Mission impossible - Institut de l`entreprise

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Mission impossible - Institut de l`entreprise
LES LIVRES ET LES IDÉES
Mission impossible
BERNARD CAZES
P
1 On ne saura
jamais qui a dit
cela : Mark
Twain, Oscard
Wilde, Bernard
Shaw ? Et
pourquoi n’estce jamais
attribué à un
Français
(Alphonse Allais
ferait très bien
l’affaire) ?
2
R. N. Cooper
et R. Layard
(dir.), What the
Future Holds, MIT
Press, 2002, 285
pages.
3
A noter un
absent de
marque : la
géopolitique.
révoir a beau être difficile, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir1, on continue inlassablement à conjecturer.
Même Paul Valéry, qui a pourtant écrit : « Je prévois, donc je me trompe », avait reconnu « les grands
avantages d’une préparation générale et constante qui, sans prétendre créer ou défier les évènements (…)
permet à l’homme de manœuvrer au plus tôt contre l’imprévu ».
Or voici que deux universitaires, R. N. Cooper du MIT et R. Layard de la London School of Economics, ont
tenté de résoudre le paradoxe de l’impossible-mais-nécessaire prévision, en organisant à Oxford une
conférence2 sur le thème : comment réfléchir intelligemment sur l’avenir ? Réponse : il faut que les praticiens
des sciences sociales osent se lancer dans la prévision à moyen terme sans se laisser décourager par les
nombreuses erreurs commises dans le passé (le livre en fournit un riche florilège).
Les domaines qui, à titre d’exemple, sont passés en revue dans une optique prospective se répartissent
finalement en trois groupes3:
• D’abord le triplet Population-Energie-Climat, extrêmement imbriqué puisque toute population consomme
de l’énergie et, ce faisant, altère le climat. Les incertitudes n’en sont pas absentes (la Terre, en 2020, compterat-elle 8 ou 12 milliards d’habitants ?), mais à très long terme les objectifs souhaitables sinon exaltants sont
sans équivoque, même si les chances de les atteindre à temps restent bien aléatoires : ils s’appellent croissance
démographique nulle, énergies renouvelables et – le plus difficile à spécifier – équilibre entre résilience des
systèmes naturels et sociaux et volume des émissions à impact climatique défavorable.
• Ensuite le pôle Travail, où l’on ne discerne aucun fil directeur comparable. A la place, six scénarios contrastés (plus ou moins de flexibilité du marché du travail, d’inégalités, de participation du personnel, de régulation
institutionnelle…), ce qui laisse penser que le capitalisme d’après-demain pourrait avoir plusieurs visages.
Libéraux et socialistes auront du pain sur la planche.
4
J’ai présenté le
texte de ce
mémorandum
dans la revue
Politique Etrangère,
1997, n° 3.
Sociétal
N° 38
4e trimestre
2002
112
• Le pôle Régulation (ou Gouvernance) offre lui aussi un fil directeur pour le très long terme : soumettre à
la coopération internationale le maximum d’externalités globales excédant les capacités de maîtrise des
Etats-Nations. Les structures de gouvernance sont supposées s’adapter bon gré mal gré, mais le temps que
prendra ce processus n’est pas précisé, pas plus que ne sont évoqués les risques de conflits qui pourraient
en compromettre le déroulement. Plutôt gênant, non ?
Bref, What the Future Holds semble espérer que des images d’un avenir souhaitable pour tous et réalisable
sans violence finiront par émerger si la futurologie (en français : la prospective) est pratiquée plus
systématiquement par les social scientists. Encore faut-il qu’ils soient écoutés ! Ne risquent-ils pas de subir
le même sort qu’un certain Piotr Dournovo, ancien ministre de l’Intérieur, qui adressa en février 1914 à
Nicolas II un mémorandum où il avertissait le tsar que le conflit Russie-Allemagne qui s’annonçait serait
désastreux pour les deux protagonistes… et leurs régimes politiques respectifs4 ?l