louvain.legallois - Crisco
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Du bon usage des expressions idiomatiques dans l'argumentation de deux modèles anglo-saxons : la Grammaire de Construction et la Grammaire des Patterns Dominique Legallois Université de Caen Crisco, FRE 2805 [email protected] Article publié dans Les Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, 2005, 31, 2-4, p.109127 Introduction Dans un article de 1983, Nicolas Ruwet examinait le bon usage des expressions idiomatiques dans l'argumentation en syntaxe générative. Notre travail s’inspire quelque peu de la démarche de ce linguiste, mais s’applique à deux modèles différents de la théorie chomskyenne : la Grammaire de Construction (désormais GC) principalement représentée par les linguistes américains Ch. Fillmore et A. Goldberg, et la Grammaire des Patterns (désormais GP) exposée par les linguistes anglaises G. Francis et S. Hunston. Il nous a paru intéressant de discuter ici du contenu de ces théories pour trois raisons : premièrement, parce que ces modèles ont très peu imprégné le milieu de la linguistique française1, malgré des propositions fertiles ; deuxièmement, parce que ces deux grammaires ne font jamais référence l’une à l’autre, alors même qu’elles développent des principes fort semblables ; troisièmement, enfin – et surtout - parce que toutes deux placent la phraséologie au cœur du dispositif linguistique, à tel point que nous pourrions parler d’un tournant phraséologique de la grammaire. Il s’agira d’examiner comment, dans ces deux théories, deux éléments traditionnellement présents dans la caractérisation de la phraséologie sont considérés également comme constitutifs de la formation grammaticale des énoncés2. Ainsi, le holisme qui caractérise les formes phraséologiques est au fondement même des notions de construction et de pattern (partie II) ; la productivité attribuée à certains patrons phraséologiques ne se dissocie pas du rendement de configurations syntaxiques en apparence libres ou compositionnelles, qui exercent assurément une coercition sur l’interprétation des lexèmes (partie III). Nous insisterons également sur les différences d’intégration des deux propriétés phraséologiques (donc, holisme et productivité) dans les conceptions grammaticales de GC et GP : en effet, il ne s’agit pas pour nous de tirer une équation entre GC et GP, mais au contraire, de montrer l’originalité propre à chacune des deux approches. Nous commencerons par une brève présentation des deux grammaires (partie I), en proposant lorsque cela est possible des exemples en français qui correspondent, sinon à la lettre aux exemples canoniques habituellement donnés par GC et GP, en tous cas à « l’esprit » développé par les deux théories. 1 2 Il faut noter que le travail de D. Willems (WILLEMS, 1981) anticipait déjà la notion de construction. Un long développement est apporté dans LEGALLOIS, 2006. 1 I Présentation I.1 La grammaire de Construction Les grammaires de construction s’inscrivent dans le paradigme général de la Grammaire Cognitive (par ex. LANGACKER, 1987, LAKOFF, 1987, CROFT & CRUSE, 2004). Dans cette conception, les unités linguistiques sont essentiellement symboliques ; autrement dit, les niveaux syntaxiques et sémantiques sont confondus : forme et signification sont fortement imbriquées. Cette imbrication a surtout été développée par les travaux de FILLMORE & et ali., 1988, puis par ceux de GOLDBERG, 1995, qui relèvent que certaines structures sont dédiées à des types d’emplois particuliers : elles sont donc par elles-mêmes significatives. Un exemple de KAY & FILLMORE, 1999, peut facilement être adopté pour le français : La structure WHAT’s X doing Y ? que l’on a dans 1) What is this scratch doing on the table? Ou, pour l’équivalent français : 2) Que vient faire cette mouche dans mon assiette ?3 hérite, certes, de constructions plus minimales, mais peut cependant être intégralement associée à un certain effet de sens : un jugement exprimant l’incongruité de la présence d’un élément dans un autre, et ce, quelles que soient les unités lexicales qui « remplissent » la structure. Tous les énoncés de Frantext catégorisé répondant au patron syntaxique de la configuration (65 énoncés), possèdent cet effet de sens ; par exemple : 3) Que viennent faire ici tous ces gens dont un peut-être sur dix croit à peine en Dieu ? (L.Bloy, Journal T.2, 1907 – Frantext) 4) Que vient faire la politique, l’affreuse politique, au milieu de nos vaccins et de nos sérums ? Que vient faire la politique dans nos débats qui sont purement scientifiques et humains ? (G. Duhamel, Le combat contre les ombres, 1939 – Frantext) 5) Que vient faire l'hypocrisie avec tout son dépit amer pour nuire au cœur vraiment choisi, à l'âme exquisément sincère qui se donne et puis se reprend. (P. Verlaine, Œuvres poétiques complètes, 1896 – Frantext). On soulignera que ici est 21 fois circonstant dans cette structure ; cette fréquence nous autorise à parler de collocation forte, et de concevoir la construction que venir faire X ici ? / que venir faire ici X ? comme une unité phraséologique spécifique, dépendante d’une construction plus générale que venir faire X [circonstant] ? On conviendra que le jugement d’incongruité est bien porté par la construction ellemême, et non par les unités lexicales variables : la structure syntaxique, avec les lexèmes invariables venir faire se voit dotée d’une interprétation. Ce phénomène permet donc de définir la notion de construction au sens de GC : une configuration syntaxique possédant une ou des interprétations conventionnelles. Dans le cas examiné ci-dessus, la construction comprend des invariants lexicaux ; cependant, des constructions plus abstraites, c’est à dire dégagées de toute contrainte lexicale, peuvent être identifiées. L’étude d’A. Goldberg portant sur les constructions ditransitives de l’anglais est un exemple bien connu maintenant. Le point de départ de Goldberg est une critique de la position lexicaliste en syntaxe. Cette position (défendue en autres par PINKER, 1990, LEVIN, 1993) stipule que la représentation sémantique du verbe est projetée sur la configuration propositionnelle à partir de règles générales ; autrement dit, le verbe impose sa structure actancielle interne à la proposition. De ce fait, puisque qu’un verbe est susceptible de posséder des significations 3 En français, le verbe venir n’est pas obligatoire, mais est souvent employé. 2 différentes, il faut postuler des projections différentes. Ce postulat apparaît cependant ad hoc et oblige inutilement à concevoir une prolifération de la polysémie. Ainsi pour 6) He sneezed the napkin off the table (il fit tomber la serviette en éternuant) la position lexicaliste propose de considérer un sens particulier du verbe sneeze (en principe intransitif) à trois arguments « X CAUSES Y to MOVE Z by sneezing ». Pour Goldberg, il s’agit plutôt non pas de considérer la présence d’un nouveau sens « causatif », mais d’associer certains aspects de la signification directement à la configuration syntaxique : « X CAUSES Y to MOVE Z » relève de la signification même de la construction et non du verbe. Des analyses semblables ont été menées récemment pour le français ; par exemple, par WILLEMS, 2005, §2.2 : le verbe glisser dont les emplois les plus fréquents dénotent un procès de mouvement physique, peut s’intégrer à un type de construction dédié à l’expression d’une communication : 7) Paul glisse à Marie qu’il est temps de partir Cette conversion se fait à partir du cadre X Verbe à Y de +inf. /que + compl plus prototypiquement rempli par le verbe de communication dire ; ainsi, le cadre prédicatif portet-il la signification communicationnelle4. J. François et M. Sénéchal (FRANÇOIS & SENECHAL, 2006) ont mené une analyse systématique sur certains cadres prédicatifs. Nous donnons ici seulement, à titre d’illustration, les résultats se rapportant à une seule configuration : le cadre prédicatif X Verbe Y à inf est un des cadres typiquement exploités par certains verbes de production de parole – verbes à emploi performatif ; par ex. : 8) Pierre invite Marie à passer son examen. Il s’agit d’un cadre prédicatif primaire pour ces verbes ; ce même cadre peut cependant être exploité par d’autres verbes (comme conduire, préparer dont la référence directe à une activité locutoire est exclue). Par ex : 9) Pierre prépare Marie à passer son examen Le cadre prédicatif (qu’il soit primaire ou non) peut alors être qualifié de construction interprétable par : X interagit avec Y à propos d’une action A à accomplir5 En effet, une étude sur corpus (Le Monde et Frantext) menée par les auteurs, montre que, outre le verbe obliger, de loin le plus fréquent, 28 verbes peuvent participer à cette structure6. Deux modalités sont alors rencontrées : soit il y a interaction entre X et Y pour l’accomplissent de A (A dénotant une visée) ; soit, de façon moins fréquente, X (en tant qu’événement/action) exerce sur Y un effet favorisant A ; par ex. : 10) La situation porte les autorités à réagir Le tableau 1 résume les résultats selon les modalités : 4 Il existe évidemment d’autres constructions « communicationnelles ». Deux autres cadres possèdent la même interprétation : X Verbe Y de Inf / X Verbe à Y de Inf. (Cf. FRANÇOIS & SENECHAL, 2006) 6 J. François et M. Sénéchal utilisent le terme de greffe pour caractériser l’intégration d’un cadre prédicatif dans un autre. 5 3 obliger aider inviter amener contraindre pousser conduire inciter forcer autoriser encourager porter engager décider convier appeler solliciter préparer incliner exciter dresser condamner mener induire habituer exposer déterminer convoquer Interactions X<événement/action> entre X et Y exerçant sur Y pour accomp. un effet de A favorisant A 20,4% 11,1% 10,2% 6,9% 6,0% 5,5% 5,5% 4,6% 4,2% 3,7% 2,8% 2,3% 2,3% 2,3% 1,9% 1,9% 0,9% 0,9% 0,9% 0,9% 0,9% 0,9% 0,5% 0,5% 0,5% 0,5% 0,5% 0,5% 5,1% 94,9% Tableau 1 – répartition des verbes par type de modalité Selon FRANÇOIS & SENECHAL, 2006 La notion de construction se révèle, à notre sens, tout à fait pertinente pour expliquer les cas de polysémie verbale (l’interprétation du verbe est différente selon les constructions auxquelles il adhère) et le phénomène de polytaxie7 (le fait qu’un verbe possède plusieurs constructions). Ainsi, il est difficile dans ce cadre théorique de parler d’arguments du verbe : les arguments appartiennent à la construction et ne sont pas régis directement par le verbe. I.2 La Grammaire des Patterns La théorie des Patterns Grammaticaux s’inscrit dans l’école contextualiste britannique initiée en partie par J. R. Firth dans les années cinquante, et développée principalement par M. Halliday et J. Sinclair Cette tradition articule lexicographie, grammaire et analyse du discours, en s’obligeant à prendre en considération seulement les données issues de corpus. Dans un ouvrage récent, Hunston & Francis (HUNSTON ET FRANCIS, 2000) introduisent la notion de pattern grammar (ou plus simplement de pattern), à la suite, d’ailleurs, d’un travail pionnier du didacticien Hornby (HORNBY, 1954). Le travail de Hunston et Francis prend sens dans une perspective lexicographique, dans la continuité des analyses phraséologiques de Sinclair. Il consiste à identifier et à étudier les patrons (patterns) distributionnels qu’intègrent certaines classes de mots sémantiquement homogénéisés par le pattern. La nature et l’extension des patterns sont indépendantes de la notion de syntagme. L’identification des patterns grammaticaux se fait en deux étapes : il s’agit d’abord d’identifier l’association récurrente entre un mot cible et d’autres mots (phénomène de 7 Le terme est de FRANÇOIS & SENECHAL, 2006 4 collocation) dans des structures grammaticales (phénomène de colligation 8 ) contribuant à l’interprétation de ce mot. La deuxième étape consiste à recenser les patterns grammaticaux récurrents : puisque un mot peut avoir plusieurs patterns, un pattern grammatical peut être considéré comme associé à différents mots. Quelques exemples (parmi les dizaines données dans l’ouvrage) : Le pattern v-link ADJ about n9 (HUNSTON ET FRANCIS, 2000, 87) 11) Everything is excellent about this golf course comprend les adjectifs (ou autres types de mots) : adult, beastly, brave, brilliant, cool, excellent, fine, foolish, funny, good, gracious, great, heavy, lovely, marvellous, mature, nice, odd, ok / okay, reasonable, sweet. Apparemment ces mots ne partagent pas de propriétés sémantiques communes ; néanmoins, employés dans ce pattern, ils indiquent tous que quelqu’un réagit d’une certaine façon à une situation ou à un objet. Ce ne sont pas les mots de la liste qui possèdent ce sens en propre, mais la structure entière dans laquelle ils sont employés. Donc, au pattern v -link ADJ about n est associé un sens pragmatique (relativement général) défini. Un autre pattern formellement très proche est analysé par les auteurs : dans une structure employée pour l’évaluation (there v-link something ADJ about n), un adjectif relationnel (en principe non évaluatif) peut être inséré : 12) There is something almost American about the minister’s informality. Là encore, l’interprétation évaluative résulte du pattern lui-même. Nous donnons un exemple en français d’un pattern possédant des particularités sémantiques et pragmatiques. Nous nommons constructions spécificationnelles (cf. LEGALLOIS, à par.a et LEGALLOIS & GREA, à par.). Les configurations notées N être que + complétive / de + infinitif. Par ex. : 13) La meilleure solution est de ne pas lui répondre La caractéristique sémantique peut s’analyser ainsi : la complétive ou l’infinitive, véhicule le contenu sémantique et conceptuel du nom. Le nom est intrinsèquement sous spécifié, et l’attribut lui apporte une détermination contextuelle. Dans ce type de phrase, l’attribut (par ex. de ne pas lui répondre) est en fait le sujet « réel », et le sujet (la meilleure solution) est l’attribut « réel » (de ne pas lui répondre est la meilleure solution). La caractéristique pragmatique se définit principalement par la fonction de focalisation : le GN cataphorique permet d’attirer l’attention du lecteur sur la proposition complétive ou infinitive qui porte l’information spécificationnelle10. I.2 Remarques sur les notions de Construction et de Pattern Il se trouve que Goldberg et Hunston & Francis ont travaillé les mêmes structures (ditransitives), ce qui nous permet de proposer un tableau synthétique comparatif : 8 Voir la définition que nous donnons de ce terme en II.3 Dans la notation adoptée par les auteurs, V-link symbolise un verbe d’état, n symbolise un groupe nominal, v un groupe verbal, etc. 10 Il existe en français approximativement 300 noms pouvant intégrer cette structure (cf. LEGALLOIS, à par.a.). 9 5 A. B. C. D. E. F. Grammaire de Construction Construction Ditransitive X causes Y to receive Z (sens central) : Joe gave Sally the ball X causes Y to receive Z : Joe promised Bob a car X enables Y to receive Z : Joe permitted Chris an apple X causes Y not to receive Z : Joe refused Bob a cookie X acts to cause Y to receive Z at some future time : Joe bequeathed Bob a fortune X intends to cause Y to receive Z : Joe baked Bob a cake 1) 2) 3) 4) 5) 6) Grammaire de Patterns Pattern Vnn Giving (or refusing) someone something : accord, deny, advance serve, … Doing something for someone : to book someone a room, order, prescribe, cook, … Communicating something to someone : ask, fax, kiss someone goodbye, mail, … Giving someone a benefit or a disadvantage : to cause someone harm ; to dock someone money Feeling or attitudes : forgive, excuse, … Other verbs and phrasal verbs : bear, bet wish, let off, put off, … - Tableau comparatif constructions / patterns de la structure ditransitive en anglais Pour Hunston & Francis, Vnn est beaucoup plus polyvalent car il caractérise aussi bien les structures ditransitives11, que les constructions à attribut de l’objet (she called them all idiots), voire les constructions avec pour n2 un nombre (they beat us three-nil) : rappelons que la perspective est non transformationnelle, et que la distinction entre les deux ou trois emplois du pattern s’opère par la différence des verbes identifiés pour chaque emploi. Au vu de la caractérisation sémantique des constructions et des exemples donnés, on peut dire que le type 1) de Hunston & Francis recouvre les types A, B, C, D, E. Tous les verbes donnés en exemple par Goldberg dans A, B, C, D, E figurent dans la liste 1) de Hunston & Francis12. La classe des verbes entrant dans le type F est assez ouverte, mais pourrait elle aussi correspondre au type 1 de Hunston & Francis. Les significations données par Goldberg sont relativement abstraites et analytiques (la distinction entre « donner » et « refuser », par exemple, n’est peut-être pas pertinente) ; elles permettent donc de dégager des types qui en fait relèvent essentiellement du type 1) de Hunston & Francis. Chez ces dernières, en revanche, la perspective principale étant là encore la constitution de classes de verbes à partir de corpus, les significations identifiées sont plus précises, spécifiques et plus différenciées ; ce qui donne un tableau plus harmonieux du pattern. On notera encore que Hunston & Francis ne discernent pas un emploi central à partir duquel seraient générés les autres. De plus, elles recensent deux groupes 5) et 6) ignorés de Goldberg ; ces deux groupes sont restreints et dénués de signification, mais certains des verbes qui les composent sont fréquents dans Vnn. Il y a donc un « reste », reste qui est constant dans les patterns relevés par les auteurs. Nous retenons que les notions de patterns et de constructions semblent similaires, mais sont le résultat d’une enquête différente. Les constructions sont relevées comme telles, alors que les patterns sont des généralisations des comportements colligationnel et collocationnel du lexique – la perspective étant toujours lexicographique. Mais plusieurs points communs 11 Seules celles-ci sont données dans la colonne droite du tableau. Ces auteurs reconnaissent qu’il y a toujours une part d’arbitraire et de subjectivité dans la reconnaissance des classes. 12 6 fondamentaux sont partagés : les deux types de structures permettent de distinguer les emplois d’un mot à travers sa polysémie (ce mot étant invariablement un verbe pour la Grammaire de Construction de Goldberg) ; ils sont dotés d’une signification sémantique ou pragmatique (ce point étant beaucoup plus fondamental chez GC, qui en fait le fondement même de l’approche cognitive de la grammaire). Surtout, pour ce qui nous concerne ici, Constructions et Patterns sont redevables à un fonctionnement phraséologique général de la langue : les structures sont données comme unités pré-formatées, hors de toute combinaison de syntagmes. C’est cette dimension holiste que nous discutons dans la partie suivante. II Holisme, phraséologie, construction et pattern II.1 Holisme et phraséologie Poser la nature holiste des unités phraséologiques est un pléonasme ; ces unités, bien que composées d’unités différentes, forment un tout et sont appréhendées par les locuteurs comme tel. On ne confondra pas la nature holiste des unités phraséologiques avec le phénomène de non compositionnalité : dans beaucoup d’expressions idiomatiques, la compositionnalité entre en jeu dans le travail d’interprétation ; par exemple, dans 14) Vendre la mèche les deux éléments ont des rôles distincts (un procès et un objet nettement distingués) de la même façon que divulguer et l’information ont des rôles distinct dans l’expression divulguer l’information13 . Il s’agit d’attribuer une signification conventionnelle au tout (vendre la mèche). L’expression, dans ce cas, est donc holiste et compositionnelle. Ainsi, la définition de la notion de Construction donnée par Goldberg « a construction is […] a pairing of form with meaning/use such that some aspect of the form or some aspect of the meaning/use is not strictly predictable from the component parts or from other constructions already established to exist in the language" (GOLDBERG, 1998, 205) pourrait sans grand aménagement s’appliquer à la phraséologie et cela, bien qu’elle ne mette nullement en évidence une quelconque non compositionnalité de la construction, mais bien plutôt sa constitution holiste ; la compositionnalité est d’ailleurs un trait important dans l’argumentation constructionnelle ; l’auteur écrit : «By recognizing the existence of contentful constructions, we can save compositionality in a weakened form: the meaning of an expression is the result of integrating the meanings of the lexical items into the meanings of constructions. In this way, we do not need to claim that the syntax and semantics of the clause is projected exclusively from the specifications of the main verb» (GOLDBERG, 1995, 16). II.2 Holisme et construction Au regard de la définition de Goldberg, les constructions sont donc holistes ; elles se donnent comme des touts, même si elles sont composées d’éléments. En cela, elles sont identiques aux unités phraséologiques traditionnelles. Mais le rapport entre construction et phraséologie ne s’arrête pas là : c’est l’examen attentif des expressions idiomatiques (notamment let alone) qui ont conduit Fillmore et ses collègues (1988) à l’abstraction d'un modèle transposable à la syntaxe : les constructions sont des expressions idiomatiques abstraites, donc, des objets globaux, de nature non syntagmatique. Plus précisément, une 13 Voir sur la compositionnalité des expressions idiomatiques : RUWET, 1983, MOESCHLER, 1996. NUNBERG & AL., 1994, 7 construction est en fait une expression idiomatique (EI), d’un type un peu spécial : c’est une expression idiomatique formelle ou schématique dans la mesure où elle constitue une forme non saturée lexicalement, c’est-à-dire une forme fixe mais accueillante (Cf. CROFT & CRUSE, 2004) ; et de ce fait, une construction accueille un certain nombre de lexèmes différents : de façon très large pour la forme « que vient faire X dans Y ?», de façon plus restreinte (en ce qui concerne le verbe) dans une construction comme [SN1 verbe SN2 SN 3] dans le sens X causes Y to receive Z (sens central des différentes réalisations de la construction) : 15) Joe gave Sally the ball où la classe des verbes pouvant remplacer gave ici est plus restreinte même si elle est assez conséquente. Il faut noter une différence entre les EI formelles et les EI substantielles : les secondes appartiennent au lexique, au répertoire ; les premières sont des entités plus accueillantes, sans être prédictibles à partir de règles générales. Mais cette différence entre les deux types de EI est seulement théorique ; empiriquement, les EI peuvent certes être saturées par des éléments lexicaux déterminés, mais ce cas reste marginal. Le plus souvent, une variation est possible (par exemple, un morphème de temps). Le raisonnement vaut également pour les EI formelles : elles peuvent être lexicalement ouvertes, mais également contenir quelques éléments déterminés. Ainsi, pour Croft : « Constructions exist to varying degrees of schematicity ; there is a continuum between lexically fixed dioms (As American as apple pie) and highly schematic « rule schems » ([SBJ VERB OBJ] – the transitive verb construction]), as well as between lexicon (one-word fixed symbolic units) and “grammar” (multiword schematic symbolic units) » (CROFT 1997 : 1). Le phénomène phraséologique est donc au cœur même de celui de construction, et, dirions-nous, de la grammaire. Il est étroitement associé à celui de fréquence, condition nécessaire à la constitution holiste des unités : « The hypothesis is that each time a word (or construction) is used, it activates a node or pattern of nodes in the mind, and frequency of activation affects the storage of that information, leading to its ultimate storage as a conventional grammatical unit. » (Cf. CROFT & CRUSE, 2004, 292). II.3 Holisme et pattern L’argumentation dans GP est quelque peu différente : la référence à l’analyse phraséologique est double ici, et est très sensible dans la 1ère étape (l’identification des patterns des lexèmes) : on apprécie la collocation, phénomène dans lequel les mots sont donnés « ensemble », même s’ils ne sont pas tout à fait consécutifs ; la collocation relève de la phraséologie. On apprécie également la récurrence des structures grammaticales dans lesquelles le mot est employé : c’est le phénomène de colligation (exposé par FIRTH, 1957). La colligation se définit par la préférence d’un mot pour une ou des structures grammaticales (par exemple, position sujet, objet, construction transitive, attributive, etc.). La colligation ne relève pas de règles génératives générales, mais bien d’un comportement idiomatique repérable sur corpus, propre à chaque unité lexicale. Puisque les patterns grammaticaux sont identifiés à partir d’une généralisation des patterns des lexèmes, il est évident qu’ils ne sont pas des assemblages de syntagmes selon des règles générales, mais des configurations repérées à partir des comportements grammaticaux 8 préférés des lexèmes. De ce fait, les patterns émergent du discours, plutôt qu’ils ne sont à la base de la production discursive14. L’autre argument donné en faveur de la dimension idiomatique et holistique des patterns est la référence à deux principes énoncés par J. Sinclair. Cet auteur pose deux comportements linguistiques fondamentaux : le principe de l’idiomaticité (the idiom principle) et celui du libre choix (the open-choice principle) : The idiom principle: the principle of idiom is that a language user has available to him or her a large number of semi-preconstructed phrases that constitute single choices, even though they might appear to be analysable into segments. (SINCLAIR, 1991, 110). The open-choice principle: this is a way of seeing language as the result of a very large number of complex choices. At each point where a unit is completed (a word or a phrase or a clause), a large range of choice opens up and the only restraint is grammaticalness… Virtually all grammars are constructed on the open-choice principle ((SINCLAIR, 1991, 109110). Le premier de ces deux principes se révèle prioritaire sur le second. Dans un contexte neutre ou équivoque, on préfèrera sans doute interpréter 16) Raconter des histoires / faire des histoires par 16’) raconter des bobards / faire des complications prioritairement à 16’’) raconter des contes / écrire des contes 17) prendre l’autobus par 17’) monter dans l’autobus plutôt que 17’’) subtiliser l’autobus. Le principe de l’idiomaticité joue également pour Francis & Hunston sur les phénomènes syntaxiques (les Patterns) ; ainsi, nous avons à notre disposition des Patterns qui ne sont pas des constructions syntagmatiques, mais des blocs, même si les unités lexicales qui les remplissent sont relativement ouvertes. II.4 Remarques sur la notion de holisme en grammaire La conception de la phraséologie, non plus seulement comme catégorie mais comme principe de fonctionnement des discours, conduit à reconsidérer bien des aspects en linguistique. Le mot idiom dans idiom principle n’est pas métaphorique : il indique bien qu’il y a un fonctionnement que la linguistique de corpus permet d’observer, propre au discours, qui se caractérise par la routine, l’habitude, la globalité, l’usage. De même dans la Grammaire de Construction (plus particulièrement dans celle développée par Goldberg), la proposition devient l’élément global et primaire qui appelle des sortes d’arguments ; l’orientation actuellement psycholinguistique de Goldberg conduit vers une réévaluation de l’apprentissage : les constructions sont acquises à partir de l’expérience, et sont générées par des archétypes conceptuels (GOLDBERG 1998, GOLDBERG & ali. , 2004). Cela constitue une 14 Ce phénomène est théorisé par HOPPER, 1998, dans sa notion de grammaire émergente. 9 réponse à la question soulevée par la Grammaire Générative, de la pauvreté des stimulii nécessaires à l’acquisition du langage. III Productivité des constructions et des patterns III.1 la notion de productivité en phraséologie Les unités phraséologiques possèdent une certaine productibilité, reconnue dans la littérature : « Cette caractéristique représente la capacité des unités phraséologiques à servir de modèles à d’autres unités ; en effet, il existe des schémas ou moules phraséologiques dotés d’éléments simples, d’ordre relationnel ou catégoriel, suivis de cases vides à combler par des lexèmes différents. Ces schémas servent non seulement à engendrer de nouvelles unités : parler chiffons, parler politique, mais aussi à produire des variantes (pleuvoir à seaux, pleuvoir à verse) » (GONZALEZ REY, 2002, 58). R. Martin (MARTIN, 1997), quant à lui, parle de modèle locutionnel pour désigner la configuration lexico-grammaticale productive des expressions phraséologiques. Quelques exemples : 18) Boire comme un trou / une éponge / un tonneau, un Suisse, un Polonais, sonneur, templier, grenadier 19) Pleurer comme une Madeleine, un veau, une vache, une fontaine 20) Ne pas avoir inventer l’eau chaude, la poudre, le fil à couper le beurre, l’eau gazeuse, le vin chaud, les œufs durs, les trous dans le gruyère, le moisi du roquefort, etc. (MARTIN , 1997, et BERNET & REEZAU, 1989) En 18) et 19) le complément nominal, quel qu’il soit, est conceptualisé comme ingurgitant ou produisant une grande quantité de liquide (alcool/larmes). L’objet, appartenant à un paradigme ouvert, est construit comme prototype. Dans 20) l’objet est dévalorisé dans / par la construction, alors que son désignateur n’est pas en soi connoté négativement. Il est inutile de rappeler l’exploitation faite par les titres d’articles de magasines, ou les publicités de la productivité phraséologique (que l’on ne confondra pas avec le défigement). III. 2.Productivité et Construction La productivité est fortement théorisée dans la perspective constructionnaliste. Dans l’exemple de GOLDBERG, 1998, 213 : 21) We will overnight you that package as soon as it comes in Nous vous transmettrons ce paquet du jour au lendemain (tr. de J.François, ( FRANÇOIS, 2003)) il n’y a pas interprétation d’une construction nouvelle ; au contraire, il y a exploitation d’une construction stable et typique (X causes Y to receive : Joe gave Sally the ball), dans laquelle est insérée de façon « créative » overnight. Il y a là un phénomène de coercition15 qui conduit donc à une nouvelle interprétation de l’emploi du mot : d’adverbe, overnight devient verbe. Il est alors versé dans la classe verbale ditransitive exprimant l’idée d’envoi : mail, fax, e-mail, ship, etc. Un autre exemple évocateur emprunté à TAYLOR, 1998 ; cette fois ci, une construction idiomatique (relevée comme telle dans les dictionnaires) : 22) Gerald drank us all under the table est construite à partir d’une construction plus abstraite dont les réalisations typiques mettent en jeu des verbes impliquant un déplacement du complément d’objet ; par ex. : 23) Ann put the book on the table 15 Pour une discussion, cf. TAYLOR, 1998 10 avec 1), drank hérite du trait déplacement par coercition. On voit donc ici comment une construction formelle, mais néanmoins idiomatique, « encadre » une expression relativement figée. En français, le fonctionnement de la locution prépositive (de finalité) histoire de est assez semblable 16 ; on s’aperçoit que l’expression sélectionne d’abord quantitativement (et diachroniquement) des prédicats dénotant des procès insignifiants, superficiels, futiles : Faire X, histoire de rire / de voir / de boire un coup / de se dégourdir les jambes / de causer. 23) Cette dernière voiture s’arrêta sur la route, Tron ayant accompagné l'autre jusqu'au parc, à travers le chaume, sous le prétexte de donner un coup de main : histoire de flâner et de causer un instant. ( Zola, La Terre, 1887) On peut d’ailleurs considérer histoire de rire comme une locution double : fruit d’une construction histoire de inf, et de la collocation histoire de et rire. Mais on trouve également des prédicats, intrinsèquement non futiles, non superficiels : 24) Mais, avec une malice appuyée, il se disait néanmoins séduit par les mouvements en cours : histoire de montrer qu'il restait jeune et de gauche. (Kristeva, Les Samourais, 1990) 25) Il en prit une, l'alluma et tira dessus comme un crapaud, histoire de salir un peu plus ses bronches (Jardin, Bille en tête, 1986) « Montrer que l’on reste jeune et de gauche » n’est pas en soi inconsistant, mais est ici construit comme tel par l’énonciateur grâce à histoire de. De même, l’ironie de 25 repose à la fois sur l’intentionalité prêtée à un procès manifestement non intentionnel, et sur la refiguration du même procès en procès « futile », alors que là encore, « se salir un peu plus les bronches » est loin d’être inconsistant. Il y a donc une productivité des constructions que le phénomène de coercition explique : faire entrer dans un cadre des éléments qui en principe n’y participent pas. Nous parlions du caractère accueillant de certaines constructions pour qualifier l’ouverture à un large éventail des unités lexicales ; il faut également compter quelques fois sur une pression beaucoup plus forte, plus pressante, qui modifie radicalement le comportement régulier des unités. III. 3.Productivité et Pattern La productivité dans GP opère de deux manières : certains changements argumentaux dans la valence verbale sont expliqués par le phénomène d’analogie (HUNSTON ET FRANCIS, 2000, 96) : un mot « possédant » un pattern peut servir de modèle à un autre mot synonyme n’intégrant pas ce pattern. Par exemple, le verbe dénominal to impact on (construit à partir de la verbalisation de an impact on), devient transitif direct : to impact something – et cela, à partir du modèle offert par son synonyme affect : an affect on, to affect on, to affect something. Il s’agit d’une productivité opérant diachroniquement. Un autre type de productivité est manifeste dans GP, et se confond avec la productivité des constructions ; nous reprenons un pattern travaillé par les auteurs, et qui correspond en français aux énoncés spécificationnels décrits plus haut : 26) Le plus beau de l’histoire est que… Le principal est de participer L’essentiel est que… 16 Cf. LEGALLOIS, à par.b 11 Dans ces exemples, des adjectifs évaluatifs sont nominalisés afin d’hypostasier un contenu « idéationnel » (selon la terminologie de M. Halliday), hypostase qui permet à son tour une thématisation. Les adjectifs nominalisés proposés dans ces exemples sont fréquents dans cette configuration ; mais le pattern est productif ; ainsi, nous avons relevé dans Frantext : 27) Le sûr est que tous deux par des chemins bien dissemblables, nous en sommes venus à tuer les heures en les regardant en personne (Valéry) qui témoigne d’une double coercition : 1) coercition d’un adjectif dans une structure nominale, et 2) coercition d’un adjectif en principe non « prédisposé » dans la classe des adjectifs se prêtant à nominalisation. Cette même coercition, dans la même structure, s’exerce également sur les noms non prédisposés ; ainsi, si le nom objectif intègre canoniquement ce pattern : 28) Notre objectif est de pénétrer les milieux financiers chinois le nom religion, en principe non prédisposé, peut également l’intégrer. Ainsi, sur un site Internet sympathisant avec la résistance irakienne : 29) Notre devise est le pétrole, notre religion est de tuer! Point17. Le nom religion est transformé en prédicat nominal exprimant le but, et se colore, éventuellement, d’une lecture métaphorique. III.4 Remarques sur la notion de productivité en grammaire On préfère généralement insister sur le caractère figé, fermé, des séquences idiomatiques ; leur fonction de productivité est néanmoins importante dans le renouvellement des expressions linguistiques. Au niveau grammatical, GC et GP se rejoignent assez naturellement sur le phénomène de productivité : elles mettent en évidence des configurations semblables en les considérant comme des types d’unités phraséologiques. Ainsi, certains changements dans le lexique sont redevables non pas à des facteurs intrinsèquement sémantiques, mais à des contraintes ou à des pressions (des coercitions) effectuées par les configurations syntaxiques ; ce phénomène oblige à ne plus considérer la structure syntaxique des phrases (ou propositions) comme des combinaisons hiérarchiques de syntagmes. Conclusion Les deux types de grammaires examinés très rapidement ici, plaident explicitement pour une grammaire en grande partie phraséologique qui tend à minimiser la distinction traditionnelle entre syntaxe et sémantique. Il faut reconnaître cependant que les deux théories ne reposent pas toujours sur les mêmes types d’arguments, en raison principalement de fondements épistémologiques divergents. Notons deux de ces raisons : 1) GC est explicative et cognitive : la langue possède une dimension phraséologique, redevable à nos capacités cognitives telles que l’appréhension holiste de certaines unités, la sensibilité à la fréquence. GP est seulement descriptiviste : la dimension phraséologique de la grammaire est d’abord le constat d’une observation, la capacité de la langue à s’organiser en unités, selon le principe de l’idiomaticité. 2) GC insiste sur l’unité de la configuration, son caractère holiste, en raison de la position non lexicaliste de la théorie. La forme est première par rapport au lexique. 17 http://www.al-moharer.net/moh214/abu-assur214f.htm. Notons que cet énoncé est attribué, non sans ambiguïté d’ailleurs, aux forces américaines. On remarquera également le jeu, conscient ou non, sur la polysémie de devise. 12 Pour GP, la position est mixte : les patterns sont des généralisations à partir de l’idiosyncrasie (idiomaticité) des lexèmes ; mais en même temps, la théorie souligne des phénomènes de coercition des patterns sur le lexique. Nous avons donc dessiné une première comparaison entre Constructions et Patterns par le biais de la phraséologie et de l’idiomaticité. C’est en raison de la nature sémantique des configurations que la distinction entre syntaxe et sémantique est remise en cause par ces deux paradigmes. Et c’est par le biais de la phraséologie – dont le spectre est étendu à des dimensions plus abstraites – que la question du rapport entre lexique et grammaire est reconsidérée. 13 BERNET Charles et REZEAU, Pierre. 1989. Dictionnaire du français parlé : le monde des expressions familières, Paris, Seuil. CROFT, William. 1997. «Some contributions of typology to cognitive linguistics«, Conference paper from the International Cognitive Linguistics Conference (ICLC), Amsterdam (non publié). CROFT, William et CRUSE, Alan Cognitive linguistics, Cambridge, Cambridge University Press. FILLMORE, Charles, KAY, Paul & O’CONNOR, M.C. 1988. «Regularity and idiomaticity in grammatical constructions: the case of let alone», Language 64, 501–38. FIRTH, John R. 1957 / 1968. Selected Papers of J. R. 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