comme spectateur. Mais, il y a l’ambiance. Et ça, c’est important quand tu glandes dans la vie. La boxe vient te dire qu’il faut toujours se battre et pas se laisser aller ». Il reste que pour de plus en plus de jeunes, le club est un symbole de l’organisation « standardisée », un « moule qui sert à structurer le comportement », selon les expressions d’un footballeur de Saint-Martin-d’Hères. Ainsi suscite-t-il refus et rejets en bloc : refus de l’organisation sportive traditionnelle (fédération, club, encadrement, entraînement, compétition, classement, divisions et catégories…), refus des contraintes sportives (horaires, calendrier, convocations, hiérarchisation au sein des équipes…), refus de la discipline sportive (règles, arbitrage, sanction des fautes, évaluation…), rejet des marques d’appartenance à la communauté sportive (paiement de la licence, port des couleurs du club, fréquentation des vestiaires, du bar du club, participation aux fêtes du club…), enfin désaffection des équipements sportifs traditionnels ou vandalisme contre ces derniers. Sylvain, 23 ans, ancien rugbyman de Pont-de-Claix, vide son sac : « Au bout d’un moment, le club t’en peux plus ! Au début, tu y vas avec des copains de l’école. Tout est nickel : t’apprends plein de trucs, t’as envie de progresser, l’ambiance est bonne… Alors t’accep1. La lecture des bulletins municipaux est, à ce titre, édifiante. 2248_09_C1 Page 71 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 71 tes tout. Tu te donnes à fond. Et puis les emmerdes arrivent : tu comprends pas pourquoi tu ne joues pas tout le temps alors que le fils de l’entraîneur fait tous les matchs même s’il ne touche pas une bille, tu te blesses et le médecin que te conseille le club ne te soigne pas bien. Résultat : il y a des complications et finalement tu auras mal au genoux toute ta vie. Tant pis pour toi ! Et puis, il y a les consignes qu’on te donne. Par exemple de défoncer un tel en début de match sinon il va nous emmerder jusqu’au bout… Tu te dis que tout ça c’est pas bien joli. Alors tu finis par partir. Et là, tu commences vraiment à réfléchir à tout ce système. Et si tu es un peu nerveux, tu as envie de tout casser ». La violence du témoignage, et le ressentiment qui l’accompagne, ne doit pas laisser supposer qu’il est le reflet d’une opinion massivement partagée. Pourtant, il mérite sans doute d’être relevé dans la mesure où il résume une trajectoire sportive couramment empruntée. Les partisans des nouvelles pratiques sportives ont dans une écrasante majorité fréquenté les clubs avant d’envisager d’autres modes d’organisation. Autrement dit, la marginalisation des pratiques sportives spontanées tient tout autant aux acteurs publics qui les perçoivent parfois comme un facteur de trouble qu’aux jeunes qui y voient l’occasion de s’affranchir des clubs qu’ils connaissent bien. La marginalisation des pratiques sportives spontanées Sans doute perturbantes à plus d’un titre, les pratiques sportives éphémères ne sont pas pour autant ignorées et entravées par l’action publique. D’une part, elles peuvent apparaître comme un moindre mal (« pendant qu’ils jouent au foot dans les galeries, ils ne font pas les cons », annonce clairement un éducateur de la Villeneuve). D’autre part, elles ne semblent pas travailler contre l’ordre sportif : elles se développent à la marge de ce dernier, sans le remettre en cause, en l’ignorant le plus souvent. Par ailleurs, elles peuvent profiter aux clubs. La plupart de ces pratiques nouvelles sont ainsi reprises par ces derniers qui assurent par là même le renouvellement de leurs licenciés et drainent une population a priori peu sensible à ce mode d’organisation. De même peuvent-elles favoriser une forme de détection des meilleurs joueurs du quartier qui iront ensuite vers les clubs et faire émerger de nouveaux cadres sportifs familiers des quartiers qui réussiront, à leur tour, à persuader les jeunes de rejoindre les clubs. « Dans les équipes professionnelles de basket, on trouve maintenant des joueurs qui se sont formés dans la rue, note un entraîneur 2248_09_C1 Page 72 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 72 SPORT ET ORDRE PUBLIC de la Villeneuve. C’est le cas à Villeurbanne, par exemple. Ce n’est pas con de faire appel à ces gars-là. Les grandes équipes l’ont compris. Mais ça peut aussi créer des problèmes, au moins au début, parce que ces joueurs jouent plus dur. Ils prennent des libertés avec les règles. Ils sont plus malins. Et les arbitres n’aiment pas trop. En fait, il faut que le club les fasse entrer dans le moule pour ne pas qu’ils se fassent sanctionner tout le temps. Mais en même temps, il faut les laisser comme ils sont, sinon ils vont devenir des joueurs comme les autres. C’est le fait qu’ils jouent un peu différemment qui présente un avantage. Faut trouver un équilibre, si possible en veillant à ce que ces joueurs gardent le contact avec leur quartier. Ils pourront alors dire des choses intéressantes aux jeunes du coin, sans pour autant leur faire miroiter trop de trucs. Car il n’y a pas de place pour tout le monde… ». Mais il est également intéressant de constater que, nées en réaction au mode d’organisation promu par les clubs, ces pratiques sportives originales apparaissent comme une forme d’auto-responsabilisation obéissant le plus souvent à des règles plus strictes que celles régissant l’activité sportive traditionnelle. D’autant plus difficiles à comprendre qu’elles ne sont pas toujours explicitement codifiées et figées, elles semblent promouvoir une forme de justice négociée en ce sens que la décision rendue est perçue comme d’autant plus juste qu’elle est discutée préalablement. « On joue sans règles, enfin sans règles précises, explique Stéphane, footballeur occasionnel de Saint-Egrève. On est d’accord sur tout en général. S’il y a un problème, on discute et on décide. Alors certains veulent en profiter pour avantager leur équipe. Mais en général, on choisit une solution qui permet que le jeu soit le plus libre possible… et puis les équipes changent tout le temps. Par exemple, on ne met pas de limites au terrain, ou si un joueur court comme un fou pour rattraper un ballon et que le ballon sort un peu derrière les buts on laisse faire pour qu’il centre et fasse une belle action. Ce sont les belles actions qui nous intéressent. Par contre, on ne tolère aucune faute et autre attitude qui laisse supposer que le joueur ne joue pas le ballon. On est réglo. Si un mec va au but et qu’il est fauché, alors c’est vraiment que celui qui fait la faute est un gros con. D’ailleurs ça n’arrive jamais. Au contraire pour le plaisir de pouvoir à nouveau dribbler, il est possible que l’attaquant attende son défenseur avant de tirer au but… surtout si on met personne dans les buts ». Si ce mode de régulation est évidemment étranger aux pratiques de club, c’est sans doute qu’il n’obéit pas aux référentiels qui guident ces dernières. 2248_09_C1 Page 73 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 73 DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES OPPOSÉES On sait que « les contours du référent d’une politique publique ne se confondent pas simplement avec les objectifs explicites de cette politique. Il les inscrit plus largement dans un débat d’ensemble, relatif au rôle de la puissance publique concernant le devenir économique et social collectif »1. Ainsi traditionnellement fondées sur le postulat que le sport est un facteur essentiel d’intégration sociale, les politiques sportives territoriales promeuvent un modèle de socialisation en partie opposé aux représentations véhiculées par le sport auprès des jeunes des quartiers. La contestation réciproque de la légitimité des référentiels à l’œuvre accentue alors le caractère insaisissable de la population constituée par les jeunes amateurs de sports de rue. Un mode de socialisation déprécié Si les jeunes refusent en partie les règles édictées par les clubs, c’est qu’à leurs yeux deux conditions traditionnellement remplies par ces derniers ne le sont plus aujourd’hui. D’une part, le club ne leur apparaît plus comme un facteur essentiel d’intégration sociale dans le quartier et dans la commune. D’autre part, il n’est plus perçu comme un mode de socialisation légitime. Ainsi le club n’est plus présenté comme un lieu et une occasion de mixité sociale (il est le plus souvent réservé de fait aux jeunes qui, par leur statut social ou professionnel, sont déjà intégrés socialement) ou de mixité raciale (de nombreux cas de racisme sont évoqués : « les arabes ne joueront jamais dans l’équipe première » disent les jeunes de la deuxième génération, et les autres). « C’est vite vu, poursuivent ces jeunes footballeurs de Fontaine, il n’y a pas de place pour tout le monde. Alors on te raconte du baratin. On dit que machin est en forme, ou qu’il tient bien sa place. D’accord, il n’était pas à la hauteur la semaine dernière mais il sera mieux la prochaine fois. Et toi pendant ce temps-là, tu attends sur le banc de touche. Après, tu comprends et tu ne viens même plus. Hamed, il reste chez lui !… À ce moment-là, l’entraîneur en profite pour dire que t’as un sale caractère et que tu ne sais pas jouer collectif. La vérité, c’est qu’il peut pas sacquer les arabes. Mais ça, il ne le dira jamais. Reste plus qu’à faire une équipe d’arabes, et pourquoi pas une équipe d’algériens, de tunisiens… Les vétérans font des équipes comme ça, mais eux, c’est pour se rappeler le bon temps du 1. Gaudin Jean-Pierre, « Politiques urbaines et négociations territoriales. Quelle légitimité pour les réseaux de politiques publiques ? », Revue française de science politique, 45-1, février 1995, p. 48. 2248_09_C1 Page 74 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 74 SPORT ET ORDRE PUBLIC bled. Pour nous, ça n’a pas de sens. Ou si, ça veut seulement dire qu’on ne veut pas de nous ». De même, le club est-il perçu comme inopérant pour les jeunes qui sont tombés dans ce qu’un commerçant de la Villeneuve appelle « la spirale de l’oisiveté, de la drogue et de la délinquance ». On peut cependant objecter que là n’est pas sa mission. Dans ce cas, pourquoi présenter le sport pratiqué en club comme la solution à tous les maux du quartier ? Si « dans la pharmacopée politique française, la politique de la ville fait un peu figure de panacée universelle »1, le discours des acteurs publics est perçu comme un leurre par une part croissante des jeunes qui estiment que les clubs fonctionnent comme un « palliatif » qui ne fait qu’occulter les problèmes qu’ils rencontrent : « on cherche seulement à nous occuper » disent-ils. C’est ainsi que les comportements et les valeurs vantés par le club perdent une grande part de leur légitimité. Les vertus qui leur sont traditionnellement prêtées (telles que la solidarité, le goût de l’effort, l’apprentissage des règles communautaires, le respect d’un code admis de tous, la canalisation de la violence…) sont mises à mal par les dérives récentes du sport (scandales financiers, dopages, tricheries, hooliganisme…) qui ne concernent pas seulement l’élite. Il est alors permis de s’interroger sur « les capacités des associations sportives à initier aujourd’hui de tels comportements civiques et politiques, dans la mesure où le club n’est le plus souvent qu’un prestataire de service, la vie associative ne concernant qu’un nombre limité de dirigeants qui agissent par délégation ou procuration »2. La question du dopage illustre bien cette tendance. Un cycliste, de 22 ans, livre son expérience : « Le vélo, c’est sympa, mais c’est dur. Et c’est ça qu’est bon. Il faut savoir souffrir. C’est ce qu’on nous dit dans les clubs. Le plaisir existe dans la souffrance. Ca peut paraître un peu con, mais c’est comme ça que ça fonctionne. Tu es heureux quand tu arrives à surmonter le mal. Mais le drame, c’est qu’il faut se faire de plus en plus mal si tu veux progresser. Et les jeunes ne cherchent que ça : faire comme les pros. Il suffit de regarder la télé : les pavés du nord, « l’enfer du nord » comme ils disent. Tu as vu comment les gars souffrent ! Et comment ils ont l’air heureux. Mais, il ne faut pas se faire d’illusion : ils ne sont pas des surhommes. Ils sont forcément chargés [dopés], sinon ils n’iraient pas. Alors nous, on ne fait pas les pavés du nord, la Chartreuse c’est pas Paris-Roubaix. Mais même dans les petits clubs, tu comprends au bout d’un moment qu’il 1. Jobert Bruno, Damamme Dominique, « La politique de la ville ou l’injonction contradictoire en politique », Revue française de science politique, 45-1, février 1995, p. 3. 2. Arnaud Pierre, « Sport et intégration : un modèle français », Spirales, 10, 1996, p. 13. 2248_09_C1 Page 75 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 75 n’y a pas de secret : si tu veux progresser, il faut prendre des trucs. Alors tu te fais remarquer, tu rejoints un plus gros club, et là on te donne ce qu’il faut. Enfin, je te dis ça… tu ne le répètes pas. Mais dans le cyclisme, tout le monde le sait. C’est vrai qu’il y a aussi des entraîneurs qui te font comprendre à demi-mots qu’il n’y a pas que ça dans la vie et que c’est dangereux de tomber là-dedans car tu risques de le payer plus tard. On dit que les footballeurs fument du shit [haschisch], planquent du fric dans leur jardin, achètent les matchs ou payent des putes pour les arbitres… Mais, il n’y a pas que le foot qui est pourri, Tapie, le vélo, il a donné aussi. Et moi, je ne connais pas tout… Le plus dur, c’est de rejeter toute cette saloperie sans pour autant rejeter le vélo. Mais, on dégoûte trop de jeunes avec tout ça ». Le clientélisme et la tendance couramment observée des configurations d’acteurs publics et associatifs à devenir des réseaux fermés sont également fustigés1, pour au moins trois raisons. D’une part, ce système garantit et perpétue la part de l’aide publique accordée aux clubs traditionnels, nourrissant du même coup le sentiment chez les jeunes que « les jeux sont faits ». Par ailleurs, il permet de faire l’impasse sur la relative déconnexion de certains clubs sportifs d’avec leur territoire d’implantation et de leur population de référence, privilégiant ainsi la logique de compétition et de professionnalisation par rapport à la logique d’insertion. Enfin, il tend à faire des pratiques sportives hors club autant de facteurs de trouble potentiel à l’ordre établi, renforçant alors la conviction de certains jeunes selon laquelle une méfiance institutionnalisée opère à leur endroit. De nombreux témoignages étayent chacun de ces points. Ainsi, selon Jérémie, 23 ans, du quartier de l’Alma : « La mairie, elle s’en fout du sport. Ce qui l’intéresse c’est filer du fric aux clubs et aux entraîneurs. Le sport de rue, c’est aussi du sport… Alors pourquoi on a droit à rien. Ou alors, il faut faire comme les entraîneurs et aller pleurer dans les bureaux pour dire qu’on est dans la dèche. Ça ne sert à rien, ce sont toujours les mêmes qui touchent. Et puis pourquoi toujours créer des associations. On n’a pas besoin de ça. On n’est pas en campagne électorale. On ne veut pas de local et de fric pour faire la fête du club tous les ans. On veut seulement pouvoir faire un peu de sport dans des conditions aussi bonnes que dans les clubs. Mais ce sont toujours les mêmes qui raflent la mise et même s’ils ne font rien, ils donnent l’impression qu’ils comptent pour les jeunes. 1. Dans l’analyse des politiques publiques, le terme de « réseau d’action publique » rend compte des rapports interdépendants existant entre les institutions et les acteurs publics, privés et associatifs. Selon une telle approche, l’action publique est rarement unilatérale : le plus souvent, elle est le produit, mais aussi le producteur, de réseaux d’acteurs. Voir, Le Gales Patrick, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, 45-1, février 1995, p. 57-95. 2248_09_C1 Page 76 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 76 SPORT ET ORDRE PUBLIC Mais, en réalité les éducateurs pensent déjà à eux. Ils trouvent des jeunes pour apporter la preuve qu’ils servent à quelque chose ». Mais insistons plus particulièrement sur une manifestation sensible semblant découler du constat de la fermeture des réseaux d’action publique : l’opacité et l’automaticité qui, selon certains acteurs de terrain, prévalent en matière de répartition budgétaire compromettent gravement la qualité éducative des activités proposées. Autrement dit, alors que les vertus socialisatrices du sport sont encore unanimement vantées, les crédits accordés aux clubs semblent de moins en moins arrêtés sur des critères éducatifs ou pédagogiques. L’ancien président d’un club de football de quartier de Saint-Martin-d’Hères témoigne : « Le milieu sportif municipal est épouvantable. É-pouvan-table ! Vraiment. En mairie, on voit tous les dirigeants sportifs manier le discours éducatif et pédago. Je le sais, j’y étais. Et chacun y va de son projet, de ses objectifs, de telle cible de jeunes avec lesquels on va faire ceci, de telle autre avec lesquels on fera cela… Bien sûr ça coûte, mais les ambitions sont tellement nobles ! En fait, tout ça c’est du pipeau. La réalité c’est que tous se battent pour avoir les terrains, les gymnases, les subventions et les places en mairie. Ça m’a dégoûté. Je suis parti ». De même, le sport en club est-il placé par les jeunes au même niveau que l’école (autre instance de socialisation, sans parler de la famille…). De telle façon que les jeunes qui refusent l’organisation sportive traditionnelle sont bien souvent ceux qui ont échoué dans leur scolarité. Autrement dit, le club n’est plus perçu comme cette seconde chance qu’il était parfois auparavant. Enfin, les finalités démocratiques et citoyennes du sport si souvent vantées sont malmenées par les jeunes pour qui « la défonce dans le sport n’est pas une éthique de vie, car être un bon citoyen ne se résume pas à être un bon sportif ! ». Restent alors les pratiques spontanées. Les pratiques spontanées : entre incompréhension et défiance Si les pratiques sportives spontanées sont rarement mentionnées par les jeunes (elles relèvent davantage, selon eux, des loisirs que du sport), les acteurs publics les situent, en retour, entre l’éducation populaire, la politique de la ville, la qualité de la vie et l’environnement… lorsqu’ils ne les évaluent pas comme autant de risques de troubles à l’ordre public. N’hésitant pas alors à les qualifier de « vecteurs de déviance sociale », certains appellent à un renforcement de l’autorité publique face à des énergies qui peu canalisées par les débouchés sportifs classiques peuvent investir les terrains sen- 2248_09_C1 Page 77 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 77 sibles que constituent la délinquance, le vandalisme, voire le fanatisme religieux… Au minimum, les pratiques sportives spontanées apparaissentelles, aux yeux d’une majorité d’acteurs publics, comme autant d’éléments perturbant et concurrençant l’organisation sportive traditionnelle. La réticence fondamentale semblant résider dans l’idée que faire du sport signifie nécessairement appartenir à un club. Il en découle alors la ligne de conduite suivante : guider les jeunes vers les clubs plutôt que prendre en compte leurs pratiques spontanées, céder à leur demande équivalant, selon le discours de certains élus, à une forme de « renoncement », de « fuite en avant », de « laxisme », de « faillite de l’autorité publique » ou encore de « perte de contrôle ». « Qui est-ce qui paye ? Toute la question est là, estime le responsable d’un club de Pont-de-Claix. Les élus n’ont pas le droit de jouer avec l’argent de leurs administrés. S’ils décident de financer tel club ou tel autre, il est normal, pour le bien de tous, qu’ils aient un droit de regard sur la gestion et l’organisation de ces clubs. Ils sont faits pour accueillir le maximum de jeunes de la commune. C’est leur raison d’être. Certes, il y a des critères sportifs qui jouent. Mais en règle générale, il y en a pour tout le monde. Alors pourquoi dans ce cas allez voir ailleurs ? Si les jeunes veulent faire du futsal, du streetball, du roller-skating ou je ne sais trop quoi encore (on ne comprend même pas ce que ça veut dire), ils doivent créer un club. Il n’y a pas d’autres solutions. On ne va pas donner de l’argent comme ça à des jeunes parce qu’ils ont une bonne tête. Si leur projet tient debout, ils font comme les autres : ils déposent des statuts. Et puis basta ! L’histoire des clubs se résume à ça ». Dans cet esprit, les pratiques sportives spontanées sont au mieux perçues comme une phase intermédiaire avant l’appartenance à un club ou comme un complément à une activité sportive organisée, au pire comme une alternative concurrentielle à cette dernière. Ainsi risquent-elles d’être présentées comme des sources de nuisances potentielles grosses de tensions sociales : bruit, gène, sentiment d’insécurité, dégradation de l’environnement, agressivité, provocations… En conséquence, elles s’en trouvent immanquablement dépréciées dans le discours des acteurs publics dont certains, y voyant la marque de l’impérialisme culturel américain, parlent de « sport CocaCola » ou de « tournées promotionnelles ». « Qu’est-ce qu’il faut faire quand vous avez une bande de jeunes qui, l’été, se retrouvent tous les soirs au pied d’un panier de basket avec un magnétophone qui crache du rap jusqu’à 2 heures du matin ?, se demande un élu de Saint-Martin-d’Hères. « On ne fait pas de mal », voilà ce qu’ils nous disent. Mais nous, en mairie, on reçoit 2248_09_C1 Page 78 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 78 SPORT ET ORDRE PUBLIC les plaintes des mamies du quartier qui ne peuvent plus discuter sur les bancs, des papis qui ne peuvent plus jouer aux boules tranquillement, des voisins qui ne supportent pas que le ballon tape dans leur voiture, des mères de famille qui voudraient que leurs gosses puissent dormir en paix, des commerçants qui disent que leur vitrine sont graffitées et des employés de la mairie qui disent ramasser des capotes et des seringues… C’est fou ce qu’on entend ! Il suffit qu’il y ait un petit problème quelque part pour que tout le monde vide son sac. Mais nous, il faut qu’on fasse avec tout ça en même temps. Vous imaginez l’arbitrage. Alors, quand on soutient les jeunes et qu’en plus ils ne nous respectent pas, ça finit par faire beaucoup. Ca sera jamais Chicago ici ! » En dernier ressort, le modèle importé dont ces pratiques semblent s’inspirer traduit, aux yeux de certains acteurs publics, une forme de marginalisation volontaire, de nature plus culturelle, ethnique ou clanique qu’économique sur laquelle ils n’ont effectivement pas prise. * * * Soumis à une perception publique fuyante et porteur de représentations sociales diversement appréciées, le sport de rue se trouve confronté à une série de paradoxes illustrant les limites d’une opposition frontale entre les pratiques qu’il promeut et celles qui ont cours au sein des clubs. Défini par la négative, il est identifié comme le réceptacle de toutes les valeurs, activités et pratiques sportives qui ne relèvent pas directement des clubs ou s’inscrivent contre ces derniers. Pourtant, dans le même temps, le schéma sportif traditionnel n’a plus valeur de modèle ou de contre-modèle. Ainsi, beaucoup de jeunes pratiquent des sports en club et hors club tout à la fois. Ne répondant pas aux mêmes besoins, ne se déroulant ni aux mêmes heures, ni dans les mêmes lieux, ni selon les mêmes règles, ni avec la même finalité, ces activités se complètent davantage qu’elles ne se concurrencent ou ne s’annulent, l’une servant parfois de passerelle vers l’autre. De même, opposer le sport pratiqué en club au sport de rue revient de fait à opposer l’offre publique et la demande sociale de sport. Outre qu’une telle présentation obéit à une logique marchande ou d’assistanat, elle fait du demandeur un consommateur potentiel. Or, il ne suffit plus de proposer des activités pour que celles-ci trouvent preneurs. « La demande spontanée n’existant pas, ou plus exactement ne se formulant pas, il s’agit, selon un militant associatif de la Villeneuve, de faire émerger une demande inconsciente, plutôt que la noyer sous un flot d’activités que les jeunes refuseront probablement. Il est trop facile de dire ensuite : « Voyez ces jeunes, ils ne 2248_09_C1 Page 79 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 79 savent pas ce qu’ils veulent ! On leur présente des choses passionnantes et ils préfèrent brûler des voitures ! ». A contrario, c’est s’exposer à un nouveau paradoxe que de prendre au pied de la lettre les demandes des jeunes se résumant à des revendications pour plus d’équipements, (plus modernes, plus adaptés à des pratiques nouvelles, ils devront encore être mieux équipés, mieux localisés…). Au bout du compte, les acteurs publics constatent souvent qu’ils connaissent un taux de fréquentation décevant. Par ailleurs, loin de se présenter comme un facteur de trouble et de concurrence à l’ordre sportif institué, les adeptes du sport de rue aspirent, non pas à défier ce dernier, mais à pratiquer en marge de clubs qui, pour la plupart, s’ouvrent très lentement aux pratiques sportives nouvelles dont ils sont friands. Enfin, les situations les plus tendues dans lesquelles certains acteurs publics sont tentés de voir dans les sportifs de rue autant de jeunes engagés sur la voie de la déviance sociale sont démenties par la sociologie de ces pratiquants qui traduit, le plus souvent, une appartenance aux classes moyennes, accompagnée d’une forte présence familiale et d’un bon taux de réussite scolaire. Raisonner ainsi en terme d’opposition revient de fait à renoncer à l’opportunité qui est offerte ici de faire évoluer les clubs vers plus de souplesse et d’ouverture, seules garanties de les rétablir dans leurs fonctions premières. En effet, n’est-il est salvateur de constater que, les politiques sportives s’appuyant sur des valeurs socialisatrices dont nous avons vu que beaucoup n’avaient plus court au sein des clubs, c’est précisément pour renouer avec certaines d’entre elles que de nombreux jeunes quittent les clubs ou pratiquent le sport de rue en parallèle d’une activité sportive classique ? De même, dites spontanées, auto-organisées ou sauvages, il s’avère à l’observation que les pratiques sportives de rue requièrent, le plus souvent, un degré d’organisation très poussé sans lequel elles seraient rendues dangereuses ou simplement impossibles. Que l’on pense par exemple aux risques qu’encourent les rollers qui, se réunissant de nuit place d’Italie, partent en convoi dans les rues de la capitale… Sans doute y a-t-il là des enseignements à tirer de la capacité de ces sportifs de rue à promouvoir, et à faire respecter, un système de règles contraignantes d’autant mieux acceptées qu’elles donnent le sentiment de ne pas avoir été présentées sur le mode de l’imposition. Mais l’aspiration récente des jeunes sportifs à être associés à la conception, à la mise en place, à la réalisation et à l’évaluation de leur activité échappe d’autant plus aux acteurs publics qu’elle est rarement relayée par les instances et les interlocuteurs que ces derniers consultent en priorité. Explicitement formulée, mais d’une façon en partie étrangère aux élus, aux éducateurs ou encore aux 2248_09_C1 Page 80 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 80 SPORT ET ORDRE PUBLIC entraîneurs et dans des enceintes peu fréquentées par eux, ils ne peuvent clairement l’identifier. Ainsi sommes nous devant un autre paradoxe : alors même qu’ils sollicitent une demande sociale en matière de sport ou qu’ils regrettent que celle-ci n’existe pas, les acteurs publics sont en partie sourds à celle qui s’exprime présentement. Tout semble donc se passer comme si les acteurs publics regrettent l’attentisme des jeunes qui, de leur côté déplorent qu’on ne leur permettent pas de prendre une part active à la mise en œuvre d’une politique sportive respectueuse de leur mode vie. La diversification des pratiques sportives pose donc avec acuité la question de la pertinence des modes d’action publique guidant les politiques sportives territoriales. Ainsi, n’échappant pas au processus récent par lequel le gouvernement des villes s’apparente de plus en plus à la gouvernance urbaine, les politiques sportives de l’agglomération grenobloise confinent d’autant plus au bricolage que la population à laquelle elles s’adressent demeure largement insaisissable1. De même, la modification des moyens et des formes de légitimation de l’action publique (territorialisation, contractualisation, réticulation, horizontalisation, construction locale des interlocuteurs…) s’accompagnant le plus souvent d’une insuffisante prise en compte des modes d’action collective, c’est alors la question des modalités d’engagement dans l’espace public des sports de rue et de leurs pratiquants qui est posée. Références bibliographiques Annales de la recherche urbaine (Les), « Sports en ville », 79, juin 1998. ANSTETT Michel, SACHS Bertrand, Sports, jeunesse et logiques d’insertion, Paris, La Documentation française, 1995, 196 p. ARNAUD Pierre, « Sport et intégration : un modèle français », Spirales, 10, 1996. BASSON Jean-Charles, « Sports de rue et modalités d’engagement dans l’espace public : les politiques sportives territoriales et les jeunes des quartiers de l’agglomération grenobloise », in JACCOUD Christophe, PEDRAZZINI Yves (dir.), Glisser dans la ville : les politiques sportives à l’épreuve des sports de rue, Neuchâtel (Suisse), éditions du Centre international d’étude du sport (CIES), 1998, 139 p., p. 71-95. 1. Basson Jean-Charles, « Gouvernance urbaine et population insaisissable : les politiques sportives territoriales et les jeunes des quartiers de l’agglomération grenobloise », 2e université d’été transfrontalière Réseaux d’action publique, gouvernance et territoires, Institut d’études politiques de Grenoble, Centre de recherche sur le politique, l’administration, la ville et le territoire (CERAT), Institut de recherche sur l’environnement construit (IREC), École polytechnique fédérale de Lausanne, faculté des sciences sociales et politiques (IEPI-ISSP), Université de Lausanne (Uriage, 36 septembre 1996), 8 p. 2248_09_C1 Page 81 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 PERCEPTION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATIONS 81 BASSON Jean-Charles, SMITH Andy, Sports et action publique localisée : les politiques sportives territoriales et les jeunes des quartiers de l’agglomération grenobloise, rapport pour le compte de l’Association intercommunale de prévention de la délinquance, Grenoble, CERAT-IEP, décembre 1996, 67 p. CHANTELAT Pascal, FODIMBI Michel, CAMY Jean, Sports de la cité. Anthropologie de la jeunesse sportive, Paris, L’Harmattan, 1997, 188 p. DURET Pascal, AUGUSTINI Muriel, Sports de rue et insertion sociale, Paris, INSEP, 1993, 167 p. Revue française de science politique, « La ville objet politique, objet de politique », 45-1, février 1995, p. 3-95. 2248_09_C1 Page 82 Lundi, 14. mai 2001 2:22 14 2248_10_C2 Page 83 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 83 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES ET POLITIQUES D’ÉQUIPEMENTS SPORTIFS ■ Pascal CHANTELAT Résumé : les politiques d’insertion par le sport sont, qu’on le veuille ou non, influencées par les analyses de la sociologie du sport. Le cas de la politique d’équipements sportifs de proximité (début des années 1990) illustre remarquablement ce phénomène. Elle se fonde en effet sur des représentations du sport de rue qui sont très largement produites par des diagnostics sociologiques d’inspiration fonctionnaliste. Mais ces derniers ne voient dans les sports de rue qu’une forme de désorganisation sociale et ne semblent pas en mesure de rendre compte de la réalité de ce phénomène. Il convient alors de proposer un autre regard sociologique sur ces pratiques sociales. Ainsi, en partant d’une analyse inspirée de la micro-sociologie urbaine qui renverse la perspective fonctionnaliste, il est possible de redéfinir les fondements de la politique d’aménagement sportif urbain. Les discours sur les « banlieues », qu’ils renvoient aux analyses sociologiques traditionnelles, aux médias ou à la politique, partent souvent du postulat d’un vide social, d’un manque de socialité et d’un déficit de citoyenneté au sein des « cités » ou des « quartiers difficiles ou sensibles ». Selon ces discours communs, c’est l’absence de lien social qui est à l’origine du mal-être urbain et en particulier des espaces défavorisés de la ville. C’est encore ce déficit de socialité qui favoriserait l’émergence et la propagation des comportements violents de la jeunesse. Il faudrait donc que les pouvoirs publics contribuent directement (par la politique de la ville) ou indirectement à la renaissance du lien social dans les espaces urbains défavorisés. Dans ce contexte, le sport apparaît comme un moyen de recréer du lien social chez les jeunes, de les réinsérer socialement, c’est-àdire de leur donner l’occasion de s’inscrire dans un projet, de participer à la vie de la cité… En ce sens, le club sportif (ou l’association) serait en mesure de proposer une formation citoyenne aux jeunes sportifs, c’est-à-dire de les amener à construire des liens de type sociétaire. À l’inverse, les sports de rue ne renverraient qu’à des formes de sociabilité « inférieures » et centrées sur le lien communautaire, incapables de rendre la citoyenneté effective. 2248_10_C2 Page 84 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 84 SPORT ET ORDRE PUBLIC Mais l’anomie, définie comme la désintégration des normes sociales, ne se définit pas forcément négativement vis-à-vis du lien social. En réalité, les formes de sociabilité développées au cours du XXe siècle se diversifient : on passe, en quelque sorte, de la solidarité mécanique (interconnaissance) à une pluralité des formes de la solidarité organique (réseaux de sociabilité) qui redéfinissent la nature du lien social. Il convient donc de renverser la perspective en partant du principe que les acteurs sociaux, dans les espaces urbains défavorisés, développent des formes de sociabilité et de citoyenneté que l’on ne peut réduire à des formes « inférieures ». Dans les banlieues, ce n’est donc pas le vide social et politique. Autrement dit, il s’agit de questionner les points de vue traditionnels sur les banlieues à la fois sur le plan de leurs fondements théoriques ou idéologiques et de leurs implications en termes de politiques urbaines. À partir d’une analyse de la politique d’équipements sportifs de proximité dite des « J sports » (du début des années 1990), il s’agit de montrer comment les discours de la sociologie du sport peuvent influencer, orienter ou fonder les choix en termes d’aménagements sportifs urbains et d’espaces de socialisation. Cette politique illustre de façon remarquable la manière dont les approches sociologiques d’inspiration fonctionnaliste servent de référent aux actions politiques. Cependant, ce cadre sociologique produit une vision du sport de rue qui mérite d’être débattue et critiquée. Au-delà de cette discussion, il s’agit de proposer un autre regard sociologique susceptible de redéfinir les axes de la politique d’équipements sportifs urbains. LA POLITIQUE D’ÉQUIPEMENTS SPORTIFS DE PROXIMITÉ ET SES REPRÉSENTATIONS Recréer du lien social par les équipements sportifs de proximité L’objectif général de la politique d’équipements de proximité, que l’on se place au niveau national ou au niveau local, vise à reconstruire le lien social en déficit. Il repose sur le diagnostic des zones urbaines défavorisées. Celles-ci sont décrites comme des espaces urbains accumulant des handicaps socioéconomiques (chômage…), socioculturels (problèmes de scolarisation…), sociodémographiques (jeunesse de la population…) et sociopolitiques (accès à la citoyenneté…). Elles sont décrites en termes de manques, de déficit du lien social et politique, d’anomie (désagrégation des normes sociales), de déréliction (abandon). 2248_10_C2 Page 85 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 85 En conséquence, le sport et les équipements sportifs de proximité sont conçus comme un moyen de recréer du lien social, de la sociabilité, de l’animation, de renforcer les rencontres et de responsabiliser les citoyens à partir de la vie de quartier. Ces installations doivent constituer des espaces ouverts et ludiques, des lieux de rencontres et d’échanges dans la ville. L’action du ministère de la Jeunesse et des Sports, disait Frédérique Bredin, « vise à favoriser l’accès au sport pour tous, un facteur d’épanouissement individuel, une manière d’apprendre à vivre ensemble, notamment pour les jeunes les plus en difficulté dans les banlieues les plus défavorisées »1. La politique d’équipements sportifs de proximité se donne deux objectifs majeurs : le désenclavement des quartiers, notamment par l’organisation de tournois inter-quartiers, et la création d’espaces intermédiaires entre le sport de rue et le sport de club afin de re-socialiser des jeunes « sous-socialisés »2. Le premier objectif part de l’idée que les quartiers sont enclavés, que les jeunes se cantonnent au niveau des sous-quartiers (les pieds d’immeubles) et qu’ils présentent une faible mobilité géographique. Il s’agit alors de les inciter à sortir de cet « enfermement ». Dans cette optique, les services des sports organisent des tournois inter-quartiers afin de réduire les effets jugés pervers des équipements de proximité (renforcement des micro-territoires, de l’enclavement). Ce deuxième « étage » de la politique sportive dans les quartiers est censé produire de l’échange, du lien social entre les quartiers (qui en manqueraient). Bref, il conviendrait de générer une logique de l’interconnaissance qui ferait défaut et serait à l’origine d’une déliquescence du lien social. Le second objectif repose sur le diagnostic selon lequel les jeunes développent des formes de sociabilité « primaires », « archaïques » ou encore « inférieures », des manières d’être ensemble qui ne les intègrent qu’à l’intérieur d’un petit groupe de pairs (lien communautaire) et non à l’intérieur d’un espace social plus large (lien sociétaire). Il conviendrait donc de les faire passer au « stade supérieur » de la socialisation, c’est-à-dire les insérer dans des associations ou clubs sportifs dépositaires d’une forme de sociabilité et de citoyenneté « supérieure ». 1. Paysage Actualités, octobre 1991. 2. Parisot Denis, « Entre mythes et réalités : un espace pour la recherche en sciences sociales », in Sport et insertion sociale, actes du colloque de Villeurbanne, F. Léo Lagrange, avril 1992, p. 27-47. 2248_10_C2 Page 86 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 86 SPORT ET ORDRE PUBLIC Le quartier comme unité de base des politiques d’équipements sportifs Les « J sports » doivent « prendre place, sinon aux pieds directs des immeubles, du moins aussi près que possible de ceux-ci »1. En effet, le niveau opérationnel de la politique d’équipements de proximité est celui du quartier. Ce dernier est considéré comme l’unité sociale et urbaine de base de la production de la sociabilité, de la construction identitaire et de la responsabilisation. Unité de base de la sociabilité (manières d’être ensemble) et de la socialisation (processus d’acquisition des manières d’être ensemble), car il est censé être l’espace sur lequel se développent les rencontres sociales de proximité (relations entre voisins…), la convivialité, l’entraide et où se produit du lien social communautaire (entre personnes socioculturellement homogènes). Mais le quartier est également pensé comme l’unité spatiale de base de la construction identitaire, le plus petit lieu à partir duquel se construit l’identité des habitants et en particulier celle des jeunes. Ceux-ci sont censés construire leur identité à partir de cet espace : on appartient à un quartier avant d’appartenir à une famille. Enfin, le quartier est considéré comme l’unité spatiale la plus pertinente pour responsabiliser ses habitants. En ce sens, la construction d’équipements (sportifs) de quartier vise à rendre les (jeunes) habitants plus responsables des installations. La logique est la suivante : l’équipement de quartier fera l’objet d’une appropriation par ses habitants, appropriation donnant le sentiment d’avoir un équipement à soi, un équipement qui prolonge en quelque sorte l’espace privé de l’habitat. En octobre 1991, Frédérique Bredin, ministre de la Jeunesse et des Sports, souhaitait que les équipements sportifs de proximité constituent un apprentissage de la citoyenneté du côté des jeunes (responsabilisation) et du côté des autorités locales : « les jeunes auront aussi l’occasion de placer les collectivités territoriales et au premier chef les élus devant leur responsabilité. C’est cela aussi être un citoyen responsable »2. Bandes et territoires sportifs Lorsque l’on consulte la littérature sociologique ou que l’on interroge les responsables des services des sports, l’image la plus répandue concernant les logiques de fonctionnement des jeunes sportifs autoorganisés se construit sur deux notions centrales : la bande et le terri- 1. Paysage Actualités, op. cit. 2. Idem. 2248_10_C2 Page 87 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 87 toire1. La bande de jeunes sportifs constituerait un regroupement d’adolescents qui construisent leur identité collective à partir de la référence au quartier. Autrement dit, leur sentiment d’appartenance au quartier serait l’élément central de leur construction identitaire. Sur cet espace se développerait un mode de regroupement par affiliation (on est ensemble parce qu’on se connaît, parce qu’on habite le même sous-quartier…). Du coup, les bandes de jeunes sportifs apparaîtraient comme une sorte de refuge socio-affectif, un lieu où chaque jeune est reconnu par ses pairs et se reconnaît comme membre de la bande. La référence forte au quartier ainsi que la logique d’affiliation conduiraient les jeunes sportifs à ne développer qu’un réseau de relations étroit, centré sur le petit groupe de copains, à ne développer qu’une faible mobilité spatiale et géographique. La notion de territoire est liée au comportement de la bande. Une bande, c’est un regroupement de jeunes selon une logique communautaire forte s’inscrivant dans un espace spécifique (le quartier). Par conséquent, l’identité de la bande doit s’inscrire dans l’espace. Pour qu’elle se reconnaisse, elle doit délimiter l’espace sur lequel elle se construit et elle existe. Autrement dit, les enjeux spatiaux sont primordiaux pour l’existence d’une bande. Elle doit conquérir puis défendre un espace. Le quartier est donc perçu comme le lieu du refuge communautaire, de la « communauté protégée »2. Les tenants de cette conception cherchent à montrer que les individus se réfugient dans des espaces communautaires capables de recréer ou de reproduire les modes de sociabilité centrés sur la solidarité mécanique. Autrement dit, les individus reconstruisent, dans un monde anomique, des havres de paix. L’association comme voie royale de la socialisation et de la citoyenneté Lorsque les jeunes se présentent avec une revendication auprès des services des sports de la mairie, la réponse est parfois la suivante : « Constituez-vous en association d’abord, ensuite nous prendrons en compte votre demande »3. Mais, en quoi ce type de demande seraitelle plus citoyenne qu’une demande « informelle » ? En quoi l’adhésion à une association sportive constitue-t-elle une forme de citoyenneté ? 1. Callède Jean-Paul, « Politiques d’insertion et aménagements sportifs : pour l’égalité des chances », in Sport et insertion sociale, actes du colloque de Villeurbanne, F. Léo Lagrange, avril 1992, p. 49-61 ; Parisot Denis, art. cit. ; Fize Michel, Les bandes. L’« entre-soi » adolescent, Paris, Épi, Desclée de Brouwer, 1993. 2. Wellman Barry, Leighton Barry, « Réseau, quartier et communauté », Espace et Société, 38-39, 1981, p. 111-133 (première édition dans Urban Affairs Quaterly, 14, 1979, p. 363-390). 3. « Le Journal des Playgrounds », in Mondial Basket, 37, juin 1994, p. 41-80. 2248_10_C2 Page 88 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 88 SPORT ET ORDRE PUBLIC L’association est considérée comme le lieu privilégié d’expression de la citoyenneté parce qu’elle permettrait un apprentissage des règles collectives et démocratiques. Elle serait à la fois une « école de la vie en société » et une « école de la citoyenneté ». Du côté de la démocratie « interne », l’assemblée générale apparaît comme un instrument d’apprentissage des règles démocratiques (un individu – une voix, décision majoritaire et acceptation par la minorité de cette décision). D’autre part, le développement de l’association par l’intermédiaire d’un projet collectif permettrait à chacun de faire l’apprentissage d’une éthique de la responsabilité (capacité à tenir compte des conséquences de ses actions et décisions), d’inscrire ses projets personnels à l’intérieur d’un projet collectif. Du côté de la démocratie « externe », l’association serait représentative d’un espace sociopolitique (le quartier, la ville…) et d’un ensemble d’usagers (les sportifs du quartier, de la ville…) au sein de cet espace. Du coup, toute action ou toute revendication de l’association auprès des pouvoirs publics locaux pourrait se faire au nom de l’ensemble d’une catégorie d’usagers, voire de l’ensemble des habitants d’un quartier ou d’une ville. L’association aurait donc pour fonction légitime la négociation avec les pouvoirs publics locaux vis-à-vis non seulement des subventions de fonctionnement mais également des subventions d’équipement qui se traduisent par un aménagement des services publics urbains. Enfin, la visibilité et l’institutionnalisation de l’association (loi 1901) ferait d’elle un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics locaux et un acteur central de la démocratie locale. La permanence de sa structure dans le temps donnerait à la citoyenneté un caractère plus continu. L’accès à la citoyenneté par le biais de l’adhésion au club sportif c’est, outre l’intégration socioculturelle, concilier les valeurs du sport et celles de la République (Liberté, Égalité, Fraternité)1. L’universalité des valeurs du sport transcenderait les particularités sociales et culturelles, comme le ferait la citoyenneté nationale, unitaire et unique. Mais l’association ou le club sportif constituerait également une éthique en acte : morale de la responsabilité par rapport à un projet collectif à atteindre (les résultats sportifs du club), et surtout apprentissage concret de l’égalité, de la liberté et de la fraternité2. 1. Callède Jean-Paul, art. cit. ; Jamet Michel, « Les sportifs dans la ville : quelles figures du citoyen ? », actes du colloque Villes, Sports et citoyenneté, Brest 26-18 novembre 1992, p. 127134 ; Arvin-Bérod Alain, « La fonction citoyenne du sport », ibidem p. 41-50. 2. Métoudi Michèle, « Grand témoin : Michèle Métoudi (interviewée sur les rapports entre citoyenneté et association sportive) », UFOLEP-USEP, 282, juillet-août 1994, p. 2-3 ; Duret Pascal, Augustini Muriel, Sport de rue et insertion sociale, Paris, INSEP, coll. « Recherche », 1993. 2248_10_C2 Page 89 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 89 CRITIQUE DES FONDEMENTS DE LA POLITIQUE DES « J SPORTS » Les limites du cadre associatif Or, on constate que la mise en œuvre des principes de liberté, d’égalité et de fraternité dans les clubs et associations sportives sur le plan du fonctionnement interne de l’association se heurte à un ensemble de difficultés1. Sur le plan de la Liberté (liberté d’action – adhésion volontaire à l’association –, mais également liberté d’expression – capacité à discuter d’une décision perçue comme injuste…) au sein du club, on constate l’impossibilité, pour les jeunes, d’accéder aux postes décisionnels centraux (président, trésorier, secrétaire… membres du conseil d’administration) et de participer activement à l’élaboration de la politique du club ou de l’association sportive. Pour les adolescents, l’apprentissage de la vie démocratique est réduite au vote annuel de l’assemblée générale. En effet, « nul ne peut faire partie du conseil d’administration s’il n’est pas majeur » (loi 1901). De fait, les jeunes sont écartés d’un espace de pouvoir et de prise de parole. Sur le plan de l’Égalité (égalité de droit et égalité de fait), on constate que la participation aux rencontres sportives repose sur des critères de compétence et d’efficacité qui conduisent à l’exclusion des moins compétents. La plupart des clubs ou associations sportives qui fonctionnent suivant une temporalité linéaire, c’est-à-dire qui inscrivent leurs actions dans la durée et dans une logique de progrès, suivent le calendrier des compétitions. Or, la compétition soumet la participation sportive au principe de l’efficacité et de la sélection des meilleurs joueurs aux dépens des moins compétents. Le primat du principe d’efficacité sur celui du droit de participer conduit donc à des inégalités et à des sentiments d’injustice entre les différents membres du club sportif. Même si les « moins bons » peuvent participer (lorsque les adversaires sont faibles), il existe une hiérarchie dans le droit de participer qui se fonde sur les compétences sportives (contrairement à ce qui se passe dans le sport auto-organisé). Sur le plan de la Fraternité (respect de l’autre, de l’adversaire, fair-play, solidarité entre les membres de l’équipe sportive), on constate que l’immersion au sein de la logique compétitive favorise le refus des règles collectives et l’émergence de comportements « négatifs » envers les autres. D’après une enquête sur la pratique des 8- 1. Métoudi Michèle, art. cit. 2248_10_C2 Page 90 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 90 SPORT ET ORDRE PUBLIC 12 ans dans les clubs de volley-ball en France, « les résultats, si l’on s’en tient au caractère formel du règlement, sont sans ambiguïté : les jeunes ne le respectent qu’à contrecœur et le transgressent dès qu’ils le peuvent »1. Sur le plan des relations avec les pouvoirs publics locaux, on assiste au développement d’une logique clientéliste ou d’une logique de groupe de pression2. Les négociations pour l’obtention de subventions de fonctionnement ou d’équipement consistent en un rapport de force entre les associations sportives et la mairie, sur fond d’enjeux électoraux. D’autre part, les demandes des associations sportives auprès de la mairie ne se font pas au nom de l’ensemble des sportifs de la ville, mais au nom des adhérents de l’association ou du club sportif. Autrement dit, la représentativité de l’intérêt général dans les associations est introuvable3. En réalité, le renforcement des formes de citoyenneté par la voie associative reste fragile du fait de la difficile, voire de l’impossible, représentativité des associations. Ce qui ne veut pas dire que l’association sportive est, par nature, anti-démocratique ou anticitoyenne. La fonction citoyenne de l’association ou du club sportif n’est qu’un potentiel. Elle peut devenir effective sous certaines conditions4. Autrement dit, l’association sportive n’est pas citoyenne par essence et la simple adhésion à une telle structure ne rend pas ipso facto l’individu plus citoyen. Sans remettre en cause le « potentiel citoyen » de l’association sportive, penser cette structure comme lieu privilégié, voire comme seul lieu, de l’exercice de la citoyenneté des jeunes sportifs, c’est s’interdire de regarder du côté des acteurs sociaux et de leur capacité à faire émerger de nouvelles formes de citoyenneté. Sports de rue et désorganisation sociale Lors de l’évaluation de la politique des « J sports », le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) s’est interrogé sur la fonction intégrative des équipements sportifs de proximité. Le postulat était qu’une intégration réussie réside dans le passage d’une culture des « inorganisés sportifs » à une culture sportive institution- 1. Duret Pascal, Augustini Muriel, op. cit., p. 91. 2. Pociello Christian, « Collectivités locales et usagers » et Callède Jean-Paul, « Contribution à une analyse sociologique de l’organisation communale du phénomène sportif », Les politiques municipales des sports, Les Cahiers du CNFPT, 24, février 1988, actes des quatrièmes rencontres d’Angers, 26-27 novembre 1987. 3. Genestier Philippe, « Quel avenir pour les grands ensembles », in Roman J. (dir.), Ville, exclusion et citoyenneté, Paris, éd. Esprit, 1993, p. 133-165. 4. Métoudi Michèle, art. cit. 2248_10_C2 Page 91 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 91 nelle (l’association). Autrement dit, l’institutionnalisation (traditionnelle) des pratiques sportives des jeunes serait l’indicateur privilégié de l’intégration sociale et culturelle. L’enjeu essentiel est celui « de l’orientation et de l’accompagnement progressif des « inorganisés » vers les structures d’accueil comme les clubs »1 censées proposer un modèle pédagogique de sociabilité culturelle et d’accès à la citoyenneté (participation à la vie démocratique, initiation aux responsabilités…) 2. Cette façon d’évaluer la politique d’équipements sportifs de proximité repose sur une conception sociologique normative et fonctionnelle de la socialisation à visée éducationnelle. Ceci n’est pas un hasard car la plupart des sociologues qui travaillent sur ce thème (sport et insertion, sport et socialisation) partent d’un cadre théorique d’inspiration fonctionnaliste et normatif, même si l’on ne peut pas réduire leur pensée à un référent théorique unique, la classer de manière définitive et caricaturale3. Le schéma de la socialisation des jeunes par le sport et par l’usage des équipements de proximité hiérarchise les niveaux de socialisation en fonction des responsabilités et des formes de sociabilité dans lesquelles les jeunes s’engagent4. Au niveau 1, on trouve « la galère » (insertion dans un cadre de vie) ; au niveau 2, la précarité (association à un projet) ; et au niveau 3, la consolidation de l’intégration, c’est-à-dire l’insertion dans la vie associative. Ainsi, tout se passerait comme si le stade ultime de la socialisation adolescente était atteint par l’adhésion à la forme associative. De la même façon, le stade ultime de la socialisation par la mobilité spatiale consisterait à se déplacer vers le stade ou le gymnase, c’est-à-dire l’équipement sportif normalisé qui va de pair avec la vie associative ou la vie du club sportif. Seul ce type de structure pourrait développer chez les jeunes une stratégie d’échange. La pratique de pied d’immeuble ne représenterait qu’une stratégie de sécurité, et les déplacements sur les autres terrains sportifs du quartier une stratégie de solidarité : « À un premier niveau, écrivent Duret et Augustini, la pratique se déroule au pied d’immeuble […]. À un deuxième stade, [les jeunes] se risquent hors de portée de vue de leur bloc d’immeubles pour jouer sur un terrain plus éloigné. Le niveau ultime consiste à jouer sur un stade, c’est-à-dire à recréer un chez-soi ailleurs tout en 1. Allouis Xavier, La Lettre de l’économie du sport, 4 décembre 1991. 2. Callède Jean-Paul, « La sociabilité sportive. Intégration sociale et expression identitaire », Ethnologie Française, 1985, XV, 4. 3. Duret Pascal, Augustini Muriel, op. cit. ; Callède Jean-Paul, art. cit. ; Parisot Denis, art. cit. ; Fize Michel, op. cit. 4. Duret Pascal, Augustini Muriel, op. cit. 2248_10_C2 Page 92 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 92 SPORT ET ORDRE PUBLIC tenant compte des autres utilisateurs »1. Et Denis Parisot affirme que « les adhérents d’associations occupent plus largement l’espace public, sortant plus souvent du territoire étroit du quartier ou de la commune que les autres de même âge et groupe social »2. Tout le projet d’insertion des jeunes « en difficulté » par le sport consisterait donc à les faire passer du niveau 1 vers le niveau 3. Pour intégrer, le sport doit passer d’une fonction ludique à une fonction plus élaborée centrée sur le projet et la volonté de se réaliser (investissement, mobilisation)3. C’est pourquoi les politiques d’intégration par le sport devraient développer un système incitatif à la pratique sportive « organisée ». Denis Parisot se demande même dans quels contextes locaux (assemblage de sports, de familles, d’éducateurs, d’équipements sportifs…) on parvient à générer des formes de sociabilité supérieures (à celles développées dans les sports de rue). Autrement dit, la question est tranchée : les contextes locaux dits anomiques (taux de chômage, de familles monoparentales élevés…) ne peuvent pas voir émerger des créations sociales ou citoyennes. Les jeunes sont supposés être des « idiots sociaux », des individus incapables de composer avec les contraintes, d’inventer des formes de sociabilité originales. La tentation légitimiste Les approches d’inspiration fonctionnaliste opposent deux mondes (la rue et le club) en les hiérarchisant du point de vue de leur capacité à socialiser les jeunes4. D’un côté, il y aurait les pratiques sportives autoorganisées fonctionnant sur une logique de « l’entre-soi »5, du repli ou du refuge socio-affectif6, et de l’autre les pratiques sportives institutionnalisées, seules capables de produire une socialisation complète, plus ouverte, en un mot « supérieure »7. Dans le langage de la sociologie traditionnelle, les pratiques sportives de rue ne produiraient que du lien communautaire proche de l’anomie et les pratiques institutionnelles du lien sociétaire8. 1. Ibidem, p. 129. 2. Parisot Denis, art. cit., p. 15-16. 3. Callède Jean-Paul, art. cit. 4. Duret Pascal, Augustini Muriel, op. cit. ; Callède Jean-Paul, art. cit. ; Parisot Denis, art. cit. 5. Fize Michel, op. cit. 6. Callède Jean-Paul, art. cit. 7. Parisot Denis, art. cit., p. 15-16. 8. Garnier Pascale, « Critique des théories de la socialisation », Du stade au quartier, Le rôle du sport dans l’intégration sociale des jeunes, Institut de l’enfance et de la famille, actes du colloque du 28-29 janvier 1992, p. 49-64 ; Xiberras Martine, Les théories de l’exclusion, Méridiens Klincksieck, coll. « Sociologies au quotidien », Paris, 1993. 2248_10_C2 Page 93 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 93 Le risque est alors de prendre les comportements des classes moyennes comme références implicites des normes perçues alors comme naturelles et légitimes. En ce sens, parler des logiques d’accomplissement de la jeunesse « favorisée » comme d’une norme comportementale à atteindre, c’est prendre le risque de légitimer un ordre social que le sociologue est censé interroger1. On peut en effet s’interroger sur le sens des sociabilités « supérieures » : s’agit-il du passage de la communauté à la société ou d’une forme légitime (noble, institutionnelle) à une forme illégitime (populaire, « informelle ») ? De plus, ce découpage ne rend pas compte de la complexité des pratiques sportives juvéniles auto-organisées. Celles-ci ne renvoient pas seulement à un « entre-soi » adolescent, à du lien communautaire, mais bien à des formes urbaines de sociabilité et ses multiples réseaux2 avec ses rites d’interaction complexes3. On est donc loin des formes « archaïques », « primaires » ou « inférieures » de la socialisation. Et la volonté de faire passer à tout prix les jeunes par les structures sportives traditionnelles (le club, l’association) n’est que le produit d’une vision réductrice des formes de sociabilité constitutives des sports de rue. REPENSER LES POLITIQUES D’ÉQUIPEMENTS SPORTIFS DE PROXIMITÉ Les sports auto-organisés (basket-ball, football essentiellement) représentent un mode d’organisation sociale spécifique. D’abord, contrairement à une idée reçue, l’espace de ces pratiques ne se réduit pas à la notion éthologique de territoire (conquête et défense agressive, repli sur le sous-quartier, mobilité spatiale réduite…). Les jeunes (à partir du collège surtout) traversent les différents quartiers en fonction de la réputation des lieux sportifs. Ils se déplacent vers les « hauts-lieux » du sport auto-organisé qui se situent bien souvent dans des villes éloignées du lieu de leur résidence. Ensuite, le rapport au temps est essentiellement un rapport symbolique, à l’incertitude liée aux déplacements vers ces hauts-lieux. Ce qui motive la pratique sportive, c’est 1. Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris, éd. de Minuit, 1980. 2. Camy Jean, Chantelat Pascal, Adamkiewicz Éric, « Sportifs en vue : les sportifs dans les rues de Lyon », Les annales de la recherche urbaine, 57-58, 1993, p. 157-164 ; Melnick J.-M., « Searching for Sociability in the Stands : A Theory of Sports Spectating », Journal of Sport Management, 7, 1993, p. 44-60, Human Kinetics Publishers ; Chantelat Pascal, Fodimbi Michel, Camy Jean, Sports de la Cité. Anthropologie de la jeunesse sportive, Paris, L’Harmattan, 1997. 3. Goffman Erving, Les rites d’interaction, Paris, éd. de Minuit, 1974. 2248_10_C2 Page 94 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 94 SPORT ET ORDRE PUBLIC l’imprévisibilité des rencontres, le fait que « tout peut arriver », que le temps recèle de l’inattendu. Enfin, le rapport à l’autre dans les rencontres sportives se construit sur une sorte de « fiction démocratique » dans laquelle les inconnus peuvent se rencontrer en faisant abstraction de leur biographie et de leurs qualités (sportives). Il n’est pas besoin de se connaître pour pouvoir composer une équipe. Aussi, tout est organisé (les règles implicites et explicites) pour que le plaisir de l’instant puisse durer. Ici, le résultat des rencontres sportives ne compte pas parce que le jeu se suffit à lui-même. Tel est le sens de la socialisation ludique. Du temps « positiviste » au temps « phénoménologique » L’approche fonctionnaliste énonce que la véritable socialisation des jeunes passe par l’expérience pédagogique du projet au sein d’une institution, en l’occurrence le club ou l’association sportive. La projection des jeunes dans le temps, leur capacité à inscrire leurs pratiques sportives dans la durée et dans le futur, à mettre en adéquation des moyens et des fins apparaissent alors comme la seule voie d’accès à la socialisation et à l’atténuation du mal-être de la jeunesse. Seul le projet peut donner un sens à leur existence. Seule l’inscription des pratiques sportives dans un temps « positiviste » est reconnue comme socialisante. Cependant, cette vision éducationnelle et normative conduit à un oubli, voire à une dépréciation des formes ludiques de la socialisation. En effet, ne sont considérées comme socialisantes que les pratiques sportives ayant dépassées le stade de la distraction, du jeu, du temps présent. Or, les pratiques sportives auto-organisées des jeunes dans les banlieues prennent leur sens dans le temps présent, le temps « phénoménologique », le vécu, le partage des émotions. Elles s’inscrivent donc dans un temps qui n’est pas celui de la conception « positiviste » et éducationnelle. D’où leur perception en termes de manque, de déficit, de « sous-socialisation ». La socialisation de l’individu ne passe pas uniquement par la capacité à inscrire ses actions dans un projet. Tout se passe alors comme si on oubliait le temps « phénoménologique » et son rôle dans le processus de socialisation. La socialisation, c’est aussi du symbolique, de l’esthétique, c’est-à-dire « le fait d’éprouver avec d’autres des émotions en un lieu donné »1. Autrement dit, le « présentéisme », 1. Maffesoli Michel, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans la société de masse, Paris, Livre de Poche, 1988. 2248_10_C2 Page 95 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 95 la « conquête du présent » sont des formes du lien social tout aussi importantes que celles du projet. Les formes ludiques de la socialisation, celles qui relèvent du jeu, celles qui contiennent en ellesmêmes leur propre fin (la coquetterie, la conversation) participent pleinement à la socialisation des individus1. C’est, en tout cas, l’expérience de ce temps là que font les jeunes sportifs des espaces urbains défavorisés. Il ne s’agit pas, bien sûr, de remplacer une vision normative par une autre ou de dire que l’inscription des pratiques sportives dans un projet socialise moins que le vécu du jeu sportif urbain. Il s’agit simplement de rappeler que la vie sociale, le lien social, les formes de sociabilité ne sont pas uniquement faits de rationalité. Se socialiser, c’est faire l’expérience de la dialectique de l’ordre et du désordre, du rationnel et du non rationnel, du projet et du vécu, du sérieux et du jeu, du projet et du rituel. Si le sportif du XIXe siècle est un homme nouveau au sens où il naît contre le rituel et comme homme de projet, s’il est un ascète rationnel, le sportif urbain contemporain renoue en quelque sorte avec le jeu, le rituel et l’incertitude. Partir d’une nouvelle représentation des relations entre la ville et les quartiers Il est remarquable, lorsque les tournois inter-quartiers ont lieu, que la constitution des équipes ne repose pas sur une référence à l’espacequartier. Les noms que les groupes de jeunes donnent à leur équipe n’appartiennent pas au registre de l’espace local, mais à celui des compétitions internationales. Ce n’est pas l’équipe du quartier de la Thibaude contre celle du quartier du Mas-du-Taureau (à Vaulx-enVelin), c’est l’équipe du Cosmos contre celle du Milan AC. Autrement dit, la notion de rencontre sportive inter-quartiers n’a pas de sens. Les pratiques sportives auto-organisées sont des pratiques sportives déterritorialisées. Ce phénomène est confirmé par l’analyse du haut-lieu du basket de rue de l’agglomération lyonnaise (Bron-Parilly) où l’important n’est pas d’être de tel ou tel quartier ou de telle ou telle ville (lors des rencontres, on ne demande même pas d’où viennent les inconnus), mais de pouvoir trouver des partenaires pour jouer. Il convient donc de construire une politique à partir d’un modèle de la ville qui conçoit le quartier comme un système ouvert aux flux « étrangers » et non plus comme une totalité localisée. Il 1. Simmel Georg, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981. 2248_10_C2 Page 96 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 96 SPORT ET ORDRE PUBLIC s’agit de modéliser les relations entre le quartier et la ville et de concevoir le fonctionnement urbain comme un enchevêtrement de territoires et non comme une juxtaposition de territoires définitivement délimités. La vision de la ville en termes de juxtaposition de quartiers et du quartier en termes de refuge communautaire n’est pas adaptée aux usages sportifs juvéniles dans la ville1. En d’autres termes, on assiste à une dissociation entre les espaces urbains et les formes de sociabilité sportive. Depuis 1991, la mise en place de contrats de ville va dans ce sens puisque la politique des zones urbaines défavorisées est traitée plus globalement au niveau de l’agglomération et non plus au niveau des communes2. Repenser le niveau opérationnel d’intervention La politique municipale de développement des équipements sportifs, prise isolément, vise à satisfaire, en priorité, les usagers résidant à l’intérieur des frontières de la commune. C’est pourquoi, le plus souvent, les élus locaux raisonnent en terme d’équipements de proximité. Ceux-ci sont destinés à un espace très local (le quartier ou un groupe d’immeubles) et doivent participer à la construction, au maintien ou au renforcement d’une identité locale. La réussite d’une politique d’équipements (sportifs) de proximité suppose que les habitants partagent la même perception de l’espace public/privé3, qu’ils construisent leur identité en référence à l’espace-quartier et qu’ils s’approprient les équipements. Les habitants doivent avoir le sentiment « d’être chez eux » lorsqu’ils fréquentent les installations (sportives) du quartier. Ils doivent se sentir, du même coup, responsables de ces espaces de proximité et veiller à leur entretien. Cet exercice de la responsabilité est censé être une qualité fondamentale du citoyen. Cette vision à la fois communautaire (retrouver la communauté perdue…) et fonctionnaliste (juxtaposition des quartiers ayant un fonctionnement autonome, spécialisation des espaces…) fait comme s’il y avait une homogénéité socioculturelle forte et un désir de (re)construire une sociabilité villageoise. Or, l’analyse des pratiques sportives auto-organisées des jeunes montre que l’on a affaire à une logique qui ne correspond nullement à cette vision. Du point de vue 1. Wellman Barry, Leighton Barry, art. cit. 2. Delarue Jean-Michel, « La politique de la ville » et Donzelot Jacques, « Le développement social urbain est-il une politique ? Les leçons de l’évaluation », in Politique de la ville et lutte contre l’exclusion, La Documentation française, coll. « Regards sur l’actualité », 196, décembre 1993, p. 3-19 et p. 19-29. 3. Haumont Antoine, « Les équipements sportifs », in Michon Bernard (dir.), Corps, espaces et pratiques sportives, Strasbourg, université des sciences humaines, 1992. 2248_10_C2 Page 97 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 97 du champ géographique opérationnel, il conviendrait donc de penser l’articulation entre le niveau du quartier et le niveau de la ville et de l’agglomération. En effet, il s’agirait de traiter les revendications des jeunes sportifs non seulement au niveau du quartier, mais au niveau de la ville. Cette démarche permettrait d’élargir le cadre d’expression de la citoyenneté et de la démocratie locale conçu comme un débat public opérant une reconnaissance mutuelle des pouvoirs publics locaux et des habitants d’une ville1. En effet, répondre ponctuellement à une demande d’équipement sportif sur un quartier, voire un sous-quartier, c’est réduire l’expression de la citoyenneté à l’échelle micro-locale. Il conviendrait donc de développer une planification urbaine intercommunale des équipements sportifs ouverts (plutôt que de proximité). En effet, si l’on suit les logiques de déplacements des jeunes sportifs, force est de constater que l’espace pertinent se situe à l’échelle de l’agglomération. Repenser l’implantation géographique des équipements de proximité Comment comprendre la naissance du « haut-lieu » sportif ? Une première explication consisterait à insister sur les caractéristiques de l’offre : un nombre important de terrains de sports ouverts, une insertion dans un environnement de qualité, des services annexes à la pratique sportive (toilettes publiques, robinets d’eau…) et, enfin, une bonne desserte par les transports publics (métro et bus). Tout ceci constituerait donc les ingrédients permettant de créer une attractivité du site et de réaliser une adéquation entre une offre et une demande. Mais, ce raisonnement de type marketing (offre de qualité = attractivité) ne tient pas compte de la dimension historique et symbolique d’un tel lieu. Le deuxième type d’explication, plus sociologique, insiste sur cette dernière dimension. Le « haut-lieu » possède une épaisseur historique, une mémoire à travers les pratiques des amateurs sportifs. Sa réputation ne se réduit pas à la qualité des services offerts. Ce qui est important également, c’est la neutralité de l’espace, le fait qu’il n’appartienne à personne en particulier. Le haut-lieu du sport de rue dans l’agglomération lyonnaise, par exemple, n’est pas inséré dans un quartier, il n’est pas délimité par des groupes d’immeubles identifiables à un quartier. Sans aller jusqu’à remettre en cause l’existant, si l’on veut suivre la logique des hauts-lieux, il 1. Bouamama Saïd, De la galère à la citoyenneté. Les jeunes, la cité, la société, Paris, Épi, Desclée de Brouwer, 1993. 2248_10_C2 Page 98 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 98 SPORT ET ORDRE PUBLIC conviendrait donc d’implanter des équipements sportifs ouverts sur des zones urbaines plus neutres que celles des quartiers, parfois fortement stigmatisés et, sur le plan de l’architecture, très délimités. Car l’une des conditions d’existence du haut-lieu réside dans sa neutralité. En effet, s’il y a du monde sur les terrains, ce n’est pas simplement parce qu’il y a de la place, parce que l’offre est importante, mais également parce que le lieu n’appartient visiblement à personne, qu’il n’est pas enchâssé dans un quartier aux frontières nettes. En ce sens, la tâche de l’architecte et de l’urbaniste consiste à dessiner des frontières spatiales ambiguës autour des équipements sportifs ouverts, à situer ces installations aux frontières des quartiers et des villes dans un environnement urbain délibérément flou. En tout cas, la volonté d’intégrer à tout prix l’infrastructure sportive au quartier (perçue de façon illusoire comme une totalité harmonieuse) se trouve contredite par les usages sportifs urbains des jeunes. Les limites de la solution urbanistique Les solutions architecturales ou urbanistiques ne doivent pas donner l’illusion que l’on peut produire un haut-lieu sportif à partir d’une réflexion sur l’organisation de l’espace sportif1. Le déterminisme de l’offre spatiale constitue une illusion car on ne peut pas créer ex nihilo un lieu sportif vivant2. En d’autres termes, l’organisation spatiale ne détermine pas les modes de sociabilité. Il serait faux de croire qu’un aménagement de l’espace sportif bien pensé suffirait à produire un haut-lieu, un espace sportif animé. Les équipements sportifs pensés a priori comme des totalités, c’est-à-dire ayant fait l’objet d’une prévision de leur fonctionnement, de leurs usages, ne peuvent pas s’imposer d’emblée comme des lieux vivants. Même la pensée urbaniste renouvelée en termes de mixité des usages de l’espace urbain ne peut produire de la rencontre et de la sociabilité sportive. Comme l’écrit Richard Sennett, « rien ne peut commencer sans une incomplétude »3, c’est-à-dire sans incertitude sur ce qui va se passer. Or, le projet urbaniste consiste justement à prévoir la mixité des activités et des usagers. Il ne s’agit pas de prévoir le mélange des activités et des usagers à la manière d’un architecte omniscient. R. Sennett, en décrivant ce qui se passe dans les espaces de loisirs new-yorkais, montre clairement que ce type d’atti- 1. Bach Lünchen, « Sports without facilities : the use or urban spaces by informal sports », International Review for Sociology of sport, 28, 1993, p. 281-295. 2. Chantelat Pascal, « Planification urbaine et usages sportifs de la ville », Revue Spirales, CRIS, Lyon, 1992, p. 91-99. 3. Sennett Richard, L’oeil et la ville, Paris, Plon, 1992. 2248_10_C2 Page 99 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 99 tude est, à la fois une impasse et une illusion. Il explique pourquoi les enfants des villes nouvelles à New York n’occupent pas les « jolis » endroits que les adultes ont arrangés pour eux : « Ces communautés traitent les différences de façon logique, en mélangeant les usages. Les logements sont près des boutiques, les boutiques sont près des écoles, les écoles près des bibliothèques, les bibliothèques près des bureaux ; ces additions devraient produire une circulation de vie et une synergie qui ferait que le tout serait plus grand que la somme de ses parties. Ces bonnes intentions aveuglent cependant l’urbaniste qui ne voit pas la vérité que connaît le romancier : on ne peut rien commencer d’important en créant immédiatement une totalité »1. * * * L’objectif de ce texte était d’attirer l’attention sur les risques de présenter systématiquement les sports de rue (pratiques sportives auto-organisées) comme des pratiques faiblement socialisantes, voire « sous-socialisantes » ou anomiques. Il est en effet courant, à la fois en sociologie du sport et dans les discours de l’intervention sociale, de dresser une hiérarchie implicite ou explicite entre le sport éducatif (en club de préférence) et le sport de rue en fonction de leurs propriétés supposées en matière de socialisation. D’un côté du continuum (pôle positif), on trouve le sport encadré par des institutions avec ses vertus socialisantes et citoyennes. De l’autre côté (pôle négatif), on trouve le sport « informel », « inorganisé », « de rue » qui ne produirait que des formes « archaïques », « inférieures » du lien social, voire qui désocialiserait, qui désorganiserait le social. À partir de cette vision, il est clair que les interventions visant l’insertion sociale par le sport (actions publiques ou associatives) se donnent pour objectif de faire passer les jeunes sportifs des pratiques « informelles » aux pratiques institutionnalisées. Cette position à la fois théorique et pratique sur le rôle du sport dans la socialisation des jeunes « en difficultés » soulève cependant des questions d’ordre éthique. Ces questions concernent en premier lieu les sociologues qui produisent en amont les représentations du fonctionnement social (des jeunes) à partir desquelles s’orientent les hommes politiques et les acteurs du travail social. Le risque est en effet de légitimer les pratiques sportives des classes sociales majoritaires (les classes moyennes) ou dominantes (les classes supérieures) et, à l’inverse, de rendre les pratiques des classes populaires illégitimes. Ainsi, toute pratique sociale ayant une origine populaire irait d’emblée de pair avec une sociabilité pauvre, 1. Idem. 2248_10_C2 Page 100 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 100 SPORT ET ORDRE PUBLIC comme si la pauvreté économique produisait mécaniquement et inéluctablement de la pauvreté sociale. Ce risque est, nous semble-t-il, présent dans la plupart des productions sociologiques sur le sujet en raison de l’adoption (plus ou moins marquée) d’un cadre d’analyse fonctionnaliste. Dans cette optique, toute pratique sociale (dont le sport) non médiatisée par des institutions (la famille, l’école, le club sportif…) tend à produire de la désorganisation sociale. Bref, avant même d’avoir analysé ces pratiques, celles-ci sont directement classées parmi les comportements « sous-socialisants ». Du coup, on assiste à une délégitimation des formes de pratiques (urbaines) autoorganisées sans s’interroger sur leurs éventuelles innovations. Or, la critique de cette vision en termes de désorganisation sociale n’est pas nouvelle1. Il faut donc que le sociologue prenne le temps de s’interroger sur les effets souvent implicites de sa posture intellectuelle et d’analyser finement les pratiques sportives de rue avant de décréter qu’elles participent à la désorganisation sociale. Le sociologue, tout autant que le travailleur social, doit se positionner vis-à-vis de la culture légitime et des cultures populaires. Doit-il reprendre à son compte, sans l’interroger, la culture sportive légitime ? Doit-il tenter de faire reconnaître d’autres productions sociales et culturelles moins légitimes ? Doit-il « dé-hiérarchiser », relativiser les différentes expressions culturelles du sport ? Dans le premier cas, il se fait légitimiste, dans le second relativiste (toutes les formes culturelles se valent a priori)2. La position relativiste absolue n’est pas, quant à elle, intrinsèquement meilleure dans la mesure où elle se fonde sur un postulat par nature non discutable. Peut-on dépasser cette opposition entre les postures légitimistes et les postures relativistes ? Les chercheurs sont-ils condamnés à se positionner dans l’un ou l’autre camp ? Autrement dit, sommesnous obligés de choisir entre une vision qui impose de l’extérieur une norme de socialisation et un relativisme « aveugle » qui ne sait plus identifier le bien du mal ? L’attitude alternative consiste, selon nous, à réintroduire la question des « valeurs » à l’intérieur d’une approche de type ethno-sociologique (qu’est-ce que « vaut » telle ou telle forme de socialisation ?), tout en évitant de poser une norme a priori. Il s’agit de réaliser un travail critique à partir d’une conception de la socialisation qui ne s’enferme pas dans une vision développementaliste (en termes de projet), sans toutefois la négliger. 1. White William Foote, Street corner society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 1996 (première édition en 1943). 2. Callède Jean-Paul, « Intégration sociale et expressions identitaires », in actes de la IVe université sportive UFOLEP-USEP Sport et insertion des jeunes, 1996, p. 37-49. 2248_10_C2 Page 101 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 SPORT DE RUE : REGARDS SOCIOLOGIQUES 101 L’exemple du travail que nous avons réalisé sur la banlieue lyonnaise va dans ce sens dans la mesure où, sans dénier aux structures sportives leur potentiel éducatif (accéder à la capacité de se projeter dans l’avenir), il prend en compte différents « moments » de la socialisation1. Ainsi, au temps « positiviste » du projet éducatif, il convient d’ajouter le temps « phénoménologique », c’est-à-dire celui du jeu, de la socialisation ludique au sens de Simmel. Alors, les pratiques de rue ne sont plus considérées comme créatrices de désorganisation sociale, mais comme un « moment » de la socialisation des individus. Elles ne sont pas inférieures aux pratiques éducatives encadrées parce qu’elles ne sont pas de même nature. On ne peut donc pas les comparer à l’aune d’une échelle normative commune. Au total, il s’agit de reconnaître que la socialisation trouve son efficacité dans la dynamique qui se crée entre le jeu et le sérieux, entre le présent et le futur. On ne peut pas imaginer un monde qui soit fondé uniquement sur l’une ou l’autre de ces dimensions. La socialisation passe donc à la fois par l’inscription dans un projet individuel ou collectif (sportif, culturel…) et par la présence au monde, par le fait de jouir des relations sociales sans autre finalité que le jeu lui-même. Références bibliographiques CALLÈDE Jean-Paul, « Intégration sociale et expressions identitaires », in actes de la IVe université sportive UFOLEP-USEP Sport et insertion des jeunes, 1996, p. 37-49. CAMY Jean, CHANTELAT Pascal, ADAMKIEWICZ Éric, « Sportifs en vue : les sportifs dans les rues de Lyon », Les Annales de la Recherche Urbaine, 57-58, 1993, p. 157-164. CHANTELAT Pascal, FODIMBI Michel, CAMY Jean, Sports de la Cité. Anthropologie de la jeunesse sportive, Paris, L’Harmattan, 1997. PARISOT Denis, « Entre mythes et réalités : un espace pour la recherche en sciences sociales », in Sport et insertion sociale, actes du colloque de Villeurbanne, F. Léo Lagrange, avril 1992, p. 27-47. SENNETT Richard, L’œil et la ville, Paris, Plon, 1992. WELLMAN Barry, LEIGHTON Barry, « Réseau, quartier et communauté », Espace et Société, 38-39, 1981, p. 111-133 (première édition dans Urban Affairs Quaterly, 14, 1979, p. 363-390). WHITE William Foote, Street corner society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 1996 (première édition 1943). XIBERRAS Martine, Les théories de l’exclusion, Paris, Méridiens Klincksieck, collection « Sociologies au quotidien », 1993. 1. Chantelat Pascal, Fodimbi Michel, Camy Jean, op. cit. 2248_10_C2 Page 102 Lundi, 14. mai 2001 2:23 14 2248_11_C3 Page 103 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 JE MILITE POUR LA RECONNAISSANCE 103 « JE MILITE POUR LA RECONNAISSANCE D’UN NOUVEAU STATUT : LES CLUBS CITOYENS » Jamel SANDJAK réalisé par Frédéric POTET ■ Entretien avec Jamel Sandjak et ses frères sont à la tête du club de football de l’Olympique de Noisy-le-Sec depuis treize ans. Jamel en est le directeur général ; Nasser, l’entraîneur ; Rachid, l’entraîneur adjoint ; tandis que Liazid et Lounis évoluent au milieu du terrain. Sous leur impulsion, le club a gravi les échelons pour atteindre le championnat National (l’équivalent de la troisième division) au sein duquel il a pris pour habitude de bien figurer en dépit d’un petit budget. L’Olympique de Noisy-le-Sec occupe une place à part sur la carte du football français puisqu’il est le seul club à combiner une activité de haut niveau à un important travail social. Enfants issus de l’immigration, les frères Sandjak ont mené de très nombreuses opérations de formation, d’insertion sociale ou encore de prévention, à destination des jeunes venus jouer au football dans leur club. Alors que le département de la Seine-Saint-Denis voit la violence se développer sur ses terrains de sport, Jamel Sandjak milite pour la reconnaissance d’un nouveau statut : les clubs citoyens. – L’Olympique de Noisy-le-Sec est aujourd’hui totalement assimilé au nom des frères Sandjak. Pouvez-vous nous expliquer d’où est originaire votre famille et comment vous et vos frères avez pris en main ce club de la banlieue parisienne ? – Mon père est arrivé de Kabylie en 1948 et ma mère l’a rejoint quelques années plus tard. Deux de mes frères sont nés en Algérie et les autres enfants, dont moi, sont nés en France. Mes parents ont d’abord habité différents petits logements dans Paris. Mon père travaillait dans une entreprise de peinture à une époque où il n’y avait pas toutes les protections sanitaires actuelles. Il est tombé malade avant de trouver un emploi d’ouvrier spécialisé à la mairie de Noisy-le-Sec. Il s’occupait de l’entretien des installations sportives, ce qui nous a permis, à mes frères et moi, d’être en contact dès le plus 2248_11_C3 Page 104 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 104 SPORT ET ORDRE PUBLIC jeune âge avec le milieu du sport. Nous avons appris le football grâce au patronage laïc vers l’âge de 14-15 ans. Plus tard, je suis allé jouer à Romainville, avant de faire des stages dans le club professionnel de Sochaux. Au début des années 1980, alors que j’avais des propositions pour intégrer un effectif professionnel, je suis revenu à Noisy-leSec. L’équipe évoluait au plus bas niveau, en promotion de deuxième division départementale, mais je me suis lancé un défi : faire monter ce club. On s’est pris au jeu avec mes frères et quelques copains de Romainville qui nous ont rapidement suivis. En 1987, à la suite de problèmes internes, le club s’est retrouvé sans équipe dirigeante. Nous avons pris le relais du jour au lendemain. Il y avait deux cent vingt licenciés. La première année, j’entraînais toutes les catégories d’âge du club. L’équipe première, elle, continuait à avoir de bons résultats. Le club a connu onze accessions et fait partie, aujourd’hui, du championnat National. – Parallèlement à cette série d’accessions sportives, l’Olympique de Noisy-le-Sec a mené quantité d’opérations à vocation sociale, en direction principalement des jeunes des quartiers défavorisés de la ville. Comment et pourquoi avez-vous mis en place cette politique ? – Nous nous sommes rapidement rendus compte que nous recevions des jeunes qui connaissaient des difficultés en dehors du club. Leur principal handicap était d’habiter des quartiers « compliqués », faute de pouvoir vivre ailleurs. Je trouvais scandaleux qu’un jeune ne puisse pas pratiquer un sport parce qu’il n’en avait pas les moyens. On a étudié, cas par cas, les situations et nous avons accueilli des gamins dont les parents ne pouvaient pas verser les cotisations. Une année, nous sommes arrivés à 40 % de jeunes qui n’avaient pas payé leur licence. Cela nous a coûté de l’argent, mais avec l’aide de différents organismes nous avons pu offrir un accès au football à des jeunes qui ne pouvaient pas se le permettre. Cette opération a été un déclic important dans l’élaboration de notre politique. À partir de là, nous avons mis en place de nombreuses actions. Il y a d’abord eu des stages « portes ouvertes » : alors que tous les clubs sportifs fermaient pendant l’été, l’Olympique de Noisy-le-Sec restait ouvert en juillet et en août. Ensuite, en collaboration avec l’éducation nationale, nous avons créé des classes à horaires aménagés. Cela a permis à des jeunes de dégager quatre à six heures sur leur temps scolaire afin de s’entraîner au football. Nous avons également mis sur pied des formations d’éducateurs, des sorties découvertes, des débats… Il y a eu aussi un championnat de France des banlieues et la création d’un atelier vidéo (Télé-Cité) qui va produire quarante émissions pour France 3 cette année. 2248_11_C3 Page 105 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 JE MILITE POUR LA RECONNAISSANCE 105 – Entreprendre ces actions de socialisation et afficher des ambitions sportives importantes ne sont-ils pas des objectifs antinomiques ? – Au contraire ! Chez nous, les joueurs de l’équipe première ont toujours eu pour obligation de prendre en charge les entraînements des jeunes. Cet aspect est fondamental. À l’époque où moi-même je jouais encore, les gosses me vouaient un grand respect parce que je m’occupais d’eux : en ouvrant la porte des vestiaires, il n’y avait pas le moindre chahut. J’avais l’impression d’entrer dans une église. Les deux versants – le haut niveau d’un côté, le social de l’autre – n’ont eu de cesse de s’alimenter durant toutes ces années. Chacun s’est enrichi de l’autre. Nous avons donné la preuve qu’il était possible de faire cohabiter ces deux aspects et que cela n’avait rien de contradictoire. – Que peut vraiment apporter un club de sport dans ces quartiers que l’on dit « difficiles » ? – Je pense que les valeurs véhiculées par le sport d’une manière générale, comme le respect de l’autre ou l’apprentissage de la vie de groupe, ont toujours une signification. Vous savez, quand on voit comment se comportent les jeunes dans certains quartiers, il est impossible de rester sans réagir. Un club de football ne peut plus se contenter d’organiser des compétitions et de mettre en place des entraînements. Dans certaines situations, les structures traditionnelles du club sont totalement dépassées. Je crois qu’il est temps que les autorités de ce pays reconnaissent le fait que des associations sportives, situées dans des contextes particuliers, essayent d’aller au-delà de l’aspect purement sportif. Nous avons demandé à la Fédération française de football (FFF) la prise en compte d’un statut de « club citoyen ». Je milite pour cette reconnaissance car elle signifierait que des moyens particuliers sont mis à disposition de ces clubs à vocation sociale. Car, bien sûr, il est difficile de trouver des fonds pour entreprendre des actions comme celles que nous menons. Pourtant, l’argent ne manque pas dans le monde du football. C’est aussi pour cela que nous avons demandé à la ministre de la Jeunesse et des Sports qu’un pourcentage sur les contrats passés entre les clubs professionnels et les chaînes de télévision revienne à la base. – Pensez-vous que le club de sport puisse véritablement pallier les dégradations sociales alors que la famille, l’école et le monde du travail connaissent les pires difficultés à remplir leur fonction de socialisation ? – Notre rôle n’est qu’un rôle de « réparateur social ». Et il ne va pas au-delà. L’Olympique de Noisy-le-Sec n’a jamais eu la prétention de résoudre tous les problèmes rencontrés par les jeunes dans leurs quartiers. Je sais qu’un certain nombre de garçons qui sont passés chez nous ont, par la suite, trouvé un travail, un logement, fondé une famille… Alors que s’ils 2248_11_C3 Page 106 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 106 SPORT ET ORDRE PUBLIC n’avaient pas connu le club, ils seraient actuellement dans des situations personnelles plus complexes. C’est le seul constat que je puisse faire. – Le club de football n’est-il pas, lui aussi, menacé de déstructuration sociale ? – Il l’est déjà. Et par ses pairs ! À la fin de la saison 1998-1999, le district de football de Seine-Saint-Denis a décidé de suspendre toutes les rencontres pendant plusieurs week-ends en raison des violences survenues sur les terrains. Cela revenait à remettre en cause le travail des clubs. C’est ainsi qu’a été dissoute l’Union sportive de Montfermeil. Deux ans plus tôt, on avait fait de même avec l’un des clubs de Clichy-sous-Bois. – Il n’empêche que la violence sur les terrains de football, notamment dans les banlieues des grandes villes, est un phénomène qui prend de l’ampleur… – Oui, mais justement parce que les clubs de quartier manquent de moyens pour faire autre chose que du football. Souvent, les problèmes de violence sur les terrains de foot sont liés à des rivalités préexistantes : le conflit est alimenté par des jeunes qui appartiennent à des quartiers différents ou à des bandes rivales. Le match devient alors un prétexte pour régler ses comptes. Les choses peuvent dégénérer très vite. Sauf si l’on arrive à comprendre le mécanisme et si l’on effectue un travail en amont. Quand il s’agit de cas individuels (un môme qui pète les plombs pendant un match, par exemple), il faut s’entretenir longtemps avec lui, l’accompagner dans son évolution et essayer de modifier son comportement en lui redonnant un minimum de repères. Ce genre de travail ne se fait pas sans compétences. Il faut des gens formés, des éducateurs qui connaissent bien le terrain. Il faut aussi du temps. À Noisy-le-Sec, il nous a fallut cinq ans pour remédier à ces problèmes de violence. – Voyez-vous apparaître de nouveaux obstacles à vos actions ? – Il y a quelque chose qui, actuellement, m’exaspère : ce sont les campagnes publicitaires des grandes marques d’équipement sportif. Depuis plusieurs années, le code vestimentaire des jeunes est de s’habiller en Adidas, en Lacoste ou en Nike. Que ces firmes incitent des gens comme vous et moi à acheter leurs produits, je n’y vois aucun problème : nous gagnons notre vie et nous pouvons nous payer une paire de chaussures à un prix élevé. Mais que ces mêmes compagnies incitent des jeunes vivant dans des conditions précaires à faire la même chose, je dis que ce n’est pas acceptable. Sur le terrain, nous voyons bien ce que cela provoque : tout d’abord un conflit avec les parents (et le plus souvent avec la mère), il y a ensuite le risque de voir les jeunes voler dans les économies familiales ou trouver de l’argent par d’autres moyens illicites. Car si vous ne possédez pas l’une de ces marques, 2248_11_C3 Page 107 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 JE MILITE POUR LA RECONNAISSANCE 107 vous passez pour un moins que rien aux yeux de vos copains. À l’arrivée, les comptes sont simples. D’un côté, les grandes marques s’enrichissent ; de l’autre, les jeunes cassent, volent ou font des conneries. Et ce sont nous, contribuables, qui payons la casse sociale. – Nicolas Anelka, qui est une forme d’icône pour les jeunes banlieusards, a été transféré, en 1999, du club d’Arsenal au Real de Madrid pour un montant de 220 millions de francs (pour finir par revenir, en 2000, dans son club d’origine, le PSG). Cette affaire, qui a fait grand bruit, peut-elle avoir un effet sur le travail que vous menez ? – Cette histoire nous a porté un coup terrible. Aujourd’hui, pour un môme, le foot apparaît comme un moyen de gagner de l’argent (beaucoup d’argent) très rapidement. Les jeunes ne se rendent pas compte que seulement un très petit nombre d’entre eux peuvent devenir footballeur professionnel. Mais c’est surtout cette rapidité de l’ascension sociale qui est sidérante. Quand j’étais petit, on me répétait : « Mange ta soupe, tu vas grandir ». Aujourd’hui, Adidas et les autres martèlent : « Tout de suite, tu es le meilleur ». Cette manière de conditionner l’enfant se situe exactement à l’opposé de ce que nous essayons de prôner à notre niveau, c’est-à-dire un travail de longue haleine. De plus, s’ajoute à cette évolution tout un système d’agents et de manageurs dont le souci est de vendre des joueurs, comme on vend du bétail. On fait croire des choses invraisemblables aux jeunes qui atteignent un bon niveau. Cette autre tendance déstructure le travail en profondeur que nous menons. Il y a deux ans, un adolescent est parti sans nous prévenir vers un club professionnel. Il jouait pourtant à Noisy-le-Sec depuis l’âge de 7 ou 8 ans. Depuis, il n’a pas donné de nouvelles, ne nous a jamais écrit, ni téléphoné. Pour le connaître un peu, je pense que ce môme est perdu s’il ne retrouve pas ses bases. – Comment voyez-vous l’avenir de l’Olympique de Noisy-le-Sec ? – Nous voulons monter en deuxième division et devenir un club professionnel. Cela nous permettrait de passer un cap et d’en faire bénéficier le versant social de notre activité. Je suis persuadé qu’un club populaire a sa place dans la proche périphérie de Paris. Aujourd’hui en banlieue les « leaders négatifs » ne manquent pas, entre les dealers, les casseurs et les petits voyous. J’ai la conviction qu’un club de football peut, à sa façon, devenir un « leader positif » pour les jeunes des cités. Ici, on s’identifie plutôt à l’Olympique de Marseille que les jeunes préfèrent largement au Paris-Saint-Germain. L’OM, pour eux, c’est le club des immigrés, le club des pauvres. Il me semble que cette vision est déformée par les médias et par l’éloignement car quand on va dans les quartiers nord de Marseille, les jeunes disent exactement le contraire. Mais peu importe. Le fait est qu’il n’y pas de grand club populaire à Paris et dans sa banlieue. Nous voudrions que l’Olympique de Noisy-le-Sec devienne ce club. 2248_11_C3 Page 108 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 2248_12_C4 Page 109 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 109 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE : UNE ANALYSE COGNITIVE DES POLITIQUES D’INTÉGRATION PAR LE SPORT À LYON ET À BIRMINGHAM ■ Lionel ARNAUD Résumé : le sport n’est pas une activité physique comme les autres. Ses idées et ses valeurs forment une véritable idéologie qui contribue aujourd’hui à baliser cognitivement le débat sur l’intégration des minorités ethniques. En évitant de penser l’égalité à l’intérieur d’une conception globale de l’injustice et de la domination, pour se déplacer vers une conception de la justice sociale en tant qu’égalité des chances, le recours à l’idéologie sportive réussit en effet l’impossible : articuler le discours des hommes politiques, des professionnels et des minorités ethniques. Au risque de nier les particularismes de ces dernières et de réduire leur capacité d’influence sur le devenir de la société. Des Public Schools du milieu du XIXe siècle aux quartiers difficiles français et britanniques de cette fin du XXe siècle, en passant par les territoires colonisés d’Afrique et du sous-continent indien, le sport moderne a souvent été associé au maintien de l’ordre public1. Le temps n’est pourtant pas loin où son caractère jugé potentiellement subversif conduisait les autorités françaises à un strict contrôle administratif et policier des regroupements sportifs2. Aujourd’hui, les affaires de corruption, de dopage et de violences diverses sur et hors du stade ne cessent d’alimenter la rubrique des faits-divers… sans qu’un véritable débat soit engagé par les pouvoirs publics sur la logique perverse d’une activité qui continue d’être érigée en modèle de 1. Pour un aperçu socio-historique, se reporter plus particulièrement à l’ouvrage classique de Élias Norbert et Dunning Éric, Sport et civilisation, la violence maîtrisée (1986), Paris, Fayard, 1994 (trad. fr.). 2. Voir Arnaud Pierre (dir.), Les Athlètes de la République. Gymnastique, sport et idéologie républicaine 1870/1914 (1987), Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces et Temps du Sport », 1998, et DevilleDanthu Bernadette, Le sport en noir et blanc. Du sport colonial au sport africain dans les anciens territoires français d’Afrique occidentale (1920-1965), Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces et Temps du Sport », 1997. 2248_12_C4 Page 110 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 110 SPORT ET ORDRE PUBLIC société, tel un patrimoine universel qu’il serait vain de vouloir remettre en cause. C’est oublier néanmoins que l’histoire de ce sport « transculturel » et « trans-historique », comme n’ont pas manqué de le répéter les responsables politiques et les médias lors de la Coupe du monde de football de 1998, reste indissociable des développements planétaires de la civilisation occidentale, protestante et capitaliste, qui a triomphé avec la révolution industrielle1. C’est plus exactement la vision personnelle d’un homme, Pierre de Coubertin, qui s’est progressivement imposée avec le succès grandissant des Jeux olympiques (JO) : l’idée de fair-play est née des objectifs éducatifs du selfgovernment, celle de record et de performance s’inscrit dans le cadre du positivisme Comtien et des découvertes de Darwin sur la sélection naturelle, celle de la participation désintéressée repose sur une vision aristocratique des défis sportifs, tandis que le pacifisme et l’internationalisme sont une pure invention qui, dans les années 1880-1886 (années où sont organisés les premiers JO modernes), relevait de l’utopie ou de la pure folie… Bref, l’idée qu’il ait pu exister un « sport pur », reposant sur des valeurs chevaleresques et universelles exprime la représentation idéalisée d’une pratique sportive qui aurait existé dans une époque lointaine mais que la réalité est bien loin de confirmer. Cette idée s’est transmise par des discours emphatiques sur le sens et la signification du sport moderne, mais le mythe ne repose sur aucune réalité objective et vérifiable. Le sport moderne serait en conséquence la construction intellectuelle d’un idéaliste et d’un visionnaire2. Envisager le sport sous l’angle de la culture et de l’idéologie ne va pas, évidemment, sans modifier profondément le regard sur les politiques sportives, surtout lorsqu’elles prétendent favoriser l’intégration de certaines minorités ethniques dont les conduites sont considérées comme exogènes aux sociétés occidentales3. Il est vrai que le sport n’est pas une pratique physique comme les autres : à la différence des jeux traditionnels ou des activités d’expression corporelle qui favoriseraient davantage, selon certains spécialistes, la création et la communication, et à la différence même d’une éducation physi- 1. Guttman Allen, From Ritual to Record. The Nature of Modern Sports, New York, Columbia University Press, 1978. 2. Voir Boulongne Yves-Pierre, La vie et l’œuvre pédagogique de Pierre de Coubertin, Montréal, Léméac, 1975. 3. La notion anglo-saxonne de « minorité ethnique » est préférable à celle de « populations issues de l’immigration » qui n’a pas grand sens dans un pays comme la France dont le tiers des nationaux a des « origines immigrées ». Combiné à l’ethnicité, le terme de « minorité » rend surtout compte de l’effet de domination de la société globale à l’égard de certains groupes et montre que les difficultés rencontrées par ces populations ne tiennent pas à un quelconque statut d’étranger mais à celui de minorité ethnique caractérisé par l’apparence physique et un mode de vie « étranger ». 2248_12_C4 Page 111 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 111 que dont la santé reste l’objectif principal1, la valorisation du club sportif dans les quartiers difficiles semble délibérément participer d’une même volonté de codification et de maîtrise culturelle de certaines traditions et de certains comportements jugés potentiellement déstabilisateurs pour l’ordre établi. En s’appuyant sur l’analyse comparée des politiques municipales de deux grandes métropoles françaises et britanniques (Lyon et Birmingham) qui réservent une place importante au sport alors même qu’elles poursuivent officiellement des objectifs opposés en matière d’intégration (laïcité vs multiculturalisme), cet article souhaite montrer comment la diffusion de l’idéologie sportive favorise une mise en ordre cognitive des systèmes d’action publique, au profit d’une lecture néo-libérale de l’intégration des minorités ethniques2. LA DYNAMIQUE DES POLITIQUES SOCIO-SPORTIVES La fonction d’intégration, au sens large, est au cœur des politiques publiques qui visent à réguler l’offre et la demande sociale tout en s’efforçant de socialiser les individus pour qu’ils acceptent les règles du jeu social3. Or, les autorités locales doivent aujourd’hui gérer des sociétés de plus en plus multiculturelles, en raison non seulement de l’accroissement des flux migratoires mais aussi d’une division du travail toujours plus poussée. Difficile dans ces conditions d’agir de manière aussi stable, routinière et continue que ce que certains discours officiels pourraient parfois laisser croire. Les conceptions nationales concernant les finalités de l’intégration, le positionnement identitaire des minorités ethniques tout comme les compétences des professionnels apparaissent au contraire comme fluctuantes et diverses, et leur appréhension suggère une analyse « dynamique » de l’action publique locale : il s’agit de rendre compte d’un processus permanent de réinterprétation du monde, de manière à considérer les moments d’alignements comme étant toujours « contingents et tem- 1. Sur toutes ces questions, se reporter respectivement à Parlebas Pierre, Activités physiques et éducation motrice, Paris, EPS/INSEP, 1981 ; Pujade-Renaud Claude, « L’expression corporelle impossible », in Esprit, 446, mai 1975 ; et Ulmann Jacques, Corps et civilisation. Education physique, médecine, sport, Paris, Vrin, 1993. 2. Pour une analyse détaillée voir, Arnaud Lionel, Politiques sportives et minorités ethniques. Le sport au service des politiques sociales à Lyon et à Birmingham, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Politiques », 1999. Sur l’approche cognitive des politiques publiques, voir notamment : Muller Pierre, Surel Yves, L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, coll. « Clefs/Politique », 1998, p. 47 et suiv. 3. Jobert Bruno, Muller Pierre, L’état en action, Paris, PUF, coll. « Recherches Politiques », 1987, p. 13-33. 2248_12_C4 Page 112 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 112 SPORT ET ORDRE PUBLIC poraires » entre deux périodes d’ordre institutionnel1. Nous avons isolés ici trois dynamiques essentielles en matière de politiques sociosportives : les dynamiques des problèmes, les dynamiques identitaires et les dynamiques professionnelles. La problématique de l’intégration Port du foulard, exercice de la prière, Ramadan, etc. interrogent les principes fondateurs de la République française et de la Monarchie parlementaire britannique : liberté d’expression des individus, principe d’égalité des droits et des devoirs de chaque citoyen, neutralité du service public. La question est de savoir comment répondre de manière adaptée à des comportements qui expriment le désir d’une liberté d’expression culturelle et religieuse, voire identitaire, tout en ne mettant pas en difficulté l’exercice du service public ou un organisme ayant une mission d’intérêt public. De ce point de vue, la France et le Royaume-Uni présentent des conceptions différentes de l’allégeance citoyenne : d’un côté, une tendance à l’indifférenciation et une logique de projet qui laissent la possibilité de réunir des hommes divers dont on souhaite ignorer les particularités historiques de culture et de classe au profit d’une loi commune et d’une appartenance soumise à contrat ; de l’autre, un ensemble de communautés sociales données comme naturelles, constituant les hommes par des traditions et par des cultures, fortement différenciées les unes des autres, qu’une codification juridique rigoureuse et spécifique se charge de réguler2. En fondant le lien national sur une communauté d’intérêt (modèle républicain) ou sur la poursuite d’intérêts spécifiques (modèle libéral), les autorités françaises et britanniques proposent donc des modalités d’intégration apparemment très différentes. Mais celles-ci interviennent rarement de façon dogmatique : elles réagissent et se modifient en fonction de la réalité sur laquelle elles prétendent intervenir3. Ainsi, à Lyon, l’indifférenciation républicaine prônée par la politique de la ville n’a pas empêché un certain nombre de regroupements communautaires que les autorités ont d’ailleurs parfois avalisés. À Birmingham, la politique de lutte contre les discriminations raciales conduites depuis 1987 par la Race Relations Unit de la 1. Borraz Olivier, « Pour une sociologie des dynamiques de l’action publique locale », in Balme Richard, Faure Alain et Mabileau Albert, Politiques locales et transformations de l’action publique en Europe, Grenoble, CERAT/CERIEP/AFSP, 1998, p. 85-99. 2. Voir Leca Jean, « Nationalité et citoyenneté dans l’Europe des immigrations », in Costa-Lascoux Jacqueline, Weil Patrick (dir.), Logiques d’État et immigrations, Paris, Kimé, 1992, p. 13-57. 3. Voir Lapeyronnie Didier, L’individu et les minorités. La France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1993. 2248_12_C4 Page 113 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 113 municipalité n’a pas résisté aux pressions néo-racistes et néo-libérales d’une partie de la population et de la classe politique. Dix ans plus tard, la question est désormais confiée à une Equalities Division qui entend se concentrer davantage sur les inégalités socio-économiques et éviter d’affronter trop directement la question raciale. Les positionnements identitaires des minorités ethniques Avec la progressive disparition des structures d’encadrement ou de mobilisation traditionnelles, la politisation des mouvements sociaux par les minorités ethniques tend à prendre une autre forme : la provocation tend à devenir un mode d’expression politique (violences urbaines, délinquance, « incivilités »), le localisme des revendications se répand et avec lui une certaine forme de clientélisme. Le contrôle socio-sportif envisagé par les municipalités de Lyon et de Birmingham n’évacue donc pas complètement l’intervention des minorités ethniques qui arrivent à pénétrer plus ou moins les appareils discursifs et organisationnels censés les réguler. Pour reprendre le mot de Jean-François Bayart, on peut considérer que le sport fait l’objet d’une véritable « réinterprétation appropriante » de leur part, dans la mesure où sa « neutralité » politique supposée constitue une zone de revendication légitimée par les pouvoirs publics français et britanniques1. Pour se faire entendre efficacement, les minorités ethniques ont d’ailleurs rapidement compris qu’elles devaient s’adapter, si ce n’est aux dispositifs, au moins aux discours officiels des autorités lyonnaises ou brummies, comme l’explique très bien le responsable des minorités ethniques (Black and Ethnic Communities Principal Officer) du Leisure Department, fondateur du Pakistan Sports Forum (une association fondée en 1988 avec l’aide du Sports Council pour répondre aux besoins sportifs de la communauté pakistanaise), et de la National Kabaddi Association (créée en 1992 avec l’actif soutien du service des sports de Birmingham (Sports Section) pour favoriser la « sportivisation » du Kabaddi, un jeu collectif particulièrement populaire dans le sous-continent indien) : « Dans chaque pays il y a un système, et si vous êtes en mesure de l’exploiter (tap), alors vous êtes 1. Dans l’ouvrage qu’il a consacré aux États africains, Jean-François Bayart a montré comment les dirigeants peuvent exploiter la situation de dépendance dans laquelle se trouve leur pays et parvenir à en faire un ressource dans leurs entreprises politiques. Cette « réinterprétation appropriante » souligne ainsi que, « en Afrique comme ailleurs », le politique se produit « par le bas », et que les « procédures énonciatives » qui caractérisent le fonctionnement de l’État ne sont pas le propre des seuls groupes dominants. Voir, L’État en Afrique, Paris, Fayard, 1989. 2248_12_C4 Page 114 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 114 SPORT ET ORDRE PUBLIC en mesure de conquérir et d’affirmer votre position et par là celle de votre communauté. Maintenant, on nous donne de l’argent [à la communauté pakistanaise], mais les autres communautés ethniques sont pour leur part toujours incapables d’établir une infrastructure dans le domaine du sport et elles continuent à compter sur ce qui existe. ». (Entretien, juin 1997.) Cherchant à accéder aux ressources publiques, confrontées à des règles changeantes pour l’attribution de ces biens, s’initiant à des technologies politiques nouvelles, les minorités ethniques font l’apprentissage de la politique comme l’une des dimensions constitutives de leurs expériences quotidiennes. Elles n’hésitent pas, dans ces conditions, à « ethniciser » (dans le cadre de la Race Relations Unit) ou à « urbaniser » (dans le cadre du contrat de ville) leurs exigences, ce qui nourrit finalement la revendication identitaire, ethnique ou néo-ethnique (ce dernier terme s’appliquant particulièrement aux minorités de France, qui forment des communautés culturelles urbaines reléguées à la périphérie de la société1) et accrédite la persistance du problème de l’intégration que ces discours (et ces dispositifs) étaient pourtant censés résoudre. Les relations professionnelles En matière de politiques publiques, l’éclatement culturel ne concerne pas uniquement la gestion de multiples minorités ethniques et de leurs aspirations spécifiques. La différenciation de l’espace public correspond également à une réalité professionnelle, et ceci est particulièrement évident en ce qui concerne les politiques « socio-sportives » qui, comme leur nom l’indique, tentent de développer une approche sociale du sport et une « approche sportive » du social. En ce sens, la tâche de ces dernières consiste à croiser une approche par objectif (la lutte contre les discriminations), une approche territoriale (les quartiers prioritaires), une approche par public (les minorités ethniques) et une approche par thème (le sport). Autant de dimensions qui conduisent à assembler des rôles sociaux divers et à adopter des logiques de fonctionnement « professionnel » souvent très différentes2. À Lyon comme à Birmingham, l’élaboration des politiques sportives destinées aux minorités ethniques doit donc passer par la rencontre des référen- 1. Voir Guth Suzie, « Ordre et désordre dans les quartiers de rue », in Revue française de sociologie, XXXVII, 1996, p. 618. 2. Nous appelons « professionnels » ceux qui, grâce à leurs compétences et leurs qualités sociales, maîtrisent le système d’évaluation, de sanction et de contrôle du travail socio-sportif. Par conséquent, les professionnels rassemblent à la fois des bénévoles et des salariés dans la mesure où ils imposent leur définition du travail socio-sportif et peuvent donc exclure ou placer en situation de subordination ceux qui souhaiteraient le redéfinir. 2248_12_C4 Page 115 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 115 tiels de l’animation sportive et de l’animation socio-éducative dans un contexte où, de part et d’autre de la Manche, l’opposition entre professionnels de l’une ou l’autre catégorie semble profonde, comme l’indiquent tour à tour un conseiller technique du service animation de la direction rhodanienne de la Jeunesse et des Sports et la Sports Development Officer chargée des femmes : « Les travailleurs sociaux ont une représentation des sportifs très caricaturale : « c’est du muscle », « ils ont pas de tête », « c’est des élitistes », « ils sont là pour exclure » etc. De l’autre côté, il y a une représentation des travailleurs sociaux par les clubs qui disent « ce sont des charlots », « ils font n’importe quoi », « ils sont jamais à l’heure ». (Entretien, conseiller technique Jeunesse et Sports, mars 1996). « Je pense que, généralement, les Sports Development Officers ne comprennent pas ce qu’est le Youth work et que, pour sa part, le service Jeunesse pense que le Sports Development se résume à gagner des médailles. Il est clair pourtant que je ne travaille pas à ce niveau ! Je ne suis pas si différente d’une éducatrice en fait, sauf que je crois fondamentalement aux valeurs du sport. Mais parce qu’il n’y a pas beaucoup de communication entre les deux, et cela à tous les niveaux, il y a ce type de malentendu qui se produit. » (Entretien, Women SDO, juin 1997.) MÉDIATIONS ET PROCÉDURES À Lyon comme à Birmingham, l’usage du sport dans les politiques sociales doit tenir compte de trois temporalités (problèmes, identités, professions) qui rendent impossible toute régulation de type hiérarchique ou verticale. Il serait néanmoins abusif de considérer, comme l’affirment Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig, que les pouvoirs publics se contentent de créer « des fenêtres d’opportunité pour de l’action collective »1. Certes, les comités de pilotage mis en place par le contrat de Ville de Lyon, tout comme les Neighboroughs Forums de Birmingham permettent aux professionnels et aux minorités ethniques de « s’asseoir ensemble, de procéder à des tours de table, de négocier des enjeux ». Mais ces derniers s’inscrivent dans des procédures relativement contraignantes qui favorisent des formes particulières de communication et un traitement divers de l’information, selon qu’elles reconnaissent la différenciation sociale (utilisation de la négociation ou de la délégation) ou s’emploient au contraire à pal- 1. Duran Patrice, Thoenig Jean-Claude, « L’État et la gestion publique territoriale », in Revue française de science politique, XXXXVI, 4, août 1996, p. 602. 2248_12_C4 Page 116 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 116 SPORT ET ORDRE PUBLIC lier les effets de cette différenciation (mise en place de procédures de coordination ou d’expertise)1. Lyon : délégation et coordination À Lyon, l’offre sportive est largement déléguée à des structures de type associatif qui bénéficient d’une relative indépendance à l’égard des pouvoirs publics. Ces associations ne manquent pas de se disputer le « marché des jeunes en difficulté » de manière à affirmer leurs poids, en termes d’adhérents, auprès des pouvoirs publics. Elles se livrent, dans ce but, à une guerre sans merci (guerre des tarifs, désinformation, démagogie…). Une telle situation présente évidemment des menaces pour l’ordre social, notamment parce que ces associations obtiennent des rentes aux dépens des groupes inorganisés. Les jeunes en difficulté ont finalement le choix entre adhérer aux structures existantes, qui ne répondent pas toujours à leurs attentes spécifiques et qui tentent bien souvent de les « capturer » à leur profit, s’orienter vers des métiers de l’animation dont les exigences (financières et réglementaires) sont souvent inaccessibles (sans parler des débouchés, au mieux précaires, le plus souvent incertains), et se « structurer » en association pour obtenir des moyens dans le cadre du contrat de ville. Pour les autorités politiques, la question principale reste, en tout cas, de coordonner l’activité de ces associations qui demeurent un relais incontournable entre les habitants et la municipalité : elles doivent s’assurer que leurs modes de fonctionnement et leurs programmations répondent bien aux exigences du contrat de ville et aux financements que celui-ci déploie en leur faveur. Mais à trop vouloir les contrôler, les autorités lyonnaises s’exposent cependant au risque de voir resurgir les particularismes par la petite porte des réactions sur le terrain : certaines associations manifestent régulièrement leur hostilité à l’égard de la « réunionite » qui caractérise, selon elles, le fonctionnement du contrat de ville de Lyon, et revendiquent davantage de temps, de moyens et d’autonomie. Toute l’astuce du pilotage politique consiste alors à déclencher des processus d’autorégulation, susceptibles de contourner l’hostilité des structures, à la manière de ces chartes d’animation pilotées par le service DSU (développement social urbain) de la ville de Lyon, qui tentent de responsabiliser les associations en les appelant à se concerter régulièrement. Le recours à la contractualisation permet ainsi de développer un « projet » susceptible de traduire « un objectif d’ensemble qui puisse relier diffé- 1. Voir Papadopoulos Yannis, Complexité et politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1995. 2248_12_C4 Page 117 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 117 rents dossiers couramment traités de manière sectorielle et appelant une hiérarchisation entre des priorités »1. Birmingham : expertise et négociation À Birmingham, la question est moins de coordonner les activités des différentes structures – celles-ci dépendent directement du Department of Leisure and Community Services (DLCS) – que d’assurer une programmation sportive conforme aux attentes du public en général, et des minorités ethniques en particulier. Cette situation est renforcée par une offre sportive de plus en plus soumise à des contraintes budgétaires et électorales qui obligent la municipalité à optimiser au mieux ses animations et ses installations. La mise en place d’une expertise sur ces questions, avec la création de la Race Relations Unit puis de l’Equalities Divison, et la nomination d’un Race Relations Officer au sein même de la DLCS, participe ainsi d’une volonté d’objectivation de la question ethnique susceptible de garantir une lutte « rationnelle » contre la discrimination. C’est sans doute le sens que l’on peut prêter à la « nouvelle politique » (new policy) engagée dès son arrivée en 1996 par le nouveau responsable de la Sports Section, dans la mesure où ce dernier entend bien imposer l’usage du sport à tous les professionnels de la DLCS par le biais d’une négociation préalable censée dépasser les querelles de système. Le recours aux techniques du management est finalement assez significatif d’un « nouveau langage » et d’une « nouvelle culture », pour reprendre les expressions utilisées par ce responsable, qui envisagent de se débarrasser de tout jugement moral pour se concentrer uniquement sur « l’efficacité » et la « satisfaction » des publics. Que ce soit par la constitution d’un marché de fournisseurs de services sportifs (privatisation de l’offre sportive dans le cadre du CCT2), la création de mécanismes où les minorités ethniques peuvent exprimer leurs préférences et faire leur choix (études de marché, consultation marketing), l’utilisation de contrats pour définir et gérer les relations au sein du secteur public (avec le Pakistan Sports Forum par exemple), ou l’établissement d’un lien plus fort entre le 1. Gaudin Jean-Pierre, Les nouvelles politiques urbaines, Paris, PUF, 1993, p. 97. 2. Dans le cadre des restrictions budgétaires imposées aux gouvernements locaux par les conservateurs, un certain nombre de biens et de services publics ont été privatisés à partir de la fin des années 1980. Le secteur sportif a été particulièrement concerné dans la mesure où l’introduction du Compulsory Competitive Tendering (littérallement : appel d’offre obligatoire) a obligé dès 1989 les municipalités à confier la gestion de leurs équipements sportifs (essentiellement les Sports Centers, jugés trop coûteux) à des entreprises privées, selon les lois de la libre concurrence. Concrètement, si la municipalité reste en mesure de contrôler les prix et les programmes de ces centres, c’est désormais l’entreprise contractante qui gère la maintenance et la qualité de l’accueil du public. 2248_12_C4 Page 118 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 118 SPORT ET ORDRE PUBLIC paiement d’un service et sa satisfaction, ce modèle suggère qu’en établissant des mécanismes de quasi-marché, la gestion des besoins des minorités ethniques peut être améliorée. LA CONSTRUCTION D’UN RÉFÉRENTIEL SPORTIF De part et d’autre de la Manche, la crise structurelle traversée par les sociétés françaises et britanniques invite donc les gouvernements à repenser le rôle de l’État et ses relations avec les populations. On assiste à un transfert du public vers le privé de la gestion sociale des populations, et notamment des minorités ethniques. Sous couvert de « démocratisation », l’appel au marché ou aux structures « privées » (entreprises ou associations), voire à la responsabilité individuelle, est une manière d’éviter une définition globale du problème, au profit d’une gestion pragmatique des différences culturelles, voire de substituer l’auto-contrainte aux régulations d’ordre étatique et institutionnel. Au-delà des procédures néanmoins, le problème posé aux pouvoirs publics reste d’assurer la cohésion des différentes dynamiques mentionnées plus haut, dont l’articulation n’est pas toujours évidente. La mobilisation de l’idéologie sportive, en tant qu’intériorisation méconnue de l’ordre social recodé en catégories de perception, opère dès lors une mise en ordre symbolique qui permet non seulement d’unifier les acteurs entre eux, mais également de remettre bien plus insidieusement « à leur place » les acteurs subordonnés que sont les minorités ethniques1. Le sport pour « cartographier » la réalité De part et d’autre de la Manche, le regard porté sur les pratiques sportives des jeunes des quartiers, et en particulier des minorités ethniques, apparaît comme essentiellement normatif : il serait plus normal de jouer au football en club que dans la rue ou sur un terrain de proximité, le premier relevant du lien sociétaire, le second du lien communautaire2. Associé au système de valeurs sportif, ce postulat contribue à tracer des repères de type symbolique qui permettent aux 1. Voir, Neveu Érik, Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, coll. « Clefs/Politique », p. 140. 2. Cet aspect a été clairement mis en évidence par Garnier Pascale, « Critiques des théories de la socialisation », in Du Stade au Quartier, actes du colloque « Le rôle du sport dans l’intégration sociale des jeunes », Paris, Syros/Alternatives, 1993, p. 43-59. Voir. également : Chantelat Pascal, Fodimbi Michel, Camy Jean, Sports de la cité, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces et Temps du Sport », 1996. 2248_12_C4 Page 119 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 119 minorités ethniques, mais aussi aux professionnels et aux hommes politiques, de s’orienter dans une réalité sociale particulièrement complexe et incertaine1. Tout se passe comme si en luttant contre les décalages qui menacent le fonctionnement du système d’allocation des ressources, les élus, les minorités ethniques et les professionnels étaient conduits à sélectionner la vision du monde dont l’intérêt practico-social apparaissait comme le plus évident. Ils se mettent dès lors à penser l’intégration des minorités ethniques dans les limites tracées par l’idéologie sportive. Mais si l’intégration des minorités ethniques doit se faire par le sport, elle ne se confond pas pour autant avec lui tant il est vrai que les finalités de l’animation socio-éducative et de la prévention spécialisée ne peuvent reproduire des démarches et des techniques pédagogiques qui ne répondent pas strictement à ses attentes… Autant dire qu’en matière d’intégration, on fait moins souvent du sport que de l’animation sportive. Distinguo subtil, mais qui marque bien le processus d’idéologisation mis en œuvre par les politiques socio-sportives : les acteurs que nous avons rencontrés s’appuient sur des valeurs et des principes qui n’ont d’autres fonctions que celle d’orienter, de « cartographier » (pour eux, comme pour les acteurs extérieurs) la réalité sur laquelle ils interviennent. Un « découplage » avec la réalité qui n’a finalement d’autre fonction que de garantir la stabilité, la légitimité et le niveau de ressources des acteurs2. Dans cette perspective, si l’enchevêtrement des référentiels favorisé par l’ouverture des politiques publiques au débat local ne manque pas de multiplier les désajustements et les dissonances au sein des différents « forums » mis en place par les pouvoirs publics, l’usage du sport inscrit ces derniers dans un système d’interprétation du réel qui favorise un processus d’alignement entre les problèmes, les ressources et les acteurs. L’analyse des systèmes d’action publique lyonnais et brummie fait en effet apparaître l’existence de réseaux où les acteurs se connaissent ou se reconnaissent progressivement autour de l’idée que les principes du sport ont joué et peuvent encore jouer un rôle en matière d’intégration. De part et d’autre de la Manche, les stratégies des professionnels et des minorités ethniques postulent l’efficacité du sport comme appareil régulateur ou comme vecteur identitaire. Le 1. Selon l’ethnologue américain Clifford Geertz, « La fonction de l’idéologie est de rendre la politique possible en lui fournissant des concepts dotés d’autorité et capables de lui donner sens, ainsi que des images évocatrices à l’aide desquelles la réalité politique puisse être saisie de façon sensible ». Cité par Boudon Raymond, L’idéologie ou l’origine des idées reçues (1986), Paris, Seuil, coll. « Points/Essais », 1992, p. 74. 2. Voir notamment les analyses psycho-cognitives de Lipiansky Marc E., « Représentations sociales et idéologies. Analyse conceptuelle », in Aebischer « Verena », Deconchy Jean-Pierre, Lipiansky Marc E., Idéologies et représentations sociales, Fribourg, Delval, 1992, p. 35-63. 2248_12_C4 Page 120 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 120 SPORT ET ORDRE PUBLIC caractère « organique » du sport, au sens où Gramsci qualifiait d’organique les idéologies qui rendent possible le « consentement actif » des minorités et l’hégémonie du groupe social dominant1, apparaît clairement dans cette capacité à être accepté – et légitimé – tout autant par les dominants que les dominés, les hommes que les femmes, les blancs ou les noirs, les racistes ou les antiracistes, de droite comme de gauche. Or, si chacun est en mesure de donner sa propre définition du sport, tous agissent à l’intérieur d’un cadre référentiel hérité de l’olympisme qui borne les limites de la réflexion et les place « sous la coupe » d’un certain nombre de postulats et d’axiomes qui vont sans dire, même si leur univers pluriel et multiculturel se présente comme une « boîte noire » dans laquelle aucun consensus ne paraît possible. Le sport comme cheval de Troie néo-libéral ? La capacité d’action des minorités ethniques ne saurait donc être uniquement déduite des procédures : elle est également liée aux composantes symboliques, c’est-à-dire aux dimensions proprement culturelles de la mobilisation, qui consistent en symboles d’identification et en modèles de références2. En ce sens, le référentiel sportif participe au modelage et au remodelage des identités collectives et sert à définir les orientations pour l’action. L’analyse des discours des professionnels français et britanniques, des publications officielles et scientifiques sur le sport comme « moyen d’intégration » montre que toutes ces institutions opèrent un travail de traduction du référentiel sportif à l’usage des politiques sociales, de leurs problématiques et de leurs objectifs particuliers, qui favorise clairement sa sédimentation dans le sens commun des acteurs. On constate tout d’abord une nationalisation de l’idéologie sportive aux conceptions françaises et britanniques en matière d’allégeance politique. Outre-Manche, le sport est considéré comme un élément central du patrimoine national ; il est chargé de diffuser les bonnes manières du « British Way of Life » (self-control, self-government, fair-play…) indispensables à la cohabitation harmonieuse de communautés juxtaposées (colons et indigènes hier, anglais et minorités ethniques aujourd’hui). En France, le sport est surtout vanté pour ses qualités socialisatrices et pacificatrices ; il doit favoriser l’intégration docile des minorités ethniques en gommant les particularismes les plus ostentatoires. 1. Gramsci Antonio, Gramsci dans le texte (textes choisis), Paris, éditions Sociales, 1975, p. 131239. 2. Chazel François, « La mobilisation politique : problèmes et dimensions », Revue française de science politique, XXV, 3, juin 1975, p. 516. 2248_12_C4 Page 121 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 121 Mais la mobilisation des valeurs et des principes du sport au service de l’intégration participe surtout à la rationalisation d’un certain nombre de problématiques contemporaines. Dans un contexte de fortes pressions structurelles ou électorales qui, du néo-libéralisme au néo-racisme, militent pour une remise en question du droit à l’égalité, le recours aux principes et aux valeurs du sport permet de légitimer, voire de normaliser, une certaine forme d’action publique fondée sur l’indifférenciation et la responsabilisation des publics, et de résoudre la contradiction entre un droit à l’égalité légalement proclamé de part et d’autre de la Manche et la pénétration progressive d’idéologies fondées sur la sélection. Tout se passe en fait comme si les pouvoirs publics lyonnais et brummies utilisaient les valeurs et les principes sportifs pour surmonter les contradictions d’une intégration qui cherche à la fois à favoriser l’allégeance et la citoyenneté des minorités ethniques à l’État et à la Nation sans pour autant inhiber leurs capacités d’initiative individuelle. On peut dès lors comparer l’influence de l’idéologie sportive sur la question du multiculturalisme à celle que Danilo Martuccelli attribue à l’idéologie libérale : l’une et l’autre exigent que l’on cesse de penser l’égalité à l’intérieur d’une conception globale de l’injustice renvoyant à une situation structurelle de domination et d’exploitation, pour se déplacer vers une conception de la justice sociale en tant qu’égalité de chances. « Dès lors, la société cesse d’être conçue comme un lieu de conflit pour devenir le lieu d’une « course » sociale. Désormais il s’agit d’assurer une participation égalitaire au sein de la compétition sociale »1. À la différence de l’idéologie néolibérale néanmoins, le discours sportif ne connaît pas de frontières sociale, culturelle ou politique, et son envahissement progressif des politiques sociales permet d’agir directement sur la façon dont les inégalités sont perçues par les professionnels et les minorités ethniques : de la même manière que les règles sportives sont aujourd’hui reconnues comme les alliées principales de la civilité, la technique sportive indifférenciée devient celle de la libre concurrence, et le culte de la performance celui de la compétition économique généralisée. * * * 1. Martuccelli Danilo, « Les contradictions politiques du multiculturalisme », in Wieviorka Michel (dir.), Une société fragmentée ?, Paris, La Découverte, coll. « Poche/Essais », 1997, p. 65. Sur l’influence du sport sur les représentations sociales, voir, Ehrenberg Alain, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991. Pour une analyse plus radicale, voir les ouvrages classiques de Brohm Jean-Marie, notamment, Les meutes sportives. Critique de la domination, Paris, L’Harmattan, coll. « Nouvelles études anthropologiques », 1993. 2248_12_C4 Page 122 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 122 SPORT ET ORDRE PUBLIC Le caractère composite de l’idéologie sportive permet de fabriquer de l’ordre social par un jeu de « frottements » entre des dynamiques et des systèmes de représentations et de normes différents, rassemblés autour de principes et de valeurs consensuels et sans doute historiquement nécessaires, qui ont pour principal mérite de les faire se tenir ensemble. L’analyse des modalités de mobilisation des minorités ethniques montre clairement que c’est en tentant de contrôler les pressions exercées par les politiques socio-sportives de manière à poursuivre leurs propres orientations que ces dernières s’inscrivent dans un processus d’apprentissage intellectuel qui les conduit à réinterpréter, puis à intégrer, les images du changement social définies par les pouvoirs publics. Dans cette optique, et de même qu’elles n’hésitent pas à « ethniciser » ou à « urbaniser » leurs revendications, les minorités ethniques se « sportivisent » pour accéder aux ressources publiques, comme en témoignent la création du Birmingham Pakistan Sports Forum et de la National Kabaddi Association ou l’orientation massive, à Lyon, d’un certain nombre de jeunes maghrébins vers les métiers de l’animation sportive, voire leur volonté de se constituer eux-mêmes en associations socio-sportives. Loin d’être neutre, ce processus engage une relation hégémonique dans la mesure où la valorisation et la diffusion du modèle sportif traditionnel par les pouvoirs publics français et britanniques traduit leur volonté d’avoir prise sur les minorités ethniques et de définir à leur place le sens de leur intégration. Ainsi, et comme l’expriment clairement les termes de « nouveau langage » ou de « nouvelle culture », le recours au sport dans les politiques d’intégration des minorités ethniques s’apparente à un processus de définition sociale de la réalité qui contribue à baliser cognitivement le débat sur l’intégration et réduit la capacité des minorités ethniques à maîtriser et à contrôler le développement de la société. On peut dès lors supposer que ce qui distingue les activités sportives traditionnelles d’autres types de mobilisations qui font du corps un support de leurs revendications, c’est leur capacité à maintenir dans le temps et dans l’espace un certain nombre de repères et de valeurs : là où la danse, le théâtre ou encore la parade carnavalesque peuvent valoriser des stigmates sexuels ou ethniques en revendiquant des relations qui échappent à la rationalité calculatrice et quantitative du capitalisme moderne, le modèle sportif traditionnel requiert au contraire une « programmation » beaucoup plus rigoureuse des comportements individuels1. En rassemblant les éléments 1. Entre autres exemple, et pour illustrer le caractère fondamentalement conservateur du sport moderne, la Fédération internationale de patinage artistique a refusé d’homologuer les Jeux homosexuels d’Amsterdam parce que ses nouvelles règles excluent la pratique du patinage par couples du même sexe. Voir Libération, 10 août 1998. 2248_12_C4 Page 123 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 L’IDÉOLOGIE SPORTIVE COMME FACTEUR D’ORDRE 123 les plus transposables de la culture universaliste, c’est-à-dire la technique moderne et la compétition, qui ne prêtent apparemment guère à contestation culturelle, l’idéologie sportive se présente comme une alliée efficace de l’ordre établi et, plus fondamentalement, des logiques de développement de nos sociétés modernes. Références bibliographiques ARNAUD Lionel, Politiques sportives et minorités ethniques, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Politiques », 1999, 312 p. ARNAUD Lionel, « Le sport, entre citoyenneté et assujettissement culturel. Ethnicité et politiques sportives municipales à Lyon et à Birmingham », in Les Annales de la Recherche Urbaine, 79, 1998, p. 134-141. EHRENBERG Alain, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991, 323 p. VERMA Gajendra K. and DARBY Douglas S., Winners and Losers. Ethnic minorities in Sport and Recreation, Londres, The Falmer Press, 1994, 170 p. 2248_12_C4 Page 124 Lundi, 14. mai 2001 2:24 14 2248_13_P3 Page 125 Lundi, 14. mai 2001 2:25 14 125 Troisième partie LA GESTION DES RISQUES DANS LE MONDE DU SPORT ■ 2248_13_P3 Page 126 Lundi, 14. mai 2001 2:25 14 2248_14_C1 Page 127 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 127 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS AUTONOMES DE FOOTBALL : À LA RECHERCHE DE CAUSALITÉS ■ Williams NUYTENS Résumé : traversé par des logiques qui le structurent de plus en plus, le spectacle du football mobilise une population qui rassemble de nombreux profils de supporters. Bien que l’hétérogénéité des publics fasse mentir les interprétations globalisantes mettant l’accent sur la généralisation du phénomène hooligan, elle contribue en revanche à alourdir la tâche des services d’ordre dans les stades. Il s’agit, ici, de mesurer le rôle des forces de l’ordre à l’intérieur des enceintes sportives et de tenter de démontrer que le recours à l’interprétation des statistiques, considérées isolément, est insuffisant pour saisir la portée de l’action policière. Par ailleurs, la distinction nette élaborée entre supporters et hooligans, supportérismes atypiques et instincts belliqueux, provocations et agressions vise à convaincre que le désordre public autour du football n’est pas le fait des supporters mais de groupes dont il faut saisir la dynamique propre. L’étude des publics du Racing club de Lens (RCL) permet de proposer une « étiologie » des violences entourant les rencontres de football. Celle-ci vise à identifier deux sortes de déterminants liés aux relations qu’entretiennent entre eux les différents acteurs du spectacle sportif : d’une part, le rôle joué par les agents des forces de l’ordre pendant les matchs (peut-on croire, par exemple, qu’ils participent au désordre public ?) ; d’autre part, l’histoire plus ou moins récente des rencontres entre supporters de différentes équipes laisset-elle surgir des contentieux passés qu’il conviendrait de régler ? (autrement dit, les groupes de supporters ont-ils une mémoire ?). DE TOUS LES SPORTS, LE FOOTBALL EST LE PLUS ATTRACTIF Le phénomène social du football est un objet de recherche pluriel. Il est à la fois une pratique récréative pour une population massive et l’occasion de s’engager plus ou moins dans une compétition. Depuis 2248_14_C1 Page 128 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 128 SPORT ET ORDRE PUBLIC les « pratiquants sauvages » d’un jour jusqu’aux professionnels considérés comme les rouages essentiels des techniques de mercatique, il n’y a pas de sport qui soit plus populaire que le football. Son degré de spectacularisation le distingue également des autres disciplines sportives. Si la plupart des sports modernes sont doubles, pratique et spectacle1, le spectacle du football correspond à ce qu’il y a de plus abouti parce qu’il est, sans doute, le mieux fabriqué. Nombreux sont les facteurs qui font de lui un pôle d’attraction pour des dizaines de millions de personnes à travers le monde : ses caractéristiques organisationnelles facilitent les mobilisations collectives, l’incertitude sur laquelle il repose stimule les émotions, le mécanisme de l’identification des spectateurs à une équipe maintient les engagements, le contenu événementiel qu’il dégage brasse même au-delà des passionnés… Sa réussite est telle que l’assistance moyenne des grands stades français atteint un niveau jamais égalé2. En outre, la consommation des produits dérivés du football explose sur le modèle des situations anglaise et allemande, tandis que se créent des chaînes de télévision entièrement consacrées à la retransmission des matchs. Afin de satisfaire une demande sociale en nette expansion, des clubs mettent en place de véritables supermarchés dont l’activité se concentre sur le produit « football ». Quant à la presse axée sur ce sport, son état de santé s’améliore d’années en années. Si un quart des hebdomadaires sportifs diffusés en France se rapporte exclusivement au football, il en est de même en ce qui concerne le nombre de titres spécialisés dans le traitement de ce que l’on appelle parfois une « passion planétaire »3. De plus, la combinaison de plusieurs indicateurs atteste que la popularité du football dépasse aisément les frontières des enceintes architecturales vouées au spectacle sportif. Et parce que rien ne serait plus mobilisateur que le football, parce qu’il offre une occasion de se mettre en scène socialement, parce que plusieurs événements footballistiques ont été le cadre d’affrontements entre spectateurs, toute rencontre de haut niveau pose des problèmes en matière d’ordre public. Au-delà d’un bilan comptable des heurts enregistrés lors des matchs de football, et nous gardant bien, par ailleurs, de stigmatiser 1. Cette ambivalence a été relevée par Marc Augé, « Football : de l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat, n° 19, février 1982, p. 61. 2. Parmi les éléments qui participent à cette progression, la rénovation récente des enceintes sportives françaises constitue un accélérateur remarquable. C’est là une situation déjà signalée pour rendre compte des affluences dans les stades anglais. Sur ce point, Bozonnet Jean-Jacques, « Le football séduit les femmes », Le Monde, 27 septembre 1995. 3. Pour des données chiffrées plus précises, Bourg Jean-François, « Le marché de la presse sportive », Problèmes économiques, n° 2503, 15 janvier 1997, p. 19-26. 2248_14_C1 Page 129 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 129 les groupes de supporters « autonomes » souvent présentés comme responsables de tous les maux affectant le spectacle sportif1, nous souhaitons dégager une explication des violences se déroulant dans et autour des stades de football2. Deux raisons principales ont motivé notre travail : d’une part, les débordements des supporters signalent l’existence de « dysfonctionnements » suffisamment importants et complexes pour être traités par la sociologie ; d’autre part, les violences affectent un système des sports traditionnellement peu amène à l’égard de qui l’interrogent sans en faire partie. VIOLENCES DANS LES STADES : UNE RESPONSABILITÉ PARTAGÉE La violence des supporters est devenue, au même titre que la présence des médias, un élément du spectacle footballistique contemporain. La population des partisans du RC Lens fait figure de référence dans le monde du supportérisme : on lui prête les conduites les plus sportives, le soutien le plus indéfectible qui lui a valu à plusieurs reprises le titre symbolique de « meilleur public de France ». Pourtant, au stade Bollaert (qui accueille les matchs « à domicile » du club de Lens) comme ailleurs, des événements viennent écorner l’image consensuelle et entretenue d’un public que tous les dirigeants de clubs souhaitent posséder. Pour satisfaire aux exigences d’une « étiologie » des violences des supporters, nous nous sommes mêlés à certaines associations les regroupant et les avons côtoyés au stade de Lens et lors de plusieurs déplacements. Riche de cette expérience3, nous proposons de mettre à jour les arcanes du supportérisme lensois. Le premier enseignement qu’il convient de retenir malmène l’idée selon laquelle la présence individuelle dans un stade garni noierait la 1. Ce qualificatif appelle quelques précisions : la population des supporters n’étant pas homogène, on trouve, d’un côté des partisans isolés, de l’autre des groupes aux supportérismes variés. Si la plupart des supporters sont affiliés au réseau officiel de soutien, les supporters autonomes s’en éloignent et composent divers groupes que l’on qualifie encore d’indépendants. Leur mode de pratique peut s’inscrire dans les courants ultra, hooligan ou encore casual… Voir, à ce sujet : Le Noé Olivier, « Football et violence », Regards sur l’actualité, n° 243, juillet-août 1998, p. 55-70 ; Mignon Patrick, La violence dans les stades : supporters, ultras et hooligans, Paris, Les Cahiers de l’INSEP, n° 10, Institut national du sport et de l’éducation physique, 1995. 2. Le présent article est une version partielle et synthétique de Nuytens Williams, L’insécurité dans et aux abords des stades de football. Analyse sociologique à partir du cas des supporters autonomes à Lens, rapport de recherche (suivi par Jean-Charles Basson), Institut des hautes études de la sécurité intérieure, Paris, 1998. 3. Concrétisée notamment par la participation à : Carpentier Catherine, Demazière Didier, Maerten Yves, Nuytens Williams, Roquet Pascal, Le peuple des tribunes, Béthune, Musée d’ethnologie régionale de Béthune, documents d’ethnographie régionale du Nord-Pas-de-Calais, n° 10, 1998. 2248_14_C1 Page 130 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 130 SPORT ET ORDRE PUBLIC conscience individuelle1. Des analyses contemporaines invalident les conséquences supposées du processus de « massification » sur le déclenchement des violences2. Vérifié empiriquement, le principe de l’hétérogénéité des supporters conduit à rechercher avec exactitude les types de partisans responsables du désordre public dans les stades. À ce titre, les supporters autonomes méritent une attention particulière. Ils forment une population bigarrée à la gestuelle codifiée, au répertoire de chants fourni, aux affinités politiques plus ou moins marquées et aux symboles identitaires variés. Ils participent activement au spectacle des tribunes qu’ils animent et s’inscrivent dans un réseau de concurrence composé des différents groupes indépendants accompagnant les clubs en déplacement. Le fait est que la compétition entre les groupes déborde parfois les frontières de l’admis, du licite et de l’acceptable dans un stade de football, ou en ville. Et, si bien souvent les scènes d’excitation vont de l’échange de « douceurs chantées » à une surprenante pantomime, ce manège de provocations débouche parfois sur un affrontement au corps à corps. Pourquoi les supporters autonomes lensois pratiquent-ils la violence en certaines occasions ? Compte tenu du caractère irrégulier des manifestations violentes au stade Bollaert, nous nous sommes demandé si elles n’étaient pas liées aux types de supporters adverses rencontrés ainsi qu’à la nature de leurs précédentes confrontations. Autrement dit, existe-t-il une histoire des contentieux entre les groupes de supporters susceptible d’expliquer les violences enregistrées à Lens lors des rencontres de football ? Et, dans la mesure où certains membres de ces groupes sont chargés d’entretenir l’histoire de leur mouvement, représentent-ils un vecteur d’entretien de la mémoire des associations auxquelles ils appartiennent3 ? Cette question concerne directement l’ordre public dans la mesure où, rarement vierge de heurts, l’histoire des confrontations entre supporters de différentes équipes est jonchée de contentieux d’importance variable. Par ailleurs, partant du principe que les supporters ne sont pas les seuls à occuper l’espace du spectacle footballistique, nous nous sommes tourné vers un autre déterminant possible des déborde1. On reconnaît là l’influence des travaux de Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991 (1895 pour la première édition). 2. Bien qu’il y ait effectivement « une incorporation du spectateur dans la masse », il ne faut pas confondre incorporation et massification. Sur ce point : Sofsky Wolfgang, Traité de la violence, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1996, p. 100. 3. Les entretiens menés avec les membres des groupes de supporters autonomes confirment l’existence d’une véritable répartition des tâches. On note, par exemple, la présence d’un « spécialiste » du mouvement chargé de se documenter, de collectionner les symboles des « groupes de légende », d’entretenir plusieurs correspondances avec d’autres supporters, de diffuser un journal interne (le fanzine) dans lequel il rappelle ce qu’est l’histoire du groupe et ce qu’elle représente. 2248_14_C1 Page 131 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 131 ments. Alors que certaines analyses voient dans les médias de possibles « responsables indirects » des violences, nous nous interrogeons sur l’éventuel caractère déclencheur joué par la présence des forces de l’ordre dans et aux abords des stades. Qu’il s’agisse des agents de la police urbaine (PU) ou de ceux des compagnies républicaines de sécurité (CRS), les soirs de matchs sont tout autant rythmés par le spectacle des foules partisanes que par la mobilisation d’un corps dont la mission reste le maintien de l’ordre public. Pour légitime qu’elle soit, une telle mobilisation doit être discutée par une sociologie dont la finalité est d’identifier les divers déterminants qui concourent au développement des violences dans un stade. Alors que la tâche des forces de l’ordre oscille entre prévention et répression, il est possible de se demander si elles n’influencent pas négativement les conduites des supporters autonomes. Tout comme les particularités de l’univers carcéral attiseraient la solidarité entre les détenus1, le relatif coudoiement entre les forces de l’ordre et certains supporters encouragerait l’organisation de ces derniers. À PROPOS DE LA NATURE DES DONNÉES RECUEILLIES Si les hypothèses de ce travail placent sur un pied d’égale responsabilité les agents de maintien de l’ordre et les supporters, c’est à l’empirie de départager le rôle et l’importance des principaux acteurs des scènes de débordement dans les stades. On se base ici sur le recensement de l’ensemble des contentieux survenus au stade de Lens depuis la saison 1993-1994 (S1 pour première saison) jusqu’à l’exercice 1997-1998 (S5 pour la cinquième saison). Le choix de ces cinq saisons est d’ordre pragmatique mais suffit pour profiter des enseignements produits par une analyse longitudinale. Nous ajoutons que les événements pointés relèvent tous des matchs joués dans le cadre de la compétition appelée « Championnat de France de première division ». Par « ensemble des contentieux » il faut comprendre à la fois les heurts enregistrés dans et aux abords du stade ainsi que dans la ville de Lens, le tout avant, pendant et après les rencontres de football. Enfin, depuis les violences entre supporters jusqu’aux agressions des agents des forces de l’ordre, le traitement saisit toutes les formes de débordement. 1. Encore faut-il qu’il y ait un contexte favorable à cet effet. Cela étant, l’analogie paraît pertinente dans le cadre de l’hypothèse proposée. Sur ce point Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 269 et suivantes. 2248_14_C1 Page 132 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 132 SPORT ET ORDRE PUBLIC Les archives officielles exploitées correspondent aux matériaux diffusés par les principaux acteurs des services d’ordre mobilisés à Lens. C’est la raison pour laquelle les données produites par la gendarmerie mobile ne figurent pas parmi nos sources qui regroupent : – toutes les notes de service issues du commissariat de Lens ainsi que quelques messages ou rapports de service émis par la sécurité générale de Lens. L’ensemble a permis de comptabiliser les moyens en service d’ordre affectés lors des quatre-vingt-douze matchs de l’échantillon, d’en dresser la distribution et d’identifier les contentieux ; – les rapports techniques de service (RTS) diffusés par les commandements des CRS mais limités aux seules pièces archivées au commissariat central de Lens. Nous avons ainsi pu profiter des vingt RTS les plus significatifs concernant notre objet1 ; – une quinzaine de documents (notes et notes de service) provenant du dépouillement des archives de la Direction départementale des renseignements généraux. Ces éléments sont intéressants parce qu’ils fournissent des informations qui vont au-delà des cinq saisons de l’échantillon. Grâce à une telle composition de données, nous allons tenter de montrer comment les conduites des supporters sont conditionnées par celles de l’appareil policier. C’est par le même cheminement que nous explorons l’hypothèse de l’histoire des contentieux entre les groupes de supporters2. VIOLENCES DES SUPPORTERS ET APPAREIL POLICIER : INFLUENCE CASUELLE OU NÉCESSITÉ ? Afin de lire clairement l’influence des forces de l’ordre sur les conduites de supporters, nous avons recours à l’analyse longitudinale. C’est-à-dire qu’on ne se préoccupe pas ici du type de rencontre, ni même de l’identité des supporters adverses (on neutralise ainsi la variable « enjeux sportifs »). La question qui nous guide est simple : peut-on croire à l’existence d’un système policier à la fois maladroit et mal utilisé ? Pour le savoir, nous allons tout d’abord examiner les 1. Il ne faut donc pas s’étonner de l’absence d’exhaustivité. Il était en effet inopportun de rassembler tous les RTS puisque le travail ne concerne pas toutes les violences dans tous les stades français. À propos de la notion d’exhaustivité dans le traitement des RTS Fillieule Olivier, Les déterminants du recours à la manifestation dans les années 80, Paris, IHESI, coll. « Études et Recherches », 1994. 2. Que le lecteur ne se méprenne pas sur nos méthodes de travail. Bien que les données utilisées ici soient d’ordre quantitatif, nous nous sommes, par ailleurs, attaché à l’interprétation du discours des acteurs et à l’observation. 2248_14_C1 Page 133 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 133 moyens en service d’ordre (quelle est la catégorie d’agents la plus représentée, par exemple ?) et leur répartition dans l’espace (la présence au stade est-elle privilégiée, par exemple ?). Enfin, nous confronterons ces variables avec le nombre de rencontres avec violences ayant eu lieu au cours des quatre-vingt-douze matchs retenus dans l’échantillon. Première constatation, la mobilisation des services d’ordre fluctue d’une saison à l’autre en raison de plusieurs paramètres. En premier lieu, les équipes visiteuses changent d’une saison à l’autre au gré des résultats sportifs. Avec elles, c’est tout un cortège de modifications qui apparaît : l’arrivée de nouveaux supporters adverses compte parmi les plus sensibles1. En second lieu, selon que la rencontre est classée « à risque » ou pas, la mobilisation des services d’ordre varie. D’une saison à l’autre, il faut tenir compte du nombre fluctuant de ce type de matchs particulièrement surveillés. À Lens, sur cinq saisons, 9 583 agents de la police urbaine et trente-sept CRS ont été affectés au maintien de l’ordre dans le cadre des matchs de championnat. Par rapport à un total de quatre-vingt-douze matchs et compte tenu d’un effectif moyen de quatre-vingt-un agents par CRS, « l’ordre public moyen » est assuré par cent quatre agents de la police urbaine et trente-deux agents des CRS pour une affluence au stade dépassant régulièrement les 20 000 spectateurs. Selon les données collectées, deux saisons ont été le cadre de présences policières fortes. Alors que les effectifs de la police urbaine dépassaient les 1 600 agents en S1 et S2 (respectivement 1 677 et 1 611 agents), les chiffres se rapportant aux deux saisons suivantes attestent une nette augmentation des effectifs : 2 348 et 2 415 agents en S3 et S42. Pourtant, dans le même temps, les moyens des CRS ont régressé de huit compagnies en S1, à six en S2 et cinq en S3, avant de doubler la saison suivante (dix CRS en S4). L’évolution est encore plus surprenante si l’on se fie au nombre de rencontres jouées lors de ces différentes saisons : dix-neuf matchs pour les trois premières saisons, contre dixhuit matchs pour la saison au cours de laquelle la présence des forces de l’ordre était la plus marquée. Quant à la dernière saison de l’échantillon (1997-1998), on comptabilise la mobilisation de 1 532 agents de la police urbaine et de huit CRS pour un total de dix-sept matchs. Comment peut-on expliquer le « pic » de mobilisation en S3 et en S4 ? 1. Cet élément est très important puisque chaque déplacement d’une équipe est précédé de l’envoi d’un portrait type des futurs supporters visiteurs. On le doit aux services de police de la ville dans laquelle se trouve le club qui est appelé à se déplacer. Aussi, plus une équipe fréquente le stade de Lens par exemple, plus les services de sécurité présents au stade de Lens connaissent ses supporters. 2. Nous rappelons que S1 (la première saison de notre échantillon) correspond à la saison 19931994. 2248_14_C1 Page 134 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 134 SPORT ET ORDRE PUBLIC D’une part, à la veille d’une manifestation sportive de l’ampleur de la Coupe du monde de football, il est possible que les autorités aient souhaité mettre au point les services d’ordre1. Aussi, les saisons 1995-1996 et 1996-1997 offraient-elles de réelles opportunités en matière de « rodage » des structures organisationnelles. Du même coup, on rassure la conscience collective en faisant du stade de Lens un espace où règne la sécurité. D’autre part, la forte présence policière répondait au développement d’un supportérisme autonome français, encore à l’état de pratique isolée. Les groupes se sont multipliés sur le modèle des pratiques ayant cours à Paris ou à Marseille, même si les partisans autonomes lensois revendiquent leur singularité. En ce qui concerne la faible présence des forces de l’ordre lors de la saison 1997-1998, il est possible d’avancer un élément de réponse. Depuis le mois d’octobre 1997, le club de Lens se charge de plusieurs niveaux de sécurité et d’accueil. Aussi, les « stadiers » du RCL ont permis d’économiser une quarantaine d’agents issus principalement de la police urbaine. Néanmoins, compte tenu du nombre de rencontres enregistrées lors de cette saison, l’idée souvent avancée d’un « système sécuritaire lâche » n’est pas recevable. Si l’on compare, en les ramenant sur des bases équivalentes, les saisons 1 et 5, on constate même une légère progression de la mobilisation des forces de l’ordre. Si l’on regarde, à présent, la distribution des agents de la PU et des CRS, on constate, qu’en moyenne et sur les cinq saisons de l’échantillon, un peu moins des trois quarts des effectifs sont affectés à la sécurité au stade. Si la circulation en ville constitue toujours le pôle d’affectation le moins pourvu, la répartition des effectifs au stade et en ville varie d’une saison à l’autre. De façon générale, plus la présence policière est forte plus les effectifs se concentrent dans le stade. Que constate t-on, maintenant, si l’on croise les variables « répartition » et « niveau de mobilisation » des forces de l’ordre avec le nombre de violences commises dans le stade ? Premièrement, il faut remarquer qu’entre les deux extrêmes de l’échantillon (S1 et S5) le nombre de rencontres avec violences a chuté de cinq à quatre tandis que les effectifs de services d’ordre se sont stabilisés. Les supporters seraient-ils devenus, en l’espace de cinq ans, des spectateurs plus raisonnables ? Pour mieux comprendre les corrélations supposées, nous proposons de nous arrêter sur le tableau qui suit. Il présente les effectifs moyens des forces de l’ordre 1. Nous rappelons que le stade de Lens figurait parmi les enceintes retenues pour accueillir des rencontres de la Coupe du monde de football qui s’est déroulée en France au cours de l’été 1998. Pour un bilan de la sécurité de cet événement, voir infra, la contribution de Jean-Charles Basson, Olivier Le Noé et Frédéric Diaz. 2248_14_C1 Page 135 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 135 par match et par saison, de 1993-1994 à 1997-1998, au stade de Lens, lors du championnat de première division de football. Ces données sont rapprochées du nombre de rencontres au cours desquelles se sont déroulées des violences. Saisons 1993-1994 (S1) 1994-1995 (S2) 1995-1996 (S3) 1996-1997 (S4) 1997-1998 (S5) Ensemble (moyen) Effectif Effectif moyen moyen d’agents d’agents de des CRS la police urbaine 88 84 123 134 91 103 34 25 21 44 38 32 Nombre de rencontres avec violences de supporters 5 7 5 7 4 Total : 28 À première vue, les données ne corroborent ni n’invalident l’hypothèse d’un appareil policier maladroit. Si une progression de la mobilisation des forces de l’ordre participe du rétablissement de la « sécurité » (S3 par rapport à S2), la statistique démontre qu’elle peut produire un effet tout à fait contraire (S4 par rapport à S3). En outre, si l’on se réfère à la saison cinq, on constate que la baisse des effectifs de maintien de l’ordre s’accompagne d’une chute du volume des violences de supporters (on passe de sept à quatre). La vérité est qu’un constat fondé sur la simple lecture d’un bilan chiffré peut présenter des biais. Nous proposons donc d’enrichir ces chiffres par de nouvelles informations. OÙ LE FACTUEL VIENT AU SECOURS DES MOYENNES CHIFFRÉES Si l’on isole les trois premières saisons, on remarque un lien entre l’état de la mobilisation des agents de la PU et des CRS et le nombre de rencontres avec violences. Pourtant, en élargissant le bilan d’une saison on note une recrudescence des violences alors que la présence policière progresse. Le fait est que l’exercice 1996-1997 a coïncidé avec l’ultime année d’existence d’un groupe de supporters autonomes lensois dont le mode d’organisation et les pratiques étaient proches du mouvement hooligan. Bien que le groupe des « North Warriors » ait été officiellement dissout lors de la saison 1996-1997, en raison d’une agression sur un arbitre, cette année a 2248_14_C1 Page 136 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 136 SPORT ET ORDRE PUBLIC constitué « l’apogée » du groupe. Pour ne pas partir sans marquer une ultime fois leur territoire imaginaire, ces partisans autonomes ont multiplié les opérations d’agression et de dégradation. La disparition officielle des « North Warriors » contribue, dans une large mesure, à expliquer la régression du nombre de rencontres avec violences lors de la saison 1997-1998. D’autres facteurs ont également participé de l’amélioration de la sécurité au stade cette année-là. D’une part, nous l’avons dit, le RCL a mis en place son propre service de sécurité un an plus tôt1. D’autre part, l’absence du Lille Olympique sporting club (LOSC) du championnat 1997-1998 de première division a également contribué à la réduction du nombre des violences au stade Bollaert. En raison du caractère houleux des rencontres opposant le LOSC et le RC Lens (il s’agit d’un derby), une compétition ne mettant pas aux prises les deux équipes présente, de fait, moins de risques de connaître des débordements violents. Au bout du compte, contrairement à ce que l’on aurait pu craindre à la lecture des moyennes présentées dans le tableau, l’hypothèse d’un appareil policier inefficace n’est dont pas confirmée. Un autre exemple atteste l’importance des paramètres factuels sur le nombre de matchs entachés de violence. L’effectif des forces de l’ordre mobilisées au cours de la saison 1994-1995 étant en régression par rapport à la saison précédente, on est tenté de voir là la raison majeure de la hausse des rencontres au cours desquelles des actes délictueux ont été commis. Pourtant, c’est moins l’évolution proprement quantitative qu’une nouvelle distribution des effectifs qu’il faut interroger. Sous le poids de contraintes municipales réclamant davantage de sécurité en ville (à la suite d’une saison 19931994 entachée de multiples échauffourées s’étant déroulées au centre de Lens), l’organisation du système sécuritaire a été modifiée. On a pris la décision, à la fois, de réduire le nombre de CRS et d’augmenter la présence d’agents en ville2. Ayant ainsi tenter de satisfaire la population du centre ville voyant dans les matchs l’origine de tous ses maux3, les autorités publiques ont abandonné un schéma organisationnel qu’elles se sont apparemment empressées de restaurer un an plus tard. 1. Nous ne nous attardons pas sur ce point, mais le travail confirme toute l’efficience d’une organisation bien pensée : les responsables du service de sécurité travaillent sur le long terme, ils sont suffisamment proches des supporters autonomes pour être à leur écoute et ils ne confondent pas les provocations avec les débuts d’une rixe. 2. Plus précisément, la part des effectifs affectés au stade est passée de 69 % en 1993-94 et 68 % la saison suivante. 3. Le dépouillement des archives des Renseignements généraux met à jour les nombreuses missives adressées à la municipalité par les commerçants entendant maintenir le calme dans les rues abritant leur boutique. 2248_14_C1 Page 137 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 137 Bien que le terrain lensois ne rassemble pas les caractéristiques propres à chaque situation supportériste française, on est tenté de formuler quelques conclusions pouvant s’avérer utiles en d’autres cas. Premièrement, il n’y a pas de dépendance automatique entre l’état des services d’ordre mobilisés (effectifs, moyens, répartition dans l’espace) et le nombre de rencontres avec violences se produisant pendant une saison. En revanche, si on base le raisonnement sur cinq saisons, on remarque une amélioration de l’ordre public au stade tandis que la présence policière se stabilise. En réalité, on doit la réfutation de l’hypothèse de la maladresse policière à l’apport d’éléments complétant les données chiffrées. L’interprétation statistique a seulement permis d’entrevoir les risques d’une utilisation parfois inadaptée des forces de l’ordre. En mésestimant la capacité d’adaptation des supporters autonomes, ces derniers se sont trompés de terrain d’opération. Pour autant, le constat d’une année « maladroite » ne doit pas laisser supposer que la police urbaine et les CRS sont sans effet sur les actes déviants. Finalement, à Lens tout au moins, il semble que l’efficacité du système de sécurité dépende de la collaboration de plusieurs types de services d’ordre. Agents publics et privés doivent poursuivre leurs efforts sachant que le moindre relâchement est susceptible d’être exploité par les supporters les plus audacieux. Enfin, l’expérience lensoise montre que l’on ne gagne rien à sous-estimer l’intelligence des supporters « émancipés » et les ressources dont ils disposent, depuis leur organisation jusqu’à ce qui les amène à se venger après coup : la mémoire. LES GROUPES DE SUPPORTERS AUTONOMES N’AURAIENT PAS LA MÉMOIRE COURTE De même que la première hypothèse ne signifiait pas que la présence policière dans un stade était fortuite, il n’est pas question ici d’attribuer aux supporters autonomes un bon sens généralisé. Penser que les groupes ultras et hooligans cultivent leur histoire n’a rien de complaisant. Ce n’est ni une manière d’éviter le piège des indignations répétées, ni une façon d’escamoter les travers d’une analyse trop froide1. Nous le précisions en début d’article, la recherche des causalités des violences supportéristes repose sur l’interprétation des inte1. Pourtant, comme le note Pierre Bourdieu, « on a beaucoup de profits sociaux, dans le milieu scientifique lui-même, à donner (et à se donner) les apparences de la neutralité (qui est prise pour de l’objectivité) », in « L’État, l’économie et le sport », Sociétés et représentations, n° 7, décembre 1998, p. 13. 2248_14_C1 Page 138 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 138 SPORT ET ORDRE PUBLIC ractions qui existent entre les différents acteurs du monde des tribunes. Aussi, après avoir entrepris de mesurer le caractère déterminant de l’action policière, nous nous proposons maintenant d’étudier la nature des relations que les supporters entretiennent entre eux. Si certains débordements demeurent imprévisibles et sont liés au déroulement d’une compétition en cours, d’autres en revanche ne lui doivent rien1. La plupart des conduites violentes ne sont pas entièrement spontanées. Précisément, nous avançons que les conduites agressives représentent bien souvent une réponse à des contentieux passés. Aussi, il faut fouiller dans l’histoire des rencontres entre les groupes de supporters autonomes lensois et les autres associations françaises du même type. Pour commencer, nous nous arrêtons sur les supporters ayant fréquenté le stade de Lens à cinq reprises en cinq saisons. La liste des situations est suffisamment fournie pour en extraire une interprétation significative ; de plus, il n’existe pas de coupure susceptible d’effacer d’anciennes agressions entre les groupes de supporters. Sur un total de douze clubs ayant disputé des rencontres de football à Lens pendant cinq années de suite, quatre sont accompagnés de partisans n’ayant jamais suscité de violences au stade. Il s’agit des supporters des formations de Montpellier, de Nantes, de Strasbourg et de Cannes. Dans ces cas, les deux hypothèses sur lesquelles repose ce travail ne trouvent aucun fondement. Que la présence policière soit forte ou pas, que les supporters soient nantais ou cannois, aucune agitation n’a été enregistrée. Donc, sur un total de quatre-vingt-douze matchs, on dénombre vingt confrontations pour lesquelles la sécurité n’est pas compromise. Observons à présent les clubs (et leurs supporters) qui n’ont connu, sur cinq saisons, « qu’un » seul déplacement avec violences à Lens. Il s’agit des « militants » de Bordeaux et d’Auxerre2. En matière de supportérisme « libre », il est difficile de comparer des ultras bordelais qui comptent parmi les « références » en France et les rares Auxerrois. En ce qui concerne les violences recensées, le poids d’une histoire des contentieux pouvant expliquer le déclenchement des violences n’est pas vérifié. Puisqu’aucun heurt n’a précédé les violences signalées à Lens, on peut se tourner vers l’état des services d’ordre mobilisés. Or, là encore, rien ne semble expliquer les désordres exceptionnels. C’est à partir de la consultation des archives des 1. Ce qui revient à relativiser l’influence qu’exerce la compétition sur les relations entre les supporters de deux clubs qui se rencontrent. Sur ce point, Mignon Patrick, op. cit., p. 18-20. 2. Sur les significations et les formes du « militantisme » supportériste, voir Bromberger Christian, « La passion partisane chez les ultras », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 26, quatrième trimestre 1996, p. 33-46. 2248_14_C1 Page 139 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 139 Renseignements généraux qu’il nous a été possible de mettre à jour les problèmes s’étant déroulés à l’occasion des déplacements des partisans lensois à Bordeaux et à Auxerre. Premier élément, les attaques dont les supporters auxerrois ont été victimes au début de la saison 1994-1995 précèdent de nouvelles violences survenues lors du match Auxerre-Lens du 21 mai 1995. Lors de cette rencontre, la police d’Auxerre a interpellé une vingtaine de « North Warriors » (directement responsables des heurts lors du match Lens-Auxerre quelques mois plus tôt). Elle saisit tout un arsenal d’armes blanches (couteaux, battes de base-ball, poings américains…), et relève la dégradation du local des supporters auxerrois. Si l’on ne peut prétendre expliquer ici les violences au stade de Lens, on peut supposer en revanche qu’elles répondent, pour partie, au désordre public enregistré dans le stade d’Auxerre. Quant à la situation des sympathisants bordelais et des brutalités dont ils sont responsables, un contentieux vieux de plus d’une année et six mois fournit des informations intéressantes. Le 10 septembre 1994, peu de temps avant le match Bordeaux-Lens, un joueur lensois est agressé par un supporter bordelais. La scène se passe sous les yeux d’un membre d’un groupe de supporters autonomes lensois, le « Kop Sang et Or ». La question du lien entre les deux événements mérite d’être posée et légitime l’influence qu’exercerait un contentieux passé sur les conduites agressives des supporters. En dehors du cas particulier des supporters du Paris-Saint-Germain (PSG), aucune situation ne confirme directement le poids des contentieux passés. En effet, aucune série de violences ne s’établit de façon continue sans qu’une saison « morte » ne s’immisce entre deux années troublées. On peut d’ailleurs supposer que ce laps de temps constitue un moyen pour des supporters revanchards de faire croire que « l’affaire est classée ». Toutefois, sachant qu’une forte mobilisation policière répond invariablement à une saison avec violences, on ne peut se satisfaire d’une telle interprétation. OÙ RIEN N’ENTAME LA DÉTERMINATION DE QUELQUES SUPPORTERS AUTONOMES Lorsque les clubs de Lille (LOSC) et de Paris (PSG) se déplacent au stade Bollaert, ils sont invariablement accompagnés de supporters qui sont impliqués dans les violences enregistrées par les forces de l’ordre. Chaque année le derby Lens-Lille ou la rencontre Lens-PSG sont le cadre de nombreuses confrontations entre supporters autono- 2248_14_C1 Page 140 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 140 SPORT ET ORDRE PUBLIC mes. Des agents du maintien de l’ordre sont agressés, le déroulement des matchs est entrecoupé de jets de projectiles divers, des biens municipaux sont dégradés… Et bien que l’on constate une progression de la mobilisation des effectifs d’agents de la PU ou des CRS, le désordre public semble s’enraciner un peu plus d’année en année. Au mieux, les violences se déplacent, elles s’éloignent du stade et ne concernent que la population des supporters autonomes. Ainsi, si un appareil policier efficace assure la sécurité de la plupart des spectateurs du stade, il ne parvient pas à empêcher les membres des « Dogues Virage Est » (DVE), affranchis du club officiel des supporters du LOSC, de satisfaire leurs motivations guerrières. Quant aux rencontres entre supporters parisiens et lensois, les chiffres sont éloquents. Quel que soit l’état de la mobilisation des forces de l’ordre lorsque le PSG évolue à Lens, les violences demeurent. Bien que celles-ci changent de forme en fonction de la répartition des services d’ordre, elles visent autant les personnes que les biens1. À quoi ressemblerait le stade de Lens si, lors des visites parisiennes ou lilloises, les services d’ordre n’étaient pas mobilisés ? En empêchant des supporters autonomes de s’entre-déchirer, les agents de la PU et des CRS sont indistinctement les victimes de conduites violentes. Que représentent-ils donc pour les plus téméraires des supporters autonomes ? De communes cibles de substitution, comme ces gendarmes lors du match Allemagne-Yougoslavie de la dernière Coupe du monde ? Ici, les forces de l’ordre ressemblent à des remparts que certains ne se contentent pas de contourner. Les entretiens auprès de quelques partisans autonomes le confirment, dans des strates particulières du supportérisme indépendant des réseaux officiels de soutien, on a tout à gagner lorsque l’on défie les agents de la PU, des CRS ou même des gardes mobiles de la gendarmerie. Le sens de la violence n’est pas le même pour tous puisque ce qu’il convient de nommer déviance ou inconscience ici, signifie bravoure ou supportérisme authentique ailleurs. LA VIOLENCE DES UNS POUR SATISFAIRE LA VENGEANCE DES AUTRES Si la plupart du temps les différends entre supporters inscrivent leurs relations futures dans la violence, quelques cas particuliers ne 1. Sur cinq confrontations ayant opposé ces deux clubs au stade de Lens, on comptabilise de multiples dégradations ainsi qu’un nombre important d’agressions. Le fait est que, bien souvent, la responsabilité de tels heurts est partagée. 2248_14_C1 Page 141 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 141 semblent pas corroborer l’hypothèse des contentieux passés comme déterminant du désordre public. Parmi ceux-là, nous choisissons de traiter les visites à Lens des supporters du club de Saint-Étienne (trois saisons d’affilée, de S1 à S3). Alors qu’aucun problème n’a affecté les deux premières rencontres, diverses violences se sont déroulées en 1995-1996. La particularité de la situation relève de l’identité des responsables des débordements : stéphanois et lensois ne figurent pas parmi les supporters impliqués. L’enregistrement de la PU signale la responsabilité de partisans belges pour la totalité des violences survenues lors de cette rencontre. Selon les archives, des casuals d’un club de Liège seraient intervenus afin de régler quelques différends entre des supporters de Saint-Étienne (les « Green Angels ») et de Lille (les « Dogues Virage Est »)1. On le voit, la réalisation de « vengeances croisées » confirme l’hypothèse du poids des interactions conflictuelles passées pour rendre compte des violences supportéristes. Parce que les DVE ont mobilisé une ressource atypique, le capital social à l’intérieur de leur réseau de partisans autonomes, ils doivent être considérés comme les responsables des violences. Cette situation prouve, une nouvelle fois, combien certains supporters autonomes s’adaptent au système de maintien de l’ordre, pour mieux le contourner. LA VIOLENCE N’EST PAS UNE VALEUR INTRINSÈQUE AU SUPPORTÉRISME AUTONOME Les supporters autonomes correspondent à la fois à ce qu’il y a de plus visible dans le spectacle des tribunes mais aussi à son côté le plus inquiétant. Pourtant, rares sont les commentateurs ou les analystes qui ne se contentent pas du dernier trait dégagé. Certes, le mouvement hooligan n’a jamais su se signaler autrement que par la brutalité (et le groupe des « North Warriors » de Lens en est un parfait représentant). Toutefois, les groupes ultras, par exemple, constituent la frange la plus créative d’une population partisane tout à fait hétérogène. Ils se définissent tantôt comme irréductibles, tantôt comme des passionnés que leurs favoris ne duperont pas. Dans la plupart des cas, ce que beaucoup interprètent comme de la violence ne constitue qu’une forme de provocation. La majorité des supporters autonomes présents dans les stades affichent leur appartenance à un groupe et 1. Les casuals sont des supporters rattachés au mouvement hooligan mais qui ne portent aucun signe distinctif. Sur les formes du supportérisme belge, voir infra, la contribution de Manuel Comeron. 2248_14_C1 Page 142 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 142 SPORT ET ORDRE PUBLIC apprécient le jeu de la provocation. C’est un jeu sérieux dans lequel les uns et les autres peuvent aisément passer de la joie à la peine, de l’excitation au défi. Il convient d’insister sur l’idée de provocation comme levier de l’activité partisane tant elle contribue à lever le voile sur une pratique sociale loin d’être essentiellement motivée par le goût du combat. Quels sont les enseignements qu’il convient de tirer d’une analyse portant sur un terrain particulier ? En premier lieu, on doit reconnaître le rôle déterminant joué par les forces de l’ordre pour endiguer la montée des violences dans le stade, au risque de voir les débordements se déplacer jusque dans la ville pour aboutir à de multiples dégradations matérielles. Pour efficace qu’il soit, le service de maintien de l’ordre ne parvient toutefois pas nécessairement à pacifier l’ensemble des groupes de supporters en déplacement au stade Bollaert. Et si les irréductibles forment une minorité, ils signalent les limites d’un système sécuritaire auquel s’est pourtant associé un service d’ordre dirigé par le club de Lens. Par conséquent, il convient de poser l’histoire des contentieux entre les groupes de supporters comme un puissant déterminant des violences dans le football, une réalité habilement entretenue par certains leaders des groupes pour amener leurs membres à décaler leurs desseins vindicatifs, ou pour déléguer la réalisation de leurs penchants belliqueux. L’UNIFORMISATION D’UN PUBLIC : AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS Le terrain lensois le confirme, la population des partisans autonomes n’est pas homogène. Si tous sont plus ou moins des acteurs du « militantisme sportif », ils ne sont que quelques-uns à menacer l’ordre public. Les autorités le comprennent puisqu’elles constituent des « fiches d’identification » de chaque association. En collaborant avec les clubs, les services d’ordre du domaine public composent un système de sécurité efficace, mais pas infaillible. Des groupes de supporters autonomes font du réseau auquel ils appartiennent une ressource qu’ils peuvent, en certaines occasions, mobiliser pour atteindre leurs objectifs. Plutôt que de céder au « tout répressif » provoquant de probables effets pervers1, la situation lensoise a vu s’ouvrir une 1. Ce qui ne veut pas dire que la méthode a toujours été délaissée. Ainsi, le groupe des « North Warriors » a-t-il été démantelé afin d’éliminer le principal foyer des violences au stade de Lens et lors des déplacements du club. Pourtant, aujourd’hui encore, d’anciens membres de ce groupe participent à quelques déplacements et poursuivent des actions dont d’autres supporters autonomes sont accusés. 2248_14_C1 Page 143 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 LA VIOLENCE DES SUPPORTERS 143 voie préventive ayant notamment tenté (sans succès) une meilleure répartition des forces de l’ordre dans l’espace urbain. Par ailleurs, les dirigeants du club ne stigmatisent pas le supportérisme autonome sous prétexte qu’il faut étouffer l’idée d’une contre-culture partisane en nette expansion. Toutefois, en la rapprochant d’un supportérisme classique qu’ils contrôlent totalement, les responsables du RCL jouent un « double jeu » préoccupant. Contribuant à effacer la distinction des styles supportéristes dans la conscience du public afin de promouvoir leur manière de soutenir leur équipe, ces derniers découragent les affiliations au réseau autonome lensois et ainsi tentent de limiter les débordements. Mais ce faisant, ils laissent le champ libre à l’émergence de nouveaux groupes plus virulents encore. Puisque la motivation première du supportérisme autonome est de se dégager d’un réseau officiel de soutien dont les membres sont qualifiés de « moutons » ou de « bouffons », que va-t-il se passer, à terme, si le club force un rapprochement incohérent ? Si les enjeux économiques de la manœuvre se lisent aisément, que dire des effets pervers qu’elle peut engendrer ? Pour l’instant, l’uniformisation artificielle du public contribue à maintenir l’ordre public à un niveau appréciable. C’est-à-dire que les attitudes des supporters autonomes lensois montrent que leurs responsables s’accommodent fort bien de la situation. Mais puisque le spectacle du football est un système qui fonctionne à partir des relations entre plusieurs types d’acteurs, puisque des groupes de supporters participent à un réseau de concurrence fondé sur l’affirmation d’une indépendance, nous sommes tentés d’inviter à la plus grande vigilance. Qu’adviendra-t-il, en effet, lorsque les supporters autonomes lensois, eux mêmes, seront régulièrement qualifiés de « moutons » ou de « bouffons » par des partisans plus déterminés et pressés d’en découdre ? Références bibliographiques BROMBERGER Christian, avec HAYOT Alain, MARIOTTINI Jean-Marc Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, éd. de la MSH, 1994, 406 p. « Football, ombres au spectacle », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 26, quatrième trimestre 1996. CARPENTIER Catherine, DEMAZIÉRE Didier, MAERTEN Yves, NUYTENS Williams, ROQUET Pascal, Le peuple des tribunes, Béthune, Musée d’ethnologie régionale de Béthune, documents d’ethnologie régionale du Nord-Pas-de-Calais, n° 10, 1998, 239 p. ÉLIAS Norbert, DUNNING Éric, Quest for excitement, sport and leisure in the civilizing process, Oxford, Basil Blackwell, 1986 (traduction française, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, 393 p). 2248_14_C1 Page 144 Lundi, 14. mai 2001 2:26 14 144 SPORT ET ORDRE PUBLIC FILLIEULE Olivier, Les déterminants du recours à la manifestation dans les années 80, Paris, Institut des hautes études de la sécurité intérieure, collection « Études et recherches », 1994. MIGNON Patrick, « La violence dans les stades : supporters, ultras et hooligans », Paris, Les Cahiers de l’INSEP, n° 10, Institut national du sport et de l’éducation physique, 1995, 90 p. NUYTENS Williams, L’insécurité dans et aux abords des stades de football ; Analyse sociologique à partir du cas des supporters autonomes à Lens, Paris, rapport de recherche, Institut des hautes études de la sécurité intérieure, 1998, 107 p. 2248_15_C2 Page 145 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE 145 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE DU HOOLIGANISME ■ Manuel COMERON Résumé : la violence dans les stades de football se caractérise par sa large diffusion géographique et son profond enracinement historique. L’évolution d’une violence dite « spontanée » vers une violence dite « préméditée » pose d’incontournables problèmes de sécurité urbaine à l’occasion des compétitions nationales et des tournois internationaux de football. Les mesures policières s’avèrent indispensables et efficaces dans la gestion de l’événement, cependant elles doivent être complétées par des stratégies sociopréventives réalisant un travail de fond visant la résolution du phénomène à long terme. Le terme « hooliganisme » recouvre, dans son acception large, des comportements de violence manifestés par les supporters dans les stades de football1. Au sein du grand public, ce terme véhicule un sens en rapport avec des bandes de supporters se livrant à des actions de violence aveugle défrayant la chronique, voire avec des catastrophes aux conséquences mortelles dont les origines se situent pourtant le plus souvent dans des dysfonctionnements organisationnels ou infrastructurels (voir Bastia, Sheffield, Bradford, etc.). Plus techniquement, les experts s’accordent à désigner par cette appellation des comportements d’agression physique (violence contre les personnes) et de vandalisme (violence contre les biens) produits par les spectateurs d’une manifestation sportive spécifique, le match de football, et se déroulant dans une zone géographique spécifique, le stade de football et ses alentours urbains. Le hooliganisme se caractérise par un profond enracinement historique. Depuis que le football est mis en spectacle (c’est-à-dire la fin du XIXe siècle), on recense, en effet, des incidents impliquant les spectateurs, quel que soit le niveau de compétition : invasion du terrain avec attaque des joueurs ou de l’arbitre, bagarres entre supporters, destructions matérielles autour de l’aire de jeu. À titre illustratif, 1. Le terme anglais hooligan signifie voyou, vandale. Il existe en russe sous la forme khouligan qui signifie « jeune jugé coupable de comportements asociaux et d’hostilité au régime ». À l’origine, le terme désignait, au lendemain de la révolution d’octobre 1917, de jeunes vagabonds qui circulaient en bande et commettaient des exactions. 2248_15_C2 Page 146 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 146 SPORT ET ORDRE PUBLIC en 1899, le Liverpool Echo relate une violente rixe entre supporters rivaux dans une gare ferroviaire après un match opposant Nantwich et Crewe1. En Belgique, en 1908, le quotidien Le Soir fait état d’une violente bagarre ayant opposé des supporters de Bruges et d’Anderlecht. Le phénomène de violence dans les stades se traduit, par ailleurs, par une importante diffusion géographique : hooligans en Angleterre, en Allemagne et dans le nord de la France ; siders en Belgique et aux Pays-Bas ; ultras en Espagne, en Italie, au Portugal et en France méridionale etc. En Amérique latine, des groupes (dits barras), composés de jeunes issus des favelas, copient les modèles occidentaux et se livrent à des violences lors des matchs de football2. De même, sur le continent africain, des violences éruptives (souvent issues d’une violence ancrée dans la société civile) jalonnent les compétitions de football3. UN PHÉNOMÈNE PLURICAUSAL Ce phénomène humain, qui prend sa source dans les mouvements de foule spontanés et meurtriers des supporters du début du siècle et s’actualise dans les exactions préméditées et guerrières des groupes de hooligans contemporains, interpelle simultanément le grand public et les spécialistes. Malgré les difficultés d’appréhension théorique, les scientifiques se sont régulièrement penchés sur l’étude de cette thématique spécifique. Cependant, les résultats des recherches se caractérisent par une disparité des tentatives d’explications. Ce qui peut entraîner une certaine confusion dans la compréhension du processus. En effet, la violence dans les stades de football adhère à ces phénomènes de délinquance qui apparaissent simultanément comme psychologiques et sociaux. Le football représente le sport le plus populaire et le plus médiatisé de l’ère contemporaine. Ses antécédents historiques remontent au moyen âge4. Vers le XIIIe siècle, on trouve les traces d’un jeu jouissant de la double paternité du football et du rugby : la soule. Ce jeu se caractérise par une violence extrême. Mais on situe l’origine du football actuel dans les îles britanniques, d’où il fut diffusé 1. Ponthir Carine, Approche historique de la violence dans les stades de football, Mémoire, service de criminologie, université de Liège, 1999. 2. Burgos H., Del Mastro M., « Tribunas desatadas : muerto el gol nace el vandalismo », Revista Que Hacer, n° 71, 1991. 3. Ebong Bonguen Austin, La violence autour du football en Afrique : le cas du Cameroun, Mémoire, service de criminologie, université de Liège, 1999. 4. Gillet B., Histoire du sport, Paris, PUF, 1949 ; Mercier J., Le Football, Paris, PUF, 1973. 2248_15_C2 Page 147 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE 147 à travers le monde. C’est dans les collèges anglais que se développèrent le football et le rugby. La légende veut que la séparation définitive fût l’œuvre de W. Ellis au College of Rugby en 1823. Le football passionna la Grande-Bretagne avant de s’étendre au monde entier avec la fondation des différentes fédérations nationales de football à la fin du XIXe siècle. À cette époque, il est décrit comme un sport très violent avec des joueurs d’une grande brutalité. La codification et l’uniformisation des règles entraînent toutefois une pacification du jeu. Le football acquit une grande popularité dans le premier tiers du XXe siècle avec le début des grands tournois internationaux. De la soule au Heysel, un constat historique atteste que l’évolution du « sport-roi » est parsemée d’incidents et de drames. En effet, ce sport qui passionne, enthousiasme et émeut, présente un revers moins glorieux : l’insécurité et la violence. Historiquement, le hooliganisme a subi une évolution considérable. Cette violence existe, sous une forme spontanée, depuis le début du siècle. Elle est liée à la mise en spectacle du football et s’avère universelle. Elle a évolué vers une violence préméditée et relativement organisée, avec l’apparition des noyaux durs de supporters aux environs des années 1960 en Grande-Bretagne. Elle fut importée sur le continent par l’intermédiaire des compétitions européennes et de la médiatisation croissante du phénomène dans les années 1970. En Belgique, la violence préméditée est le propre des sides1. Ces groupes de jeunes constituent le noyau dur des supporters d’un club. Ils se caractérisent par des comportements extrémistes et des violences régulières à l’occasion des matchs. Le groupe social À partir des années 1960, on observe la formation progressive d’un sous-groupe particulier au sein de chaque entité de supporters : le « Kop »2. Celui-ci rassemble les plus inconditionnels, les plus fidèles 1. Les siders occupent les pourtours ou ends du stade (tribune située derrière les buts) et constituent des « groupes à risque ». En Belgique, ils se sont baptisés du nom de leur tribune : X-side (bloc X du stade de l’Antwerp), O-side (à Anderlecht), East-side (à Bruges). Le Hell-side du Standard de Liège (stade où les tribunes sont anonymes) s’est dénommé de la sorte en référence à la légendaire réputation de « l’Enfer de Sclessin » caractérisant le stade du club. 2. Le terme rappelle le nom d’un champs de bataille (en référence à « Spion Kop ») où les troupes britanniques furent battues par les Boers, malgré le combat héroïque d’un régiment de Liverpool. On usa de ce terme hollandais pour désigner les supporters les plus dévoués au club. Historiquement, ils furent introduits sur le continent vers les années 1960 lors des rencontres de coupe européenne. Les supporters anglais du « Kop » de Liverpool portaient les couleurs de leurs favoris, soutenaient leur équipe par des chants improvisés et créaient des mouvements de vague impressionnants. Cette ambiance jeta les bases des premiers kops européens. 2248_15_C2 Page 148 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 148 SPORT ET ORDRE PUBLIC et les plus déterminés des supporters. Le « Kop » se rassemble à un endroit déterminé du stade (le plus souvent, debout, dans la tribune qui fait face à la ligne médiane tracée sur la pelouse) et il crée l’ambiance lors des matchs par des chants, des encouragements puissants et continus. Ce groupe se caractérise également par une forte identification à l’équipe. Dès cette époque, les premiers incidents impliquant des groupes de supporters font leur apparition : rixes, vandalisme… Cependant cette violence reste liée au match et aux événements relatifs au jeu proprement dit. Sous l’influence des supporters anglais et à travers les coupes d’Europe, cette violence préméditée de groupe se diffuse sur le continent. À partir de cette époque naît une véritable compétition, parallèle à la compétition sportive, qui implique les supporters des noyaux durs des différents clubs dans une forme de « guerre des gangs » où la violence est relativement organisée et planifiée (avec l’apparition de l’usage des armes). Le processus de mimétisme inter-groupes démultiplie le nombre de noyau durs et augmente la détermination de chacun d’eux, de même que le phénomène de réaction et contreréaction à la violence des groupes rivaux1. Ce groupe, qui se réunit dans un espace donné, à un moment donné, rassemble des membres permanents qui partagent des objectifs implicites communs. Les pouvoirs judiciaires leur accordent, d’ailleurs, une reconnaissance institutionnelle formelle en leur attribuant le statut juridique « d’association de malfaiteurs ». Outre cette « stigmatisation judiciaire », on observe une focalisation des médias sur ces sides de supporters qui renforce le sentiment d’identité. Christian Bromberger assimile ces groupes à des crews (que l’on peut comparer à des bandes) dont l’Angleterre est la référence première et dont le modèle s’est diffusé dans les pays d’Europe du Nord (Belgique, Hollande et Allemagne principalement)2. Il les distingue des ultras omniprésents dans les stades des pays latins (Italie, France, Espagne) qui sont des groupes aux effectifs importants formant des associations rigoureusement structurées (hiérarchie interne formelle, cartes d’adhérents, cotisations, etc.) et planifiant avec soin les actes de supportérisme (chants, spectacles, animations et tifos dans le stade lors des matchs). L’auteur explique, par ailleurs, que le passage à l’acte violent n’est pas le but premier de ces groupes aux formes institutionnalisées et que les débordements, parfois meur- 1. Sur le jeu des « vengeances croisées » entre groupes de supporters, voir, supra, la contribution de Williams Nuytens. 2. Bromberger Christian, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995. 2248_15_C2 Page 149 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE 149 triers, surviennent lorsque les membres échappent au contrôle de l’association. Il différencie les styles culturels de ces deux types de groupements sociaux. Les crews sont en rupture avec les modes dominants de sociabilité et se caractérisent par une coupure avec toute forme institutionnelle d’organisation symbolisant le fossé qui sépare « eux » et « nous » sur la base d’un fonctionnement dual des pratiques et des représentations sociales. Les ultras, par contre, sont en phase avec les modes dominants de sociabilité et s’inscrivent dans la continuité du tissu social en participant, de façon juvénile, tumultueuse et critique, à une institution assimilable à un club de supporters adultes. Le niveau sociétal Différentes analyses abordent le processus du hooliganisme en mettant à jour une pluricausalité sociétale. Football et classes sociales Selon Patrick Mignon, la nouvelle forme de violence des supporters anglais apparue dans les années 1960 peut être liée à l’évolution de la situation socio-économique et à la spécificité culturelle de l’Angleterre1. En effet, à la fin du siècle passé, soit en pleine industrialisation, Taylor souligne que le football devient rapidement le sport de la classe ouvrière et se professionnalise2. Il permet à des ouvriers de sortir de l’usine mais, jusqu’en 1950, les footballeurs sortis du rang restent proches du monde ouvrier dont ils conservent le mode de vie. Le plus souvent, les stades sont construits à proximité des usines et dans les cités ouvrières, tandis que les clubs sont créés et soutenus par les employeurs. Le public est surtout composé d’ouvriers et le football constitue un type de loisirs propre à la classe ouvrière. L’organisation et la manière de jouer traduisent deux valeurs centrales des hommes de la classe ouvrière : la virilité et la victoire collective. En conséquence, les attitudes dépourvues de fair-play (insultes, jets de bouteille, bousculades, etc.) sont vues comme normales, car le football n’est pas considéré comme un simple sport de spectacle. Il nécessite un engagement et une véritable action du public. Le hooliganisme s’appuie sur cette tradition, tout en la modifiant. À partir des années 1950, le football subit une baisse de fré- 1. Mignon Patrick, La passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998. 2. Taylor I., « Football Mad : a Speculative Sociology of football Hooliganism », in Dunning Éric. (éd.), The Sociology of Sport, London, Cass 1971 ; Taylor I., « On the Sports Violence Question : Soccer Hooliganisme Revisited », in Hargreaves J. (éd.), Sport, Culture and Ideology, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1982. 2248_15_C2 Page 150 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 150 SPORT ET ORDRE PUBLIC quentation en raison de la concurrence d’autres loisirs. En réponse, il devient plus professionnel et plus spectaculaire et le confort des stades est amélioré. Parallèlement, le spectacle attire un public socialement plus hétérogène : les classes moyennes et aisées font leur apparition dans les stades. De plus, le salaire des joueurs est en nette augmentation, si bien que ces derniers perdent leurs liens avec la communauté ouvrière en adoptant le mode de vie du star-system. C’est dans cette situation qu’émerge le hooliganisme. Il représente une tentative des jeunes supporters de la classe ouvrière, constituant une sous-culture particulière dont un des traits est la survalorisation de la violence virile, de se réapproprier cette « expression de démocratie participative ». C’est la seule forme de contrôle qu’ils croient encore pouvoir exercer sur leur sport et qui se caractérise par un déplacement de la compétition vers les gradins. C’est donc de cette under-class désorganisée que proviennent les « football gangs », et la violence de leur comportement doit être considérée comme une réponse à leurs frustrations psychiques et matérielles. Alfred Wahl et Pierre Lanfranchi nuancent cette approche1. Ils soulignent qu’à l’origine les joueurs de football ne sont pas issus des milieux populaires, mais que la pratique footballistique (impliquant de la distinction et trahissant l’appartenance à une classe aisée) fut d’abord celle des couches élevées, désireuses de se distinguer du reste de la société. En effet, les aristocrates et les bourgeois de l’époque, jugeant la gymnastique trop statique et peu stimulante pour la formation des jeunes, préconisent l’adoption du football, école de fair-play et moteur de l’apprentissage de la concurrence loyale et de l’esprit d’initiative. Les clubs de football constituent alors des cercles regroupant l’élite d’une ville et les après-matchs réunissent les « gentlemen footballeurs » issus de la bourgeoisie urbaine ou de la grande bourgeoisie dans des réceptions agrémentées de dîners et de discours. Les joueurs participant aux compétitions amicales paient eux-mêmes leurs équipements, chaussures et déplacements à l’étranger. L’instauration de compétitions régulières et officielles induit, petit à petit, l’esprit de concurrence, attire un nombre croissant de spectateurs et entraîne une démocratisation progressive du jeu. La Première Guerre mondiale favorise la diffusion du football parmi les ouvriers et les paysans du front dont la pratique est encouragée par les officiers supérieurs. Par la suite, les jeunes issus des classes populaires demandent au club de prendre en charge le paiement de leurs 1. Wahl Alfred, Lanfranchi Pierre, Les footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Paris, Hachette, 1995. 2248_15_C2 Page 151 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE 151 équipements, le remboursement de leurs déplacements et (pour les meilleurs éléments) le versement d’une indemnité, qui au fil des années devient de plus en plus importante. Les anciens joueurs, désormais investis de fonctions élevées dans la société, deviennent les premiers mécènes d’un sport en pleine évolution. Dans la première moitié du XXe siècle, les instances dirigeantes des fédérations décident de conformer le droit au fait et accordent le droit aux clubs d’utiliser des joueurs salariés : l’amateurisme cède officiellement la place au professionnalisme. Alfred Wahl et Pierre Lanfranchi indiquent qu’à partir des années 1970 le football professionnel évolue vers le football business avec un apport illimité de capitaux provenant des entreprises, des chaînes de télévision et des collectivités locales, ainsi qu’un accroissement démesuré des dépenses liées aux transferts et salaires des joueurs. Les footballeurs professionnels sont désormais des nantis fréquentant les notables, et apparaissent fortement isolés des masses populaires qu’ils abordent de façon paternaliste et condescendante. Une étude menée par ces auteurs en 1990 sur les footballeurs professionnels français montre que la majorité sont issus des classes populaires (milieux ouvriers urbains, couches moyennes – représentants, employés, petits commerçants – à faible capital culturel). Alfred Wahl et Pierre Lanfranchi assimilent le rôle du joueur (jeune de condition modeste ayant accédé à un destin exceptionnel) à celui d’un médiateur social, rapprochant fictivement les pauvres des riches et incarnant la revanche des premiers sur les seconds. La « stratégie du paraître » Selon Alain Ehrenberg, le hooliganisme est une « stratégie du paraître » visant à briser l’anonymat et s’appuyant sur des comportements déviants1. En effet, rester anonyme ou se faire voir désigne la différence majeure entre un supporter et un hooligan dont la violence déplace le pôle d’intérêt de la pelouse vers les gradins où se joue une compétition parallèle à celle du terrain. Le hooliganisme doit donc être situé dans la perspective globale d’une société individualiste qui ne fournit plus de repères pour indiquer à chacun qu’elle est sa place et son identité. Il exprime le dilemme de groupes sociaux situés en bas de la hiérarchie et condamnés à y rester, alors que notre culture exalte la possibilité de réussir par le mérite individuel et non par l’action collective. Inégalité et invisibilité vont donc de pair : les plus défavorisés socialement sont les moins visibles. Selon l’auteur, les 1. Ehrenberg Alain, « La rage de paraître », Autrement, n° 80, 1986, p. 148-158. 2248_15_C2 Page 152 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 152 SPORT ET ORDRE PUBLIC hooligans ont institué un système de spectacularisation d’euxmêmes. Ils sont les metteurs en scène d’un spectacle qui est, avant tout, destiné à les tirer de l’anonymat. La bagarre est un moyen de devenir plus visible que les autres spectateurs, et parfois que les joueurs. Lors du drame du Heysel, pour la première fois dans l’histoire du football, des spectateurs ont occupé totalement la scène à la place des joueurs, devant des multitudes de téléspectateurs. Pour la première fois en Europe, un match aux enjeux considérables a été relégué à une place subalterne dans l’histoire des événements sportifs. L’auteur avance que la violence des hooligans est l’expression du rêve individualiste contemporain qui pousse chacun à être l’acteur de sa propre vie plutôt que celle des autres. Provenant pour la plupart de la classe ouvrière et destinés à l’occupation de postes subalternes et anonymes, ces « outsiders de l’individualisme » se fabriquent une identité sociale monstrueuse qui les rend uniques et, privilège fort rare, différents du monde entier. Alain Ehrenberg rejoint ainsi les théories du strain et du « sub-culturel » dans ses conclusions : « faute de disposer des ressources nécessaires pour échapper à la masse des obscurs, des moyens qui permettent d’accéder à la visibilité professionnelle ou sportive, ils cherchent à l’obtenir d’une autre manière en forçant le destin, en construisant eux-mêmes l’événement. Ils le déplacent du terrain vers les gradins et l’authentifient par leur seule présence […]. Transformant l’inégalité qui exclut en différence qui personnalise, les hooligans symptomatisent ce monde pressé où l’on veut être quelqu’un tout de suite, ici et maintenant »1. La « vulnérabilité sociétale » Les chercheurs de Leuven se basent sur l’idée que des rapports sociostructurels et culturels influencent négativement les expériences et les perspectives d’un groupe de jeunes socialement vulnérables qui, de la sorte, se transforment en êtres potentiellement violents2. La théorie de la vulnérabilité sociétale explique la délinquance juvénile persistante à partir d’une accumulation sociale et psychologique d’expériences négatives lors des contacts avec les institutions sociales. Ainsi la plupart des hooligans du noyau dur ont-ils connu une scolarité courte et frustrante. Ils sont surtout d’origine ouvrière et appartiennent souvent à des familles instables. Peu d’entre eux ont un emploi stable et régulier, et les chômeurs ne sont pas en état de recevoir des allocations. Matériellement, ils sont pauvres. Les casuals (hooligans ne portant 1. Ibidem, p. 50. 2. Van Limbergen Kris, Walgrave Lode, Sides, fans en hooligans : voetbalvandalisme, feiten, achtergronden en aapak, Leuven, Acco, 1988. 2248_15_C2 Page 153 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE 153 aucun signe distinctif) volent leurs vêtements de marque ou les paient en recourant à d’autres formes de délit. Une majorité est connue des organismes judiciaires pour des raisons ne concernant pas le hooliganisme. Les membres les plus durs ont perdu tout lien avec la société conforme et sont immunisés contre toute sanction pénale. Les hooligans compensent leurs pauvres perspectives sociales par l’excitation et l’identification. Psychologiquement, ils investissent tout dans leur équipe et dans leur side. Ils gagnent du prestige en s’identifiant à un club qui prospère (« We are the champions »), mais également en s’identifiant à un groupe de supporters qui impressionne, qui suscite l’intérêt de la presse, qui mobilise les forces de l’ordre, etc. (« We are the X-side »). L’excitation atteint son point culminant au cours d’actions de violences réussies, où ils se sentent plus forts que d’autres sides et plus rusés que la police. En conclusion, les criminologues belges avancent que ces jeunes, plutôt que n’avoir aucune identité sociale, préfèrent l’identité négative et provocatrice des hooligans. Ces éclairages théoriques mettent en évidence que les phénomènes conjoints de compétition et d’identification propres au spectacle footballistique entraînent une structuration des supporters en groupes, selon leur degré de détermination. Les groupes les plus structurés sont les plus déterminés et présentent les comportements les plus radicaux. Chez eux, le passage à l’acte violent se traduit progressivement en mode d’action groupal. Un consensus implicite établi sur des règles internes gouverne le fonctionnement intergroupe et formalise une compétition parallèle à la compétition sportive. Cette agression ritualisée permet de maintenir le processus dans des limites acceptables pour la société, et en retour l’environnement social constitué par les médias, les clubs, les forces de l’ordre… contribue à accorder une reconnaissance sociale formelle aux supporters les plus « démonstratifs ». Une identité sociale, qu’ils acceptent avec avidité malgré sa connotation négative, leur est alors attribuée. Les plus dangereux de ces noyaux durs sont intégrés, en douceur, dans des structures sociopréventives qui parachèvent l’édification de ces « gangs » informels en groupes sociaux formels. Mais ces groupes aux comportements radicaux font partie intégrante d’un phénomène collectif qui les dépasse (physiquement et psychologiquement) : la foule. Celle-ci, par le puissant processus de « désindividuation » qui régit les personnes la composant, entraîne les individus les plus communs à adopter collectivement et ponctuellement des comportements d’une violence destructrice, voire létale. L’histoire sportive le démontre à souhait. Nous sommes donc confronté à un double processus interdépendant d’apparence contradictoire. D’une part, des noyaux durs qui radicalisent et concentrent de façon perpétuelle les attitudes ponctuelles de la foule dont ils font partie ; d’autre 2248_15_C2 Page 154 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 154 SPORT ET ORDRE PUBLIC part, la masse des spectateurs qui désapprouve et stigmatise les comportements du groupe radical, alors qu’elle-même accouche périodiquement de ces mêmes comportements. Ces comportements de masse incontrôlables, autrefois ponctuels, que les noyaux durs ont modélisés pour en faire un mode de fonctionnement permanent (un véritable way of life pour certains) apparaissent comme la facette la plus visible du phénomène. Cette visibilité devient le moteur de ces jeunes supporters au sein d’un contexte sociétal qui les favorise peu. Les raisons sociales du recours à la violence sont, en effet, nombreuses. Elles peuvent s’expliquer d’abord, pour certains d’entre eux, en raison d’une existence caractérisée par un cumul de critères défavorables (familles déstructurées, scolarité en rupture, emplois dévalorisants, pour ceux qui travaillent) et une absence de perspectives futures ; ensuite, pour beaucoup d’entre eux, par une difficulté de positionnement identitaire face au brouillage actuel des normes et des valeurs ; enfin, pour tous, par le fossé déresponsabilisant qui les sépare inexorablement des structures du football, sport sur lequel ils sont venus se greffer, moins par hasard que par nécessité… LA GESTION DU PHÉNOMÈNE HOOLIGAN Le hooliganisme : un phénomène de violence urbaine Le hooliganisme constitue un phénomène de violence spécifique assimilable aux crises urbaines classiques mais caractérisé par : – un moment de crise délimité dans le temps et se déroulant de façon répétitive et prévisible : le match de football ; – un lieu de crise permanent et localisable dans l’espace urbain : le stade. Ce lieu de crise circonscrit s’étend à d’autres zones urbaine : la gare, les itinéraires empruntés par les supporters, les quartiers commerciaux et le centre ville ; – des acteurs de crise d’origine urbaine constituant des groupes permanents et polarisés sur un club de football : les supporters. Ces acteurs de la crise expriment au stade et durant les matchs des problèmes vécus à l’extérieur (dans leurs quartiers, par exemple). Nous sommes donc confronté à une problématique répétitive, caractérisée par une unité d’espace et de temps et une hétérogénéité d’acteurs permanents. Les mesures mises en place doivent donc être recontextualisées en regard de ces éléments. 2248_15_C2 Page 155 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE 155 Mesures de sécurité et réaction sociale En Belgique, depuis 19851, d’importantes mesures de sécurité ont été mises en place afin de limiter les effets du phénomène hooligan. Les forces de police déploient d’imposants effectifs supérieurement organisés afin d’encadrer les supporters et de maintenir l’ordre public dans et autour des stades. La justice, longtemps accusée de laxisme, applique des peines lourdes et sévères aux supporters tombant dans les mailles des instances judiciaires. Les infrastructures des stades sont sévèrement contrôlées et de nombreux clubs se sont vus imposés des travaux d’amélioration afin de satisfaire aux normes de sécurité très strictes. Stade ultime du contrôle social : la plupart des stades sont équipés de caméras de surveillance. Parallèlement, des projets sociopréventifs ciblés sur les noyaux durs, dits Fan Coaching, se sont développés dans les clubs comportant des supporters « à risques ». Soulignons que l’insécurité des stades est souvent l’objet d’une médiatisation alarmiste. À ce sujet, la vigilance et la prudence s’imposent à tous les intervenants et décideurs concernés par le phénomène. Car le hooliganisme semble faire couler plus d’encre que de sang, plus de salive que de larmes. Cet état de fait n’est pas nouveau et il est, par ailleurs, généralisable à d’autres formes de délinquance, en vertu de l’adage selon lequel l’appel à la répression du bouc émissaire resserre les rangs2. Les mesures sociopréventives Le programme Fan Coaching réalise un travail éducatif en profondeur ciblé directement sur les spectateurs à risques (prévention offensive) et assure l’encadrement des supporters des noyaux durs à l’occasion des manifestations sportives. Ce programme fut initié par le ministère de l’Intérieur, avec l’aide de la Fondation roi Baudouin, fin 1988 à Anvers et début 1990 à Liège (avec le soutien de la Communauté française et de la région Wallonne). Vu le succès rencontré par ces actions pilotes, démarrées à titre expérimental, de nouveaux projets se sont développés depuis auprès d’autres clubs. Actuellement, dix actions Fan Coaching sont opérationnelles en Belgique et font partie des contrats de sécurité et de prévention que le ministère de l’Intérieur a lancé en 1993 en collaboration avec les villes et communes : Anderlecht, Anvers, Charleroi, Gand, RTC Liège, Liers, 1. Année du drame du Heysel qui provoqua une prise de conscience collective et une responsabilisation politique dans le domaine. 2. Kellens G., « Comment peut-on être délinquant ? », Revue d’Action Sociale, n° 6, 1983, p. 7-12. 2248_15_C2 Page 156 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 156 SPORT ET ORDRE PUBLIC Molenbeek, Ostende, Seraing, R. Standard C. Liège sont concernés. Ces actions de terrain opérées par des intervenants spécialisés (éducateurs et assistants sociaux) se réalisent dans le cadre d’une démarche intégrée en partenariat avec les clubs de football, la police, la gendarmerie, les universités, les instances judiciaires, les institutions sociales, le réseau associatif, etc. Le programme s’articule autour de quatre axes principaux : 1) L’encadrement préventif et l’accompagnement physique du noyau dur de supporters par les éducateurs à l’occasion de tous les matchs. L’objectif est d’assurer une présence institutionnelle au sein du side et de constituer ainsi un canal de communication entre les supporters et l’autorité (incarnée par les forces de l’ordre et les responsables des clubs). Cet encadrement permet aussi, par une position privilégiée au cœur des événements, de désamorcer certains incidents dans leur genèse. De même, par leur simple présence, les fan coaches induisent un contrôle social informel qui engendre un comportement positif chez le chef des supporters. 2) L’organisation d’activités pédagogiques et sportives. L’objectif est d’apporter une alternative à l’inactivité urbaine des siders, ainsi qu’une plus-value socioculturelle. Une des idées centrales du projet est que le sport constitue, non seulement, un moyen idéal pour les éducateurs afin d’établir un premier contact et développer une relation de confiance avec le groupe-cible, mais aussi, un vecteur d’intégration sociale et d’épanouissement pour ces jeunes. Ces activités doivent également répondre à leur besoin d’action, d’excitation et de prestige sur un terrain positif. Outre le sport traditionnel (foot, minifoot), le sport-aventure constitue un outil éducatif performant : escalade, canyoning, spéléologie, rafting, parachutisme, etc. 3) Le Fan-home (maison des supporters) situé sur le site du stade accueille les supporters la semaine en soirée et le jour de matchs. Il constitue ainsi une alternative à leur fréquentation de quartiers ou de cafés « criminogènes » et permet aux jeunes de vivre en groupe sous encadrement socio-éducatif. Sous la tutelle des éducateurs, les jeunes assurent la gestion pratique du Fan-home qui comporte du matériel pédagogique et ludique. Par ailleurs, les contacts informels que les éducateurs entretiennent avant et après les matchs avec les supporters dans le Fan-home sont aussi l’occasion de réaliser un travail éducatif de fond et prévenir certains actes de violence ou de vandalisme. De même, les rencontres organisées entre les jeunes et les dirigeants, les entraîneurs et les joueurs du club ont pour objectif de responsabiliser les supporters vis-à-vis de leur club, et vice versa. 4) La réinsertion sociale représente un volet important du programme via la prise en considération des conditions de vie et des 2248_15_C2 Page 157 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 POUR UNE GESTION SOCIOPRÉVENTIVE 157 perspectives d’avenir des jeunes supporters en situation de vulnérabilité sociale. Dans ce contexte, une aide est accessible à tous les supporters qui le souhaitent et en font la démarche. Des assistants sociaux les aident à régulariser leur situation et assurent un travail de relais pour les cas les plus lourds vers les institutions sociales compétentes. Ils interviennent aussi comme médiateurs vis-à-vis des instances policières ou judiciaires. Parallèlement, des actions menées en concertation avec la justice permettent, dans certains cas, aux jeunes hooligans de bénéficier de mesures alternatives à l’incarcération. D’abord, dans la gestion de l’urgence, le Fan-coaching mène une intervention ponctuelle en relation avec le match de football et caractérisée par un travail régulier, centré sur les manifestations extérieures, voire épidermiques, du phénomène. Les fan-coaches œuvrent, à ce titre, à côté des autres acteurs de la sécurité (club, police, etc.), et leur dispositif préventif est complémentaire aux dispositifs répressifs et organisationnels classiques. Ensuite, en ce qui concerne la gestion de fond, le Fan-coaching mène une intervention permanente axée sur le long terme et polarisée sur les causes internes du phénomène. L’objectif est d’amener un changement progressif en s’assurant que ce dernier structure de nouveaux comportements chez les acteurs concernés. * * * La présentation de quelques pistes de travail internationales peut conclure ce tour d’horizon des stratégies sociopréventives du hooliganisme. À ce titre, une voie d’avenir encourageante est exploitée dans le cadre du « Programme hooliganisme » du Forum européen pour la sécurité urbaine. Elle vise à formaliser, au niveau international, des processus déjà expérimentés et s’appuie sur la mise en relation des structures de gestion du phénomène existantes dans les différents pays. Le premier objectif est la création au sein des clubs européens possédant des supporters « à risques » de micro-cellules d’intervention sociopréventive insérées dans l’environnement local et comprenant des intervenants qualifiés. Ces dernières possèdent des capacités d’adaptation, de réactivité et de mobilité élevées car elles ciblent directement, ainsi qu’activement, les acteurs moteurs de la crise. Ces cellules travaillent en partenariat concerté avec les autres intervenants impliqués dans la gestion de la crise (clubs, forces de l’ordre, justice, etc.) auxquels des liens opérationnels les unissent. Elles apportent une réponse à la crise tant au niveau de l’intervention ponctuelle (gestion de l’urgence) que de l’intervention permanente (gestion de fond). Le deuxième objectif réside dans le développement de commissions locales regroupant, d’une part, les intervenants opération- 2248_15_C2 Page 158 Lundi, 14. mai 2001 2:28 14 158 SPORT ET ORDRE PUBLIC nels directement concernés au quotidien par le hooliganisme et, d’autre part, des représentants institutionnels concernés de façon plus périphérique. Les premiers font profiter de leur connaissance précise du problème et font preuve d’une volonté de résolution concrète de la crise ; les seconds disposent du recul nécessaire à l’analyse stratégique visant à la résolution positive du phénomène. Enfin, le troisième objectif est tourné vers la « solidification » d’un réseau international centré sur la gestion et l’analyse du hooliganisme et caractérisé par une transversalité des intervenants et des compétences (intervenants sociopréventifs, forces de l’ordre, magistrats, gestionnaires de municipalités, universitaires, etc.). Ces réseaux internationaux permettent la circulation de savoir-faire et d’expériences spécifiques (corpus théorique et méthodologie de travail), et leur finalité repose sur l’échange de technologie préventive et sécuritaire en matière de gestion du phénomène hooligan. Son importance justifie, sans doute, un tel dispositif. Références bibliographiques BROMBERGER Christian, « Pour une ethnologie du spectacle sportif. Anthropologie culturelle et sociologie du phénomène sportif », Sciences Sociales et Sports, 1988, p. 237-266. CHATARD Roland, La violence des spectateurs dans le football européen, Paris, Lavauzelle, 1994. COMERON Manuel (dir.), Quels supporters pour l’an 2000 ?, Bruxelles, Labor, 1997. COMERON Manuel, « Hooliganisme : la délinquance des stades de football », Déviance et Société, vol. 21, 1997, p. 97-113. COMERON Manuel, DEMEULENAER Stijn, KELLENS Georges, Supporters, noyaux durs européens et mesures de prévention dans les stades en Europe : une étude préparatoire à l’Euro 2000, rapport de recherche pour le compte du ministère de l’Intérieur, université de Liège, 1998. KELLENS Georges, COMERON Manuel, « La socioprévention offensive du hooliganisme », Sport, no 165-166, 1999. MARCUS Michel, « Pour une gestion internationale de la prévention du hooliganisme », Sport, n° 165-166, 1999. MIGNON Patrick, « Profession de foi : supporter », Esprit, no 104-105, août-septembre 1995. Ministère de la Communauté Française, « Stades et supporters : de la violence à la prévention des dérives passionnelles », Sport, no 165-166, 1999. 2248_16_C3 Page 159 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 159 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME : ANGLETERRE, ITALIE, PAYS-BAS ■ Anastassia TSOUKALA Résumé : les dispositifs de lutte contre le hooliganisme mis en place par plusieurs polices européennes sont en grande partie déterminés par la perception dominante du phénomène au sein de chaque société donnée. Plus cette perception est axée sur la dangerosité du hooliganisme, plus la gestion policière du phénomène diverge de celle des foules en général, notamment en excluant l’option de la négociation et en établissant un large contrôle de la déviance. Cette logique sécuritaire est d’autant plus contestable que, loin d’assurer une maîtrise satisfaisante du hooliganisme, elle a fini par contribuer à son aggravation. Depuis les années 1980, l’évolution de la gestion policière du hooliganisme dans plusieurs pays européens est marquée par deux tendances majeures. D’une part, elle fait l’objet d’une homogénéisation croissante, qui ne saurait être uniquement attribuable à l’influence des instances communautaires. D’autre part, elle coïncide avec la gestion policière des foules en général : dans la mesure où, comme cette dernière, elle se caractérise par la volonté d’éviter au maximum le recours à la violence, par l’importance accordée au rassemblement de renseignements et par la tolérance de certains délits mineurs, afin d’éviter le déclenchement d’incidents éventuels1. Néanmoins, en même temps, elle s’en différencie sensiblement car elle écarte un des principes actuellement dominants en matière de gestion des foules, à savoir la négociation, et constitue un domaine d’application de pratiques qui, auparavant, étaient essentiellement réservées à la lutte contre des phénomènes criminels particulièrement graves. Par ailleurs, force est de constater que non seulement les dispositifs de lutte contre le hooliganisme mis en place par la plupart des polices européennes ne sont pas parvenus à assurer une maîtrise satisfaisante du phénomène, mais que l’application de leurs volets 1. Sur les tendances actuelles de la gestion policière des foules, voir : D. della Porta, H. Reiter, The Policing of Protest in Contemporary Democracies, Florence, European University Institute, Working Paper n° 97/1, 1997. 2248_16_C3 Page 160 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 160 SPORT ET ORDRE PUBLIC préventifs a provoqué de nombreux effets pervers. En effet, d’une part, le hooliganisme continue à menacer en permanence le déroulement des rencontres internationales et à constituer un important problème d’ordre public dans plusieurs pays européens1. D’autre part, la mise en œuvre de certaines mesures préventives a considérablement contribué à l’aggravation du phénomène, puisqu’elle a provoqué le déplacement spatio-temporel, la radicalisation et la planification extrême des activités des hooligans, tout en impliquant l’établissement d’un large contrôle de la déviance. Le renforcement actuel du contrôle de la déviance n’étant qu’un des aspects qui différencie la gestion policière du hooliganisme de celle des foules en général, nous tâcherons de saisir les causes de cette divergence en étudiant les principales formes de contrôle de la déviance et les facteurs qui ont permis son instauration, dans trois pays jugés représentatifs en la matière : l’Angleterre, l’Italie et les Pays-Bas. Nous nous focaliserons sur les formes les plus manifestes de ce contrôle, à savoir la surveillance électronique, l’infiltration des groupes de hooligans par des policiers et la création de centres de renseignements spécifiques, ainsi que sur la perception du hooliganisme par les agents de sécurité concernés, ce dernier point semblant jouer un rôle primordial dans l’élaboration des stratégies d’action policières. LE CONTRÔLE DE LA DÉVIANCE Les mesures de surveillance, qui consistent essentiellement en la surveillance électronique et en l’usage de policiers infiltrés, se sont généralisées dans les années 1980 et, dans les pays dotés d’un système de police décentralisé, elles sont allées de pair avec la création de centres de renseignements spécifiques. Bien que rencontrée dans les trois pays examinés, cette politique préventive se différencie sensiblement d’un pays à l’autre, tant quant à l’étendue de son application que quant au degré de légalité du rassemblement et de l’usage des renseignements recueillis. Mais, dans tous les cas, l’adoption de telles mesures a, par définition, impliqué l’établissement d’un ample contrôle de la déviance qui, comme nous verrons plus loin, s’explique en grande partie par l’importance de la place accordée au proactive policing. 1. Il faudrait préciser à cet égard que son récent recul en Angleterre résulte plutôt d’une nouvelle politique commerciale, qui a fini par modifier profondément la composition sociologique des spectateurs de matchs de football, que des mesures policières adoptées à son encontre. Ceci semble, d’ailleurs, confirmé par le fait que les hooligans anglais continuent à être régulièrement impliqués dans des incidents à l’étranger. 2248_16_C3 Page 161 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 161 Les mesures de surveillance des supporters La forme la plus développée des mesures de surveillance des supporters se rencontre en Angleterre. En Italie, où la surveillance électronique des spectateurs de matchs de football n’est obligatoire que pour les stades d’une capacité supérieure à 30 000 spectateurs, cette mesure ne s’applique en fait qu’en cas de match à risque élevé, la police évitant par ailleurs la pratique de l’infiltration. Cette pratique est également absente aux Pays-Bas, malgré que la surveillance électronique y soit largement appliquée. En Angleterre, la surveillance électronique a été rendue obligatoire, dans les années 1980, pour tous les clubs de première et de deuxième divisions. Aux circuits de contrôle-vidéo couvrant les tribunes se sont rapidement ajoutés des caméras-vidéo portables et, en cas de match à risque élevé, des véhicules équipés de caméras-vidéo sillonnant la foule aux abords du stade avant, pendant et après le match, tout en étant en liaison permanente avec les policiers placés à l’intérieur et à l’extérieur du stade. En outre, dans le cas des stades connaissant un taux élevé d’incidents, la surveillance électronique couvre également les parkings et les bâtiments environnants. Mais, malgré le caractère dissuasif qu’on lui prête, la surveillance électronique reste d’une efficacité assez limitée. Ainsi, dès le milieu des années 1980, la police anglaise a infiltré les groupes de hooligans afin d’identifier leurs principaux membres. Jusqu’alors, cette pratique, essentiellement réservée à la lutte contre le terrorisme, n’avait été utilisée que durant la grève des mineurs en 1984, et lors d’émeutes urbaines déclenchées au début de la décennie. Son application systématique à l’encontre des hooligans a permis à la police de procéder rapidement à des arrestations massives, dès qu’elle jugeait avoir suffisamment de preuves. L’efficacité de cette pratique a pourtant été vite discréditée, suite au classement pour vice de forme de nombreuses poursuites, dont certains éléments de preuve de la culpabilité des hooligans avaient été recueillis par des policiers infiltrés. Bien que ce discrédit ait été ultérieurement renforcé par de nombreuses dénonciations (selon lesquelles les policiers infiltrés auraient agi comme agents provocateurs, en incitant les jeunes surveillés à « s’organiser en des groupes plus importants afin de créer des incidents »1, ou en essayant d’organiser des rencontres avec des hooligans rivaux afin de provoquer des rixes), cette pratique reste toujours courante. 1. G. Armstrong, D. Hobbs, « Tackled from behind » in R. Giulianotti et al., Football, violence and social identity, London, New York, Routledge, 1994, p. 213-214. 2248_16_C3 Page 162 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 162 SPORT ET ORDRE PUBLIC Si l’usage de l’infiltration en matière de lutte contre le hooliganisme constitue une transposition de pratiques appliquées auparavant dans la lutte contre certaines formes graves de criminalité, la surveillance électronique était prévue par l’Union des associations européennes de football (UEFA), en 19831, alors que le renforcement de la surveillance des supporters, en général, était un des principaux points de la Convention européenne de 1985. Cela illustre bien la diversité de l’origine de l’homogénéisation actuelle des dispositifs de lutte contre le hooliganisme en Europe. En effet, quoique l’uniformisation croissante des stratégies d’action policière résulte, en grande partie, de la conformité aux normes énoncées par l’UEFA et les instances communautaires2, l’application de ces politiques met parfois en lumière une homogénéisation autre, située au niveau des pratiques. Cette dernière s’intègre dans une logique sécuritaire beaucoup plus large, qui a été mise en œuvre suite à la création, dès le milieu des années 1970, des premiers réseaux européens de coopération policière. Chargés initialement de la lutte contre certains phénomènes criminels particulièrement menaçants pour la sécurité intérieure des pays européens (tels que le terrorisme et le trafic de stupéfiants), ces réseaux policiers ont progressivement élargi leur champ d’action en y intégrant un grand nombre de comportements délictueux, dessinant ainsi un « continuum sécuritaire » couvrant l’ensemble des pays européens3. Mettant l’accent sur l’existence d’une « menace » plutôt que sur la diversité de la nature de cette « menace », cette idéologie unificatrice a sensiblement affaibli les politiques spécifiques à chaque phénomène criminel et a, de la sorte, largement contribué à l’homogénéisation de la gestion policière de nombreuses questions de sécurité intérieure en Europe. Il faudrait, toutefois, rappeler que, dans le cas particulier du hooliganisme, les trois niveaux d’influence précités ne fonctionnent pas en vase clos. Par conséquent, les étapes entre la conception et l’application d’une mesure ne sont pas toujours linéaires. Ainsi, certaines mesures de coopération policière prévues par la Convention européenne de 1985 (comme l’établissement d’un réseau d’officiers de liaison, par exemple) avaient-elles été appliquées, dès les années 1970, dans la lutte contre le trafic de stupéfiants et, depuis, se sont développées sous l’impulsion du Trevi4. 1. UEFA, Ordre et sécurité dans les stades. Instructions impératives et recommandations pour éviter des troubles provoqués par la foule, Berne, UEFA, 1983. 2. Cette uniformisation, qui jusqu’à présent a notamment résulté de l’adoption de la Convention européenne de 1985, sera sans doute renforcée suite à l’adoption d’une nouvelle réglementation relative à la coopération policière (Journal Officiel des Communautés européennes, C-196/99). 3. D. Bigo (dir.), L’Europe des polices et de la sécurité intérieure, Bruxelles, éd. Complexe, 1992, p. 27-33. 4. M. Massé, « L’espace Schengen. Développement de l’entraide répressive internationale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1992, p. 805. 2248_16_C3 Page 163 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 163 Focalisées ainsi sur l’élimination de la menace du hooliganisme, les mesures de surveillance des supporters ont, inévitablement, fini par rompre l’équilibre entre la quête d’efficacité dans la lutte contre la criminalité et le respect des libertés et des droits fondamentaux. Cela résulte essentiellement du fait que cette politique, tout en restant de finalité répressive (dans la mesure où elle facilite l’identification des fauteurs de troubles), obéit également à une logique proactive, qui implique un net contrôle de la déviance, puisque l’action policière est déterminée par des objectifs préalablement fixés selon une certaine évaluation de la dangerosité d’une partie de la population. Il faut rappeler à cet égard que l’installation d’un système de surveillance électronique aboutit inévitablement à la constatation d’actes répréhensibles : mieux surveillés, les spectateurs sont, de fait, plus vulnérables aux yeux des agents de sécurité. L’infiltration des groupes de hooligans aboutit au même résultat : les membres d’un groupe considéré comme déviants et faisant, pour cette raison, l’objet d’une surveillance très poussée auront davantage de « chances » de faire l’objet d’une action répressive que n’importe quel autre groupe n’ayant pas suscité le même degré d’encadrement. La mise en œuvre de ces mesures facilitant la répression des actes de hooliganisme, les pratiques policières peuvent alors s’avérer très efficaces, tout au moins à court terme. Nous estimons, pourtant, que ces options pragmatiques choisies par le corps policier entraînent en réalité une certaine confusion des pouvoirs exécutif et législatif, le législateur n’ayant pas « confié à une autorité particulière le droit de sélectionner les infractions qui seront recherchées »1. En outre, l’application de ces mesures entraîne une deuxième confusion entre la réalité et la réalité virtuelle, car « il n’y a plus un avant et un après l’accomplissement d’un délit, mais un avant ou un après « l’indice » qu’un délit pourrait, le cas échéant, être accompli »2. Aux questions soulevées par l’expansion de ce contrôle de la déviance s’ajoutent, enfin, celles soulevées par la constatation de nombreux effets pervers, provoqués notamment par la mise en place du dispositif de surveillance électronique dans les trois pays examinés. En effet, d’une part, celui-ci a nettement contribué au déplacement spatiotemporel des activités des hooligans, les incidents se déclenchant de plus en plus souvent avant ou après les matchs, aux abords des stades, au centre des villes ou ailleurs. D’autre part, il a incité les hooligans à 1. C. De Valkeneer, « Les nouvelles stratégies policières : aux confins des criminalisations primaire et secondaire » in Tulkens F., Acteur social et délinquance. Hommage à Christian Debuyst, Liège, Bruxelles, Mardaga, 1990, p. 323. 2. D. Bigo, « La recherche proactive et la gestion du risque », Déviance et Société, n° 4, 1997, p. 424. 2248_16_C3 Page 164 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 164 SPORT ET ORDRE PUBLIC mieux organiser et planifier leurs actions et à recourir souvent à l’usage d’armes, afin d’atteindre le résultat souhaité dans le minimum de temps possible. Cette transformation de la manifestation du hooliganisme a, à son tour, impliqué une planification de plus en plus élaborée des interventions policières. Mais, comme la police a adopté une logique de réaction plutôt que d’action, en calquant ses réponses sur les modalités de manifestation du phénomène hooligan, sa politique a fini par générer une véritable « lutte de cerveaux », laquelle a vite entraîné tous les acteurs concernés dans un processus en spirale, les uns élaborant leurs actions en fonction de celles des autres et les confrontations ressemblant de plus en plus à une guérilla urbaine. Les centres de renseignements Le caractère controversé de ces mesures et les dangers qui en découlent ne deviennent évidents que lorsque nous examinons le fonctionnement des centres de renseignements sur le hooliganisme existant actuellement en Angleterre et aux Pays-Bas. Créé en 1989, le National Criminal Intelligence Service-Football Unit (NCIS/FU)1 est chargé de rassembler, au niveau national, tous les renseignements sur le hooliganisme provenant des polices locales et de coordonner l’échange de renseignements en cas de participation d’un club anglais ou de l’équipe nationale à une rencontre internationale. Ses responsables reçoivent, en principe, leurs renseignements des officiers de chaque police locale concernée, mais à ces renseignements s’ajoutent ceux transmis, à titre informel, par des agents de sécurité privés2, par des indicateurs ou par toute autre personne considérée comme digne de foi. En 1992, après que les renseignements recueillis aient été envoyés à toutes les polices locales, le fichier du NCIS/FU contenait les noms et les photos d’environ 6 000 fauteurs de troubles, avérés ou potentiels. Durant la Coupe du monde de 1998, ce fichier contenait des données sur environ 4 000 personnes. Nous devons remarquer que la constitution d’un tel fichier entre à plusieurs égards en rupture avec la tradition légaliste de la police anglaise. D’abord, le mode de recueil de ces renseignements laisse, par définition, un grand pouvoir discrétionnaire à la police, puisque d’une part il n’y a pas de critères d’évaluation de la crédibilité des informateurs informels et, d’autre part, les renseignements portent sur des fauteurs de troubles « potentiels ». Le fait que ce fichier constitue, en grande partie, un contrôle de la déviance plutôt 1. De 1989 à 1992, ce service s’appelait National Football Intelligence Unit. 2. Chargés du contrôle des supporters à l’entrée et à l’intérieur des stades. 2248_16_C3 Page 165 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 165 que de la délinquance devient manifeste lorsque nous constatons que, parmi les 6 000 personnes enregistrées en 1992, 4 000 l’étaient pour avoir commis des délits dans un contexte sportif (usage de stupéfiants, vente de billets de matchs au marché noir…)… ou pour avoir fréquenté des hooligans. L’ampleur, potentiellement illimitée, de ce contrôle est révélée en 1998 : suite à une demande de la Football Association, le NCIS/FU a recueilli des renseignements sur tous les supporters qui, pour suivre la Coupe du monde, étaient susceptibles de répondre positivement aux offres des agences officielles de voyage. En outre, la collecte même des photographies alimentant ce fichier semble être souvent entachée d’irrégularités. En effet, le ministère de l’Intérieur avait déclaré, en 1984, que la police avait le droit de photographier toute personne gardée à vue, même contre son gré, mais avait précisé que, en cas de non poursuite, ces photos seraient détruites. En réalité, ces photos alimentent le fichier du NCIS/FU et toutes les polices locales ont à leur disposition des photos tant des condamnés que des suspects de hooliganisme1. Certains chercheurs ont même dénoncé le fait que la police procède, de manière arbitraire, à des arrestations massives de supporters en déplacement, qui, une fois conduits au poste et photographiés, sont relaxés sans que la moindre charge soit retenue contre eux2. Cet aspect arbitraire du mode de collecte des photos a été aussi observé en 1996, lorsque, pendant le Championnat Européen, des policiers en civil photographiaient des « fauteurs de trouble potentiels » partout en ville, dans les trains et dans le métro, fichant ainsi un nombre important de supporters. Constitué ainsi sans réelle visée d’efficacité, il n’est guère surprenant de constater que la majorité des supporters anglais arrêtés pour hooliganisme, lors de la Coupe du monde 1998, n’avaient pas été enregistrés par le NCIS/FU sur ce type de fichier. Il faudrait, enfin, souligner que le fonctionnement du NCIS/FU reste également opaque en matière de durée de conservation des données enregistrées et d’accès à celles-ci. En effet, d’une part, les données sont conservées jusqu’à ce que la police le juge nécessaire ; d’autre part, l’accès au fichier est interdit aux personnes concernées3. Bien que l’accès à ce fichier soit réservé à certaines catégories de fonctionnaires, en vertu des dispositions du Data Protection Act 1984, le 1. G. Armstrong, D. Hobbs, art. cit., p. 215-225. 2. S. Greenfield, G. Osborn, « England’s Dreaming : The Legal Regulation of the Space(s) and Place(s) of Football and Cricket », intervention au colloque Identités collectives et représentations symboliques, Paris, 1996, (texte non publié). 3. Les personnes intéressées ont seulement le droit de savoir si elles figurent dans le fichier du NCIS/FU. 2248_16_C3 Page 166 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 166 SPORT ET ORDRE PUBLIC NCIS/FU jouit d’un grand pouvoir discrétionnaire, pouvant transmette officieusement une partie ou l’ensemble de son fichier à qui lui semble bon. Le lien établi entre le contrôle de la déviance et la création de centres de renseignements sur le hooliganisme semble beaucoup plus atténué aux Pays-Bas où, en 1986, a été créé un service chargé du recueil de renseignements et de la coordination de la coopération internationale, le Centraal Informatiepunt Voetbalvandalisme (CIV). Cependant, même si le fonctionnement du CIV obéit à une réglementation plus rigoureuse, qui réduit sensiblement le risque de glissement vers le contrôle de la déviance, ce danger n’est pas complètement écarté. La volonté d’éviter tout contrôle de la déviance est manifeste tant en matière de collecte qu’en matière d’usage des renseignements obtenus. Ainsi, la majorité écrasante des renseignements vient-elle des officiers de police ayant assisté à un match donné. Ceux-ci, après la fin du match, remplissent un formulaire contenant des questions sur les mesures de sécurité adoptées par la police et par les instances dirigeantes des clubs concernés, sur les supporters des deux clubs (nombre, moyens de transport utilisés, degré de dangerosité…), et sur le déclenchement éventuel d’incidents. Les renseignements nominatifs ne doivent porter que sur les supporters arrêtés. Le CIV recueille aussi des renseignements par la police des trains et par les instances judiciaires (pour les personnes faisant l’objet d’une condamnation). Enfin, il peut obtenir des renseignements informels par le personnel des agences de sécurité privées (chargé du contrôle des supporters à l’entrée et à l’intérieur des stades, ainsi que lors de leur déplacement), par les dirigeants des clubs et par l’Association néerlandaise de football. Au milieu des années 1990, ce fichier contenait des données sur 2 000 hooligans néerlandais, ainsi que sur les hooligans étrangers arrêtés aux Pays-Bas. Ces données sont conservées jusqu’à trois ans après le dernier enregistrement et peuvent être consultées par des policiers, des juges et les personnes concernées. Les précautions prises afin de limiter le fonctionnement du CIV au seul contrôle de la délinquance ont provoqué la modification de certaines pratiques policières. Ainsi, contrairement à leurs homologues anglais, les responsables du CIV ont-ils rapidement cessé d’envoyer à l’étranger les noms des hooligans néerlandais fichés par leurs soins, car ils avaient constaté que cette pratique entraînait un net contrôle de la déviance par les polices des pays voisins. Mais, bien qu’intégré dans un cadre de légalité satisfaisant, le fonctionnement du CIV finit par impliquer un certain contrôle de la déviance. En effet, en cas de jugement d’une affaire de hooliganisme, les juges peuvent, avant le prononcé de la peine, déroger aux règles procédurales en se renseignant auprès du CIV sur le nombre d’arres- 2248_16_C3 Page 167 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 167 tations préalables de l’accusé. Il est donc clair que les peines qu’ils prononcent à l’encontre des hooligans sont en partie déterminées par le degré de la dangerosité présumée des accusés. À cet égard, les juges néerlandais se rapprochent sensiblement de leurs homologues anglais, puisque cette sanction de la dangerosité de l’acteur caractérise aussi les arrêts des tribunaux anglais, qui, dès les années 1970, tendent à condamner les hooligans à des peines plus graves que celles infligées à des auteurs de délits identiques, mais commis dans des contextes non sportifs1. Le fait que c’est cette notion de dangerosité se trouve à l’origine de l’instauration du contrôle de la déviance est confirmé par l’adoption de mesures répressives à l’encontre de hooligans… même lorsque ces derniers n’ont pas commis de délits. Ainsi, plusieurs hooligans identifiés par des spotters2, lors des Coupes du monde de 1990 et de 1998, ont-ils été immédiatement expulsés, respectivement, d’Italie et de France, en raison de la menace potentielle qu’ils représentaient pour l’ordre public. Dans le cas français, en particulier, les autorités ont eu recours à la procédure d’urgence absolue, sans que cela ne soulève la moindre protestation. Toutefois, le fondement légal de ces arrêtés d’expulsion reste bien fragile, car la procédure d’urgence absolue, jusqu’alors réservée à des terroristes présumés, ne saurait être appliquée à titre préventif, puisqu’elle est censée porter sur des faits précis et imputés à une personne déterminée. Facteur aggravant : ces arrêtés d’expulsion ont frappé des ressortissants communautaires. Cette association indirecte du hooliganisme au terrorisme, déjà observée dans le cas de l’infiltration des groupes de hooligans, apparaît également lors de l’adoption par le National Football Intelligence Unit, à la veille de la Coupe du monde de 1990, d’une autre mesure calquée sur celles appliquées depuis longtemps en matière de terrorisme. Il s’agissait de l’installation d’une ligne téléphonique pour recevoir, en toute confidentialité, des informations sur d’éventuels incidents et leurs auteurs, ainsi que des témoignages facilitant l’identification des fauteurs de troubles. Implicitement justifiée par la dangerosité du hooliganisme, cette mesure n’a pas soulevé de critiques. Lorsque, dans la même année, certaines polices locales anglaises ont voulu lutter contre la conduite en état d’ivresse, à l’origine de centaines de décès par an, en envoyant des policiers infiltrés aux pubs et en créant une ligne télé- 1. E. Trivizas, « Sentencing the football hooligan », The British Journal of Criminology, n° 4, 1981, p. 344-348 ; M. Salter, « The Judges vs the Football Fan : A Sporting Contest ? », Northern Ireland Legal Quarterly, 1985, p. 351-356 ; M. Salter, « Judicial Responses to Football Hooliganism », Northern Ireland Legal Quarterly, 1986, p. 281-290. 2. Policiers en civil chargés de suivre des groupes de hooligans afin de mieux connaître leur comportement et de pouvoir identifier leurs membres en cas de match à haut risque à l’intérieur de leur pays ou à l’étranger. 2248_16_C3 Page 168 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 168 SPORT ET ORDRE PUBLIC phonique pour le public, l’opinion publique a réagi très violemment, en considérant que ces pratiques constituaient une violation de la vie privée, qu’elles étaient dangereuses pour la démocratie, et qu’elles présageaient l’avènement d’une société policière…1 LES PERCEPTIONS DU HOOLIGANISME Ceci étant, il apparaît clairement que l’établissement et l’acceptation implicite du contrôle de la déviance s’appuient essentiellement sur une seule base justificatrice, la dangerosité du hooliganisme. Nous n’avons guère l’intention de minimiser ici l’importance du nombre de victimes et des dégâts matériels provoqués par les hooligans. Nous estimons, pourtant, que la logique sous-tendant la mise en place de nombreuses mesures policières n’a pas été déterminée tant par la dangerosité réelle du hooliganisme que par deux facteurs liés, respectivement, à la manifestation du phénomène et aux motifs attribués aux hooligans. D’abord, l’aspect répétitif et la forte visibilité, voire l’ample médiatisation des incidents, ont vite mis en cause la capacité de la police à assurer le maintien de l’ordre, l’incitant ainsi à adopter toute mesure présentée comme susceptible d’éliminer un phénomène criminel portant atteinte à son image. Ce facteur étant pourtant commun aux trois pays examinés, il semble que l’intensité du contrôle de la déviance et l’adoption éventuelle du principe de la négociation sont davantage liées au deuxième facteur, à savoir la perception des hooligans par chaque société respective. La prédominance de la notion de dangerosité La perception du hooliganisme en tant que phénomène criminel dangereux est dominante en Angleterre, assez répandue en Italie, mais pratiquement absente aux Pays-Bas. Cette perception est le produit de deux processus distincts, mais interdépendants. Le premier consiste à dénuder le hooliganisme de tout support rationnel, en dissociant ses acteurs tant de leur contexte socio-économique que du milieu sportif (il est, en effet, de plus en plus souvent souligné que ceux-ci ne sont pas de « vrais supporters ») et en enveloppant leurs actes d’une aura irrationnelle, voire pathologique. Élaboré notamment par les médias, ce processus a été largement suivi par les autorités publiques et sportives. 1. G. Armstrong, D. Hobbs, art. cit., p. 226. 2248_16_C3 Page 169 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 169 Ainsi, en Angleterre, les hooligans sont-ils habituellement présentés soit comme des « voyous » et des « tumeurs » du corps social, soit comme des « alcooliques », des « brutes », des « idiots » et des « malades mentaux »1. Dominante également au sein de la police, cette perception coexiste parfois avec une autre, pourtant diamétralement opposée, selon laquelle les hooligans sont très dangereux car ils sont extrêmement organisés et n’agissent que pour le plaisir de s’impliquer dans des bagarres. Une fois présentée comme irrationnelle ou comme le fruit d’une forte organisation à des fins gratuites, la manifestation de cette forme de violence conduit au deuxième processus, celui de la genèse d’une panique morale. En effet, dans tous les cas, la manifestation du hooliganisme se réduit à l’aspect apparent d’une violence qui, ne pouvant être intégrée dans un contexte familier, est considérée comme particulièrement dangereuse, une véritable « menace sociale », justifiant alors l’adoption de toute mesure présentée comme appropriée en la matière. Cette perception du phénomène a d’ailleurs légitimé, aux yeux de l’opinion publique, l’usage de policiers infiltrés et le recours aux nouvelles techniques de surveillance. Comme nous l’avons déjà souligné, bien que l’adoption de ces mesures ait établi un large contrôle de la déviance, la société civile n’a pas protesté, puisque celui-ci ne s’appliquait pas à des personnes appartenant aux catégories traditionnelles d’acteurs sociaux ou politiques, mais à des personnes irresponsables, génératrices de désordre social. Il importe, d’ailleurs, de souligner que la prédominance de ce stéréotype ne se trouve pas seulement à l’origine de l’établissement d’un large contrôle de la déviance, mais aussi à celle de l’exclusion du principe de la négociation de la gestion policière du hooliganisme, puisque la police anglaise n’a, jusqu’à présent, réservé cette option qu’aux seuls acteurs intégrés, à ses yeux, au système institutionnel en vigueur2. Le lien entre la perception du hooliganisme et l’exclusion du principe de la négociation devient davantage clair lorsque nous examinons le cas italien. Malgré le nombre important et la gravité des incidents, jusqu’au milieu des années 1980 le hooliganisme italien était considéré comme un problème d’ordre public commun, et les médias l’attribuaient à des facteurs socio-économiques, politiques ou psychologiques. Ceci résultait du fait que, la société italienne traversant alors une période d’agitation sociopolitique intense, d’une part la gravité des incidents de hooliganisme était relativisée et, d’autre 1. Pour une analyse de la présentation du hooliganisme par les médias anglais, voir A. Tsoukala, Sport et violence, Athènes/Bruxelles, Sakkoulas/Bruylant, 1995, p. 144-152. 2. P. Waddington, Controlling Protest in Contemporary, Historical and Comparative Perspective, Florence, European University Institute, n° 97/6, 1997, p. 4-6 et p. 16-17. 2248_16_C3 Page 170 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 170 SPORT ET ORDRE PUBLIC part, il semblait normal d’attribuer à ce comportement des causes semblables à celles attribuées aux comportements violents de la jeunesse politisée de l’époque. Cette perception a pourtant changé dans la deuxième moitié des années 1980, ce qui coïncide avec la hausse de la gravité des incidents, mais aussi avec la pacification de la société italienne, le hooliganisme étant dès lors considéré comme particulièrement menaçant car ne s’intégrant plus dans un contexte de violence sociale généralisée. À partir de ce moment, la perception du phénomène commence à se rapprocher de celle déjà observée en Angleterre, et à produire les mêmes effets. La prédominance de cette perception au sein de la police italienne reflète, d’une part, l’impossibilité de comprendre et d’accepter une forme de violence collective non politique (ou perçue comme telle) et, d’autre part, le refus, ou l’incapacité, de voir dans les leaders des groupes de hooligans des acteurs sociaux et des interlocuteurs dignes de faire l’objet d’un dialogue, voire d’une négociation. En effet, nombre de policiers s’accordent sur le fait que, alors que les agissements des manifestants des années 1970 étaient motivés par des mobiles politiques, les hooligans « ne veulent qu’être impliqués dans des rixes, soit dans les stades, soit contre les immigrés », qu’ils « aiment se bagarrer avec la police, car ils veulent [la] provoquer ; bref, ils cherchent à s’opposer aux institutions, à l’État »1. Ainsi, alors que l’adoption d’un comportement violent par un manifestant formulant des réclamations sociales ou politiques est acceptable, car venant des « gens qui ont de bonnes raisons d’être en colère », l’adoption d’un comportement semblable par un hooligan « est une autre histoire »2. La prédominance de cette mentalité est si déterminante qu’elle finit par empêcher l’élaboration de toute politique alternative. Cette réticence devient manifeste lorsqu’on peut établir qu’une seule réelle tentative de prise de contact et de relations suivies a été tentée par la police italienne. Plus précisément, suite à l’initiative d’un officier de police, la police a écarté ses préjugés moraux et a cherché à négocier avec les leaders des groupes de hooligans du club de Gènes en les incitant à assumer eux-mêmes le contrôle de leur groupe. En cas d’incident dans le stade, deux policiers en civil contactaient ces leaders et rétablissaient l’ordre par l’intermédiaire de ceux-ci. Malgré son succès, cette expérience a été abandonnée dès que cet officier de police fut transféré et elle n’a jamais été répétée3. 1. D. della Porta, Police Knowledge and Public Order : Some Reflections on the Italian Case, Florence, European University Institute, Florence, n° 97/11, 1997, p. 20. 2. Ibidem, p. 23. 3. R. de Biasi, « The policing of hooliganism in Italy », intervention au colloque The policing of mass demonstrations in contemporary democracies, Florence, European University Institute, 13-14 octobre 1995 (texte non publié). 2248_16_C3 Page 171 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 171 Le refus de l’approche sécuritaire En revanche, aux Pays-Bas, dès l’apparition du hooliganisme, le phénomène a été attribué, tant par les médias que par les autorités, à des facteurs socio-économiques. Cela a contribué à la formation d’une autre perception du phénomène par la police et, par conséquent, a conduit à la planification d’une autre politique policière qui se différencie de celles observées en Angleterre et en Italie à deux égards. D’abord, l’adoption de mesures de prévention situationnelle est allée de pair avec l’élaboration d’une politique de prévention primaire. La police utilise à cette fin des agents en civil qui, tout en fonctionnant comme les spotters anglais, tâchent d’établir un champ de communication avec les jeunes afin de créer un climat de confiance leur permettant de mieux se connaître. Ils fréquentent les supporters autant que possible, même dans des contextes non sportifs (cafés, salles de billard, etc.) visant, dans un premier temps, à briser leur anonymat et, dans un deuxième temps, à affaiblir l’influence de leurs chefs, en les sensibilisant sur leurs actes et les conséquences juridiques de ceux-ci. En cas d’incident, l’intervention policière basée sur le contact humain plutôt que sur une logique de confrontation permet l’apaisement des tensions, ceci d’autant plus facilement que, aux yeux des policiers, les supporters sont des citoyens ordinaires auxquels un simple rappel de la loi exerce, en principe, un effet dissuasif suffisant. Il importe de souligner que cette politique semble être efficace, non seulement à l’intérieur du pays mais aussi à l’étranger, comme l’indique l’absence d’incidents impliquant des hooligans néerlandais lors des rencontres internationales des années 1990. Nous devons tout de même remarquer que cette efficacité ne saurait être dissociée du fait que la police néerlandaise jouit, en général, de la confiance d’une grande partie de la population, et qu’elle n’est pas particulièrement discréditée auprès des jeunes. Le deuxième effet de cette perception du phénomène devient manifeste lorsque nous examinons les objectifs de la police néerlandaise. Contrairement à leurs homologues anglais et italiens, les policiers néerlandais ne cherchent pas à éliminer le hooliganisme, mais à le contenir, afin d’éviter les délits les plus graves. Considérant que les racines du phénomène sont socio-économiques, politiques, psychologiques ou autres, ils estiment que, tant que les causes génératrices du phénomène continuent à exister, toute tentative d’élimination du hooliganisme par la force pourrait, certes, aboutir à une baisse des incidents, mais conduirait, inévitablement, à l’émergence d’autres formes de violence collective qui, par définition, seraient plus imprévisibles et donc plus menaçantes pour le corps social. 2248_16_C3 Page 172 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 172 SPORT ET ORDRE PUBLIC Il faut toutefois rappeler que, bien que rejetant l’approche sécuritaire, cette perception n’exclut pas le contrôle de la déviance, puisque celui-ci apparaît tant en matière de surveillance électronique qu’en matière de coopération des instances judiciaires avec le CIV. Il semble, donc, que les effets de la perception du hooliganisme par les agents de sécurité des pays étudiés portent notamment sur l’opportunité de l’adoption du principe de la négociation. Cette conclusion paraît, d’ailleurs, confirmée par le cas italien, dans lequel l’acceptation de la notion de dangerosité du hooliganisme a exclu la négociation, sans provoquer pour autant un large contrôle de la déviance. Cela ne devrait pourtant pas minimiser l’importance du lien entre une perception donnée du hooliganisme et l’établissement éventuel d’un contrôle de la déviance, le cas anglais nous montrant clairement que l’instauration et l’acceptation générale de ce contrôle sont indissociables de la place prépondérante qu’occupe la notion de dangerosité du hooliganisme au sein de la société et, notamment, au sein des forces de l’ordre du pays. * * * Vu que le recours fréquent à la négociation en matière de gestion des foules a largement contribué, dès les années 1980, à une baisse notable des incidents liés à ce type de comportements, l’exclusion de cette option de la gestion du hooliganisme ne révèle pas seulement les limites subjectives de l’applicabilité de cette mesure, mais rend également évidents les dangers qui peuvent découler de la mise en œuvre de politiques policières essentiellement déterminées par la perception d’un phénomène criminel donné. Certes, ces dangers multiples, situés tant aux niveaux social et juridique qu’au niveau institutionnel des sociétés concernées, sont provoqués involontairement, mais ils ne sont pas moins réels. En effet, d’une part, les politiques préventives ont fini par mettre en jeu l’ordre public au nom duquel elles avaient été adoptées, en contribuant sensiblement à l’aggravation du phénomène criminel à combattre. D’autre part, elles ont porté atteinte à l’ordre juridique et institutionnel des sociétés qu’elles étaient censées protéger, en établissant un large contrôle de la déviance, incompatible avec les principes d’un régime démocratique. Si le rôle joué par la prédominance de la notion de dangerosité du hooliganisme paraît incontestable, il est beaucoup moins aisé de tracer l’origine de cette perception sécuritaire. Il nous semble, toutefois, plausible de supposer que celle-ci reflète, en réalité, une certaine vision de la structure d’un corps social donné et du rôle des forces de l’ordre au sein de celui-ci. La société serait ainsi conçue, de manière plutôt statique, comme un ensemble de structures et de règles impersonnelles, lequel n’atteindrait son équilibre maximal et, 2248_16_C3 Page 173 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 LA GESTION POLICIÈRE DU HOOLIGANISME 173 par conséquent, son fonctionnement optimal que lorsqu’il serait intégré dans un cadre d’ordre. Le maintien de cet équilibre, menacé en permanence, nécessiterait alors une protection constante contre toute forme de désordre résultant de l’accomplissement d’actes délictueux. Une fois considéré comme condition indispensable au maintien de l’équilibre social, le maintien de l’ordre public tendrait à devenir une fin en soi et les agents de sécurité publics se transformeraient en véritables gardiens des conditions de survie et d’épanouissement de leur société. Le fait que cette vision ne s’appuie pas principalement sur le facteur humain impliquerait, par ailleurs, que tout comportement portant atteinte à l’ordre public finirait par être considéré, de manière impersonnelle, voire indifférenciée, comme une menace sociale à éliminer, incitant ainsi les agences de sécurité publiques à adopter une logique de pure confrontation. D’après ce schéma, une perception du hooliganisme semblable à celle observée aux Pays-Bas refléterait une autre vision, plutôt dynamique, selon laquelle la société serait conçue comme un tissu d’interactions, de conflits et de relations dialectiques, lequel déterminerait à tout moment, au sein d’un cadre institutionnel donné, le degré d’équilibre et le mode de fonctionnement du corps social en question. La fluidité des éléments constitutifs de ce tissu supposant, par définition, l’existence d’un certain désordre, non seulement l’équilibre maximal de celui-ci ne nécessiterait pas forcément le strict maintien de l’ordre public, mais, jusqu’à un certain point, il en serait indépendant. D’ailleurs, le rôle des citoyens en matière de maintien de l’ordre public ne serait pas a priori positif ou négatif, selon leur volonté initiale de respecter de la loi ; il serait sans cesse redéfini, car il dépendrait de leur aptitude à adopter, dans un contexte donné, le comportement qui porterait la moindre atteinte à l’équilibre social. À cet égard, les agents de sécurité publics provoquant, suite à une gestion inappropriée d’un phénomène délictueux, l’aggravation ou le déplacement non souhaitable du problème, pourraient être considérés comme aussi menaçants pour l’équilibre de l’ensemble social que les délinquants eux-mêmes. Enfin, suivant cette logique, du moment que cet équilibre social résulterait d’un ensemble d’interactions entre des acteurs multiples, son maintien ne saurait être assuré que par la quête de solutions consensuelles apportées aux conflits éventuels, ce qui inciterait les agences de sécurité publiques à adopter une politique basée sur le dialogue et la négociation plutôt que la confrontation. Bien évidemment, le schéma ci-dessus étant purement théorique, les deux logiques qui le composent influencent, certes, mais ne déterminent jamais complètement la gestion policière du hooliganisme dans les pays concernés. Ainsi, la tolérance des délits mineurs commis par des supporters (option relevant de la deuxième logique) 2248_16_C3 Page 174 Lundi, 14. mai 2001 2:36 14 174 SPORT ET ORDRE PUBLIC se rencontre-t-elle aussi bien aux Pays-Bas qu’en Angleterre. La coexistence de ces deux logiques dans chaque politique nationale étudiée semble, alors, indiquer que l’importance des dangers que peut représenter pour une société démocratique la gestion policière du hooliganisme dépend du degré de sa relative conformité avec chacune de ces deux logiques et avec les perceptions respectives qui en découlent. Références bibliographiques DE BIASI R., The Policing of Hooliganism in Italy, Florence, European University Institute, no 97/10, 1997, 23 p. DELLA PORTA D., REITER H., The Policing of Protest in Contemporary Democracies, Florence, European University Institute, no 97/1, 1997, 51 p. GIULIANOTTI R., BONNEY N., HEPWORTH M. (eds), Football, violence and social identity, London, New York, Routledge, 1994, 268 p. TSOUKALA Anastassia, Sport et violence. L’évolution de la politique criminelle à l’égard du hooliganisme en Angleterre et en Italie 1970-1995, Athènes/Bruxelles, Sakkoulas/Bruylant, 1995, 280 p. 2248_17_C4 Page 175 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE 175 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE DE FOOTBALL DE 1998 : BILAN Jean-Charles BASSON ■ Olivier LE NOÉ ■ avec la collaboration de ■ Frédéric DIAZ Résumé : la sécurité de la Coupe du monde de football de 1998 reposait sur deux ressorts principaux. La gestion des risques à l’intérieur et aux abords des stades était le premier d’entre eux. Supposant la « mise en conformité » du dispositif français aux règles internationales en la matière, elle impliquait l’élaboration d’un cadre légal approprié, la modification des installations sportives concernées par l’événement, la mise au point d’une nouvelle politique d’accueil des supporters dans les stades et, plus encore, la définition d’une politique de sécurité conçue pour l’occasion. La construction du stade de France faisait figure de second argument. Conçu comme un modèle de sécurité, il était présenté, d’une part, comme la vitrine du dispositif matériel, technologique et humain et, d’autre part, comme le terrain privilégié d’application de la politique de sécurité. Trente-deux équipes nationales disputant soixante-quatre rencontres, pendant trente-trois jours de compétition, dans dix stades répartis sur l’ensemble du territoire français (à Bordeaux, Lens, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Paris, Saint-Denis, Saint-Étienne et Toulouse), le tout devant 12 000 représentants des médias, 2,5 millions de spectateurs et 41 milliards de téléspectateurs en audience cumulée : les paramètres principaux déterminant la sécurité de la seizième Coupe du monde de football se déroulant en France du 10 juin au 12 juillet 1998 laissaient clairement apparaître l’ampleur du défi à relever pour assurer le bon déroulement d’un tel événement. La tâche était d’autant plus ardue que les délais étaient courts et que la France n’était pas dotée d’un système de sécurité suffisamment élaboré1. En effet, relativement moins exposée que ces principaux voisins européens (tels que l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgi- 1. La catastrophe de Furiani, survenue en 1992, était par ailleurs dans tous les esprits. 2248_17_C4 Page 176 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 176 SPORT ET ORDRE PUBLIC que ou les Pays-Bas, par exemple) aux troubles à l’ordre public accompagnant les rencontres de football et, par ailleurs, privée d’enceintes sportives susceptibles de proposer plus de 50 000 places assises aux spectateurs1, il lui fallait, pour soutenir la comparaison, consentir des efforts importants. Dégager un mode de gestion des risques à l’intérieur et aux abords des stades à la hauteur de l’événement, d’une part, construire une enceinte permettant à 80 000 amateurs de football d’assister à la compétition dans des conditions sécurisées, d’autre part, étaient les deux conditions qui s’imposaient à elle et qu’elle s’est appliquée à satisfaire2. LA GESTION DES RISQUES À L’INTÉRIEUR ET AUX ABORDS DES STADES À la veille de la Coupe du monde de football, la France connaissait incontestablement un retard dans sa préparation. Si d’ajustements en adaptations elle est parvenue, petit à petit, à s’aligner sur les autres pays européens (en premier lieu, l’Angleterre)3, seule la définition d’une politique de sécurité conçue pour l’occasion lui a permis de prétendre assurer la gestion des risques à l’intérieur et aux abords des stades destinés à accueillir les rencontres de la compétition internationale. La « mise en conformité » du dispositif français L’accueil d’un tel événement supposait, en effet, d’agir sur trois domaines particulièrement sensibles et stratégiques de la gestion de la sécurité des enceintes sportives : il s’agissait, d’une part, de se doter d’un cadre légal suffisamment élaboré afin d’anticiper, ou par défaut de traiter à chaud, les situations les plus difficiles ; il fallait, d’autre part, réviser sérieusement les installations sportives elles-mêmes et envisager, au besoin, de redéfinir la logique de leur conception ; enfin, la politique d’accueil des supporters devait également être repensée. 1. Seul le stade Vélodrome de Marseille disposait alors d’une telle capacité. 2. Pour une présentation plus complète de la sécurité dans les stades, voir Le Noé Olivier, « Football et violence », Regards sur l’actualité, 243, juillet-août 1998, p. 55-70 et Diaz Frédéric, Sécurité privée et sécurité publique, une nouvelle forme de contrôle social : logique et gestion des risques à l’intérieur et à l’extérieur du stade de France pendant la Coupe du monde de football de 1998, Paris X-Nanterre, mémoire de DEA de politique comparée et de sociologie politique, septembre 1998. L’article emprunte à ces deux sources. 3. Cette dernière a organisé avec succès le Championnat d’Europe des nations en 1996 alors qu’elle était touchée par le hooliganisme. 2248_17_C4 Page 177 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE 177 L’élaboration d’un cadre légal approprié Avant même la préparation de la Coupe du monde, les affrontements violents ayant opposé certains supporters aux forces de police à l’occasion des rencontres de football des saisons précédentes ont sensibilisé les pouvoirs publics et les autorités sportives françaises à la nécessité de faire évoluer les dispositions légales sanctionnant ce type de troubles à l’ordre public1. Quatre textes font alors références : – la loi n° 93-1282 du 6 décembre 1993 (dite « loi Alliot-Marie » relative à la sécurité des manifestations sportives) définit notamment le régime de sanctions pénales appliquées aux personnes qui commettent ou tentent de commettre certaines infractions dans les enceintes sportives (état d’ivresse, introduction de boissons alcooliques, actes de violence, incitation à la haine ou à la violence, port de signes ou symboles rappelant une idéologie raciste ou xénophobe, introduction de fusées, artifices ou objets susceptibles de constituer une arme, jet de projectiles ou utilisation des installations mobilières ou immobilières du stade comme projectiles). Outre des peines d’amende et de prison, une interdiction de pénétrer dans une ou plusieurs enceintes sportives pendant une durée de cinq ans au plus et, pour les étrangers, une interdiction du territoire français pour deux ans au plus peuvent être prononcées ; – la circulaire 94403IIC du 9 décembre 1994 du ministère de l’Intérieur concerne la sécurité dans les enceintes sportives à l’occasion des rencontres de football. Elle réaffirme en particulier la responsabilité des organisateurs des matchs en ce qui concerne le maintien de l’ordre à l’intérieur des stades, l’État restant pour sa part responsable du maintien de l’ordre à l’extérieur et pouvant aussi intervenir dans les stades lorsque les circonstances l’exigent. Elle pousse, par ailleurs, à la création et à la généralisation de la fonction de stadier, sensibilisant ainsi les organisateurs au développement d’une approche préventive mettant l’accent sur la qualité de l’accueil et la fluidité des déplacements à l’intérieur du stade ; – la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 (dite « loi Pasqua » d’orientation et de programmation relative à la sécurité), n’est pas spécifiquement consacrée aux problèmes de sécurité dans les stades mais comporte des dispositions (sur la vidéosurveillance, l’ordre public, les interventions de police) qui peuvent les concerner. C’est ainsi que son article 23 stipule que « les organisateurs de manifestations sportives, récréatives ou culturelles à but lucratif peuvent être tenus d’y assurer un service d’ordre lorsque leur objet ou leur importance le justifie ». Concrétisée par le décret no 97-646 du 31 mai 1997, cette loi stipule, également, l’obligation du dépôt en mairie, ou en préfec- 1. Pour une comparaison européenne, voir, supra, l’article d’Anastassia Tsoukala. 2248_17_C4 Page 178 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 178 SPORT ET ORDRE PUBLIC ture, d’une déclaration préalable (un mois avant le début de la manifestation) précisant les dispositions prises en matière de sécurité et rendant pénalement responsables les personnes morales et les dirigeants ou organisateurs qui n’auraient pas respecté ces dernières ; – la loi n° 98-146 du 6 mars 1998 (relative à la sécurité et à la promotion d’activités sportives) modifie et complète la loi n° 84-610 du 16 juillet 1984 relative à l’organisation et à la promotion des activités physiques et sportives. Elle précise notamment que seules des places assises peuvent être prévues dans les tribunes, ces dernières ne pouvant accueillir plus de spectateurs que de places, et étend la peine d’interdiction de stade à des faits commis à l’extérieur des enceintes sportives. Un tel cadre légal supposait la modification des installations existantes. La modification des installations sportives Créés à des époques, dans des contextes et selon des logiques très différentes, les stades destinés à accueillir les rencontres de la Coupe du monde de football se sont vus appliquer un traitement architectural inspiré des principes de la prévention situationnelle. Ainsi, selon le modèle de gestion des risques sportifs dans les grandes enceintes ayant alors cours en Angleterre, les stades français ont été modifiés afin de répondre à quatre préoccupations principales. La première consistait à diviser le stade en un certain nombre de secteurs séparés les uns des autres afin d’éviter les déplacements de foule, les rencontres inopportunes de supporters adverses envisageant d’en découdre et, plus simplement, de mieux gérer et contrôler le flux des spectateurs. Par ailleurs, deuxième décision importante modifiant l’intérieur même des stades, chacun des secteurs ainsi délimités a été doté d’un niveau d’équipement suffisant lui conférant un certain agrément. Ainsi, la création d’espaces d’accueil et de services et la généralisation des places assises (jusqu’à la suppression complète des emplacements susceptibles d’être occupés par les spectateurs souhaitant rester debout), la multiplication des équipements de confort (toilettes, buvettes, « zones familiales »…) ont sensiblement fait évoluer l’ambiance dans les gradins, au bénéfice d’une hausse du prix des places et d’une transformation, de fait, de la composition sociologique du public. Par ailleurs, la mise en place d’une assistance technologique de pointe a complété le dispositif : gestion informatisée des flux, vidéosurveillance… le tout contrôlé par un véritable poste de commandement « sécurité ». Regroupant les différents responsables des services de sécurité et de secours, il a permis une coordination centralisée et, en cas de besoin, une intervention rapide et efficace des 2248_17_C4 Page 179 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE 179 forces de police1. Enfin, dernière modification hautement symbolique : les barrières fixes séparant le public du terrain ont été remplacées par des barrières mobiles ou, comme dans huit des dix stades accueillant la Coupe du monde de football, abaissées. Une nouvelle politique d’accueil des supporters Également inspirée du modèle anglais, cette dernière reposait en grande partie sur le recours aux stewards, requalifiés pour l’occasion « stadiers ». Visant à prévenir la violence dans les stades, leur mission était double : d’une part, ils contrôlaient les billets et les accès aux tribunes, accueillaient les spectateurs et géraient les flux occasionnés par ces derniers ; d’autre part, ils étaient chargés d’assister les supporters dans leur placement, de leur préciser toute information utile et surtout de leur rappeler, au besoin, quelques règles élémentaires de bonne conduite. Ils représentaient ainsi le premier maillon de la chaîne de la sécurité qui comptait également la police et la gendarmerie, d’une part, et l’armée, d’autre part. Ils assuraient donc le rôle stratégique d’intermédiaires entre les spectateurs et les forces de l’ordre. Volontaires et bénévoles pour deux tiers d’entre eux, ils étaient 5 000 (dont 20 % de femmes) dans l’ensemble des stades et pendant toute la durée de la Coupe du monde2, auxquels s’ajoutaient 1 850 professionnels de la sécurité recrutés au sein d’agences privées. Le gage de la réussite du recours aux stadiers reposait, sans doute, sur la formation qui leur a été dispensée3. Harmonisée à celle des forces de l’ordre classiques, elle abordait notamment les thèmes suivants : la fouille à l’entrée du stade, le contrôle des titres d’accès, les positions à adopter aux différents moments du match, ou bien encore les modalités d’une transmission rapide et efficace des informations recueillies dans les tribunes à leur hiérarchie. Il reste que la loi ne leur conférait aucun pouvoir de coercition ou de police susceptible d’être exercé à l’encontre des fauteurs de troubles. Ils se trouvaient, en quelque sorte, dans une position de scrutateurs éclairés, spécialisés et formés à réduire les probabilités de déclenchement d’incidents graves. Leur aptitude au dialogue et à l’encadrement des foules constituait leur principal atout. En liaison permanente avec le poste de sécurité, les 1. Le rapport du commissaire divisionnaire Philippe Swiners-Gibaud, remis au ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, à la fin de l’année 1993, préconisait, de surcroît, que chaque enceinte soit dotée d’une tribune réservée aux supporters adverses et que les travées voisines soient condamnées afin de créer une sorte de no man’s land entre les visiteurs et le public local. 2. Le stade de France mobilisant à lui seul 800 stadiers pour chacun des matchs qu’il a accueillis, soit un pour cent spectateurs. 3. Sous le contrôle du ministère de la Jeunesse et des Sports, une étude est menée sur la mise en place d’une formation au métier de stadier et la création des diplômes correspondants par la commission nationale mixte de sécurité et d’animation dans les stades. 2248_17_C4 Page 180 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 180 SPORT ET ORDRE PUBLIC stadiers étaient enfin les premiers à percevoir les signes avant-coureurs d’une dégradation de l’ordre public et pouvaient, à ce titre, adapter la réponse policière au plus près de la réalité du trouble. La définition d’une politique de sécurité conçue pour l’occasion Au-delà des dispositions, somme toute légères, décrites précédemment et consistant, finalement, en une simple « mise en conformité » du dispositif français, garantir la sécurité d’un événement de l’ampleur de la Coupe du monde de football supposait la définition d’une véritable politique de sécurité. En effet, le « cocktail » des menaces potentielles et des risques à couvrir était tel (protection des personnes, sécurisation du système de billetterie, double circuit d’alimentation en énergie, sauvegarde des réseaux informatiques et de télécommunication, gestion des volontaires, organisation des transports, garantie de l’hygiène alimentaire, lutte contre les vols à la tire, le trafic de drogue ou les tentations terroristes…) qu’il impliquait de dégager une série d’axes majeurs régissant l’action publique. Présentés au Conseil des ministres du 1er avril 1998, ils étaient au nombre de quatre : 1) La sécurité est d’abord l’affaire de la police et de la gendarmerie. Placé sous l’autorité directe du ministre de l’Intérieur, l’ensemble du dispositif relevait de la responsabilité du préfet (du préfet de police dans le cas de Paris). Pour sa part, le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), transformé pour l’occasion en directeur du service d’ordre (DSO) avait la responsabilité du maintien de l’ordre. En cas de troubles graves dans et aux abords des stades, c’est à lui que revenait la charge de faire appel à des renforts de compagnies républicaines de sécurité (CRS) ou de gendarmerie mobile (GM). En effet, la responsabilité de chaque site était, suivant les villes, à la charge de la gendarmerie ou de la police (cette dernière était maître d’œuvre à Paris et à Saint-Denis), elles-mêmes aidées par les services de secours et de santé. La protection des équipes et des délégations étrangères était également à la charge de la police et de la gendarmerie. Dès leur entrée sur le territoire français, les unités d’élite de la police nationale – le RAID et le GIPN (respectivement : recherche, assistance, intervention, dissuasion et groupement d’intervention de la police nationale) – et le groupement de sécurité et d’intervention de la gendarmerie nationale (GSIGN) assuraient leur sécurité. 2) La sécurité est coordonnée par deux postes de commandement. Situé à Asnières (Hauts-de-Seine), le premier assurait la responsabilité nationale de la sécurité civile : à savoir, les secours, les éva- 2248_17_C4 Page 181 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE 181 cuations et les réanimations. Le second (mis en fonction à partir du 1er juin 1998 et installé à proximité du ministère de l’Intérieur) supervisait le maintien de l’ordre public. Appelé poste de coordination de l’ordre public (PCOP), il était en liaison directe avec le ministre de l’Intérieur, le directeur général de la police nationale et le directeur de la défense et de la sécurité civile. Il regroupait, notamment, les personnels de la Direction de la sécurité publique, de la Direction de la police judiciaire et de la deuxième section des renseignements généraux (RG) spécialisée dans les violences urbaines. Associés aux officiers de liaison des services de sécurité des trente et un pays étrangers participant à l’événement, leur action était, principalement, centrée sur les supporters dits « à risque ». 3) Le Comité français d’organisation (CFO) a la charge de la sécurité à l’intérieur et aux abords des stades à l’occasion des matchs, les forces de l’ordre ne devant intervenir dans les enceintes sportives qu’à la demande de l’organisateur ou à l’initiative de la police. Conformément à la délimitation d’un périmètre de sécurité, le CFO assurait l’accueil, le contrôle et l’assistance aux spectateurs avec l’aide des stadiers professionnels et volontaires. Il supervisait, en outre, un dispositif d’assistance médicale composé de plus de cent dix médecins et infirmiers et de près de mille secouristes. Par ailleurs, il était assisté, sur chaque site, par un magistrat du parquet chargé de traiter en direct les infractions relevées dans les stades : expulsion en urgence absolue, peine de prison ferme, interdiction de stade… les réponses aux diverses infractions se voulaient adaptées et, surtout, rapides. La sécurité à l’extérieur des stades était, quant à elle, assurée par la police et la gendarmerie, selon un dispositif défini étroitement avec le CFO. 4) Enfin, certains sites stratégiques font l’objet d’une attention particulière. Ainsi, le centre international des médias, le centre des accréditations, le « village d’hospitalité », ou bien encore les hôtels accueillant les membres de la Fédération internationale de football association (FIFA) et les arbitres étaient surveillés de près. Par ailleurs, dans le cadre du plan « Vigipirate », le nombre de militaires sur le terrain a été porté de 800 à 1 800 dans les points sensibles tels que les gares, les centres téléphoniques, les centrales électriques et nucléaires… Si on ajoute à cette liste non-exhaustive, l’ensemble des espaces accueillant, en marge de la compétition sportive, des manifestations festives ou culturelles, on comprend pourquoi plus de 6 000 hommes complétaient les effectifs locaux de police, de gendarmerie et les services de secours, l’ensemble des forces de l’ordre atteignant 25 000 hommes pendant toute la durée de la Coupe du monde. Mais c’est au stade de France que se concentrait le gros des effectifs. 2248_17_C4 Page 182 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 182 SPORT ET ORDRE PUBLIC LE STADE DE FRANCE : UN MODÈLE DE SÉCURITÉ ? Conçu pour l’occasion (après une longue période d’atermoiement), inauguré moins de six mois avant le début de la compétition (avec toutes les réserves exprimées alors : risques de pollution souterraine, état très moyen de la pelouse, difficultés d’accès…), devant soutenir la comparaison avec le parc des Princes dont la réussite est probante et, plus largement, avec les grandes enceintes sportives européennes existant de plus longue date1, et destiné, enfin, à accueillir les rencontres les plus prestigieuses de la Coupe du monde de football2, le stade de France (dont le nom résume à lui seul le statut qu’on lui confère et le prestige qu’on lui prête a priori) faisait figure de vitrine nationale et devait, à ce titre, incarner la réussite de l’organisation de l’événement. Celle-ci passait, prioritairement, par une gestion ferme et assurée (en même temps que point trop pesante) de la sécurité. Deux points étaient particulièrement observés : la qualité et la performance du dispositif matériel, technologique et humain de sécurité, d’une part ; la pertinence et la cohérence de la politique de sécurité, d’autre part. Le stade de France a, en effet, ceci de particulier qu’il associe et pousse à leur comble ces deux dimensions stratégiques. Vitrine du dispositif matériel, technologique et humain de sécurité Cœur du dispositif et fleuron technologique, le poste central de commandement était l’argument essentiel de la sécurité du grand stade. Son efficacité n’en demeurait pas moins servie par deux paramètres essentiels : la conception de l’enceinte sportive qui a intégré les préoccupations sécuritaires dans la configuration même du bâtiment et de son environnement direct, et un maillage fin du réseau de transport qui a contribué à faciliter l’accès au stade. Le poste central de commandement Accueillant à lui seul neuf rencontres et plus de 700 000 spectateurs (sur les 2 500 000 reçus dans l’ensemble des dix stades concernés par la compétition), le stade de France trouvait dans l’événement l’occasion 1. À titre de comparaison, on compte en Europe, depuis 1960, seize stades de plus de 80 000 places, dont dix avaient une capacité d’accueil d’au moins 100 000 spectateurs. 2. Sur l’ensemble de ces points, voir Lemoine Bertrand, Les stades en gloire, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », n° 355, 1998 ; De Gravelaine Frédérique, Le stade de France, Paris, Le Moniteur, 1997 ; et, par un des architectes, Regembal Michel, Le stade, Paris, éditions Binôme, 1997. 2248_17_C4 Page 183 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE 183 de démontrer la rigueur et l’efficacité de son système de sécurité. Celuici reposait essentiellement sur le poste central de commandement (PCC) situé dans l’enceinte du stade. Dispositif de coordination des différents services de sécurité et de secours, le PCC regroupait en son sein, sous l’autorité du préfet (ou le plus souvent du directeur de cabinet de la préfecture de Bobigny, ou par défaut du sous-préfet), les responsables publics de la sécurité ainsi que le responsable sécurité du CFO. Il était, par ailleurs, en liaison constante avec d’autres organes généraux de coordination : le PC-circulation routière, les trois cellules de coordination installées dans les gares B et D du RER et dans le métro, le PC opérationnel de défense de la préfecture de police de Paris, le PCOP du ministère de l’Intérieur pour l’ordre public et, enfin, le PC à Asnières, responsable national de la sécurité civile et des secours. Cette unicité de commandement avait pour objectif « d’optimiser la cohésion opérationnelle » des différents services. Le PCC coordonnait ainsi l’action des effectifs de la Direction départementale de la sécurité publique, des CRS, de la gendarmerie, de l’armée (dans le cadre du plan « Vigipirate »), des pompiers de Paris, du service d’aide médicale d’urgence (SAMU) et des autres secouristes1. La surveillance générale du secteur était mise en place la veille des matchs et renforcée le matin-même. Le stade était ainsi inspecté avant l’entrée des spectateurs pour détecter tout objet suspect. Pour sa part, le service d’ordre proprement dit se mettait en place quelques heures avant la rencontre sportive : il avait pour tâche de renforcer la surveillance des abords du stade et étendait son domaine d’intervention aux communes limitrophes ainsi qu’à l’ensemble du département de la Seine-Saint-Denis et Paris. Le PCC était enfin servi par un système de vidéosurveillance très élaboré. Pour prévenir tout mouvement de foule susceptible de dégénérer, près de 180 caméras permettaient de visualiser les différents espaces du stade : parkings, gradins, vomitoires et déambulatoires, notamment, étaient ainsi observés de près. Il est vrai que l’architecture de l’enceinte sportive a intégré ce mode de prévention situationnelle dans sa conception : c’est en ce sens, sans doute, que le stade de France fut qualifié de « modèle de sécurité ». Divisé en quatre grands secteurs géographiques correspondant aux points cardinaux, il a fait de la sectorisation un argument essentiel de la prévention des risques. Autonome et disposant d’espaces d’accueil et de services, chaque secteur a permis une gestion fine des mouvements de population : 1. En effet, si l’organisateur était tenu d’avoir son propre service médical, les représentants des services publics étaient également présents pour activer des moyens supplémentaires. En outre, la police pouvait neutraliser deux itinéraires en provenance de Paris (la RN 1 et la RD 24) pour acheminer des secours plus importants encore. 2248_17_C4 Page 184 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 184 SPORT ET ORDRE PUBLIC c’est ainsi, par exemple, que moins de quinze minutes sont nécessaires pour évacuer le public des tribunes vers le parvis1. Un maillage fin du réseau de transport La qualité du maillage du réseau de transport fut l’autre atout essentiel à la réussite du travail de coordination supervisé par le PCC. À ce titre, le RER et le métro ont fait l’objet d’un traitement important : une nouvelle gare a été construite sur la ligne D du RER, la gare La plainestade de France a été rapprochée de ce dernier et la station Porte de Paris a été réaménagée. De nombreux moyens humains ont également été sollicités. Ainsi la RATP et la SNCF ont-elles renforcé leurs équipes : cinq cents jeunes ont été embauchés pour contribuer à un meilleur accueil et une meilleure information du public et deux cents agents ont pris en charge la régulation du flux des voyageurs se rendant au stade les jours de match. La sécurité proprement dite était assurée par les sept cent vingt agents du service de protection et de surveillance du métropolitain (SPSM) auxquels se sont joints plusieurs centaines de policiers et de militaires venus aider dans les gares de la SNCF et les stations de la RATP les équipes en place dans le cadre du plan « Vigipirate ». Enfin, soixante adjoints de sécurité complétaient le dispositif. Un tel effectif s’explique par l’afflux des voyageurs : 60 000 personnes ont utilisé les transports en commun pour se rendre au stade de France à l’occasion des différentes rencontres de la Coupe de monde (25 000 par les lignes B et D du RER, 10 000 par le métro). Parallèlement, un effort important était consenti en direction de la circulation routière : la campagne d’information (sur la bande FM) menée conjointement par le centre national d’information routière de Rosny-sous-Bois et par la coordination routière de Créteil et les panneaux à messages variables de la Direction régionale de l’équipement et de la ville de Paris ont, sans doute, contribué à éviter les embouteillages craints avant la compétition. Le réseau autoroutier (A1 et A86) à l’approche du stade a par ailleurs été amélioré, notamment par le passage de deux à trois voies de circulation. Terrain privilégié d’application de la politique de sécurité Exemple de perfectionnement technologique, le stade de France fut également le terrain privilégié d’application de la politique de 1. Nous ne détaillons pas ici le concours de l’architecture à la gestion de la sécurité. Voir, infra, l’article de Paul Landauer. 2248_17_C4 Page 185 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE 185 sécurité définie à l’occasion du Mondial de football. A posteriori, la pertinence de cette dernière peut être mesurée prioritairement par la capacité à prendre en compte les dispositions matérielles déployées dans le nécessaire ajustement des moyens humains aux risques encourus. Elle est, par ailleurs, nuancée par la mise à jour des limites qu’elle a présentées et des biais qu’elle a éventuellement induits. L’ajustement des effectifs de sécurité aux risques encourus Le bilan de la sécurité de la Coupe du monde est incontestablement positif. Sans taire le drame survenu à Lens et les débordements ayant notamment eu lieu à Marseille, il faut reconnaître, a posteriori, la grande efficacité du dispositif mis en place. Et sans doute est-il, à ce titre, malvenu de relever qu’aucun match considéré comme « à risque » ne s’est déroulé au stade de France et que la venue des équipes d’Angleterre ou bien encore d’Allemagne aurait pu plus sérieusement éprouver son système de sécurité jusqu’à faire apparaître ses éventuelles limites ou failles. Ne reposant sur aucun élément tangible, cette argumentation est d’autant moins recevable qu’on ne peut que se féliciter d’avoir évité le pire. Toutefois, la pertinence d’une politique de sécurité se mesure également à sa propension à évaluer les risques présents ou supposés. Si l’ampleur des enjeux liés à l’organisation de la Coupe du monde de football peut imposer l’absolue nécessité de prévenir tout risque de trouble à l’ordre public, la question des moyens (matériels, technologiques et surtout humains) déployés en ce sens mérite d’être posée. En effet, que sait-on véritablement de leur adéquation à la réalité des risques encourus ? Privés d’éléments comparatifs fiables et de tout système d’étalonnage qui permettrait de répondre à cette question difficile1, nous notons que si les responsables de la sécurité, et l’État au premier chef, ont sans aucun doute estimé qu’en la matière « abondance de biens ne nuit pas »2, la réussite de la Coupe du monde de football n’a pas affiché, pour contrepartie, le déballage ostentatoire et inconsidéré de forces de l’ordre pléthoriques et d’un arsenal répressif surdimensionné. 1. Des tentatives de mise à jour des paramètres favorisant l’éclosion de la violence dans les stades existent pourtant, voir De Vreese Stéfan, « Pour une statistique des matches de football : l’exemple belge », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 26, quatrième trimestre 1996, p. 68-74. 2. Pourtant, un an avant la Coupe du monde, lors d’un match de préparation à Lyon, un certain nombre de spectateurs s’étaient plaints du dispositif de sécurité qui, avec de trop nombreuses vérifications de billets, des fouilles prolongées et de grands périmètres interdits aux voitures, avait considérablement retardé l’accès aux tribunes. Le président du CFO avait alors souligné la difficulté de persuader l’État qu’il n’y aurait pas soixante-quatre matchs « à risque » durant la compétition. 2248_17_C4 Page 186 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 186 SPORT ET ORDRE PUBLIC Ainsi les effectifs de sécurité firent-ils preuve d’une certaine capacité à s’ajuster aux risques encourus. Pour une rencontre dont le risque était qualifié de « moyen », les forces publiques de sécurité comprenaient environ 1 800 hommes répartis de la façon suivante : 970 d’entre eux étaient issus de la sécurité publique, 480 des CRS (soit six compagnies), 150 de la gendarmerie mobile (soit deux escadrons), vingt des RG, auxquels s’ajoutaient cinquante responsables du commandement et du soutien logistique, quatre-vingt-deux personnes chargées des secours… et quelques fonctionnaires (en civil) des services de l’identité judiciaire se mêlant aux supporters afin de fournir sur le champ, grâce à leurs mini-caméras, les preuves des actes malveillants. Un tel dispositif était élargi à dix-sept unités de CRS et de gendarmerie mobile lorsque le match était considéré comme risqué (ce fut le cas de celui qui opposa les Pays-Bas à la Belgique). En comparaison, une rencontre de rugby du Tournoi des cinq nations ne mobilise « que » neuf de ces mêmes unités de sécurité. Limites et biais induits par la politique de sécurité Plutôt que céder à la tentation de voir dans le stade de France l’illustration parfaite d’un univers concentrationnaire d’autant plus sophistiqué et pervers qu’il est bien vécu par les spectateurs remplissant ses travées1, mieux vaut, sans doute, relever deux biais principaux semblant induits par son système de sécurité. Le premier fait de la modification sociologique du public accueilli dans l’enceinte sportive une des conditions du maintien de l’ordre en son sein. En effet, les spectateurs font l’objet d’une sorte de sélection opérant par le prix des places (celles-ci étant désormais toutes assises, leur coût s’en trouve augmenté) et par un système de réservation complexe et souvent présenté comme opaque. Également liée au dispositif de sécurité mis en place à l’occasion de la Coupe du monde, la seconde limite voit évoluer la localisation des troubles à l’ordre public. Maintenus à l’extérieur de l’enceinte sportive conçue (et vécue) comme un sanctuaire inaccessible, certains supporters en viennent à rechercher des territoires plus propices à leurs exactions. Aidés en cela par la concentration des forces de l’ordre sur un périmètre restreint (et sur les voies principales d’accès à celui-ci), ils trouvent au centre des villes (comme ce fut le cas à Lens) ou sur des espaces situés à leur marge (sur les plages de Marseille par exemple) la possibilité de laisser éclater leur violence et ainsi de se rendre, à leur tour, maîtres d’un territoire donné. Mais il 1. Nous pensons, en particulier, aux analyses de Marc Perelman (Le stade barbare, Paris, éditions Mille et une nuits, coll. « Les petits libres », 1998). 2248_17_C4 Page 187 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 LA SÉCURITÉ DE LA COUPE DU MONDE 187 est aujourd’hui acquis pour les professionnels de la sécurité que la gestion des risques vise davantage à les connaître, les contrôler, les endiguer, les confiner ou les canaliser (quitte à ne faire que les déplacer) plutôt qu’à les annihiler. La sécurité de la Coupe du monde de football de 1998 n’a sans doute pas fait exception. * * * Fondée conjointement, on l’a vu, sur la mise en place d’un dispositif de surveillance de haute technologie, sur la mise en application d’une politique publique au caractère exceptionnel et exemplaire et sur la mise à disposition d’une enceinte conçue selon les principes de la prévention situationnelle, la sécurité de la Coupe du monde a pu générer des inquiétudes chez qui se soucie du sort réservé aux libertés publiques fondamentales. D’autant qu’une interrogation demeure : la gestion de la sécurité du stade de France constituait-t-elle une expérimentation de ce qu’il est convenu d’appeler la « coproduction » de la sécurité ? En effet, l’efficacité de l’organisation née de la répartition des compétences entre l’État et les organisateurs de l’épreuve (le CFO) n’est-elle pas l’illustration, grandeur nature, que contrevenir au principe weberien du « monopole de la violence légitime »1 exercée par l’État n’est pas générateur de chaos et, de surcroît, permet de déboucher sur une conception dynamique et partagée de la sécurité ? Le soutenir revient d’une part à oublier que Max Weber poursuit son propos en précisant que « le propre de notre époque est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère »2 ; or c’est bien sous l’égide de la délégation interministérielle pour la Coupe du monde (DICOM) du 21 mai 1997 que fut décidée la répartition des compétences et des domaines d’intervention des forces (publiques et privées) de maintien de l’ordre3. D’autre part, un certain nombre de gardefous semblent avoir été posés qui garantissaient « l’unique source du droit à la violence »4. Ayant signé un protocole financier avec l’État et compor- 1. Selon Max Weber, en effet, « il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé […], revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime », Le savant et le politique, Paris, Plon, coll. « 10/18 », 1982, p 100-101). Dominique Monjardet rappelle, pour sa part, (en introduction de Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, éditions La découverte, coll. « Textes à l’appui », série « sociologie », 1996, p. 7) que c’est cette revendication qui justifie « la création, l’entretien et le commandement […] d’une force publique plus communément dénommée police ». 2. Max Weber, idem. 3. La DICOM regroupait les ministères suivants : Intérieur, Défense, Justice, Affaires étrangères, Jeunesse et Sports, Industrie, Équipement, Transports, Poste et Télécommunications, Santé et Tourisme. 4. Selon une autre expression de Max Weber, idem. 2248_17_C4 Page 188 Lundi, 14. mai 2001 2:37 14 188 SPORT ET ORDRE PUBLIC tant à sa tête deux anciens hauts fonctionnaires1, le CFO évoluait dans un cadre très balisé2. Par ailleurs, l’État tirait profit de son existence : c’est, en effet, par l’entremise du CFO qu’il a pu jouir de la mise à disposition de volontaires, bénévoles, compétents et motivés. Autant dire que plus qu’une marque du désengagement de l’État d’un domaine hautement stratégique, la gestion de la sécurité au stade de France pendant la dernière Coupe du monde de football semble illustrer une forme nouvelle, en partie réticulée, de l’exercice du monopole de la violence légitime dont il n’entend pas prendre le risque de se défaire. Références bibliographiques BAUER Alain et al., Grands équipements urbains et sécurité, Paris, Institut des hautes études de la sécurité intérieure, coll. « Études et recherche », février 1997, 75 p. Cahiers de la sécurité intérieure, Football, ombres au spectacle, 26, quatrième trimestre 1996. Cahiers de la sécurité intérieure, Les technologies de la sécurité, 21, troisième trimestre 1995. LEMOINE Bertrand, Les stades en gloire, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », n° 355, 1998, 112 p. LE NOÉ Olivier, « Football et violence », Regards sur l’actualité, 243, juillet-août 1998, p. 55-70. MIDOL André, La sécurité dans les espaces publics, Paris, Institut des hautes études de la sécurité intérieure, coll. « Études et recherche », juin 1996, 144 p. OCQUETEAU Frédéric, Les défis de la sécurité privée, protection et surveillance dans la France d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, 183 p. 1. Directeur général du CFO, Jacques Lambert est un ancien élève de l’École nationale d’administration. Chef de cabinet du Premier ministre de 1983 à 1986, directeur de cabinet du secrétaire général du gouvernement de 1986 à 1988, préfet de la Nièvre de 1988 à 1990, il était préfet de la Savoie de 1990 à 1993 et, à ce titre, responsable de la sécurité des seizièmes Jeux olympiques d’hiver d’Albertville en 1992. Pour sa part, directeur de la sécurité et des accréditations du CFO, Dominique Spinosi, était auparavant directeur du cabinet du préfet de la Nièvre puis de celui de la Saône-et-Loire. 2. L’adoption, le 4 juin 1998, en première lecture à l’Assemblée nationale de la création de la Commission nationale de déontologie de la sécurité chargée, notamment, de se pencher sur le cas de la sécurité privée semble confirmer cette mise sous tutelle. 2248_18_C5 Page 189 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES 189 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES SPORTIVES : LA PART DE L’ARCHITECTURE. L’EXEMPLE DU STADE DE FRANCE ■ Paul LANDAUER Résumé : le stade de France intègre la sécurité et la prévention des éventuels débordements de supporters à un degré encore jamais atteint dans la construction d’enceintes sportives. Que ce soit du point de vue du montage d’opération, de l’organisation interne du stade ou de ses conséquences urbaines, il annonce l’avènement d’un nouveau type d’équipement de loisirs, non plus fondé sur une distinction entre le « dedans » et le « dehors » mais sur un partage des responsabilités entre une surveillance continue des flux et un contrôle local des accès. La construction du stade de France ne peut être assimilée à la vaste entreprise de créations monumentales que permet le sport ailleurs dans le monde : sous le label du football, de nombreux pays ont su accoler une valeur emblématique de l’architecture à une représentation idyllique de la fête populaire. Le stade de Wembley à Londres (inauguré en 1923), le San-Siro de Milan (1926), le stade de Maracana à Rio de Janeiro (1950), le Camp Nou de Barcelone (1957), le stade Astèque à Mexico (1970) ou l’Olympiastadion de Munich (1972) ont tous pour point commun d’être à la fois des enclos majestueux, séparés du reste de la ville et des lieux d’intense activité urbaine lors des rencontres sportives ou culturelles. Cette situation paradoxale est une des caractéristiques du sport moderne qui, depuis la fin du XIXe siècle en Angleterre, est devenu un événement social payant1. C’est pourquoi, jusqu’à une date récente, l’architecture des stades participait d’un équilibre entre deux spectacles : le premier, caché derrière les tribunes et réservé à certains et le second, ouvert sur la ville et partagé par 1. Voir à ce sujet la description que fait Bertrand Lemoine des premiers stades en Angleterre, Les stades en gloire, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998. 2248_18_C5 Page 190 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 190 SPORT ET ORDRE PUBLIC tous1. Cet équilibre a été récemment rompu par l’apparition d’une nouvelle contrainte dont le stade de France se devait de tenir compte : la sécurisation des enceintes sportives et de leurs environs. De fait, la nécessité de fermer les terrains de manière à sélectionner l’accès aux spectateurs munis de billets s’est vue contredite par l’exigence de protection de ces mêmes spectateurs, cette contrainte supposant, à l’inverse de ce qui caractérisait jusqu’à présent le spectacle sportif, une continuité de regard entre le dehors et le dedans. Aucun grand stade n’avait encore intégré, dans les principes même de son édification, la prévention des éventuels débordements de hooligans. Certes, de nombreuses tribunes existantes ont été transformées pour satisfaire à de telles exigences – ainsi le Maracana de Rio de Janeiro dont la capacité fut ramenée de 200 000 à 125 000 places – mais personne n’avait encore tiré les conclusions de ce que les dispositifs de contrôle et de protection impliquaient dans la conception spatiale. C’est chose faite avec le stade de France dont la singularité tient autant à son architecture qu’à la nature de son programme. En instaurant, au même titre que les autres contraintes de fonctionnement ou de convivialité, la nécessité de protéger les spectateurs et les habitants des villes de la violence de certains supporters, l’État a contraint le concessionnaire à développer un nouveau modèle2. Le consortium Bouygues-Dumez-SGE, société privée chargée de la construction, de l’exploitation et d’une grosse partie du financement a ainsi mis au défi les architectes Michel Macary, Aymeric Zublena, Michel Regembal et Claude Costantini, désignés le 5 octobre 1994 lauréats du concours pour la réalisation de l’édifice, de résoudre l’équation formée par les deux exigences contradictoires que sont la distinction des spectacles « extérieurs » et « intérieurs » et le contrôle ininterrompu du mouvement des spectateurs entre l’un et l’autre. 1. « Par l’expression de sa façade, la conception de ses tribunes ou sa composition avec le tissu urbain, le stade a pu devenir à certaines époques récentes, comme pendant l’Antiquité, un lieu de représentation de la puissance d’une nation et/ou de son pouvoir. Ainsi, “intérieurement”, les tribunes réalisées en une seule volée (sans balcon) permettent à chacun d’embrasser du regard l’ensemble de l’assistance et, réciproquement, de se considérer comme partie intégrante d’une foule (stades olympiques de Los Angeles, Rome, Munich, Moscou…). “Extérieurement”, le stade et son parvis peuvent “mettre en scène” le mouvement de la foule qui converge, voire servir de cadre à des défilés ou des parades militaires (stade olympique de Berlin) ». François Vigneau, « Les équipements sportifs : quels référents architecturaux ? Pour quelles fonctions ? ». Sport, relations sociales et action collective, Talence, éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1995, p. 457. 2. À propos des procédures hors-normes et du montage singulier de l’opération, voir le livre de Frédérique de Gravelaine, Le stade de France, Paris, Le Moniteur, 1997. 2248_18_C5 Page 191 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES 191 LA DÉFINITION DES CONTRAINTES DE SÉCURITÉ Les raisons d’une évolution aussi affirmée dans la programmation et la conception des stades sont multiples et ne peuvent être comprises indépendamment des réglementations appliquées à la construction des enceintes sportives et du montage spécifique de l’opération « stade de France ». L’évolution de la réglementation sur la sécurité des stades Un an après la tragédie du Heysel en Belgique qui fit trente-neuf morts en 1985, la Direction des affaires juridiques du conseil de l’Europe fit paraître une « Convention européenne sur la violence et les débordements des spectateurs lors des manifestations sportives et notamment les matchs de football »1. Faute de référence dans le domaine sportif, la convention fit appel aux théories anglo-saxonnes de la prévention situationnelle, développées jusque-là dans les quartiers d’habitat social. Ces théories consistaient, pour l’essentiel, à adapter l’espace de manière à limiter les opportunités de passages à l’acte d’éventuels délinquants. Fondée sur l’hypothèse qu’il existe un déterminisme des formes architecturales et urbaines sur les comportements, elles poursuivaient trois objectifs en particulier : réduire les « cibles » potentielles, compliquer l’action criminelle et favoriser un contrôle partagé des lieux. Ces trois objectifs ont été repris tels quels dans la Convention. Ainsi, la description des moyens à mettre en œuvre par la police et les clubs de supporters pour surveiller les enceintes sportives ou « l’interdiction pour les supporters d’introduire des boissons, notamment alcoolisées contenues dans des récipients dangereux »2 ont été mis sur le même plan que les contraintes propres à la conception spatiale des stades. Entre 1986 et 1994, les autorités britanniques entreprirent une série de travaux destinés explicitement à éviter les débordements des supporters hooligans. Il s’agissait le plus souvent de l’installation de système de télésurveillance, de la suppression des places debout et du remplacement des trois premières rangées de gradins par une haie de lanières de 3 m de large sur 1,50 m de profondeur. Ces travaux 1. Voir annexe n° 2 du mémoire de DEA de politique comparée et sociologie politique de Frédéric Diaz, Sécurité privée et sécurité publique, une nouvelle forme de contrôle social : logique et gestion des risques, à l’intérieur et à l’extérieur du stade de France pendant la Coupe du monde de football 1998, université de Paris X-Nanterre, sous la direction de Philippe Robert, septembre 1998. 2. Art. 3, al. 4b, c et e. 2248_18_C5 Page 192 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 192 SPORT ET ORDRE PUBLIC ont été suivis de près par les responsables du football français qui, suivant les instructions de la Fédération internationale de football (FIFA), imposèrent peu à peu des mesures semblables, quoique simplifiées – telles les grilles séparant les tribunes du terrain. Il faut attendre la circulaire du 9 décembre 1994 pour que l’État décide de tirer les conclusions de ces expériences. La publication de cette circulaire annonce le début d’une normalisation spatiale de la sécurité dans le milieu du sport : elle définit un certain nombre de prescriptions qui ne portent plus tant sur le stade proprement dit que sur la définition d’une enceinte « interdite à la circulation des véhicules et des piétons afin de permettre aux forces de l’ordre de gérer l’espace ainsi dégagé en facilitant notamment le cheminement des spectateurs et l’accès des seuls véhicules autorisés. »1 Deux mois plus tôt, le concours pour la construction du stade de France était jugé… Le montage de l’opération « stade de France » Il est surprenant de constater combien le premier projet présenté par les architectes Macary-Zublena et Regembal-Costantini comportait déjà un certain nombre de prescriptions en terme de sécurité. Bien qu’il restait encore à définir les dispositifs matériels et technologiques, tels que la présence ou non de grilles séparant les tribunes du terrain ou les caractéristiques d’un éventuel poste central de commandement (PCC) coordonnant les différents services responsables de la sécurité, les grands principes de gestion des flux étaient déjà présents. À ce titre, le projet lauréat se distinguait de ses concurrents. À l’inverse de ce que demandait le programme du concours, il ne cherchait pas tant à « inscrire le stade […] dans un projet d’aménagement urbain qui intègre la construction de logements, bureaux, commerces, y compris à l’intérieur du périmètre de l’enceinte »2 qu’à spécifier un accès et un espace clos pour chaque fonction distincte, appliquant ainsi un des principes fondamentaux de la prévention situationnelle3. Ce principe d’organisation séparée laissait tout loisir aux partenaires privés et publics engagés dans la construction du stade de France de négocier le partage des périmètres de responsabilité. Mais il fallait également, pour ce faire, une instance de coordination. En 1. In circulaire du 9 décembre 1994 ayant pour objet la sécurité des enceintes sportives à l’occasion des rencontres de football, suite à la loi 93-1282 du 6 décembre 1993. 2. Extrait du programme, cité par Frédérique de Gravelaine, op. cit., p. 40. 3. Au sujet des rapports entre les formes architecturales et urbaines et le traitement de l’insécurité, voir les articles et interviews de Jean-Pierre Duport, Jacqueline Domenach et Jean-Charles Froment, Paul Landauer, Paul Virilio, Alice Coleman et Bruno Vayssière parus dans le dossier « Espace et Sécurité », Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 1, mai 1999. 2248_18_C5 Page 193 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES 193 1993, le Premier ministre Édouard Balladur crée une petite société d’économie mixte, la SANEM, destinée à conduire efficacement, en dehors des administrations existantes, le projet d’un grand stade à Saint-Denis. Cette petite équipe dirigée par Jacques Perrilliat met en place une procédure de concours originale, associant chaque équipe d’architectes à une entreprise et un exploitant. L’objet d’une telle procédure n’était pas seulement de garantir le délai impératif de trois ans – le groupement des concepteurs et des constructeurs aurait suffit pour éviter le risque d’un appel d’offre infructueux1 – mais également de permettre l’adaptation progressive du projet aux exigences encore peu définies des organisateurs. Ainsi, les travaux de fondation commencèrent alors que le fonctionnement du stade, en terme de sécurité notamment, n’était pas encore arrêté2. C’est bien plus tard que les dispositifs et les périmètres répartissant les compétences entre l’État et le Comité français d’organisation (CFO) furent définis : la « Convention sur la sécurité », formalisant les liens entre ces deux instances, ne fut signée que le 21 mai 1997, soit six mois avant la fin des travaux. LES DISPOSITIFS DE SÉCURITÉ MIS EN ŒUVRE DANS LE STADE DE FRANCE Après la réception des travaux, le 30 novembre 1997 et au terme des contrôles de sécurité réalisés les deux mois suivants par les commissions sportives des fédérations françaises de football, de rugby et d’athlétisme, les dispositifs de sécurité du stade de France furent validés par les pouvoir publics. Cohérents dans leur fonctionnement, nous pouvons en distinguer quatre grands principes. Premier principe : le spectateur non-assis doit toujours être en mouvement Afin de limiter les regroupements et de favoriser la fluidité des entrées et des sorties, les accès sont répartis au sein de dix-huit postes d’entrée, de dimension équivalente et disposés régulièrement tout 1. Cette procédure, dite de « conception-construction », est beaucoup plus connue et continue d’être pratiquée régulièrement par les maîtres d’ouvrages publics. Voir à ce sujet le livre de Florent Champy, Les architectes et la commande publique, Paris, PUF, coll. « Sociologies », 1998. 2. À propos de « l’antériorité du projet par rapport à la demande qu’il doit satisfaire », voir l’article de Florent Champy, « Comment conduire un grand projet ? Bibliothèque François Mitterrand, stade de France, hôpital Georges Pompidou », Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 1, mai 1999, pp. 87-100. 2248_18_C5 Page 194 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 194 SPORT ET ORDRE PUBLIC autour du stade. Pour bien fonctionner, cette répartition nécessite une orientation du public avant qu’il ne pénètre dans l’enceinte : dès les abords de celle-ci, de longs mails ont été plantés de manière à permettre au public de trouver facilement son guichet d’accès et à passer les contrôles sans désordre. De même, une fois à l’intérieur, aucun doute ne doit subsister quant au parcours à emprunter : de larges escaliers monumentaux droits disposés dans l’axe de chacun des postes d’entrée orientent chacun des spectateurs1, tandis qu’un important débord de toiture protégeant des intempéries permet d’éviter leur précipitation. L’architecture du stade est d’autant mieux adaptée au mouvement des flux que les grillages séparant la pelouse des tribunes peuvent s’adapter aux changements de situations (1 m 10 ou 2 m 20) et que des portails escamotables, commandés à distance depuis le PCC, permettent des « décompressions » en cas de mouvement de foule. Deuxième principe : les spectateurs ne doivent jamais se croiser Les trois niveaux des tribunes disposent d’accès différenciés depuis le parvis : un « glacis » en pente douce qui ceinture l’ensemble du stade dessert les 25 000 places mobiles situées au niveau de la pelouse, des passerelles légèrement inclinées distribuent les loges et une partie des tribunes médianes de 32 000 places tandis que les tribunes hautes de 23 000 places sont accessibles depuis les dix-huit escaliers monumentaux2. Cette organisation, qui privilégie les déplacements longitudinaux au détriment des déplacements concentriques – même le réseau d’éclairage nocturne converge vers le centre du stade –, permet de limiter les croisements et les rencontres entre spectateurs. Les quarante-huit compartiments de gradins répartis en quatre grands secteurs, disposant chacun de leurs propres équipements et services, sont ainsi étanches les uns par rapport aux autres. Parmi eux, quatre compartiments de gradins situés au nord-est et au sud-est ont été spécialement équipés pour accueillir 1 600 supporters « agités » de façon à ce qu’ils ne puissent ni se voir, ni se lancer des projectiles. Quant aux angles du parvis, ils ont été exclus du périmètre afin que la surface dégagée autour de l’ellipse du stade reste la plus homogène possible3 : aucune tribune n’est plus éloignée qu’une 1. Ce principe d’escalier droit n’a pratiquement jamais été mis en œuvre dans l’architecture des stades. Aucun des projets concurrents du concours pour le stade de France n’en proposait. 2. Afin d’amoindrir les effets de sa présence sur le quartier, le stade fut partiellement enterré : la pelouse est située 11 mètres au-dessous du niveau du sol, les gradins les plus élevés montent à 25 mètres tandis que la toiture est placée à 35 mètres. 3. Les règles de sécurité imposent à l’extérieur du bâtiment un espace libre de 4 m2 par spectateur, soit 5 hectares pour l’ensemble, afin de pouvoir dégager le public sans bousculade entre les grilles. 2248_18_C5 Page 195 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES 195 autre des postes d’entrée, limitant ainsi les « risques » de passages d’un compartiment à un autre. Les cheminements des non-spectateurs ont également été « sectorisés » : chaque visiteur ou utilisateur possède une « route » définie en fonction de sa fonction : sportifs, VIP, professionnels des médias, fournisseurs, détaillants et autres commerces, personnel de sécurité… Pour ce faire, trois anneaux ont été différenciés : il s’agit, de bas en haut, de la voie de desserte intérieure (VID) de 1 km de long distribuant en sous-sol toutes les fonctions techniques, médicales et sportives ; du « belvédère » réservé aux journalistes et aux personnalités extérieures à l’arrière duquel sont accessibles les salons et les salles de travail et, enfin, du « chemin de ronde », situé en haut des gradins les plus élevés et permettant aux stadiers de surplomber l’ensemble des tribunes et des environs. La seule « zone mixte » du stade est le lieu où les journalistes et les sportifs se rencontrent : les joueurs l’empruntent obligatoirement tandis que les vestiaires restent totalement isolés. Troisième principe : le spectateur doit toujours être visible Contrairement aux réseaux de télésurveillance habituels, le stade de France ne dispose pas de caméras positionnées en des points fixes : celles-ci se déplacent sur des rails placés au niveau de la toiture-auvent. L’objet d’une telle mobilité est de filmer des déplacements et non des points de passage obligés ou des champs fixes. Le système permet même de suivre en continu, depuis le PCC, le parcours d’un spectateur allant de la station Châtelet du RER jusqu’à sa place assise dans les tribunes. Cette volonté de limiter les « angles morts » a été renforcée par l’organisation spatiale : en de multiples points, les architectes ont pris soin de préserver des vues, tant vers la pelouse que vers le parvis, en particulier à l’étage des loges, qui risquait d’être le plus fermé : le couloir qui dessert celles-ci s’élargit régulièrement en des points de rencontre, augmentant ainsi le champ de visibilité de part et d’autre des tribunes. De même, depuis le parvis, le passant perçoit la pelouse, grâce à l’enfouissement du stade. D’autre part, l’absence de contremarches des escaliers monumentaux laisse le loisir aux visiteurs de percevoir tous les accès à la fois. L’ensemble de ces dispositifs permet de connaître à tous moments l’emplacement de chacun des spectateurs, à l’instar du système de tickets, infalsifiables et munis de codes barres, permettant de calculer en temps réel le taux de remplissage des gradins. 2248_18_C5 Page 196 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 196 SPORT ET ORDRE PUBLIC Quatrième principe : les spectateurs ne disposent d’aucun élément mobilier Afin de limiter les risques liés aux jets de projectiles, les architectes ont pris soin de rendre les éléments de leur projet aussi solidaires les uns des autres que possible. Ainsi, les sièges des tribunes possèdentils des dossiers inamovibles tandis que le mobilier urbain et l’éclairage nocturne sont encastrés dans le sol et ne disposent d’aucun assemblage visible. LES CONSÉQUENCES URBAINES DU STADE Une nouvelle poliorcétique À ces principes s’ajoute une volonté d’inclusion, à l’intérieur de l’enceinte, d’activités urbaines : en dehors des manifestations sportives, l’édifice inclut, en effet, un restaurant panoramique de trois cent vingt places ouvert à midi, un restaurant plus populaire au niveau bas et un véritable centre des congrès avec bureaux et salles de conférence. Il est difficile de savoir si l’avenir du stade de France dégagera les conditions d’une autarcie fonctionnelle. Là n’est pas l’objet1 : la principale vertu d’un centre commercial associé à une enceinte sportive n’est-elle pas de contribuer à la sécurisation de la seconde en maintenant une activité continue, cette même sécurisation constituant un argument de poids pour convaincre les commerçants (et leurs compagnies d’assurance) du bien-fondé d’une telle implantation ? Ce faisant, le stade de France ne démontre pas seulement sa capacité à évacuer 80 000 spectateurs en un temps-record, mais également sa faculté à laisser pénétrer l’ordre public au sein de son périmètre2. 1. Nous proposons ici une interprétation du stade de France sensiblement différente de celle de Marc Perelman qui écrit : « Le stade correspond à cet édifice urbain de rassemblement, de regroupement grégaire de la communauté dispersée ; comme les gratte-ciel américains qui sont la forme coagulée, verticale d’une planification urbaine déréglée, le stade est ce bloc homogène de concentration humaine animé de la principale fonction sportive. Mais le stade – loin d’être seulement un objet, une œuvre, la mise en forme technique d’un projet qui se veut humain, en l’occurrence celle du sport – est également l’utopie réalisée de la grande civilisation du loisir que l’on nous promet depuis longtemps, son anticipation visible. », (Le stade barbare, Paris, Mille et une nuits, coll. « Les petits libres », 1998, p. 23). 2. Cette intrusion physique est relayée par le nouveau rôle des pouvoirs publics au sein des organisations du sport, régi jusque là par des règles qui lui étaient propres. Voir, supra, l’article de Colin Miège. 2248_18_C5 Page 197 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES 197 Le stade de France n’a pas été conçu comme une citadelle fortifiée et souveraine mais comme un ouvrage en état de siège1. Aucun mur ni aménagement défensif, pas même la ronde discrète d’agents de sécurité. La clôture qui ferme l’enceinte sportive sur ses quatre côtés n’a rien d’une muraille : son rôle se limite ici à répartir les « élus » qui disposent de billets d’entrée – ou d’un droit de passage – et à les distinguer de ceux qui en sont « exclus ». L’architecture de cet équipement met davantage en scène une force d’assaut qui vient de l’extérieur – tels ces dix-huit escaliers monumentaux qui prolongent les portiques d’entrée et se projettent en porte-à-faux vers la façade des tribunes, l’effleurant à peine, à la manière de « catapultes » placées tout autour d’une place forte pour l’assiéger2. Autant les stades privilégiaient, jusqu’à présent, une logique de conception qui les séparait du territoire sur lesquels ils étaient implantés, autant le stade de France privilégie un contrôle du passage de l’un à l’autre. La poliorcétique a pris le pas sur la conception architecturale. La démonstration de la force et du pouvoir se réfère ainsi davantage à la conduite des sièges qu’à l’art des fortifications : la figure de l’ordre social n’appartient plus à la scénographie de l’espace ; c’est davantage la fluidité des flux, associant la sécurité des équipements à celle des transports qui assume aujourd’hui ce rôle3. Du fer à cheval… Malgré une constante de forme et de dimension – qu’imposent les règles spécifiques du sport – l’architecture des stades n’a cessé d’évoluer depuis la fin du XIXe siècle4. Le premier édifice construit afin d’accueillir un événement sportif d’importance fut le stade des Jeux olympiques de 1896 à Athènes. De forme allongée, explicitement inspirée du modèle antique, il est ouvert à l’une de ses extrémités et dispose de gradins en pierre. Construit par l’architecte Anastasio Metaxas, il restera un modèle pendant un demi-siècle : qu’il s’agisse du stade de Turin édifié pour l’Exposition universelle de 1911 ou du Memorial Coliseum de Los Angeles construit pour les Jeux olympiques de 1929, les enceintes sportives sont conçues comme des monu- 1. Quand bien même Claude Guéant, directeur général de la Police nationale, déclarait peu avant la Coupe du monde de football : « Notre intention n’est pas de mettre les stades en état de siège. », Le Monde, 19 septembre 1997. 2. « Ces escaliers en forme d’étrave de navire traitent la foule comme un flux, pour que le public soit naturellement séparé et conduit, sans bousculade. » Frédérique de Gravelaine, op. cit., p. 66. 3. Le poste central de commandement du stade de France demeure en liaison constante avec le PC-circulation routière ainsi qu’avec les responsables sécurité du RER et du métro. Sur la coordination entre les responsables de la sécurité, voir, supra, l’article de Jean-Charles Basson, Olivier Le Noé et Frédéric Diaz. 4. Voir à ce sujet l’article de Jean-François Pousse, « Histoires de stades », Techniques et Architecture, n° 393, 1991, pp. 36-39. 2248_18_C5 Page 198 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 198 SPORT ET ORDRE PUBLIC ments – au même titre que les édifices institutionnels – et disposent, pour la plupart, d’une entrée traitée sous forme de porte de ville ou d’arc de triomphe interrompant la continuité des gradins. Cette forme de fer à cheval des tribunes induit deux modes d’intégration urbaine sensiblement différents selon que l’édifice était inclu dans un projet de ville moderne ou dans la démonstration spectaculaire d’un régime totalitaire. Ainsi, le dessin d’un stade monumental de 116 000 places, ouvert sur la Seine au pied de la colline de Passy réalisé par les architectes modernes Rob Mallet-Stevens, Jacques Greber, Georges-Henri Pingusson et Maurice Rotival pour l’Exposition internationale de 1937, de même que le projet de parc national olympique dans le bois de Vincennes conçu en 1943 par l’apôtre du béton armé, Auguste Perret, ont-ils pour point commun d’orienter le spectacle du sport sur de vastes parvis autonomes, accessibles exclusivement aux piétons et sur lesquels s’ouvrent d’autres installations de loisirs. Le stade s’inscrit ici dans une logique de zoning, où la fonction du sport prend une place équivalente à celle du travail ou du logement. Différente est la conception du Deutsches Stadion, colossale arène en pierre capable de recevoir 400 000 personnes qui constitue une pièce essentielle dans la représentation du pouvoir. Imaginée à Nuremberg par l’architecte nazi Albert Speer, ce stade est l’élément central d’une composition urbaine monumentale parfaitement inscrite dans la ville : l’échancrure des tribunes sert ici à magnifier une cour d’honneur avec péristyle, véritable champ de parade voué aux manifestations de masse1. …au périmètre de sécurité Après 1945, les stades se referment et tendent à effacer l’ancienne hiérarchie entre un portique d’entrée principal et des accès annexes sur le reste de la périphérie : le Stadio Flaminio conçu par l’ingénieur Luigi Nervi en 1960 pour les Jeux olympiques de Rome dispose d’une seule tribune ininterrompue recouverte par une série de béquilles en béton tandis que le stade olympique de Munich dessiné par Frei Otto en 1972 dispose d’une toiture légère en textile, ouverte et continue, rompant ainsi explicitement avec l’image monumentale du néo-classicisme de l’Allemagne nazie. Cette absence de différenciation entre les façades du stade renforce une autre forme de distinction : celle qui sépare l’intérieur de l’extérieur2. Le spectacle du sport prend désormais une autonomie par rapport au spectacle 1. Seules les fondations de cet ensemble furent réalisées. Le même principe de composition monumentale fut toutefois réalisé dans le Reichssportfeld de Berlin construit par l’architecte Werner March pour les Jeux olympiques de 1936. Sa position n’est cependant pas inscrite dans un axe urbain. 2. Ce qu’exprime d’une autre manière Jean-François Pousse en écrivant : « Le football en se suffisant à lui-même, tend à l’excès, se regarde. Le stade se ferme », art. cit., p. 39. 2248_18_C5 Page 199 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES 199 urbain du quotidien. Ce changement est dû, notamment, au développement, à partir de la fin des années 1950, des activités de loisirs. Selon Nobert Élias, ces activités « fournissent, dans certaines limites, des occasions d’éprouver des expériences émotionnelles qui sont exclues des moments très routiniers de la vie : dans une société où la plupart des activités se routinisent en fonction d’une interdépendance irrésistible entre de grands nombres d’individus et en fonction d’objectifs, personnels et impersonnels, qui nécessitent une subordination élevée des besoins immédiats par rapport aux autres ou par rapport à une tâche impersonnelle, les activités de loisirs représentent une classe d’activités où, plus que nulle part ailleurs, on peut – jusqu’à un certain point – relâcher, publiquement et avec l’approbation de tous, la contrainte routinière des émotions »1. Jusqu’à ces dernières années, l’architecture des stades était très imprégnée de cette volonté de séparer le spectacle sportif de la coercition sociale propre aux autres sphères de la vie. Le parc des Princes, construit par l’architecte Roger Taillibert en 1968-1972, en est un bon exemple : couvert par un monumental auvent en forme d’œuf, il tourne le dos au périphérique parisien, protégeant ainsi les 50 000 places assises de l’agitation des réseaux du monde contemporain. Cette symbolique du « stadechaudron » fut rejetée d’emblée par les architectes du stade de France2. Considérée comme dangereuse et inquiétante, ils préférèrent lui opposer l’image d’un stade ouvert sur son environnement : à la différenciation des régimes – favorables a priori aux débordements de supporters – répond un contrôle social qui s’exerce désormais avec la même intensité à l’intérieur comme à l’extérieur de l’enceinte sportive. Le programme du stade allait lui-même dans ce sens : les concepteurs devaient, en effet, composer avec la nécessité d’un « périmètre de sécurité ». La fonction de cette immense zone ménagée entre la clôture de l’enceinte et la façade des tribunes – baptisée « glacis » par les architectes du stade de France – est tout autant de favoriser le déploiement des forces de l’ordre placées autour de l’enceinte que de permettre l’évacuation rapide et sans heurts des 80 000 spectateurs assis dans les tribunes. Au-delà de l’emprise supplémentaire que requiert la constitution d’un tel périmètre, celui-ci a essentiellement pour effet de fondre les deux registres du loisir et du quotidien au sein d’un même espacetampon : les deux vecteurs de pénétration de l’extérieur et d’expulsion de l’intérieur se neutralisent ici en un même lieu. Il est donc difficile de dire s’il appartient à la ville ou à l’enceinte sportive. Mise à 1. Norbert Élias et Éric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Fayard, Paris, 1994 (1986), p. 134. 2. Ainsi qu’en témoigne cette citation de l’architecte Michel Macary : « Nous avons voulu le contraire du Parc des Princes même si nous en apprécions l’architecture : plutôt qu’une coquille de noix en béton refermée sur elle-même, un stade qui appartienne au quartier et à la région, pas seulement à ceux qui y pénètrent ». Cité par Frédérique de Gravelaine, op. cit, p. 76. 2248_18_C5 Page 200 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 200 SPORT ET ORDRE PUBLIC part le maintien d’une clôture ponctuée de dix-huit postes d’entrée, plus aucune distinction ne sépare le dedans du dehors : la coercition sociale s’exerce désormais jusqu’au siège des spectateurs. * * * Pour avoir pris en compte les risques liés à la violence des supporters à un niveau encore jamais atteint dans l’architecture sportive, le stade de France nous met sur la voie du devenir des nouveaux équipements de loisirs. Celui-ci dépend de trois grandes caractéristiques. La première concerne le montage d’opération de ces équipements. Les polémiques qui ont entouré le concours du stade de France montrent, indirectement, combien les structures habituelles de conduite de tels projets sont inadaptées aux modes actuels de sécurisation1. Le maintien d’une possibilité d’utiliser l’architecture pour négocier la répartition entre les forces publiques et les responsables privés des équipements est donc nécessaire dans le contexte actuel. De fait, le cadre législatif de partage des rôles auquel la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité (LOPS) du 21 janvier 1995 soumet les architectes, déplace le statut des limites proposées par les concepteurs. Cette contrainte apparaît contradictoire avec la procédure de concours qui oblige, au contraire, les parties en présence à s’adapter aux formes et aux contours induits par le projet lauréat. Le deuxième aspect porte sur l’organisation interne des équipements de loisirs, dont nous avons vu qu’elle dépend fortement des contraintes de sécurité. En privilégiant la fluidité des flux – les lieux de station (debout ou assis) demeurant visibles depuis un poste unique de contrôle –, les architectes tendent à alléger le poids physique des clôtures. Celles-ci se distinguent désormais des façades pour n’assumer plus qu’une seule fonction : le contrôle des accès. L’autonomie des équipements, où se déroulaient des activités fondées sur d’autres affects que ceux de la vie quotidienne, cède le pas à l’insertion, soit une nouvelle manière d’inclure les loisirs au sein d’un réseau ininterrompu de surveillance, liant la voirie, les espaces publics et les transports en commun. La troisième caractéristique concerne la dimension urbaine. Bien que sa taille constitue en soi une particularité qui le rend incomparable à toute autre forme d’équipement, le stade de France met en 1. Marc Perelman (op. cit. p. 9) rappelle les enjeux de la controverse lancée par l’architecte Jean Nouvel, finaliste perdant du concours pour le stade de France : « Via la commission européenne de Bruxelles, ce dernier avait attaqué le gouvernement français le 4 mai 1995, soit cinq jours après la signature du contrat de construction et d’exploitation, et ce pour non-respect du code d’attribution des marchés publics prévue par l’article 169 du traité de Rome, ainsi que pour le manque de clarté concernant le système d’exploitation du site. L’avocat de l’architecte avait par ailleurs précisé dans sa plainte que, lors du déroulement du concours, des modifications “substantielles” avaient été apportées au projet vainqueur induisant une "rupture d’égalité" entre les concurrents ». 2248_18_C5 Page 201 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 LA SÉCURISATION DES GRANDES ENCEINTES 201 jeu un rapport avec son quartier dont tout porte à croire qu’il sera décliné prochainement dans des opérations de plus faible importance. Conditionnée par la mise en œuvre d’un périmètre de sécurité – exigée sous une autre forme dans certaines banlieues réputées difficiles où les riverains réclament une distance toujours plus grande entre les équipements et leurs lieux d’habitation –, le stade de France se caractérise par sa capacité à neutraliser toute l’épaisseur de territoire qui l’entoure. Il s’ensuit une certaine difficulté à prolonger aujourd’hui ce nouveau quartier de Saint-Denis. S’ils ont prouvé là leur capacité à intégrer dans l’architecture ce qu’ils considèrent comme une pacification du sport et de ses supporters, les nouveaux responsables, concepteurs et exploitants d’équipements de loisirs doivent encore apprendre à composer avec cette conversion du traditionnel parvis en « soupape de sûreté ». Il y va de l’avenir du sport comme de celui de nos villes. Références bibliographiques CALAN Jeanne de, « La prévention situationnelle en Angleterre : fondements, pratiques, enjeux », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 21, 1995, p. 143-157. CHAMPY Florent, « Comment conduire un grand projet ? Bibliothèque François Mitterrand, stade de France, hôpital Georges Pompidou », Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 1, mai 1999, p. 87-100. CLARKE Ronald, « Les technologies de la prévention situationnelle », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 21, 1995, p. 101-103. ÉLIAS Norbert et DUNNING Éric, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986), 393 p. GRAVELAINE Frédérique de, Le stade de France, Paris, Le Moniteur, 1997. LEMOINE Bertrand, Les stades en gloire, Paris, Gallimard, collection « Découvertes », 1998, 112 p. LE NOÉ Olivier, « Football et violences », Regards sur l’actualité, n° 243, juillet-août 1998, p. 55-70. PERELMAN Marc, Le stade barbare, Paris, Mille et une nuits, coll. « Les petits libres », 1998, 79 p. POUSSE Jean-François, « Histoires de stades », Techniques et Architecture, n° 393,1991, p. 36-39. VERSPOHL Franz-Joachim, Stadionbauten von der Antike bis zur Gegenwart, Regie und Selbsterfahrung der Massen, Giessen, Anabas, 1976. VIGNEAU François, « Les équipements sportifs : quels référents architecturaux ? Pour quelles fonctions ? », Sport, relations sociales et action collective, Talence, éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1995, p. 455-463. VIGNEAU François, Les espaces du sport, Paris, PUF, coll. « Que saisje », 1998, 128 p. 2248_18_C5 Page 202 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 2248_19_P4 Page 203 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 203 Quatrième partie AFFAIRISME ET CORRUPTION DANS LE MONDE DU SPORT ■ 2248_19_P4 Page 204 Lundi, 14. mai 2001 2:38 14 2248_20_C1 Page 205 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ 205 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ ■ Jean-François BOURG Résumé : brutalement converti au marché et instrumentalisé pour des finalités qui lui sont extérieures, le sport perd progressivement sa spécificité. En devenant une activité économique comme une autre, il est soumis à des principes d’organisation et à des règles de droit qui ignorent ses particularités et altèrent son identité. Au mois de septembre 1998, le groupe de Rupert Murdoch déposait une offre d’achat du club de football de Manchester United pour un montant de 6,2 milliards de francs. Au même moment, l’action Nike chutait de 5,2 % à Wall Street le jour de l’annonce de la retraite de Michael Jordan dont la notoriété avait généré un chiffre d’affaires de 2,6 milliards de francs pour la firme américaine. Le 31 janvier 1999, lors de la diffusion en vingt-quatre langues du super Bowl, finale du championnat des États-Unis de football américain, Coca-Cola, Pepsi, Mc Donald’s et Reebok achetaient des dizaines d’espaces publicitaires au tarif de 9 millions de francs les 30 secondes. Le lundi 22 février 1999, et avant la suspension de sa cotation pour excès de hausse, l’action de la Lazio de Rome grimpait de 50,4 % à la bourse de Milan par rapport à son cours de clôture le vendredi précédent. Entre-temps, le club avait pris la tête du championnat d’Italie de football. Avec une telle actualité, le Financial Times consacre désormais deux pages de son édition du vendredi au sport. Et il n’est pas surprenant d’apprendre que les personnalités considérées comme les plus puissantes du sport mondial en 1998 appartiennent aux secteurs des médias, de la publicité ou de l’industrie : Murdoch (News Corp), Eisner (Disney-ABC), Turner (Time Warner), Knight (Nike) ou Mc Cormack (IMG). Selon ce classement établi par la revue spécialisée The Sporting News, le président du Comité international olympique (CIO), Juan-Antonio Samaranch, n’apparaît « qu’en » vingt-neuvième position. En fait, le mouvement sportif n’est pratiquement plus que le dépositaire et le gestionnaire avisé d’un idéal reposant sur quelques mythes fondateurs associés à des vedettes identifiées à des héros. Progressivement, la stratégie du CIO et des fédérations internationales a consisté à exploiter ce gisement de droits financiers ouvert par le spectacle sportif plutôt qu’à en protéger les valeurs originelles 2248_20_C1 Page 206 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 206 SPORT ET ORDRE PUBLIC (morale, éducation, désintéressement) devenues de simples alibis qui légitiment encore l’ensemble1. Avec cette conversion brutale du sport au marché, en cette fin de siècle, la réalité du pouvoir s’est déplacée et ce nouvel ordre impose une rationalité marchande autour de laquelle le champ sportif se recompose. En raison de l’accélération de ce processus, le sport est instrumentalisé pour des finalités qui lui sont extérieures. Et en devenant une activité économique comme une autre, il est soumis à des principes d’organisation qui ignorent ses particularités et altèrent son identité2. LE SPORT SAISI PAR LE MARCHÉ Au XIXe siècle, l’Angleterre a codifié et exporté de nombreux jeux issus du Moyen Âge en les adaptant aux nouvelles valeurs de l’époque : la compétition et la concurrence. Inspiré par la tradition hellénique des jeux antiques, Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux olympiques (JO) en 1896, s’est appuyé aussi sur cette culture anglosaxonne pour imposer un pari humaniste destiné à réconcilier le corps avec l’esprit, le muscle avec la pensée. Depuis le milieu des années 1980, un ordre sportif marchand et mondialisé est apparu. Qu’il s’agisse de l’objet du sport de haut niveau (commerce, communication, finance), de l’aire territoriale de compétition (mondiale) ou du mode principal d’exploitation du mythe sportif (la télévision), le contexte et la société dans lesquels le sport évolue ont profondément changé. Son excellente adaptation aux effets cumulés d’une triple mutation – sociologique, avec une dilution des identités nationales ; technologique, avec les possibilités offertes par les bouquets de la télévision numérique ; économique, avec la globalisation – explique que le chiffre d’affaires mondial de la filière sportive soit estimé à 2 500 milliards de francs en 1997, soit 2,5 % du commerce international. Partout, en cette fin de siècle, le sport occupe une place centrale dans l’imaginaire collectif. Partout, les émissions sportives fédèrent un large public : en audience cumulée, les seize grands prix de Formule 1 ont rassemblé 45 milliards de téléspectateurs en 1998 dans cent trente pays ; la dernière Coupe du monde de football, 41 milliards dans deux cents pays et les JO d’Atlanta en 1996, vingt dans deux cents pays également. La télévision donne à chacun de ces spectacles une dimension universelle et la confrontation sportive offre un monde d’appartenance, d’identité et de mythes. 1. À ce sujet, voir infra, le texte de Jean-Loup Chappelet. 2. Ce texte a fait l’objet d’une première publication, Géopolitique, n° 66, juillet 1999, p 51-58. 2248_20_C1 Page 207 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ 207 De tels succès d’audience, conjugués avec la dérégulation du secteur de l’audiovisuel et la création concomitante de nombreuses chaînes privées, ont engendré depuis une dizaine d’années une lutte acharnée entre diffuseurs pour acquérir les droits de ces retransmissions. Le réseau américain ABC avait obtenu l’exclusivité des Jeux de Los Angeles en 1984 pour 225 millions de dollars. NBC a dû payer 715 millions pour ceux de Sydney en 2000. Les droits de la Coupe du monde de football subissent des hausses supérieures encore : 0,86 milliard de francs en 1998, 5,38 milliards pour la prochaine édition qui doit se dérouler au Japon et en Corée du Sud. Le CIO détient les droits de propriété des JO, comme la Fédération internationale de football association (FIFA) détient ceux de la Coupe du monde. Ce monopole absolu renforce leur pouvoir de négociation face à des chaînes en concurrence, d’autant plus qu’il s’agit d’événements uniques en leur genre. De grands groupes multinationaux interviennent également dans le financement du sport comme sponsors. Les marques qui bénéficient des taux de notoriété les plus élevés parrainent les principaux événements ou athlètes de la planète. Coca-Cola est partenaire de la Coupe du monde de football et de rugby, des Jeux olympiques, des championnats du monde d’athlétisme, du Tour de France et du championnat de Russie de football. Pepsi soutient le cricket en Inde et le football en Chine. Ces deux boissons, commercialisées respectivement dans deux cents et cent soixante-dix-sept pays, entendent ainsi bénéficier du changement de mode de vie des populations des pays développés ou émergents pour y installer de nouvelles habitudes de consommation. Marlboro (Ferrari) et Gauloises (Prost) versent respectivement 500 et 100 millions de francs chaque année à des écuries de Formule 1 pour avoir accès à une visibilité planétaire grâce à un sport qui constitue le dernier support publicitaire encore autorisé pour les marques de tabac. Depuis quelques années en Europe, le sport professionnel devient un terrain privilégié d’investissement pour des entreprises de taille internationale désirant prendre le contrôle de clubs prestigieux, notamment de football. La holding Fininvest de Berlusconi, en 1985 avec le Milan AC, le groupe alimentaire Parmalat, en 1986 avec Parme, Canal Plus, en 1991 avec le Paris-Saint-Germain, avaient mis en mouvement ce type de rapprochements capitalistiques et stratégiques. Une nouvelle étape dans la restructuration financière du football a été franchie avec la multiplication des prises de participation et l’introduction en bourse de trente-trois clubs dans plusieurs pays1. La 1. Lors de la saison 1998-1999, six pays européens ont des clubs de football cotés en bourse : Grande-Bretagne (22), Danemark (6), Portugal (2), Italie (1), Pays-Bas (1), Suisse (1). 2248_20_C1 Page 208 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 208 SPORT ET ORDRE PUBLIC première agence mondiale de marketing sportif, Intenation Management Group (IMG), s’est associée récemment à la Chase Capital Partners pour lever 1,2 milliard de francs nécessaire à sa politique d’acquisition de clubs (Strasbourg en 1997) et prendre position sur le marché du football, premier gisement de droits au monde avec 1 200 milliards de francs de chiffre d’affaires pour 1997. La société English National Investment Company (ENIC) détient depuis 1997 un portefeuille d’actions dans quatre équipes : 25 % des Glasgow Rangers, 30 % de Vecenza, 54 % du Slavia de Prague, 79 % de l’AEK Athènes. Pathé, présent dans le cinéma et actionnaire de plusieurs télévisions payantes (BSkyB, Canal Satellite, AB Sports), a acheté 34 % de l’Olympique de Lyon. Aux États-Unis, depuis une quinzaine d’années, les principaux groupes de communication contrôlent la plupart des clubs des quatre ligues majeures (baseball, basket, football américain, hockey sur glace), soit en détenant la majorité de leur capital, soit en étant propriétaire des droits commerciaux (télévision, produits dérivés). News Corporation de Rupert Murdoch a ainsi racheté la franchise de l’équipe de baseball des Los Angeles Dodgers, détient des participations minoritaires des New York Rangers (hockey) et des New York Knicks (basket) et possède les droits de retransmission de soixanteneuf franchises sur cent neuf. Déjà propriétaire des images du football anglais avec BSkyB, Murdoch voulait développer la même stratégie en devenant l’actionnaire majoritaire de Manchester United. Avec cet afflux massif de capitaux dans le football, le spectacle sportif est directement mis au service de la rentabilité financière de ces nouveaux opérateurs dont les investissements recouvrent toutefois des choix différents. Les sociétés dont les activités concernent la communication (Murdoch, Berlusconi, CLT-UFA, Pathé, Canal Plus) mettent en œuvre une politique d’intégration verticale pour maîtriser l’ensemble de l’industrie du spectacle sportif, de la production à la commercialisation des images et des produits dérivés. D’autres, en revanche, investissent dans des actifs d’ores et déjà rentables (ENIC) ; ils visent des clubs sous-évalués et faciles à acheter, spéculant sur leur rapide développement et les perspectives d’augmentation des droits de télévision et dérivés et d’introduction en bourse (IMG). De ce point de vue, Manchester United constitue la référence : + 1 150 % du cours de l’action au London Stock Exchange depuis son entrée en 1991 jusqu’au 30 mars 1999, 17 % de taux de rentabilité pour la saison 1997-1998, une valorisation boursière de 5 500 MF en janvier 1999, soit six fois son chiffre d’affaires. 2248_20_C1 Page 209 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ 209 LE MARCHÉ CONTRE L’ÉTHIQUE Désormais, les clubs soumis à une logique financière en raison de la structure de leur capital n’ont plus un objet simplement sportif. Ils répondent en priorité à la stratégie de leurs actionnaires majoritaires. La cotation en bourse et le retour sur investissement modifient les priorités. Il convient, comme aux États-Unis, d’optimiser avant tout les gains financiers en rentabilisant l’image du club car les actionnaires attendent qu’on leur rende des comptes… et des dividendes ; ceux de Manchester United ont ainsi reçu l’équivalent de 40 millions de francs à l’issue de la saison 1996-1997. C’est une rupture majeure avec la tradition européenne qui, depuis la création du sport moderne il y a un siècle, privilégiait la victoire sportive, objectif premier et ultime de la compétition. Cette dérégulation économique altère l’éthique du sport tout à la fois dans son fondement objectif, la règle sportive comme norme régulatrice, et dans son fondement subjectif, le système des valeurs communément associées au sport1. Qu’il s’agisse du choix du site d’accueil des compétitions, de l’ordonnancement des épreuves, de la transformation des règles de jeu et de la création d’événements ou de nouvelles disciplines, l’organisation et l’évolution du sport obéissent désormais à une pure logique de conquête de chiffre d’affaires, d’audience et de profits. Certes, le sport, comme l’art ou la culture, ne peut échapper à l’emprise des relations monétaires qui caractérisent les économies contemporaines, qu’elles soient capitalistes ou socialistes, développées ou sous-développées. Reconnaître les mérites du marché dans la satisfaction de la demande de sport, c’est prendre acte de sa force et de sa fécondité : il a permis une démocratisation des pratiques et des spectacles en leur fournissant des moyens matériels et financiers, contribuant ainsi à l’élévation du niveau des performances des athlètes grâce à la professionnalisation de leur préparation et de leur statut. Ce qui n’empêche pas de considérer qu’il ne doit pas déborder de sa fonction et tout régir. Un sport soustrait à l’économie constituerait une source de discrimination et d’élitisme et serait condamné dans sa dimension compétitive car il ne peut vivre sans apports extérieurs. Mais le marché ne doit constituer qu’un moyen. Le sport n’a pas été créé pour dégager des flux monétaires. Il a sa propre logique : la victoire sur le temps et sur l’adversaire 1. Nous ne développons pas ici ce second type de dénaturations (corruption, triche, dopage) dont le mobile est de réduire l’incertitude du résultat, principe central et fondateur du sport. Pour en savoir plus, lire : Jean-François Bourg, L’Argent fou du sport, Paris, La Table Ronde, 1994 ; « Le dopage », Encyclopædia Universalis, avril 1999. 2248_20_C1 Page 210 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 210 SPORT ET ORDRE PUBLIC dans laquelle l’athlète recherche aussi sa satisfaction personnelle, l’incertitude du résultat faisant précisément la spécificité du spectacle sportif. De cette singularité, il tire son caractère unique et l’intérêt qui s’en dégage justifie la valeur marchande de l’événement. En effet, la qualité du spectacle sportif dépend de l’enjeu, mais aussi du potentiel des forces en présence et de leur équilibre. Si, dans un championnat, les vainqueurs utilisent leurs gains pour se renforcer en achetant des joueurs, alors que dans le même temps les perdants s’affaiblissent, l’inégalité des équipes en lice réduira l’incertitude du résultat, ce qui fera chuter le nombre de spectateurs, l’audience télévisée des rencontres, les recettes des clubs et de la ligue. Cette interdépendance entre les clubs exige la mise en place de mécanismes de solidarité sur le marché du spectacle sportif. Car, et le paradoxe n’est qu’apparent, afin que la concurrence sportive entre les clubs soit la plus ouverte possible, la compétition économique doit être la plus encadrée possible. Pour y parvenir, divers moyens ont été mis en œuvre aux ÉtatsUnis grâce au Sport broadcasting Act de 1961 qui a accordé au sport professionnel un statut dérogatoire à la loi anti-trust de 1910. Ainsi, les clubs ont pu se regrouper selon leur discipline dans une ligue, laquelle peut négocier les droits de retransmission télévisuelle et commerciaux pour l’ensemble de ses membres. Chaque ligue fonctionne à l’abri de toute concurrence et organise l’incertitude au sein d’une compétition fermée. Les clubs y accèdent en achetant une franchise, et non en se qualifiant sur le terrain, ce qui est contraire à un principe éthique fondamental du sport : l’accession et la rétrogradation en fonction de la performance. Pour corriger les déséquilibres de niveau, un système de régulation permet aux clubs les moins bien classés de s’adjuger par la draft, sorte de droit de « pioche » ou de choix, les meilleurs nouveaux talents et organise, en outre, sur le plan financier, la péréquation des revenus des clubs. Sur le marché du travail également, la concurrence ne peut réguler de façon efficace la compétition entre clubs. Si chacun d’eux est libre de recruter les meilleurs joueurs, la surenchère entre les clubs aura pour conséquence la hausse des salaires, des primes et des transferts, dans des conditions de faibles gains de productivité entraînant des risques de déficit, d’endettement et de faillite. La liberté salariale des clubs accroîtra aussi les inégalités entre les potentiels sportifs et nuira à la préservation de l’incertitude du résultat. C’est pourquoi, dans plusieurs sports professionnels, les ÉtatsUnis ont instauré le salary cap, c’est-à-dire une masse salariale plafonnée, identique pour chaque équipe (basket-ball, base-ball) afin d’égaliser les forces en présence. 2248_20_C1 Page 211 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ 211 Cette double régulation du marché du spectacle et du travail sportifs est fondée sur l’incompatibilité des règles de la compétition sportive avec celles de la concurrence économique. Ce modèle américain est contestable dans ses finalités – mettre le sport au service d’une logique financière –, mais certains de ses moyens d’action sont pertinents et pourraient faire école pour organiser le fonctionnement des championnats en Europe. Or, c’est précisément le principe d’une telle régulation grâce à des procédures de négociation en cartels (ligues), de mutualisation des recettes et de restrictions à la circulation des sportifs professionnels que le droit communautaire européen remet en question1. Le fait que les groupements sportifs, pourvu qu’ils soient considérés comme des entreprises de spectacle, soient soumis au régime général de la concurrence (articles 85 et 86 du traité de Rome contre les cartels et abus de position dominante) contrevient à la nécessité d’une gestion centralisée des droits de retransmission télévisée ou des droits commerciaux. C’est ainsi que le contrat collectif entre la ligue nationale de football et Adidas a été jugé contraire au principe de libre concurrence ; chaque club, étant propriétaire de son image, doit négocier lui-même ses contrats. Pourtant, une exemption à ce régime concurrentiel, justifiée par l’exception sportive analysée précédemment, permettrait aux ligues de redistribuer les revenus d’une manière équilibrée et de garantir aux équipes faibles une couverture télévisuelle comparable à celle des équipes plus fortes. À l’issue de la saison 1998-1999, le champion de France de football recevra 39 millions de francs (et le dernier 27) provenant de la ligue au titre des droits télévisuels jusqu’à présent vendus de façon collective. Mais plusieurs dirigeants de clubs, dont Robert Louis Dreyfus (Olympique de Marseille), également PDG de Adidas, et Patrick Proisy (Racing de Strasbourg), également directeur de IMG Europe, menacent d’engager une action devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) pour obtenir le droit de vendre eux-mêmes les images de leur club. L’exemple italien leur sert de référence : depuis juillet 1999, chaque club peut traiter directement avec les chaînes. Dans cette optique libérale, l’écart entre les montants obtenus va de 90 MF pour le plus mal classé à 310 MF pour la Juventus de Turin, l’Inter ou l’AC Milan (1999/2000). Dans cette perspective, les investisseurs se concentrent sur les meilleures équipes afin de réaliser un rendement optimal. De tels mécanismes débouchent sur un dualisme sportif et financier au sein de la compétition dont l’équilibre et l’incertitude disparaîtront à terme. 1. À ce sujet, voir supra l’article de Colin Miège. 2248_20_C1 Page 212 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 212 SPORT ET ORDRE PUBLIC Se fondant sur l’article 48 du traité de Rome qui pose le principe de libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté, l’arrêt de la CJCE du 15 décembre 1995 (l’arrêt Bosman) constitue une étape décisive vers la formation d’un marché unique des sportifs professionnels en s’opposant à toute entrave (indemnité de transfert, clause de nationalité) à leur mobilité. Aussitôt les instances sportives ont souligné les dangers de cette liberté nouvelle : creusement des inégalités sportives par une concentration des vedettes dans quelques clubs fortunés, déclin des politiques de formation lié à l’absence d’indemnité lors du départ des joueurs en fin de contrat, accroissement des inégalités de revenus entre joueurs, évasion du circuit du sport professionnel de sommes considérables versées sous forme de salaires aux joueurs (+ 27 % en 1997-1998 par rapport à la saison précédente en France) au lieu des indemnités de transfert perçues par les clubs, augmentation du chômage des joueurs nationaux dans certains pays. Cet alignement de la règle sportive sur le droit communautaire d’essence libérale peut nuire à l’intégrité de la compétition dans l’hypothèse où deux ou plusieurs clubs disputant une même épreuve peuvent être contrôlés par le même actionnaire : c’est le cas du groupe ENIC, majoritaire dans le capital de trois clubs ou celui de Canal Plus qui est l’opérateur du PSG et du Servette de Genève. Un conflit d’intérêts ne manquerait pas de surgir si deux de leurs équipes devaient s’affronter. Certes, l’Union européenne de football (UEFA) interdit à deux clubs détenus par la même personne physique ou morale de participer à la Coupe d’Europe. Mais, au nom de la liberté du commerce, ENIC a engagé un recours devant le tribunal arbitral de sport. Si la multipropriété était admise, comment garantir que le résultat sportif acquis soit indépendant des intérêts financiers en jeu ? Un autre danger menace l’éthique sportive : la gestion du sport professionnel par une société privée, en dehors du système fédéral. Le dernier commissaire européen chargé de la concurrence, Karel Van Miert, était favorable à cette liberté d’entreprendre qui consiste, pour un groupement non sportif, à créer une nouvelle compétition dans un secteur monopolistique. Tel est le projet de Media Partners, groupe italien soutenu par la banque américaine Morgan Stanley et les groupes de communication allemand Kirch, anglo-saxon Murdoch et italien Berlusconi. Cette ligue européenne de football (EFL) assurerait une présence parmi l’élite, durant trois saisons au moins, à dix-huit clubs invités sur des critères de notoriété, et sans qu’ils aient besoin de se qualifier. Elle représenterait une source de revenus considérables provenant des chaînes de télévision payante. La suppression de tout aléa sportif séduit les investisseurs dont le souci spéculatif s’accommode de plus en plus mal des risques de non-accession à la ligue des champions. Cette stabilité de plein droit 2248_20_C1 Page 213 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SPORT À L’ÉPREUVE DU MARCHÉ 213 améliorerait notablement la visibilité financière des clubs à moyen terme pour leurs actionnaires, inquiets du caractère imprévisible de la compétition sportive. Un avis favorable à la création de cette super ligue indépendante par la Commission européenne, saisie le 3 février 1999 par Media Partners d’un recours contre l’UEFA pour « entrave à la concurrence », ferait jurisprudence en ouvrant la possibilité de créer des épreuves sportives en dehors des fédérations et des ligues, détentrices jusqu’à présent d’un monopole d’organisation. Dans cette hypothèse, apparaîtraient plusieurs risques : une dévaluation des championnats nationaux désertés par leurs principaux clubs, un déclin, voire une disparition à terme, des compétitions internationales en raison de l’indisponibilité des joueurs retenus par leur calendrier de matchs très lucratifs dans les clubs, une menace pour la survie du lien entre sport et nationalité, une rupture avec le modèle européen, fondé sur la qualification, la promotion ou la relégation, au profit du système américain sur invitation, une rupture, enfin, entre le sport de haut niveau et le sport amateur ou le sport pour tous, censé être porteurs de valeurs culturelles, éducatives et sociales1. * * * De la réponse de l’Union européenne à une demande d’exemption partielle de certaines dispositions des traités communautaires présentée par le mouvement sportif fédéral dépendent l’avenir et la crédibilité de nombreuses disciplines dont l’identité a été fondée jusqu’à présent sur la primauté accordée à la compétition sportive. Face à l’ultralibéralisme, il appartient aux instances sportives de reconquérir le pouvoir et de refonder leur légitimité sur une véritable éthique qui s’est trouvée pervertie par la pénétration incontrôlée de la finance dans le sport professionnel, laquelle répond, certes, à un besoin de capitaux, mais dont le caractère hégémonique a fait perdre tout « sens » à l’activité sportive. Références bibliographiques ANDREFF Wladimir, NYS Jean-François, Économie du sport, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 3e édition, 1997, 128 p. BOURG Jean-François, L’économie du sport, Paris, Encyclopaedia Universalis, CDRom, Version 5.0, 1999. BOURG Jean-François, GOUGUET Jean-Jacques, Analyse économique du sport, Paris, PUF, 1998, 380 p. BOURG Jean-François, GOUGUET Jean-Jacques, Économie du sport, Paris, La Découverte, coll. « Repères », à paraître. SCYMANSKI Stefan, KUYPERS Tim, Winners and losers. The business strategy of football, Londres, Viking, 1999. 1. Sur les limites de ces valeurs, voir supra la deuxième partie. 2248_20_C1 Page 214 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 2248_21_C2 Page 215 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 215 LE SYSTÈME OLYMPIQUE ET LES POUVOIRS PUBLICS FACE AU DOPAGE ET À LA CORRUPTION : PARTENARIAT OU CONFRONTATION ? ■ Jean-Loup CHAPPELET Résumé : en tant que dépositaire d’une certaine idée du sport, datant pour l’essentiel de Pierre de Coubertin, le Comité international olympique et les organismes qui forment avec lui le système olympique ont été particulièrement touchés par les dérives du sport qui reçoivent, en cette fin de siècle, une attention médiatique soutenue. Ces dérives sont suffisamment graves pour que les pouvoirs publics nationaux et internationaux s’en préoccupent. Leurs réactions, parfois brutales et inattendues, posent la question des relations entre le système olympique et l’ordre public. Ces relations et leur évolution sont examinées à la lumière des problèmes du dopage et de la corruption. Un cadre juridique pour de meilleures relations est esquissé. Depuis quelques années, le système olympique, avec à sa tête le Comité international olympique (CIO), doit de plus en plus faire face à des questions d’ordre public. Autrement dit, l’ordre sportif qu’il a constitué au cours du XXe siècle se trouve régulièrement confronté depuis deux décennies environ aux pouvoirs publics nationaux et internationaux et aux ordres juridiques qu’ils engendrent. L’Union européenne (UE) et ses États membres ont été particulièrement actifs depuis 1995, date à laquelle la Cour de justice des Communautés européennes a rendu son fameux arrêt Bosman 1. Les années 1998 et 1999 se sont révélées capitales à cause de la recrudescence des problèmes du dopage et de la corruption dans le sport. Ces problèmes ont directement touché le CIO qui a réagi en convoquant une conférence mondiale sur le dopage et en créant une Commission de réforme intitulée « CIO 2000 ». 1. Mattera A. (dir.), « L’arrêt Bosman : la suppression des frontières sportives à l’intérieur de l’Union européenne », numéro spécial de la Revue du marché unique européen, Paris, Juglar, 1996. 2248_21_C2 Page 216 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 216 SPORT ET ORDRE PUBLIC Cet article présente brièvement l’ordre sportif constitué par le système olympique et les nouveaux acteurs qui s’y intéressent, notamment les États dont les relations actuelles avec ce système sont précisées. Il examine ensuite comment les problématiques du dopage et de la corruption interpellent l’arrangement des acteurs olympiques actuels et tout particulièrement le CIO. Il propose enfin un aménagement du statut juridique du système olympique propre à rendre ses relations plus harmonieuses avec l’ordre public national et surtout international. LE SYSTÈME OLYMPIQUE Les organismes contribuant à la préparation et au déroulement des Jeux olympiques peuvent être répartis en cinq types d’acteurs entretenant des relations étroites qui en font un système bien charpenté, connu aussi sous l’appellation plus large de « mouvement olympique »1. Le Comité international olympique, fondé en 1894, constitue à lui tout seul le premier acteur, au sommet du système, car il reconnaît les autres acteurs et les finance en partie. Bien que son rôle s’élargisse progressivement à tout le sport, il reste fortement centré sur les Jeux olympiques dont il possède tous les droits juridiques grâce à l’enregistrement mondial de nombreuses marques qui y sont associées (symbole, drapeau, flamme, devise, etc.). Ces droits génèrent des revenus importants. Les comités d’organisation des Jeux olympiques (COJO) sont un deuxième type d’acteurs. Bien qu’éphémères, puisque leur durée de vie ne dépasse pas une dizaine d’années (y compris la phase de candidature), ils sont au centre du système olympique et lui permettent de s’autofinancer grâce aux revenus que procurent les Jeux d’été ou d’hiver. Un COJO est généralement en étroites relations avec les pouvoirs publics locaux, régionaux et nationaux de son pays pour de nombreuses questions organisationnelles (constructions, sécurité, transports, diplomatie, etc.). Les fédérations internationales sportives (FI) constituent un troisième type d’acteurs. Elles se répartissent entre celles (trente-cinq en 2000) dont le sport figure au programme des Jeux d’été ou d’hiver et qui sanctionnent leurs épreuves olympiques, et celles (vingt-six) dont le sport n’y figure pas encore mais qui sont reconnues par le CIO. Les FI olympiques touchent une partie des droits de retransmission télévi- 1. Le CIO englobe dans le mouvement olympique les personnes morales et physiques (athlètes, entraîneurs, dirigeants, etc.) qui acceptent d’être guidés par la charte olympique édictée par luimême (principe fondamental 5). Toutefois, il ne reconnaît que des personnes morales (article 4). Il se fixe comme premier rôle de renforcer l’unité du mouvement olympique (article 2). 2248_21_C2 Page 217 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 217 sée des Jeux. Les FI reconnues reçoivent des subventions. Depuis 1967, les FI olympiques et reconnues se regroupent avec d’autres FI dans l’Association générale des fédérations internationales de sports (AGFIS) dont le siège est à Monaco. Les activités des FI ne se limitent nullement aux Jeux. Quelques rares FI, comme la Fédération internationale de football association (FIFA), ont des championnats du monde qui rivalisent en ampleur avec les Jeux. Les comités nationaux olympiques (CNO) forment un quatrième type d’acteurs du système olympique. Ils sont les représentants territoriaux du CIO et les seuls à pouvoir engager une équipe olympique aux Jeux. Ils reçoivent des aides du CIO à travers la solidarité olympique, un organisme basé à Lausanne et financé par une partie des droits de télévision des Jeux. Les CNO sont souvent subventionnés par leur gouvernement, parfois se sont des organismes (para-)gouvernementaux. De plus en plus, ils constituent également la confédération des fédérations nationales sportives (les principales exceptions européennes sont l’Allemagne et la Grande-Bretagne). Depuis 1980, les CNO se sont regroupés dans une Association (mondiale) des CNO (ACNO), dont le siège est à Paris et qui chapeaute cinq associations continentales répartissant les fonds de la solidarité olympique. Trois d’entre elles régissent des Jeux continentaux (panaméricains, asiatiques, africains). Les fédérations nationales sportives (FN) sont le cinquième et dernier type d’acteurs du système olympique. Elles regroupent pour un sport donné les clubs de leur pays et à travers eux leurs athlètes. Les FN peuvent être reconnues, au niveau national, par le CNO de leur pays et/ou, au niveau international, par la FI de leur sport. Il arrive que la double reconnaissance ne soit pas obtenue, ce qui empêche la participation des athlètes concernés aux Jeux. Ces cinq types d’acteurs peuvent être représentés sous la forme de cinq anneaux, mais disposés différemment des anneaux olympiques (cf. figure 1). La charte olympique, élaborée par le CIO, est leur texte fondateur ; les athlètes leur principale raison d’être. La quasi-totalité des organismes du système olympique sont des associations sans but lucratif au sens de la loi du pays de leur siège, y compris le CIO en Suisse. Depuis une vingtaine d’années, ce mouvement associatif est de plus en plus confronté à quatre autres types d’acteurs d’une nature juridique différente. Ce sont d’abord les États et les organisations intergouvernementales, organismes de droit public dont nous examinerons plus longuement dans cet article les relations particulières avec le système olympique. Ce sont deuxièmement les entreprises multinationales pratiquant le parrainage (sponsors internationaux) et qui entretiennent 2248_21_C2 Page 218 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 218 SPORT ET ORDRE PUBLIC Charte olympique CIO CNO (200) COJO (3 ou 4) FI (35) FN Clubs athlètes Figure 1 : le système olympique. une relation commerciale avec le CIO et les FI. Ce sont par exemple la douzaine de sociétés participant au programme de marketing TOP (The Olympic Partners) du CIO (Coca-Cola, Kodak, Visa, etc.), ainsi que les grandes chaînes et unions de télévision (National Broadcasting Corporation, Union européenne de radiodiffusion, etc.) qui sont des sponsors primordiaux pour en attirer d’autres. Leurs homologues au niveau national (sponsors nationaux) sont un troisième type de nouveaux acteurs, en relation avec les CNO et les FN au travers de contrats de parrainage limités à un territoire national. Par exemple, en Suisse, le limonadier Rivella soutient depuis de longues années aussi bien l’Association olympique suisse que plusieurs fédérations sportives helvétiques qui en font partie. Les sponsors nationaux et internationaux sont généralement des sociétés anonymes. Enfin, un quatrième type d’acteurs émerge avec force depuis une dizaine d’années en coopération ou en concurrence avec les FN et les FI. Ce sont les ligues d’équipes ou de sportifs professionnels. Cette catégorie comprend des groupements d’athlètes tels que : Association of Tennis Professionals (ATP), Women Tennis Association (WTA), Professionnal Golf Association (PGA), Association of Surfing Professionnals (ASP), Association of (Beach) Volley-ball Professionnals (AVP), etc. Elle comprend également les ligues de football pro- 2248_21_C2 Page 219 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 219 fessionnel, ou d’autres sports d’équipe, que l’on retrouve dans la plupart des pays européens ou qui tentent de se créer entre grands clubs, ainsi que les ligues pro américaines : National Basket-ball Association (NBA), National Hockey League (NHL), National (American) Football League (NFL), Major League Base-ball (MLB), etc. Bien que très hétéroclites, y compris de par leurs statuts juridiques, ces nouveaux acteurs ont un objectif commun : le profit de leurs membres, propriétaires et/ou actionnaires. Ils coopèrent parfois avec le système olympique pour la participation de leurs athlètes aux Jeux (Dream Team de basket-ball à Barcelone, joueurs de la NHL à Nagano, etc.) États CNO Sponsors nationaux Charte olympique CIO COJO FN Clubs athlètes Sponsors internationaux FI Ligues d’athlètes ou d'équipes Figure 2 : les nouveaux acteurs encerclant le système olympique. La position de ces quatre nouveaux types d’acteurs aux frontières du système olympique est illustrée par la figure 21. La suite de cet article se concentre sur le quadrant supérieur gauche de cette figure. 1. Ce nouveau système qui se met en place sera présenté en détail dans l’ouvrage à paraître Chappelet Jean-Loup, Morath Pierre, La gouvernance du sport mondial. 2248_21_C2 Page 220 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 220 SPORT ET ORDRE PUBLIC L’ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LE SYSTÈME OLYMPIQUE ET LES ÉTATS Contrairement aux apparences parfois trompeuses, le CIO n’est pas une « vraie » organisation internationale, mais une organisation non gouvernementale (ONG) sous la forme juridique d’une association de droit suisse selon les articles 60 à 79 du Code civil helvétique, son siège étant à Lausanne depuis 1915. Ce statut est clairement affirmé dans la charte olympique depuis les années 1970 et lui donne la personnalité juridique. De plus, dans de nombreux pays dont la France, le CIO est cité dans des lois sur le sport comme le gardien de l’idéal olympique et/ou comme organisme établissant la liste des produits dopants. À partir de 1980, sous la présidence de Juan-Antonio Samaranch, le CIO n’a eu de cesse d’améliorer sa reconnaissance internationale1. En 1981, le Conseil fédéral (gouvernement) suisse reconnaît par arrêté au CIO un « caractère spécifique d’institution internationale » tout en confirmant deux privilèges acquis de longue date : l’exonération d’impôts directs sur ses revenus et la possibilité de recruter pour son administration sans limitation de nationalité (l’obtention de permis de travail pour étrangers étant très limitée en Suisse). La même année, le CIO est désigné comme le détenteur des droits sur les anneaux olympiques par un traité de droit international signé à Nairobi sous l’égide de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Ce traité a été ratifié par une quarantaine de pays, mais pas par la plupart de ceux commercialement importants qui ont souvent confié ce droit très lucratif à leur CNO. En 1989, à la suite des problèmes de boycott et de dopage des Jeux de Séoul l’année précédente, l’Assemblée générale de l’UNESCO adopte trois résolutions invitant ses États membres à coopérer avec le mouvement olympique, à lutter contre le dopage et à défendre les Jeux olympiques. Ces résolutions sont les premières à offrir une forme de reconnaissance internationale au CIO, quoiqu’assez faible. Elle est légèrement renforcée par l’adoption quelques mois avant les Jeux de Lillehammer en 1994, Atlanta en 1996 et Nagano en 1998 de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies appelant les États membres à respecter une « trêve olympique » pendant les Jeux. C’est ainsi que les États-Unis renoncèrent à lancer des bombardements sur l’Iraq durant les Jeux de Nagano et que le drapeau de l’ONU flotta sur tous les sites de compétitions à côté du drapeau olympique. 1. À ce sujet, voir supra l’article de Dominique Maliesky. 2248_21_C2 Page 221 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 221 Dans les années 1990, le CIO a multiplié les accords de coopération et les conférences avec les organisations onusiennes telles que l’UNESCO, le Fond des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Mais ces relations privilégiées ne lui confèrent pas pour autant un vrai statut international. En Suisse même, le CIO n’a toujours pas d’accord de siège alors que des organisations non gouvernementales comme l’Association internationale du transport aérien (IATA) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en disposent. Le gouvernement helvétique veut éviter de créer un précédent qui pourrait être évoqué par la vingtaine de FI dont le siège est en Suisse, même si la plupart n’ont pas cette prétention. En 1999, le CIO a préféré retirer une demande d’exemption de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) qui risquait d’être refusée par le parlement suisse à la suite du scandale de la corruption. De plus, l’examen de cette demande provoqua la suppression d’une légère exemption d’impôts sur les revenus pratiquée de longue date pour ses employés. Il est intéressant de comprendre l’argumentation du CIO vis-à-vis de la TVA. Ce dernier ne réclamait pas, en effet, son exemption pour des motifs financiers, puisqu’il aurait pu récupérer la taxe sur les montants versés aux FI et aux CNO. Mais une telle récupération aurait nécessité l’établissement de factures, voire de contrats, entre les acteurs du système olympique qui s’y refusent par principe. Parallèlement aux démarches visant à améliorer sa reconnaissance par les pouvoirs publics, le CIO qui assume des pouvoirs exécutifs et législatifs a soutenu, à partir de 1983, la création d’un pouvoir judiciaire autonome sous la forme du Tribunal arbitral du sport (TAS) pour éviter les recours souvent lents et onéreux au juge étatique1. Ce tribunal est composé de deux chambres. La chambre d’arbitrage ordinaire examine tous les litiges en matière de sport qui lui sont soumis directement et volontairement par des parties. La chambre arbitrale d’appel sert de tribunal suprême pour toutes les juridictions organiques des FI et des CNO qui veulent bien la reconnaître comme tel (la principale exception restant la FIFA qui souhaiterait une chambre spécialisée pour le football). Le siège du TAS est à Lausanne, mais des chambres décentralisées sont prévues en Océanie et en Amérique. Le droit appliqué est le droit suisse sauf accord contraire entre les parties. L’arbitrage se base sur la loi suisse sur le droit international privé (chapitre 12) et 1. TAS, Guide de l’arbitrage, Lausanne, circa 1996. 2248_21_C2 Page 222 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 222 SPORT ET ORDRE PUBLIC un code de l’arbitrage en matière de sport. Ses sentences ont la même force que des jugements rendus par des tribunaux civils. Depuis 1994, à la suite de l’appel exceptionnel d’une de ses sentences auprès du Tribunal fédéral suisse (plus haute cour helvétique), le TAS est supervisé par un Conseil international de l’arbitrage sportif (CIAS) formé de vingt personnalités nommées par le CIO, les FI, les CNO et les athlètes. Le CIAS nomme les quelque deux cents juges du TAS parmi lesquels les parties peuvent choisir leurs représentants. Cette structure assure une bonne indépendance vis-à-vis du CIO. Le TAS a d’ailleurs pris des sentences cassant des décisions du CIO en matière de dopage lors des Jeux d’Atlanta et de Nagano. On peut donc affirmer que le CIAS et le TAS constituent une solution particulièrement adaptée aux litiges nationaux et surtout internationaux en matière de sport qui a permis d’établir un partenariat dans le domaine judiciaire civil entre les pouvoirs sportifs et publics, déchargeant efficacement ces derniers. L’arbitrage se répand d’ailleurs au niveau des CNO (USA et Belgique). LES NOUVEAUX DÉFIS DU CIO FACE À L’ORDRE PUBLIC Alors que les FI, les CNO et les FN ont été fortement affectés dans les années 1990 par les implications économiques de leurs activités, en particulier dans l’Union européenne (UE), le CIO n’a que peu été touché jusqu’à présent. Les règles communautaires de libre circulation des personnes, des marchandises et des services, ou de libre concurrence ne sont pas (encore) vraiment rentrées en collision avec les règles olympiques. L’UE a même subventionné les Jeux d’Albertville et de Barcelone, en 1992, pour que le symbolisme européen soit présent pendant les cérémonies d’ouverture et de clôture (faute d’obtenir que les athlètes des pays membres défilent ensemble). Pour ce qui est des droits de télévision, le CIO a signé en 1995 des accords à long terme portant sur quatre éditions des Jeux (2000 à 2008) pour la plupart des territoires économiquement importants. Pour l’Europe, il a signé avec l’UER, le groupement des chaînes publiques non cryptées du continent. Cela le met pour quelques années à l’abri de la directive européenne « Télévision sans frontières » qui permet à chaque État membre de s’assurer que les grands événements, dont bien sûr les Jeux, sont accessibles à tous sans péage. Ce contrat exclusif a pourtant une très longue durée. Pour étudier ces questions d’économie sportive, le CIO a fondé en 1998, et préside, un groupe de travail composé des prési- 2248_21_C2 Page 223 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 223 dents des associations des FI de sports d’été (ASOIF), des FI de sports d’hiver (AIWSF), des Comités olympiques européens (COE) et de la Fédération internationale de l’automobile (FIA), ainsi que de représentants de l’UER et de l’Union européenne de football association (UEFA). Ce groupe suit de près les discussions sur l’introduction de la notion d’exception sportive dans les traités européens1. Par contre les problèmes éthiques (dopage, corruption), qui secouent intensément le sport depuis le Tour de France 1998 et les révélations sur la candidature de Salt Lake City aux Jeux d’hiver quelques mois plus tard, frappent le CIO de plein fouet et posent la question de sa relation à l’ordre public. Le problème du dopage Le problème du dopage a plus de trente ans puisque le CIO pratique des tests aux Jeux olympiques depuis 1968. Mais il connaît une attention renforcée depuis le Tour de France 1998 qui fut fortement perturbé par plusieurs interpellations de coureurs, soigneurs et dirigeants par la police. Curieusement l’Union cycliste internationale (UCI), la FI directement concernée et présidée par un membre du CIO, ne réagit pas immédiatement à ces événements inédits. Par contre, le CIO organisa dès le mois d’août 1998 une réunion extraordinaire de sa Commission exécutive où il invita à s’exprimer Jean-Claude Killy, membre français du CIO et patron du Tour. Il décida alors de convoquer une grande conférence mondiale sur le dopage pour février 1999, à Lausanne, avec la participation de tous les milieux concernés y compris les gouvernements et les organisations intergouvernementales. Le CIO prenait ainsi à bras le corps un problème qui n’affectait pas seulement les Jeux, mais tout le sport. De cette façon il évitait que d’autres s’en saisissent comme après la disqualification de Ben Johnson pour dopage des Jeux de Séoul, dix ans plus tôt. C’est en effet à la suite d’une résolution de la deuxième conférence des ministres des Sports tenue sous l’égide de l’UNESCO à Moscou en octobre 1988, qu’il dû rapidement adopter l’année suivante une Charte internationale de lutte contre le dopage. Cette charte résultait en partie de pressions gouvernementales, notamment celle du Canada qui avait institué sous la présidence du juge Dubin une Commission d’enquête nationale autour du cas Ben Johnson. Elle faisait également écho à la Convention contre le dopage adoptée la même année par le Conseil de l’Europe. 1. Voir, supra, l’article de Colin Miège. 2248_21_C2 Page 224 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 224 SPORT ET ORDRE PUBLIC Il est clair aujourd’hui que ni cette charte ni cette convention n’empêchèrent le dopage de se développer considérablement dans le sport, y compris aux Jeux olympiques et ceci malgré l’absence de cas positifs aux Jeux d’Albertville, de Lillehammer, d’Atlanta et de Nagano. Ce développement est notamment dû à l’apparition de produits dopants difficilement décelables comme l’EPO et l’hormone de croissance, mais aussi au relatif désintérêt des pouvoirs publics pour cette question jugée purement sportive jusqu’en 1998. Parallèlement, de nombreuses FI refusaient de prendre en main le problème malgré des résolutions prises à cet effet au fil des ans lors de plusieurs réunions à Lausanne sous l’égide du CIO. Quelques semaines après les événements du Tour de France, l’entraîneur d’une équipe romaine de football faisait des déclarations fracassantes sur l’étendue du dopage dans ce sport en Italie. Il déclenchait ainsi des enquêtes judiciaires que les journalistes résumèrent rapidement sous l’appellation « pieds propres », en référence aux opérations « mains propres » conduites par des juges italiens contre les hommes politiques corrompus. Un procureur turinois convoqua ainsi de nombreux athlètes et dirigeants, ainsi que le président et le directeur de la Commission médicale du CIO. Ces enquêtes entraînèrent la fermeture du laboratoire antidopage de Rome (qui n’analysait sérieusement qu’un petit nombre des échantillons qui lui était soumis) et à la démission du président du Comité olympique national italien (CONI) dont il dépendait. Dans la foulée, un nouveau gouvernement italien décidait une réforme en profondeur du CONI, dans le sens d’un meilleur contrôle étatique sur cet organisme. Les événements de l’été 1998 sur le front du dopage montraient que l’intervention musclée des pouvoirs publics (français et italiens, en l’occurrence) changeait considérablement les données du problème. L’ordre sportif – directement à travers le CONI, l’UCI, les FN concernées et indirectement avec le CIO – se trouvait quasiment pour la première fois confronté à l’ordre public, représenté par ses policiers et ses juges. Sous l’impulsion des ministres français et allemand chargés du Sport, leurs collègues européens s’intéressèrent au problème et à ses implications de santé publique. Les gouvernements australien et américain se sentirent également concernés du fait de l’organisation des Jeux à Sydney, en 2000, et à Salt Lake City, en 2002, dont ils ne voulaient pas voir l’image entachée par le dopage. L’invitation des gouvernements à la conférence de Lausanne était donc judicieuse, mais s’annonçait délicate à gérer. Quatre groupes de travail se réunirent durant l’automne pour préparer la conférence sous la direction des quatre vice-présidents du CIO. Ils étaient chargés des thèmes suivants : protection des athlètes, aspects juridiques, prévention et éducation, aspects financiers. Le 2248_21_C2 Page 225 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 225 CIO se déclarait d’emblée prêt à créer et financer une Agence internationale antidopage (AIA) chargée de procéder à des contrôles dans tous les sports. Il se faisait fort de rassembler tout le système olympique, en particulier les FI, derrière une définition commune du dopage et des sanctions uniformes. Un projet de laboratoire volant avait pourtant été abandonné par le CIO en 1990 pour des raisons de faisabilité, alors qu’un fabriquant d’appareils d’analyse était prêt à le financer. Pour le malheur du CIO, la conférence de Lausanne se déroula, en février 1999, après la révélation de pratiques douteuses à l’occasion de l’attribution des Jeux olympiques, à un moment donc où le CIO était attaqué de toutes parts. Les ministres invités à Lausanne critiquèrent l’action du CIO en matière de dopage et ses plans pour l’AIA qu’ils jugeaient inféodée au CIO. Par ailleurs, trois FI importantes (football, cyclisme et tennis) émirent de fortes réserves sur le principe de sanctions uniformes proposé par le CIO qui dû être aménagé. Toutefois, la déclaration finale de la conférence donne la définition suivante du dopage qui est intéressante dans la mesure où elle ne le limite pas uniquement à des substances ou méthodes citées dans une liste : « Le Code antidopage du mouvement olympique est accepté comme base de la lutte contre le dopage, défini comme l’usage d’un artifice (substance ou méthode) potentiellement dangereux pour la santé des athlètes et/ou susceptible d’améliorer leur performance, ou la présence dans l’organisme de l’athlète d’une substance ou la constatation de l’application d’une méthode qui figure dans une liste annexée au Code antidopage du mouvement olympique. » Le paragraphe de la déclaration finale concernant la collaboration entre le mouvement olympique et les pouvoirs publics fut fortement amendé. Le CIO avait cru pouvoir affirmer que : « Les pouvoirs publics assument la responsabilité de déterminer les sanctions contre les trafiquants de substances dopantes interdites, et de réprimer les infractions passibles de sanctions non-sportives. » Cette phrase fut biffée pour ne plus laisser qu’une déclaration de principe : « La collaboration dans la lutte contre le dopage entre les organisations sportives et les pouvoirs publics sera renforcée en fonction des responsabilités de chaque partie. Ensemble, ils se préoccupent aussi de l’éducation, de la recherche scientifique, des mesures sociales et de santé protégeant les athlètes et de la coordination des législations relatives au dopage. » En fait, l’essentiel était renvoyé à un groupe de travail chargé d’imaginer les missions, statuts et budget de l’AIA. Ce groupe se réunit à six reprises en 1999 sous l’égide du CIO avec la participation d’un patchwork d’organisations sportives et intergouvernementales : l’ASOIF, 2248_21_C2 Page 226 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 226 SPORT ET ORDRE PUBLIC l’AIWSF, l’ACNO, la Commission des athlètes et la Commission médicale du CIO, le TAS, la Confédération arabe des sports, le Conseil suprême du sport en Afrique, l’OMS, Interpol, le PNUCD, l’UE, le Conseil de l’Europe et son groupe de suivi de la Convention contre le dopage. Ce groupe de travail proposa que les missions de l’AIA soient, dès le début de l’an 2000 de : coordonner un programme international antidopage basé sur des contrôles d’urines inopinés hors compétitions dans tous les sports, en accord avec les États et organisations sportives concernés ; accréditer les laboratoires spécialisés ; proposer une liste de substances interdites ; soutenir des programmes de recherche et de prévention en la matière. L’AIA est une fondation de droit suisse dont le conseil comprend des responsables olympiques et gouvernementaux. Ce conseil décide du directeur de l’AIA et de son siège selon un appel d’offres auprès des villes intéressées. Le CIO souhaitait que ce siège soit à Lausanne, alors que les représentants de l’UE trouvaient cela inacceptable pour l’indépendance de l’AIA, malgré le contre-exemple du TAS basé à Lausanne. Le financement immédiat de l’AIA est assuré par le système olympique qui a promis, dans la déclaration finale de Lausanne, un capital de fondation de 25 millions de dollars. Les gouvernements pourraient y participer plus tard. En septembre 1999, après consultation des FI et CNO, le CIO publie un nouveau Code antidopage du mouvement olympique reconnu dans la déclaration de Lausanne comme base de la lutte contre le dopage1. Il y intègre l’AIA, mais réserve à la Commission exécutive du CIO le droit de modifier ce code sur recommandation du conseil de l’AIA, en particulier la liste des substances et méthodes interdites, ainsi que les procédures de prélèvement, d’analyse et d’accréditation qui en font partie. Il contrôle ainsi le cadre de travail de l’AIA. Pour la première fois, ce Code prévoit pour les athlètes des amendes jusqu’à un maximum de 100 000 dollars en plus de suspensions de compétition pour un minimum de deux ans. Des pénalités supérieures sont prévues pour des circonstances graves et des substances très dangereuses. Le trafic est également sanctionné, mais sa poursuite pénale reste typiquement une tâche étatique. Les appels sont prévus exclusivement auprès du TAS. Dès sa publication, ce Code est critiqué par le CNO australien qui le trouve trop timide et inadéquat sur certains points, notamment en vue des Jeux de Sydney. Il regrette en particulier son silence sur les contrôles sanguins. 1. Code Antidopage du mouvement olympique (édition bilingue français-anglais), Lausanne, CIO, 1999. 2248_21_C2 Page 227 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 227 Parallèlement à ces travaux menés par le CIO, les responsables de l’International Anti-Doping Arrangement (IADA) déposaient, en juillet 1999, auprès de l’Organisation internationale de normalisation (ISO) à Genève un projet de normes sur les procédures de contrôles antidopage afin de les harmoniser dans tous les pays membres de cette organisation. En effet, l’absence de procédures normalisées a souvent conduit les tribunaux à invalider des tests positifs. Or l’IADA est un accord intergouvernemental entre l’Australie, le Canada, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède. Pour la première fois, des gouvernements prenaient l’initiative dans un domaine jusque-là régulé par le CIO et les FI à travers leurs commissions médicales définissant les procédures et accréditant les laboratoires antidopage officiels. La cohérence entre ce projet de normes et celles qui seront adoptées par l’AIA pour le code antidopage n’est pas assurée. Il est désormais évident que le problème du dopage ne pourra être résolu que grâce à un partenariat entre l’ordre sportif et l’ordre public qui permettrait une répartition des tâches correspondant aux compétences et pouvoirs de chacun, à l’instar de ce qui est pratiqué dans les pays scandinaves1. La difficulté de mise au point d’un tel partenariat vient du fait que le sport de haut niveau est un phénomène mondial, alors que les pouvoirs publics ne disposent de lois antidopage que dans vingt-sept pays sur les deux cents qui ont un CNO2. La Suisse, par exemple, ne possède de tels articles de loi que depuis 1999. Auparavant seul le dopage des chevaux était interdit ! À cet égard, l’intervention de l’Europe unie, sur la base du travail effectué par le Conseil de l’Europe depuis vingt ans, pourrait être décisive pour la réussite de ce partenariat. Le problème de la corruption Les dérives provoquées par l’argent dans le sport ont été dénoncées depuis de nombreuses années3. Jusqu’au mois de décembre 1998, elles avaient rarement touché le cœur du système olympique, c’est-àdire le CIO et les COJO. Lors d’une réunion de la Commission exécutive du CIO tenue ce mois-là à Lausanne, un de ses membres émérites, le Suisse Marc Hodler, fit des déclarations sensationnelles au sujet du processus d’élection des villes olympiques. Il accusait plusieurs comités de candidatures d’avoir influencé le vote à bulletin 1. Chappelet Jean-Loup, « Un partenariat public-privé contre le fléau du dopage », Le Temps, 20 août 1998, p. 9. 2. Rogge Jacques, Sport Europe, n° 45, juillet 1999, p. 28-33. 3. Voir par exemple, Bourg Jean-François, L’argent fou du sport, Paris, La Table Ronde, 1994. 2248_21_C2 Page 228 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 228 SPORT ET ORDRE PUBLIC secret des membres du CIO à l’aide de moyens anormaux tels que des versements d’argent, des cadeaux importants, des avantages divers pour eux même ou leur famille. Ces déclarations faisaient suite à la découverte d’un document indiquant que le Comité de Salt Lake City 2002 avait offert une bourse d’étude à la fille d’un membre du CIO, entre temps décédé. Marc Hodler se sentait directement concerné en tant que président de la Commission de coordination CIO-COJO pour 2002 et aussi responsable des Directives aux villes candidates en matière de limitation des dépenses. Ces Directives avaient été élaborées à la suite de la campagne pour les Jeux de 1992 et régulièrement renforcées. Elles interdisaient notamment les réceptions inutiles, les visites exagérées et des cadeaux dont le total de la valeur dépasserait 200 dollars1. Ce n’était pas la première fois que des rumeurs de trafic d’influence touchaient le processus de sélection des villes organisatrices des Jeux. La candidature de Toronto s’en était plainte dans un rapport confidentiel à la suite de la campagne pour les Jeux d’été 1996 et des livres avaient souligné ces problèmes à la suite des candidatures suédoises de Falun (1994) et Östersund (2002)2. Mais le CIO n’y avait pas donné suite faute de véritables preuves. Le document en provenance de Salt Lake se révéla finalement être un faux, pourtant il déclencha plusieurs enquêtes qui mirent à jour toute une série de pratiques douteuses tant de la part du Comité de candidature que des membres du CIO. Diverses recherches furent également entreprises au sujet des candidatures de Sydney (2000), Nagano (1998) et Atlanta (1996). Face à une réaction médiatique considérable, le CIO institua immédiatement une Commission d’enquête dirigée par un de ses vice-présidents, le Canadien Richard Pound. Cette Commission examina les cas de vingt-trois membres mentionnés à divers titres sur cent quatorze. Quatre membres démissionnèrent ; six furent exclus par une session extraordinaire convoquée en mars 1999 ; dix autres reçurent des avertissements plus ou moins sévères pour conduite non appropriée. Les autres furent innocentés. À aucun moment le CIO n’employa le terme de « corruption ». En effet, ses membres sont des personnes privées, tout comme en général les comités de candidature. Ils ne représentent pas un gouvernement, au contraire ils sont, selon la charte olympique, les représentants du CIO auprès de leur pays. Or, si aucune loi n’est violée, 1. Manuel des villes candidates à l’organisation des XIXe Jeux olympiques d’hiver, Lausanne, CIO, 1994, p. 19. 2. De Persson Christer, The Process of Host Selection for the 2002 Olympic Winter Games, mémoire de licence, Lulea University of Technology, 1997, p. 10. 2248_21_C2 Page 229 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 229 rien n’interdit à deux personnes privées de conclure un arrangement à l’amiable. De plus, si un tel arrangement portait sur un vote en faveur d’une ville candidate, il serait impossible à prouver puisque le vote est secret. En invoquant la corruption pour exclure un membre, le CIO aurait donc risqué de se faire attaquer en justice pour diffamation. Il invoqua plutôt un comportement inadéquat au vu de l’éthique prônée par sa charte. Cette notion relativement floue fut précisée par l’adoption d’un Code d’éthique, en juin 1999, beaucoup plus vaste que les Directives aux villes candidates1. À la suite d’une enquête parallèle à celle menée par le CIO, le CNO des États-Unis (United States Olympic Committee : USOC) proposa toute une série de mesures pour réformer le CIO, en particulier d’y inclure des représentants des pouvoirs publics (ce qui est contraire à l’idée même que le CIO se fait de ses membres, comme on l’a vu ci-dessus). Il était aussi suggéré que le CIO soit cité dans la liste des « organisations internationales publiques » mentionnées dans la fameuse loi américaine votée après le scandale Lookheed dans les années 1970 (Foreign Corrupt Practices Act). Il est également fait référence à cette liste dans une Convention contre la corruption dans les transactions commerciales internationales, préparée par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et adoptée en 1997 par une trentaine de pays, dont presque tous ceux qui ont organisé des Jeux. Ainsi les membres du CIO pourraient être poursuivis pour corruption dans tous les pays qui citeraient expressément le CIO dans cette liste, c’est-à-dire le reconnaîtraient comme « organisation internationale publique ». Paradoxalement, l’USOC reposait ainsi la question du statut privé du CIO, alors que lui-même est créé par une loi américaine (Amateur Sports Act). Cette loi lui confère notamment les droits sur les anneaux olympiques aux États-Unis, ce qui oblige le CIO à être très attentif aux desideratas tant de l’USOC que du Congrès américain. Un sénateur a d’ailleurs profité de l’occasion pour tenir des auditions (hearings) au sujet de Salt Lake City et de la déductibilité d’impôt des montants versés par les nombreux sponsors américains des Jeux2. Pour couronner cette série d’enquêtes, mentionnons également celle du Bureau fédéral d’investigations (FBI) qui a abouti à l’inculpation d’un homme d’affaire de l’Utah et du fils d’un membre du CIO. L’inculpation de membres du CIO n’est pas exclue et ce dernier leur a fourni des conseils pour répondre à d’éventuels interrogatoires du FBI lorsqu’ils sont sur le territoire américain. 1. Voir ce code à l’adresse : www.olympic.org/ioc/f/org/ethics/ethics-code-f.html 2. Voir à ce sujet, infra, l’article de Andrew Jennings. 2248_21_C2 Page 230 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 230 SPORT ET ORDRE PUBLIC À la suite de l’affaire de Salt Lake City, un des trois groupes de travail de la Commission de réforme CIO 2000 a été chargé de proposer une refonte du processus d’élection de la ville organisatrice des Jeux. Ce processus est renforcé par l’introduction d’une phase d’acceptation plus sévère des candidatures par la Commission exécutive du CIO et par la présélection – à la suite d’une visite d’évaluation – d’un nombre réduit de candidatures. Ces finalistes sont toujours soumises au vote de tous les membres du CIO. Les visites des villes candidates ne sont autorisées qu’en groupe. Ces mesures, quoiqu’intéressantes, n’empêcheront pas des trafics d’influence. Pour cette raison, un membre du CIO a suggéré qu’un tirage au sort soit effectué entre les villes présélectionnées qui sont toutes réputées capable d’organiser les Jeux. Il serait également possible d’envisager entre les villes une sorte d’appel d’offre public international selon les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), comme quand une organisation importante choisit un nouveau siège. Ainsi la ville « mieux offrante » l’emporterait dans un processus plus transparent. Au-delà de l’attribution des Jeux, il est indispensable de reconnaître que leur organisation nécessite de plus en plus une étroite coopération des pouvoirs publics locaux, régionaux et nationaux du pays concerné1. (Il en va de même pour de grandes manifestations sportives comme la Coupe du monde de football ou le Tour de France.) Les COJO sont désormais des organismes semi-publics. Le COJO de Nagano était une fondation d’utilité publique ; celui de Sydney a été créé par une loi de la province de Nouvelle Galles du Sud et il est présidé par un ministre ; de même, il est envisagé que le COJO de Turin 2006 soit l’objet d’une loi italienne ad hoc. À Salt Lake City, le nombre de représentants des pouvoirs publics au conseil d’administration du COJO a été renforcé à la suite du scandale. Dans l’histoire olympique récente, seul le COJO d’Atlanta 1996 était un organisme purement privé, ce qui posa des problèmes organisationnels importants notamment en matière de sécurité et de transports. Il s’est d’ailleurs prévalu de cette nature non publique pour refuser pendant un certain temps d’ouvrir les archives de sa candidature aux enquêteurs du Congrès, prétention qu’il dût finalement abandonner, ce qui conduisit à la révélation de pratiques très douteuses. En attribuant les Jeux à une ville, le CIO signe un épais contrat avec cette ville et son CNO. Il exige également, sous forme de lettres, de multiples engagements des pouvoirs publics régionaux et natio- 1. Chappelet Jean-Loup, « Dimensions publiques et privées de l’organisation des Jeux olympiques », Revue économique et sociale, vol. 54, n° 3, septembre 1996, p. 163-176. 2248_21_C2 Page 231 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 231 naux, en particulier celui de respecter la charte olympique. Ce contrat et ces engagements n’ont finalement que peu de valeur, autre que morale, car la seule sanction que peut imposer le CIO est de retirer les Jeux, sans doute au risque de procès en dommages et intérêts faramineux, y compris de la part de certains athlètes. Les COJO de Salt Lake City et de Sydney l’ont bien compris quand ils proposent des réductions démagogiques aux prérogatives contractuelles du CIO qui doit les accepter. Tout puissant lors du choix de la ville hôte des Jeux, le CIO redevient un simple organisme privé pour leurs organisateurs, sans prérogatives particulières vis-à-vis des États. VERS UN NOUVEAU CADRE JURIDIQUE POUR LE SYSTÈME OLYMPIQUE ? Les problèmes du dopage et de la corruption développés ci-dessus ont montré les limites du statut actuel du CIO vis-à-vis des pouvoirs publics. De par leurs conséquences négatives sur l’image olympique qui est vendue aux sponsors et aux chaînes de télévision, ils peuvent à terme mettre à bas une institution centenaire qui a jusqu’ici permis d’organiser quasiment sans interruption des rassemblements pacifiques connus sous le nom de Jeux olympiques qui, quoiqu’on en dise, font partie du patrimoine de l’humanité et sont un des rares symboles forts de coopération internationale. Aujourd’hui le sport, que l’on compare souvent à une forme civilisée de guerre, met ses dirigeants et pratiquants de haut niveau dans une situation morale comparable à celle des généraux et soldats du XIXe siècle qui devaient combattre dans des guerres où tout était permis. Ayant été témoin du carnage inhumain de la bataille de Solferino, Henri Dunant entreprit en 1863 de créer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour protéger les victimes civiles et militaires de conflits armés. Il inaugurait ainsi le droit humanitaire international qui vise à « civiliser » la guerre. Il semble qu’il faille désormais veiller à ce que le sport reste le facteur de civilisation souligné par Élias et Dunning1. Les structures actuelles du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge peuvent servir d’inspiration à un nouveau cadre juridique pour le système olympique. Elles comportent trois composantes unies par des « Principes fondamentaux » communs : le CICR, les sociétés nationales de la Croix-Rouge ou du 1. Élias Norbert et Dunning Éric, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994. 2248_21_C2 Page 232 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 232 SPORT ET ORDRE PUBLIC Croissant-Rouge et la Fédération internationale de ces sociétés (FISCRCR). Une Conférence internationale réunit en principe tous les quatre ans ces trois composantes avec les États parties aux Conventions de Genève (1949). Cette Conférence adopte et modifie les statuts du mouvement. Le CICR est une simple association selon le droit suisse, mais il est investi de responsabilités officielles spécifiques définies dans les conventions de Genève et dans leurs protocoles additionnels. Il s’acquitte de mandats qui lui sont confiés par la Conférence internationale. Ses quinze à vingt-cinq membres sont tous citoyens suisses. Il dispose d’accords de siège avec plus de cinquante États y compris, à Genève, avec la Suisse (depuis seulement 1993 !). Ces accords précisent sa personnalité juridique internationale sur leurs territoires et accordent des immunités et privilèges dont bénéficient normalement les organisations intergouvernementales et leurs fonctionnaires. Le CICR est notamment exempté de la TVA depuis son introduction en Suisse. Des sociétés nationales de la Croix-Rouge ou du CroissantRouge sont reconnues en 1999 par le CICR dans 175 pays. Elles agissent comme auxiliaires des pouvoirs publics nationaux pour toutes sortes de services sanitaires en temps de paix et de guerre, ainsi que de secours en cas de catastrophe. À l’instar de la Croix-Rouge française, elles disposent très souvent de statuts publics ou semi-publics et/ou reçoivent des subventions de leur gouvernement. La FISCRCR a été fondée en 1919 sous le nom de Ligue. C’est une association pour coordonner l’assistance internationale aux victimes de catastrophes provenant des sociétés nationales et leur servir d’organe de liaison, de soutien et d’étude. Son siège est à Genève. Le CICR, la FISCRCR et les sociétés nationales se réunissent tous les deux ans dans le cadre d’un conseil des délégués. Le tableau suivant permet d’établir un parallélisme entre le système olympique et le mouvement de la Croix-Rouge, même si les responsabilités ne sont pas du tout de même nature. Système olympique Charte olympique (y compris principes fondamentaux) CIO 200 CNO ACNO FI Congrès olympique – Mouvement de la Croix-Rouge Statuts (y compris principes fondamentaux) CICR 175 sociétés nationales CRCR FISCRCR ONG humanitaires Conseil des délégués Conférence internationale CRCR 2248_21_C2 Page 233 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 LE SYSTÈME OLYMPIQUE 233 Le CICR et son mouvement jouissent d’un bien meilleur cadre juridique que le CIO et le mouvement olympique. Au-delà de l’accord de siège dont ne dispose pas le CIO, la principale différence vient de la reconnaissance internationale du CICR par les conventions de Genève, des actes de droit public international ratifiés par 186 pays. À la suite d’une proposition émise lors du Congrès olympique de 1981 à Baden-Baden (Allemagne), le CIO avait entrepris des démarches auprès l’ONU pour le passage d’une convention de protection des Jeux olympiques. Elles furent interrompues de peur que les États membres en profitent pour réclamer des modifications structurelles, comme celles souhaitées par les pays socialistes dans les années 1950 et 1960, à savoir la désignation des membres du CIO par leurs gouvernements sur le principe un pays = une voix. Finalement, le CIO se contenta d’une reconnaissance limitée à travers les résolutions successives sur la trêve olympique et notamment la première qui proclamait 1994 comme l’année internationale du sport et de l’idéal olympique. Un vaste et nouveau partenariat entre le système olympique et les pouvoirs publics peut être imaginé dans le cadre de ce qui pourrait s’appeler les Conventions de Lausanne. Seuls les pays ayant signé ces conventions pourraient être candidats à l’organisation des Jeux, voire y participer. Ces conventions devraient aborder tous les problèmes actuels du sport comme la corruption, le dopage et la violence. Elles incorporeraient les codes éthique et antidopage. Elles devraient étroitement associer le TAS, l’AIA et les FI qui n’ont pas vraiment d’équivalent dans le modèle de la Croix-Rouge si ce ne sont les multiples organisations humanitaires non gouvernementales. Les deux conventions européennes (sur la violence lors de manifestations sportives et contre le dopage), qui reconnaissent les responsabilités complémentaires des pouvoirs publics et des organisations sportives volontaires, peuvent servir d’exemples. Elles ont été signées par une quarantaine d’États européens. Le CIO, comme le CICR, garderait un rôle central. Ses membres ne seraient pas nationaux d’un seul pays comme c’est le cas du CICR, mais pourraient provenir, par exemple, des pays ayant organisé les Jeux et de la présidence d’une FI. La représentation mondiale serait assurée par l’ACNO. Des congrès olympiques renforcés réuniraient tous les huit ans les délégués du CIO, des CNO, des FI et des États signataires des Conventions de Lausanne. * * * 2248_21_C2 Page 234 Lundi, 14. mai 2001 2:39 14 234 SPORT ET ORDRE PUBLIC À titre de conclusion, il convient de reconnaître que les obstacles sont nombreux pour l’établissement d’un véritable partenariat entre le système olympique et les pouvoirs publics, par exemple dans le sens de celui esquissé ci-dessus. L’heure est plutôt à la confrontation, comme on a pu le constater lors de la conférence mondiale sur le dopage à Lausanne et lors des discussions sur la mise en place de l’AIA. Malgré quelques forums ponctuels, le système olympique et l’UE semblent emprunter des voies qui ne se recoupent pas. Certes l’UE n’est pas le monde entier, mais sa dynamique est importante sur les questions d’économie sportive et de dopage. S’il veut éviter sa marginalisation progressive, le système olympique serait bien inspiré de proposer lui-même une forme institutionnelle de partenariat intelligent avec l’ordre public plutôt que de se bloquer sur des rentes de situation désuètes. Références bibliographiques CHAPPELET Jean-Loup, Le système olympique, Grenoble, PUG, 1991, 264 p. COLLOMB Pierre (dir.), Sport, droit et relations internationales, Paris, Économica, 1988, 302 p. LECONTE Bernard, VIGARELLO Georges (dir.), « Le spectacle du sport », Communications n° 67, 1998. LANDRY Fernand, VERLES Magdeleine, Un siècle du Comité International Olympique, volume III, Lausanne, CIO, 1997, 431 p. HILL Christopher, Olympic Politics, Manchester, University Press, 1996, 283 p. HUSTING Alexandre, L’Union européenne et le sport : l’impact de la construction européenne sur l’activité sportive, Lyon, éditions Juris Service, 1998, 260 p. HOULIHAN Barrie, Dying to win : Doping in sport and the development of anti-doping policy, Strasbourg, Council of Europe Press, 1999, 219 p. 2248_22_C3 Page 235 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME 235 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME SPORTIF ■ Gildas LOIRAND Résumé : la dénonciation de la commercialisation du sport et des dangers que cette dernière est censée faire courir à la morale sportive atteint, en France, le rang d’affaire d’État. L’évocation des formes diversifiées de cette dénonciation met à jour les fondements historiques et sociaux qui ont conduit la France à s’ériger en chef de file européen de la lutte contre l’affairisme sportif. C’est, en particulier, l’existence d’un « encodage » éducatif des activités sportives qui permet, au terme d’un arbitraire d’État, d’expliquer la force du consensus national condamnant l’emprise des forces du marché sur le sport. Par ailleurs, la critique de l’affairisme sportif semble d’autant plus médiatisée qu’elle autorise à masquer nombre de pratiques courantes, également condamnables mais laissées dans l’ombre. Intégrant les résultats des travaux publiés depuis le début des années 1990 sur le professionnalisme sportif, le bénévolat et sur les relations typiquement françaises existant entre le sport et l’État, nous nous proposons d’éclairer la genèse sociale et historique des résistances qui s’expriment, en France, pour condamner l’emprise croissante de l’économie et des médias sur le sport. Il s’agit de se demander pourquoi la France se présente aujourd’hui comme le chef de file européen de la lutte contre la commercialisation du sport alors que dans le reste de l’Europe la cotation en bourse des clubs professionnels, par exemple, ne semble pas poser de problèmes particuliers1. Par ailleurs, et sans minimiser les conséquences perverses de l’application au sport des règles du libéralisme économique, nous interrogeons certaines fonctions sociales, particulièrement occultées, que remplit la critique systématique et fortement médiatisée de l’affairisme sportif. En polarisant l’attention sur les dérives les plus saillantes du sport-business, cette critique semble former un écran propre à dissimuler nombre de pratiques qui, abritées derrière l’alibi du sport éducatif, n’en contreviennent pas moins, dans l’univers amateur contrôlé par les fédérations, aux principes généraux de la morale publique, voire aux règles imposées par le droit commun. 1. Ne pouvant, ici, développer ce point, nous nous contentons de prendre acte du poids prépondérant des initiatives et des arguments français dans la rédaction des résolutions et communiqués qui, depuis 1990 environ, entourent l’élaboration progressive d’un « modèle sportif européen ». 2248_22_C3 Page 236 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 236 SPORT ET ORDRE PUBLIC LA MÉFIANCE FRANÇAISE À L’ÉGARD DE L’EMPRISE DES FORCES ÉCONOMIQUES SUR LE SPORT Une menace pour l’autorité fédérale Contrairement à ce que l’on tend à croire spontanément, en France, la méfiance à l’égard du développement du commerce de la performance athlétique et de son spectacle n’est pas récente. Ainsi, en 1932, au lendemain de la création du championnat professionnel de football, Jules Rimet n’hésitait-il pas à annoncer sur le ton de la victoire : « Le professionnalisme a été créé par des amateurs et restera entre leurs mains. Ce sont les clubs qui encaisseront les bénéfices et ils resteront soumis à toutes les obligations des associations. Le but de la Fédération française de football association (FFFA) est resté pur : nous avons empêché la commercialisation du football »1. Pardelà leur contribution au travail d’anamnèse indispensable à toute analyse sociologique du sport national contemporain, les propos de Jules Rimet ont une autre vertu2. Ils permettent de rappeler qu’indépendamment de la perversion de la morale et des valeurs sportives à laquelle il semble conduire au premier abord, l’investissement accru des forces économiques privées dans l’univers du sport constitue aussi une menace sur l’autorité statutaire des dirigeants de clubs et de fédérations amateurs. A fortiori quand ces derniers se trouvent légalement investis d’une mission de service public, comme c’est le cas en France. Au point que le rejet de toute idée de commercialisation du sport affiché par les hiérarques amateurs du moment, comme par ceux du passé, peut toujours s’expliquer (du moins pour une part) par leur volonté de conserver une position de monopole (garantie par les lois françaises) dans le contrôle du sport et de son organisation. C’est d’ailleurs là ce qui permet de justifier la propension des instances fédérales à stigmatiser comme « dérive maffieuse », c’est-à-dire comme atteinte 1. Propos cités par Guillain Jean-Yves, La Coupe du monde de football. L’œuvre de Jules Rimet, Paris, Amphora, 1998, p. 67. Jules Rimet était, à cette date, président de la Fédération internationale et de la Fédération française de football. Il fut le principal initiateur, à partir des années 1920, de la Coupe du monde de football, inaugurée en 1930. 2. L’ouvrage de Gérard Bruand sur l’athlétisme (Anthropologie du geste sportif. La construction sociale de la course à pied, Paris, PUF, 1992) montre également que les premières courses apparues en France sont initialement des courses « commerciales » pour lesquelles les athlètes sont rémunérés ; ceci jusqu’à ce qu’une fédération dirigeante contrôlée par des aristocrates et des membres de la bourgeoisie anglophile finisse par imposer, vers 1906, une conception strictement amateur de l’athlétisme. 2248_22_C3 Page 237 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME 237 caractérisée à l’ordre public, toute nouvelle tentative d’annexion du sport par les forces économiques ; ceci pour mieux en appeler à l’intervention et aux subventions de l’État pour contrer « la pression des initiatives privées sur le système fédéral »1, mais aussi pour maintenir en l’état l’ordre sportif et les sommets des hiérarchies qui en sont les gardiens. Aspects d’une résistance consensuelle Toutefois, cette explication partielle ne saurait suffire à expliquer l’intensité avec laquelle le mouvement sportif français tend à refuser et à condamner l’intrusion des forces du marché dans l’univers du sport. En effet, dans les années 1990, et alors que ce type de réactions apparaît inconcevable dans les pays anglo-saxons2, on ne compte plus les articles et les discours autorisés dénonçant avec une vigueur toute particulière, et au nom de l’exception sportive, les méfaits de l’argent dans le sport. Tel ce numéro de l’Équipe-Magazine qui, après avoir déploré l’expatriation des meilleurs sportifs français (ces « mercenaires » attirés par l’appât du gain), en allait jusqu’à exiger une « riposte » immédiate sous forme de « dispositions légales » propres à entraver la libre circulation des sportifs professionnels pourtant imposée, à l’échelon européen, par l’arrêt Bosman3. Au-delà des rubriques de la presse sportive nationale et du cercle restreint des dirigeants fédéraux, la condamnation de l’affairisme sportif s’exprime aussi dans les prises de positions publiques de membres du personnel politique pour affirmer notamment, à la manière de Jacques Delors, « qu’il n’y a pas que le fric qui compte » et que le sport doit « rester avant tout éducatif et populaire »4. Plus largement, à l’échelon national, c’est à un véritable consensus auquel on assiste autour de l’idée selon laquelle sport et argent ne sauraient en aucune 1. Callède Jean-Paul in collectif, Les cahiers de l’université sportive d’été, n° 6, Bordeaux, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1991, p. 160. 2. Hugh Dauncey et Geoffrey Hare (« La commercialisation du football », Sociétés et représentations, décembre 1998, p. 278) signalent, en effet, que, bien que traités « comme de la chair à guichet, [les supporters des clubs cotés en bourse] se soucient assez peu de se savoir ainsi exploités ». 3. L’Équipe-Magazine, n° 79, mars 1997. Dans la même veine, on peut signaler le « Rapport Sastre » sur le football qui, constatant une « emprise croissante de la composante économique » et postulant une « dénaturation des finalités du sport par l’argent excessif », posait au secrétaire d’État de la Jeunesse et des Sports les questions suivantes : « Comment empêcher que les impératifs financiers ne l’emportent sur le respect de l’éthique sportive ? Comment éviter que le footballeur professionnel ne se transforme en mercenaire et que ses préoccupations commerciales ne gâtent son esprit d’homme et d’athlète ? ». Voir : Sastre Fernand, Rapport sur la situation du football de haut niveau, Paris, secrétariat d’État de la Jeunesse et des Sports, 1989, p. 106. 4. Propos recueillis au cours de l’émission télévisée France-Europe-Express, mars 1998, France 3. C’est d’ailleurs au nom de cette conviction que Jacques Delors avoue, lors de cette émission, avoir à plusieurs reprises refusé d’appuyer, alors qu’il présidait l’exécutif européen, toute formule de championnat européen de football regroupant les clubs les plus prestigieux. 2248_22_C3 Page 238 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 238 SPORT ET ORDRE PUBLIC manière faire bon ménage. Un sondage, publié en décembre 1997, indique ainsi qu’en France, on prête plutôt à la politique sportive nationale un rôle de « limitation de l’influence de l’argent dans le sport » (65 % des répondants) qu’un rôle « d’amélioration des performances sportives de la France » (38 %). Ce qui justifie sans doute que, portées par la même logique, 61 % des personnes interrogées se montrent « peu favorables » ou « pas favorables du tout » à la cotation en bourse des clubs professionnels pour seulement 26 % de « tout à fait » ou « assez favorables »1. La prohibition instituée du profit économique en matière sportive Très présente dans les convictions des pratiquants et des passionnés de sport, la crainte d’une dénaturation de ce dernier et de ses finalités par les forces économiques s’exprime également dans le droit français qui encadre l’organisation des activités physiques et sportives. À la lumière des prises de position de Frédérique Bredin (alors ministre de la Jeunesse et des Sports), cette crainte doit être vue comme l’un des principaux fondements des dispositions légales aujourd’hui en vigueur en matière de sport. Ainsi, en 1992, les modifications qui furent apportées par ses soins à la loi du 16 juillet 1984 n’avaient pas d’autre but que de « favoriser, dans l’intérêt du sport et des sportifs, le développement des pratiques […] loin des surenchères ruineuses et des dérives gestionnaires »2. De fait (et ce depuis le début des années 1960), la France n’a cessé de se doter de dispositifs légaux et conventionnels propres à entraver (à défaut de pouvoir formellement interdire) toute avancée des initiatives économiques marchandes et privées dans l’offre de spectacles ou de pratiques sportives. Ainsi, depuis la promulgation de la loi du 6 août 1963 « réglementant la profession d’éducateur physique ou sportif », la règle générale est-elle l’interdiction d’exercer contre rémunération l’encadrement des activités physiques (l’exception consistant à l’autoriser contre détention d’un diplôme délivré par l’État ou à défaut, depuis 1992, d’une carte professionnelle accordée par les services déconcentrés de la Jeunesse et des Sports). Dans la même veine, l’exploitation d’un établissement privé 1. Sondage CSA des 29 et 30 décembre 1997 sur commande du ministère de la Jeunesse et des Sports dont les principaux résultats ont été publiés dans le quotidien Libération du 12 janvier 1998. 2. Frédérique Bredin (au nom de Pierre Bérégovoy, Premier ministre), Projet de loi modifiant la loi n° 84-610 relative à l’organisation et à la promotion des activités physiques et sportives, Paris, Assemblée nationale, document n° 2614, 17 avril 1992, p. 3. 2248_22_C3 Page 239 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME 239 proposant des activités physiques ou sportives, l’exercice de la profession « d’intermédiaire » (l’équivalent sportif de l’impresario), ou encore l’organisation de compétitions et d’événements sportifs en dehors du cadre fédéral agréé doivent impérativement faire l’objet d’autorisations administratives spécifiques. En outre, l’État est seul habilité à fixer, par arrêté en Conseil d’État, le montant des primes susceptibles d’être versées à un sportif amateur au terme d’une compétition sportive. Pour clore cet inventaire non-exhaustif, on retiendra encore que l’invention de la Société anonyme à objet sportif (SAOS), qui a introduit dans le droit commun une sorte d’exception sportive relativement au droit des sociétés, fournit une attestation supplémentaire du refus de voir traiter le sport de haut niveau et son spectacle comme des marchandises ordinaires. Les actions des SAOS ont en effet pour particularité majeure d’être normatives, de faire l’objet d’une autorisation d’achat et d’émission par les préfets et surtout de ne pas donner lieu au versement de dividendes à ceux qui les détiennent. Autrement dit, le point de vue de l’État objectivé dans la loi se révèle particulièrement clair : sauf exceptions dûment contrôlées, le sport ne saurait être une source d’enrichissement. Dans ces conditions, tout porte à confirmer que le sport se trouve en France défini (dans les structures juridiques) et pensé (dans l’esprit de la plupart des Français) comme une activité sociale devant être soustraite au marché1, ou, à tout le moins, comme un ensemble de pratiques et d’institutions exigeant des protections particulières contre les forces économiques sur lesquelles les dirigeants sportifs n’ont pas prise. Reste alors à savoir ce qui justifie, à la fois, la force du consensus national autour de l’idée selon laquelle « l’argent pourrit le sport » et l’attitude de la puissance publique qui, depuis le début des années 1960, n’a jamais abdiqué sa propension à encadrer moralement, économiquement et juridiquement un sport envisagé avant tout comme « un facteur important d’équilibre, de santé, d’épanouissement de chacun, [comme] un élément fondamental de l’éducation »2. 1. C’est en ce sens qu’il a été historiquement construit comme un service public d’intérêt général. 2. Loi n° 84-610 du 16 juillet 1984, chapitre premier, article premier. 2248_22_C3 Page 240 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 240 SPORT ET ORDRE PUBLIC L’INSTITUTION DU SPORT NATIONAL COMME DISCIPLINE ÉDUCATIVE Le sport : une apparence universelle Si l’influence croissante de l’argent dans le sport est, en France, à ce point problématique, c’est en premier lieu parce qu’est fortement ressentie la nécessité de « défendre, pour reprendre les mots d’un dirigeant, l’essence même du sport » à un moment où l’on estime « que ce qui est bon pour le show-business du sport est antinomique des pratiques permettant une meilleure insertion des jeunes dans la société des adultes »1. Toutefois, pour comprendre les ressorts d’une résistance qui apparaît comme une singularité nationale, il convient de rompre avec la vision postulant l’existence universelle d’une éthique ou de valeurs éducatives censées constituer l’assise principale de l’unité et de la cohérence interne du monde sportif. Une telle vision des choses s’apparente davantage à une conception proprement française du sport et de ses finalités qu’à une définition de la nature ou de l’identité même du sport. Certes, le sport a pour lui toute l’apparence de l’universel : quel que soit le point géographique où l’on se situe, il se présente invariablement comme une activité de groupe organisée, qui engage plus ou moins le corps et qui repose sur une compétition réglée et réglementée entre au moins deux parties. L’enjeu de cette compétition, lui-même invariable, est alors la désignation d’un vainqueur, sachant que la victoire sportive ne s’obtient que dans le respect des règles qui visent explicitement à limiter le recours à la violence physique contre l’adversaire, à empêcher toute tricherie, en un mot, à codifier ce que l’on nomme couramment le fair-play. Structuré par une même loi fondamentale, dirigé, le plus souvent, par des fédérations internationales, le sport n’en reste pas moins organisé et pensé dans le cadre des États-Nations. Et selon la Nation considérée, le sens même accordé au sport et à ses finalités peut considérablement varier. En atteste, pour prendre un seul exemple, la manière très différente dont les États-Unis, en 1994, et la France, en 1998, ont respectivement organisé la Coupe du monde de football. Dans le premier cas, le football était considéré comme un spectacle médiatique et économiquement rentable pour toute firme privée engagée dans l’événement, alors que dans le second, le caractère généreux, éducatif et socialisateur de ce sport était mis en avant. En 1. Martin Jean-Michel, Lucarne, Lille Université Club, n° 97, février 1996, p. 2-3. 2248_22_C3 Page 241 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME 241 résumé, aux intérêts économiques privés, la France semblait opposer l’intérêt général que le sport revêt prioritairement aux yeux des dirigeants1. Dans cet esprit, le recours au financement public et le bénévolat des 12 000 volontaires recrutés pour l’occasion sont régulièrement réaffirmés, avant, pendant et après la Coupe du monde de football pour démontrer que, dans le sport français, « le volontariat est un pilier, une tradition, un fil rouge »2. Autrement dit, plutôt que postuler (et revendiquer) l’universalité du sport, il convient de reconnaître que les différentes entités nationales entretiennent des conceptions particulières, plus ou moins unifiées selon la force et le poids des institutions qui, à l’échelle de chaque territoire, ont en charge d’organiser le sport. Envisager alors l’existence d’une conception universellement partagée du sport et de ses valeurs revient, de fait, à reprendre à son compte les discours que le sport tend à tenir sur lui-même et par lesquels il s’auto-légitime aux yeux des populations. Dans un cas spécifiquement français, une telle option entretient et garantit la définition de « l’orthodoxie sportive » à dominante éducative progressivement imposée par l’État à mesure que le sport s’instituait comme un service public délégué aux fédérations3. Une discipline concurrente de l’éducation physique nationale En effet, la définition dominante du sport comme discipline d’éducation physique et morale de la jeunesse et comme facteur d’insertion sociale est, pour une bonne part, le produit historique d’une volonté dictée par l’État et consistant à introduire dans l’univers fédéral – et à inculquer dans les esprits – des conceptions éducatives héritées des traditions républicaines (en vertu desquelles tout commerce doit être proscrit des activités dirigées vers la jeunesse). Si la crainte d’une dénaturation du sport sous l’influence des forces économiques est en France ressentie plus vivement qu’ailleurs, c’est avant tout parce que cette crainte s’exprime dans un pays où les structures sportives et les structures mentales ont été historiquement façonnées de telle sorte que la conviction selon laquelle le sport constitue en premier lieu une discipline éducative y atteint le rang de véritable croyance. 1. Sur cette comparaison, voir Loirand Gildas, « L’argent du foot », Sociétés et représentations, décembre 1998, p. 341-351. 2. Sastre Fernand, Le Monde, 7 novembre 1997. 3. Sur les étapes proprement juridiques de la construction de sport français comme service public, voir supra, les contributions de Colin Miège et Gérald Simon. 2248_22_C3 Page 242 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 242 SPORT ET ORDRE PUBLIC Indépendamment de l’action codificatrice et unificatrice de l’État, le premier fondement de cette croyance tient, pour partie, à la force de l’héritage culturel issu des conditions par lesquelles la pratique du sport s’est développée sur le territoire national1. Au début du siècle, une fois sorti du cercle restreint de l’aristocratie oisive et de la bourgeoisie progressiste, le sport s’est vu explicitement pensé par nombre de ses promoteurs comme une alternative privée à l’éducation physique « publique » à dominante gymnaste et directement contrôlée par l’État dans le cadre du système scolaire ou de la conscription. D’ailleurs, en affirmant que « le sport est la discipline des forts ou de ceux qui veulent le devenir », Pierre de Coubertin, ne manquait pas de laisser entendre, en filigrane, qu’il concevait probablement comme « discipline des faibles » la gymnastique collective alors proposée par l’État comme mode dominant d’éducation physique du citoyen. Quoi qu’il en soit, même si le camp des laïcs s’y est associé dès ses débuts pour cause de concurrence dans l’éducation de la jeunesse, l’extension de la pratique des sports (notamment les plus populaires) doit essentiellement aux patronages catholiques et patronaux. Dans une France aux 36 000 communes, ces derniers détenaient plus que d’autres les ressources nécessaires à la construction des lieux de pratique et de spectacle sportif. Les objectifs étaient alors l’éducation et le bonheur du peuple par une mise à sa disposition de « joies saines » et par le renforcement des identifications communautaires locales. De petites sociétés sportives, envisagées sur le mode de la famille, étaient fréquemment soumises au pouvoir personnel de présidents de club qui trouvaient là matière à rétributions symboliques. Comme en témoignent encore aujourd’hui le type de recrutement social et les propos récurrents des cadres bénévoles locaux qui constituent l’électorat des dirigeants également bénévoles des directions fédérales, cet aspect des choses est encore très présent dans l’univers du sport national. De même, la conviction qu’ont, pour leur part, les animateurs associatifs du mouvement sportif (souvent issus de catégories moyennes et populaires en ascension) de participer à une œuvre éducative et au maintien d’un patrimoine local davantage qu’à un travail de production de victoires sportives reste une caractéristique majeure du sport français. Associée à une représentation spontanée du club sportif considéré comme une famille disposée à exclure tout esprit de calcul au profit de relations d’entraide désintéressée2, et fon- 1. À ce sujet, voir supra l’article de Jacques Defrance et, plus généralement, Hubscher Ronald (dir.), L’histoire en mouvement : le sport dans la société française (XIXe et XXe siècles), Paris, Armand Colin, 1992. 2. On peut remarquer que les dirigeants du football affectionnent particulièrement l’évocation de la « grande famille du football ». De même, la fédération de judo n’hésitait pas à affirmer sur une affichette publicitaire : « Le club de judo est le prolongement de la famille ». 2248_22_C3 Page 243 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME 243 dée sur des expériences sensibles éprouvées dans la pratique amateur, la vision indigène du sport éducatif et populaire contribue très largement à refuser la mise en équivalence directe d’une valeur athlétique individuelle avec un prix mesurable en francs. « Encodage » éducatif Le second fondement de la croyance qui voit dans le sport une discipline éducative au sens fort (même empreinte de plaisir ; du plaisir de participer plus que de vaincre, d’ailleurs) tient aux raisons et à la manière dont l’autorité de l’État, à partir des débuts de la Ve République, s’est peu à peu insinuée dans le fonctionnement des organisations sportives, au point de transformer la doxa éducative héritée des diverses espèces de patronages en une orthodoxie juridiquement encadrée tendant à dénier au sport toute autonomie fondée sur la quête prioritaire, voire exclusive, de victoires sportives. Tenus devant de nombreux présidents de fédérations, les propos de Maurice Herzog, qui fut en 1963 le premier secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports (rattaché, alors au ministère de l’Éducation nationale), sont à ce titre révélateurs : « Le sport total conduit à une impasse. Nous appartenons à un pays qui entend conserver aux valeurs une hiérarchie basée sur l’intérêt profond de l’homme. Nous considérons le résultat sportif comme un but louable ; la réussite d’une vie d’homme comme un idéal supérieur »1. Du reste, et conforme à la tonalité de ce discours qui entendait la justifier et l’expliquer, l’action du haut-commissariat, puis du premier secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports, a essentiellement consisté à imposer au sport national qu’il abdique sa propre loi fondamentale (la compétition) pour y substituer une conception proprement éducative de l’activité sportive. Le constat, déjà établi en 1945, est le suivant : « Le sport tel que l’administrent les fédérations [ne saurait assurer] l’épanouissement physique des adolescents [car] il est inspiré par l’esprit de compétition »2. Ce même constat est à nouveau avancé, près de 20 ans plus tard, pour imposer le brevet d’État d’éducateur sportif aux instances fédérales : « [l’action des fédérations] risque d’être incomplète et de s’orienter davantage vers l’amélioration des qualités techniques des jeunes gens et leur spécialisation sportive plutôt que vers la surveillance, la préservation de leur santé, ce qui constitue un 1. Herzog Maurice, allocution prononcée au colloque international de Vichy, le 27 avril 1964. Dans sa préface à l’Essai de doctrine du sport, Maurice Herzog ajoute en 1965 : « [Le sport] est surtout un exceptionnel moyen d’éducation, un précieux facteur d’épanouissement de la personnalité et un moyen de promotion humaine ». 2. Ministère de l’Éducation nationale, circulaire n° 45-9 /EPS, 30 mai 1945. 2248_22_C3 Page 244 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 244 SPORT ET ORDRE PUBLIC grave danger. C’est pourquoi [on] vous demandera d’adopter ce projet de loi »1. L’affirmation des risques que la compétition et l’exploitation commerciale font peser sur la santé physique et morale de la jeunesse contribuèrent ainsi à inscrire dans les lois de l’État l’indifférenciation de la fonction compétitive et de la fonction éducative du sport, réalisant par là même ce que l’on peut appeler une annexion du sport à l’éducation physique. Cette dernière tient, pour une part, au fait qu’à partir des débuts de la IIIe République, l’État a progressivement déterminé le corps physique et biologique des citoyens comme une sorte de propriété publique. Confisquant peu à peu à l’église catholique son monopole dans la gestion curative et normative des corps, il s’institue lui-même comme le gardien et le garant légitime de la santé corporelle de tout individu : la mise en œuvre d’une politique d’hygiène publique, l’imposition d’un droit du travail (qui visait, à l’origine, à protéger les corps des risques industriels) ou encore l’imposition, dès la fin du XIXe siècle, d’une éducation physique à caractère national fondée sur la gymnastique servent cet objectif. C’est assurément là ce qui permet de comprendre pourquoi la France fut l’un des premiers pays au monde, en 1965, à se doter d’une loi anti-dopage, ou à soumettre tout entraîneur professionnel ou rémunéré à l’obligation légale de détenir un diplôme délivré sous le contrôle de l’État (soit, en l’occurrence, par les agents de l’éducation physique scolaire dépositaires, en tant que fonctionnaires, du « monopole de la manipulation légitime des corps »). La seconde explication de l’annexion du sport à l’éducation physique qui s’opère à partir des années 1960 ne saurait être dissociée du monopole que l’État s’est progressivement accordé en matière de définition légitime du « bon gouvernement des corps ». Et l’on peut d’emblée poser que l’engouement suscité par le sport dans les rangs de la jeunesse des années 1950 a abouti à renforcer la concurrence très vive déjà évoquée entre éducation physique « publique » (scolaire ou extra-scolaire) à dominante gymnaste et éducation corporelle associative « privée » à dominante sportive. Au point, qu’incapable d’entraver les séductions exercées par le sport et peu désireux d’abdiquer son monopole de la responsabilité des corps, l’État s’est vu contraint d’imposer aux disciplines athlétiques les mêmes finalités éducatives et socialisatrices que celles qu’il avait antérieurement conférées à la gymnastique. Symbolisant la fusion de la solidarité citoyenne dans l’unité nationale et se caractérisant par le refus de célébrer l’exploit et la valeur individuelle, cette dernière apparaît 1. Journal officiel, débats du Sénat, séance du 19 juillet 1963. 2248_22_C3 Page 245 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME 245 comme la seule technique légitime d’éducation physique. Si bien que c’est en 1967 seulement (soit 84 ans après la création de la première union sportive française) que le sport finit par intégrer les programmes officiels de l’éducation physique scolaire. On lui confère, du même coup, des vertus éducatives pourtant antérieurement contestées au nom de la nécessaire protection publique des corps. LES PARADOXES DE LA DÉNONCIATION État et fédérations : une récente convergence de vue À la lumière de ce retour sur les fondements socio-historiques de la constitution du sport comme service public, on espère avoir convaincu que les résistances françaises qui s’expriment face à l’intrusion accrue des forces du marché n’ont pas à leur principe la défense d’une prétendue essence du sport mais bien plutôt la défense d’une conception éducative nationalement unifiée du sport par l’action de l’État. Aussi, renforcée par les traditions bénévoles locales héritées du sport de patronage, la légalisation dans les années 1960 du statut éducatif du sport doit être vue comme une forme de conformisme qui, en France, tend à refuser de considérer le spectacle sportif comme une marchandise banale et la pratique de haut niveau comme un travail professionnel rémunérateur. Cela dit, il reste sans doute à interroger la forte convergence de vue qui s’observe dans les années 1990 entre l’opinion fédérale et la pensée d’État à propos de la nécessité de défendre le caractère éducatif du sport contre les appétits des marchés financiers. D’autant qu’au moment où s’opérait l’annexion du sport à l’éducation physique, les directions fédérales n’avaient pas manqué de s’opposer à tout contrôle public. De ce point de vue, les propos tenus en 1963 par le député Hervé Laudrin (qui défendait au parlement les intérêts des fédérations fortement opposées à l’imposition de la profession d’éducateur sportif) sont particulièrement éloquents. Face à Maurice Herzog venu défendre son projet de loi, il s’emportait ainsi : « On voit poindre votre doctrine dont je crois devoir dénoncer les dangers. Cette doctrine, vous l’énonciez [récemment] en déclarant que le sport était un service public et que l’État devait le prendre en charge. Je suis obligé de dire que c’est une conception quelque peu périlleuse pour l’avenir de notre jeunesse. Elle menace le pluralisme de nos mouvements et le caractère d’entière liberté que nous tenons à 2248_22_C3 Page 246 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 246 SPORT ET ORDRE PUBLIC garder aux jeux du stade. […] N’intervenez pas avec les instituteurs, ni avec les maîtres de l’éducation physique pour donner des conseils à des entraîneurs qui sont la gloire de notre pays. [Car] nous entrons ici dans le cadre du jeu et de la performance pour les meilleurs. Chaque discipline est une véritable spécialisation. […] Ce sont des spécialités qui n’ont rien de commun avec le professorat d’éducation physique. Nos grands entraîneurs – on leur donne d’ailleurs ce nom – ne sont pas des éducateurs de la santé et de l’harmonie »1. À consulter le rapport présenté en 1986 par Nelson Paillou, alors président du Comité national olympique français (CNOSF), on mesure aisément l’ampleur des changements qui ont affecté les positions du mouvement sportif en moins d’une trentaine d’années. Soucieux de « préserver l’entreprise éducative qui anime le sport français », Nelson Paillou ne manque pas de demander aux pouvoirs publics : « Comment pourrait-on concevoir que l’État n’ait pas d’impérieux devoirs dans un secteur qui concerne essentiellement la jeunesse ? »2. Une hypocrisie structurale La mise en perspective de ces deux discours, séparés par vingt-trois années, permet d’entrevoir le sens des stratégies fédérales actuelles. En condamnant les forces du marché et leurs ambitions de contrôle du sport, en invoquant l’essence éducative de celui-ci, en s’appuyant sur la légitimité conférée par la délégation de service public, il s’agit, pour les instances dirigeantes du sport, d’obtenir de l’État qu’il dresse des barrières légales contre l’emprise de l’économie. Étant entendu qu’il contribue du même coup à maintenir en situation une autorité et des hiérarchies fédérales qui ne perdurent que grâce à la protection que leur accorde la puissance publique à travers le monopole de l’organisation du sport et de la gestion des divers fonds publics qui, en France, assurent l’essentiel du financement des activités sportives. Si de telles stratégies ne sont sans doute pas illégitimes, il reste que les enquêtes que l’on peut conduire sur le mouvement sportif actuel montrent clairement que ce n’est pas toujours là où l’argent du marché est le plus fortement engagé que s’observent les décalages les plus flagrants entre l’idéal sportif proclamé et la réalité des pratiques. En effet (et en écartant volontairement la question du dopage), est-on toujours dans le domaine du sport éducatif lorsque dans cette 1. Journal officiel, débats de l’Assemblée nationale, 3e séance du 19 janvier 1963. 2. Conseil économique et social, Sport et économie. (Rapport présenté au nom du CES par Nelson Paillou), Paris, Journal officiel, 1986, p. 5. 2248_22_C3 Page 247 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME 247 amicale laïque organisant le basket on s’attache à offrir la licence à tout enfant de 10-12 ans qu’on a repéré parce qu’il dépasse d’une tête la taille des enfants de son âge ? Le président de ce club de tennis croit-il en l’intégration sociale par le sport lorsqu’il donne pour consigne aux jeunes licenciés qu’il charge de la publicité de son club de ne pas distribuer de prospectus dans tel quartier voisin réputé pour sa population majoritairement d’origine étrangère ? Ce club de natation s’inscrit-il dans la mission de service public dont il se réclame par ailleurs lorsqu’il refuse l’adhésion d’une femme de 42 ans en prétendant qu’elle est trop âgée pour la natation et que la piscine propose des créneaux horaires « grand public » pour l’usage ludique que cette pratiquante occasionnelle entend faire de la natation ? La fédération française de gymnastique a-t-elle été respectueuse de la santé et du bien-être corporel dans le cas de « l’affaire Élodie Lussac »1 ? Ce club amateur de football s’inscrit-il dans la logique du désintéressement économique quand on observe qu’il est condamné par la justice à verser des impayés de cotisations sociales concernant vingtquatre joueurs rémunérés clandestinement à hauteur de 8 000 francs mensuels ? Ces dirigeants de différents clubs de l’Ouest de la France ont-ils été respectueux de la loi commune en rémunérant de manière occulte, pendant quatre ans, ce jeune footballeur ivoirien dépourvu de tout titre de séjour et de tout permis de travail, et finalement condamné à l’expulsion immédiate par la justice administrative après un banal contrôle d’identité ? On peut arrêter là cette évocation peu glorieuse pour le mouvement sportif tant un tel inventaire atteste que la morale sportive n’est pas inscrite dans la nature humaine2. Or, si les contrôles publics voués à limiter les dérives économiques et les appétits des marchés financiers sont aujourd’hui relativement efficaces à l’échelle du pays, ceux qui permettraient, comme dit Pierre Bourdieu, « d’élever le coût de l’effort de dissimulation nécessaire pour masquer l’écart entre l’officiel et l’officieux, l’avant-scène et les coulisses » semblent largement faire défaut3. 1. Du nom de cette jeune sportive de haut niveau dont les parents ont assigné en justice la Fédération française de gymnastique en raison des graves blessures qu’elle avait contractées lors d’entraînements et aggravées par le refus des entraîneurs de déclarer forfait lors d’une épreuve européenne. 2. L’ensemble de ces pratiques, relevées parmi d’autres, ont été mentionnées récemment dans la presse nationale ou locale. 3. Bourdieu Pierre, « Un acte désintéressé est-il possible ? », Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, p 149-167. 2248_22_C3 Page 248 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 248 SPORT ET ORDRE PUBLIC Les effets de l’autonomisation de la performance comme valeur en soi Quoi qu’il en soit, le sociologue ne peut que constater que le sport, y compris amateur, porté par sa propre dynamique de transformation n’a cessé, depuis les années 1960, de s’autonomiser relativement à ses fonctions éducatives. Au point qu’en se polarisant sur la victoire athlétique envisagée par et pour elle-même, le sport tend de plus en plus (certes, de manière variable selon les disciplines et les fédérations) à passer du statut d’activité multifonctionnelle au statut d’activité unifonctionnelle. Et si l’offre privée de pratiques physiques et sportives de loisirs s’est à ce point développée ces dernières années, ce n’est pas tant en raison de l’offensive commerciale que l’on dénonce spontanément, qu’en raison du fait qu’en s’orientant prioritairement vers la compétition, nombre de clubs fédérés en sont venus à renoncer de facto à certaines fonctions sociales qu’ils assumaient par le passé. Ainsi les fonctions d’intégration, de sociabilité, d’éducation physique et morale se sont bien souvent effacées au profit de l’hyper-sélection des sportifs, de la relégation des moins bons, des primes et des rémunérations occultes… * * * Dans ces conditions, on ne saurait imputer l’ensemble des dérives du sport au seul engagement accru des forces économiques. Tout au plus amplifient-elles, en donnant un prix et une valeur marchande à la performance, un mouvement entamé bien avant l’ère du sport médiatique et qui voit ce dernier se délester de ses anciennes fonctions sociales. Du reste, et en dernière analyse, on ne peut que prendre acte du fait que l’accroissement de l’emprise de l’économie sur le sport s’est accompagné, comme le confirme l’arrêt Bosman, d’un triomphe du droit sur les usages et les coutumes de l’univers sportif. À ce titre, on peut déjà constater que l’argent des investisseurs privés, si décrié en France, en s’imposant dans le sport de haut niveau prétendument amateur contribue peu à peu à généraliser le contrat de travail au détriment du contrat moral, du contrat « d’homme à homme » et des fidélités et dépendances d’essence paternaliste qui lient les sportifs aux dirigeants. À terme, cet argent pourrait aussi favoriser l’accès du sport de haut niveau au statut d’activité économique et professionnelle ordinaire, tant dans le droit que dans les esprits, et avoir pour effet remarquable d’ouvrir la possibilité pour les inspecteurs du travail d’exercer un contrôle dans les clubs. Ils trouveraient ainsi l’occasion de s’enquérir de la santé physique et morale d’une partie de la jeunesse et de lutter contre les formes illégales de travail et les trafics de main-d’œuvre affectant le domaine sportif. 2248_22_C3 Page 249 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 DE L’AVANTAGE DE DÉNONCER L’AFFAIRISME Références bibliographiques 249 Actes de la recherche en sciences sociales, « L’espace des sports », n° 79, septembre 1989 et n° 80, novembre 1989 ; « Les enjeux du football », n° 103, juin 1994. FAURE Jean-Michel, SUAUD Charles, Le football professionnel à la française, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1999, 262 p. LOIRAND Gildas, Une difficile affaire publique. Sociologie du contrôle de l’État sur les activités physiques et sportives et sur leur encadrement professionnel, thèse de sociologie, université de Nantes, 1996. LOIRAND Gildas, « L’argent du foot », Sociétés et représentations, n° 7, décembre 1998, p 341-351. 2248_22_C3 Page 250 Lundi, 14. mai 2001 2:41 14 2248_23_C4 Page 251 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 251 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES ET CORRUPTION : CRÉPUSCULE OU RENAISSANCE DE L’UTOPIE SPORTIVE ? ■ Pascal CHANTELAT Résumé : les années 1990 marquent un tournant dans la révélation des dérives du sport. Pour la première fois, les affaires financières qui concernent à la fois la base (clubs, joueurs) et le sommet (dirigeants internationaux) de l’édifice sportif semblent révéler que la corruption constitue un véritable système organisé. Et le mouvement sportif semble subir la plus grave crise de son histoire. Or, paradoxalement, nous soutenons que cette nouvelle donne ne fait que réanimer l’idéal sportif. Cela tient à trois phénomènes interdépendants. D’abord l’exigence de transparence partagée par l’ensemble des acteurs du sport fait croire à la réalisation imminente de l’utopie sportive. Ensuite, la stratégie des dirigeants du mouvement sportif en dénonçant et en expulsant les éléments « malsains », démontre qu’un retour à la « pureté originelle » de l’univers sportif est possible. Enfin, la stigmatisation des effets néfastes de la logique marchande permet de renforcer la croyance dans l’autonomie de la sphère sportive vis-à-vis de la société. Jamais l’idéal olympique et les institutions sportives n’auront autant été ébranlés que dans les années 1990. Jamais les affaires de dopage, de violence, de corruption, les scandales financiers n’auront autant été à l’ordre du jour. Et toutes les disciplines majeures (football, athlétisme, cyclisme…) semblent touchées, partout dans le monde. Mieux encore, et même si les phénomènes de corruption (ou autres dérives) ne sont sans doute pas récents, pour la première fois, des preuves sont apportées de façon incontestable, des sanctions sévères sont prises à la fois par le pouvoir sportif et par le pouvoir juridique. Les rumeurs et les soupçons de dopage ou de corruption se transforment en autant d’évidences, la vérité des pratiques illégales (du point de vue sportif et juridique) éclate au grand jour. Deux « affaires », au cours des années 1990, éclairent par leur exemplarité les phénomènes de corruption dans le sport : le match de football arrangé entre l’Olympique de Marseille (le corrupteur) et le club de Valenciennes (le corrompu) et la corruption de certains 2248_23_C4 Page 252 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 252 SPORT ET ORDRE PUBLIC membres du Comité international olympique (CIO) lors de l’attribution des Jeux olympiques à la ville de Salt Lake City. Ces cas exemplaires montrent que l’univers sportif doit faire face à deux types de corruption. Le premier concerne les sportifs et les arbitres et relève de la tricherie sportive, c’est-à-dire de l’arrangement des rencontres, du trucage des matchs. Le second renvoie aux organisations sportives détentrices d’un quasi-monopole sur l’organisation des rencontres sportives nationales et internationales (championnats du monde, jeux olympiques…) et concerne l’enrichissement personnel via les « dessous de table » nécessaires à l’obtention de certains contrats (droits de retransmission télévisée, sponsorisation…) ou l’achat de voix lors de l’élection des villes candidates à l’organisation des grands événements sportifs. Les principes de l’incertitude des résultats et de l’égalité des chances et, au-delà, l’idéal humaniste du sport et le devoir d’honnêteté se trouvent plus que jamais menacés. Le mouvement sportif semble subir sa plus grave crise aujourd’hui. L’ordre sportif voit en effet son autonomie de plus en plus discutée. D’un côté, l’ordre juridique tend à se substituer, notamment dans les affaires liées au dopage et à la corruption, aux règles sportives qui, pour le coup, révèlent leurs limites1. De l’autre, l’ordre économique (l’économie de marché et la logique marchande), via la médiatisation et l’internationalisation croissante des événements sportifs, tend à imposer sa propre loi à l’organisation et à la gestion du sport en modifiant l’espace, le temps et la réglementation des rencontres ainsi que la nature et le volume des transactions financières2. La légitimité du pouvoir sportif est donc gravement remise en cause. De plus, l’opinion publique ne voudrait plus être dupe et exigerait plus de transparence. Elle n’aurait plus confiance, elle ne croirait plus au mythe du sport sans exiger la vérité sur les déviances, sur la « propreté des athlètes » et sur la gestion des institutions sportives. Les spectateurs ou téléspectateurs menaceraient tout bonnement de bouder les compétitions sportives, de ne plus suivre les événements sportifs majeurs. Bref, ils annonceraient la mort prochaine du sport de compétition et de ses institutions. Cependant, des solutions sont envisagées pour sauver l’idéal sportif. Le monde sportif aurait besoin de plus de contrôles (médicaux et financiers) et de sanctions (sportives et juridiques) pour « redresser la tête » nous dit-on. Telle est finalement la vision la plus communément partagée et telle est la tendance qui se dessine sous nos yeux. D’autre part, de nombreux dirigeants sportifs, athlètes, 1. Voir supra, la première partie. 2. Alaphilippe François, « Le pouvoir fédéral », Pouvoirs, 61, 1992, p. 71-84. 2248_23_C4 Page 253 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 253 journalistes, économistes et sociologues dénoncent en cœur les effets pervers de la loi du marché qui a envahi le phénomène sportif. En transformant le sport en spectacle marchand, l’économie de marché ferait de l’argent la finalité ultime du sport alors qu’il n’était traditionnellement qu’un moyen au service d’un bien commun. La marchandisation du sport serait donc à l’origine des dérives du sport et il conviendrait de lutter contre les forces économiques externes afin de redonner le contrôle du sport au mouvement sportif. En fait, l’idéal sportif n’en est pas à sa première crise et il a su, au cours de son histoire contemporaine, s’adapter aux transformations socioéconomiques et sociopolitiques et perdurer. Ni ses compromis ou compromissions avec les régimes dictatoriaux, ni le renoncement à l’amateurisme et l’avènement du professionnalisme moderne, ni la violence dans les stades… n’ont réussi à remettre en cause l’utopie sportive. Pourquoi la révélation des affaires de dopage et de corruption réussirait-elle là où d’autres dérives manifestes ont échoué ? le mythe du sport n’est-il pas, comme l’écrit Georges Vigarello, inusable1. C’est à trois questions simples auxquelles nous souhaitons apporter quelques éclaircissements : – Quelles sont les conséquences des corruptions avérées et révélées sur l’avenir des institutions sportives et sur l’idéal dont elles se réclament ? – En quoi les solutions envisagées pour faire face aux affaires de corruption sont-elles en mesure de réanimer le mythe sportif ? – Dans quelles mesures les enjeux économiques liés au sport spectacle favorisent-ils l’apparition de la corruption ? On soutiendra (première « thèse ») que la révélation des dérives ou des « perversions » constitue l’une des conditions d’existence du mythe du sport. Autrement dit, l’idéal sportif a besoin de ces dérives pour exister. Accepter ou croire qu’il existe bien des dénaturations, c’est affirmer l’existence d’une « essence » du sport, la possibilité d’un monde pur et parfait. Le fait même de parler de corruption indique que le sport est pensé comme un univers a priori incorruptible, honnête et sain. On soutiendra également (deuxième « thèse ») que l’exigence de transparence, loin de remettre en cause l’idéal sportif, ne fait que le réanimer en lui superposant une nouvelle croyance : celle d’une « contre-société » parfaitement transparente (sous le contrôle de l’opinion publique, des médias, de la médecine, de l’État et de la justice). On soutiendra enfin (troisième « thèse ») que la croyance selon laquelle les enjeux économiques liés au sportspectacle constituent la cause des déviances du sport renforce, in 1. Vigarello Georges, « L’inusable mythe du sport pur », Le Monde, 22 juillet 1999. 2248_23_C4 Page 254 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 254 SPORT ET ORDRE PUBLIC fine, le mythe de l’autonomie de la sphère sportive vis-à-vis de la société. CRÉPUSCULE DE L’IDÉAL SPORTIF OU PERTURBATION PASSAGÈRE ? Les deux formes de corruption évoquées plus haut ne produisent pas les mêmes effets sur l’image et l’idéal du sport. La première ébranle l’édifice sportif « par le bas » en bafouant les principes d’égalité des chances et d’incertitude du résultat. La seconde fissure l’édifice « par le haut » en remettant en cause l’utopie démocratique des institutions sportives. L’affaire VA-OM : une corruption « d’en bas » Les affaires de corruption de joueurs ou d’arbitres dans le sport, et en particulier dans le football professionnel, ne datent pas d’aujourd’hui. En effet, et en ne considérant que la période de l’après Deuxième Guerre mondiale, on peut repérer, dans l’histoire récente du football, plusieurs cas marquants de corruption. En 1955, le Red Star est déclassé et interdit d’accession en première division par les instances dirigeantes du football, suite à la corruption de joueurs. Entre 1974 et 1981, l’AS Saint-Étienne avait constitué une « caisse noire » visant à acheter des arbitres. Les Girondins de Bordeaux font de même entre 1986 et 1991. Les présidents de ces deux clubs ont été condamnés pour abus de bien sociaux1. Pourtant, l’affaire Valenciennes-Olympique de Marseille (VAOM) semble marquer un tournant dans le traitement sportif et judiciaire des affaires de corruption. En effet, ce qui change c’est la volonté de briser « la loi du silence » et de sanctionner rapidement et sévèrement les corrompus, actifs ou passifs, dirigeants ou joueurs. Autrement dit, les dossiers de corruption ne sont plus sinon étouffés du moins ralentis. Audelà de l’affaire elle-même, les enquêtes judiciaires semblent montrer, comme dans le cas de Saint-Étienne (1974-1981) ou de Bordeaux (1986-1991), que le système de fausses factures mis en place par l’OM entre 1987 et 1993 servait à acheter des matchs de football et des arbitres2. Il ne s’agit plus de cas isolés ou individualisés mais d’un véritable système mettant en relation un ensemble d’acteurs. 1. Nys Jean-François, « Compétition sportive et éthique : une difficile conciliation ? », Revue juridique et économique du Sport, 32, 1995, p. 5-37. 2. Gatteno Hervé, « L’enquête sur l’OM de Bernard Tapie dévoile des faits de corruption », Le Monde, 3 janvier 1997. 2248_23_C4 Page 255 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 255 Alors que l’OM gagne sa première Coupe d’Europe en 1993 et acquiert une popularité sans précédent, c’est non seulement le club phocéen qui perd de son aura, mais les soupçons de corruption se diffusent à l’ensemble du football français et européen. La compétition sportive serait faussée et le public dupé. « Ils nous prennent pour des cons, prenons-les pour ce qu’ils sont : des menteurs, des tricheurs… »1, telle risque d’être la réponse du public vis-à-vis des clubs et des athlètes. Alors que le match de football représente et se présente comme le symbole majeur de l’aléa sportif dans la juste concurrence2, il ne générerait pas plus d’incertitude qu’un match de catch. Cette corruption « d’en bas » met donc à mal l’idée d’égalité des chances et surtout le principe d’incertitude du résultat sur lequel repose en grande partie l’attraction du spectacle sportif. L’affaire des Jeux olympiques de Salt Lake City : une corruption « d’en haut » Les premiers soupçons de corruption du CIO lors de l’attribution des Jeux à Salt Lake City apparaissent dans la presse en décembre 1998. Un certain nombre de membres du Comité auraient vendu leur voix lors du vote pour l’attribution des Jeux d’hiver de 2002. Trois mois plus tard, la corruption est avérée. Six membres du CIO sont accusés d’avoir reçu une somme d’environ 400 000 dollars de 1992 à 1997. Cette somme a été versée sous forme de bourses « humanitaires » en échange des voix des membres du CIO3. Mais ces faits de corruption ne concernent pas uniquement les Jeux de Salt Lake City. L’attribution des Jeux d’été de Sydney (2000) ou des Jeux d’hiver de Nagano (1998), où la ville aurait dépensé plus de 14 millions de dollars pour corrompre soixante-deux membres (sur cent quatorze) du CIO4, a également été marquée par l’achat de voix au sein de l’exécutif olympique. En Suède, le procureur chargé d’examiner la candidature de Stockolm (2004) a annoncé qu’il était « très possible que les comités de candidature soient utilisés comme canaux pour blanchir de l’argent »5. 1. « Dopage : après le Tour, nos lecteurs s’indignent », Libération, 31 juillet-1er août 1999. 2. Bromberger Christian, « Le révélateur de toutes les passions », Le Monde Diplomatique-Manière de voir, 39, mai-juin 1998, p. 32-36. 3. Miquel Paul, « Salt Lake City aurait ”acheté” les Jeux olympique d’hiver de 2002 », Le Monde, 13-14 décembre 1998. 4. Le Cœur Philippe, « Le CIO doit faire face à de nouvelles accusations de corruption », Le Monde, 24-25 janvier 1999. 5. Cité par Potet Frédéric, « Les dignitaires olympiques font bloc derrière J.-A. Samaranch », Le Monde, 19 mars 1999. 2248_23_C4 Page 256 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 256 SPORT ET ORDRE PUBLIC On découvre alors que la corruption fait en quelque sorte partie des mœurs du CIO, qu’il ne s’agit pas d’un simple accident mais d’une pratique courante. Le républicain Fred Upton, président de la sous-commission chargée du dossier de la corruption lors de l’attribution des Jeux olympiques d’Atlanta et de Salt Lake City, n’hésite pas à parler de la « culture de corruption » régnant au sein du CIO1. L’enquête sur la corruption de Salt Lake City va-t-elle donner lieu « au premier véritable procès de l’histoire olympique »2 ? En tout cas cette corruption « d’en haut » (des institutions sportives elles-mêmes) atteint directement les gardiens de l’ordre et de l’esprit sportifs. Elle remet en cause leur capacité à promouvoir et à protéger l’idéal du sport. Elle met à mal l’idée d’une démocratie au sein des organisations sportives alors que l’associationnisme sportif est pensé politiquement comme l’une des voies majeure de l’accès à la citoyenneté. Les indices d’un effondrement du mythe sportif L’édifice sportif serait donc « gangrené » à la fois au niveau de sa base et de son sommet. Le véritable visage du sport et de ses institutions se dévoile et la menace d’une désaffection du public et des sponsors semble peser lourdement sur l’avenir du sport-spectacle. Comment le public sportif (pratiquant ou non) peut-il encore croire en l’honnêteté des dirigeants sportifs de la base (les clubs) ou du sommet (le CIO) de l’édifice sportif ? Un sondage de l’Institut Louis Harris (réalisé en novembre 1993) ne révélait-il pas que 94 % des Français acceptaient l’idée que le football est corrompu par l’argent3 ? Comment les spectateurs et téléspectateurs peuvent-ils continuer à croire que les rencontres sportives se fondent sur les principes de l’égalité des chances et de l’incertitude du résultat ? Les bénévoles de la base ou du sommet, censés défendre « corps et âme » l’éthique du désintéressement, dévoilent leurs faiblesses pour l’« appât du gain ». C’est l’hypocrisie du système qui transparaît et finalement l’impossibilité de construire une société sportive qui renoncerait à l’intérêt matériel pour défendre des valeurs morales. C’est le mythe du sport qui semble lui-même profondément et durablement atteint. Les masques tombent et le voile d’illusion se lève pour laisser apparaître une triste réalité longtemps masquée par le mensonge collectif du milieu sportif : le sport est « pourri » depuis longtemps. 1. Miquel Paul, « Le Congrès américain stigmatise la “culture de corruption” du CIO », Le Monde, 24 septembre 1999. 2. Potet Frédéric, « J.-A. Samaranch joue son avenir et celui de l’olympisme », Le Monde, 16 mars 1999. 3. Bourg Jean-François, L’argent fou du sport, Paris, La Table ronde, 1994, p. 43-59. 2248_23_C4 Page 257 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 257 Que les hommes d’affaires ayant investi la gestion du sport soient corrompus, passe encore : leur recherche « naturelle » de la maximisation des profits semble les prédisposer à la corruption. Jusque-là l’utopie du monde sportif se défend aisément puisqu’il ne s’agit que d’une importation de valeurs étrangères à la sphère sportive. Il suffirait de chasser les « marchands du temple » pour que la corruption disparaisse. Mais les bénévoles n’ont pas de circonstances atténuantes. Ils constituent le cœur et le moteur de l’éthique sportive. La faute est moralement plus grave, à l’image de l’affaire du « sang contaminé » ou de l’affaire « Crozemarie », et risque de provoquer une désillusion et un désengagement général des bénévoles. Du côté des financeurs marchands, un certain nombre de grandes firmes (la société d’assurance John Hanonck, le groupe DaimlerChrysler, le groupe Samsung par exemple) ont émis des doutes quant à la poursuite de leur partenariat avec le CIO1. L’entreprise US West (télécommunications) décide de geler une participation de 5 millions de dollars2. Bref, les sponsors qui apportent plus de 600 millions de dollars (sur un budget global de 1,4 milliard) menacent de se retirer du financement des Jeux de Salt lake City et le Comité d’organisation peine à réunir tous les fonds nécessaires3. Au-delà des Jeux olympiques, c’est tout le système de financement du sport-spectacle basé depuis vingt ans sur la logique marchande qui risque de s’effondrer et de mettre à mal l’organisation des grands événements sportifs internationaux. Conséquences désastreuses, les révélations sur les dérives et les excès du sport de compétition et du spectacle sportif pourraient donc, à plus ou moins long terme, avoir raison du mythe sportif. S’agirait-il de l’ultime crise du sport ? Se transformer radicalement ou disparaître : telle semble être l’alternative. Et si tout le monde y croyait encore (plus) Malgré la présence d’indices révélateurs de la crise du mouvement sportif, il n’est pas certain que cette crise annonce le déclin du mythe sportif. En effet, les révélations des affaires de corruption (et de dopage) n’ont pas provoqué la désaffection des spectateurs et des téléspectateurs. Le Tour de France 1999, malgré la controverse qui l’a animé, n’a pas subi de baisse d’audience et les spectateurs étaient toujours aussi nombreux le long des routes. Le prologue a réalisé près 1. Potet Frédéric, Le Monde, 19 mars 1999. 2. Miquel Paul, « Le péché olympique de Salt Lake City », Le Monde, 14-15 février 1999. 3. Potet Frédéric, « Pour sauver la face, le mouvement olympique sacrifie six des siens », Le Monde, 26 janvier 1999. 2248_23_C4 Page 258 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 258 SPORT ET ORDRE PUBLIC de 45 % de taux d’audience et, après une semaine de course, ce taux dépassait toujours les 40 %1. Les sponsors ne se sont pas désengagés, contrairement à ce qui avait été annoncé2. Le phénomène est identique pour les coupes d’Europe de football ou les championnats du monde d’athlétisme. Tout se passe comme si, malgré l’évidence des dérives (corruption, dopage…), le public et l’ensemble des acteurs qui gèrent le sport voulaient continuer à y croire. La « vérité » sur la réalité du système sportif ne débouche pas sur un renoncement à l’utopie. La lumière sur les affaires, loin d’aboutir à une dénonciation du système lui-même, apparaît comme l’occasion de se remobiliser pour sauver le mythe. Tout le monde semble se porter au chevet du malade. Et cette représentation de la crise en termes de « maladie » présuppose et confirme que le sport est originellement sain, qu’il est possible d’organiser le retour du système à l’état initial, c’est-à-dire non pathologique. Comme l’écrit Georges Vigarello, « contre-société vertueuse, le sport fait croire au modèle, entretenant la légende dans des sociétés qui n’en ont plus. D’où d’inévitables obscurcissements : la société sportive protège l’illusion, mais chacun veut y croire malgré lui. Autant dire que le mythe ne saurait s’effondrer. Il a largement démontré son adaptabilité »3. La révélation des dérives constitue donc, en même temps, une figure repoussoir et la preuve sans cesse renouvelée que le pur doit lutter contre l’impur et, dans cette lutte, chaque génération déplace « les frontières de la pureté pour mieux s’y reconnaître »4. LA RÉANIMATION DU MYTHE SPORTIF Cette fois encore, le mouvement et l’idéal sportifs sauront s’adapter et sortiront de la crise. Mieux encore, le troisième millénaire, loin de mettre fin à l’utopie sportive, s’annonce comme celui de sa réalisation et de son achèvement. Et c’est l’entrée dans l’ère de la transparence du sport qui constitue la condition de la renaissance du mythe. En effet, tout semble se précipiter dans les années 1990. On n’a jamais autant exigé de « faire toute la lumière » sur les affaires du 1. Psenny Daniel, « Drôle de Tour pour France-Télévision », Le Monde, 11-12 juillet 1999. 2. Hopquin Benoît, « Le cyclisme professionnel se prépare à des lendemains difficiles », Le Monde, 20 octobre 1998. 3. Vigarello Georges, art. cit. 4. Idem. 2248_23_C4 Page 259 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 259 sport, on n’a jamais autant proposé de procédures de contrôle (qu’elles soient financières ou sportives, qu’elles relèvent de l’ordre public ou de l’ordre sportif). Le public lui-même revendique le droit de savoir et de dénoncer les dérives du sport. Ce désir collectif de transparence révèle paradoxalement que l’on y croit davantage, que la lumière est la condition de la réalisation de l’utopie sportive. Mais cette injonction constitue un nouveau mythe, celui d’une société parfaitement transparente où toute opacité aurait disparu. L’exigence de transparence Le maître-mot de la lutte contre la corruption dans le sport est devenu celui de « transparence ». Aucun des acteurs du sport-spectacle n’échappe à cette injonction. Il faut plus de transparence et de contrôle ! Les médias dénoncent en cœur les « dérives » du sport et n’hésitent pas (ou plus) à parler des « affaires », à informer l’opinion publique sur une certaine réalité du phénomène sportif. Les spectateurs ne veulent plus être dupes1. Ils exigent que les sportifs soient « propres » que les matchs ne soient pas truqués, que les dirigeants bénévoles soient honnêtes… Mais c’est justement cette exigence de transparence qui démontre qu’ils y croient encore, voire qu’ils y croient davantage car ils ont le sentiment de pouvoir agir sur le système. N’a-t-on pas vu, au cours du Tour de France 1999, des spectateurs brandissant des pancartes dénonçant le dopage ou interpellant directement les coureurs pour les accuser de dopage ? C’est moins la perte de confiance synonyme de retrait ou d’abandon qui prime, que le sentiment de devenir un acteur de la construction de la société sportive idéale. Autrement dit, plus il y a d’affaires révélées et avérées, plus la possibilité de réaliser l’utopie sportive semble proche. Tant que nous restions dans l’ère du soupçon et de la rumeur, c’est le sentiment d’impuissance qui prédominait parce que le doute paralysait l’action. Mais l’État et la justice participent également à la production du nouveau mythe. En France, le ministère de la Jeunesse et des Sports, en partenariat avec le mouvement sportif, met en place le « suivi longitudinal » des athlètes dans la lutte contre le dopage. La Direction nationale de contrôle de gestion (DNCG) surveille attentivement l’évolution de la gestion des clubs professionnels. La justice n’hésite pas (ou plus) à mettre en examen les dirigeants corrompus et participe, malgré elle, à la réanimation du mythe. Au niveau européen, les États membres tentent d’harmoniser leurs politiques de lutte 1. Dalloni Michel, « Le sport au risque de la transparence », Le Monde, 28 juillet 1999. 2248_23_C4 Page 260 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 260 SPORT ET ORDRE PUBLIC contre le dopage et proposent un modèle sportif qui se construirait contre le modèle commercial américain, indiquant ainsi que l’on peut préserver l’éthique sportive. Les sponsors eux aussi exigent la transparence. Eux aussi font pression sur le monde sportif pour que les valeurs du sport soient préservées. Non pas dans une perspective philanthropique mais parce que l’image positive du sport sur le plan international assure des retombées médiatiques importantes aux multinationales qui sponsorisent les événements. Il serait en effet regrettable pour les financeurs privés du sport de « tuer la poule aux œufs d’or ». Dans cette perspective, certains économistes du sport réclament également plus de transparence afin d’éviter la faillite du financement du sport-spectacle, voire de sauver le sport par les vertus de la transparence du marché1. Selon l’équation « plus de marché = plus de transparence des contrats = moins de corruption », le marché serait en mesure d’éradiquer les pratiques maffieuses ou clandestines pour imposer la vertu de l’honnêteté. La stratégie du mouvement sportif Bien que tout le monde participe à la création du nouveau mythe, la réaction des pouvoirs sportifs nationaux ou internationaux est certainement celle qui illustre le mieux le mécanisme par lequel la croyance se renforce. Ce mécanisme relève d’une stratégie qui combine des sanctions sévères et rapides vis-à-vis des éléments « malsains », la démonstration de la preuve de la perfectibilité et l’annonce d’un retour imminent à l’état initial du système. Dans l’affaire VA-OM, contrairement aux affaires précédentes (Saint-Étienne, Bordeaux, par exemple…), les sanctions sportives et la mise en route de la procédure judiciaire ont été relativement rapides2. Alors que le match arrangé s’est déroulé le 19 mai 1993, le dossier de tentative de corruption est transmis par le pouvoir sportif à la justice le 4 juin de la même année, en grande partie grâce à Noël Le Graët, président de la ligue nationale de football. En septembre 1993, le Comité exécutif de l’UEFA (Union européenne de football association) exclut l’OM de la Coupe d’Europe 1993-1994. Le 1. Andreff Wladimir, « Les finances du sport : l’éthique sportive à l’épreuve de l’argent », Finance and Common good, printemps 1999, p. 42-43 ; Bourg Jean-François, « Économie du sport et éthique », Problèmes économiques, no 2267, 18 mars 1992, p. 1-5 ; Simmonot Philippe, « De la corruption », in 39 leçons d’économie contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio Actuel », 1998, p. 442-474. 2. Bourg Jean-François, op. cit. ; Fenoglio Jérôme, « Les sanctions sportives dans l’affaires Valenciennes-OM », Le Monde, 24-24 avril 1994 ; Gattegno Hervé, art. cit. 2248_23_C4 Page 261 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 261 22 avril 1994, le conseil fédéral de la Fédération française de football conclut qu’il y a bien eu tentative de corruption et rétrograde l’OM en deuxième division pour la saison 1994-1995. Du côté des dirigeants, Bernard Tapie, président du club, est interdit de toute fonction officielle au sein du football français pour une durée indéterminée et Jean-Pierre Bernès, ancien directeur général, est radié à vie. Du côté des joueurs, trois personnes sont suspendues jusqu’au premier juillet 1996. Bref, les instances nationales ou internationales du football n’hésitent plus à sanctionner rapidement, sévèrement et durablement les clubs et les joueurs mêlés à des affaires de corruption. De son côté, la justice a également agi rapidement puisque Bernard Tapie est condamné le 15 mai 1995 à deux ans d’emprisonnement, dont un ferme, pour « corruption ». Dans « l’affaire Salt Lake City », ce phénomène est encore plus accentué. En effet, ce qui est remarquable, c’est la rapidité avec laquelle l’ensemble du mouvement sportif a sanctionné ses membres convaincus de corruption et a mis en scène son désir de transparence : « Si c’est nécessaire, nous expulserons des membres. S’il faut nettoyer, nous nettoierons » déclarait J.-A. Samaranch, avant même que les preuves de corruption aient été révélées1. Au Salt Lake City Organisation Commitee (SLOC), on pense « également que toute la vérité doit être révélée »2. En France, le directeur du groupement d’intérêt public créé pour soutenir le projet de candidature de la ville de Paris à l’organisation des Jeux olympiques de 2008 déclare « que Paris ne part pas favorite mais que la réussite du projet passera par des critères de transparence »3. Loin de menacer les fondations du mouvement olympique, l’affaire de Salt Lake City représente une opportunité pour relancer le mythe. En réalité, le passage du soupçon à la preuve de corruption représente la condition d’amélioration du monde sportif. Tant que nous n’avions pas de preuves, nous ne pouvions pas lutter contre « la gangrène » disent les dirigeants du sport international. « Nous manquions de preuves » dit Henri Sérandour, président du Comité national olympique et sportif français (CNOSF), pour justifier un certain retard pris par son organisation dans la lutte anti-dopage4. D’où les hésitations à sanctionner. 1. Cité par Dalloni Michel et De Changy Florence, « L’affaire de Salt Lake City ternit l’image olympique », Le Monde, 16 décembre 1998. 2. Miquel Paul, Le Monde, 14-15 février 1999. 3. Miquel Paul, Le Monde, 24 septembre 1999. 4. Mathieu Bénédicte, « Trois questions : Henri Sérandour », Le Monde, 24-25 janvier 1999. 2248_23_C4 Page 262 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 262 SPORT ET ORDRE PUBLIC De l’ère du soupçon à l’ère de la transparence L’ère du soupçon ne faisait que diffuser l’idée d’un sport « pourri » contre l’idée d’un sport « pur ». L’ère de la transparence démontre la perfectibilité de l’univers sportif. Sans attendre, tout a été mis en place pour donner des preuves que la transparence n’est pas un vain mot. Comme le dit J.-A. Samaranch lui-même « Il faut rapidement crever l’abcès »1. Déjà, des réformes sont envisagées, à commencer par la révision du mode de désignation des villes candidates. Une Commission de seize experts composée à parité de membres indépendants et de membres du CIO élus par leurs pairs assurerait la sélection des deux villes candidates finalistes. Le choix final serait effectué par vote de l’ensemble des membres, qui ne pourront se rendre dans les villes candidates. On propose également la modification du système d’élection des membres du CIO reposant jusqu’à présent sur la cooptation. Quatre collèges seraient alors formés ainsi qu’une Commission d’éthique composée de membres du CIO et de personnalités extérieures2. Et les hommes politiques ne peuvent qu’emboîter le pas à cette volonté de respecter la démocratie (sportive) et les principes de la méritocratie : aux États-Unis, le républicain Fred Upton déclarait qu’il « faut que les règlements soient respectés à la lettre afin que les villes candidates soient choisies sur leurs mérites et non sur la qualité des cadeaux offerts »3. Au-delà de l’enquête menée de l’intérieur par le SLOC, quatre enquêtes sont en cours : au niveau du CIO, du Comité olympique américain, du procureur général de l’Utah et même du FBI pour le département de la justice4. Bref rien ne semble laissé au hasard et toutes les procédures, qu’elles relèvent du pouvoir sportif ou du pouvoir judiciaire, semblent avoir été mises en place. Tout laisse espérer que « la lumière sera faite ». L’aurore d’un monde sportif meilleur Mais la volonté de transparence s’accompagne également d’une stratégie qui vise à mettre en scène la lutte du « pur » (le système) contre « l’impur » (les « brebis galeuses »). Comme l’écrit Georges Vigarello, la contre-société sportive offre « une garantie mythique de pureté, la certitude de valeurs définitives et protégées, la toute puissance donnée aux procès en hérésie et au rejet des faillis. Le sport 1. Cité par Dalloni Michel et De Changy Florence, art. cit. 2. Potet Frédéric, Le Monde, 16 mars 1999. 3. Cité par Miquel Paul, « Une commission d’enquête américaine dénonce la culture malsaine des petits cadeaux », Le Monde, 16 mars 1999. 4. Miquel Paul, Le Monde, 14-15 février 1999. 2248_23_C4 Page 263 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 263 serait préservé puisqu’une une perfection existerait, constamment réaffirmée, constamment reprécisée, grandissant les intègres par le rejet de quelques parjures, fabriquant des bannis dont l’exclusion renforcerait l’institution »1. Si la société sportive, comme on nous le promet, devient transparente, nous serions capables de mesurer objectivement l’ampleur des déviances du sport. S’il s’avérait que les dérives constituent « l’état normal » du système sportif, son véritable visage, comme le pense la théorie critique du sport2, et non son véritable « état pathologique », alors nous pourrions condamner définitivement l’utopie sportive et tout reprendre à zéro. Au contraire, si les perversions ne sont qu’un épiphénomène, une simple « imperfection », nous serions en mesure d’éradiquer toute forme de dérive en la tuant dans l’œuf. Nous entrerions (enfin) dans l’ère du sport définitivement « propre » et plus rien ne viendrait perturber la trajectoire de l’idéal sportif. Mais la transparence totale n’est qu’un mythe3, voire une tyrannie4. Jamais nous ne ferons toute la lumière sur les dérives du sport, jamais nous ne saurons si la corruption n’est qu’un dérapage ou une contradiction interne fondamentale du système sportif. À l’image de ce qui se passe dans les affaires de dopage, la frontière entre le corrompu et le sain se déplace sans cesse. Quelle est la frontière entre les « cadeaux » à usage symbolique et les « cadeaux » à visée corruptrice, entre le lobbying des agences financées par les villes candidates et la corruption ? Bien sûr, on peut fixer une limite en indiquant à partir de quelle valeur monétaire les cadeaux se transforment en tentative de corruption. Bien sûr, on peut fixer des règles de bonne conduite dans le processus de décision des villes candidates au Jeux olympiques. Mais cette frontière ne sera jamais fixe et définitive, elle se déplacera en fonction de l’évolution des valeurs et de la définition de l’éthique dans la société. Dans un univers qui se pense comme originellement pur et moral, toute manifestation négative est directement interprétée en termes de dérives, de perversions, de dénaturations… directement provoquées par des éléments malsains qui gangrènent le monde sportif de l’intérieur (ou de l’extérieur). On assiste à un renversement de l’accusation qui se transforme en éloge de la pureté originelle. Ce n’est plus l’institution dans son ensemble qui est visée mais un ensemble d’individus minoritaires. C’est un « abcès » qu’il faut crever et non 1. Vigarello Georges, « Le sport dopé », Esprit, janvier 1999, p. 75-91. 2. Laguillaumie Jean-Pierre, Vaugran Henri (dir.), L’Opium sportif. La critique radicale du sport de l’extrême gauche à quels corps ? Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces et temps du sport », 1996. 3. Simmel Georges, Secret et sociétés secrètes, Circé coll. « poche », première édition 1908. 4. Sennet Richard, Les tyrannies de l’intimité, Paris, le Seuil, 1979. 2248_23_C4 Page 264 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 264 SPORT ET ORDRE PUBLIC une remise en cause radicale du système. Lorsque J.-A. Samaranch déclare qu’il faut « nettoyer » le CIO, le vocabulaire utilisé est explicite. Il s’agit d’une purge au sens premier du terme. Henri Sérandour, président du CNOSF, interrogé sur les affaires de corruption ne déclarait-il pas que J.-A. Samaranch « doit rester à la barre pour apurer la situation et éliminer les brebis galeuses »1. Et les sanctions sont rapidement tombées. Six personnes, « coupables d’avoir violé le serment prêté lors de leur cooptation et d’avoir terni la réputation du CIO »2, ont été expulsées du CIO (sans compter trois démissionnaires et un blâmé). Dès lors, on assiste à une auto-confirmation et à une auto-célébration du mythe sportif. Le monde sportif à besoin d’une publicité sur ses « imperfections » pour mieux faire croire à la réalisation imminente de l’utopie sportive. Le président du Comité olympique américain déclare en effet « [qu’]il est temps de traquer les imperfections, de corriger les défauts et de créer un système qui ne permettra plus ce genre de dérives »3. Le mythe sportif n’est donc pas près de s’effondrer. Et il est étonnant que Jean-Marie Brohm, l’un des fondateurs de la théorie critique du sport, se félicite de la dénonciation collective des « dérives », des « excès » ou des « dénaturations » de l’idéal olympique. Même si ces dernières sont, selon lui, largement édulcorées par les médias ou les sociologues du sport, « la théorie critique a obligé les médias à reconnaître l’évidence, au moins partiellement »4. Or, cette dénonciation semble au contraire donner raison aux tenants de l’autonomie de la sphère sportive, de sa pureté originelle. Rien ne permet d’affirmer que la vision développée par la théorie critique a acquis le statut de représentations sociales, qu’elle forme une sorte de culture commune et qu’elle menace les fondements de l’illusion sportive. C’est l’inverse qui se produit et l’idée que les dérives sont inhérentes aux institutions sportives ne sort pas des débats confidentiels de la sociologie du sport. Finalement c’est J.-A. Samaranch qui semble avoir raison lorsqu’il déclare que le CIO sortira grandi de cette crise : « Nous avons connu d’autres situations difficiles […]. À chaque fois, nous en sommes sortis plus forts. J’ai confiance. Ce sera encore le cas cette fois »5. 1. Cité par Mathieu Bénédicte, Le Monde, 24-25 janvier 1999. 2. R.W. Pound cité par Potet Frédéric, Le Monde, 26 janvier 1999. 3. Cité par Miquel Paul, « une commission d’enquête dénonce une culture malsaine de petits cadeaux », Le Monde, 16 mars 1999. 4. Brohm Jean-Marie, « Critique sans fin ou fin de la critique ? », postface à Laguillaumie JeanPierre et Vaugran Henri (dir.), op. cit., p. 363-367. 5. Cité par Dalloni Michel et De Changy Florence, art. cité. 2248_23_C4 Page 265 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 265 LES RACINES DU MAL : LA LOGIQUE MARCHANDE À L’ORIGINE DE LA CORRUPTION ? La détermination de la corruption par le marché comme croyance et idéologie On n’en finirait pas de citer les chiffres « mirobolants » de l’économie du sport-spectacle, à commencer par les revenus des joueurs professionnels (golf, football, basket-ball…). Il ne se passe pas un mois sans que les médias nous informent sur « l’indécence » des salaires (plusieurs millions de francs par an) de ces travailleurs sportifs d’un nouveau type. L’économie du spectacle sportif est inflationniste, qu’il s’agisse des salaires, du budget des clubs professionnels, des droits de retransmission télévisée, du budget d’organisation des grands événements sportifs ou encore des droits d’accès au statut de sponsor lors des compétitions d’envergure internationale1. Et pourtant, le montant du financement du sport-spectacle représente moins de 10 % du financement total du sport en Europe2. Mais peu importe, ce qui compte ici, c’est la portée symbolique de ces annonces. En effet l’hypertrophie des discours sur « l’argent marchand » ne fait qu’entériner l’idée qu’il y aurait trop d’argent dans le sport. Et le public y croit. Un sondage du CSA (de décembre 1997) indiquait que pour 65 % des Français la politique publique en matière sportive doit jouer un rôle « de limitation de l’influence de l’argent dans le sport »3. De la lutte contre les effets de l’argent dans le sport à l’idée que cet argent se trouve à l’origine des maux du mouvement sportif, il n’y a qu’un pas. Et, à en croire un certain nombre de commentateurs (journalistes, sociologues ou économistes) du phénomène sportif, c’est l’argent d’origine marchande qui est à la source des dérives du sport-spectacle. Un quotidien de Tokyo n’estimait-il pas que « l’importance de plus en plus grande de l’argent dans l’olympisme est la racine de tous les problèmes »4 ? Plus près de nous, Christian de Brie, rédacteur au Monde Diplomatique, estime que les scandales financiers du football des années 1990 sont « révélateurs […] de la soumission du ballon rond aux logiques du marché et à l’idéologie 1. L’Expansion, « Sport business », 506, 24 juillet-3 septembre 1995, p. 50-94. 2. Andreff Wladimir, Halba Bénédicte, Les enjeux économiques du sport en Europe : financement et impact économique, Conseil de l’Europe, Dalloz, 1995. 3. Loirand Gildas, « L’argent du foot », Sociétés et représentations, 7, 1998, p. 347. 4. Le Cœur Philippe, Le Monde, 24-25 janvier 1999. 2248_23_C4 Page 266 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 266 SPORT ET ORDRE PUBLIC ultra-libérale […]. Fausses factures, caisses noires (double billetterie) destinées à la corruption des adversaires ou des arbitres […] : à l’origine de ces perversions, la marchandisation du sport »1. Ces discours, qui tendent à se diffuser au niveau de l’opinion, représentent une véritable aubaine pour les dirigeants du mouvement sportif. L’idée « qu’il y a trop d’argent dans le sport et que l’argent tue le sport » a acquis le statut d’évidence partagée par le sens commun. Comme le rappelle Gildas Loirand, dans les années 1990, les dirigeants de la fédération française de football « ne cessent d’afficher une attitude franchement hostile à l’égard de l’emprise croissante de la composante économique […] » qui, par son excès, dénaturerait les finalités du sport2. Plus récemment, Henri Sérandour affirmait, à propos de l’affaire de corruption de Salt Lake City, qu’il faut « éviter que l’économie prenne le pas et dicte sa loi aux comités d’organisation »3. Cette injonction est d’ailleurs reprise par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Marie-Georges Buffet s’efforce en effet, à partir d’un ensemble de propositions et de mesures (refus de l’accès à la cotation en bourse des clubs professionnels, projet de taxation sur les droits de retransmission des manifestations sportives en vue d’une redistribution verticale de l’élite vers la masse, pression sur l’Union internationale cycliste (UCI) pour plus de transparence dans la lutte contre le dopage…), de contenir les effets de la logique marchande dans le sport4. Lors de la représentation de son projet de loi, la ministre affirmait que « dans un contexte de mondialisation du sport, sous la pression d’intérêts financiers et commerciaux de plus en plus élevés, des phénomènes comme le dopage, le culte de la performance à tout prix ou la course à l’argent portent atteinte au sens même du sport, à son éthique […] »5. Et Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne déclarait à propos des premières révélations sur le dopage du Tour de France : « Faisons en sorte que ni le fric ni les remèdes miracles ne viennent décourager ou polluer le vaste monde du sport6. » L’idée que la logique marchande est la cause fondamentale des dérives du sport accède donc au statut de véritable croyance, voire d’idéologie lorsqu’elle est mise au service des intérêts des dirigeants du mouvement sportif. 1. De Brie Christian, « Le marché de la corruption », Le Monde Diplomatique-Manière de voir, 30, 1996, p. 54-57. 2. Loirand Gildas, art. cit, p. 343. 3. Cité par Mathieu Bénédicte, art. cit. 4. Le Cœur Philippe, « Le football professionnel français contre la taxation sur les droits de retransmission », Le Monde, 17 septembre 1999. 5. Cité par Potet Frédéric, « Marie-Georges Buffet lance la troisième étape de sa politique du sport », Le Monde, 30 septembre 1999. Voir également Bordenave Yves, Hopquin Benoît, Potet Frédéric, « Marie-Georges Buffet déplore le manque de courage de l’UCI », Le Monde, 2 juillet 1998. 6. Delors Jacques, « Pour une véritable communauté sportive », Le Monde, 2-3 août, 1998. 2248_23_C4 Page 267 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES 267 Qu’en disent les sciences sociales ? Il y a bien sûr une part de vérité dans ce discours. Mais il serait réducteur de considérer qu’à lui seul l’argent d’origine marchande constitue la cause ultime de la corruption dans le sport. Ce n’est qu’une part de la vérité parce que fondamentalement, dans une société capitaliste, « l’incertitude est l’ennemi du profit »1, et le capital est tenté de réduire les aléas du sport afin d’assurer un retour sur investissement sans risque. Cependant le constat d’une progression parallèle dans les années 1980-1990 des enjeux économiques liés au sport et des affaires de corruption ne constitue qu’une corrélation apparente entre deux phénomènes. Rien ne permet d’affirmer que la pénétration de la logique marchande dans le sport constitue la cause unique ou majeure des phénomènes de corruption (et autres dérives). Bien évidemment, la logique marchande génère des effets sur l’évolution du sport en général et du sport-spectacle en particulier. Mais il ne faudrait pas confondre influence et détermination causale. Et Georges Vigarello a raison d’écrire qu’il n’est plus à démontrer « que les exigences économiques du sport favorisent le dopage »2. Il a raison d’avancer que la logique marchande ne constitue qu’un déterminant parmi d’autres des perversions du sport. Si l’on accepte l’interprétation sociologique selon laquelle le sport est co-déterminé par les facteurs politiques, économiques, scientifiques, socioculturels…, il n’y a pas de raison pour que la sphère économique n’influence pas le phénomène sportif. Il n’y a pas plus de raison pour que les forces économiques soient la cause majeure de l’évolution du sport. Or, on assiste à une sorte de glissement dans la plupart des discours sur les relations entre sport et argent. On passe de la simple liaison concomittante entre deux phénomènes (sport et argent) à l’explication des dérives du sport par une cause économique. Ce qui fait le jeu des dirigeants du mouvement sportif. Or, la logique marchande ne détient pas le monopole de la tentation à l’excès. Ce qui est pensé en termes de dérives relève d’une multitude de déterminations à la fois économiques, médiatiques, politiques et… sportives. Car l’excès est au cœur du sport de compétition, dans son rapport naturel à la performance3. Et si, comme le soutient la théorie critique du sport, la corruption était inhérente à la compétition et au spectacle sportif4 ! 1. Calvet Jacques, Di Ruzza Rénato, Gerbier Bernard, « Profit, risque et incertitude dans le sport », in Andreff Wladimir, (dir.), Économie politique du sport, Paris, Dalloz, 1989, p. 173. 2. Vigarello Georges, art. cité, Esprit, janvier 1999. 3. Nys Jean-François, art. cit. 4. Quel corps ? L’empire football, 2-4, 1982. 2248_23_C4 Page 268 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 268 SPORT ET ORDRE PUBLIC On comprend aisément pourquoi les dirigeants du mouvement sportif évitent de reprendre à leur compte ce type d’analyse. La stigmatisation de l’ennemi extérieur constitue la seule stratégie de survie du mouvement olympique, sa seule voie pour entretenir l’utopie de l’autonomie de la sphère sportive vis-à-vis de la société. Les dérives sont en quelque sorte au sport, ce que le monde communiste était au capitalisme, c’est-à-dire le principe moteur de son identité. L’idéal sportif se construit contre les perversions de la société. Supprimer ces déviances et l’idéal perd une grande partie de sa raison d’être. * * * Les trois « thèses » que nous avons soutenues ici sont liées entre elles. Le passage de l’ère du soupçon à l’ère de la transparence est une condition essentielle de la réanimation du mythe sportif parce qu’il permet d’identifier les éléments « malsains » qui gangrènent le système de l’intérieur. On assiste alors à l’auto-célébration de la pureté originelle et de la perfectibilité de l’univers sportif. Mais les corrompus ne font que subir les pressions externes de la logique marchande qui, en dernière instance, générerait les phénomènes de corruption et dénaturerait le sport. Dès lors, reconquérir l’autonomie de la sphère sportive passe par une lutte acharnée contre les effets du marché, faisant oublier que le sport de compétition contient en luimême une incitation aux excès et à la recherche de l’efficacité. Les sciences sociales ont beau affirmer que l’autonomie du sport n’est qu’une illusion, tout le monde veut y croire encore (et davantage) parce ce que chaque acteur du sport se voit doter d’une capacité d’action sur le système. Finalement, jamais le sentiment d’une réalisation immédiate de l’utopie sportive n’a été aussi fort. Les révélations concernant les affaires de corruption, loin de menacer le mythe sportif, le renforcent en lui superposant une nouvelle croyance propre aux sociétés démocratiques : celle d’un monde transparent où toute opacité aurait disparu. Nouvelle dialectique de l’opacité et de la transparence qui redouble celle du pur et de l’impur, de l’intérieur et de l’extérieur et qui réanime le mythe. Nous n’en avons donc pas encore fini avec l’utopie sportive. On assiste non seulement au déplacement des frontières entre le pur et l’impur (que l’on pense, par exemple, à la variabilité au cours du temps de la notion de dopage), mais une nouvelle dialectique relance pour longtemps l’idéal sportif. L’illusion sportive se maintient dans le va-etvient incessant entre l’ombre et la lumière, elle échappe à la clarté et à la connaissance objective. Plus le système sportif est opaque et plus nous faisons la lumière sur les affaires du sport ; plus nous croyons être près de la « vérité » du système sportif, plus celle-ci risque de s’obscurcir. 2248_23_C4 Page 269 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 SPORT, ENJEUX ÉCONOMIQUES Références bibliographiques 269 ALAPHILIPPE FRANÇOIS, « Le pouvoir fédéral », Pouvoirs, 61, 1992, p. 71-84. ANDREFF WLADIMIR, « Les finances du sport : l’éthique sportive à l’épreuve de l’argent », Finance and Common good, printemps 1999, p. 37-43. BOURG JEAN-FRANÇOIS, « Économie du sport et éthique », Problèmes économiques, 2267, 18 mars 1992, p. 1-5. CALVET JACQUES, DI RUZZA RÉNATO, GERBIER BERNARD, « Profit, risque, et incertitude dans le sport », in Andreff Wladimir (dir.), Économie politique du sport, Paris, Dalloz, 1989, p. 170-192. LAGUILLAUMIE JEAN-PIERRE, VAUGRAN HENRI, (dir.), L’Opium sportif. La critique radicale du sport de l’extrême-gauche à Quel Corps ? Paris, L’Harmattan, coll. « Espace et temps du sport », 1996. LOIRAND GILDAS, « L’argent du foot », Sociétés et Représentations, 7, 1998, p. 341-351. NYS JEAN-FRANÇOIS, « Compétition sportive et éthique : une difficile conciliation ? », Revue juridique et économique du sport, 32, 1995, p 5-37. VIGARELLO GEORGES, « Le sport dopé », Esprit, janvier 1999, p. 75-91. 2248_23_C4 Page 270 Lundi, 14. mai 2001 2:42 14 2248_24_C5 Page 271 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CIO, 1999 271 CIO, 1999 : CHRONIQUE D’UN SCANDALE ANNONCÉ ■ Andrew JENNINGS Résumé : l’actualité récente semble se précipiter quant aux révélations de corruption affectant le Comité international olympique, dressant ainsi la chronique d’un scandale annoncé. C’est de l’extérieur du mouvement sportif lui-même que proviennent les menaces les plus sérieuses. En ce mercredi 14 avril 1999, la Commission du commerce du Sénat s’apprête à siéger, présidée par le sénateur John McCain1. Cet ancien pilote de l’armée de l’Air est de belle humeur. La séance, consacrée aux moyens de réformer le Comité international olympique (CIO), fera l’ouverture des journaux télévisés. Et, ce matin-là, ses collaborateurs vont annoncer qu’il est candidat à l’investiture républicaine à l’élection présidentielle. Trois semaines auparavant, James Easton, l’un des deux membres américains du CIO, a attaqué les sénateurs pour avoir méconnu leurs responsabilités à l’égard du sport aux États-Unis. Le but de son audition par la Commission est, a-t-il affirmé, « d’en tirer un avantage politique et ne bénéficie à nul autre qu’à elle-même ». Les hommes politiques, a-t-il souligné, « ont quotidiennement à gérer des conflits d’intérêt ». Dans son esprit, ce ne sont que des hypocrites. Dans la vaste salle, on remarque, tournés vers la table du témoin, quatre pupitres d’écoliers insolites en ce lieu. Sur chacun, un panneau bleu sur lequel sont inscrits en lettres blanches les règlements sénatoriaux en matière de conflits d’intérêt et les limites imposées aux cadeaux, voyages et hébergements. Nul besoin aux sénateurs de dire ce qu’ils pensent de James Easton, membre d’une organisation accusée de corruption à large échelle. Les panneaux parlent pour eux. En novembre 1998, la chaîne de télévision de Salt Lake City, KTVX, a produit à l’écran une lettre du Comité d’organisation des Jeux d’hiver de 2002, révélant que ses membres ont secrètement payé les frais d’études à l’université de la fille d’un membre camerounais du CIO. Un vote avait donc été acheté. Après cette fuite, les Jeux olympiques ne pourraient plus jamais être les mêmes. 1. L’article a fait l’objet d’une première publication : « Le CIO dans la tourmente », Géopolitique, n° 66, juillet 1999, p 89-93. 2248_24_C5 Page 272 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 272 SPORT ET ORDRE PUBLIC Le Comité olympique américain constitua alors une Commission d’enquête indépendante dirigée par l’ancien leader de la majorité démocrate au Sénat, George Mitchell, qui avait supervisé le processus de paix en Irlande. De son côté, le CIO mena une enquête interne et confidentielle. Des révélations sur des faits de corruption au CIO se firent quasi quotidiennes, plongeant les sponsors dans la perplexité. Les hommes politiques réclamèrent un changement des dirigeants, les dessinateurs humoristiques s’en donnèrent à cœur joie. Partout, c’était la stupéfaction : comment une institution modèle pouvait-elle se révéler aussi malhonnête ? Des rumeurs de corruption dans le choix des villes olympiques étaient pourtant apparues au début des années 1980. Les autorités de Séoul avaient offert à chaque membre du CIO deux billets d’avion aller-retour en première classe, billets pouvant être remboursés en liquide… et beaucoup l’ayant été. Un mécanisme de corruption en série était ainsi enclenché. Comme dans le cas d’un fusible qui, lentement, se consume, il fallait bien qu’un jour, l’explosion se produise. Il s’est écoulé quatorze jours entre le moment où le contenu de la lettre accusatrice a été dévoilé à Salt Lake City et celui où un membre de la Commission exécutive du CIO, Marc Hodler, a lâché le morceau aux journalistes. Les plombs avaient bel et bien sauté, l’explosion secouait Lausanne et le monde entier. Depuis 1991, Hodler, après chaque session des « enchères » olympiques, tenait des réunions privées, où gagnants et perdants lui confiaient les noms de ceux qui avaient fait des demandes « inconvenantes ». La direction du CIO n’avait, néanmoins, pas réagi. Les nouvelles de l’Utah – l’histoire de la lettre de Salt Lake City – parvinrent en Suisse pendant une réunion de la Commission exécutive, suscitant l’appétit des journalistes. Hodler sortit de la réunion et se mit à dénoncer la corruption et le refus de Juan Antonio Samaranch d’y remédier. Jamais un membre du CIO n’avait admis – et en termes aussi peu dénués d’ambiguïtés – que l’Organisation était minée par une malhonnêteté endémique. La première réaction du président fut de menacer Hodler d’expulsion. Le jour suivant, Hodler prétendit être bâillonné. Samaranch fit même passer sur internet un communiqué de presse désolidarisant le CIO des déclarations de Hodler. Ce communiqué constitue aujourd’hui un acte d’accusation du CIO, mettant en cause la réponse qu’il a donnée initialement au scandale. Le torrent s’enfla. Hodler avait légitimité la révélation de faits de corruption au CIO. De Manchester à Sydney, de Québec à Ostersund, d’anciennes villes candidates dénonçaient la façon dont elles avaient été exploitées par le CIO. Particulièrement dommageable en 2248_24_C5 Page 273 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CIO, 1999 273 la matière fut la publication d’un rapport secret datant de 1991 où Toronto dévoilait comment elle avait été battue sur le poteau par Atlanta pour l’accueil de Jeux du Centenaire de 1996. Ce rapport révélait que vingt-six des soixante-neuf membres qui s’étaient rendus à Toronto n’avaient pas respecté les règles du CIO : à savoir ne visiter la ville qu’une seule fois, n’y venir qu’accompagné d’une seule personne, et n’y séjourner qu’un temps limité. Le pire était encore à venir : dix-huit membres au moins s’étaient livrés à une forme de racket sur les billets d’avions. Ce qui avait coûté à Toronto une bonne part des 800 000 dollars que la ville avait perdus dans l’affaire. Vers le milieu de l’année 1998, le CIO avait décidé de réunir une convention pour discuter de la mise en œuvre de nouvelles règles anti-dopage. Année calamiteuse, s’il en est, puisque des nageurs chinois furent convaincus d’utiliser l’hormone de croissance et que le désastre du Tour de France fut suivi d’autres scandales dans le football. Cette convention mondiale sur le dopage s’ouvrit à Lausanne au début de 1999, portant quelques coups supplémentaires au CIO. Les ministres des Sports présents ignorèrent superbement les prétentions affichées par le CIO – celui-ci affirmait avoir combattu le dopage – et réclamèrent la création d’une institution indépendante du CIO. Le mois suivant, le CIO s’occupa du cas de ses membres convaincus de corruption : quatre avaient démissionné, six furent expulsés, dix firent l’objet de blâmes. La majorité de ces coupables étant issue du Tiers-Monde, on cria au racisme, à la discrimination. Non sans raison. Ces coupables n’avaient pas accès aux plus subtiles tricheries pratiquées par leurs collègues du « premier monde ». Les appels à la démission du président, venus de toutes parts, furent ignorés par un vote écrasant en sa faveur. M. Samaranch annonça la mise en chantier d’une série de réformes : élection démocratique des membres du CIO, limite de la durée des mandats, transparence. Le sénateur McCain, un « faucon » en matière de dépenses publiques, avait déjà jeté un regard indiscret par-dessus le mur olympique vers le milieu des années 1990, demandant des comptes sur les 350 millions de dollars qu’avait dépensés l’État pour assurer la sécurité des Jeux d’Atlanta, par ailleurs source de profits juteux. Son intervention inattendue, en mars 1999, annonçant la décision de réunir la Commission du commerce et de procéder à des auditions pour faire la lumière sur les scandales olympiques, n’avait sans nul doute pas manqué de créer un choc à Lausanne. Cinq communiqués de presse mirent, encore, au cours de ce mois de mars, de l’huile sur le feu. À la mi-mars, McCain « mettait en doute que le CIO ait compris la gravité de la situation », indiquant que si le CIO ne faisait pas le ménage, le Congrès s’en chargerait. Lorsque Samaranch annonça qu’il superviserait lui-même le processus d’assainissement, sa propo- 2248_24_C5 Page 274 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 274 SPORT ET ORDRE PUBLIC sition fut rejetée comme « une incapacité à saisir les concepts les plus élémentaires d’éthique et de réforme ». Lorsque Samaranch refusa de venir témoigner devant la Commission, McCain exprima sa « profonde tristesse ». Ses collaborateurs firent comprendre que lorsque ce dernier convoque à des auditions, les grands dirigeants américains eux-mêmes ne s’y dérobent pas. Le Congrès a le pouvoir de détruire le CIO tel qu’il est. Environ 70 % de son financement proviennent de sponsors et de chaînes de télévision américaines. Le CIO jouit d’un statut d’exemption fiscale aux États-Unis. Les sponsors peuvent récupérer auprès du Trésor près de 35 % de leurs dépenses. Les sénateurs ont aussi brandi une autre menace : réattribuer au Comité olympique américain les quelque 3 millions et demi de dollars de droits de retransmission télévisée qui vont actuellement au CIO. La « culture de corruption » du CIO a terni l’image pour laquelle les sponsors américains ont tant dépensé. Les scandales ne peuvent que les dissuader d’apporter leur concours aux Jeux de Salt Lake City. Les contribuables auront peut-être à combler le trou et la fierté de voir les Jeux financés par la libre-entreprise aura vécu. Ce qui apparaît comme une hérésie dans les États libertaires de l’Ouest-américain, et particulièrement dans l’Utah, où ce n’est qu’au prix de grandes difficultés que l’État a réussi à imposer une loi lui permettant d’exiger des porteurs d’armes qu’ils les déposent à l’entrée lors des épreuves des Jeux en 2002. Les sénateurs avaient, tout bien considéré, de bonnes raisons d’être en colère. La contre-attaque fut tiède. Le matin de la séance de la Commission du Sénat, une agence de presse allemande, DPA, livra une curieuse information, sans donner ni sources ni preuves. Elle faisait cependant état d’un document secret qui se serait trouvé entre les mains du CIO ; émanant du Comité olympique américain, il expliquait « comment les États-Unis cherchaient à mettre la main sur le CIO ». Un tel document portait visiblement l’empreinte du CIO. Samaranch avait bien fait de ne pas venir. Pendant plus de trois heures, les sénateurs réclamèrent sa démission, menacèrent de prendre des sanctions et traitèrent avec mépris les propositions de réforme du CIO, le démocrate Ernie Hollings n’y allant pas par quatre chemins : « Qu’ils démissionnent tous et désignons un nouveau groupe de gens honnêtes ». Le sénateur Wyden lui faisait écho : « Ce bourbier doit être nettoyé au plus vite ». Six jours plus tard, McCain frappa de nouveau. Dans une lettre à Samaranch, il exprimait « sa déception qu’il n’ait pu venir témoigner devant la Commission ». Il ajoutait : « Le scepticisme est grand au sein de la Commission, comme du peuple américain, quant à l’engagement du CIO de mettre en œuvre des réformes significatives ». Allant plus loin encore, il écrivait : « Le manque apparent d’indépendance 2248_24_C5 Page 275 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CIO, 1999 275 du processus de réforme entrepris par le CIO et la lenteur du rythme de sa mise en œuvre illustrent l’absence de conviction de la volonté de réforme ». Venait, enfin, le coup de grâce : « En conséquence, je vous demande, à vous personnellement comme responsable du CIO, de fournir à la Commission un état mensuel de l’avancée de ce processus de réforme ». La lettre fut diffusée à la presse américaine en fin de journée. Trop tard, pour qu’il en soit fait mention en Amérique ou en Europe, c’est en Australie que fut recueillie la réaction d’un membre de la Commission exécutive du CIO, Kevan Gosper : « La réforme du CIO n’a pas été qu’une manœuvre de relations publiques comme certains membres de la Commission sénatoriale présidée par le sénateur McCain l’on laissé entendre de façon insultante », ajoutant : « Il n’entre pas dans le cadre de nos responsabilités d’adresser des rapports à une Commission sénatoriale ». Depuis, le CIO n’a fait aucun autre commentaire sur la requête du sénateur McCain, feignant même d’ignorer la séance de la Commission au cours de laquelle son directeur de la communication, venu tout exprès à Washington, avait pourtant pris des notes. Les comités olympiques européens, avec à leur tête des membres du CIO, se sont réunis à Murcie le lendemain de la séance de la Commission sénatoriale. Sans y faire une quelconque allusion, ils ont choisi d’agir par la bande en dénonçant « toute interférence politique susceptible de menacer l’indépendance du mouvement olympique ». Poursuivant dans cette ligne, et reconnaissant l’importance des sponsors, ils décidaient de coopérer avec le CIO pour établir « un programme de marketing pan-européen ». C’était une façon de rejeter les sponsors américains que les scandales, et aussi la menace d’une action gouvernementale, avaient déjà rendus réticents. C’était également un rejet implicite de Coca-Cola, essentiel à tout programme de marketing sportif. Alors que certains sponsors prennent prudemment leurs distances pour Sydney et Salt Lake City, les comités européens n’ont cependant pas désigné les sociétés susceptibles de leur donner publiquement leur soutien. * * * 1999 est une année intéressante pour ce qui concerne le CIO. McCain est déterminé à obtenir que ses membres se mettent d’accord sur un vaste plan de réformes avant la fin de l’année. Samaranch osera-t-il parler de bluff ? Nous avons eu l’occasion de nous entretenir, à Washington, avec un collaborateur de longue date de McCain : « On ne trouvera pas chez nous une once de sympathie pour le CIO. Il ne représente 2248_24_C5 Page 276 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 276 SPORT ET ORDRE PUBLIC rien pour le Congrès. Il a commis des actes illégaux ici, aux ÉtatsUnis, et il ne s’en tirera pas comme ça. Le sénateur McCain s’est efforcé de souligner le besoin d’un processus de réforme indépendant mais pas nécessairement américain. Il serait stupéfiant que le CIO continue à croire qu’il lui suffit d’accomplir un effort symbolique pour couper aux réformes indispensables ou tenter d’écarter la tempête ». On peut s’étonner que les membres européens du CIO critiquent l’ingérence d’hommes politiques dans une affaire qui concerne le sport. Ces mêmes personnes mettront pourtant leur bulletin dans l’urne lors d’élections locales, nationales ou européennes. Le cri de « laissons les hommes politiques hors de tout cela » sert d’écran de fumée pour dissimuler des comportements, qui ne sont ni démocratiques ni moraux et sont parfois criminels, de la part des administrateurs du sport. Le CIO ne voit pas l’intérêt de perdre son statut actuel de club privé se recrutant par cooptation. Il veut être totalement autonome mais recherche parallèlement des faveurs fiscales de la part des gouvernements et s’accommode de la participation des contribuables au coût d’événements sportifs dont il tire d’énormes profits. La propagande du CIO laisse entendre que les manœuvres du Sénat préludent à une prise de contrôle des Jeux olympiques par l’Amérique. Il n’existe aucune preuve à l’appui de ces insinuations. Si le CIO se démocratise, le capitalisme américain continuera à dominer les Jeux. C’est le système que le CIO lui-même a mis en œuvre dans les années 1980. Si le CIO s’entête, les sponsors américains réduiront ou supprimeront leur engagement, au détriment de l’influence américaine. Les sénateurs, en tout cas, ont clairement fait savoir qu’ils n’étaient nullement impressionnés par les deux organes mis en place aux fins de réforme par le CIO. L’un est la Commission d’éthique, présidée par un francophone, le Sénégalais Keba Mbaye et dans laquelle siège Robert Badinter. Elle est chargée de faire des recommandations à la Commission exécutive. Un second organe est chargé des propositions de réforme. L’un de ses membres, à titre d’invité, est Henry Kissinger. Il est intéressant de savoir qu’il est un ami très proche du sénateur McCain. 2248_25_C6 Page 277 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CORRUPTEURS, CORROMPUS 277 CORRUPTEURS, CORROMPUS ET ACTES DE CORRUPTION DANS LE SPORT : LE POINT DE VUE DE LA POLICE JUDICIAIRE ■ Didier DUVAL Résumé : le sport contemporain est, plus que jamais, sujet à la corruption. Devenu une activité économique à part entière, les enjeux financiers considérables qu’il est amené à gérer constituent autant de sources potentielles de dérives délictuelles. Pourtant, la police judiciaire éprouve les pires difficultés à établir les actes de corruption et à identifier corrupteurs et corrompus. Si la corruption n’est pas un phénomène nouveau, le sport, à notre époque, est particulièrement exposé aux risques de déviances. Étant devenu une source d’investissements économiques très importants, il subit dès lors les mêmes contraintes que les autres activités du même type, à savoir la productivité et la rentabilité. Ainsi, au-delà de l’activité d’un club, le phénomène sportif représente une formidable attraction économique. L’organisation d’une grande compétition internationale, telle que les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football pour ne citer que les plus prestigieuses, donne une idée de l’enjeu commercial que le sport représente pour une ville, une région, un État. Le choix du site destiné à accueillir un tel événement est ainsi sujet à bien des dérives potentielles. L’actualité récente impliquant des hauts responsables du Comité international olympique (CIO) en fournit d’ailleurs la preuve. C’est donc l’enjeu financier qui constitue la source principale des dérives affectant le monde sportif contemporain. La tentation de fausser la compétitivité technique des « entreprises » concurrentes est, à ce titre, tellement grande que le moyen idéal (mais illégal) pour y parvenir est la corruption et les infractions pénales dérivées que nous rencontrons dans le traitement répressif du droit pénal des affaires et des marchés publics (trafic d’influence, détournement de fonds publics, abus de biens sociaux et recel de toutes ces infractions). 2248_25_C6 Page 278 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 278 SPORT ET ORDRE PUBLIC La corruption est, sur le plan pénal, l’acte par lequel une personne (dite « le corrupteur ») offre, ou accepte de donner, à une autre personne (dite « le corrompu ») un avantage quelconque pour obtenir de celle-ci, en retour, l’octroi d’une décision ou d’un acte que seule sa fonction lui permet de dispenser. Nous distinguons, en droit pénal français (comme dans beaucoup d’autres droits nationaux), deux types de corruption : la corruption publique et la corruption privée. La première implique, par définition, une personne publique (à savoir un élu, un fonctionnaire ou une personne chargée d’une mission de service public) ; la seconde est partiellement réprimée en France dans la mesure où seuls sont poursuivis les salariés indélicats, mais non les dirigeants d’entreprise ayant, par exemple, qualité de gérant (SARL) ou de PDG (SA). Ces deux types de corruption sont qualifiés de « délits » : la corruption publique, considérée comme un acte grave au regard des institutions nationales, est réprimée de dix années d’emprisonnement et 1 MF d’amende ; la corruption de salarié est, pour sa part, réprimée de deux années d’emprisonnement et 200 000 F d’amende. Corrupteurs et corrompus sont réprimés en termes identiques dans chacun des deux types de corruption. La pratique du sport en France relève soit d’un statut amateur, soit d’un statut professionnel. Ce dernier entraîne l’application des règles de droit social dans les rapports d’employeur à employé. En cas de corruption, des poursuites pénales sur la base de l’article L.152-6 du Code du travail peuvent être déclenchées. Par la loi Avice de 1982, renforcée par la loi Bredin de 1992, le législateur a entériné l’idée que l’activité sportive professionnelle était devenue une activité économique à part entière en créant une nouvelle forme juridique de société, à savoir les sociétés anonymes à objet sportif (SAOS). Le sport professionnel est donc soumis aux règles d’un ordre public économique et social imposé par le législateur. Sur le plan de l’enquête judiciaire, la corruption est particulièrement délicate à établir. Ces difficultés sont de trois ordres : la première consiste, tout d’abord, à mettre en évidence les éléments juridiques spécifiques à l’infraction de corruption ; la deuxième vise, ensuite, à établir la matérialité de l’acte illégal objet de la corruption ; la troisième, enfin, tente de démontrer l’avantage octroyé par le corrupteur au corrompu, le plus souvent de nature financière au travers de prestations de plus en plus immatérielles. 2248_25_C6 Page 279 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CORRUPTEURS, CORROMPUS 279 REMARQUES PRÉALABLES SUR LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS SPÉCIFIQUES À L’INFRACTION DE CORRUPTION L’article L.152-6 CT, réprimant la corruption de salarié, oblige, comme dans les cas de corruption publique prévus et réprimés aux articles 432-11 et 433-1 du Code pénal, que soit démontré l’accord de corruption entre les deux protagonistes de l’affaire (corrupteur et corrompu), ce que l’on nomme communément le « pacte de corruption ». Il est nécessaire, en outre, de démontrer son antériorité par rapport à l’action ou l’abstention du corrompu au profit du corrupteur. Le pacte de corruption est une sorte de contrat délictueux passé entre le corrupteur et le corrompu, directement ou par le jeu d’intermédiaires, par lequel ceux-ci s’entendent sur le contenu de leurs engagements réciproques. Pour le corrupteur, il s’agit généralement de promettre au corrompu la remise d’une somme d’argent, mais tout autre avantage ayant une valeur pécuniaire peut entrer dans le schéma pénal de la corruption. Pour le corrompu, l’engagement consiste à réaliser, par action ou par abstention, ce que lui a demandé le corrupteur. Il est en outre juridiquement nécessaire de démontrer que ce pacte de corruption est le fruit d’un accord antérieur à l’action ou l’abstention du corrompu au profit du corrupteur. Cette antériorité du pacte est toujours analysée par la Cour de Cassation comme un élément constitutif de l’infraction de corruption, sauf cas avéré d’infractions de corruption répétitives entre deux mêmes acteurs. L’habitude est alors un élément de présomption de l’antériorité du pacte, le corrompu sachant, par la répétition des actes malveillants qu’il commet au profit du corrupteur, qu’il fait systématiquement l’objet d’une rémunération compensatrice. Il faut encore, pour poursuivre juridiquement la corruption, que l’acte délictueux qui la caractérise ne soit pas prescrit. La corruption étant classée dans la rubrique des délits, la prescription de l’action publique est de trois ans à compter du jour qui la matérialise (c’est-à-dire, à compter de l’action ou de l’abstention du corrompu ou de la remise par le corrupteur de l’avantage promis au corrompu). On sait par expérience que ce délai de trois années de prescription est très court et qu’il paralyse généralement les possibilités de poursuites sur la base de cette qualification pénale (d’où les fréquentes poursuites en ce domaine sous les qualifications d’abus de biens sociaux et de recel d’abus de biens sociaux). La raison en est 2248_25_C6 Page 280 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 280 SPORT ET ORDRE PUBLIC essentiellement que l’infraction de corruption est une infraction dite « occulte » et donc difficilement détectable. Ces paramètres juridiques préalables étant posés, il convient à présent d’examiner le problème de la matérialité de l’acte de corruption et de l’avantage mercantile nécessaire pour la caractériser. LA MATÉRIALITÉ DE L’ACTE DE CORRUPTION L’acte de corruption de la part du corrompu recouvre une décision prise personnellement et au regard de sa sphère personnelle de compétence. Cet acte est le plus souvent l’expression d’une décision (choix d’un candidat à un marché public, choix d’une ville candidate à l’organisation d’une grande compétition sportive) ou le fruit d’une abstention coupable consistant à laisser passer un délai de recours dans le cadre d’un contentieux, à omettre de délibérer dans le délai imparti afin de rendre caduque une procédure de choix d’un candidat à une quelconque sélection, par exemple. Il est délicat d’établir la matérialité d’un acte de corruption au cours d’un événement sportif. Il est, en effet, très difficile de démontrer qu’un athlète corrompu commet ou a commis, dans l’exercice de son activité sportive, l’acte de corruption pour lequel il a reçu une gratification quelconque. Le sportif est, par définition, soumis non à une obligation de résultat mais de moyen. Il est certes incité par son encadrement technique au meilleur résultat possible, mais les paramètres pour y réussir sont soumis à différents aléas basés à la fois sur l’athlète lui-même (performance technique et physique) et sur la valeur de son ou ses adversaires. Si un athlète, aussi brillant soit-il dans l’exercice habituel de sa discipline sportive, se trouve à l’occasion d’une compétition un peu ou très en deçà de ses performances, il est très difficile d’en tirer des conclusions quant à une éventuelle pratique de corruption, sachant que les baisses de forme ou les fautes d’inattention font partie intégrante de l’activité sportive. Ce sont d’ailleurs ces aléas inhérents à l’acte sportif lui-même qui rendent si captivant le spectacle sportif. À supposer que cet aléa soit commandé par la corruption, nous nous trouvons matériellement face à deux attitudes possibles caractérisant juridiquement l’infraction : l’action ou l’abstention coupables. L’action consiste à commettre sciemment une faute de jeu pour provoquer une réaction arbitrale très défavorable à sa propre équipe, l’abstention se résumant à « laisser passer les occasions » par manque de dynamisme physique apparent ou par faute d’attention et de justesse technique. Mais ces « bévues » ne suffisent pas à caractériser, à elles seules, la corruption. Ces défaillances 2248_25_C6 Page 281 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CORRUPTEURS, CORROMPUS 281 ne peuvent que faire naître une suspicion qu’il reste à confirmer ou à infirmer en s’attachant à rechercher l’avantage octroyé par un corrupteur potentiel au corrompu éventuel. LES FLUX FINANCIERS DE LA CORRUPTION Aujourd’hui, que l’on se place sous l’angle de la corruption publique ou privée, il est particulièrement difficile d’apporter la preuve d’un flux financier à caractère corrupteur. Cette difficulté résulte de deux évolutions marquantes : d’une part, la mondialisation de l’économie et son corollaire, la libre circulation des capitaux ; d’autre part, le caractère de plus en plus immatériel des prestations servant de support à un flux financier dont la valeur intrinsèque est, de fait, très difficile à apprécier. L’un des problèmes majeurs auquel la police judiciaire et la justice se trouvent aujourd’hui confrontées dans les enquêtes de corruption (où il est nécessaire d’apporter la preuve de l’avantage le plus souvent financier transmis par le corrupteur au corrompu) réside dans la mise à jour de la « traçabilité » des fonds suspects. En effet, certains pays dits offshore présentent un attrait considérable pour le placement de capitaux et tout particulièrement de capitaux illicites, dans la mesure où leur législation offre une quasi-défiscalisation de leurs revenus et une garantie très efficace du secret bancaire. Ces pays, qui ne connaissent pas ou très peu l’impôt direct (impôt sur le revenu des personnes physiques, impôt sur le bénéfice des sociétés commerciales, impôt en matière de succession), tirent argument de cette position juridique de nature fiscale pour refuser de signer avec les pays à taux d’imposition plus élevés des conventions d’assistance fiscale et judiciaire. Aussi, le principe, de plus en plus reconnu au niveau international, de la liberté de circulation transfrontière des capitaux est-il en inadéquation avec celui de la souveraineté juridique des États. Cette situation est bien évidemment génératrice de nombreuses déviances car elle paralyse la nécessaire transparence qui doit entourer la circulation des flux financiers. Cette notion de transparence est d’ailleurs celle qui est reprise dans la loi du 29 janvier 1993 dite « loi anticorruption ». Des organisations internationales se sont impliquées dans la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent sale. L’Organisation du commerce et du développement économique (OCDE), le Conseil de l’Europe et l’Organisation des Nations unies (ONU) comptent, notamment, parmi celles-ci. Des conventions ont été éta- 2248_25_C6 Page 282 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 282 SPORT ET ORDRE PUBLIC blies, d’autres sont en gestation, mais le constat est pour l’heure que le décalage entre l’économique et le juridique est particulièrement flagrant. Dès lors, si des sommes à finalité corruptrice quittent l’espace national, il est particulièrement difficile de les suivre dans les pays étrangers à fiscalité réduite et à secret bancaire, le plus souvent, érigé au rang d’intérêt national. Or, faute pour les enquêteurs d’établir le ou les bénéficiaires de flux suspects, l’élément constitutif fondamental de l’infraction de corruption ne peut être mis en évidence. En effet, pour établir l’infraction de corruption, il faut à la fois identifier le flux corrupteur et le compte du bénéficiaire corrompu. Généralement, ce second élément n’est que l’aboutissement de la recherche du premier. En définitive, la rémunération du corrompu via des virements bancaires étrangers sécurise plus encore l’acte de corruption que le versement en espèces, dans la mesure où ces dernières trouvées en possession d’un corrompu présumé ont pour effet de renverser la charge de la preuve (comme dans le cas de « l’affaire Olympique de Marseille/Valenciennes », par exemple) alors que le virement bancaire rémunérateur à l’étranger n’est qu’un simple jeu d’écriture inaccessible, dans la plupart des cas, à toutes investigations. Il est, en effet, d’autant moins aisé d’identifier les flux financiers suspects que le sport brasse aujourd’hui des sommes d’argent considérables et, principalement, dans des secteurs économiques liés à des prestations immatérielles. C’est le cas, notamment, de la publicité, des droits de retransmission radio/télévision, des droits à l’image, du « marchandisage », mais aussi des sommes versées au titre des transferts de sportifs professionnels, voire au titre des options sur ces mêmes sportifs. La difficulté rencontrée alors par les enquêteurs tient à la quasiimpossibilité d’en établir l’exécution effective et, par là même, de mesurer la valeur dite « de transfert ». La publicité La publicité fait, aujourd’hui, partie intégrante du domaine sportif à tel point qu’une interactivité semble s’opérer entre ces deux phénomènes : le sport dégage une image positive que le publicitaire va utiliser comme vecteur du produit qu’il a en charge de médiatiser. Cette médiatisation est décuplée grâce à la couverture télévisuelle des grandes compétitions sportives nationales et internationales. Chacun peut, au regard des chiffres avancés par la presse spécialisée à l’occasion de ces grandes compétitions, imaginer le volume d’argent brassé par les clubs, ou entités sportives, au titre des droits d’affichage publicitaire dans les enceintes sportives et sur les sportifs eux-mêmes. Ceux-ci atteignent des montants considérables et circu- 2248_25_C6 Page 283 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CORRUPTEURS, CORROMPUS 283 lent en outre à travers toute la planète, venant télescoper l’attrait (évoqué plus haut) des placements dans les paradis fiscaux. Ces prestations à caractère publicitaire sont très difficiles à évaluer dans leur effectivité et peuvent donc être source de flux financiers à finalité corruptrice. La loi du 29 janvier 1993 consacre d’ailleurs plusieurs articles au commerce publicitaire et a souhaité, dans un souci de plus grande transparence, réduire le risque d’une telle déviance. Les droits de retransmission radio/TV Un deuxième domaine, lié par bien des égards à la publicité, est celui des droits de retransmission radio/télévision versés à l’occasion d’événements sportifs. Ils atteignent, là encore, des sommes considérables, dans la mesure où le spectacle sportif, qui garantit le plus souvent un audimat important, permet aux grands médias (surtout télévisuels) de rentabiliser les coupures publicitaires qui accompagnent ces retransmissions. La traçabilité des flux versés au titre de ces droits de retransmission demeure floue, surtout lorsqu’ils sont versés à l’étranger et hors de portée de tout contrôle fiscal ou judiciaire. Les droits à l’image Un troisième domaine échappe, partiellement, à la transparence : celui des droits à l’image. Les acteurs sportifs, sur le modèle des acteurs de cinéma et du show-business, sont devenus des vedettes entendant gérer leur image comme des artistes. Les flux financiers qui découlent de ces droits peuvent atteindre, là encore, des sommes considérables. Virées le plus souvent sur des comptes à l’étranger, elles assurent une confidentialité certaine à la fois sur l’exhaustivité de leur montant et la réalité de leur support. Le « marchandisage » Le marchandisage est l’appellation donnée à la commercialisation des articles divers, le plus souvent textiles, supportant le logo d’une manifestation sportive, d’un club sportif ou d’un pays. Les clubs de football, tout particulièrement en Europe et plus spécifiquement en Grande-Bretagne et en Italie, sont réputés pour le commerce de tels produits. Fabriqués pour la plupart en Asie, à des coûts de production très modiques, importés et voyant leur valeur initiale multipliée par 10, 20 ou 30 par la simple imposition d’une griffe, d’un dessin ou d’un logo, ils dégagent des marges bénéficiaires très importantes. À nouveau, la traçabilité des flux liés à ces transferts de marchandises et aux marges bénéficiaires qui découlent de leur commercialisation 2248_25_C6 Page 284 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 284 SPORT ET ORDRE PUBLIC n’est pas évidente à dresser. Plus encore, l’autorisation de commercialisation de ces produits par différents partenaires commerciaux donne lieu à versement de droits portant le nom de « licences » (à l’exportation et à la distribution). Le paiement de ces licences n’est pas, lui non plus, d’une totale transparence dans son exhaustivité et son affectation réelle. Les transferts de joueurs Un volume d’argent considérable est consacré aux transferts sportifs. Il est d’ailleurs très difficile d’en connaître le montant exact, car la transparence n’est pas de mise dans ce type d’opération. De fait, ces opérations de transferts permettent de sortir de la trésorerie d’un club au profit d’un autre les sommes contractuellement prévues. Il y a ainsi, sur un plan formel, une exacte concordance entre la facturation et le décaissement. La manipulation possible se situe à un autre niveau : l’affectation effective des fonds au profit du bénéficiaire de la prestation. Pour s’en assurer, il convient de vérifier si, sur le plan bancaire, l’intégralité des fonds ont été effectivement virés sur le ou les comptes du club vendeur. Cette opération de traçabilité des flux dans un cadre procédural adapté à ce type d’investigation ne pose aucun problème lorsque le ou les comptes bancaires du bénéficiaire se trouvent sur le territoire national. Il n’en est pas de même lorsqu’ils sont virés sur un ou des comptes de pays à fiscalité réduite et au secret bancaire très hermétique. Un certain nombre d’enquêtes réalisées depuis quelques années, notamment sur de grands clubs de football en France et en Europe, ont permis d’établir des manipulations financières, mais là encore de grandes difficultés entravent l’accès à l’intégralité des pièces comptables et bancaires. Les options prises sur les joueurs Enfin, une dernière source de flux financiers suspects peut être avancée : les options prises sur les jeunes joueurs les plus prometteurs. L’option faisant l’objet d’un contrat entre le joueur (ou ses représentants légaux), le club et « l’acheteur », prévoit un transfert et justifie la sortie de fonds des caisses du club auteur de l’option. Il est alors parfois surprenant de constater que l’argent versé au titre de cette option ne s’est pas concrétisé, à l’échéance prévue, par un transfert et qu’aucun acte juridique n’est venu solder l’opération. 2248_25_C6 Page 285 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CORRUPTEURS, CORROMPUS 285 CORRUPTION ET DOPAGE Ainsi cette liste non-exhaustive d’actes de commerce permet-elle de cerner la source de différentes manipulations financières susceptibles d’habiller, sous l’angle du formalisme comptable, des actes à finalité délictuelle. Les flux ainsi dégagés servent à alimenter le plus souvent une « caisse noire » à l’étranger qui est utilisée, le moment venu, pour commettre des fraudes de nature fiscale ou des infractions. À la corruption peut alors s’ajouter le dopage, qui n’est d’ailleurs qu’une forme chimique et scientifique de corruption. Le produit dopant coûte cher et les « conseillers en dopage » tout autant, voire plus. Si l’argent, base indispensable au dopage, est déjà à disposition du club ou du sportif dans un pays étranger à l’abri des contrôles financiers de toute sorte, c’est un avantage décisif dans la décision du recours au dopage. Il permet d’acquérir le produit avec le maximum de garanties quant à l’origine de son financement et de rémunérer les meilleurs spécialistes nationaux ou internationaux en la matière afin de préserver, comme pour la corruption, la non traçabilité du produit chimique dans l’organisme soumis à contrôle. Reste alors à trouver le sportif à l’éthique la plus « souple » possible qui accepte la proposition corruptrice. Le « relationnel » joue alors beaucoup (par la technique des réseaux), les intermédiaires en tout genre étant indispensables pour estimer le « degré de corruptibilité » de tel ou tel acteur sportif. Le terme « d’acteur sportif » est utilisé à dessein dans la mesure où il exprime l’idée que ce ne sont pas seulement les sportifs eux-mêmes qui sont visés par la corruption mais également ceux que nous pouvons appeler « les collatéraux du spectacle sportif » : à savoir les juges ou les arbitres, ainsi que les conseillers techniques ou les entraîneurs des athlètes. LES RÔLE DES « COLLATÉRAUX » DANS L’ACTE DE CORRUPTION Les arbitres et les juges des activités sportives ont quasiment tous un statut amateur, au moins en Europe. Cela signifie, par définition, que leur activité dans le cadre sportif n’est qu’accessoire par rapport à leur activité professionnelle. En dehors de quelques indemnités dites « de déplacement » et de quelques gratifications compensatrices versées par la fédération de tutelle, le juge ou l’arbitre ne peut tirer de sa contribution au fonctionnement du monde sportif un revenu lui permettant de vivre décemment. Ce statut amateur, intervenant dans un environnement de plus en plus affairiste, peut sembler perméable à la corruption. En effet, la compromission d’un acteur aussi important 2248_25_C6 Page 286 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 286 SPORT ET ORDRE PUBLIC qu’un juge ou un arbitre dans le déroulement d’une compétition et de son résultat peut paraître, dans ces conditions, relativement aisée pour un corrupteur potentiel. La tentation pour le juge ou l’arbitre risque alors d’être très grande, au regard de l’importance de la somme pouvant être proposée. De plus, le risque d’être découvert est potentiellement très faible. Et à supposer qu’une telle corruption soit mise à jour, ce n’est que l’activité annexe de ce juge ou de cet arbitre qui s’arrêtera. Enfin, il est permis de penser que le risque de corruption est à son paroxysme lorsque cet arbitre ou ce juge est un ressortissant d’un pays économiquement faible et, par ailleurs, plus ou moins laxiste en matière de lutte contre la corruption. Un statut professionnel organisé par les instances internationales des disciplines sportives les plus médiatiques aurait pour avantage de cadrer juridiquement l’activité d’un corps arbitral de plus en plus sollicité techniquement et physiquement, mais aussi de donner à ses membres une rémunération en corrélation avec la qualité de leurs prestations. L’environnement technique d’un athlète est lui aussi sujet à des tentations illégales. Un sportif a, en théorie, une grande confiance dans son encadrement. Et ses conseillers techniques ou entraîneurs exercent sur lui un ascendant psychologique et matériel important. Au regard de l’ensemble de ces paramètres, nous pouvons considérer, dans le cadre d’une « analyse de risque », que la corruption d’un membre du « staff » technique d’un athlète a une influence plus que certaine sur celui-ci. S’il est « conseillé » au sportif, par son entraîneur, de « lever le pied » celui-ci se trouvera en position très délicate s’il refuse de s’exécuter. À supposer qu’il s’y oppose, le risque de représailles, habillées sous des considérations techniques, n’est pas à écarter. * * * À l’issue de cet article sur l’environnement économico-financier actuel des activités sportives, nous pouvons en déduire que les facteurs de risques de corruption sont réels car la transparence des activités commerciales et financières du sport n’existe que de façon très partielle. Le sport, au-delà du facteur d’épanouissement qu’il peut représenter, doit également être perçu et analysé comme une activité économique à part entière. Son environnement international et le caractère parfois irrationnel du spectacle sportif le rendent structurellement très vulnérable. Il est, dès lors, important que l’éthique sportive soit sans cesse entretenue car elle constitue, faute de mieux, le meilleur rempart à toutes formes de déviances sportives et parasportives. 2248_25_C6 Page 287 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 CORRUPTEURS, CORROMPUS Références bibliographiques 287 DUVAL Didier, « Les abus de biens sociaux : enjeux de Société ou de société ? », Entreprise éthique, n° 7, 7 octobre 1997, p. 41-51. DUVAL Didier, « La corruption et le réseau bancaire », Rapport moral sur l’argent dans le monde, Caisse des dépôts et consignations, 1998, p. 101-107. 2248_25_C6 Page 288 Lundi, 14. mai 2001 2:43 14 2248_26_CONCLU Page 289 Lundi, 14. mai 2001 2:44 14 CONCLUSION 289 CONCLUSION : DOPAGE SPORTIF ET RECOMPOSITION DES POUVOIRS DE CONTRÔLE. JALONS POUR UNE RECHERCHE EN COURS ■ Jean-Charles BASSON ■ Jérôme FERRET ■ Catherine LOUVEAU ■ Anne-Marie WASER Nous ne pouvons clore cet ouvrage sans évoquer le cas du dopage tant il semble aujourd’hui incarner le point d’intersection entre le sport et l’ordre public. S’il affleure dans certaines contributions présentées précédemment, il ne fait pas l’objet d’un développement propre. La raison en est simple : d’une part, il convient sans doute en la matière de se défaire de l’emprise de l’actualité directe ; d’autre part, un tel objet semble appeler une recherche en soi. Telle est d’ailleurs notre ambition, résumée dans la problématique qui suit. DOPAGE SPORTIF ET STRATÉGIES D’OCCULTATION Phénomène ancien, parfois inhérent à l’histoire de certaines pratiques et disciplines sportives (le cyclisme, par exemple), le dopage a longtemps été nié en dépit des nombreuses et accablantes évidences. La nature du sport semblait, de fait, interdire le recours à toute espèce de substituts et d’interventions diverses susceptibles de peser sur sa « glorieuse incertitude » et sur le principe d’égalité régissant les compétitions. Mettre à jour et divulguer des cas avérés de dopage revenait 2248_26_CONCLU Page 290 Lundi, 14. mai 2001 2:44 14 290 SPORT ET ORDRE PUBLIC alors à saper les fondements même du sport, et ceux qui – appartenant au mouvement sportif, aux milieux médicaux ou à la sphère médiatique – étaient tentés de se livrer à cet exercice risquaient le « bannissement professionnel ». En dernier recours, si un sportif était indubitablement reconnu comme dopé, il était toujours possible d’invoquer l’exception pitoyable, l’entorse inqualifiable à l’universalité de l’éthique sportive… Si ce type de comportement est encore largement partagé dans l’ensemble du mouvement sportif (tout sportif dopé est considéré comme sain tant qu’il n’a pas été convaincu de dopage), la donne a évolué depuis quelques années. En effet, la multiplication et la généralisation à toutes les disciplines sportives des cas de dopage, associées à la difficulté de plus en plus évidente à les masquer (le Tour de France 1998 est à ce titre symptomatique), semblent donner jour à deux nouveaux types de réactions, apparaissant comme autant de parades propres à voiler la réalité. L’alternative est la suivante : soit on verse dans la tentation du fait divers consistant, par exemple, à insister sur le caractère crapuleux de l’activité de tel « vrai-faux médecin » ou à déplorer la mort subite, inexpliquée et fatalement prématurée de tel ou tel ancien (et encore très jeune) sportif de haut niveau ; soit on délaisse les cas individuels au profit du macro-sociologique et on met en exergue le problème de santé publique que constitue le recours généralisé au dopage. De nombreux témoignages, aveux et « enquêtes » alimentent la première option1. Des travaux de recherche privilégiant une approche clinique, chimique ou épidémiologique nourrissent la seconde2. Par ailleurs, certaines analyses anthropo-sociologiques semblent conforter cette dernière option en mettant l’accent sur l’émergence de « pratiques de dopage quotidien et ordinaire » suivies par des acteurs sociaux soucieux de « se dépasser » dans leur environnement professionnel ou au sein de leur groupe d’appartenance : c’est « la singularisation de l’individu quelconque » qui se jouerait là3. Tantôt flirtant avec le sensationnel au prix d’une personnalisation d’un phénomène pourtant global ; tantôt tenté de prophétiser une forme de « dégénérescence sanitaire » alliant le dopage à l’ensemble des drogues et psychotropes 1. Les suites du Tour de France 1998 et de « l’affaire Festina » voient fleurir les livres racoleurs. À titre d’exemple, Nicolas Guillon, Jean-François Quénet, Un cyclone nommé dopage, les secrets du dossier Festina, Paris, Solar, 1999 ; Erwann Menthéour, Secret défonce, ma vérité sur le dopage, Paris, Jean-Claude Lattès, 1999 ; Willy Voet, Massacre à la chaîne, révélations sur 30 ans de tricheries, Paris, Calman-Lévy, 1999. 2. Basé sur une perspective historique, le livre de Patrick Laure (Le dopage, Paris, PUF, 1995) compte parmi les plus sérieux. 3. Nous pensons plus particulièrement à : Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; David Le Breton, La sociologie du risque, Paris, PUF, 1995. 2248_26_CONCLU Page 291 Lundi, 14. mai 2001 2:44 14 CONCLUSION 291 de toute sorte1 – quand l’analogie n’est pas faite avec les autres dangers contemporains que sont le SIDA, le sang contaminé, la vache folle, les organismes génétiquement modifiés et autre poulet à la dioxine… –, les deux lectures répertoriées laissent l’essentiel dans l’ombre. DOPAGE SPORTIF ET ORDRE PUBLIC En effet, les motifs de la résurgence actuelle de la question du dopage sportif et de son traitement sont ailleurs. Nous formulons l’hypothèse que ce sont des enjeux d’affirmation et de garantie de l’ordre public qui expliquent le regain d’intérêt présent pour cette question. La compréhension des nouvelles réalités du dopage et de leurs incidences sur la société française implique un retour sur l’histoire afin de tenter de qualifier la façon dont les sportifs ont construit leur rapport à la performance et aux institutions qui ont la charge de la production et du contrôle du sport de haut niveau. Dans le cas français (mais on pourrait citer d’autres exemples plus symptomatiques encore), l’État est en première ligne. Élément constitutif de la culture et de l’identité nationale, le sport jouit d’une sorte d’impunité qui voit le dopage, sinon favorisé, du moins banalisé : ne sert-il pas la bonne cause ? Pourtant, si cette justification par défaut permet de fermer les yeux, elle interpelle également les pouvoirs publics dans la mesure où le lien est fort, en France, entre sport et service public. De telle façon que la circulation de produits illicites dans les structures reconnues et largement subventionnées par l’État ou par les collectivités territoriales pose la question du rapport que les sportifs entretiennent aux normes et aux règles. Plus que la faillite d’une éthique et d’un ordre moral sacralisé – que l’État entretient contre vents et marées avec quelques succès : le discours sur la France plurielle, colorée et victorieuse lors de la dernière Coupe du monde de football est encore dans tous les esprits –, le dopage sportif atteste d’une remise en cause de l’ordre public : contraire aux règles du sport, et de surcroît illicite, il devient acceptable, affaire d’opportunité et, au bout du compte, enviable. 1. Il est maintenant admis que le dopage s’inscrit dans le champ d’étude général des toxicomanies : nouvel espace intermédiaire de consommation de drogue, facteur de confusion entre les pratiques visant à se soigner et celles consistant à se droguer, le dopage reproduit également le mode d’organisation régissant d’économie souterraine de la drogue (laboratoires clandestins de production, filières d’approvisionnement, trafic, réseaux d’écoulement de la marchandise, dealers, accointances parmi les milieux délinquants ou criminels, pratiques de pluri-consommation, dépendance…). 2248_26_CONCLU Page 292 Lundi, 14. mai 2001 2:44 14 292 SPORT ET ORDRE PUBLIC Il est en effet tentant, dans un contexte d’évanouissement des principes d’autorité et des lignes de frontière entre le permis et l’interdit, de voir dans le sport un lieu par lequel se fragilise le rapport à la règle, et pour tout dire à la loi. L’acceptation sociale, et à terme la légitimation, du dopage sportif dépasse largement cet univers et atteste, par l’exemple, de la perméabilité d’un système de contraintes connaissant des failles évidentes. Pourquoi, aux yeux des jeunes en particulier, en irait-il autrement d’autres domaines plus sensibles que le sport ? Le risque de contagion existe dans l’esprit des pouvoirs publics. Mais, si le problème du dopage est aujourd’hui plus volontiers abordé sous l’angle de son rapport à la loi que comme facteur perturbant de la santé publique ou comme perversion de la compétition sportive, c’est que sa formulation est d’abord et avant tout le produit d’un jeu d’acteurs divers entretenant des formes de régulation complexes, variables dans le temps et dans l’espace. DOPAGE SPORTIF ET RECOMPOSITION DES POUVOIRS DE CONTRÔLE Nous proposons, en effet, de montrer que l’actualité du dopage sportif résulte d’une recomposition de différents pouvoirs de contrôle. Pour ce faire, nous faisons l’hypothèse que ces derniers sont historiquement, et chronologiquement, au nombre de trois : le mouvement sportif, le corps médical et les pouvoirs publics représentés par ses instances répressives. Si l’histoire atteste la complexité de leur rapport – les jeux d’alliance, de concurrence, de conflit, de rupture, de repositionnement, de confusion des rôles entre ces trois principaux pouvoirs intervenant dans le domaine du sport rythment l’histoire du dopage, du caractère dangereux qu’on lui confère et du traitement qu’on lui réserve –, il est des périodes où une des trois sources de légitimité de lutte contre le dopage prime sur les deux autres. Un tel schéma interprétatif a notamment pour avantage de permettre de répondre à la seule question qui vaille : pourquoi, sachant que le dopage est connu de longue date, la crise éclate-t-elle aujourd’hui ? Le pouvoir sportif Instance de régulation de la vie sportive, le pouvoir sportif n’avait naturellement pas intérêt à voir révéler les pratiques de consommation des produits dopants. Assurant jusqu’à une date récente une forme d’autorégulation du mouvement sportif, les instances dirigeantes 2248_26_CONCLU Page 293 Lundi, 14. mai 2001 2:44 14 CONCLUSION 293 étaient, de fait, chargées de minimiser la réalité du dopage et de tenter d’éviter la publicité du phénomène : rôle ingrat que nulle autre institution n’entendait lui contester, préférant ne pas savoir. Mais l’ampleur des pratiques de dopage dans le monde sportif, la banalisation et l’acceptation par le grand public de la prise de produits illicites posent aujourd’hui la question de la légitimité du pouvoir sportif et illustrent, en partie, sa faillite. De deux choses l’une : soit, il remplit la fonction qui lui revient et il parvient à endiguer les révélations et la mise au jour du système du dopage ; soit, il échoue et toute autre tentative est vaine dans la mesure où elle implique, à terme, l’introduction d’un élément étranger (le médecin, le juge…) à la régulation interne. En effet, le propre du pouvoir sportif est de cumuler dans une seule main le droit de dire la règle, de contrôler les infractions éventuelles et de les sanctionner. Une telle posture n’est tolérable que dans la mesure où elle est propre à un univers clos, situé en quelque sorte en retrait de la société civile. Dès lors qu’un « problème professionnel » tel que le dopage sort des arènes du sport pour devenir une question sociale, le pouvoir sportif est incompétent pour le traiter. L’autorité fédérale affaiblie est alors tentée de faire appel à un substitut qu’elle côtoie de longue date : le médecin. Le pouvoir médical Le statut du médecin évoluant dans le mouvement sportif est si complexe qu’il fait, sans doute, de lui la figure centrale de l’histoire du dopage. Il jouit, en premier lieu, de cette liberté de pouvoir se présenter tantôt comme lié au pouvoir sportif (il travaille pour une équipe, pour une fédération, dans un laboratoire placé sous contrôle…), tantôt comme indépendant de ce dernier (il n’est guidé que par la science, il est contraint par le secret médical, il agit en conformité avec l’Ordre des médecins…). Cette posture lui permet de jouer sur de nombreux tableaux et l’autorise, en dernier recours, à asseoir sa légitimité sur des compétences et une indépendance garanties par son extériorité. Or, les faits sont nombreux qui attestent de la connivence entretenue entre les médecins et les dirigeants du pouvoir sportif : ils sont aux origines de l’encadrement du mouvement sportif (contestant, à l’époque, successivement la tutelle militaire puis scolaire) ; le secret médical leur permet de s’assurer du contrôle de la circulation des informations (dossier médical des athlètes, réseau de distribution parallèle des produits interdits…) ; ils interviennent encore à tous les échelons de la chaîne du dopage : ils fabriquent, prescrivent, pourvoient, écoulent, vendent… et sanctionnent. Véritables entrepreneurs de morale, les médecins ont définitivement assuré leur légitimité à intervenir sur le champ sportif en fai- 2248_26_CONCLU Page 294 Lundi, 14. mai 2001 2:44 14 294 SPORT ET ORDRE PUBLIC sant du dopage un problème de santé publique. Ainsi ont-ils réussi à imposer leur point de vue sur la question du dopage (définition, instruments de mesure, moyens de lutte, politiques de prévention…) et sont-ils parvenus à occuper une place centrale dans les agences « indépendantes » de lutte contre ce phénomène au sein desquelles, il leur revient de dire la loi, au nom de la science. Enfin, ils assurent également des passerelles avec les pouvoirs publics. Les pouvoirs publics La perte de l’autonomie relative du mouvement sportif profite en premier lieu aux pouvoirs publics qui jusque-là restaient en retrait. C’est ainsi que par le jeu, notamment, des subventions accordées aux seules fédérations agréées, l’État transforme petit à petit des activités qui relevaient de la sphère privée en des activités qu’il reconnaît d’utilité publique. De même, en faisant du dopage une forme d’atteinte à l’ordre public, les pouvoirs publics contribuent à assurer leur prédominance sur un secteur qui bénéficie encore d’une sorte de « régime d’exception ». À ce titre, il est intéressant de constater que le mouvement sportif présentant jusqu’alors peu d’intérêt immédiat a été investi, en premier lieu, par les douanes ; un corps professionnel traversant une crise d’identité – ouverture des frontières européennes oblige – et qui a trouvé là l’occasion de se relégitimer, de se donner à voir du point de vue médiatique et de s’assurer de nouvelles prérogatives. Mais les acteurs publics pénétrant le champ de sport sont nombreux et d’origine professionnelle diverse : les douanes certes, la police judiciaire, les polices spécialisées ou la justice contribuent, chacune à leur manière, à modeler un nouveau mode d’intervention publique correspondant à leur culture d’origine et suscitant des réactions parfois outrées de sportifs s’estimant, visiblement, au-dessus des lois. * * * Au-delà des particularismes professionnels, il s’agit d’estimer si nous sommes face à un mouvement de fond visant à dessiner une action publique de lutte contre le dopage se jouant des carences du pouvoir sportif et des duplicités du corps médical. Tout semble, en effet, se passer comme si se mettait en place un processus de codification de l’action publique qui, d’une part, ne pourrait plus se satisfaire de la gestion aléatoire assurée en interne par le mouvement sportif lui-même et qui, d’autre part, estimerait que la simple évocation des enjeux de santé publique passe par pertes et profits certains délits commis au nom du sport. 2248_27_BIBLIO Page 295 Lundi, 14. mai 2001 2:44 14 BIBLIOGRAPHIE 295 BIBLIOGRAPHIE Anne-Marie WASER ■ Jean-Charles BASSON ■ avec la collaboration de ■ Jérôme FERRET Cette bibliographie ne prétend pas à l’exhaustivité. Elle est, d’une part, constituée d’une sélection de références publiées dans Sociétés et Représentations (« Football et sociétés », n° 7, décembre 1998, pp. 421-446) et, d’autre part, actualisée et enrichie de travaux portant principalement sur le sport et l’ordre public. 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Institutions gouvernementales et instances internationales Comité International Olympique http ://www.olympic.org/ Ministère de la Jeunesse et des Sports http ://www.jeunesse-sports.gouv.fr/ European monitoring center for drugs and drugs addiction http :www.emcdda.org Centre de toxicomanie du gouvernement basque espagnol http ://www.euskadi.net/ Bibliothèques et centres de recherche The Library of congres http ://lcweb.loc.gov/ Catalogue des bibliothèques francophones http ://enssib.fr Les bibliothèques d’Europe http ://minos.bl.uk/gabriel/fr/welcome.html/ Bibliothèque nationale de France http ://bnf.fr British Library http ://www.bl.uk 2248_28_SITES Page 306 Lundi, 14. mai 2001 2:45 14 306 SPORT ET ORDRE PUBLIC Université Pierre Mendès France de Grenoble http ://www.dodge.upmf-grenoble.fr Institut national du sport et de l’éducation physique http ://www.online.fr/insep/welcom.html Centre de droit et d’économie du sport de Limoges http ://www.unilim.fr/cdes/index.html British Society of sports history http ://www.umist.ac.uk/UMIST-Sport/index2.html International Sports Sciences Associations http ://www.issaonline.com/ Sport Information Resource Centre SIRC http ://www.sirc.ca Sport Discus http ://www.sportdiscus.com/ Sport Quest http ://www.sportquest.com Librairies FNAC http ://www.fnac.fr/ Sport Pages http ://www.sportpages.co.uk 2248_29_AUTEURS Page 307 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 LES AUTEURS 307 LES AUTEURS Lionel ARNAUD est docteur en STAPS et diplômé de l’Institut d’études politiques de Grenoble. Nommé maître de conférences en sociologie au département « Carrières Sociales » de l’IUT de Rennes depuis le 1er septembre 1999, il travaillait auparavant au Centre de recherche et d’innovation sur le sport (CRIS) de l’université Lyon 1 et au Departement of Leisure Management de l’Université de Loughborough. Il a publié Politiques sportives et minorités ethniques, Paris, L’Harmattan, 1999, et en collaboration avec Jean-Pierre Augustin, « L’État et le sport. Construction et transformation d’un service public », in Le sport, Paris, La Documentation française, 1999. Adresse : Lionel Arnaud c/o IUT de Rennes, Département « Carrières Sociales », Campus de Beaulieu, Rue du Clos Courtel, BP 1144, 35014 Rennes Cedex 7. Tél. : 33 (0) 2 99 84 41 66 – Fax : 33 (0) 2 99 84 40 91 Jean-Charles BASSON est depuis 1998, maître de conférences et chercheur au Centre d’études des transformations des activités physiques et sportives (CETAPS) de la faculté des sciences du sport de l’université de Rouen. Il y anime le séminaire « Sport et ordre public » du DESS « Marketing et management du sport professionnel ». Par ailleurs, docteur en science politique de l’Institut d’études politiques de l’université Pierre Mendès France de Grenoble (sa thèse Le tarissement du militantisme est à paraître aux éditions L’Harmattan), il est, depuis 1990, chercheur associé au Centre de recherche sur le politique, l’administration, la ville et le territoire (CERAT) de cette université. Il est également, depuis 1998, chercheur associé au Centre d’étude et de recherche sur la police (CERP) de l’Institut d’études politiques de Toulouse où il intervient dans le cadre du DESS « Sécurité, police, société ». Enfin, chargé de recherche à l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) de 1997 à 1998, ses orientations actuelles de recherche portent sur le sport dans son rapport à l’ordre public. Adresse : 16 rue des Carmélites, 76000 Rouen. Tél. : 02 35 07 61 22 Jean-François BOURG est chercheur au Centre de droit et d’économie du sport (CDES-CNRS) de l’université de Limoges. Il est auteur et 2248_29_AUTEURS Page 308 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 308 SPORT ET ORDRE PUBLIC coauteur de dix ouvrages et de cinquante articles en économie du sport ainsi que d’une expertise pour le ministère de la Jeunesse et des Sports et le Conseil de l’Europe. Adresse : Centre de droit et d’économie du sport, Faculté de droit et des sciences économiques, 4 place du Présidial, 87031 Limoges Cedex. E-mail : jean-franç[email protected] Pascal CHANTELAT est maître de conférences à l’université Claude Bernard-Lyon 1 (UFR-STAPS) et membre du Centre de recherche sur l’innovation et le sport. Ses recherches se situent dans le champ de la sociologie et de l’économie des organisations sportives. Adresse : université Claude Bernard, UFR-STAPS, 27-29 boulevard du 11 novembre 1918, 69622 Villeurbanne. Tél. : 04 72 43 26 91 Jean-Loup CHAPPELET est, depuis 1993, professeur de management public à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) associé à l’université et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Cadre du Comité international olympique de 1982 à 1987, il a eu l’occasion de connaître de l’intérieur le fonctionnement du mouvement olympique au début de la présidence Samaranch. Il a assisté, en diverses capacités, à presque tous les Jeux olympiques d’été et d’hiver depuis ceux de Munich, en 1972, et a donc pu apprécier leur évolution considérable au fil des olympiades. Il a fortement contribué aux deux candidatures de la ville de Sion aux Jeux d’hiver. Il est l’auteur de plusieurs livres et articles sur l’organisation du système olympique et le management du sport. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université de Montpellier et d’un master of science de Cornell University (NY). Adresse : IDHEAP, Route de la Maladière 21, CH-1022 ChavannesLausanne (Suisse). E-mail : [email protected] Manuel COMERON est coordinateur du service Fan-coaching de la ville de Liège. Il est maître de conférences à l’université de Liège où il exerce également des fonctions d’assistant et de chercheur au sein du service de criminologie. Il assure la coordination du « Programme prévention du hooliganisme » auprès du Forum européen pour la sécurité urbaine. Il a réalisé plusieurs publications sur le thème du hooliganisme (notamment Foot et violence, De Boeck, 1995 ; et Quels supporters pour l’an 2000 ?, Labor, 1997) et organisé plusieurs colloques et séminaires internationaux sur la gestion du phénomène. 2248_29_AUTEURS Page 309 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 LES AUTEURS 309 Jacques DEFRANCE est professeur de l’université de Paris X-Nanterre, directeur du laboratoire « Sport et culture » et chercheur au Centre de sociologie européenne de l’Institut de recherche sur les sociétés contemporaines (IRESCO-CNRS). Il est, par ailleurs, membre du comité de rédaction des revues suivantes : Actes de la recherche en sciences sociales, International review for the sociology of sport et Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS). Il a publié notamment : L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes. 1770-1914, Rennes-Paris, PUR-STAPS, 1987 et Sociologie du sport, Paris, La Découverte, 1995. Ses articles portent sur la sociologie de Bourdieu et celle d’Élias, sur la formation des « voies de salut » par l’activité physique et le sport, sur l’abstinence d’excitants et la vie au contact de la nature. Enfin, il a traduit des textes de Norbert Élias et Éric Dunning. Adresse : 8 rue de Châtillon, 75014 Paris. Tél. : 01 45 41 59 73 E-mail : [email protected] Frédéric DIAZ est, depuis 1998, doctorant en science politique de l’université de Paris X-Nanterre où, sous la direction de Philippe Robert, il prépare une thèse intitulée Coproduction de la sécurité : un nouveau mode de régulation sociale. La gestion du risque dans les espaces privés lors des manifestations sportives et culturelles. Il est, par ailleurs, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Adresse : Forum européen pour la sécurité urbaine, 38 rue Liancourt, 75014 Paris. Tél. : 01 40 64 49 00 Didier DUVAL est commissaire principal de police, chef de la division de logistique opérationnelle à la Direction centrale de la police judiciaire (sous-direction des affaires économiques et financières). Il fut, de 1994 à 1998, chargé de mission dans le service central de prévention de la corruption, placé auprès du Garde des sceaux. Adresse : Direction centrale de la police judiciaire, sous-direction des affaires économiques et financières, 101 rue des trois Fontanot, 92000 Nanterre. Tél. : 01 40 97 82 01 – Fax : 01 40 97 88 59 Jérôme FERRET est chargé de recherche à l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) et chercheur associé au Centre d’étu- 2248_29_AUTEURS Page 310 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 310 SPORT ET ORDRE PUBLIC des et de recherches sur la police (CERP) de l’Institut d’études politiques de Toulouse. Adresse : IHESI, 19, rue Péclet, 75015 Paris. Tel. : 01 53 68 20 51 E-mail : [email protected] Andrew JENNINGS est écrivain et journaliste. Il est, notamment l’auteur de The new lords of the rings. Olympic corruption and how to buy gold medals, Londres, Pocket Books, 1996, 360 p. Adresse : 20 Wesley Square, Ladbroke Grove, London, W11.1.TP. Tel. : 00 44 171 221 34 23 – Fax : 00 44 171 221 17 41 Paul LANDAUER est architecte DPLG. Il est, depuis 1995, chercheur contractuel au Laboratoire d’histoire d’architecture contemporaine (LHAC) de l’École d’architecture de Nancy et prépare une thèse de doctorat sur l’habitat collectif dans les années cinquante à l’université de Paris I. Il a notamment publié sur le thème des rapports entre espace et sécurité : « Paysages sous surveillance », Les espaces publics modernes, situations et propositions, Paris, éditions du Moniteur, 1997 et « Petite histoire d’un grand ensemble, la cité des Courtillères à Pantin », Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 1, mai 1999, ainsi que de nombreux articles sur l’actualité architecturale dans plusieurs revues françaises et étrangères. Adresse : 28 rue Danton, 92130 Issy-les-Moulineaux. Tél. : 01 41 90 04 32 Olivier LE NOÉ, ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan (1990) et agrégé de l’université (1993), est actuellement professeur agrégé au département de sciences sociales de l’ENS de Cachan. Après y avoir encadré le séminaire « Corps et société », il y anime un séminaire sur les formes de l’engagement en collaboration avec les Archives de la ville de Paris. Il rédige actuellement une thèse, sous la direction de Michel Offerlé, intitulée Sociologie historique des politiques sportives (1940-1975). Genèse d’un corps de spécialistes de l’administration des activités sportives et structuration du service public du sport. Adresse : École normale supérieure de Cachan, département de sciences sociales, 61 avenue du Président Wilson, 94235 Cachan Cedex. Tél. : 01 47 40 29 72 2248_29_AUTEURS Page 311 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 LES AUTEURS 311 Gildas LOIRAND est l’auteur d’une thèse de sociologie portant sur les relations entre le sport et l’État en France. Maître de conférences à l’UFR-STAPS de l’université de Nantes et chercheur au Centre nantais de sociologie-Maison des sciences de l’homme Ange Guépin (CENS-MSH), il a publié plusieurs articles sur le sport dans différentes revues. Ces travaux de recherche actuels portent sur la construction étatique des corps et sur les formes de professionnalisation qui ont cours dans l’univers du sport. Catherine LOUVEAU est sociologue, professeur à l’université Paris XI-Orsay et chercheuse à l’Unité de recherche sur les cultures sportives du Centre de recherche en sciences du sport. Coauteur avec Annick Davisse de Sport, école et société. La différence des sexes, L’harmattan, 1998, ses travaux actuels portent sur les processus de différenciation sociale et culturelle des pratiques sportives et plus particulièrement sur les problématiques articulant masculin, féminin et pratiques sportives. Adresse : Université Paris XI-Orsay, division STAPS, bâtiment 335, 91405 Orsay cedex. Tél. (professionnel) : 01 69 15 43 12 Tél. (personnel) : 01 43 04 44 98 Dominique MALIESKY est docteur en science politique : elle a soutenu en 1989 à l’université de Paris I une thèse intitulée Sport et politique. Le boycott des Jeux de Moscou (198O) : une crise multidimensionnelle. Elle est depuis 1991 maître de conférences en science politique (relations internationales) à l’Institut d’études politiques de Rennes et membre du Centre de recherches administratives et politiques (CNRS-ESA 6051). Elle a publié dans la revue Pouvoirs ( n° 61, 1992) un article portant sur la diplomatie du CIO (de Coubertin à Samaranch) et s’intéresse depuis lors aux questions liées à la construction de l’identité nationale. Adresse : Institut d’études politiques, 104 boulevard de la Duchesse Anne, 35700 Rennes. Tél. 02 99 84 39 22 E.mail : d.malieskyàrennes.iep.fr Colin MIEGE est, depuis le 1er septembre 1999, chef de cabinet du directeur général de la police nationale. Il a été successivement, de 1979 à 1992, inspecteur puis directeur départemental de la Jeunesse et des Sports. Sorti de l’École nationale d’administration en 1995, il est, de 1995 à 1997, sous-préfet chargé de mission pour la politique 2248_29_AUTEURS Page 312 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 312 SPORT ET ORDRE PUBLIC de la ville auprès du préfet de Seine-et-Marne et, de 1997 à 1999, secrétaire général de la préfecture de la Mayenne. Spécialiste du droit du sport, il a publié deux « Que sais-je ? » aux Presses universitaires de France : Les institutions sportives (1993) et Le sport européen (1996). Adresse : ministère de l’Intérieur, Direction générale de la police nationale, 11 rue des Saussaies, 75800 Paris. Tél : 01 49 27 30 97 Williams NUYTENS est, depuis le 1er septembre 1999, attaché temporaire d’enseignement et de recherche et membre du Laboratoire d’analyses multidisciplinaires sur les activités physiques et sportives (LAMAPS) de l’université d’Artois, UFR STAPS, pôle de Liévin. Il termine une thèse (à l’université de Lille 1, sous la direction de JeanPierre Lavaud) proposant une explication du supportérisme contemporain et des mobilisations collectives autour du spectacle footballistique. L’étude porte sur les publics du Racing club de Lens et du Lille Olympique sporting club. Il est l’auteur d’un rapport sur ce thème pour le compte de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure. Adresse : 80 rue de Dunkerque, 59540 Caudry. Tél. : 03 27 76 44 98 Frédéric POTET est journaliste au service des sports du journal Le Monde. Adresse : Le Monde, 21 bis rue Claude Bernard, 75242 Paris cedex 05. Tél. : 01 42 17 20 00 – Fax : 01 42 17 21 21 E-mail : http ://www.lemonde.fr Gérald SIMON est agrégé des facultés de droit, professeur à l’université de Bourgogne et directeur du Laboratoire de droit du sport. Il est, notamment, l’auteur de Puissance sportive et ordre juridique étatique, Paris, LGDJ, 1990. Adresse : Faculté de droit et de science politique, 4 boulevard Gabriel, 21000 Dijon. Tél. : 03 80 39 53 69 E-mail : [email protected]. Andy SMITH est chargé de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP). Il travaille actuellement au Centre d’étude 2248_29_AUTEURS Page 313 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 LES AUTEURS 313 et de recherche sur la vie locale (CERVL) de l’Institut d’études politiques de Bordeaux sur le rapport entre l’intégration européenne et le phénomène du supportérisme. Adresse : CERVL-Institut d’études politiques de Bordeaux, avenue Ausone, domaine universitaire, BP 101, 33405 Talence Cedex. Tél. : 05 56 84 42 60 Anastassia TSOUKALA docteur en droit et diplômée en criminologie, est chargée d’enseignement à l’Université de Paris X-Nanterre et chercheur au Centre d’études sur les conflits, ainsi qu’à l’Institut de relations internationales de l’université Panteion d’Athènes. Elle est l’auteur des ouvrages Sport et violence, Athènes/Bruxelles, Sakkoulas/Bruylant, 1995 et Iastinomefsi ton athlitikon ekdilosseon [Police et manifestations sportives], Athènes, Sakkoulas, Komotini (à paraître). Ses recherches en cours portent sur l’évolution actuelle des missions confiées aux agences publiques de sécurité en Europe. Adresse : 15, rue Jean-Jacques Rousseau, 75001 Paris. Tél. : 01 40 26 44 42 E-mail : [email protected] Anne-Marie WASER est chargée de recherche au Centre de sociologie européenne (CNRS – EHESS) sur un poste « d’accueil ». Elle a été maître de conférences à l’université de Caen, puis à l’université de Rouen. Adresse : Centre de Sociologie Européenne (CSE), École des hautes études en sciences sociales, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris. E-mail : [email protected] 2248_29_AUTEURS Page 314 Lundi, 14. mai 2001 2:46 14 Impression : EUROPE MEDIA DUPLICATION S.A. 53110 Lassay-les-Châteaux N° XXXX - Dépôt légal : XXXXXX 2000