Un envers amoureux : la revanche des amants transis

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Un envers amoureux : la revanche des amants transis
Un envers amoureux :
la revanche des amants transis dans la poésie satirique
Mireille Beausoleil
Université de Montréal
La littérature de la Renaissance accuse plusieurs transferts, comme en attestent les
procédés littéraires privilégiés par ses auteurs – la parodie, le pastiche ou la fantaisie verbale – et
l’intense activité de traduction. Si elle est encouragée par les érudits humanistes parce qu’elle
diffuse la connaissance, elle est dénigrée par les poètes qui l’associent à une trahison (selon le
proverbe italien, traduttore tradittore). Or, cela n’empêche pas Du Bellay de translater en langue
françoise les pétrarquistes italiens. Obéissant au même déplacement, c’est-à-dire à l’adaptation,
l’imitation préside à la création littéraire. Il ne s’agit pas d’une réécriture servile qui ne vise qu’à
reproduire fidèlement un modèle, mais d’une re-création par laquelle le poète tente de dépasser
celui qui l’a inspiré. Les auteurs gréco-latins et les poètes italiens ont ainsi eu une incidence
certaine sur les auteurs français (l’œuvre poétique à la Renaissance est, en quelque sorte, le reflet
des lectures de son scripteur) et cela donne lieu à d’intéressants transferts. À cet égard, le cas de
la satire – qui est à l’origine un genre latin1 – est éloquent. Des transferts générique et topique
sont ainsi créés. D’une part, la satire française adapte la satura latine (dont les parangons sont
Horace, Juvénal et Perse) à travers le prisme de la satira italienne (Berni, L’Arioste et L’Arétin).
D’autre part, les satiristes s’inspirent des modèles féminins instaurés par ces littératures. C’est
ainsi que la femme hypocrite, qui se tapit sous les traits de la matrone romaine chez Juvénal, revêt
le masque de la bigote chez les satiristes français.
Les déplacements mentionnés ici sont essentiellement observés en diachronie. Il apparaît
au XVIe siècle, dans un espace de temps plus restreint, des transferts poétiques, de nature
parodique, qui se manifestent d’une forme à une autre. Et c’est, plus précisément, la poésie
amoureuse qui en est le point d’ancrage. Lieu par excellence de l’expression lyrique, la poésie
amoureuse est régie par un code rhétorique strict et nourrie par une topique pétrarquiste (sujette à
plusieurs déformations, comme nous le verrons). L’amour y est forcément tyrannique ; la dame
cruelle est indifférente à la passion de l’amant transi qui poétise, en de multiples litanies, le feu
qui le consume : « Amour me tue, et si je ne veux dire / Le plaisant mal que ce m’est de mourir »2
écrit Ronsard. Mais, cette soumission ne saurait durer. Las d’être un Tantale ou un Ixion, l’amantpoète troque sa plume amoureuse pour une pique venimeuse. Il dévoile alors ses personae :
amoureux lorsqu’il supplie sa dame et vengeur lorsqu’il accuse l’amour et ses leurres. Vers 1550,
cette poésie accueille son contraire : la poésie antérotique. Des contr’amours apparaissent,
prenant le contre-pied des thèmes amoureux. Au début du XVIIe siècle, les poètes satiriques iront
encore plus loin que leurs aïeux littéraires, en portant la femme aimée aux gémonies et en
explorant les dédales de l’érotisme obscène. Il s’agit ici de réfléchir à ces renversements
thématiques.
Nous examinerons donc deux types de déplacements : celui de la poésie amoureuse qui
tend à basculer vers son antithèse et celui de la satire, qui prend le contre-pied du modèle
amoureux. Nous tâcherons de dégager l’aspect ludique de ces poésies antérotiques qui se plaisent
à corrompre l’idéal amoureux. Quelques exemples significatifs – dont Clément Marot, Étienne
Jodelle et Jean Auvray – viendront étayer les divers transferts d’une poésie à l’autre. Nous
verrons enfin que les poésies amoureuse et satirique offrent une représentation déformée, voire
fantasmatique de l’objet féminin. Ne sont-elles pas, en ce sens, deux parodies ? Il importe, tout
d’abord, d’examiner les deux déplacements métaphoriques de la poésie amoureuse : la laideur des
contr’amours et la sensualité des anti-pétrarquistes.
2
1. Le Contr’Amour : le déplacement métaphorique de la poésie amoureuse
À la Renaissance, le discours amoureux suit un itinéraire précis dans les recueils
poétiques, allant du coup de foudre de l’amant à son désamour, en passant par le doute et la
souffrance. Les oscillations de l’âme – entre le doux et l’amer – infléchissent la trajectoire de
l’œuvre amoureuse au point que le chant se transforme en reproches. C’est ainsi qu’un poète
comme Maurice Scève – qui a consacré plus de quatre cents dizains à Délie – finit par
proclamer :
Doncques après mille travaux et mille,
Rire, pleurer et ardoir3 et geler,
Après désir et espoir inutile,
Être content, et puis se quereller,
Pleurs, plaints, sanglots, soupirs entremêler,
Je n’aurai eu que mort et vitupère !4
Si l’échec engendre la déception, il fait basculer, chez d’autres poètes, la louange vers le
blâme. En ce sens, le blason poétique5 (un poème en décasyllabes) est la forme où ce
renversement métaphorique se pose avec le plus d’acuité. Dans son Art poétique français, Sébillet
montre que le blason est un genre double, comme le genre épidictique lui-même : « le Blason est
une perpétuelle louange ou continu vitupère de ce qu’on s’est proposé de blasonner »6.
Clément Marot relance la mode du blason en France dans les années 1530. Il décrit le jeu
littéraire en ces termes : « Or chers amys, par maniere de rire / Il m’est venu volunté de descrire /
A contrepoil un tetin que j’envoye / Vers vous, affin que vous suyviez cette voye (A ceulx qui,
après l’epigramme du Beau Tetin en feirent d’autres) »7. D’ailleurs, la plupart des vers du Beau
tétin trouve son opposé dans le Laid tétin. Signalons quelques vers tirés du blason8 : « tétin donc
au petit bout rouge »9 ; « tétin qui jamais ne bouge »10 ; « Quand on te voit, il vient à maints /
Une envie dedans les mains / De te tâter, de te tenir »11. Ils sont ainsi transposés dans le contreblason : « tétin au vilain grand bout noir »12 ; « tétin qui brinballe à tous coups »13 ; « Quand on
3
te voit, il vient à maints / Une envie dedans les mains / De te prendre avec des gants doubles »14.
Si la beauté et la jeunesse constituent les moteurs de l’éloge, la laideur et la vieillesse sont
inhérentes au blâme. Les deux topiques commandent des imaginaires particuliers, l’un inspiré par
le désir – la rose, la mignardise, la vertu –, l’autre par le dégoût qui fait volontiers usage de la
peur et de son cortège maléfique (le Diable, la chèvre morte, Lucifer, la sorcière). Les poètes de
la Renaissance explorent les potentialités, tant stylistiques que métaphoriques, de leur objet. C’est
pourquoi, souligne François Rigolot, « il n’existe pourtant pas de ligne constante dans le
traitement de l’amour au XVIe siècle. La plupart des poètes cultiveront tour à tour les deux
registres »15. On retrouve donc au sein d’une même œuvre, pièces amoureuses et antérotiques,
communément appelés amours et contr’amours.
L’œuvre d’Étienne Jodelle est exemplaire de ce que Gisèle Mathieu-Castellani nomme le
« réalisme amoureux », c’est-à-dire l’ensemble topique regroupant les « différents motifs antipétrarquistes […] l’éloge de l’inconstance, l’adieu à une dame trop rigoureuse, la révolte de
l’amant martyr, bref les figures de l’amour sans passion »16. Dans ses Contr’Amours, Jodelle
stigmatise la dame chantée dans ses Amours : « Mais tu es cent fois plus, sur ton point de
vieillesse, / Pute, traîtresse, fière, horrible et charmeresse, / Que Myrrhe, Scylle, Arachne, et
Méduse, et Médée »17. Soulignons que lorsque le poète revêt l’ethos de l’amant transi, il utilise le
même ton pour décrire les affres de l’amour. Il « vomit sur moy », écrit Jodelle, « sa fureur et sa
rage »18. Il peut paraître étrange que les traditions amoureuse et satirique s’avoisinent dans
l’œuvre du poète. Elles « […] ne s’excluent pas nécessairement, et même s’allient fort aisément,
l’idéalisation du sexe féminin ayant pour envers le mépris »19. D’autres auteurs, comme Du
Bellay, font également coexister les deux traditions. Son recueil de poèmes pétrarquistes, intitulé
L’Olive, se termine d’ailleurs sur une satire, L’Antérotique de la vieille et de la jeune amie. Si ce
poème célèbre à son tour la beauté de la femme (plus précisément en sa jeunesse), il se distingue
4
nettement des autres poèmes par son dédain pour la vieille entremetteuse20. Blâme et éloge
s’alternent donc au sein d’un même poème. Du Bellay s’ingénie à créer une dichotomie
esthétique en s’inspirant de la topique de la vieillesse et de la laideur, récurrente dans la poésie
antérotique.
Après le faste amoureux d’une poésie entièrement vouée à célébrer la femme apparaît,
sous la plume de Du Bellay et de Ronsard, une critique du pétrarquisme. Le premier souligne
l’artificialité du discours amoureux en ces vers : « Le vrai amour naît du premier regard / Et ne
veut point se façonner par art »21. Il interroge sans détour les convenances rhétoriques exhibées
dans la poésie amoureuse. Le second critique une autre faille de cet art d’aimer : « Il [Pétrarque]
était un grand sot d’aimer sans avoir rien »22, autrement dit, le poète articule raison et action,
privilégiant par-là une approche plus franche du désir amoureux. Les métaphores du plaisir
s’introduisent dans une poésie jusqu’alors platonique. Comme le signale toutefois François
Rigolot, Éros et Antéros « […] représentent des forces antagonistes redoutables qui s’accordent
avec la conception néo-platonicienne de la lutte entre le désir charnel et sa sublimation
spirituelle »23. L’opposition au pétrarquisme permet l’intrusion de thèmes plus grivois. Le
fantasme – à peine esquissé dans les images vaporeuses du songe érotique – devient une
satisfaction brutale des sens dans la satire. Le deuxième déplacement, la satire comme contre-pied
du modèle amoureux, s’impose de lui-même.
2. La satire : un contre-pied du modèle amoureux ?
Les satiristes du début du XVIIe siècle n’ignorent pas les grands modèles de la poésie
amoureuse. En plus de vouer une admiration certaine aux chantres de la Pléiade24, ils
s’approprient ses lieux communs pour les remodeler à leur gré. Toutefois, cela n’est pas le fait
que de la lecture. Dans un article consacré à Sigogne, Robert Melançon note que « le réseau des
5
lieux communs de la poésie pétrarquiste avait à tel point pénétré tout le champ de la poésie que
les genres les plus divers portaient alors sa marque […] »25. Prenons pour exemple le poème
inaugural des Amours de Cassandre de Ronsard26 et le pastiche qu’en fait Sigogne :
Qui voudra voir comme Amour me surmonte ,
Comme il m’assaut, comme il se fait vainqueur,
Comme il renflamme et r’englace mon cœur,
Comme il reçoit un honneur de ma honte;
Qui voudra voir une jeunesse prompte
A suivre en vain l’objet de son malheur,
Me vienne lire : il verra la douleur,
Dont ma Déesse et mon Dieu ne font compte.
Il connaîtra qu’Amour est sans raison,
Un doux abus, une belle prison,
Un vain espoir qui de vent nous vient paître;
Et connaîtra que l’homme se déçoit,
Quand plein d’erreur un aveugle il reçoit
Pour sa conduite, un enfant pour son maître27.
Le sentiment amoureux est exprimé au moyen d’antithèses pétrarquistes (le feu et la glace) qui
mettent en valeur la douleur que ressent l’amant transi (lui-même possédé par l’objet de son
amour). Sigogne subvertit cette émotion par l’obscène :
Qui voudra voir comme un diable me …ut,
Me transperçant à la septiesme cotte,
Qui voudra voir comme le sang il m’oste,
Me tourmentant de son humide bout;
Qui voudra voir comme il m’esterne hoste,
Me contraignant d’avoir la cuisse haute
Pour recevoir au large son esgout :
Me vienne voir, il verra mon derriere,
Ord et villain de la sale matiere
Qui coule au long, jaune comme un escu;
Et si, alors, quelque pitié le touche,
Il se tirera sa langue de sa bouche
Pour doucement m’en essuyer le cu28.
Il s’agit là d’un bel exemple de glissement sémantique, allant du discours amoureux à la licence
verbale. Le poème de Sigogne transgresse les motifs pétrarquistes par la vulgarité et rabaisse la
noblesse du propos par une verve ordurière. Robert Melançon signale que seule la structure
6
générale du poème a été conservée. « Elle suffit à établir la relation entre les deux textes, faisant
entendre à travers le second l’écho déformé du premier […] la parodie cherche ici à détruire
agressivement, en la vidant de sa substance, toute une tradition à travers un poème qui la
représente »29.
Dans son œuvre, le satiriste Jean Auvray s’en prend au personnage de l’amant transi en
détournant les clichés amoureux. Dès les premiers vers de son poème Amoureuse poursuite, il
invoque les victimes de la poésie amoureuse tels Actéon (figure de la lubricité punie) ou Tantale.
Puis, l’« amoureux martyre » de l’amant est ridiculisé par le satiriste qui commente, en aparté :
Retournez que seront ces amoureux trancis,
s'alambiquant l' esprit de fantasques responces,
trouveront dans le lict plus de picquants soucis
que s' ils estoient couchez sur un fagot de ronces.
Ils feroient beaucoup mieux de dire effrontément
leurs chaudes passions à ces fines pucelles,
car telle se rira de leur aspre tourment30.
L’amant devrait faire fi de la chasteté, source de frustration, pour exprimer sa sensualité.
Cet appel à la transgression déplace la nature même de ce personnage. La définition du
Dictionnaire de l’Académie est, à cet égard, éloquente : « On dit par raillerie, Un amoureux
transi, pour dire Un amant respectueux & timide jusqu’à l’excez »31. Notre définition moderne a
conservé l’une des métaphores-clé de la poésie amoureuse. En effet, « transi » désigne « être
pénétré d’une sensation, d’un sentiment qui glace »32.
Cette liberté sexuelle est donc en inadéquation avec la poésie pétrarquiste. Pourtant,
comme nous venons de le voir, ses motifs ne sont pas absents de la satire. Les thèmes
antagonistes coexistent dans les mêmes recueils, comme c’était le cas pour les contr’amours. Le
titre Banquet des Muses, qui suggère un recueil de mélanges, s’ouvre sur des satires virulentes de
femmes morbides pour se clore sur des poèmes mignards. Les recueils satiriques, au début du
7
XVIIe siècle, témoignent eux aussi de cette tendance. En plus de réunir les beaux esprits
poétiques de l’époque, tant facétieux que sérieux, ces recueils joignent les éloges féminins aux
satires les plus viles. Toutefois, plusieurs poèmes aux abords amoureux ne sont en fait qu’un
pastiche. En voici un exemple :
J’ai beau contracter, follastre,
Les cincinnes du poil fulve
Bel ornement de ta vulve,
J’ai beau remuer ma lance
J’ai beau bransler la cadence
De mon double testicule
Sur ton enflé monticule33
L’érotisme se complait ici dans la vulgarité. Les auteurs vont même ruser au point de
prendre le ton de la poésie amoureuse pour orner des images obscènes. En outre, la topique
pétrarquiste possède un fonds d’images usées à travestir, comme le regard de braise. Chez
Sigogne, il devient « le regard enflambé de ton faux œil decoche / Rostit plus de cochons que
mille tours de broche »34. Ainsi, la poésie satirique est une parodie de la poésie amoureuse, si l’on
considère que « la parodie vise toujours un autre texte, qu’elle reproduit de façon plus ou moins
triviale ou grotesque »35. Mais en quoi diffère-t-elle du renversement effectué par les
contr’amours au milieu du XVIe siècle ? Si les deux formes antérotiques apportent le même soin
au rabaissement de l’objet36, la portée du discours diffère. En effet, l’amant transi va renforcer ses
imprécations dans la poésie satirique. Ce n’est plus que l’indifférence de l’aimée qui est critiquée,
mais la Femme – dans le sens générique du terme. Elle est même tenue responsable de la
déliquescence sociale : « […] les guerres, les debats, les meurtres, les miseres, / Les desastres
sanglants, les tragiques horreurs, / Les cruels assassins, les trahisons, les mal-heurs / Par la
femme excitez… »37. Elle est ni plus ni moins qu’un Fléau. Son image va même se confondre
avec celle de la Mort. Sigogne écrit que la femme est « un portrait vif de la mort, un portrait mort
8
de la vie »38. Pouvons-nous réellement parler d’une revanche de l’amant transi dans la poésie
satirique ? Il faut entendre la « revanche » comme « […] le fait de reprendre l’avantage sur
quelqu’un après avoir eu le dessous »39. L’amant n’a plus une relation hiérarchique avec l’amante
puisqu’il refuse de se soumettre à la rigidité du code amoureux qui impose l’attente, la chasteté,
le langage poli et la servitude. Le rire – qui est d’ailleurs exclu de cette poésie – succède à la
souffrance dans la satire. C’est désormais l’amant qui va être cruel au point de passer désormais
pour un vulgaire misogyne.
3. Un miroir déformant de l’objet féminin
Qu’elles peignent une femme idéale ou un objet dégoûtant, les poésies amoureuse et
satirique se rejoignent sur un point fondamental : elles sont un miroir déformant. Comme le
signale Gisèle Mathieu-Castellani, « […] un ensemble d’images, d’emblèmes et de motifs
continue à dessiner le visage mythique de la femme […] »40. La célébration de ses beautés – où le
corps est découpé et examiné par parties – n’est-elle pas un exercice aussi hyperbolique que la
satire qui s’ingénie à inventorier la laideur ? On peut dire qu’il y a un même degré d’abstraction
entre un blason amoureux et une femme terrifiante. La femme au visage d’or et aux yeux de
cristal de Du Bellay n’est-elle pas aussi inquiétante que la dame de Sigogne dont la peau « […] se
fronce en cent rides altières »41 et qui « […] ressemble, épouvantable, au parchemin collé »42 ?
Les poètes plient donc leur objet aux caprices esthétiques de leur art.
Dans la poésie amoureuse : « […] la beauté féminine y est déjà parfaitement stylisée, sa
description se réfère à un code rhétorique et esthétique sans aucun souci de refléter la réalité de
l’expérience vécue »43. En plus de modeler le corps féminin, les hommes projettent leurs désirs et
leurs craintes sur l’écran fantasmatique qu’est la femme. C’est ainsi qu’un amant transi, déforme
volontairement la femme aimée pour mieux s’en détacher : il imagine le « cul » si tendre de sa
9
belle « […] farcy de galles et de cloux »44. Les poésies amoureuse et satirique partagent donc,
entre elles, plusieurs transferts : tant sur le plan topique qu’esthétique.
La déformation, résultant d’un choix esthétique, se réalise également dans l’acte de
représentation. En effet, un transfert s’effectue sur la toile de la satire. D’ailleurs, l’expression
« peindre au vif », chère aux poètes du XVIe siècle (Montaigne l’utilise souvent dans les Essais),
est récurrente dans les corpus qui nous occupe. Le poète veut donner l’impression qu’il a son
modèle sous les yeux et qu’il peint d’après nature. Un satiriste dicte ainsi ses consignes à sa
muse : « Il faut premierement au vif representer / D’un traict bien adoucy, le plan et les
ombrages, Les racourcissemens, les reliefs et les paysages / De ce joug espineux, de ce fatal
lien »45. C’est là le fondement même de la mission morale du satiriste : dénoncer les dérives
morales au moyen de la peinture de mœurs.
Conclusion
La poésie satirique est-elle l’envers de la poésie amoureuse ? L’envers suppose la « face
opposée, mais inséparable »46. C’est en critiquant l’horizon amoureux de la poésie – et à un autre
degré, une certaine conception de la poésie – que les poètes renouvellent la pratique poétique ou
du moins explorent des horizons jusqu’alors peu connus. La satire revisite les modèles et l’éros
poli de la poésie amoureuse. Elle se veut un instrument de vérité contre les mensonges du lyrisme
amoureux. C’est pourquoi elle montre une femme laide, exprime la jouissance sans détour et se
montre impudique face aux grivoiseries. Si nous observons les deux poésies en diachronie, nous
constatons qu’elles adaptent deux traditions fort différentes : l’une issue de Dante, Pétrarque et du
fin’amor, et l’autre, de Juvénal et d’une littérature dite misogyne. L’une se veut l’envers de
l’autre. La poésie de la Renaissance résout-elle les antagonismes ? Elle semble, du moins,
accueillir parfaitement la contradiction.
10
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SONNET DE COURVAL, Thomas, Œuvres satyriques, Paris, Rolet Boutonné, 1622.
1
L’effervescence humaniste autour des textes antiques va donner lieu à la restauration de diverses formes poétiques.
Ronsard, par exemple, importe le modèle de l’ode pindarique en langue française.
2
Pierre de RONSARD, « Sonnet XLV, Amours de Cassandre », Les Amours, éd. François Joukovsky, Paris,
Gallimard, coll. « Poésie », 1974, p. 45.
3
Le verbe « ardoir » désigne « brûler ».
4
Maurice SCÈVE, « Dizain CDXLI », Délie, objet de plus haute vertu, édition de Françoise Charpentier, Gallimard,
coll. « Poésie », 1984, p. 297.
5
Utilisant le procédé de la fragmentation, les poètes blasonneurs isolent une partie du corps féminin, la décrivent
sous tous ses angles, exaltant, sur le mode de la louange, ses qualités et ses propriétés. L’art du contre-blason met en
scène la virtuosité des satiristes à exalter la laideur (sur un ton graveleux).
6
Thomas SÉBILLET, « Art poétique français », Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Le
Livre de poche, 1990, p. 135.
7
Clément MAROT, « Épître 30 », Œuvres poétiques, t. 1, éd. Gérard Defaux, Paris, Bordas, 1990-1993, v. 37-40, p.
338.
8
Les vers du blason et du contre-blason attestent de deux modes de descriptions souvent à l’œuvre dans cette forme
poétique : l’une est la description de l’objet (beauté ou laideur), l’autre est l’effet produit sur l’amant (désir ou
dégoût).
9
Clément MAROT, « Blason du beau tétin », [in] Louise Labé, Œuvres poétiques avec un choix de blasons du corps
féminin, édition de Françoise Charpentier, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1983, p. 147.
10
Ibid.
11
Ibid., p. 147-148.
12
Clément MAROT, « Contre-blasons du laid tétin », [in] Louise Labé, Œuvres poétiques avec un choix de blasons
du corps féminin, édition de Françoise Charpentier, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1983, p. 168.
13
Ibid.
14
Ibid.
15
François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002, p. 208.
16
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, « Eros et ses masques : images de la femme dans la poésie de Théophile de
Viau », La Femme au XVIIe siècle, actes du colloque de Vancouver, University of British Columbia, 5-7 octobre
2000, édités par Richard G. Hodgson, Tübingen, coll. « Biblio 17 », 2002, p. 17, n. 18.
17
Étienne JODELLE, « Contr’amour V », L’Amour obscur, édition de Robert Melançon, Paris, Orphée/La
Différence, 1991, p. 115.
18
Ibid., « Sonnet IX », p. 39.
19
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, op. cit., p. 13. Dans son ouvrage The Troublesome Helpmate. A history of
misogyny in literature (Seattle, University of Washington Press, 1966), Katherine M. Rogers abonde dans le même
sens : « the rejection of love and women is found not only in the satire of love poetry, but in the erotic writers
themselves […] » (p. 110).
20
Le rabaissement de la femme sublimée engendre un déplacement carnavalesque, tel qu’analysé par Bakhtine dans
son ouvrage L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance (traduit par
Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970).
21
Joachim DU BELLAY, « Élégie d’Amour », Divers jeux rustiques, éd. Ghislain Chaufour, Paris, Gallimard, 1996,
p. 112. Dans ce recueil, on trouve également le poème, Contre les Pétrarquistes, dans lequel Du Bellay critique la
pudeur du discours amoureux : « J’ai oublié l’art de Pétrarquiser, / Je veux d’Amour franchement deviser » (p. 103).
22
Pierre de RONSARD, « Élégie à son livre, Amours de Marie », op. cit., p. 158.
12
23
François RIGOLOT, op. cit., p. 207.
Quelques études ont déjà fait mention des influences de Du Bellay et de Ronsard sur les poètes satiriques. Voir à
ce sujet : Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, « La Poésie amoureuse française à la fin du XVIe siècle d’après les
recueils collectifs (1597-1600), Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1976, vol. 76, p. 3-19.
25
Robert MELANÇON, « Le Pétrarquisme travesti de Sigogne », Études Françaises, avril 1977, p. 85.
26
Les Amours de Ronsard, avec les poésies de Desportes, sont le modèle le plus souvent contrefait.
27
Pierre de RONSARD, « Sonnet I, Amours de Cassandre », op. cit., p. 23.
28
SIGOGNE, « Sonnet », Œuvres satyriques [1606], éd. de Fernand Fleuret et Louis Perceau, Paris, Bibliothèque
des curieux, coll. « Satiriques français », 1920, p. 211.
29
Robert MELANÇON, op. cit., p. 82.
30
Jean AUVRAY, Le Banquet des Muses ou les divers Satyres, Rouen, David Ferrand, 1623, p. 391.
31
Dictionnaire de l'Académie françoise, dédié au roy, 2 vol., Paris, J. B. Coignard, 1694, article « transi », p. 590.
32
Le Petit Robert 1 : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, éd. revue et corrigée, Paris, Le
Robert, 2002, article « transir », p. 2662.
33
R.F., « Complainte de maistre Charlet sur le trespas de son nez », Le Labyrinthe d’amour ou suite des Muses
Folastres recherchées des plus beaux esprits de ce temps par H.F.S.D.C. [1615], Bruxelles, A. Martens et fils, 1863,
p. 10.
34
SIGOGNE, « Stances contre l'Ollivastre Perrette », Œuvres satyriques, op. cit., p. 134-147.
35
Robert MELANÇON, op. cit., p. 80.
36
En effet, le style est bas, l’aversion nourrit les métaphores, les avatars de la femme sont généralement négatifs.
37
Thomas SONNET DE COURVAL, « Satyre XII », Œuvres satyriques, Paris, Rolet Boutonné, 1622, p. 290-291.
38
SIGOGNE, « Satyre contre une dame », Œuvres satyriques, op. cit., p. 216. Si la mort était une métaphore de la
souffrance dans la poésie amoureuse et dans les contr’amours, elle est désormais une allégorie des guerres civiles
dans la satire.
39
Le Petit Robert 1, op. cit., article « revanche », p. 2291.
40
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, op. cit., p. 13.
41
SIGOGNE, « Satyre contre une dame », op. cit., p. 216.
42
Ibid.
43
Madeleine LAZARD, Images littéraires de la femme à la Renaissance, Paris, PUF, 1985, p. 30.
44
Robert ANGOT DE L’ÉPERONNIÈRE, Les Exercices de ce temps [1622], publiés par Pascal Debailly, Paris,
Société des textes français modernes, 1997, p. 86.
45
Thomas SONNET DE COURVAL, « Satyre VII », op. cit., p. 223.
46
Le Petit Robert 1, op. cit., article « envers », p. 913.
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