L`expansion du Tabligh en Asie du Sud

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L`expansion du Tabligh en Asie du Sud
Asia Centre Conference series
étude
L’expansion du
Tabligh en Asie
du Sud-est :
quand l’islam
missionnaire
s’internationalise
Agnès de Féo
Pour Asia Centre à Sciences Po
Janvier 2010
Une organisation bien structurée
de son centre de Nizamuddin à Delhi. Aujourd’hui, le
mouvement est dirigé par une consultation de plusieurs
dirigeants (shura) dans trois pays leaders : Inde, Pakistan
et Bangladesh (désignés par l’acronyme IPB). En plus des
shura d’envergure mondiale, chaque pays a ses propres
shura nationaux (au nombre de sept en Malaisie, huit en
Indonésie, cinq à Singapour, dix au Cambodge, quatre
au Vietnam). Le nombre de shura nationaux n’est pas
proportionnel au pourcentage des musulmans de chaque
pays, il varie selon les vénérables dignes d’occuper cette
fonction. Ces shura sont rattachés au markaz (centre)
national dont chaque pays doit disposer : markaz de Sri
Petaling pour la Malaisie ; de Kebun Jeruk à Jakarta pour
l’Indonésie ; de Yala pour la Thaïlande ; de Marawi pour les
Philippines ; de Phum Trea pour le Cambodge ; de Ho Chi
Minh pour le Vietnam. Outre ces shura nationaux, chaque
province possède des shura régionaux et un markaz local
(en général une mosquée acquise à la cause du Tabligh). Le
système de cooptation des shura permet de comprendre
la hiérarchie du Tabligh. Les shura locaux sont désignés
par le markaz national, tandis que les shura nationaux sont
désignés par Nizamuddin, le centre mondial du Tabligh qui
reste le lieu décisionnaire ultime.
Né en Inde à la fin des années 1920, le Tabligh est un
mouvement missionnaire musulman organisé autour
de la figure de son fondateur, Mohammad Ilyas, et
Ce mouvement, sous domination du IPB, se distingue par
son extrême mobilité. Il est demandé à chaque participant
de partir trois jours par mois et quarante jours par an
Les astérisques accolés aux noms propres renvoient à de
courtes fiches à la fin de l’article.
71 boulevard Raspail
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Le Tabligh (Tablighi Jamaat) est un mouvement missionnaire
de l’islam qui s’enorgueillit d’une activité dans 135 pays
du monde, et particulièrement en Asie du Sud-est. En
juillet 2009, quatre pays de la région ont donné lieu à une
tournée exceptionnelle des grands savants (maulana) du
mouvement : la Malaisie (du 9 au 12 juillet), l’Indonésie
(du 17 au 19), les Philippines (du 20 au 22) et Singapour
(les 23 et 24). Ces rassemblements (ijtimah) ont drainé
des centaines de milliers de personnes et fournissent
l’occasion de mesurer son importance et de mieux cerner
les possibles menaces sécuritaires que le mouvement
pourrait (directement ou indirectement) représenter.
Nous nous attacherons à décrypter le fonctionnement
psychologique que le Tabligh exerce sur les membres pour
inculquer une pratique religieuse contraignante favorisant
leur auto-marginalisation et pouvant présenter à terme
un danger sécuritaire dans la région, malgré l’étiquette «
piétiste » avec laquelle ils se couvrent.
répandre l’idéologie du Tabligh. Ces déplacements se font
d’abord dans un périmètre restreint pour ensuite s’élargir
au monde entier. Pour être envoyé dans n’importe quel
pays, les participants doivent être qualifiés, c’est-à-dire
être obligatoirement passés dans l’un des pays du IPB.
Certains estiment même qu’il est plus important d’aller à
Nizamuddin qu’à La Mecque (ce qui prouve une allégeance
à un autre centre de l’islam, non plus arabe mais indien). Les
shura nationaux s’y rendent régulièrement, ce qui les met
en contact avec les grands maulana du mouvement qui
distillent les règles de base appuyées par des publications
imprimées dans ce quartier de Delhi. Ces prescriptions sont
essentiellement rituelles, mais elles n’en infligent pas moins
un contrôle constant par l’exigence normative demandée
aux membres. Ainsi, chacun doit se conformer à une règle
de vie où tous les actes du quotidien sont codifiés et ne
souffrent aucun écart. C’est le premier contrôle que le
Tabligh impose à ceux qui y adhèrent sans qu’ils en aient
vraiment conscience. Au contraire, cette conformité du rite
peut les conforter dans leur propre intégrité vis-à-vis de
leur foi.
Les shura sont responsables de l’organisation des jamaat
(groupes) de karkoun (missionnaires suivant la voie du
Tabligh), notamment de les envoyer dans les régions
où l’engagement religieux est jugé faible afin de faire
du prosélytisme et réintroduire des codes de conduite
conformes à l’Islam. Par exemple, Abdulcoyaume, l’un
des shura du Cambodge, raconte comment à la fin de la
récolte de riz, les paysans musulmans négligent la pratique
religieuse, ce qui justifie de leur envoyer des jamaat pour
les ramener dans le « droit chemin ».
Les shura sont élus par un conseil (mesyuwara). Cette
structure hiérarchique distingue le Tabligh d’un autre
groupe fondamentaliste, le salafisme (ou wahhabisme).
Ces derniers critiquent la structure pyramidale du Tabligh
qu’ils condamnent comme une innovation (bidaa), car
l’islam ne doit pas selon eux présenter de dirigeants. Au
contraire dans le Tabligh, l’autorité de Nizamuddin joue
un rôle de contrôle et d’unification. Les pratiques et rituels
se ressemblent d’un bout à l’autre de la planète, d’où le
sentiment d’une mondialisation islamique. Les enjeux de
la réislamistaion ne sont plus nationaux ou locaux, mais
transnationaux, matérialisés par des réseaux informels
constitués par la grande mobilité des membres. Si les
gouvernements ont d’abord été méfiants, ils finissent par
en jouer, vu la sympathie que le mouvement suscite dans
leur population et les avantages électoraux ou de pouvoir
qu’ils peuvent y trouver (voir plus bas).
Histoire du Tabligh en Asie du Sud-est
La première arrivée des jamaat (originaire du Bangladesh)
est établie en 1953 à Medan, puis à Jakarta et à Surabaya.
Les jamaat suivantes datent dans les années 1960 et
provenaient du Pakistan et de l’Inde. Elles ont débarqué
par bateau d’abord à Penang, puis ont poursuivi jusqu’à
Kuala Lumpur et Singapour. Le travail de dawah chez
les Singapouriens a commencé vers 1965. La première
ijtimah de Malaisie a été organisée en 1974 à Penang
par une jamaat du Bangladesh. En 1976, une deuxième
ijtimah a lieu à Pasir Mas au Kelantan, puis une troisième
la même année au Pahang. Il faut ensuite attendre 1982
pour voir la première ijtimah mondiale organisée au
Terengganu. Et enfin 2009 pour cette seconde ijtimah
mondiale de Malaisie, organisée à Nilai dans la banlieue
de Kuala Lumpur, étendue ensuite à l’Indonésie, aux
Philippines et à Singapour. Les membres seraient un
millier à Singapour d’après Hadji Hassan*, des centaines
de milliers dans les autres pays. Difficile de quantifier
l’influence du mouvement du fait que le Tabligh ne tient
pas de registre ni ne donne de carte de membre. Chacun
est libre de participer puis de quitter le groupe. Selon les
organisateurs, son influence irait en grandissant. Il est fort
probable que la crise économique ait eu un impact positif
dans la propagation du mouvement, ce qui expliquerait le
succès des ijtimah de cette année.
Le Tabligh a modifié durablement l’organisation des
musulmans sud-est asiatiques en les rattachant à
des réseaux transnationaux, sous la dépendance du
sous-continent indien : groupes missionnaires partant
en tournées (khourouj) et créant des liens, surtout lors
des grandes ijtimah du Pakistan et du Bangladesh,
organisation méticuleuse des sorties, envois d’étudiants
au Pakistan et en Inde, échanges entre leaders (shura)
des différents pays, capacité de mobilisation rapide par un
système de réunions régulières (taalim).
Ces différentes activités qui constituent des réseaux de
karkoun créent les conditions d’allégeance au mouvement.
Leur costume immédiatement identifiable, barbe et qamis
(chemise longue jusqu’aux chevilles) pour les hommes,
niqab (voile intégral couvrant le visage) pour les femmes,
peuvent être interprétés comme les symboles de leur
engagement et donc de leur militantisme dans la société
(même si ce militantisme est encore perçu comme un
piétisme inoffensif). Les ijtimah et la mobilisation qu’elles
ont suscitée ont mis en évidence l’existence de ces
réseaux informels établis par téléphones portables. Car
ces rassemblements n’ont bénéficié ni de publicité ni
d’effet d’annonce. Le Tabligh a montré sa capacité de
mobilisation sans grands moyens de communication,
juste par la persuasion, sans pour autant menacer
le pouvoir ou la sécurité du fait de son apparence
piétiste.
Rapports confus et ambigus avec le pouvoir
Selon Hisam Martino*, chef d’entreprise engagé dans
le Tabligh : « Le Tabligh ne peut avoir de représentant
officiel dans aucune institution car ce n’est pas une
organisation. Si certains hommes politiques participent
au Tabligh et sortent en khourouj, ils ne le diront pas.
» Car les tablighi sont théoriquement poussés à
se désengager du politique et ont interdiction d’en
parler pour éviter scissions et querelles. Ainsi pour les
hommes de pouvoir, leurs activités de dawah (propagation)
représentent la partie secrète de leurs activités publiques.
Pourtant, ce secret n’est pas toujours tenu. Quand des
hommes forts ou influents participent aux sorties, les
membres se font une fierté de divulguer leur nom, comme
si c’était une preuve de succès du mouvement. Yusuf Kalla,
l’ancien Vice-président indonésien, est un karkoun de
notoriété publique. Il est la personnalité du Tabligh la plus
fréquemment citée en Indonésie. Deux militaires connus, le
général Wiranto et le général Sonny Harsono, figurent aussi
parmi les membres actifs, ainsi que le chef du « planning
city of Jakarta », Hari Sasongko. Il existe une volonté de
faire dawah auprès des hommes de pouvoir afin de les
impliquer, comme Hisam Martino le dit spontanément : «
Oui, bien sûr nous essayons d’attirer des personnalités
politiques ». Cette citation va pourtant à l’encontre de la
doxa du mouvement qui se défend de toucher au politique.
Cette volonté d’entrisme ne touche pas que le politique,
2
certains acteurs de cinéma représentent aussi l’influence
du mouvement, tels Hangwy, Tarnano, Gito Roifes, Arifin
Eliran, Abu Jubril.
L’ambition du Tabligh n’est pas de placer des karkoun
à des postes de pouvoir ou d’influence mais d’attirer
ceux qui sont déjà en poste afin de bénéficier de leur
pouvoir. Il s’agit de convaincre les hommes puissants de
se joindre au mouvement.
Le Tabligh cherche à influencer les décisions politiques,
pour avoir le droit de se développer dans le pays et d’y
prospérer facilement : la possibilité de dormir dans les
mosquées lors des récents khourouj (interdite jusqu’à
récemment au Vietnam et en Chine) est un exemple de
comportement favorable de la part des autorités. Au
Cambodge par exemple, le Tabligh a rencontré un grand
succès dès 1991, date des accords de Paris et de la
pacification du pays. Il est devenu le premier mouvement
de réislamisation du pays après des décennies de chaos.
Il rencontre même un plus fort soutien populaire que l’islam
des pays du Golfe venus reconstruire les infrastructures
islamiques, comme les mosquées et les écoles coraniques
(ce qui prouve que ce n’est pas tant l’argent qui séduit
les populations musulmanes dans leur retour à l’islam
qu’une structure rituelle rigide donnant un sens spirituel à
leur vie, voire un code de conduite sociétal). Les autorités
cambodgiennes, au milieu desquelles figurent bon nombre
de musulmans, ont su utiliser leur pouvoir de mobilisation.
D’autant plus que le mouvement n’appelle à aucune
prise de position politique : aucune revendication directe,
aucune position vis-à-vis des groupes indépendantistes
musulmans dans les sud de la Thaïlande et des Philippines.
Il est même interdit de se prononcer ou de donner un avis
politique, un tabou imposé dès la fondation du mouvement,
officiellement pour ne pas créer de dissensions dans
les groupes. Ce silence imposé sur le politique peut
aussi être interprété comme une manière de faire de
la politique sans le dire ni le montrer. Cette omerta
apparente ne signifie pas que le Tabligh cacherait des
activités délictueuses. Aucune dérive mafieuse n’a pour
l’instant été recensée, en Asie du Sud-est du moins. Le
mouvement se veut moralement irréprochable, sans dérive
terroriste possible : son apparence inoffensive constitue
même une des raisons pour lesquelles il est encouragé
par les autorités et accepté (même par les autorités
singapouriennes comme l’a prouvé la dernière ijtimah de
juillet 2009).
Il est vrai que les musulmans qui représentent le pouvoir
en place ne peuvent que soutenir les initiatives du Tabligh
puisque celui-ci se soumet au consensus politique sans
jamais prendre une attitude d’opposition. Difficile en théorie
pour un tablighi d’être opposant politique. Pourtant, tous
les partis d’opposition compteraient des karkoun dans
leurs rangs. Habib Rizieq, leader du FPI (Front Pembela
Islam, groupe musulman radical indonésien actif dans la
prévention des dérives morales de la société), assure que
certains de ses militants sont karkoun dans le Tabligh sans
qu’ils le disent officiellement.
Néanmoins, dans le processus d’islamisation des sociétés
indonésienne et malaisienne, le Tabligh fait figure de
mouvement piétiste sans envergure politique. Il est pour
cela décrié, voire méprisé, par les plus activistes. Le même
Habib Rizieq dénonce « leur manque de responsabilité
civile, comme de laisser femme et enfants sans le sou
pour partir en khourouj. Un mouvement qui délaisse les
responsabilités de chacun en société. » Monira, belle-fille
de Nik Aziz au Kelantan, et Ubaida, toutes deux membres
du PAS, parti islamique malaisien, n’acceptent pas leur
attitude consensuelle avec le pouvoir. La complaisance des
membres et leur manque d’esprit critique les révolte : « Ils ne
s’opposent jamais même pour combattre une injustice. Ils
ne font que prier, faire des doa (prières de supplication).
Ils sont toujours en dehors des conflits, dans le Sud
thaïlandais par exemple. »
C’est aussi l’une des stratégies du Tabligh de ne pas
menacer frontalement les autorités.
Inversement, des hommes politiques profitent des
rassemblements du Tabligh pour faire indirectement
campagne, et donc instrumentalisent ce mouvement si
fédérateur et inattaquable du point de vue de la sécurité.
Pour un homme politique établi, montrer son soutien
au Tabligh en participant aux khourouj ou aux ijtimah,
c’est toucher des électeurs et jouer sur la corde sensible
musulmane. Pourtant aucune consigne de vote n’est
directement énoncée du fait de l’interdiction de parler de
politique. Le Tabligh ne présente pas un poids électoral
mesurable. L’ijtimah annuelle du Cambodge est l’occasion
d’un ballet de personnalités politiques musulmanes pour
soigner leur image de bon musulman, faire indirectement
campagne pour leur parti et profiter ainsi de son pouvoir de
mobilisation. Les plus assidus à ce rendez-vous qui brasse
environ 20 000 musulmans sont Ahmad Yahya (retourné
dans les rangs du CPP après des années d’opposition
durant lesquelles il s’est toujours rendu à l’ijtimah), mais
aussi Zakarya Adam (le fidèle du CCP), ou Sos Mousine
(le fondateur de l’association Camsa). Le Premier ministre
malaisien Najib a profité de la dernière ijtimah de Nilai à
Kuala Lumpur pour redorer son image, dernièrement mise
à mal. Chez les tablighi, Najib a connu un pic de popularité
après son déplacement à l’ijtimah qui a même arraché des
larmes à Farida, l’une des femmes avec qui j’ai passé les
trois jours à Nilai. Sa visite a servi à légitimer les actions du
Tabligh tout en s’assurant du soutien des tablighi, dans un
système d’intérêts croisés. Cette ijtimah a aussi vu défiler
ministres et sultans (voir les photos où l’on voit le système
de sécurité pour la visite du sultan de Negeri Sembilan).
Même s’ils ne sont pas réellement sympathisants du
mouvement, leur déplacement soigne leur image et celle
de leur parti. Ils montrent qu’ils se préoccupent aussi du
devenir des musulmans et du travail de dawah. On peut
parler d’instrumentalisation réciproque.
Dans deux autres institutions, le Darul Arqam à Singapour
(qui se charge des nouveaux convertis) et le Perkim au
Kelantan, deux responsables ont témoigné avoir été
plusieurs fois poussés à se joindre à des jamaat par des
membres du Tabligh. Nik Hukman du Perkim, qui se
réclame du salafisme, ne cache pas son irritation car il se
trouve toujours obligé de défendre sa version de l’islam.
Il trouve cette pression inacceptable. Mais Anis* de Darul
Arqam se laisse séduire et devient même très familier
avec les shura de Singapour. Il est allé à l’ijtimah où il a
pu prendre la mesure de cette influence qui relie les foules.
Et sans connaître, il hébergeait déjà chez lui une jamaat
lorsque je l’ai rencontré. C’est une preuve de plus de leur
volonté d’entrisme et d’influence.
Le Tabligh montre donc une volonté évidente de toucher
les sphères du politique en utilisant leurs arguments de
persuasion pour convaincre quiconque a du pouvoir dans
la société, sans oublier le pouvoir financier.
3
Financements
Organigramme du Tabligh en Malaisie-IndonésieSingapour
chaque pays est dirigée par une consultation de plusieurs
shura. Il n’existe pas de hiérarchie parmi les shura de
même rang, c’est-à-dire entre shura nationaux ou shura
régionaux, car ils constituent le modèle prophétique de la
concertation à égalité. Mais on peut néanmoins parler de
structure pyramidale car les shura locaux sont soumis aux
décisions des shura nationaux, eux-mêmes dépendant
des shura mondiaux de Nizzamuddin. Les sept shura
de Malaisie sont actuellement : sheikh Mohamad, Halid
Mustapha*, Haji Akhshad (qui vivent à Sri Petaling), ustaz
Ahmad Zain (Perlis), ustaz Hassan (Kelantan), ustaz
Soleh (qui vivent en général à La Mecque), Dr Nasuha
(Gombak).
Les shura d’Indonésie sont aujourd’hui : Firdaus,
Muslihuddin, Aminuddin, Lutfi Yusuf, Jamil, Suaib Gani,
Muchlisun, Uzairon. Le seul responsable que j’ai rencontré,
car les shura sont tous en déplacement (khourouj) lors
de mon passage à Jakarta (ce qui prouve encore cette
mobilité du mouvement), est Buya Andi Ihsan* qui se
présente comme assistant de shura. Polygame de 42 ans
avec ses deux femmes et sept enfants, il est originaire de
Bugis, Sulaweisi Sud. Son argumentaire de persuasion
le rend très convaincant pour inciter les musulmans non
pratiquants à rejoindre le mouvement. C’est dans ce même
esprit militant qu’il passe souvent à la télévision pour des
discussions sur le droit musulman, ce qui prouve une
volonté d’utiliser les médias pour toucher le maximum de
musulmans. Ce qui prouve aussi une certaine « tolérance
» (ou complaisance ?) des médias indonésiens donnant la
parole à des membres actifs et prosélytes.
Les cinq shura de Singapour sont : Abdulkarim, Mohamad
Akhtal (originaire du Pakistan et assez vieux), Najumuddin,
Osman, Hajji Hassan*.
Il y a quatre shura pour le Tabligh au Vietnam (dont Ansari
et Soleh, qui sont en outre de bons anglophones), et dix
shura au Cambodge (dont Abdulcoyaume et Suleiman
pour les plus connus).
Outre certains shura, j’ai pu avoir des contacts rapprochés
avec certains membres dirigeants du Tabligh comme
Abdulhamid*, 48 ans, responsable de la madrasa du
markaz de Sri Petaling (Kuala Lumpur). Il est aussi imam
de la mosquée. Ou encore Haji Zaid*, chairman du
markaz de Sri Petaling et riche businessman. Il possède
une maison immense avec piscine à l’intérieur, pas loin
du markaz. Il est l’un des hommes forts de Sri Petaling
avec Abdulhamid*. Quand je le rencontre, il rentre juste du
Cambodge où il met en place un projet de madrasa à Preik
Pra dans la banlieue de Phnom Penh au Cambodge. Il se
place comme l’un des argentiers qui financent les grandes
œuvres du mouvement.
Le Tabligh n’est plus organisé avec un chef unique (amir)
comme cela a pu être le cas jusqu’en 1995 (date de la
mort du dernier amir mondial du Tabligh), mais par une
consultation shura de plusieurs personnes (entre cinq et
dix qui prennent aussi le nom de shura).
Selon l’un des shura du Kelantan, Zulkifli Ahmad*, les trois
premiers chefs du Tabligh en Inde étaient Maulana Ilyas,
Mohamad Yusuf son fils et Inamul Hassan. Ils étaient amîr
(leader) pour le monde entier. Mais après la mort du dernier
en 1995, le système des hadraji a laissé place à une
direction de plusieurs shura se partageant les décisions.
Ces shura sont choisis pour leur sagesse, leur ancienneté
et leur capacité à réunir les gens. Ce passage d’amir aux
shura s’est effectué aussi localement et non seulement
à la direction du Tabligh à Nizamuddin. L’organisation de
Selon le Tabligh, l’Asie est divisée en trois zones, chacune
étant placée sous l’autorité d’un pays leader :
1 : la zone Thaïlande (contrôlant Chine, Taiwan, Hong
Kong, Cambodge, Laos et Vietnam),
2 : la zone Malaisie (contrôlant Brunei et les Philippines),
3 : la zone Indonésie allant jusqu’à l’Australie.
La Birmanie fait exception, rattachée à la sphère du
sous-continent indien. Ce qui signifie que des karkoun
cambodgiens ou vietnamiens par exemple se réfèrent
d’abord à leur markaz national en cas de litige, puis au
markaz de Yala en Thaïlande. Et si la question continue
à ne pas être résolue, elle est portée au grand siège du
Tabligh à Nizamuddin. C’est aussi en Thaïlande que les
karkoun cambodgiens doivent se rendre avant de partir
dans un autre pays étranger.
Il est très difficile de recevoir des réponses concrètes sur les
modes de financements du mouvement. Abdulcoyaume,
l’un des shura du Cambodge, explique la possibilité
d’organiser ces immenses rassemblements par le fait que
« ce sont des riches qui font des donations », comme on
a vu avec Haji Zaid.
Cette réponse est pourtant en contradiction avec le principe
du Tabligh énoncé par Abdulhamid*, l’imam de la mosquée
de Sri Petaling : « Dans le Tabligh, il n’y a pas de donations,
on ne demande jamais d’argent. » L’une des règles veut
que chaque participant s’autofinance : « Chacun prend la
responsabilité de ses propres dépenses. » Il y a aussi une
croyance tenace dans le Tabligh, bien ancrée chez les plus
crédules, selon laquelle l’argent vient du ciel et Allah est
le grand pourvoyeur de tout. Mais à la question de savoir
si une nouvelle ijtimah sera organisée l’année prochaine
en Malaisie, Abdulhamid* répond par la négative : « Non,
c’est trop d’organisation et c’est trop cher. »
Contrairement à son mépris apparent pour l’argent,
le Tabligh tente de toucher des hommes riches, car
une grande partie du fonctionnement comme
l’organisation des ijtimah provient de dons privés. Ainsi
Hisam Martino* est-il courtisé tout comme son beau-frère,
Abdul Aziz Haqie*, pour sa fortune. Ce dernier entretient
des liens rapprochés avec plusieurs shura tout en restant
éloigné des prescriptions du mouvement. Cette alliance
opportuniste avec les grands financiers pose la question de
l’éthique du Tabligh. Les dons que certains fidèles font au
mouvement, en liquide ou en nature (du bétail pour recevoir
les hôtes étrangers lors des ijtimah) apportent bénédictions
et mérites dans « l’autre monde » au donateur. Il n’y a pas
à ma connaissance d’affaires de corruption qui aurait
entaché le mouvement. Au contraire celui-ci se préserve
en affichant une moralité exemplaire qui ne suscite pas la
méfiance. Le sujet de l’argent est tellement tabou dans le
Tabligh qu’il est impossible d’obtenir des informations sur
d’éventuels liens financiers avec l’Inde. Abdul Aziz Haqie,
plein d’orgueil, se montre prêt à tout pour parvenir à ses
fins (y compris d’épouser une femme riche de dix ans
son aînée). Sont-ce des gens comme eux qui financent
le Tabligh ? Cet opportunisme échappe entièrement aux
membres de base qui s’attachent à s’autofinancer en
suivant scrupuleusement les règles du mouvement. Aucun
membre n’oserait imaginer l’éventualité de dessous de
table ou de financement occulte.
4
Le « recrutement »
Le Tabligh fait du prosélytisme dans toute la société, y
compris à l’université comme j’ai pu le constater à l’IIUM
(International Islamic University of Malaysia) de Kuala
Lumpur par exemple.
D’après le témoignage de Zuhal, étudiant, ce sont des
étudiants indiens et pakistanais qui incitent leurs amis à
sortir en khourouj pour trois jours. Ils font du porte-à-porte
dans les chambres universitaires. Zuhal n’en connaît que
deux à agir ainsi. « Un garçon indien vient quelques fois
dans ma chambre pour m’encourager à faire les trois
jours, mais je ne suis jamais sorti » ; il les suit pour participer
à une prière le soir. Beaucoup d’étudiants ne leur ouvrent
même pas leur porte parce que leur discours les ennuie,
« mais moi, j’accepte toujours de discuter car il n’y a
rien de mal. Pour l’instant, je n’ai participé qu’aux khulia,
après la prière du matin (subuh). Mais si un jour j’en ai
l’occasion, je veux bien faire les trois jours, car c’est une
bonne manière de propager l’islam. » Le Tabligh garde un
pouvoir de fascination, car « on ne peut pas aller contre les
idées qu’il propage ». Il utilise des arguments d’autorité
qui peuvent difficilement être contestés par ceux qui
restent peu au fait des subtilités théologiques. C’est
pourquoi, au lieu d’entrer dans le débat, certains préfèrent
ne pas leur ouvrir leur porte pour ne pas avoir à se justifier,
car les tablighi jouent beaucoup sur la culpabilité. Zuhal est
un bon exemple de quelqu’un qui s’est fait « prendre » par
l’argumentaire et pense réellement que le Tabligh est un
bon moyen de propager l’islam.
Mais du fait de la simplicité de son discours, le Tabligh
ne fait aucun adepte dans le département de sciences
religieuses. Syis, autre étudiant indonésien de l’IIUM, estime
que le Tabligh ne fait aucune entrée dans son département
(section religieuse) du fait de leur ignorance en la matière.
Selon lui: « Aucun de ceux qui suivent le Tabligh à l’IIUM
n’étudie dans mon département de sciences religieuses,
car le message du Tabligh est de toucher les cœurs.
Ils ont une interprétation très statique de la religion.
Les tablighi ne comprennent pas ce qu’ils lisent, ils
ne vont pas à l’école. » Le système du Tabligh repose
effectivement sur une certaine crédulité des participants qui
recherchent une discipline de vie sans s’investir dans les
études coraniques. J’ai pu moi-même mesurer le contenu
simpliste des prêches et des discours du Tabligh. Lors de
mes nombreuses fréquentations de taalim (réunions) de
femmes, j’ai retranscrit plusieurs bayan, prêches donnés
par un homme caché derrière un rideau. J’ai notamment
écouté les bayan des grands maulana durant les ijtimah,
tels ceux du fameux Abdelwahhab du Pakistan distillés par
haut-parleurs. Leur contenu est édifiant de simplicité. Ce
ne sont que répétitions d’injonctions de comportements
de vie. Ils sont ensuite ressassés, mémorisés et répétés
par les femmes. Elles s’enorgueillissent ensuite d’avoir
appris quelque chose d’extraordinaire alors que ce ne sont
que des détails futiles, comme bien prononcer les mots
pendant la prière dont il faut terminer les phrases avant de
changer de position. Le niveau est édifiant et on comprend
difficilement que des participants qui fréquentent depuis
longtemps le Tabligh ne se lassent pas, si ce n’est en
l’expliquant par leur degré d’endoctrinement.
Syis raconte avoir eu des discussions avec son compagnon
de chambre, un garçon du Bangladesh engagé dans le
Tabligh : « Il était sympa même s’il essayait de me forcer
à sortir. Mais je n’y suis jamais allé car je connais le sens
de ces khourouj. C’est juste pour faire prier les gens
le temps de la sortie, après c’est fini. Nous, on ne se
contente pas de l’invitation, on veut aller à la racine. » Le
Tabligh ne s’adresse pas aux franges intellectuelles de la
société, mais plutôt à ceux qui sont en manque d’émotion,
déstabilisés par une modernité abrasive. Comme dit la
mère de Zuhal, Mina (d’origine pakistanaise mariée à un
Indonésien décédé) : « Les tablighi sont bien entraînés, ils
savent très bien argumenter et convaincre par une grande
force de persuasion orale. » Mais ils n’ont aucun succès
chez des professeurs de religion qui lèvent les yeux au ciel
quand on leur en parle.
Il existe bien des madrasa du Tabligh mais elles ne
proposent que deux sujets : hafiz et alim. La section
hafiz consiste à apprendre le Coran par cœur sans aucun
effort de compréhension du texte, et alim qui se résume à
l’apprentissage des hadith (les faits et gestes du prophète
compilés en des milliers de pages). Cet enseignement très
statique, tel que le promeut Sikandarsha - le professeur de
sharia d’origine afghane de l’IIUM- refuse l’interprétation
nouvelle et la rationalisation. Selon Syis, la mémorisation
du Coran n’a rien à voir avec l’interprétation qui nécessite
des années d’études islamiques.
A l’IIUM, l’impact du Tabligh est limité à cause de la politique
de vigilance imposée par les autorités malaisiennes sur
tout groupe politique ou religieux (interdiction des activités
religieuses au sein des universités en Malaisie) : une manière
de limiter les groupes idéologiquement radicaux qui a le
mérite de préserver l’intégrité des étudiants peu voire pas
du tout fanatisés par le salafisme. C’est assez exceptionnel.
Pour Zuhal, cette interdiction date des années 1990 et
de l’arrestation d’Anwar Ibrahim. L’association à laquelle
il appartient et qui regroupe les étudiants indonésiens de
Malaisie - Persuatuan Pelajar Indonesia (PPI) -possède
une branche à l’IIUM. Mais ils sont à peine tolérés et sans
reconnaissance officielle.
Toujours selon Zuhal, le Tabligh est beaucoup plus actif
à l’extérieur. Lorsqu’il habitait à Gombak, il était souvent
contacté par des tablighi. Il se souvient que les hommes
du Tabligh faisaient des tournées régulières et frappaient
souvent à sa porte. Il peut vraiment voir la différence à
l’IIUM où ces appels au khourouj restent anecdotiques.
Néanmoins, les activités du Tabligh existent bien. Ahmad,
un Comorien francophone rencontré à l’ijtimah, est un
karkoun (membre actif) de très bonne volonté. Il est
étudiant à l’IIUM. Très enthousiaste, il estime que le Tabligh
a beaucoup de succès à l’IIUM. Mais quand on lui demande
le nombre de karkoun, il hésite et avance le chiffre de cent,
ce qui est très peu pour cette grande université. Il décrit
l’organisation. Chacune des cinq mahala (section) de
l’université organise sa mesyara (réunion) hebdomadaire.
Dans sa mahala, il y a plus de dix karkoun. Mais il n’y
en a aucun dans la mahala des sciences religieuses, ce
qui vient confirmer Syis. « A chaque mesyara, on fait un
gasht [un tour pour appeler les musulmans à se joindre
au mouvement, le fameux porte-à-porte] de la prière de
maghrib à celle d’isha. Notre objectif et d’aller dans les
chambres. On leur parle et on arrive à les convaincre,
mais c’est plus dur pour qu’ils nous suivent. »
Donc la stratégie du Tabligh dans les universités : la
persuasion « boule de neige » à la force de l’argumentation
orale. C’est un travail de recrutement individuel et de
longue haleine. Nous verrons plus loin les conséquences
de cet endoctrinement, même s’il est relativement faible
dans les universités et les milieux intellectuels.
5
L’impact social du Tabligh
Le Tabligh n’a pas d’association qui aiderait les plus
démunis ou les orphelins (comme les associations des
pays du Golfe), puisque ce n’est pas une organisation. Ils
ne collaborent pas non plus avec d’autres associations.
Du fait du tabou de l’argent, il ne faut pas quémander ni
jamais demander d’argent mais être responsable de sa
propre subsistance, aussi modeste soit-elle. C’est très
clair : pour ne jamais mendier, il suffit d’atteindre le niveau
de subsistance minimum et de se consacrer à l’œuvre de
dawah, la propagation de la religion.
Néanmoins les tablighi réalisent indirectement des
œuvres sociales en s’adressant aux couches démunies
de la population et en les ramenant à la bonne conduite
musulmane.
Syis, l’étudiant à l’IIUM très critique vis-à-vis du Tabligh,
leur concède néanmoins qu’ils font du bon travail en
société. Il donne l’exemple de son oncle [le Tabligh touche
tout le monde, rares sont les individus a ne pas posséder
un membre de leur famille dans le mouvement] : « Mon
oncle est dans le Tabligh à Padang (Sumatra Ouest). En
khourouj, ils sont allés voir des ivrognes pour les sortir
de leur état et leur parler de la bonne religion. Ils sont
très bons pour les problèmes sociaux. J’avais aussi un
copain qui avait une mauvaise vie. Son oncle l’a forcé à
sortir pour les trois jours, et il a changé. »
Beaucoup de récits sont colportés sur ce genre de «
miracles sociaux » d’individus perdus qui ont retrouvé un
sens à leur vie grâce au Tabligh.
Profil sociologique paradoxal des tablighi
S’il est difficile de dresser un portrait type de l’adepte
du Tabligh, tant l’éventail des recrues est large, on peut
dresser un rapide profil sociologique. Le membre du
Tabligh de base est en général dans un processus de
réislamisation, de retour à la foi après des années de
mauvaise pratique religieuse. Le mouvement lui permet
d’exprimer une radicalité relative par contraste.
Le Tabligh réussit particulièrement bien en Asie du Sudest car il propose un modèle d’organisation sociale qui
trouve un écho dans les sociétés asiatiques (hiérarchie et
costume symbolique répondant aux sociétés monastiques
bouddhiques, etc).
Une autre fonction du Tabligh, qui assure aussi son
succès, est de donner au participant l’excitation du voyage
et de faire ses valises. Les groupes sont attendus pour
les femmes dans les maisons de karkoun prévenus par
téléphone portable, pour les hommes dans les mosquées.
Personne ne se connaît mais tous partagent la même
cause, la même volonté de faire dawah. Les coûts sont
réduits au minimum du fait de ces logements gratuits. La
gratuité du logement permet non seulement de favoriser
les déplacements (dans des pays d’Asie du Sud-est où
il n’est pas si facile de partir à l’étranger), mais aussi de
constituer de nouveaux réseaux, car tous ces participants
se rencontrent et tissent des liens. Les khourouj offrent une
possibilité de socialisation, d’appartenance à un groupe
soudé. Le système des taalim et des ijtimah permet le
renforcement de la cohésion de groupe.
Le spectre de la désocialisation
Il semble qu’il y ait à l’œuvre deux mouvements
contradictoires, l’un qui améliore vraiment le comportement
(l’individu prend ses responsabilités sociales, travaille pour
s’auto-suffire et ne quémande plus des aides ou autres
formes d’assistance) avec des résultats concrets : ainsi,
au Cambodge, les musulmans sortent de la léthargie
due à la dépendance envers l’aide extérieure. Le Tabligh
contribue à faire entrer les Musulmans dans une phase de
maturation et leur permet de gagner en indépendance.
Cette autonomie financière, outre un comportement plus
responsable dans la société, les pousse simultanément à
prendre leurs distances vis-à-vis des autorités publiques
(même s’ils se montrent toujours consensuels, du moins
en apparence, avec le pouvoir établi).
En conséquence, le Tabligh génère un mouvement
d’orgueil : tellement sûrs d’être les plus pieux, les membres
du mouvement ne veulent plus se mélanger aux autres.
En se repliant sur eux-mêmes, ils finissent par sortir de
la société et à se placer en contradiction avec la fonction
socialisante du mouvement. A terme, ces hommes et
des femmes refusent de se mélanger au bas monde. Le
niqab des femmes est symbolique de cette rupture. C’est
une distinction, on rompt la communication. Ce qui relève
plutôt de l’orgueil que la soumission. On peut se demander
si cette base populaire fanatisée n’est pas voulue par le
mouvement, car elle représente une masse endoctrinée qui
rend le mouvement visible par le vêtement. En outre, plus
les musulmans sont marginalisés dans la société, plus la
découverte du Tabligh leur apporte une identité gratifiante
mais aussi asociale. Le vêtement qui les rend identifiables
dans la société qui les entoure (qamis et niqab), peut
aussi être perçu comme passéiste et antimoderniste.
S’ils veulent s’exposer comme d’excellents musulmans
sacrifiant leur apparence dans la voie d’Allah (alors qu’il
est si difficile d’échapper au diktat de la mode, de la télé,
des jeux vidéo, de la modernité), ils incarnent aussi
une résistance qui rend difficile le lien social avec les
autres, au nom de Dieu. Ils font le sacrifice de dunya
(le monde) pour ne se consacrer qu’au din (la religion).
Très vite cet exclusivisme religieux peut constituer un
décalage de la réalité. Ceux qui s’engagent dans la
voie du Tabligh peuvent la comprendre comme une
exclusivité et se décaler de la réalité. Ceci apparait
comme dangereux dans leur rapport au monde et en
fait des recrues faciles pour les jihadistes. Ils agissent
comme si, par revanche de leur exclusion, ils s’excluaient
eux-mêmes. Le Tabligh flatte leur identité musulmane dont
ils s’enorgueillissent, ce qui n’est pas neutre dans leur
radicalisation sociale comme on le verra plus loin. Ce sont
des gargarismes quotidiens de se flatter mutuellement
comme bons musulmans, se mettre du baume au cœur
de la perfection.
Le Tabligh des riches
Hisam Martino, âgé d’une quarantaine d’années, est un
homme riche possédant quatre maisons en Indonésie
dont une à Bali. Sa femme est libre, porte des vêtements à
manches courtes et à les cheveux à l’air, mais il n’y voit rien
à redire. Il prend beaucoup de liberté devant les restrictions
drastiques que s’imposent les membres de base. Hisam
cumule littéralement deux vies, sa vie de businessman
et celle de karkoun. Ses sorties en groupe lui offrent une
bouffée d’air loin des pressions quotidiennes : « Trois jours
par mois, je lâche tout, même mes deux téléphones
portables qui n’arrêtent pas de sonner en temps normal.
Personne ne peut me déranger. Ma femme le sait très
bien. » Puis il ajoute un peu plus tard : « Aller en khourouj,
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c’est comme partir en vacances. C’est encore mieux,
car en vacances je dois répondre aux appels du boulot,
surtout s’il y a urgence. Mais en khourouj, je ne prends
même pas mon portable. Je suis seul avec Dieu. »
Pour ces hommes aisés, membres de l’élite, entrer dans
le Tabligh équivaut à un développement personnel. Le
mouvement a un effet purificateur. On se coupe de la routine
quotidienne : salvation par l’action et perfectionnement
personnel.
Hisam dit rester lui-même dans sa vie quotidienne. Il ne
se formalise jamais sur l’habillement de son épouse. Mais
il se soumet entièrement aux règles du Tabligh quand il
sort en khourouj ou lorsqu’il participe à l’ijtimah. Il joue
alors le jeu de la séparation des sexes, de ne pas adresser
la parole à une femme, et surtout de se vêtir du kamis
et de la kopia. Un travestissement pour l’entrée dans
une seconde personnalité, plus proche de Dieu, plus
personnelle et qui dédouane celle qui fait des affaires.
Ainsi, Hisam révèle un double comportement en fonction
de la situation dans laquelle il se trouve. Il se dit très doux
et religieux dans le Tabligh mais, dans la vie courante,
impitoyable en affaires et strict avec ses employés. Ces
deux personnalités contraires ne se confrontent pas : au
contraire la personnalité « bonne » aide à racheter la «
mauvaise ». Le Tabligh contribue à surmonter la culpabilité
de s’éloigner des principes coraniques d’entraide entre
musulmans. Il permet au businessman de se dédouaner,
de vivre des jours de rachat. La personne généreuse et
pieuse dédouane celle qui est âpre au gain et se comporte
non conformément à l’islam comme religion altruiste. C’est
un moment de retraite où l’on est seul avec soi-même et
avec l’encouragement des autres, avec un seul but : sortir
de soi, se dépasser, se consacrer à son propre salut,
demander pardon.
Cette bipolarité, ce dédoublement sert à s’inventer une
autre vie, invention d’une vie consacrée à la religion (din),
contre une vie de dunya qu’on a du mal à assumer. Mais
pour Hisam qui maîtrise cette double identité – double jeu,
combien se jettent à corps perdu dans la voie du Tabligh
la comprenant comme une exclusivité ? Si Hisam ne
présente pas de risque d’allégeance politique ni sécuritaire,
il n’en va pas de même des membres de base : rejet du
monde, abnégation totale, mépris des non musulmans
avec lesquels on redoute l’échange quotidien, sentiment
d’exception et d’élection, orgueil. Cette rupture avec le
monde rend possible toute allégeance politique suspecte.
Un risque de fracture sociale ?
S’il est vrai que le Tabligh socialise des musulmans à la
dérive et marginaux. Il peut aussi désocialiser certains en
modifiant leur comportement social. S’habiller comme
le prophète pour les hommes ou comme ses épouses
pour les femmes peut provoquer une rupture culturelle et
pas seulement dans les pays à dominante bouddhique.
Ces vêtements sont également inconnus de la tradition
musulmane du monde malais (Malaisie, Indonésie, Sud
de la Thaïlande et des Philippines). L’intransigeance des
tablighi, très pointilleux sur les moindres détails de la
pratique religieuse, les rend peu enclins à se mêler aux
autres.
Werner Abdulfattah*, un Allemand de 54 ans converti à
l’islam après son mariage avec une Indonésienne, raconte
une anecdote intéressante : « La première fois que je
suis allé au markaz de Kebun Jeruk, ma femme a eu
peur, elle ne voulait pas que j’y aille. Elle a un neveu
qui a commencé à sortir et est devenu fanatique. C’est
comme s’il avait subi un lavage de cerveau. Ma femme
a eu peur que je fasse pareil. » Ainsi le Tabligh peut être
perçu comme une menace sur l’individu car pouvant
modifier sa personnalité. Il est vrai que le mouvement
demande à celui qui s’engage une réforme complète de
soi, avec une révision du moindre de ses gestes jusqu’aux
plus intimes. Ses idées, ses mœurs, son naturel vont être
modifiés pour laisser place à une nouvelle personnalité.
Conclusion : Dans quelle mesure l’endoctrinement
du Tabligh présente-t-il un danger pour la sécurité
régionale ?
On parle parfois du Tabligh comme d’un sas préalable
pour les terroristes. Les tablighi endoctrinés deviendraient
des recrues faciles pour des salafistes qui les courtiseraient
aux abords des mosquées. Certains poseurs de bombes
occidentaux (Richard Reid et autres) sont d’ailleurs passés
dans les rangs du Tabligh avant de rejoindre des groupes
terroristes. Outre les terroristes, de nombreux salafistes
ont débuté leur engagement dans l’islam par le Tabligh qui
offre une structure mentale au futur endoctriné : théologie
simplifiée, accent mis sur des rites immuables et répétés,
gestes du quotidien conditionnés par des contraintes
rituelles et structurant la pensée du tablighi. J’ai été
personnellement témoin de la radicalisation de certains
membres qui font preuve d’une grande irascibilité, voire
de paranoïa.
Même si par essence le Tabligh ne présente pas
de menace sécuritaire directe (pas d’arme, pas de
discours agressif, pas de tension entretenue…), sa
capacité à mobiliser les foules musulmanes et à les
endoctriner, ses manœuvres politiques pour attirer les
hommes puissants dans le mouvement montrent une
stratégie qui n’est pas celle annoncée publiquement.
Du fait de leurs activités religieuses difficilement contestables,
le Tabligh obtient un soutien tacite de la population qui
se montre plutôt bienveillante. Les tablighi sont vus au
premier degré comme des citoyens inoffensifs sacrifiant
leur vie pour la cause de l’islam et de sa propagation. Avec
des arguments incontestables rejoignant le sens commun
musulman, le Tabligh parvient à tenir politiquement ses
partisans qu’il soumet à une moralité inconditionnelle.
Seuls les intellectuels et savants religieux, comme Syis à
l’IIUM (International Islamic University of Malaysia) de Kuala
Lumpur, peuvent se permettre de critiquer d’un point de
vue théologique les fondements du Tabligh reposant sur
des hadiths faibles et d’accuser la superficialité de leur
argumentaire.
Le fossé qui existe entre les responsables du mouvement,
en général éduqués et ouverts, et la base fanatisée explique
cette tentation des participants au radicalisme, tout en
gardant une façade dirigeante politiquement correcte.
Les membres de base, malgré de multiples injonctions au
bon comportement, peuvent prendre une posture asociale,
antipathique et se couper de la société. Le durcissement
des mœurs, la volonté de coupure sociale s’imposent
chez le karkoun. Rares par exemple sont les familles en
Indonésie par exemple à ne pas posséder un membre
embrigadé dans le mouvement, dont elles fustigent
l’intransigeance. Cette tendance, si éloignée de l’idéal
théorique du mouvement, peut faire douter des véritables
intentions des dirigeants. Cet engagement extrême et
inconditionnel peut paraître dangereux, d’autant que la
réponse donnée par le Tabligh ne permet pas de satisfaire
7
le membre, qui cherchera d’autres groupes afin satisfaire à
son esprit purifié des contingences mondaines.
Si une menace du Tabligh n’est pas à l’ordre du jour,
l’engagement que le mouvement demande à l’adepte
tend à le fanatiser, à lui donner un statut d’exception
dans la société et donc de rendre difficile son intégration
et pose, in fine, la question des objectifs complexes du
mouvement.
Profils de membres du Tabligh
(par ordre chronologique de rencontre)
MALAISIE
(du 8 au 17 juillet et du 28 juillet au 17 août 2009)
Ijtimah de Nilai (banlieue de Kuala Lumpur)
• Zarina, 34 ans
Épouse de Mohamad Samsudin (un membre actif du
Tabligh)
Elle est l’hôtesse de la jamaat (groupe) de femmes lors de
l’ijtimah de 2009 qui se déroule à Nilai. Je vais habiter chez
elle du 10 au 12 juillet. Son appartement est à deux pas
du rassemblement.
Nilai, banlieue de Kuala Lumpur
• Faridah, environ 40 ans
L’une des femmes de la jamaat logeant chez Zarina.
Très agréable et débordante d’enthousiasme. Je serai très
proche d’elle pendant les trois jours, du 10 au 12 juillet.
• Soffiah, environ 50 ans
Nusrah (visiteuse) du taalim (réunion) chez Zarina
(rencontrée le 11 juillet).
Elle est très extrême dans sa pratique et blesse toute
l’assemblée en critiquant chacune. Elle est l’exemple
même de ce qu’il ne faut pas faire dans le Tabligh qui ne
doit pas attaquer de front un musulman de peur de le
blesser et lui faire renoncer définitivement au mouvement.
• Noraini
Nusrah participant au taalim chez Zarina (rencontrée le 11
juillet)
• Khadijah Ariffin, environ 20 ans
Étudiante à l’IIUM, elle accompagne sa mère au taalim
chez Zarina (rencontrée le 11 juillet)
Elle ne porte pas encore le niqab mais se dit très proche
du mouvement. Elle est un exemple d’étudiante intelligente
d’une université prestigieuse, endoctrinée et croyant aux
récompenses qui lui sont promises au paradis.
IIUM (International Islamic University of Malaysia), Kuala
Lumpur
• Rohaya Salleh
Nusrah chez Zarina, elle dort aussi chez elle le 11 juillet.
Personnalité intéressante, impliquée dans le Tabligh sans
porter le niqab, elle travaille à Malaysia Airlines. Sans
enfant, elle a adopté une fille originaire de Sabah.
rencontre à l’ijtimah (le 12 juillet). Il est venu spécialement
pour l’événement avec son frère Mohamed. Comme je
m’énerve avec les gardes qui ne veulent pas me laisser
entrer, il prend ma défense et se montre assez sympathique
en m’invitant à boire un thé à l’une des échoppes de la
partie commerçante (ouverte aux femmes). C’est lui qui va
chercher à ma demande deux francophones à l’intérieur de
l’ijtimah (qui m’est interdite) : d’abord le Comorien Ahmed,
puis le Français Hamza. Mais il s’avèrera le lendemain, alors
que je le rencontre par hasard au markaz de Sri Petaling, un
redoutable tablighi très fanatisé, manifestant beaucoup de
rudesse avec moi. Il m’accuse de m’adresser de manière
impolie aux hommes et surtout d’accepter des invitations à
boire du thé, ce qui ne se fait pas (alors qu’il m’a lui même
invitée !) C’est comme s’il se sentait humilié. Il déclare
violemment: « Si ma femme parlait ainsi à n’importe qui,
je divorcerais tout de suite. Je ne le supporterais pas une
seconde ! » Il se projette curieusement dans une situation
matrimoniale avec moi (!?), se montre nerveux et agressif.
Il soulève le problème de la masculinité en islam, et dans le
Tabligh en particulier.
• Mohamad, environ 30 ans
Frère d’Audi, il est arrivé comme lui il y a 13 ans en Australie.
Aminah, sa femme, est musulmane de naissance pour
moitié Philippine. Elle a juste 20 ans et est étudiante hafiza
(mémorisation du Coran). Plus conciliant que son frère, il
finit par être persuadé de ma sincérité, alors qu’Audi se
montre dur comme un roc.
• Ahmed Hassane, 27 ans
Comorien francophone, il m’est introduit par Audi qui va
le chercher à l’intérieur de l’ijtimah à laquelle je n’ai pas
accès. Il fait partie du service d’ordre de l’ijtimah. Il accepte
de prendre des photos pour moi avec mon appareil, ainsi
que de filmer.
Etudiant à l’IIUM (International Islamic University of
Malaysia), il m’explique la manière dont le Tabligh recrute
dans cette université.
Kuala Lumpur
• Hamza Brahmi, 48 ans
Français musulman d’origine tunisienne, libre penseur au
franc-parler agréable. Il a tout laissé en France avant de
partir en vélo avec pour objectif d’arriver jusqu’au Japon.
Comme il n’a pas beaucoup d’argent, il profite de l’ijtimah
pour avoir le gîte et le couvert gratuits. Je vais longuement
m’entretenir avec lui alors que l’ijtimah de Nilai touche à sa
fin. Il est très critique vis-à-vis du Tabligh dont il reproche
l’endoctrinement et la bêtise. Il n’en finit pas d’invectiver.
• Ibrahim Li, 45 ans
Chinois de la minorité musulmane des Hui, originaire de la
région de Ningxia en Chine. Il vit à Kuala Lumpur depuis
15 ans. Il travaille dans l’écologie et a en même temps
un commerce de textile où il emploie un Malais et deux
Chinois. Bien qu’étant musulman, il ne cesse de critiquer
les Malais pour leur paresse au travail. Je le rencontre à
la fin de l’ijtimah, le soir du 12 juillet, où il est venu pour
accompagner son neveu karkoun (très engagé dans le
mouvement).
Kuala Lumpur
• Audi Azalden Rijab, environ 30 ans
De père irakien et de mère anglaise, il vit en Australie
depuis 13 ans. C’est le premier Occidental que je
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Markaz de Malaisie
Mosquée Jamek Sri Petaling
Bandar Baru Sri Petaling
Kuala Lumpur
• Zulkufli ben Hassan, 28 ans
Originaire d’Ochru province de Sihanoukville au Cambodge,
il fait depuis sept ans des études d’alim (sciences
religieuses) au markaz du Tabligh de Sri Petaling. Ils sont
cinq étudiants cambodgiens à étudier dans la madrasa.
Kuala Lumpur
• Dayangku Siti Zulaika, 15 ans
Etudiante alima à la madrasa pour filles du Tabligh de Sri
Petaling que je visite le 13 juillet. Originaire de Sarawak,
elle veut devenir architecte car ses parents sont ingénieurs.
Elle est la preuve d’un niveau socioprofessionnel élevé
chez certains sympathisants du Tabligh.
Kuala Lumpur
• Muniba Ali, 14 ans
Pakistanaise, elle est originaire de la vallée de Swat. Elle
a suivi ses parents qui travaillent en Malaisie et l’ont mise
dans cette madrasa pour alima.
Kuala Lumpur
• Asma Nadira, 19 ans
A moins de vingt ans, elle est déjà ustaza (enseignante)
à la madrasa pour alima de Sri Petaling. Elle parle très
bien anglais et possède une bonne culture générale. Elle
incarne une certaine indépendance intellectuelle féminine.
Kuala Lumpur
• Salama, 17 ans
Philippine, elle étudie depuis sept mois à la madrasa pour
hafiza (mémorisation du Coran) de Sri Petaling. Sa mère
est une femme d’affaires habitant Manille et portant le
niqab. Salama : « J’ai fait des études de comptable au
collège mais loin de chez moi. Ma mère m’a demandé
ce que je préférais : continuer à l’université ou être hafiza
en Malaisie. Allah a choisi pour moi. »
• Noria, 18 ans
Cambodgienne originaire de Preik Pra, village de la
banlieue de Phnom Penh où se trouve le deuxième markaz
du Tabligh au Cambodge (où se trouve aussi le domicile
d’Abdulcoyaume, l’un des shura du Ca. Elle a déjà fait
deux ans d’études alima dans la madrasa de Sri Petaling.
Kuala Lumpur
• Seri, 41 ans
Ustaza à la madrasa pour alima. Elle me conduit le 14
juillet chez Raihan.
Sri Petaling, Kuala Lumpur
• Raihan Ramley Jenaton, 42 ans
D’origine singapourienne, elle a pris avec son mari la
nationalité malaisienne car ils n’aimaient pas vivre à
Singapour. D’allure assez snob, elle vit dans un intérieur
très aisé. Son mari travaille dans l’audiovisuel (il a vraiment
une apparence de karkoun et incarne à lui seul cet effet
de désocialisation que suscitent certains membres du
Tabligh: pas une parole ou un regard pour une femme).
Ancienne prof d’anglais, elle l’enseigne maintenant à
domicile pour continuer de porter le niqab. Elle représente
cette « bourgeoisie » du Tabligh qui a élu domicile près du
markaz national de Sri Petaling.
Kuala Lumpur
• Mohamed Noor
Cham cambodgien, ustaz au markaz du Tabligh de Phum
Trea (province de Kompong Cham). Rencontré le 14 juillet
au markaz de Sri Petaling où il se rend après l’ijtimah avant
de rentrer au Cambodge. Il se souvient de moi car je l’avais
déjà rencontré en 2007 sur le bateau remontant le Mékong
de Kompong Cham à Phum Trea. Il a passé plusieurs
années au markaz de Dusun Raja au Kelantan.
Phum Trea, Cambodge
• Abdulhamid, environ 40 ans
Responsable de la madrasa du markaz de Sri Petaling.
Il est aussi imam de la mosquée. Je le rencontre le 11
août et suis très surprise de l’accueil qu’il m’accorde. Très
généreux, gentil, il me fait entrer sans hésitation dans son
bureau alors que les femmes sont plus que taboues dans
le markaz. C’est une attitude très suprenante. En outre, il
m’invitera chez lui le surlendemain.
Kuala Lumpur
• Ahmad, 44 ans
Marocain vivant en Malaisie, marié à une Malaise. Il est
karkoun, parle français pour avoir vécu en France. C’est
Abdulhamid, responsable de la madrasa du Tabligh de Sri
Petaling qui l’invite pour le présenter.
• Haji Zaid, environ 50 ans
Chairman du markaz de Sri Petaling, il est un homme
très riche. Il habite une immense maison avec piscine à
l’intérieur. L’un des hommes forts de Sri Petaling avec
Abdulhamid, le responsable de la madrasa.
• Zaidah Mohd Salleh, environ 50 ans
Sa femme. Je la rencontre avec son mari le 16 août puis
vais avec elle dans un taalim.
Markaz de Pahang
Mosquée Batu 5 et demi
Jalan Bangan, Kuantan
• Jamaliah Daud (épouse de Haj Zul), 51 ans
Elle est l’hôtesse de la jamaat dans laquelle je m’introduis
le 28 et 29 juillet.
• Norhayati Yaakob (épouse de Haj Zailani), 46 ans
L’une des femmes de la jamaat en khourouj qui habite
chez Jamalia pour trois jours. Elle se charge de faire mon
éducation au Tabligh -très rude - pendant deux jours. Elle
est l’exemple de la femme mûre qui n’a plus rien à perdre
à porter le niqab.
Markaz de Dusun Raja (Kelantan)
• Kano, environ 50 ans
L’une des tablighi les plus austère que je connaisse. Elle
a onze enfants.
Kota Bharu
• Zulkifli bin Ahmad, environ 50 ans
L’un des dix shura du Kelantan. Il a une entreprise de
produits naturels, vendant dattes de Tunisie, huiles de
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massage, infusions de gingembre. Il est engagé dans
le mouvement depuis longtemps, a participé à toutes
les ijtimah et raconte volontiers l’histoire du Tabligh en
Malaisie.
Kota Bharu
• Noor, 51 ans
L’épouse de Zulkifli. Très intelligente et posée, elle n’en
porte pas moins le niqab. C’est grâce à elle que je
peux rencontrer son mari. Pendant l’entretien, elle va se
montrer directive tandis qu’il lui obéit. Elle est d’origine
minangkabau, une ethnie matrilinéaire, de l’Etat de Negeri
Sembilan.
Kota Bharu
INDONÉSIE
(du 18 au 23 juillet 2009)
Ijtimah de Tangerang (Jakarta)
• Abdullah Thahari
Indonésien et karkoun. Il est l’amir (chef) de l’istiqbal
(comité d’accueil) des jamaat à l’aéroport de Jakarta pour
les conduire à l’ijtimah. C’est à lui que je m’adresse dès
mon arrivée le 18 juillet pour trouver un endroit où dormir. Il
me fera patienter longtemps dans la surau (salle de prière)
de l’aéroport, le temps de trouver la jamaat australienne,
venue pour l’ijtimah et avec qui je vais passer les trois
jours. Il est très empressé et courtois mais trop curieux de
ma vie privée.
Tangerang (banlieue de Jakarta) ou Jakarta
• Les femmes de la jamaat australienne en khourouj pour
40 jours en Asie du Sud-est
– Ghoida, 56 ans, originaire de Java
– Rubeena, du Pakistan dont le mari est singapourien
– Fauzia, 35 ans, également originaire du Pakistan, elle vit
depuis 15 ans en Australie.
– Rozana, 42 ans, originaire du Sri Lanka
• Indah, 35 ans
Elle vient visiter la jamaat australienne, le soir du 18 juillet.
Très bonne anglophone, tout comme Fifi son amie (rare en
Indonésie). Elle a suivi son mari dans le Tabligh, mais avoue
avoir été au départ réfractaire. Elle est aujourd’hui comblée
par ce mouvement, et porte le niqab.
Tangerang
• Irfan, environ 30 ans
Mari d’Indah qui me fait faire le tour de l’ijtimah en voiture le
19 juillet. C’est un ancien musicien et producteur de métal,
il aurait fait la première partie de Metallica. Mais il a tout
abandonné le jour où il a rencontré le Tabligh. Il est d’abord
sorti trois fois trois jours, puis 40 jours directement en Inde.
Depuis, il ne travaille plus, n’écoute plus de musique et
part quatre mois chaque année en khourouj.
Tangerang
• Tussy, environ 30 ans
Ami d’Irfan. Il l’accompagne dans la voiture pour faire le
tour de l’ijtimah. Il accepte de faire quelques photos à
l’extérieur avec mon appareil. C’est un ancien protestant,
converti à l’islam il y a 13 ans. Il a commencé à s’engager
dans le Tabligh en 2002. Au Pakistan, il a reçu le nom de
Abd Jabbar mais tout le monde continue à l’appeler Tussy.
Il me contactera quelques jours plus tard par mail en me
demandant de lui envoyer une photo de moi pour voir mon
visage, car je portais le niqab quand je l’ai rencontré. Cette
demande, très incorrecte pour le Tabligh, prouve qu’il n’en
est pas un participant assidu.
Tangerang ou Jakarta
• Hisam Martino
Il habite à Tangerang dans la banlieue de Jakarta, pas très
loin du lieu de l’ijtimah. Il me loge les jours suivants. Il est
directeur de Mitra Loka Jaya, une entreprise de matériaux
naturels de construction de maisons. Il est karkoun mais
n’en porte pas les attributs. Son père est l’un des shura
d’Indonésie, et pourtant sa femme, Weri Novita, ne porte
pas le voile, mais des manches courtes, ce qui choque
beaucoup la maison où j’ai logé durant l’ijtimah lorsqu’ils
viennent me chercher.
Son ancienne activité dans la marine civile (il travaillait
comme second officier sur des bateaux de croisière), ses
études de droit (jusqu’en master), son séjour en Hollande
qui l’ont rendu bon anglophone font de lui un karkoun
atypique. Il ressemble aussi à ces hommes puissants,
comme son beau-frère, impliqués dans le Tabligh pour des
raisons personnelles, comme celle de faire une retraite loin
du stress quotidien.
• Nur Annisa, 45 ans
Amie d’Hisam, très riche. Elle possède aussi un commerce
au même endroit. Mariée à Abdul Aziz Haqie depuis trois
ans, elle s’est convertie à l’islam pour l’occasion. Mais sa
fille Frency est restée chrétienne, elle déteste son beaupère. Il semble que l’argent soit à l’origine de ce mariage.
• Abdul Aziz Haqie, 35 ans
Mari de Nur Annisa (amie d’Hisam). Il a dix ans de moins
qu’elle. Il a aussi un commerce de batik avec sa femme.
Extrêmement riche et imbu de sa personne, il a de grosses
bagues à chaque doigt. Son intérieur est couvert de
grandes photos de lui sur lesquelles il prend des postures
de prince arabe. Il serait allé sept fois à la Mecque et aurait
étudié quatre ans à Al-Azhar en Egypte. Il aurait un statut
d’ustaz mais ajoute en souriant qu’il est un businessman.
Il est courtisé par les shura du Tabligh, prouvant que sa
richesse intéresse. Il entretient avec eux des rapports très
familiers.
Tangerang, banlieue de Jakarta
• Werner Abdul Fattah, 54 ans
Allemand collaborateur d’Hisam qui va lui faire des plans
en 3D pour ses maisons ( il travaille sur autocad). Originaire
de Münich, il dit vivre depuis longtemps en Indonésie où
il s’est marié à une Indonésienne. Converti à l’islam, il ne
montre absolument aucun signe de fanatisme et vit sa
religion de manière posée. Il été confronté au Tabligh et en
a gardé le souvenir d’une situation inconfortable.
Tangerang
Markaz Jakarta
Mosquée Jame Kebon Jeruk
83 jalan Hayam Waruk
Kebon Jeruk, Jakarta Barat
• Mustapha, environ 50 ans
Australien, karkoun actif, rencontré devant le markaz de
10
Kebun Jeruk, le grand markaz national d’Indonésie. Il
porte une barbe blanche et dit s’être investi dans le Tabligh
depuis 1990. Il parle bien indonésien. Il est un pur produit
narcissique du Tabligh. Il se montre au-dessus des autres
et très scrupuleux sur la religion. Il a un regard fuyant
comme les autres Occidentaux du Tabligh, ne me regarde
jamais en face et gesticule mal à l’aise. Impossible de lui
demander ses coordonnées.
Il habite à Jakarta ou aux alentours.
• Arise Achmad, 46 ans
Karkoun dont l’interview a été filmée juste en face du
markaz. Il sort du malam markaz, la soirée du markaz le
jeudi soir, il raconte son engagement dans le Tabligh mais
se plaint que sa femme et sa fille ne veulent pas porter le
niqab.
Jakarta
• Hasanuddin Labai, 42 ans
Deuxième karkoun dont l’entretien a été filmé à l’issue du
malam markaz. Sa femme a 23 ans, elle parle anglais et
porte le niqab.
Jakarta
• Buya Andi Ihsan, 42 ans
Il est assistant de shura. Troisième entretien filmé à l’issue
du malam markaz. Il s’exprime très longuement. Il est
originaire de Bugis, Sulaweisi Sud. Il a deux femmes et
sept enfants. Il est un prince de Sulaweisi et a le titre de
buya (décerné à Sumatra et qu’il utilise même s’il vient de
Sulaweisi).
Jakarta
SINGAPOUR
(du 24 au 27 juillet 2009)
Markaz Singapour
Mosquée Angullia
Serangoon Road
• Shireen Fathima, 28 ans
Singapourienne originaire du Tamilnadu. Elle est nusrah
dans le taalim de Singapour auquel je participe la première
fois. C’est le premier endroit où je suis envoyée après
m’être présentée au markaz le 23 juillet dès mon arrivée.
Singapour
• Fatimah Abdurazak
La fille de Wahyu. Très intelligente et cultivée. Elle travaille
dans un bureau et ne porte le purdah que pour participer
aux taalim comme celui où l’on va toutes les trois le 26
juillet.
Singapour
• Rupiah, 42 ans
L’une des amies de Wahyu. Elle raconte son engagement
contre son gré dans le Tabligh et explique pourtant sa
satisfaction actuelle de porter le niqab. Elle n’a commencé
à le porter qu’à 42 ans. Son témoignage est très important
pour expliquer les motivations d’une femme mûre pour
s’engager dans le Tabligh.
Singapour
• Fiaz, 30 ans
Singapourienne d’origine indienne, rencontrée chez Wahyu
à l’occasion d’un taalim. Elle travaillait dans une société
de commerce, mais a démissionné pour aller au mariage
de sa sœur. Depuis elle n’a pas repris de travail et songe
sérieusement à s’engager dans la voie d’Allah. Elle porte le
purdah depuis une semaine.
Singapour
• Hadji Hassan
Shura de Singapour, rencontré chez lui avec sa femme
le 26 juillet. Il est très posé et courtois. Le comportement
agréable de ce shura contraste fortement avec la rudesse
des membres de base du Tabligh.
Singapour
• Anis, 42 ans
Singapourien musulman, de mère chinoise et de père
indien, l’un des cadres du Darul Arqam, cet organisme
qui se charge des conversions à l’islam et de leur
enregistrement. Il y travaille depuis 10 ans et a fait deux
ans d’études aux Etats-Unis. Il ne connaît rien au Tabligh
mais pourtant a assisté à l’ijtimah. Il héberge une jamaat
des Philippines chez lui quand je le rencontre le 27 juillet. Il
finit par dire : « Je suis allé à l’ijtimah car un collègue m’avait
invité. C’est une bonne manière de propager l’islam.
Leur idée de frapper à la porte des gens est excellente. »
Cela témoigne de la volonté d’entrisme du Tabligh chez
les musulmans influents. Il me donne les contacts des
dirigeants du Tabligh à Singapour.
Singapour
• Noorhuda Abd Halim, 51 ans
Malaise venue à Singapour avec son mari pour l’ijtimah.
Rencontrée lors du taalim indien le 23 juillet. Nous
sympathisons et elle m’invite chez elle à Pahang.
• Wahyu (épouse d’Abdurazak), 50 ans
Singapourienne très engagée dans le Tabligh. Je loge
chez elle pendant tout mon séjour à Singapour, car son
mari est en khourouj et ses enfants sont absents. Seule
sa fille Fatimah loge à la maison. Elle a huit enfants. Très
intéressante pour comprendre l’adaptation du Tabligh au
contexte social des individus. Elle me déconseille de porter
le niqab pour ne pas effrayer la société singapourienne,
qu’elle ne tient pas en grande estime par ailleurs,
notamment par rapport les restaurateurs chinois qui ne se
soumettent pas au contrôle halal.
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