Petit traité des grandes vertus

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Petit traité des grandes vertus
Petit traité des grandes vertus
André Comte-Sponville
1 Présentation
Les vertus sont des forces qui agissent bien, comme peuvent le faire un médicament,
une cure de repos ou un couteau bien aiguisé. Elles sont indépendantes de la fin qu'elles
visent ou servent, ainsi est le couteau dans la main du cuisinier ou de l'assassin. Vertu en
général c'est donc puissance et la puissance suffit à la vertu, mais pas à l'homme ni à la
morale. L'excellence de l'homme, la puissance de l'homme, la vertu de l'homme, c'est sa
capacité d'agir humainement, c'est-à-dire de bien agir. Les vertus sont donc nos valeurs
morales, mais vécues, en actes.
Par ailleurs, toute vertu semble être un sommet entre deux vices : ainsi le courage
entre lâcheté et témérité, la douceur entre colère et apathie.
Notons enfin que la réflexion sur les vertus ne rend pas vertueux. Il est une vertu
toutefois qu'elle développe : c'est l'humilité.
2 La politesse
La politesse est un artifice qui peut aller jusqu'à l'obséquieux ou à l'insultant. Pire
encore, elle rend inexcusables les mauvaises actions qu'elle accompagne. Elle n’est donc
pas une vertu ; pourtant, elle est à l’origine de toutes les vertus.
En effet, c'est grâce à elle que l'enfant apprend petit à petit à bien agir. En fait, il agit
bien, d'abord parce que "ça ce fait" et seulement après parce qu’il pense que c'est bien.
Les bonnes manières précèdent donc les bonnes actions et y mènent, d'abord par
habitude, ensuite en conscience. Bien entendu, cet apprentissage de la vertu se fait grâce
à l'éducation (sans l'éducation, il n'y aurait aucune vertu), cette éducation que les
adolescents rejettent parfois au profit de l'amour, de la vérité ou d'une autre vertu portée à
son sommet. Adultes, ils seront plus indulgents, plus sages. Peut-être aussi que, adultes,
ils continueront à pratiquer la politesse, mais sans la prendre trop au sérieux, pour
s'entraîner à la vertu, un peu comme le sportif entretient sa condition physique. Mieux vaut
en tout cas être trop honnête pour être poli, que trop poli pour être honnête.
Certains diront enfin que toute vertu n'est que politesse habillée, mais non, l'amour
résiste, et la douceur et la compassion.
3 La fidélité
Dans le réel, dans le monde matériel, l’inconstance est la règle, l’oubli est la règle ; à
l’inverse, l'esprit n’est rien sans mémoire : en effet, penser, c’est se souvenir de ses
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pensées ; vouloir, c'est se souvenir de ce que l'on veut. Sans mémoire, on ressemble à
l'animal, qui peut-être heureux, mais sans pensée, sans lucidité. Sans souvenir, on
ressemble à la nature qui semble n’avancer qu'au hasard des erreurs et de la sélection.
Sans mémoire, elle alterne inlassablement nuits, jours et saisons qui finissent par effacer
les champs de bataille, les cimetières. L'oubli nous serait sans doute plus hygiénique ;
mais qu'on le veuille ou non, la mémoire, et à sa suite la pensée, sont notre lot mais peutêtre aussi notre seule dignité. Point de santé sans oubli, peut-être ; mais point de vertu
sans fidélité (que serait en effet la justice sans la fidélité des justes). Hygiène ou morale ?
Hygiène et morale ! Car il ne s'agit pas de n’oublier rien, ni de passer sur tout. Ni santé ne
suffit, ni sainteté ne s'impose.
Pour autant, la fidélité ne vaut pas en soi ; sa valeur dépend de son objet : être fidèle
au pire est pire que le renier. La fidélité doit n’aller qu’à ce qui vaut, et proportionnellement
à la valeur de ce qui vaut. Fidélité d'abord à la souffrance (ou plutôt aux vies souffrantes
par l'amour qu'elles exigent ou méritent). Aimer celui qui souffre est plus important
qu’aimer ce qui est beau ou grand, et la valeur n'est pas autre chose que ce qui mérite
être aimé. C'est en quoi toute fidélité est fidélité à l'amour. Fidélité c'est amour fidèle.
La fidélité est le contraire, non de l'oubli, mais de la versatilité frivole ou intéressée.
Cela dit, même si on trahit d'abord ce dont on se souvient, on oublie ensuite souvent ce
qu'on a trahi.
Toutes les barbaries de ce siècle se sont déchaînées au nom de l'avenir (le reich de
mille ans) et on n'y a résisté que par fidélité à un certain passé..
Quant aux champs particuliers de la fidélité, on peut en évoquer trois.
En ce qui concerne la pensée tout d'abord, on peut dire qu'une pensée n'échappe au
néant ou au bavardage que par l'effort de résister à l'oubli, à l'inconstance des modes ou
des intérêts. Etre fidèle à ses idées, c’est non seulement se souvenir qu’on les a eues,
mais aussi vouloir les garder vivantes, sans pour autant refuser d’en changer pour de
bonnes raisons. Ni dogmatisme donc, ni inconstance, mais fidélité au vrai d’abord puis au
souvenir de la vérité.
En ce qui concerne la morale, la fidélité y serait soumise s'il existait une loi morale
universelle, absolue, fondée sur des critères objectifs ; mais il n'y en a pas. La barbarie en
effet n'est pas moins cohérente, moins logique que la civilisation. Il s'agit donc de ne pas
confondre la raison qui est fidélité au vrai, et la morale qui est fidélité à la loi et à l'amour,
non divin mais humain. Cette morale nous vient de notre passé à chacun (l'éducation, la
conscience, le remords, la satisfaction d'avoir bien agi, la volonté de bien faire, le respect
de l'autre...) mais aussi du passé de l'humanité. Qui oserait en effet se révolter contre
Socrate, contre Epictète, contre le Christ des évangiles, contre Montaigne, contre Spinoza
sans renoncer à son humanité ! "Je ne suis pas venu abolir mais accomplir". Parole de
fidèle. Fidélité à Dieu pour certains, fidélité à l'homme, à l'esprit de l'homme pour d'autres.
En ce qui concerne le couple, si la fidélité c'est simplement vivre ensemble, on peut le
faire par devoir : pour l'équilibre des enfants, pour ne pas faire souffrir l'autre. Ces
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attitudes sont sans doute louables pas mais il ne s'agit pas de fidélité mais d'autres vertus.
Cela peut être aussi par commodité, par prudence : on peut penser qu'on sera plus
heureux en restant ensemble qu’en risquant en allant ailleurs de casser ce que l'on a
patiemment construit. Mais là encore, est-ce fidélité ou bien plutôt prudence ou intérêt ?
En fin de compte, il semble plutôt qu'on est fidèle à l'autre parce qu'on a confiance en lui,
parce qu'on lui est reconnaissant de tout l'amour qu’il nous a donné et nous donne encore,
parce qu'on se sent bien avec lui et qu'on n’a pas envie de tisser des liens aussi étroits
avec quelqu'un d'autre, bref parce qu'on l'aime toujours. La fidélité n'est alors plus
seulement simple fidélité conjugale, mais fidélité à l'amour.
L'amour infidèle, ce n'est pas l'amour libre, c'est l'amour qui oublie ou déteste ce qu'il a
aimé, mais est-ce encore de l'amour.
Que faire donc si l'amour n'est plus ? Eh bien si personne n'en souffre trop, peut-être
est-il préférable de se séparer. Mais même dans ce cas on peut être encore fidèle à cet
amour qui a existé et ne jamais le renier.
4 La prudence
L’éthique de la responsabilité veut que nous répondions non seulement de nos
intentions ou de nos principes, mais aussi, pour autant que nous puissions les prévoir, des
conséquences de nos actes. C’est une éthique de la prudence et la seule qui vaille. La
prudence est donc bien une vertu et va au-delà du simple évitement des dangers. Elle est
la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour
l'homme (non en général mais dans telle ou telle situation), et d'agir en conséquence
comme il convient. La prudence conditionne donc toutes les autres vertus : aucune sans
elle ne saurait ce qu'il faut faire ni comment atteindre la fin (le bien) qu'elle vise.
Inversement, la prudence n'est une vertu qu'au service d'une fin estimable, autrement elle
ne serait qu’habileté. Enfin, la prudence n'exclut pas forcément certains désagréments ni
certains risques calculés si elle prévoit d'obtenir raisonnablement des gains plus
importants ou plus durables.
5 La tempérance
L’illimitation des désirs n'est qu'une maladie de l'imagination. Nous avons les rêves
plus grands que le ventre, et reprochons absurdement à notre ventre sa petitesse. Nous
sommes prisonniers du manque au point qu'il finit, dans la satiété, par nous manquer.
Inversement, la tempérance n'interdit pas les plaisirs qui ne nuisent pas à autrui (en
quoi en effet convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ?),
elle cherche plutôt à les maîtriser, à les arrêter avant le dégoût, elle vise à nous rendre
indépendants, libres. Elle est donc cette modération par laquelle nous restons maîtres de
nos plaisirs, au lieu d'en être esclaves.
Apprenons même à prendre les plaisirs comme ils viennent, à apprécier la simple
satisfaction des besoins élémentaires, et n’aimons le superflu que lorsqu'il se présente.
Celui à qui la vie suffit, de quoi pourrait-il manquer ? On peut alors même apprécier le
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plaisir d'être maître de ses plaisirs.
La tempérance est la vertu qui surmonte tous les genres d'ivresse et doit donc aussi
surmonter – c’est là où elle touche à l'humilité – l’ivresse de la vertu et d'elle-même.
6 Le courage
A première vue, le courage n'est pas une vertu : même s'il est admiré par tous, il peut
servir aux vertueux comme aux méchants. Il diminue cependant la faute quand il
l’accompagne, en étant le témoin d'une certaine sincérité, d'un certain désintéressement :
ainsi le terroriste athée qui sacrifie sa vie pour sa cause (même si elle est mauvaise) en
faisant exploser l'avion dans lequel il se trouve lui-même. En fait, le courage n’est
moralement estimable que lorsqu'il se met au service d'autrui, que lorsqu'il échappe à
l'intérêt égoïste. On peut toujours suspecter l’altruisme de chercher son propre bonheur
dans la vertu. On n’échappe pas à l’ego (ou on ne lui échappe qu'à la condition d'assumer
d'abord son exigence propre, qui est de persévérer dans son être, autrement dit d'agir et
de vivre); mais trouver son bien être dans l’action généreuse ne récuse pas l’altruisme,
c’est sa définition même et le principe de la vertu.
Par ailleurs, le courage apparaît comme nécessaire à toute action morale : les autres
vertus sans le courage seraient vaines. En tant que de la vertu est un effort – elle l’est
toujours, hors la grâce ou l’amour - toute vertu est courage. Le mot "lâche" est donc la
plus grave des injures.
Le courage lutte contre la paresse tout autant que contre la peur. Il sert à démarrer nos
actions, mais aussi à les maintenir dans la durée.
La science ou la philosophie peuvent parfois diminuer des peurs, en dissipant leur
objet, mais le courage n’est par l'absence de peur : c'est la capacité de l'affronter de la
maîtriser. La raison est universelle, anonyme; le courage est singulier, personnel. Comme
toute vertu, le courage n'existe qu'au présent : on fait preuve de courage ici et maintenant
face à la douleur, à l'infirmité ou au deuil ; ou face à l'idée d'un avenir dangereux.
Dans le domaine de la pensée, il faut parfois aussi faire preuve de courage, c'est le
courage intellectuel qui est le refus de se soumettre à autre chose qu'à la vérité, fût-elle
effrayante.
Qu'en est-il du courage du désespoir ? La stratégie militaire nous dit que qu'il ne faut
jamais mettre son ennemi en lieu de désespoir, parce que cela risquerait d'accroître son
courage. Sans doute, mais n'est véritablement courageux que celui qui peut l'être dans la
défaite même certaine tout autant que dans la victoire, même assurée. Le premier l'est
peut-être davantage que le second. Peut-être d’ailleurs est-ce notre lot à tous, la mort
étant inéluctable, que d’avoir le courage de se battre malgré tout pour la vie.
Enfin, le courage ne va pas sans mesure. La prudence doit tempérer le courage et
donc lui éviter la témérité.
Pour le reste, le courage reste soumis au destin : certains ont l'occasion d'en faire
preuve, d'autres moins ou pas du tout. Les héros lucides le savent : c'est ce qui les rend
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humbles vis-à-vis d'eux-mêmes, et miséricordieux vis-à-vis des autres.
7 La justice
Des quatre vertus cardinales, la justice est la seule sans doute qui soit bonne
absolument, alors que les autres ne valent que si elles servent une fin bonne. Elle
dépasse même l'utilitarisme : être injuste pour son propre bonheur ou pour celui du plus
grand nombre c'est être injuste ; et le bonheur n'est plus alors qu'égoïsme ou confort.
Chacun ne doit prendre que sa part des biens, et toute sa part des maux.
La justice se dit en deux sens : comme conformité au droit et comme égalité ou
proportion. Le juste est donc celui qui ne viole ni la loi, ni les intérêts légitimes d'autrui. Au
premier sens, on peut dire que c’est l'autorité qui fait la loi, non la vérité. Au second sens,
la justice touche à la morale davantage qu'au droit. Il peut donc arriver que les deux soient
en contradiction : "et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui
est fort fût juste". Quand la loi est injuste, il est alors juste de la combattre.
Mais qu’est-ce que la justice ? En fait, elle n'existe pas, elle est à faire. Bien malins
ceux qui font la justice en toute bonne conscience, parce qu'ils la connaissent ! Les justes
sont plutôt ceux qui reconnaissent l'ignorer, et qui la font comme ils peuvent. "Il n'y a que
deux sortes d'hommes : les uns justes qui se croient pêcheurs, les autres pêcheurs qui se
croient justes". Mais on ne sait jamais dans quelle catégorie l’on se range. Le saurait-on,
que l'on serait déjà dans l'autre.
Il faut pourtant bien un critère, même approximatif. Le principe doit être du côté d'une
certaine égalité de droits, égalité entre individus plutôt qu'égalité des biens détenus ou
échangés.
C'est le mutuellement avantageux dans la vente d'une maison par exemple. Dans tout
échange, met toi à la place de l'autre, mais avec tout ce que tu sais et vois si tu
approuverais en toute liberté ce contrat. On peut avoir une idée de ce qu'est la justice si
chacun se met à la place de l'autre, si chacun se met dans une hypothétique situation
originelle où personne ne connaît sa propre situation dans la société ni ses atouts naturels
(voile d'ignorance) : personne n'a alors la possibilité d'élaborer des principes pour son
propre avantage, sans pour cela postuler un improbable altruisme. Ce contrat social est
donc la règle, et non pas l'origine de la constitution de l’État. En cela, la justice est le refus
de s'abandonner à l'égoïsme. Ainsi, qui peut jouir en toute justice du superflu quand
d'autres meurent de n'avoir pas le nécessaire ?
Toute justice est humaine, toute justice est historique : pas de justice (au sens
juridique du terme) sans loi, ni (au sens moral) sans culture. Pas de justice sans société.
En effet, dans la nature, il n'y a rien qui appartienne à l'un ou à l'autre; tout appartient à
tous.
Mais peut-on concevoir inversement, une société sans justice ? Sans doute non.
Quelle société sans loi et sans équité ? Et ce, même dans des situations extrêmes ou
hypothétiques comme la guerre, les camps, l’abondance sans limites, ou la confrontation à
des êtres doués de raison mais trop faibles pour se défendre.
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Pour autant, la justice ne va pas aussi loin que l'amour : face à la démesure de la
charité pour laquelle l'autre est tout, face à la démesure de l'égoïsme pour lequel le moi
est tout, la justice se tient dans l'équilibre de la balance qui la symbolise : à chacun sa
part, ni trop, ni trop peu. Et à moi-même comme si j'étais n'importe qui.
8 La générosité.
La générosité est la vertu du don. Il ne s'agit plus comme le ferait la justice d'attribuer
à chacun le sien, mais de lui offrir ce qui n'est pas sien, ce qui est nôtre et qui lui manque.
Autre différence : la justice est objective, réfléchie ; la générosité est plus affective,
spontanée.
La générosité est également différente de la solidarité. En effet, la solidarité est
communauté d'intérêts et prise de conscience de cette communauté. Elle est donc trop
intéressée pour être une vertu. Les peuples du Tiers-Monde, par exemple, ont plus besoin
de générosité et de justice que de solidarité. En fait, nous ne sommes pas solidaires (sauf
peut-être écologiquement à long terme) de ces pays ; mais plutôt concurrents (notre
richesse n'est en partie possible que grâce à leur pauvreté).
Pour ne parler que d'argent, quel pourcentage de nos revenus familiaux consacronsnous à des dépenses qu'on puisse appeler de générosité, autrement dit à un autre
bonheur que le nôtre ou celui de nos intimes (car leur bonheur contribue au nôtre, même
si on peut quand même faire preuve de générosité envers eux). Bien souvent moins de
1%. Pourquoi ne parler que d'argent ? Et bien pourquoi aurions-nous le cœur plus ouvert
que le porte-monnaie ? En fait, c'est plus souvent l'inverse : le peu que nous donnons
n'est que le petit prix de notre petite bonne conscience.
Qu'en est-il des rapports entre générosité et amour ? La générosité peut n'être pas
aimante, mais l'amour est nécessairement généreux, car si l'on peut donner sans aimer, il
est impossible d'aimer sans donner. Quand on donne à ses enfants c'est parce qu'on les
aime (et parfois qu'on s'aime à travers eux) pas par générosité ; sinon on donnerait aussi
aux enfants des autres. Plus même : donner quand on aime, ce n'est pas vertu, c'est
effusion heureuse, c'est facilité débordante ; ce n'est même plus donner puisque la
communauté de l'amour rend toutes choses communes. Être généreux, c'est donc donner
sans aimer.
Ainsi, si nous pouvions aimer notre prochain comme nous-mêmes, nous n'aurions pas
besoin de la générosité, pas plus qu'avec nous-mêmes. Mais comme nous ne l'aimons
pas, nous faisons comme si. Donc de la même manière que la politesse est un semblant
de vertu, la générosité (comme peut-être toute vertu morale) est un semblant d'amour.
Nous avons tété l'amour en même temps que le lait, juste assez pour savoir que lui seul
pouvait nous combler , et qu'il ne cesserait dès lors, et à jamais de nous manquer.
L'amour nous manque, et c'est bien souvent la plus sûre expérience que nous en ayons.
Nous avons fait de ce manque une force, ou plusieurs, et c'est ce qu'on appelle les vertus.
En amont, la générosité n'est possible que grâce à une certaine maîtrise de soi, à une
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certaine liberté et à une ferme volonté d'en bien user. En aval, elle produit l'estime de soi.
Grâce à ces deux aspects, elle réconcilie alors vertu et plaisir.
Que la générosité résulte d'un sentiment naturel et premier ou bien d'un processus
d'élaboration du désir et de l'amour de soi par la sublimation des pulsions importe peu : la
valeur des vertus ne dépend pas de leur origine.
La générosité est désir d’amour, désir de joie et de partage, et joie elle-même puisque
le généreux se réjouit de ce désir et aime au moins en lui cet amour de l’amour. Être
généreux c'est s’efforcer d'aimer et agir en conséquence.
Jointe à la douceur, la générosité devient bonté.
9 La compassion
Compatir, c’est souffrir avec. Or toute souffrance est mauvaise, comment la
compassion serait-elle bonne alors ?
Pourtant, la sympathie son quasi synonyme, a bien meilleure presse. La sympathie,
c'est la participation affective au sentiment d'autrui ainsi que le plaisir ou la séduction qui
en résultent. Elle n'est pas une vertu en soi (complète) puisque sa valeur dépend de celle
de ses sentiments (participer à la haine d'autrui, c'est être haineux). Il en va différemment
de la compassion, qui est une des formes de la sympathie à savoir la participation à la
souffrance d'autrui, sans partager ses raisons, bonnes ou mauvaises de souffrir
(compassion du Christ pour ses bourreaux).
Par ailleurs, il ne faut pas confondre compassion et pitié qui ne fait qu'augmenter la
souffrance dans le monde ajoutant tristesse sur tristesse. L'amour et la générosité, non la
pitié, doivent nous pousser à aider nos semblables, du moins chez les sages ; mais qui est
sage ? La pitié vaut donc quand même mieux que son contraire ou son absence, car elle
est, comme la honte ou le repentir, facteur de bienveillance et d'humanité. Plus même :
amour, justice et générosité auraient-ils vu le jour sans la compassion et sans la pitié ?
La compassion s'applique même aux animaux. Il y a place ici pour un nouvel
humanisme, qui ne serait pas jouissance exclusive d'une essence, mais perception
d'exigences que la souffrance de l'autre quel qu'il soit nous impose.
De plus, la pitié et la tristesse n'épuisent pas tout le contenu de la compassion.
Compatir, c'est bien sûr s'attrister de la souffrance d'autrui, mais c'est aussi disponibilité
attentive et sollicitude ; c'est aussi se réjouir du bonheur d'autrui.
Certains critiquent la compassion en disant que c'est ce que l'on craint pour soi qui
nous inspire de la pitié pour les autres quand nous comprenons que la même épreuve
pourrait nous atteindre. Sans doute, mais qu'est-ce que cela change ? Autant vouloir nier
l'amour ou le condamner sous prétexte qu'il serait toujours lié à quelque pulsion sexuelle.
Autre différence entre pitié et compassion : la pitié va souvent de pair avec un
sentiment de supériorité, alors que dans la compassion on se fait l'égal de celui qui
souffre. Pas de pitié en ce sens sans mépris; pas de compassion sans respect.
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La compassion est un sentiment, elle se ressent ou non, et ne se commande pas.
Pourtant, elle s'éduque : c'est un devoir que de développer en soi la capacité à la
ressentir. C'est en quoi elle est aussi une vertu. Elle accomplit le passage de l'affectif à
l'éthique.
La compassion est la grande vertu de l'orient bouddhiste, la charité est celle, au moins
en parole, de l'occident chrétien. Faut-il choisir ? Non, les deux se complètent. Pourtant,
on pourrait dire que la charité vaudrait mieux si nous en étions capables ; mais la
compassion est plus accessible et peut nous y mener. Le message du Christ, qui est
d'amour, est plus exaltant, mais la leçon du Bouddha, qui est de compassion, est plus
réaliste.
10 La miséricorde
La miséricorde est la vertu du pardon. Il ne s’agit pas d’effacer la faute (on ne le peut),
ni de l’oublier (on ne le doit, par fidélité aux victimes, pour éviter que cela ne se
reproduise), mais plutôt de cesser de haïr. La miséricorde est le triomphe sur la rancune,
sur la rancœur, sur le désir de vengeance, de punition. Ce n’est pas la clémence qui ne
renonce qu’à punir, pas forcément à haïr. Vertu singulière et limitée, mais nous
commettons trop de fautes les uns et les autres pour qu’elle ne soit pas nécessaire.
La miséricorde est également distincte de la compassion, même si l’on pardonne plus
facilement à celui qui souffre, car elle suppose une faute qui n'est pas nécessaire à la
compassion.
Que faut-il pour être miséricordieux ? On peut l’être par identification pour les mêmes
fautes que l’on a déjà commises ou que l’on pourrait commettre. Mais pour les fautes plus
graves ?
L’amour pardonne toujours, mais c’est amour et non pas miséricorde. Ainsi les parents
pardonnent toujours à leurs enfants. C'est moins vrai dans l'autre sens : "Les enfants
commencent par aimer leurs parents ; devenus grands, ils les jugent ; quelquefois, ils leur
pardonnent".
Que faut-il donc ? Non point un sentiment, parce que notre premier sentiment serait
plutôt de punir. La miséricorde est plutôt une vertu intellectuelle. Il s’agit de comprendre :
que l’autre est méchant, qu’il est dominé par ses pulsions, ou qu’il a été fanatisé. C’est
une surabondance de liberté, qui voit trop celle qui fait défaut aux coupables pour leur en
vouloir absolument. Il s’agit de comprendre que ce serait se faire du tort à soi-même que
de haïr ; qu’il suffit de combattre ( et ce même pour ceux qui n’ont jamais demandé
pardon) : “ instruis-les ou supporte les ” “ Père pardonne-leur ils ne savent pas ce qu’ils
font ”.
Pourquoi les méchants sont-ils méchants ? Par ignorance, parfois ; mais on excuse
l’ignorant alors qu’on pardonne au méchant. Par volonté délibérée d’être méchant ? sans
doute, puisqu’il n’y a lieu de pardonner qu’à celui qui l’a fait exprès, librement. Quand à
savoir s’il était réellement libre, non seulement de le faire, mais également de le vouloir,
c’est une question indécidable. Mais que le méchant ait choisi librement de l’être ou pas, il
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n’en est pas moins méchant, et responsable au moins de ses actes.
Il y a deux façons de pardonner, selon qu'on croit ou non au libre arbitre du coupable :
pure grâce, si l'on y croit, ou connaissance vraie si l'on n'y croit pas. Par ailleurs, qu’ils
soient libres ou pas, les hommes se détestent mutuellement d’autant plus qu’ils se figurent
être libres et d’autant moins qu’ils se savent nécessaires ou déterminés.
Le pardon semble donc lié à la vérité : quand on explique, quand on comprend, on
pardonne plus facilement. Tout s‘excuse, si l’on veut, puisque tout a ses causes. Mais il ne
suffit pas de le savoir, le pardon réalise cette idée, comme la haine se dissout dans la
vérité.
Maxime de la miséricorde : là où tu ne peux aimer, cesse au moins de haïr.
11 La gratitude
Ne confondons pas la gratitude et les renvois d’ascenseurs même si la gratitude est
portée à agir. La gratitude est un second plaisir, qui en prolonge un premier, comme un
écho de joie à la joie éprouvée. C’est une joie qu’accompagne l’idée de sa cause que
cette cause soit humaine ou non. Comment ne pas savoir gré au soleil d’exister, à la vie,
aux fleurs, aux oiseaux ?
Aucune joie ne me serait possible sans le reste de l’univers. C’est en quoi toute joie a
une cause extérieure qui est l’univers, Dieu, ou la nature qui est tout. Tout amour, poussé
à sa limite, devrait donc être amour de tout ; non certes indifférencié, mais global puisque
le réel est à prendre ou à laisser.
Il y a de l'humilité dans la gratitude et c'est pourquoi elle est difficile. Nul homme n'est
cause de soi : l'esprit est en dette de son être. Mais non pourtant, puisque nul n'a
demandé à être (c'est l'emprunt, non le don, qui fait la dette), puisque nul d'ailleurs, d'une
telle dette ne saurait s'acquitter. La vie n'est pas dette, la vie est grâce, l'être est grâce, et
c'est la plus haute leçon de la gratitude.
Elle semble à première vue facile, puisqu'à l'inverse de la générosité, elle ne nous
enlève rien. Elle n'a rien à donner que ce plaisir d'avoir reçu. Pourtant, nous avons
souvent du mal à en manifester, et c'est ce qui en fait une vertu. Pourquoi ? Certainement
par égoïsme. Remerciez c'est donner, rendre grâce, c'est partager. L'égoïsme peut se
réjouir de recevoir mais sa jouissance même est son bien qu'il garde pour lui tout seul ou
s'il la montre, c'est pour faire des envieux. Que les autres y soient pour quelque chose il l'a
déjà oublié. Que lui sont les autres ? C'est pourquoi l'égoïsme est ingrat. Chacun, de
l'amour reçu, préfère tirer gloire, qui est amour de soi, plutôt que reconnaissance qui est
amour de l'autre.
La gratitude se réjouit de ce qui a eu lieu ou de ce qui est : elle est ainsi l'inverse du
regret, de la nostalgie, comme aussi de l'espérance ou de l'angoisse. Elle rend également
l'idée de la mort indifférente, puisque cela que nous avons vécu, la mort même qui nous
prendra ne saurait nous le prendre : elle ne saurait annuler ce que nous avons vécu.
Pourtant, c'est difficile de penser ainsi, tant parfois la souffrance (de la perte d'un ami par
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exemple) est douloureuse "comme c'est atroce qu'il soit mort" c'est pourquoi le travail du
deuil est nécessaire : "comme c'est bien qu'il ait vécu" travail du deuil : travail de la
gratitude.
Parfois, on ne remercie que pour en avoir davantage (on dit merci, on pense encore)
ce n'est pas gratitude, c'est mensonge, c'est vice.
Il faut aussi laisser la gratitude à sa place : la justice par exemple peut autoriser un
manquement à la gratitude et non l'inverse : il m'a sauvé la vie : dois-je pour cela
m'imposer un faux témoignage en sa faveur et faire condamner un innocent ? Bien sûr
que non ! Gratitude n'est pas complaisance, gratitude n'est pas complicité.
12 L'humilité.
L'humilité est une tristesse née de ce que l'homme considère son impuissance ou sa
faiblesse. Elle doute même d'être une vertu ! Qui sait si elle n'est pas le masque d'un très
subtil orgueil ?
Qui se vante de la sienne montre simplement qu'il en manque. Cette discrétion est la
marque d'une lucidité sans faille (se connaître soi adéquatement) et d'une exigence sans
faiblesse.
Elle peut pourtant se concevoir sans tristesse si l'on cesse de n'aimer que soit. Cela
dit, cette tristesse peut aussi être le moteur de nos actions vertueuses.
Elle se situe au juste milieu entre la vanité et la bassesse qui nous fait méconnaître
notre valeur réelle au point de s'interdire toute action un peu haute.
La miséricorde vaut aussi pour soi, ce qui tempère l'humilité. S'accepter soi, mais ne
pas se raconter d'histoires. L'humilité est un savoir avant d'être une vertu : trop humble
pour s'accuser ou s'excuser, trop lucide pour s'en vouloir tout à fait.
Par ailleurs, l'humilité mène à l'amour : sans l'humilité, le moi occupe tout l'espace
disponible, et ne voit l'autre que comme objet ou comme ennemi.
Les grecs ont peu connu l'humilité ; c'est peut-être faute de s'être donné un Dieu assez
grand pour que la petitesse de l'homme éclate , et ce à l'inverse des grandes religions
monothéistes. L'humilité est en cela la plus religieuse des vertus. Comme on voudrait
s'agenouiller dans une église ! Mais cette humilité est contradictoire : il faudrait alors
s'imaginer qu'un Dieu nous ait créé. L'humanité fait une création tellement dérisoire :
comment imaginer qu'un Dieu ait voulu cela ? Croire en Dieu, ce serait péché d'orgueil.
C'est ainsi que l'humilité née de religion, peut mener à l’athéisme.
13 La simplicité
L'humilité manque parfois de simplicité, par ce redoublement de soi à soi qu'elle
suppose. Se juger, c'est se prendre bien au sérieux. Le simple ne se pose pas tant de
questions sur lui-même. La simplicité est le contraire de la duplicité, de la complexité. Mais
intelligence n'est pas encombrement : le réel est complexe, l'intelligence est l'art de
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ramener le plus complexe au plus simple. Le contraire du simple n'est donc pas le
complexe, mais le faux. Simplicité n'est donc pas niaiserie. La simplicité constitue plutôt
l'antidote de l'intelligence qui lui évite de se prendre trop au sérieux; elle apprend à se
déprendre de tout et de soi-même.
Intellectuellement, ce n'est pas autre chose que le bon sens. A l'inverse, la complexité
et l'obscurité protègent l'incompétent : les théories simples sont discutables et réfutables
par tous. Entre deux théories : privilégier la plus simple en philosophie comme en science.
La simplicité est insouciante, mais non sans soin : elle s'occupe du réel, non de soi. La
générosité est un effort, une victoire, une force ; la simplicité est un repos, une paix, une
grâce. Le simple est sans ruse, sans secret, sans idée de derrière ; il a même renoncé à
chercher son salut, il ne se soucie plus de sa perte. Religion et morale sont trop
compliquées pour lui : à quoi bon ces retours perpétuels sur soi, à quoi bon s'examiner, se
juger, se condamner. Le monde est son royaume qui lui suffit, le présent est son éternité
qui le comble.
14 La tolérance
La tolérance est une vertu, mais doit-ont tout tolérer ? Non bien sûr ! Si l'on est d'une
tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu'on ne défend pas la société
tolérante contre leurs assauts les plus violents, les tolérants seront anéantis, et avec eux
la tolérance. On doit donc tolérer l'intolérant, sauf s'il devient dangereux. Il faut alors
l'empêcher de nuire au besoin par des actions violentes.
Tolérer, c'est prendre sur soi. Inversement, prendre sur les autres (en tolérant par
exemple l'injustice dont souffrent les autres), ce n'est pas tolérance, c'est égoïsme.
Par ailleurs, l'intolérance d'un état totalitaire qui s'appuie souvent sur une soi-disant
vérité pour essayer de justifier ses actes, abêtit ses sujets, ce qui conduit souvent à la
pauvreté et finalement à la chute. A l'inverse, une démocratie fondée sur la tolérance
permet l'intelligente des sujets ; c'est peut-être ce qui la rend forte.
Dans les différents domaines de la science, c'est la vérité qui commande. Et même là,
qui peut prouver absolument que la terre existe, que le soleil existe, et quel sens y a-t-il,
s'ils n'existent ni l'un ni l'autre, à affirmer que celle-là tourne autour de celui-ci ?
Dans les autres domaines que la science, tout est affaire d'opinion parce qu'il ne peut
encore moins y avoir de preuve. La vérité dans ces domaines, si inatteignable pour nous
tous, devrait nous inciter à plus d'humilité et donc de tolérance : un roseau couché par le
vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans l'autre sens "rampe à ma façon,
misérable, ou je présenterai requête pour qu'on t'arrache et qu'on te brûle"
Il faut donc bien distinguer la vérité et la valeur, le vrai et le bien. Sinon le vrai
commande là aussi : une même vérité pour tous, donc une même morale, une même
politique, une même religion pour tous. Tout cela conduit à l'intolérance. Au pire au
fanatisme, au mieux à une tolérance condescendante.
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D'ailleurs à ce sujet, le mot tolérance est équivoque : il y a en lui quelque chose de
condescendant, voire de méprisant qui dérange ; alors que la tolérance comme vertu est
plutôt faite de respect, de liberté, de sympathie. Nous devrions tous retenir ce second
sens, alors que bien souvent nous ne sommes capables que du premier. C'est un
minimum, mais c'est mieux que rien ou que son contraire l'intolérance.
15 La pureté
Ce qui est pur, c'est ce qui est propre, sans tache, sans souillure, sans mélange. Mais
dans le monde réel, tout est mélange ! Toute existence serait donc impure.
Par ailleurs, une eau pure est une eau sans germes, sans sels minéraux : c'est une
eau morte.
Qu'en est-il de nos pensées et de nos actes ? La pureté ne se dit pas que dans le
registre sexuel : un artiste, un militant, un savant peuvent aussi être purs dans leur
domaine s'ils font preuve de désintéressement, s'ils se donnent tout entiers à une cause
(si elle est juste), sans y chercher ni l'argent ni la gloire. Dans tous ces cas, la pureté est le
contraire de l'intérêt, de l’égoïsme, de la convoitise, de tout le sordide du moi.
On remarquera en passant qu'on ne peut pas aimer purement l'argent. Rien de ce
qu'on peut posséder n'est pur ; la pureté est pauvreté, dépossession, abandon.
La pureté, plutôt l'impureté ont surtout fait parler d'eux dans les domaines de l'amour
et de la sexualité par toute une série d'interdits venant surtout des traditions religieuses.
Mais ce n'est pas le sexe qui est impur, c'est la force, la contrainte, le manque de respect,
de douceur. Le mal n'est pas de s'aimer soi, c'est d'être indifférent à l'autre, à sa
souffrance, son désir, sa liberté ; c'est vouloir s'en servir comme d'un objet. C'est Éros,
l'amour qui prend qui dévore. A l’inverse, il y a Philia et Agapè, l'amour qui donne, qui
protège, ou qui contemple, l'amour de bienveillance, l'amour de charité, et c'est la pureté.
L'amour qu'on voue aux morts est parfaitement pur, car c'est le désir d'une vie finie.
On désire que le mort ait existé et il a existé. C'est le deuil réussi quand il n'y a plus que la
gratitude.
L'amour qu'on voue au corps vivants et le plaisir qui en découle peuvent parfois aussi
être purs, à condition qu'ils soient respectueux, libérés de l'ego. Et c'est pourquoi dans la
passion (la jalousie et son cortège de haine et de violence le montrent bien) ils ne sont
jamais purs.
Pour autant, que saurions-nous de l'amour sans le désir , et que vaudrait le désir sans
l'amour ? Sans Éros, point de Philia, point d'Agapè ; mais sans Philia et Agapè, point de
valeur pour Éros. Il faut donc s'habituer à les habiter tous les trois.
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16 La douceur
La douceur est le contraire de la violence, de l'agressivité, de la colère. Elle est ce qui
ressemble le plus à l'amour, plus encore que la compassion qui est moins positive, plus
encore que la générosité qui est parfois trop envahissante.
La douceur se laisse porter par le courant, et nage avec lui : fait ton bien avec le
moindre mal d'autrui qu'il est possible. Selon Aristote, elle est le juste milieu entre
l'irascibilité et la mollesse, car il y a de justes et nécessaires colères à moins de faire de la
douceur un absolu, ce que l'on peut juger méprisable ou sublime. Alors dans quel cas a-ton moralement le droit (voir le devoir) de se battre et, spécialement de tuer ?
Exclusivement quand c'est nécessaire pour empêcher un mal plus grand.
La douceur est une vertu féminine. Bien sûr, la violence féminine existe. Mais ce n'est
pas par hasard si la quasi totalité des crimes de sang sont commis par des hommes. Cette
différence tient à la biologie mais aussi à la culture. L'homme n'est sauvé du pire, presque
toujours, que par la part de féminité qu'il porte en lui. Inversement, on confond trop
souvent la féminité avec l’hystérie qui veut séduire, être aimée, paraître : c'est la guerre
amoureuse, et le contraire de l'amour. Ce que la douceur à de féminin c'est un courage
sans violence, une force sans dureté : s'aguerrir, non pas s’endurcir.
17 La bonne foi.
La bonne foi est un fait et une vertu. Comme fait, c'est la conformité des actes et des
paroles à la vie intérieure. Comme vertu, c'est l'amour ou le respect de la vérité.
La bonne foi exclut le mensonge, non l'erreur. Mais elle va plus loin que la sincérité.
Être sincère, c'est ne pas mentir à autrui ; être de bonne foi, c'est ne mentir ni à autrui, ni à
soi. Il s'agit d'aimer la vérité plus que soi.
La bonne foi ne prouve rien : un nazi de bonne foi est un nazi. Inversement, que serait
un amour ou une générosité de mauvaise foi ? Ce serait hypocrisie, aveuglement,
mensonge.
Comme vertu, la bonne foi interdirait toujours le mensonge. Mais la prudence aussi est
une vertu et la justice et la charité. S'il faut mentir pour survivre, pour résister à la barbarie,
pour sauver celui qu'on aime ou qu'on doit aimer, nul doute qu'il faille mentir car l'amour du
prochain est plus important que l'amour de la vérité. En réalité, tous les cas de figure sont
différents : par exemple mentir à un mourant peut se justifier si la vérité est trop lourde à
porter pour lui. Dans le cas contraire, pourquoi le priver d'une mort dans la lucidité. Il faut
dire la vérité autant qu'on peut, autant qu'on doit, mais sans manquer par là à quelque
vertu plus haute.
18 L'humour.
L'esprit est ce qui se moque de tout, c'est pourquoi l'humour fait partie de plein droit de
l'esprit. Cela n'interdit pas le sérieux, pour ce qui concerne autrui, nos obligations à son
égard, voire en ce qui concerne la conduite de notre propre existence. Mais cela interdit
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d'en être dupes ou trop satisfaits. Manquer d'humour, c'est manquer d'humilité, de
lucidité, c'est être trop plein de soi.
La misère de la condition humaine peut nous faire rire ou nous faire pleurer. Mais à
quoi bon se lamenter pour si peu, pour ce peu que nous sommes. Ce serait encore une
fois se prendre bien au sérieux. Mieux vaut en rire.
Mais il faut distinguer l'humour de l'ironie. L'ironie rit de l'autre, ce n'est pas une vertu,
c'est une arme qui blesse ; alors que l'humour rit de soi ou de l'autre comme de soi-même.
La même formule peut changer de nature ; ironie chez l'un qui s'en excepte humour chez
un autre qui s'y inclut.
Par ailleurs, l'humour n'est pas seulement au service de l'humilité. Il vaut aussi par luimême : il transmute la tristesse issue de la misère de notre condition en joie, la désillusion
en comique, le désespoir en gaieté. L'humour est donc une désillusion joyeuse. Comme
désillusion il touche à la lucidité et à la bonne foi ; comme joie il touche à l'amour.
19 L’amour
On ne naît pas vertueux, on le devient. Comment ? Par la politesse, par la morale, par
l’amour. La politesse, on l’a vu, est un semblant de vertu : agir poliment c’est agir comme
si l’on était vertueux. La politesse mène à la vertu, mais ce n’est que le début d’un
processus qui ne saurait s’arrêter là.
La morale, pareillement est un semblant d’amour qui peut y conduire : agir
moralement, c’est agir comme si l’on aimait. Nous n’avons besoin de morale que faute
d’amour, mais sans l’amour que saurions-nous de la morale ?
Bien agir, c’est faire d’abord ce qui se fait (politesse), puis ce qui doit se faire (morale),
enfin parfois, c’est faire ce que l’on veut, pour peu qu’on aime.
Comme la morale libère de la politesse en l’accomplissant (seul l’homme vertueux n’a
plus à agir comme s’il l'était), l’amour, qui accomplit à son tour la morale, nous en libère :
seul celui qui aime n’a plus à agir comme s’il aimait. C’est l’esprit des Évangiles : "aime et
fais ce que tu veux" (St Augustin).
Mais qu’est-ce que l’amour ? On peut en donner trois définitions complémentaires.
La première c’est Éros, l’amour fusionnel, qui nous ferait revenir à l’unité de notre
nature première en retrouvant notre moitié du mythe des androgynes. Mais dans la réalité,
cet amour est le désir indéterminé d’un objet en tant qu’il manque particulièrement. De là
tous ces phénomènes d'exaltation, de là le romantisme, de là aussi peut-être la religion
car Dieu est ce qui manque absolument.
Mais un manque satisfait disparaît en tant que manque. De là, la grande souffrance de
l’amour tant que le manque domine, et la grande tristesse des couples quand il ne domine
plus. Si l'amour est manque, il est voué à l'échec (dans la vie) ou ne peut réussir que dans
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la mort.
Une issue ? Deux peut-être.
La première est celle de la procréation (un enfant) ou de la création (une œuvre), en
tant qu’elle nous libérerait du manque par la recherche d’une certaine immortalité
indirecte. Mais pourtant, elle ne sauve pas nos couples, et la mort finit toujours par gagner.
La seconde issue est celle d'une escalade dans l'amour. Aimer d'abord le corps, pour
sa beauté, puis tous les beaux corps, puis la beauté des âmes qui est supérieure à celle
des corps, enfin la beauté absolue, celle du beau en soi, qui est le bien, qui est la
transcendance, qui est Dieu. Il ne reste alors plus qu'à se fondre en lui. Mais un Dieu
même ne saurait nous sauver si nous ne sauvons pas d'abord l'amour en nous. Que vaut
la foi si nous ne savons aimer et en quoi est-elle nécessaire si nous savons ?
Mais l'amour est-il toujours un manque ? Ne peut-on pas se réjouir de ce que l'on a ?
Non, répond Platon, car par exemple, on ne désire pas la bonne santé présente, on désire
plutôt rester en bonne santé. Mais c'est confondre désir et espérance, c'est s'interdire
d'aimer, sinon dans la frustration ou dans l'échec. Il y a joie à chaque fois que nous
désirons ce dont nous ne manquons pas.
Cette seconde manière d'aimer s'appelle Philia :
cet amour est une joie
qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure dont la déclaration pourrait être : "il y a une
joie en moi, et la cause de ma joie, c'est l'idée que tu existes". C'est une déclaration
d'amour qui, ô surprise, ne demande rien. Cet amour-là se distingue bien du précédent :
pas de manque ici, pas d'angoisse, pas de souffrance ; mais plutôt désir, action, plaisir. Il
vaut aussi bien pour le couple, pour les amis que pour les enfants.
Ce n'est pas ce qui me manque que j'aime, c'est ce que j'aime qui parfois me manque
(si j'en suis privé) ; l'amour est premier, la joie est première. A le considérer dans son
essence, il n'y a pas d'amour malheureux. Et inversement, il n'y a pas de bonheur sans
amour, car toute joie a une cause.
C'est ce que vivent les couples qui durent. Ils ont renoncé depuis longtemps à ne faire
qu'un, ils ne sont plus amoureux d'un rêve (l'idée que l'on se fait de l'autre quand on est
dans l'état amoureux), mais ils aiment l'autre tel qu'il est. Ils se désirent encore, mais ils
ont ajouté l'intimité des âmes à celle des corps; ils font l'amour avec leur meilleur ami (ce
qui est, soit dit en passant, une expérience sexuellement très forte). Ils ont transformé le
manque en tendresse ; mais pas seulement : aussi en joie, en gratitude, en humour, en
fidélité, en complicité, en douceur, en lucidité, en confiance. C'est ce qu'il y a de meilleur,
hormis peut-être la sagesse, si elle est vécue, qui l'inclut.
Cet amour là, n'est possible que parce que la famille l'a préparé ; il est à l'image de
l'amour désintéressé d'une mère pour son enfant qui lui-même apprend ainsi à passer de
l'amour de soi à l'amour de l'autre. La part animale est venue la première, et ensuite la
part spirituelle. Cela existe déjà chez les animaux, mais l'humanité est allé beaucoup plus
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loin dans cette direction et s'invente là (et c'est le seul Dieu ?).
Bien sûr, Éros et Philia se mêlent, presque toujours, même si Éros s'use au fur et à
mesure, alors que Philia ne cesse de se renforcer, de s'approfondir, de s'épanouir.
Mais est-ce là tout ?
Non, parce que nous ne savons guère aimer que nous-mêmes ou nos proches, alors
que nous sommes aussi confrontés à notre prochain que nous n'aimons pas.
Pourquoi aimons-nous tellement nos enfants et si peu ceux des autres ? Faut-il se
contenter vis-à-vis d'eux de la morale, de la loi, du devoir ? Quid de l'esprit du Christ, de
cet amour qui ne saurait être érotique, puisqu'il aime ce qui ne manque pas, ni seulement
amical, puisqu'au lieu d'aimer seulement les amis, il se reconnaît à ceci : l'amour des
ennemis. Que le Christ ait existé ou pas, qu'il soit Dieu ou pas, le message évangélique
excède de très loin les capacités d’Éros mais aussi de la Philia. Cet amour sublime, et
peut-être impossible, mérite au moins un nom : en français, ce nom est charité (Agapè en
grec dans les écritures).
Par ailleurs, pourquoi le monde ? L'existence de Dieu rend cette question plus difficile.
En effet, on ne peut imaginer qu'il ait créé le monde par manque de quoi que ce soit
(Éros). Le monde ne peut pas davantage s'expliquer par la Philia divine. En effet, se
réjouir c'est exister davantage. Comment Dieu le pourrait-il ? Pourquoi Dieu irait-il créer
quoi que ce soit, puisqu'il est lui-même tout l'être et tout le bien possibles. Dieu, s'il veut
créer autre chose que soi, c'est-à-dire créer, ne peut faire que moins bien que soi, il ne
peut créer que le mal. Qu'est-ce alors que le monde sinon l'absence de Dieu, son retrait,
sa distance (que nous appelons l'espace), son attente (que nous appelons le temps), son
empreinte (que nous appelons la beauté). Les religions qui représentent la divinité comme
commandant partout où elle en a le pouvoir sont fausses ; même si elles sont
monothéistes, elles sont idolâtres.
Pourquoi cette création-disparition ? Parce que Dieu a accepté cette diminution, il a
créé par amour, pour l'amour. Il n'a pas créé autre chose que l'amour et les moyens de
l'amour. C'est où l'on retrouve la passion, mais celle de la croix.
Dans le monde, c'est la loi des puissants qui domine. Même les enfants sont comme
de l'eau, ils occupent tout l'espace disponible. Mais Dieu non, mais les parents parfois
non. Ils se retirent, ils reculent. Pourquoi ? Par amour. Dans le couple aussi, il faut parfois
reculer : "tu seras aimé le jour où tu pourras montrer ta faiblesse sans que l'autre s'en
serve pour affirmer sa force" : vous reculez d'un pas, il recule de deux. Simplement pour
vous laisser plus de place, pour ne pas vous écrasez, pour ne pas vous imposer sa
puissance, pas même sa joie, son amour. Cet amour-là, celui de l'esprit des Évangiles, est
complètement désintéressé, indépendant de la valeur de son objet.
Qu'en reste-t-il si Dieu n'existe pas ? Une certaine idée de l'humanité : tous frères
devant la vie, même opposés, même ennemis. Tous frères devant la mort : la charité serait
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comme une fraternité de mortels, et certes ce n'est pas rien. Il en reste aussi que l'amour
n'est pas soumis à la valeur de ce qu'il aime; l'amour est premier quant à la valeur : ce qui
vaut c'est ce que nous aimons.
Même impossible à vivre, même difficile parfois à aimer, cet amour est nécessaire à
penser : pour savoir ce qui nous manque ou qui nous fait défaut.
Encore faut-il aimer l’amour. Sans cet amour de l’amour, nous sommes perdus, et c’est
peut-être cela la définition vraie de l’enfer.
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