L`expansion du Tabligh en Asie du Sud
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L`expansion du Tabligh en Asie du Sud
Asia Centre Conference series étude L’expansion du Tabligh en Asie du Sud-est : quand l’islam missionnaire s’internationalise Agnès de Féo Pour Asia Centre à Sciences Po Janvier 2010 Une organisation bien structurée de son centre de Nizamuddin à Delhi. Aujourd’hui, le mouvement est dirigé par une consultation de plusieurs dirigeants (shura) dans trois pays leaders : Inde, Pakistan et Bangladesh (désignés par l’acronyme IPB). En plus des shura d’envergure mondiale, chaque pays a ses propres shura nationaux (au nombre de sept en Malaisie, huit en Indonésie, cinq à Singapour, dix au Cambodge, quatre au Vietnam). Le nombre de shura nationaux n’est pas proportionnel au pourcentage des musulmans de chaque pays, il varie selon les vénérables dignes d’occuper cette fonction. Ces shura sont rattachés au markaz (centre) national dont chaque pays doit disposer : markaz de Sri Petaling pour la Malaisie ; de Kebun Jeruk à Jakarta pour l’Indonésie ; de Yala pour la Thaïlande ; de Marawi pour les Philippines ; de Phum Trea pour le Cambodge ; de Ho Chi Minh pour le Vietnam. Outre ces shura nationaux, chaque province possède des shura régionaux et un markaz local (en général une mosquée acquise à la cause du Tabligh). Le système de cooptation des shura permet de comprendre la hiérarchie du Tabligh. Les shura locaux sont désignés par le markaz national, tandis que les shura nationaux sont désignés par Nizamuddin, le centre mondial du Tabligh qui reste le lieu décisionnaire ultime. Né en Inde à la fin des années 1920, le Tabligh est un mouvement missionnaire musulman organisé autour de la figure de son fondateur, Mohammad Ilyas, et Ce mouvement, sous domination du IPB, se distingue par son extrême mobilité. Il est demandé à chaque participant de partir trois jours par mois et quarante jours par an Les astérisques accolés aux noms propres renvoient à de courtes fiches à la fin de l’article. 71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 9 74 77 01 45 www.centreasia.org [email protected] siret 484236641.00029 Le Tabligh (Tablighi Jamaat) est un mouvement missionnaire de l’islam qui s’enorgueillit d’une activité dans 135 pays du monde, et particulièrement en Asie du Sud-est. En juillet 2009, quatre pays de la région ont donné lieu à une tournée exceptionnelle des grands savants (maulana) du mouvement : la Malaisie (du 9 au 12 juillet), l’Indonésie (du 17 au 19), les Philippines (du 20 au 22) et Singapour (les 23 et 24). Ces rassemblements (ijtimah) ont drainé des centaines de milliers de personnes et fournissent l’occasion de mesurer son importance et de mieux cerner les possibles menaces sécuritaires que le mouvement pourrait (directement ou indirectement) représenter. Nous nous attacherons à décrypter le fonctionnement psychologique que le Tabligh exerce sur les membres pour inculquer une pratique religieuse contraignante favorisant leur auto-marginalisation et pouvant présenter à terme un danger sécuritaire dans la région, malgré l’étiquette « piétiste » avec laquelle ils se couvrent. répandre l’idéologie du Tabligh. Ces déplacements se font d’abord dans un périmètre restreint pour ensuite s’élargir au monde entier. Pour être envoyé dans n’importe quel pays, les participants doivent être qualifiés, c’est-à-dire être obligatoirement passés dans l’un des pays du IPB. Certains estiment même qu’il est plus important d’aller à Nizamuddin qu’à La Mecque (ce qui prouve une allégeance à un autre centre de l’islam, non plus arabe mais indien). Les shura nationaux s’y rendent régulièrement, ce qui les met en contact avec les grands maulana du mouvement qui distillent les règles de base appuyées par des publications imprimées dans ce quartier de Delhi. Ces prescriptions sont essentiellement rituelles, mais elles n’en infligent pas moins un contrôle constant par l’exigence normative demandée aux membres. Ainsi, chacun doit se conformer à une règle de vie où tous les actes du quotidien sont codifiés et ne souffrent aucun écart. C’est le premier contrôle que le Tabligh impose à ceux qui y adhèrent sans qu’ils en aient vraiment conscience. Au contraire, cette conformité du rite peut les conforter dans leur propre intégrité vis-à-vis de leur foi. Les shura sont responsables de l’organisation des jamaat (groupes) de karkoun (missionnaires suivant la voie du Tabligh), notamment de les envoyer dans les régions où l’engagement religieux est jugé faible afin de faire du prosélytisme et réintroduire des codes de conduite conformes à l’Islam. Par exemple, Abdulcoyaume, l’un des shura du Cambodge, raconte comment à la fin de la récolte de riz, les paysans musulmans négligent la pratique religieuse, ce qui justifie de leur envoyer des jamaat pour les ramener dans le « droit chemin ». Les shura sont élus par un conseil (mesyuwara). Cette structure hiérarchique distingue le Tabligh d’un autre groupe fondamentaliste, le salafisme (ou wahhabisme). Ces derniers critiquent la structure pyramidale du Tabligh qu’ils condamnent comme une innovation (bidaa), car l’islam ne doit pas selon eux présenter de dirigeants. Au contraire dans le Tabligh, l’autorité de Nizamuddin joue un rôle de contrôle et d’unification. Les pratiques et rituels se ressemblent d’un bout à l’autre de la planète, d’où le sentiment d’une mondialisation islamique. Les enjeux de la réislamistaion ne sont plus nationaux ou locaux, mais transnationaux, matérialisés par des réseaux informels constitués par la grande mobilité des membres. Si les gouvernements ont d’abord été méfiants, ils finissent par en jouer, vu la sympathie que le mouvement suscite dans leur population et les avantages électoraux ou de pouvoir qu’ils peuvent y trouver (voir plus bas). Histoire du Tabligh en Asie du Sud-est La première arrivée des jamaat (originaire du Bangladesh) est établie en 1953 à Medan, puis à Jakarta et à Surabaya. Les jamaat suivantes datent dans les années 1960 et provenaient du Pakistan et de l’Inde. Elles ont débarqué par bateau d’abord à Penang, puis ont poursuivi jusqu’à Kuala Lumpur et Singapour. Le travail de dawah chez les Singapouriens a commencé vers 1965. La première ijtimah de Malaisie a été organisée en 1974 à Penang par une jamaat du Bangladesh. En 1976, une deuxième ijtimah a lieu à Pasir Mas au Kelantan, puis une troisième la même année au Pahang. Il faut ensuite attendre 1982 pour voir la première ijtimah mondiale organisée au Terengganu. Et enfin 2009 pour cette seconde ijtimah mondiale de Malaisie, organisée à Nilai dans la banlieue de Kuala Lumpur, étendue ensuite à l’Indonésie, aux Philippines et à Singapour. Les membres seraient un millier à Singapour d’après Hadji Hassan*, des centaines de milliers dans les autres pays. Difficile de quantifier l’influence du mouvement du fait que le Tabligh ne tient pas de registre ni ne donne de carte de membre. Chacun est libre de participer puis de quitter le groupe. Selon les organisateurs, son influence irait en grandissant. Il est fort probable que la crise économique ait eu un impact positif dans la propagation du mouvement, ce qui expliquerait le succès des ijtimah de cette année. Le Tabligh a modifié durablement l’organisation des musulmans sud-est asiatiques en les rattachant à des réseaux transnationaux, sous la dépendance du sous-continent indien : groupes missionnaires partant en tournées (khourouj) et créant des liens, surtout lors des grandes ijtimah du Pakistan et du Bangladesh, organisation méticuleuse des sorties, envois d’étudiants au Pakistan et en Inde, échanges entre leaders (shura) des différents pays, capacité de mobilisation rapide par un système de réunions régulières (taalim). Ces différentes activités qui constituent des réseaux de karkoun créent les conditions d’allégeance au mouvement. Leur costume immédiatement identifiable, barbe et qamis (chemise longue jusqu’aux chevilles) pour les hommes, niqab (voile intégral couvrant le visage) pour les femmes, peuvent être interprétés comme les symboles de leur engagement et donc de leur militantisme dans la société (même si ce militantisme est encore perçu comme un piétisme inoffensif). Les ijtimah et la mobilisation qu’elles ont suscitée ont mis en évidence l’existence de ces réseaux informels établis par téléphones portables. Car ces rassemblements n’ont bénéficié ni de publicité ni d’effet d’annonce. Le Tabligh a montré sa capacité de mobilisation sans grands moyens de communication, juste par la persuasion, sans pour autant menacer le pouvoir ou la sécurité du fait de son apparence piétiste. Rapports confus et ambigus avec le pouvoir Selon Hisam Martino*, chef d’entreprise engagé dans le Tabligh : « Le Tabligh ne peut avoir de représentant officiel dans aucune institution car ce n’est pas une organisation. Si certains hommes politiques participent au Tabligh et sortent en khourouj, ils ne le diront pas. » Car les tablighi sont théoriquement poussés à se désengager du politique et ont interdiction d’en parler pour éviter scissions et querelles. Ainsi pour les hommes de pouvoir, leurs activités de dawah (propagation) représentent la partie secrète de leurs activités publiques. Pourtant, ce secret n’est pas toujours tenu. Quand des hommes forts ou influents participent aux sorties, les membres se font une fierté de divulguer leur nom, comme si c’était une preuve de succès du mouvement. Yusuf Kalla, l’ancien Vice-président indonésien, est un karkoun de notoriété publique. Il est la personnalité du Tabligh la plus fréquemment citée en Indonésie. Deux militaires connus, le général Wiranto et le général Sonny Harsono, figurent aussi parmi les membres actifs, ainsi que le chef du « planning city of Jakarta », Hari Sasongko. Il existe une volonté de faire dawah auprès des hommes de pouvoir afin de les impliquer, comme Hisam Martino le dit spontanément : « Oui, bien sûr nous essayons d’attirer des personnalités politiques ». Cette citation va pourtant à l’encontre de la doxa du mouvement qui se défend de toucher au politique. Cette volonté d’entrisme ne touche pas que le politique, 2 certains acteurs de cinéma représentent aussi l’influence du mouvement, tels Hangwy, Tarnano, Gito Roifes, Arifin Eliran, Abu Jubril. L’ambition du Tabligh n’est pas de placer des karkoun à des postes de pouvoir ou d’influence mais d’attirer ceux qui sont déjà en poste afin de bénéficier de leur pouvoir. Il s’agit de convaincre les hommes puissants de se joindre au mouvement. Le Tabligh cherche à influencer les décisions politiques, pour avoir le droit de se développer dans le pays et d’y prospérer facilement : la possibilité de dormir dans les mosquées lors des récents khourouj (interdite jusqu’à récemment au Vietnam et en Chine) est un exemple de comportement favorable de la part des autorités. Au Cambodge par exemple, le Tabligh a rencontré un grand succès dès 1991, date des accords de Paris et de la pacification du pays. Il est devenu le premier mouvement de réislamisation du pays après des décennies de chaos. Il rencontre même un plus fort soutien populaire que l’islam des pays du Golfe venus reconstruire les infrastructures islamiques, comme les mosquées et les écoles coraniques (ce qui prouve que ce n’est pas tant l’argent qui séduit les populations musulmanes dans leur retour à l’islam qu’une structure rituelle rigide donnant un sens spirituel à leur vie, voire un code de conduite sociétal). Les autorités cambodgiennes, au milieu desquelles figurent bon nombre de musulmans, ont su utiliser leur pouvoir de mobilisation. D’autant plus que le mouvement n’appelle à aucune prise de position politique : aucune revendication directe, aucune position vis-à-vis des groupes indépendantistes musulmans dans les sud de la Thaïlande et des Philippines. Il est même interdit de se prononcer ou de donner un avis politique, un tabou imposé dès la fondation du mouvement, officiellement pour ne pas créer de dissensions dans les groupes. Ce silence imposé sur le politique peut aussi être interprété comme une manière de faire de la politique sans le dire ni le montrer. Cette omerta apparente ne signifie pas que le Tabligh cacherait des activités délictueuses. Aucune dérive mafieuse n’a pour l’instant été recensée, en Asie du Sud-est du moins. Le mouvement se veut moralement irréprochable, sans dérive terroriste possible : son apparence inoffensive constitue même une des raisons pour lesquelles il est encouragé par les autorités et accepté (même par les autorités singapouriennes comme l’a prouvé la dernière ijtimah de juillet 2009). Il est vrai que les musulmans qui représentent le pouvoir en place ne peuvent que soutenir les initiatives du Tabligh puisque celui-ci se soumet au consensus politique sans jamais prendre une attitude d’opposition. Difficile en théorie pour un tablighi d’être opposant politique. Pourtant, tous les partis d’opposition compteraient des karkoun dans leurs rangs. Habib Rizieq, leader du FPI (Front Pembela Islam, groupe musulman radical indonésien actif dans la prévention des dérives morales de la société), assure que certains de ses militants sont karkoun dans le Tabligh sans qu’ils le disent officiellement. Néanmoins, dans le processus d’islamisation des sociétés indonésienne et malaisienne, le Tabligh fait figure de mouvement piétiste sans envergure politique. Il est pour cela décrié, voire méprisé, par les plus activistes. Le même Habib Rizieq dénonce « leur manque de responsabilité civile, comme de laisser femme et enfants sans le sou pour partir en khourouj. Un mouvement qui délaisse les responsabilités de chacun en société. » Monira, belle-fille de Nik Aziz au Kelantan, et Ubaida, toutes deux membres du PAS, parti islamique malaisien, n’acceptent pas leur attitude consensuelle avec le pouvoir. La complaisance des membres et leur manque d’esprit critique les révolte : « Ils ne s’opposent jamais même pour combattre une injustice. Ils ne font que prier, faire des doa (prières de supplication). Ils sont toujours en dehors des conflits, dans le Sud thaïlandais par exemple. » C’est aussi l’une des stratégies du Tabligh de ne pas menacer frontalement les autorités. Inversement, des hommes politiques profitent des rassemblements du Tabligh pour faire indirectement campagne, et donc instrumentalisent ce mouvement si fédérateur et inattaquable du point de vue de la sécurité. Pour un homme politique établi, montrer son soutien au Tabligh en participant aux khourouj ou aux ijtimah, c’est toucher des électeurs et jouer sur la corde sensible musulmane. Pourtant aucune consigne de vote n’est directement énoncée du fait de l’interdiction de parler de politique. Le Tabligh ne présente pas un poids électoral mesurable. L’ijtimah annuelle du Cambodge est l’occasion d’un ballet de personnalités politiques musulmanes pour soigner leur image de bon musulman, faire indirectement campagne pour leur parti et profiter ainsi de son pouvoir de mobilisation. Les plus assidus à ce rendez-vous qui brasse environ 20 000 musulmans sont Ahmad Yahya (retourné dans les rangs du CPP après des années d’opposition durant lesquelles il s’est toujours rendu à l’ijtimah), mais aussi Zakarya Adam (le fidèle du CCP), ou Sos Mousine (le fondateur de l’association Camsa). Le Premier ministre malaisien Najib a profité de la dernière ijtimah de Nilai à Kuala Lumpur pour redorer son image, dernièrement mise à mal. Chez les tablighi, Najib a connu un pic de popularité après son déplacement à l’ijtimah qui a même arraché des larmes à Farida, l’une des femmes avec qui j’ai passé les trois jours à Nilai. Sa visite a servi à légitimer les actions du Tabligh tout en s’assurant du soutien des tablighi, dans un système d’intérêts croisés. Cette ijtimah a aussi vu défiler ministres et sultans (voir les photos où l’on voit le système de sécurité pour la visite du sultan de Negeri Sembilan). Même s’ils ne sont pas réellement sympathisants du mouvement, leur déplacement soigne leur image et celle de leur parti. Ils montrent qu’ils se préoccupent aussi du devenir des musulmans et du travail de dawah. On peut parler d’instrumentalisation réciproque. Dans deux autres institutions, le Darul Arqam à Singapour (qui se charge des nouveaux convertis) et le Perkim au Kelantan, deux responsables ont témoigné avoir été plusieurs fois poussés à se joindre à des jamaat par des membres du Tabligh. Nik Hukman du Perkim, qui se réclame du salafisme, ne cache pas son irritation car il se trouve toujours obligé de défendre sa version de l’islam. Il trouve cette pression inacceptable. Mais Anis* de Darul Arqam se laisse séduire et devient même très familier avec les shura de Singapour. Il est allé à l’ijtimah où il a pu prendre la mesure de cette influence qui relie les foules. Et sans connaître, il hébergeait déjà chez lui une jamaat lorsque je l’ai rencontré. C’est une preuve de plus de leur volonté d’entrisme et d’influence. Le Tabligh montre donc une volonté évidente de toucher les sphères du politique en utilisant leurs arguments de persuasion pour convaincre quiconque a du pouvoir dans la société, sans oublier le pouvoir financier. 3 Financements Organigramme du Tabligh en Malaisie-IndonésieSingapour chaque pays est dirigée par une consultation de plusieurs shura. Il n’existe pas de hiérarchie parmi les shura de même rang, c’est-à-dire entre shura nationaux ou shura régionaux, car ils constituent le modèle prophétique de la concertation à égalité. Mais on peut néanmoins parler de structure pyramidale car les shura locaux sont soumis aux décisions des shura nationaux, eux-mêmes dépendant des shura mondiaux de Nizzamuddin. Les sept shura de Malaisie sont actuellement : sheikh Mohamad, Halid Mustapha*, Haji Akhshad (qui vivent à Sri Petaling), ustaz Ahmad Zain (Perlis), ustaz Hassan (Kelantan), ustaz Soleh (qui vivent en général à La Mecque), Dr Nasuha (Gombak). Les shura d’Indonésie sont aujourd’hui : Firdaus, Muslihuddin, Aminuddin, Lutfi Yusuf, Jamil, Suaib Gani, Muchlisun, Uzairon. Le seul responsable que j’ai rencontré, car les shura sont tous en déplacement (khourouj) lors de mon passage à Jakarta (ce qui prouve encore cette mobilité du mouvement), est Buya Andi Ihsan* qui se présente comme assistant de shura. Polygame de 42 ans avec ses deux femmes et sept enfants, il est originaire de Bugis, Sulaweisi Sud. Son argumentaire de persuasion le rend très convaincant pour inciter les musulmans non pratiquants à rejoindre le mouvement. C’est dans ce même esprit militant qu’il passe souvent à la télévision pour des discussions sur le droit musulman, ce qui prouve une volonté d’utiliser les médias pour toucher le maximum de musulmans. Ce qui prouve aussi une certaine « tolérance » (ou complaisance ?) des médias indonésiens donnant la parole à des membres actifs et prosélytes. Les cinq shura de Singapour sont : Abdulkarim, Mohamad Akhtal (originaire du Pakistan et assez vieux), Najumuddin, Osman, Hajji Hassan*. Il y a quatre shura pour le Tabligh au Vietnam (dont Ansari et Soleh, qui sont en outre de bons anglophones), et dix shura au Cambodge (dont Abdulcoyaume et Suleiman pour les plus connus). Outre certains shura, j’ai pu avoir des contacts rapprochés avec certains membres dirigeants du Tabligh comme Abdulhamid*, 48 ans, responsable de la madrasa du markaz de Sri Petaling (Kuala Lumpur). Il est aussi imam de la mosquée. Ou encore Haji Zaid*, chairman du markaz de Sri Petaling et riche businessman. Il possède une maison immense avec piscine à l’intérieur, pas loin du markaz. Il est l’un des hommes forts de Sri Petaling avec Abdulhamid*. Quand je le rencontre, il rentre juste du Cambodge où il met en place un projet de madrasa à Preik Pra dans la banlieue de Phnom Penh au Cambodge. Il se place comme l’un des argentiers qui financent les grandes œuvres du mouvement. Le Tabligh n’est plus organisé avec un chef unique (amir) comme cela a pu être le cas jusqu’en 1995 (date de la mort du dernier amir mondial du Tabligh), mais par une consultation shura de plusieurs personnes (entre cinq et dix qui prennent aussi le nom de shura). Selon l’un des shura du Kelantan, Zulkifli Ahmad*, les trois premiers chefs du Tabligh en Inde étaient Maulana Ilyas, Mohamad Yusuf son fils et Inamul Hassan. Ils étaient amîr (leader) pour le monde entier. Mais après la mort du dernier en 1995, le système des hadraji a laissé place à une direction de plusieurs shura se partageant les décisions. Ces shura sont choisis pour leur sagesse, leur ancienneté et leur capacité à réunir les gens. Ce passage d’amir aux shura s’est effectué aussi localement et non seulement à la direction du Tabligh à Nizamuddin. L’organisation de Selon le Tabligh, l’Asie est divisée en trois zones, chacune étant placée sous l’autorité d’un pays leader : 1 : la zone Thaïlande (contrôlant Chine, Taiwan, Hong Kong, Cambodge, Laos et Vietnam), 2 : la zone Malaisie (contrôlant Brunei et les Philippines), 3 : la zone Indonésie allant jusqu’à l’Australie. La Birmanie fait exception, rattachée à la sphère du sous-continent indien. Ce qui signifie que des karkoun cambodgiens ou vietnamiens par exemple se réfèrent d’abord à leur markaz national en cas de litige, puis au markaz de Yala en Thaïlande. Et si la question continue à ne pas être résolue, elle est portée au grand siège du Tabligh à Nizamuddin. C’est aussi en Thaïlande que les karkoun cambodgiens doivent se rendre avant de partir dans un autre pays étranger. Il est très difficile de recevoir des réponses concrètes sur les modes de financements du mouvement. Abdulcoyaume, l’un des shura du Cambodge, explique la possibilité d’organiser ces immenses rassemblements par le fait que « ce sont des riches qui font des donations », comme on a vu avec Haji Zaid. Cette réponse est pourtant en contradiction avec le principe du Tabligh énoncé par Abdulhamid*, l’imam de la mosquée de Sri Petaling : « Dans le Tabligh, il n’y a pas de donations, on ne demande jamais d’argent. » L’une des règles veut que chaque participant s’autofinance : « Chacun prend la responsabilité de ses propres dépenses. » Il y a aussi une croyance tenace dans le Tabligh, bien ancrée chez les plus crédules, selon laquelle l’argent vient du ciel et Allah est le grand pourvoyeur de tout. Mais à la question de savoir si une nouvelle ijtimah sera organisée l’année prochaine en Malaisie, Abdulhamid* répond par la négative : « Non, c’est trop d’organisation et c’est trop cher. » Contrairement à son mépris apparent pour l’argent, le Tabligh tente de toucher des hommes riches, car une grande partie du fonctionnement comme l’organisation des ijtimah provient de dons privés. Ainsi Hisam Martino* est-il courtisé tout comme son beau-frère, Abdul Aziz Haqie*, pour sa fortune. Ce dernier entretient des liens rapprochés avec plusieurs shura tout en restant éloigné des prescriptions du mouvement. Cette alliance opportuniste avec les grands financiers pose la question de l’éthique du Tabligh. Les dons que certains fidèles font au mouvement, en liquide ou en nature (du bétail pour recevoir les hôtes étrangers lors des ijtimah) apportent bénédictions et mérites dans « l’autre monde » au donateur. Il n’y a pas à ma connaissance d’affaires de corruption qui aurait entaché le mouvement. Au contraire celui-ci se préserve en affichant une moralité exemplaire qui ne suscite pas la méfiance. Le sujet de l’argent est tellement tabou dans le Tabligh qu’il est impossible d’obtenir des informations sur d’éventuels liens financiers avec l’Inde. Abdul Aziz Haqie, plein d’orgueil, se montre prêt à tout pour parvenir à ses fins (y compris d’épouser une femme riche de dix ans son aînée). Sont-ce des gens comme eux qui financent le Tabligh ? Cet opportunisme échappe entièrement aux membres de base qui s’attachent à s’autofinancer en suivant scrupuleusement les règles du mouvement. Aucun membre n’oserait imaginer l’éventualité de dessous de table ou de financement occulte. 4 Le « recrutement » Le Tabligh fait du prosélytisme dans toute la société, y compris à l’université comme j’ai pu le constater à l’IIUM (International Islamic University of Malaysia) de Kuala Lumpur par exemple. D’après le témoignage de Zuhal, étudiant, ce sont des étudiants indiens et pakistanais qui incitent leurs amis à sortir en khourouj pour trois jours. Ils font du porte-à-porte dans les chambres universitaires. Zuhal n’en connaît que deux à agir ainsi. « Un garçon indien vient quelques fois dans ma chambre pour m’encourager à faire les trois jours, mais je ne suis jamais sorti » ; il les suit pour participer à une prière le soir. Beaucoup d’étudiants ne leur ouvrent même pas leur porte parce que leur discours les ennuie, « mais moi, j’accepte toujours de discuter car il n’y a rien de mal. Pour l’instant, je n’ai participé qu’aux khulia, après la prière du matin (subuh). Mais si un jour j’en ai l’occasion, je veux bien faire les trois jours, car c’est une bonne manière de propager l’islam. » Le Tabligh garde un pouvoir de fascination, car « on ne peut pas aller contre les idées qu’il propage ». Il utilise des arguments d’autorité qui peuvent difficilement être contestés par ceux qui restent peu au fait des subtilités théologiques. C’est pourquoi, au lieu d’entrer dans le débat, certains préfèrent ne pas leur ouvrir leur porte pour ne pas avoir à se justifier, car les tablighi jouent beaucoup sur la culpabilité. Zuhal est un bon exemple de quelqu’un qui s’est fait « prendre » par l’argumentaire et pense réellement que le Tabligh est un bon moyen de propager l’islam. Mais du fait de la simplicité de son discours, le Tabligh ne fait aucun adepte dans le département de sciences religieuses. Syis, autre étudiant indonésien de l’IIUM, estime que le Tabligh ne fait aucune entrée dans son département (section religieuse) du fait de leur ignorance en la matière. Selon lui: « Aucun de ceux qui suivent le Tabligh à l’IIUM n’étudie dans mon département de sciences religieuses, car le message du Tabligh est de toucher les cœurs. Ils ont une interprétation très statique de la religion. Les tablighi ne comprennent pas ce qu’ils lisent, ils ne vont pas à l’école. » Le système du Tabligh repose effectivement sur une certaine crédulité des participants qui recherchent une discipline de vie sans s’investir dans les études coraniques. J’ai pu moi-même mesurer le contenu simpliste des prêches et des discours du Tabligh. Lors de mes nombreuses fréquentations de taalim (réunions) de femmes, j’ai retranscrit plusieurs bayan, prêches donnés par un homme caché derrière un rideau. J’ai notamment écouté les bayan des grands maulana durant les ijtimah, tels ceux du fameux Abdelwahhab du Pakistan distillés par haut-parleurs. Leur contenu est édifiant de simplicité. Ce ne sont que répétitions d’injonctions de comportements de vie. Ils sont ensuite ressassés, mémorisés et répétés par les femmes. Elles s’enorgueillissent ensuite d’avoir appris quelque chose d’extraordinaire alors que ce ne sont que des détails futiles, comme bien prononcer les mots pendant la prière dont il faut terminer les phrases avant de changer de position. Le niveau est édifiant et on comprend difficilement que des participants qui fréquentent depuis longtemps le Tabligh ne se lassent pas, si ce n’est en l’expliquant par leur degré d’endoctrinement. Syis raconte avoir eu des discussions avec son compagnon de chambre, un garçon du Bangladesh engagé dans le Tabligh : « Il était sympa même s’il essayait de me forcer à sortir. Mais je n’y suis jamais allé car je connais le sens de ces khourouj. C’est juste pour faire prier les gens le temps de la sortie, après c’est fini. Nous, on ne se contente pas de l’invitation, on veut aller à la racine. » Le Tabligh ne s’adresse pas aux franges intellectuelles de la société, mais plutôt à ceux qui sont en manque d’émotion, déstabilisés par une modernité abrasive. Comme dit la mère de Zuhal, Mina (d’origine pakistanaise mariée à un Indonésien décédé) : « Les tablighi sont bien entraînés, ils savent très bien argumenter et convaincre par une grande force de persuasion orale. » Mais ils n’ont aucun succès chez des professeurs de religion qui lèvent les yeux au ciel quand on leur en parle. Il existe bien des madrasa du Tabligh mais elles ne proposent que deux sujets : hafiz et alim. La section hafiz consiste à apprendre le Coran par cœur sans aucun effort de compréhension du texte, et alim qui se résume à l’apprentissage des hadith (les faits et gestes du prophète compilés en des milliers de pages). Cet enseignement très statique, tel que le promeut Sikandarsha - le professeur de sharia d’origine afghane de l’IIUM- refuse l’interprétation nouvelle et la rationalisation. Selon Syis, la mémorisation du Coran n’a rien à voir avec l’interprétation qui nécessite des années d’études islamiques. A l’IIUM, l’impact du Tabligh est limité à cause de la politique de vigilance imposée par les autorités malaisiennes sur tout groupe politique ou religieux (interdiction des activités religieuses au sein des universités en Malaisie) : une manière de limiter les groupes idéologiquement radicaux qui a le mérite de préserver l’intégrité des étudiants peu voire pas du tout fanatisés par le salafisme. C’est assez exceptionnel. Pour Zuhal, cette interdiction date des années 1990 et de l’arrestation d’Anwar Ibrahim. L’association à laquelle il appartient et qui regroupe les étudiants indonésiens de Malaisie - Persuatuan Pelajar Indonesia (PPI) -possède une branche à l’IIUM. Mais ils sont à peine tolérés et sans reconnaissance officielle. Toujours selon Zuhal, le Tabligh est beaucoup plus actif à l’extérieur. Lorsqu’il habitait à Gombak, il était souvent contacté par des tablighi. Il se souvient que les hommes du Tabligh faisaient des tournées régulières et frappaient souvent à sa porte. Il peut vraiment voir la différence à l’IIUM où ces appels au khourouj restent anecdotiques. Néanmoins, les activités du Tabligh existent bien. Ahmad, un Comorien francophone rencontré à l’ijtimah, est un karkoun (membre actif) de très bonne volonté. Il est étudiant à l’IIUM. Très enthousiaste, il estime que le Tabligh a beaucoup de succès à l’IIUM. Mais quand on lui demande le nombre de karkoun, il hésite et avance le chiffre de cent, ce qui est très peu pour cette grande université. Il décrit l’organisation. Chacune des cinq mahala (section) de l’université organise sa mesyara (réunion) hebdomadaire. Dans sa mahala, il y a plus de dix karkoun. Mais il n’y en a aucun dans la mahala des sciences religieuses, ce qui vient confirmer Syis. « A chaque mesyara, on fait un gasht [un tour pour appeler les musulmans à se joindre au mouvement, le fameux porte-à-porte] de la prière de maghrib à celle d’isha. Notre objectif et d’aller dans les chambres. On leur parle et on arrive à les convaincre, mais c’est plus dur pour qu’ils nous suivent. » Donc la stratégie du Tabligh dans les universités : la persuasion « boule de neige » à la force de l’argumentation orale. C’est un travail de recrutement individuel et de longue haleine. Nous verrons plus loin les conséquences de cet endoctrinement, même s’il est relativement faible dans les universités et les milieux intellectuels. 5 L’impact social du Tabligh Le Tabligh n’a pas d’association qui aiderait les plus démunis ou les orphelins (comme les associations des pays du Golfe), puisque ce n’est pas une organisation. Ils ne collaborent pas non plus avec d’autres associations. Du fait du tabou de l’argent, il ne faut pas quémander ni jamais demander d’argent mais être responsable de sa propre subsistance, aussi modeste soit-elle. C’est très clair : pour ne jamais mendier, il suffit d’atteindre le niveau de subsistance minimum et de se consacrer à l’œuvre de dawah, la propagation de la religion. Néanmoins les tablighi réalisent indirectement des œuvres sociales en s’adressant aux couches démunies de la population et en les ramenant à la bonne conduite musulmane. Syis, l’étudiant à l’IIUM très critique vis-à-vis du Tabligh, leur concède néanmoins qu’ils font du bon travail en société. Il donne l’exemple de son oncle [le Tabligh touche tout le monde, rares sont les individus a ne pas posséder un membre de leur famille dans le mouvement] : « Mon oncle est dans le Tabligh à Padang (Sumatra Ouest). En khourouj, ils sont allés voir des ivrognes pour les sortir de leur état et leur parler de la bonne religion. Ils sont très bons pour les problèmes sociaux. J’avais aussi un copain qui avait une mauvaise vie. Son oncle l’a forcé à sortir pour les trois jours, et il a changé. » Beaucoup de récits sont colportés sur ce genre de « miracles sociaux » d’individus perdus qui ont retrouvé un sens à leur vie grâce au Tabligh. Profil sociologique paradoxal des tablighi S’il est difficile de dresser un portrait type de l’adepte du Tabligh, tant l’éventail des recrues est large, on peut dresser un rapide profil sociologique. Le membre du Tabligh de base est en général dans un processus de réislamisation, de retour à la foi après des années de mauvaise pratique religieuse. Le mouvement lui permet d’exprimer une radicalité relative par contraste. Le Tabligh réussit particulièrement bien en Asie du Sudest car il propose un modèle d’organisation sociale qui trouve un écho dans les sociétés asiatiques (hiérarchie et costume symbolique répondant aux sociétés monastiques bouddhiques, etc). Une autre fonction du Tabligh, qui assure aussi son succès, est de donner au participant l’excitation du voyage et de faire ses valises. Les groupes sont attendus pour les femmes dans les maisons de karkoun prévenus par téléphone portable, pour les hommes dans les mosquées. Personne ne se connaît mais tous partagent la même cause, la même volonté de faire dawah. Les coûts sont réduits au minimum du fait de ces logements gratuits. La gratuité du logement permet non seulement de favoriser les déplacements (dans des pays d’Asie du Sud-est où il n’est pas si facile de partir à l’étranger), mais aussi de constituer de nouveaux réseaux, car tous ces participants se rencontrent et tissent des liens. Les khourouj offrent une possibilité de socialisation, d’appartenance à un groupe soudé. Le système des taalim et des ijtimah permet le renforcement de la cohésion de groupe. Le spectre de la désocialisation Il semble qu’il y ait à l’œuvre deux mouvements contradictoires, l’un qui améliore vraiment le comportement (l’individu prend ses responsabilités sociales, travaille pour s’auto-suffire et ne quémande plus des aides ou autres formes d’assistance) avec des résultats concrets : ainsi, au Cambodge, les musulmans sortent de la léthargie due à la dépendance envers l’aide extérieure. Le Tabligh contribue à faire entrer les Musulmans dans une phase de maturation et leur permet de gagner en indépendance. Cette autonomie financière, outre un comportement plus responsable dans la société, les pousse simultanément à prendre leurs distances vis-à-vis des autorités publiques (même s’ils se montrent toujours consensuels, du moins en apparence, avec le pouvoir établi). En conséquence, le Tabligh génère un mouvement d’orgueil : tellement sûrs d’être les plus pieux, les membres du mouvement ne veulent plus se mélanger aux autres. En se repliant sur eux-mêmes, ils finissent par sortir de la société et à se placer en contradiction avec la fonction socialisante du mouvement. A terme, ces hommes et des femmes refusent de se mélanger au bas monde. Le niqab des femmes est symbolique de cette rupture. C’est une distinction, on rompt la communication. Ce qui relève plutôt de l’orgueil que la soumission. On peut se demander si cette base populaire fanatisée n’est pas voulue par le mouvement, car elle représente une masse endoctrinée qui rend le mouvement visible par le vêtement. En outre, plus les musulmans sont marginalisés dans la société, plus la découverte du Tabligh leur apporte une identité gratifiante mais aussi asociale. Le vêtement qui les rend identifiables dans la société qui les entoure (qamis et niqab), peut aussi être perçu comme passéiste et antimoderniste. S’ils veulent s’exposer comme d’excellents musulmans sacrifiant leur apparence dans la voie d’Allah (alors qu’il est si difficile d’échapper au diktat de la mode, de la télé, des jeux vidéo, de la modernité), ils incarnent aussi une résistance qui rend difficile le lien social avec les autres, au nom de Dieu. Ils font le sacrifice de dunya (le monde) pour ne se consacrer qu’au din (la religion). Très vite cet exclusivisme religieux peut constituer un décalage de la réalité. Ceux qui s’engagent dans la voie du Tabligh peuvent la comprendre comme une exclusivité et se décaler de la réalité. Ceci apparait comme dangereux dans leur rapport au monde et en fait des recrues faciles pour les jihadistes. Ils agissent comme si, par revanche de leur exclusion, ils s’excluaient eux-mêmes. Le Tabligh flatte leur identité musulmane dont ils s’enorgueillissent, ce qui n’est pas neutre dans leur radicalisation sociale comme on le verra plus loin. Ce sont des gargarismes quotidiens de se flatter mutuellement comme bons musulmans, se mettre du baume au cœur de la perfection. Le Tabligh des riches Hisam Martino, âgé d’une quarantaine d’années, est un homme riche possédant quatre maisons en Indonésie dont une à Bali. Sa femme est libre, porte des vêtements à manches courtes et à les cheveux à l’air, mais il n’y voit rien à redire. Il prend beaucoup de liberté devant les restrictions drastiques que s’imposent les membres de base. Hisam cumule littéralement deux vies, sa vie de businessman et celle de karkoun. Ses sorties en groupe lui offrent une bouffée d’air loin des pressions quotidiennes : « Trois jours par mois, je lâche tout, même mes deux téléphones portables qui n’arrêtent pas de sonner en temps normal. Personne ne peut me déranger. Ma femme le sait très bien. » Puis il ajoute un peu plus tard : « Aller en khourouj, 6 c’est comme partir en vacances. C’est encore mieux, car en vacances je dois répondre aux appels du boulot, surtout s’il y a urgence. Mais en khourouj, je ne prends même pas mon portable. Je suis seul avec Dieu. » Pour ces hommes aisés, membres de l’élite, entrer dans le Tabligh équivaut à un développement personnel. Le mouvement a un effet purificateur. On se coupe de la routine quotidienne : salvation par l’action et perfectionnement personnel. Hisam dit rester lui-même dans sa vie quotidienne. Il ne se formalise jamais sur l’habillement de son épouse. Mais il se soumet entièrement aux règles du Tabligh quand il sort en khourouj ou lorsqu’il participe à l’ijtimah. Il joue alors le jeu de la séparation des sexes, de ne pas adresser la parole à une femme, et surtout de se vêtir du kamis et de la kopia. Un travestissement pour l’entrée dans une seconde personnalité, plus proche de Dieu, plus personnelle et qui dédouane celle qui fait des affaires. Ainsi, Hisam révèle un double comportement en fonction de la situation dans laquelle il se trouve. Il se dit très doux et religieux dans le Tabligh mais, dans la vie courante, impitoyable en affaires et strict avec ses employés. Ces deux personnalités contraires ne se confrontent pas : au contraire la personnalité « bonne » aide à racheter la « mauvaise ». Le Tabligh contribue à surmonter la culpabilité de s’éloigner des principes coraniques d’entraide entre musulmans. Il permet au businessman de se dédouaner, de vivre des jours de rachat. La personne généreuse et pieuse dédouane celle qui est âpre au gain et se comporte non conformément à l’islam comme religion altruiste. C’est un moment de retraite où l’on est seul avec soi-même et avec l’encouragement des autres, avec un seul but : sortir de soi, se dépasser, se consacrer à son propre salut, demander pardon. Cette bipolarité, ce dédoublement sert à s’inventer une autre vie, invention d’une vie consacrée à la religion (din), contre une vie de dunya qu’on a du mal à assumer. Mais pour Hisam qui maîtrise cette double identité – double jeu, combien se jettent à corps perdu dans la voie du Tabligh la comprenant comme une exclusivité ? Si Hisam ne présente pas de risque d’allégeance politique ni sécuritaire, il n’en va pas de même des membres de base : rejet du monde, abnégation totale, mépris des non musulmans avec lesquels on redoute l’échange quotidien, sentiment d’exception et d’élection, orgueil. Cette rupture avec le monde rend possible toute allégeance politique suspecte. Un risque de fracture sociale ? S’il est vrai que le Tabligh socialise des musulmans à la dérive et marginaux. Il peut aussi désocialiser certains en modifiant leur comportement social. S’habiller comme le prophète pour les hommes ou comme ses épouses pour les femmes peut provoquer une rupture culturelle et pas seulement dans les pays à dominante bouddhique. Ces vêtements sont également inconnus de la tradition musulmane du monde malais (Malaisie, Indonésie, Sud de la Thaïlande et des Philippines). L’intransigeance des tablighi, très pointilleux sur les moindres détails de la pratique religieuse, les rend peu enclins à se mêler aux autres. Werner Abdulfattah*, un Allemand de 54 ans converti à l’islam après son mariage avec une Indonésienne, raconte une anecdote intéressante : « La première fois que je suis allé au markaz de Kebun Jeruk, ma femme a eu peur, elle ne voulait pas que j’y aille. Elle a un neveu qui a commencé à sortir et est devenu fanatique. C’est comme s’il avait subi un lavage de cerveau. Ma femme a eu peur que je fasse pareil. » Ainsi le Tabligh peut être perçu comme une menace sur l’individu car pouvant modifier sa personnalité. Il est vrai que le mouvement demande à celui qui s’engage une réforme complète de soi, avec une révision du moindre de ses gestes jusqu’aux plus intimes. Ses idées, ses mœurs, son naturel vont être modifiés pour laisser place à une nouvelle personnalité. Conclusion : Dans quelle mesure l’endoctrinement du Tabligh présente-t-il un danger pour la sécurité régionale ? On parle parfois du Tabligh comme d’un sas préalable pour les terroristes. Les tablighi endoctrinés deviendraient des recrues faciles pour des salafistes qui les courtiseraient aux abords des mosquées. Certains poseurs de bombes occidentaux (Richard Reid et autres) sont d’ailleurs passés dans les rangs du Tabligh avant de rejoindre des groupes terroristes. Outre les terroristes, de nombreux salafistes ont débuté leur engagement dans l’islam par le Tabligh qui offre une structure mentale au futur endoctriné : théologie simplifiée, accent mis sur des rites immuables et répétés, gestes du quotidien conditionnés par des contraintes rituelles et structurant la pensée du tablighi. J’ai été personnellement témoin de la radicalisation de certains membres qui font preuve d’une grande irascibilité, voire de paranoïa. Même si par essence le Tabligh ne présente pas de menace sécuritaire directe (pas d’arme, pas de discours agressif, pas de tension entretenue…), sa capacité à mobiliser les foules musulmanes et à les endoctriner, ses manœuvres politiques pour attirer les hommes puissants dans le mouvement montrent une stratégie qui n’est pas celle annoncée publiquement. Du fait de leurs activités religieuses difficilement contestables, le Tabligh obtient un soutien tacite de la population qui se montre plutôt bienveillante. Les tablighi sont vus au premier degré comme des citoyens inoffensifs sacrifiant leur vie pour la cause de l’islam et de sa propagation. Avec des arguments incontestables rejoignant le sens commun musulman, le Tabligh parvient à tenir politiquement ses partisans qu’il soumet à une moralité inconditionnelle. Seuls les intellectuels et savants religieux, comme Syis à l’IIUM (International Islamic University of Malaysia) de Kuala Lumpur, peuvent se permettre de critiquer d’un point de vue théologique les fondements du Tabligh reposant sur des hadiths faibles et d’accuser la superficialité de leur argumentaire. Le fossé qui existe entre les responsables du mouvement, en général éduqués et ouverts, et la base fanatisée explique cette tentation des participants au radicalisme, tout en gardant une façade dirigeante politiquement correcte. Les membres de base, malgré de multiples injonctions au bon comportement, peuvent prendre une posture asociale, antipathique et se couper de la société. Le durcissement des mœurs, la volonté de coupure sociale s’imposent chez le karkoun. Rares par exemple sont les familles en Indonésie par exemple à ne pas posséder un membre embrigadé dans le mouvement, dont elles fustigent l’intransigeance. Cette tendance, si éloignée de l’idéal théorique du mouvement, peut faire douter des véritables intentions des dirigeants. Cet engagement extrême et inconditionnel peut paraître dangereux, d’autant que la réponse donnée par le Tabligh ne permet pas de satisfaire 7 le membre, qui cherchera d’autres groupes afin satisfaire à son esprit purifié des contingences mondaines. Si une menace du Tabligh n’est pas à l’ordre du jour, l’engagement que le mouvement demande à l’adepte tend à le fanatiser, à lui donner un statut d’exception dans la société et donc de rendre difficile son intégration et pose, in fine, la question des objectifs complexes du mouvement. Profils de membres du Tabligh (par ordre chronologique de rencontre) MALAISIE (du 8 au 17 juillet et du 28 juillet au 17 août 2009) Ijtimah de Nilai (banlieue de Kuala Lumpur) • Zarina, 34 ans Épouse de Mohamad Samsudin (un membre actif du Tabligh) Elle est l’hôtesse de la jamaat (groupe) de femmes lors de l’ijtimah de 2009 qui se déroule à Nilai. Je vais habiter chez elle du 10 au 12 juillet. Son appartement est à deux pas du rassemblement. Nilai, banlieue de Kuala Lumpur • Faridah, environ 40 ans L’une des femmes de la jamaat logeant chez Zarina. Très agréable et débordante d’enthousiasme. Je serai très proche d’elle pendant les trois jours, du 10 au 12 juillet. • Soffiah, environ 50 ans Nusrah (visiteuse) du taalim (réunion) chez Zarina (rencontrée le 11 juillet). Elle est très extrême dans sa pratique et blesse toute l’assemblée en critiquant chacune. Elle est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire dans le Tabligh qui ne doit pas attaquer de front un musulman de peur de le blesser et lui faire renoncer définitivement au mouvement. • Noraini Nusrah participant au taalim chez Zarina (rencontrée le 11 juillet) • Khadijah Ariffin, environ 20 ans Étudiante à l’IIUM, elle accompagne sa mère au taalim chez Zarina (rencontrée le 11 juillet) Elle ne porte pas encore le niqab mais se dit très proche du mouvement. Elle est un exemple d’étudiante intelligente d’une université prestigieuse, endoctrinée et croyant aux récompenses qui lui sont promises au paradis. IIUM (International Islamic University of Malaysia), Kuala Lumpur • Rohaya Salleh Nusrah chez Zarina, elle dort aussi chez elle le 11 juillet. Personnalité intéressante, impliquée dans le Tabligh sans porter le niqab, elle travaille à Malaysia Airlines. Sans enfant, elle a adopté une fille originaire de Sabah. rencontre à l’ijtimah (le 12 juillet). Il est venu spécialement pour l’événement avec son frère Mohamed. Comme je m’énerve avec les gardes qui ne veulent pas me laisser entrer, il prend ma défense et se montre assez sympathique en m’invitant à boire un thé à l’une des échoppes de la partie commerçante (ouverte aux femmes). C’est lui qui va chercher à ma demande deux francophones à l’intérieur de l’ijtimah (qui m’est interdite) : d’abord le Comorien Ahmed, puis le Français Hamza. Mais il s’avèrera le lendemain, alors que je le rencontre par hasard au markaz de Sri Petaling, un redoutable tablighi très fanatisé, manifestant beaucoup de rudesse avec moi. Il m’accuse de m’adresser de manière impolie aux hommes et surtout d’accepter des invitations à boire du thé, ce qui ne se fait pas (alors qu’il m’a lui même invitée !) C’est comme s’il se sentait humilié. Il déclare violemment: « Si ma femme parlait ainsi à n’importe qui, je divorcerais tout de suite. Je ne le supporterais pas une seconde ! » Il se projette curieusement dans une situation matrimoniale avec moi (!?), se montre nerveux et agressif. Il soulève le problème de la masculinité en islam, et dans le Tabligh en particulier. • Mohamad, environ 30 ans Frère d’Audi, il est arrivé comme lui il y a 13 ans en Australie. Aminah, sa femme, est musulmane de naissance pour moitié Philippine. Elle a juste 20 ans et est étudiante hafiza (mémorisation du Coran). Plus conciliant que son frère, il finit par être persuadé de ma sincérité, alors qu’Audi se montre dur comme un roc. • Ahmed Hassane, 27 ans Comorien francophone, il m’est introduit par Audi qui va le chercher à l’intérieur de l’ijtimah à laquelle je n’ai pas accès. Il fait partie du service d’ordre de l’ijtimah. Il accepte de prendre des photos pour moi avec mon appareil, ainsi que de filmer. Etudiant à l’IIUM (International Islamic University of Malaysia), il m’explique la manière dont le Tabligh recrute dans cette université. Kuala Lumpur • Hamza Brahmi, 48 ans Français musulman d’origine tunisienne, libre penseur au franc-parler agréable. Il a tout laissé en France avant de partir en vélo avec pour objectif d’arriver jusqu’au Japon. Comme il n’a pas beaucoup d’argent, il profite de l’ijtimah pour avoir le gîte et le couvert gratuits. Je vais longuement m’entretenir avec lui alors que l’ijtimah de Nilai touche à sa fin. Il est très critique vis-à-vis du Tabligh dont il reproche l’endoctrinement et la bêtise. Il n’en finit pas d’invectiver. • Ibrahim Li, 45 ans Chinois de la minorité musulmane des Hui, originaire de la région de Ningxia en Chine. Il vit à Kuala Lumpur depuis 15 ans. Il travaille dans l’écologie et a en même temps un commerce de textile où il emploie un Malais et deux Chinois. Bien qu’étant musulman, il ne cesse de critiquer les Malais pour leur paresse au travail. Je le rencontre à la fin de l’ijtimah, le soir du 12 juillet, où il est venu pour accompagner son neveu karkoun (très engagé dans le mouvement). Kuala Lumpur • Audi Azalden Rijab, environ 30 ans De père irakien et de mère anglaise, il vit en Australie depuis 13 ans. C’est le premier Occidental que je 8 Markaz de Malaisie Mosquée Jamek Sri Petaling Bandar Baru Sri Petaling Kuala Lumpur • Zulkufli ben Hassan, 28 ans Originaire d’Ochru province de Sihanoukville au Cambodge, il fait depuis sept ans des études d’alim (sciences religieuses) au markaz du Tabligh de Sri Petaling. Ils sont cinq étudiants cambodgiens à étudier dans la madrasa. Kuala Lumpur • Dayangku Siti Zulaika, 15 ans Etudiante alima à la madrasa pour filles du Tabligh de Sri Petaling que je visite le 13 juillet. Originaire de Sarawak, elle veut devenir architecte car ses parents sont ingénieurs. Elle est la preuve d’un niveau socioprofessionnel élevé chez certains sympathisants du Tabligh. Kuala Lumpur • Muniba Ali, 14 ans Pakistanaise, elle est originaire de la vallée de Swat. Elle a suivi ses parents qui travaillent en Malaisie et l’ont mise dans cette madrasa pour alima. Kuala Lumpur • Asma Nadira, 19 ans A moins de vingt ans, elle est déjà ustaza (enseignante) à la madrasa pour alima de Sri Petaling. Elle parle très bien anglais et possède une bonne culture générale. Elle incarne une certaine indépendance intellectuelle féminine. Kuala Lumpur • Salama, 17 ans Philippine, elle étudie depuis sept mois à la madrasa pour hafiza (mémorisation du Coran) de Sri Petaling. Sa mère est une femme d’affaires habitant Manille et portant le niqab. Salama : « J’ai fait des études de comptable au collège mais loin de chez moi. Ma mère m’a demandé ce que je préférais : continuer à l’université ou être hafiza en Malaisie. Allah a choisi pour moi. » • Noria, 18 ans Cambodgienne originaire de Preik Pra, village de la banlieue de Phnom Penh où se trouve le deuxième markaz du Tabligh au Cambodge (où se trouve aussi le domicile d’Abdulcoyaume, l’un des shura du Ca. Elle a déjà fait deux ans d’études alima dans la madrasa de Sri Petaling. Kuala Lumpur • Seri, 41 ans Ustaza à la madrasa pour alima. Elle me conduit le 14 juillet chez Raihan. Sri Petaling, Kuala Lumpur • Raihan Ramley Jenaton, 42 ans D’origine singapourienne, elle a pris avec son mari la nationalité malaisienne car ils n’aimaient pas vivre à Singapour. D’allure assez snob, elle vit dans un intérieur très aisé. Son mari travaille dans l’audiovisuel (il a vraiment une apparence de karkoun et incarne à lui seul cet effet de désocialisation que suscitent certains membres du Tabligh: pas une parole ou un regard pour une femme). Ancienne prof d’anglais, elle l’enseigne maintenant à domicile pour continuer de porter le niqab. Elle représente cette « bourgeoisie » du Tabligh qui a élu domicile près du markaz national de Sri Petaling. Kuala Lumpur • Mohamed Noor Cham cambodgien, ustaz au markaz du Tabligh de Phum Trea (province de Kompong Cham). Rencontré le 14 juillet au markaz de Sri Petaling où il se rend après l’ijtimah avant de rentrer au Cambodge. Il se souvient de moi car je l’avais déjà rencontré en 2007 sur le bateau remontant le Mékong de Kompong Cham à Phum Trea. Il a passé plusieurs années au markaz de Dusun Raja au Kelantan. Phum Trea, Cambodge • Abdulhamid, environ 40 ans Responsable de la madrasa du markaz de Sri Petaling. Il est aussi imam de la mosquée. Je le rencontre le 11 août et suis très surprise de l’accueil qu’il m’accorde. Très généreux, gentil, il me fait entrer sans hésitation dans son bureau alors que les femmes sont plus que taboues dans le markaz. C’est une attitude très suprenante. En outre, il m’invitera chez lui le surlendemain. Kuala Lumpur • Ahmad, 44 ans Marocain vivant en Malaisie, marié à une Malaise. Il est karkoun, parle français pour avoir vécu en France. C’est Abdulhamid, responsable de la madrasa du Tabligh de Sri Petaling qui l’invite pour le présenter. • Haji Zaid, environ 50 ans Chairman du markaz de Sri Petaling, il est un homme très riche. Il habite une immense maison avec piscine à l’intérieur. L’un des hommes forts de Sri Petaling avec Abdulhamid, le responsable de la madrasa. • Zaidah Mohd Salleh, environ 50 ans Sa femme. Je la rencontre avec son mari le 16 août puis vais avec elle dans un taalim. Markaz de Pahang Mosquée Batu 5 et demi Jalan Bangan, Kuantan • Jamaliah Daud (épouse de Haj Zul), 51 ans Elle est l’hôtesse de la jamaat dans laquelle je m’introduis le 28 et 29 juillet. • Norhayati Yaakob (épouse de Haj Zailani), 46 ans L’une des femmes de la jamaat en khourouj qui habite chez Jamalia pour trois jours. Elle se charge de faire mon éducation au Tabligh -très rude - pendant deux jours. Elle est l’exemple de la femme mûre qui n’a plus rien à perdre à porter le niqab. Markaz de Dusun Raja (Kelantan) • Kano, environ 50 ans L’une des tablighi les plus austère que je connaisse. Elle a onze enfants. Kota Bharu • Zulkifli bin Ahmad, environ 50 ans L’un des dix shura du Kelantan. Il a une entreprise de produits naturels, vendant dattes de Tunisie, huiles de 9 massage, infusions de gingembre. Il est engagé dans le mouvement depuis longtemps, a participé à toutes les ijtimah et raconte volontiers l’histoire du Tabligh en Malaisie. Kota Bharu • Noor, 51 ans L’épouse de Zulkifli. Très intelligente et posée, elle n’en porte pas moins le niqab. C’est grâce à elle que je peux rencontrer son mari. Pendant l’entretien, elle va se montrer directive tandis qu’il lui obéit. Elle est d’origine minangkabau, une ethnie matrilinéaire, de l’Etat de Negeri Sembilan. Kota Bharu INDONÉSIE (du 18 au 23 juillet 2009) Ijtimah de Tangerang (Jakarta) • Abdullah Thahari Indonésien et karkoun. Il est l’amir (chef) de l’istiqbal (comité d’accueil) des jamaat à l’aéroport de Jakarta pour les conduire à l’ijtimah. C’est à lui que je m’adresse dès mon arrivée le 18 juillet pour trouver un endroit où dormir. Il me fera patienter longtemps dans la surau (salle de prière) de l’aéroport, le temps de trouver la jamaat australienne, venue pour l’ijtimah et avec qui je vais passer les trois jours. Il est très empressé et courtois mais trop curieux de ma vie privée. Tangerang (banlieue de Jakarta) ou Jakarta • Les femmes de la jamaat australienne en khourouj pour 40 jours en Asie du Sud-est – Ghoida, 56 ans, originaire de Java – Rubeena, du Pakistan dont le mari est singapourien – Fauzia, 35 ans, également originaire du Pakistan, elle vit depuis 15 ans en Australie. – Rozana, 42 ans, originaire du Sri Lanka • Indah, 35 ans Elle vient visiter la jamaat australienne, le soir du 18 juillet. Très bonne anglophone, tout comme Fifi son amie (rare en Indonésie). Elle a suivi son mari dans le Tabligh, mais avoue avoir été au départ réfractaire. Elle est aujourd’hui comblée par ce mouvement, et porte le niqab. Tangerang • Irfan, environ 30 ans Mari d’Indah qui me fait faire le tour de l’ijtimah en voiture le 19 juillet. C’est un ancien musicien et producteur de métal, il aurait fait la première partie de Metallica. Mais il a tout abandonné le jour où il a rencontré le Tabligh. Il est d’abord sorti trois fois trois jours, puis 40 jours directement en Inde. Depuis, il ne travaille plus, n’écoute plus de musique et part quatre mois chaque année en khourouj. Tangerang • Tussy, environ 30 ans Ami d’Irfan. Il l’accompagne dans la voiture pour faire le tour de l’ijtimah. Il accepte de faire quelques photos à l’extérieur avec mon appareil. C’est un ancien protestant, converti à l’islam il y a 13 ans. Il a commencé à s’engager dans le Tabligh en 2002. Au Pakistan, il a reçu le nom de Abd Jabbar mais tout le monde continue à l’appeler Tussy. Il me contactera quelques jours plus tard par mail en me demandant de lui envoyer une photo de moi pour voir mon visage, car je portais le niqab quand je l’ai rencontré. Cette demande, très incorrecte pour le Tabligh, prouve qu’il n’en est pas un participant assidu. Tangerang ou Jakarta • Hisam Martino Il habite à Tangerang dans la banlieue de Jakarta, pas très loin du lieu de l’ijtimah. Il me loge les jours suivants. Il est directeur de Mitra Loka Jaya, une entreprise de matériaux naturels de construction de maisons. Il est karkoun mais n’en porte pas les attributs. Son père est l’un des shura d’Indonésie, et pourtant sa femme, Weri Novita, ne porte pas le voile, mais des manches courtes, ce qui choque beaucoup la maison où j’ai logé durant l’ijtimah lorsqu’ils viennent me chercher. Son ancienne activité dans la marine civile (il travaillait comme second officier sur des bateaux de croisière), ses études de droit (jusqu’en master), son séjour en Hollande qui l’ont rendu bon anglophone font de lui un karkoun atypique. Il ressemble aussi à ces hommes puissants, comme son beau-frère, impliqués dans le Tabligh pour des raisons personnelles, comme celle de faire une retraite loin du stress quotidien. • Nur Annisa, 45 ans Amie d’Hisam, très riche. Elle possède aussi un commerce au même endroit. Mariée à Abdul Aziz Haqie depuis trois ans, elle s’est convertie à l’islam pour l’occasion. Mais sa fille Frency est restée chrétienne, elle déteste son beaupère. Il semble que l’argent soit à l’origine de ce mariage. • Abdul Aziz Haqie, 35 ans Mari de Nur Annisa (amie d’Hisam). Il a dix ans de moins qu’elle. Il a aussi un commerce de batik avec sa femme. Extrêmement riche et imbu de sa personne, il a de grosses bagues à chaque doigt. Son intérieur est couvert de grandes photos de lui sur lesquelles il prend des postures de prince arabe. Il serait allé sept fois à la Mecque et aurait étudié quatre ans à Al-Azhar en Egypte. Il aurait un statut d’ustaz mais ajoute en souriant qu’il est un businessman. Il est courtisé par les shura du Tabligh, prouvant que sa richesse intéresse. Il entretient avec eux des rapports très familiers. Tangerang, banlieue de Jakarta • Werner Abdul Fattah, 54 ans Allemand collaborateur d’Hisam qui va lui faire des plans en 3D pour ses maisons ( il travaille sur autocad). Originaire de Münich, il dit vivre depuis longtemps en Indonésie où il s’est marié à une Indonésienne. Converti à l’islam, il ne montre absolument aucun signe de fanatisme et vit sa religion de manière posée. Il été confronté au Tabligh et en a gardé le souvenir d’une situation inconfortable. Tangerang Markaz Jakarta Mosquée Jame Kebon Jeruk 83 jalan Hayam Waruk Kebon Jeruk, Jakarta Barat • Mustapha, environ 50 ans Australien, karkoun actif, rencontré devant le markaz de 10 Kebun Jeruk, le grand markaz national d’Indonésie. Il porte une barbe blanche et dit s’être investi dans le Tabligh depuis 1990. Il parle bien indonésien. Il est un pur produit narcissique du Tabligh. Il se montre au-dessus des autres et très scrupuleux sur la religion. Il a un regard fuyant comme les autres Occidentaux du Tabligh, ne me regarde jamais en face et gesticule mal à l’aise. Impossible de lui demander ses coordonnées. Il habite à Jakarta ou aux alentours. • Arise Achmad, 46 ans Karkoun dont l’interview a été filmée juste en face du markaz. Il sort du malam markaz, la soirée du markaz le jeudi soir, il raconte son engagement dans le Tabligh mais se plaint que sa femme et sa fille ne veulent pas porter le niqab. Jakarta • Hasanuddin Labai, 42 ans Deuxième karkoun dont l’entretien a été filmé à l’issue du malam markaz. Sa femme a 23 ans, elle parle anglais et porte le niqab. Jakarta • Buya Andi Ihsan, 42 ans Il est assistant de shura. Troisième entretien filmé à l’issue du malam markaz. Il s’exprime très longuement. Il est originaire de Bugis, Sulaweisi Sud. Il a deux femmes et sept enfants. Il est un prince de Sulaweisi et a le titre de buya (décerné à Sumatra et qu’il utilise même s’il vient de Sulaweisi). Jakarta SINGAPOUR (du 24 au 27 juillet 2009) Markaz Singapour Mosquée Angullia Serangoon Road • Shireen Fathima, 28 ans Singapourienne originaire du Tamilnadu. Elle est nusrah dans le taalim de Singapour auquel je participe la première fois. C’est le premier endroit où je suis envoyée après m’être présentée au markaz le 23 juillet dès mon arrivée. Singapour • Fatimah Abdurazak La fille de Wahyu. Très intelligente et cultivée. Elle travaille dans un bureau et ne porte le purdah que pour participer aux taalim comme celui où l’on va toutes les trois le 26 juillet. Singapour • Rupiah, 42 ans L’une des amies de Wahyu. Elle raconte son engagement contre son gré dans le Tabligh et explique pourtant sa satisfaction actuelle de porter le niqab. Elle n’a commencé à le porter qu’à 42 ans. Son témoignage est très important pour expliquer les motivations d’une femme mûre pour s’engager dans le Tabligh. Singapour • Fiaz, 30 ans Singapourienne d’origine indienne, rencontrée chez Wahyu à l’occasion d’un taalim. Elle travaillait dans une société de commerce, mais a démissionné pour aller au mariage de sa sœur. Depuis elle n’a pas repris de travail et songe sérieusement à s’engager dans la voie d’Allah. Elle porte le purdah depuis une semaine. Singapour • Hadji Hassan Shura de Singapour, rencontré chez lui avec sa femme le 26 juillet. Il est très posé et courtois. Le comportement agréable de ce shura contraste fortement avec la rudesse des membres de base du Tabligh. Singapour • Anis, 42 ans Singapourien musulman, de mère chinoise et de père indien, l’un des cadres du Darul Arqam, cet organisme qui se charge des conversions à l’islam et de leur enregistrement. Il y travaille depuis 10 ans et a fait deux ans d’études aux Etats-Unis. Il ne connaît rien au Tabligh mais pourtant a assisté à l’ijtimah. Il héberge une jamaat des Philippines chez lui quand je le rencontre le 27 juillet. Il finit par dire : « Je suis allé à l’ijtimah car un collègue m’avait invité. C’est une bonne manière de propager l’islam. Leur idée de frapper à la porte des gens est excellente. » Cela témoigne de la volonté d’entrisme du Tabligh chez les musulmans influents. Il me donne les contacts des dirigeants du Tabligh à Singapour. Singapour • Noorhuda Abd Halim, 51 ans Malaise venue à Singapour avec son mari pour l’ijtimah. Rencontrée lors du taalim indien le 23 juillet. Nous sympathisons et elle m’invite chez elle à Pahang. • Wahyu (épouse d’Abdurazak), 50 ans Singapourienne très engagée dans le Tabligh. Je loge chez elle pendant tout mon séjour à Singapour, car son mari est en khourouj et ses enfants sont absents. Seule sa fille Fatimah loge à la maison. Elle a huit enfants. Très intéressante pour comprendre l’adaptation du Tabligh au contexte social des individus. Elle me déconseille de porter le niqab pour ne pas effrayer la société singapourienne, qu’elle ne tient pas en grande estime par ailleurs, notamment par rapport les restaurateurs chinois qui ne se soumettent pas au contrôle halal. 11