La productivité administrative et l`informatique: discours et

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La productivité administrative et l`informatique: discours et
1998.12
La productivité administrative et l’informatique:
discours et réalités
Jean-Louis Peaucelle
Professeur à l’IAE de Paris
Résumé : L’informatique, implantée dans les bureaux, améliore la productivité administrative, diminue l’emploi des cols blancs. Ces faits ont toujours été affirmés comme inéluctables.
Ils ne sont pas confortés par les études empiriques. On montre pourquoi, malgré leurs potentialités, les technologies de l’information n’ont pas modifié sensiblement les effectifs consacrés
aux tâches administratives.
Mots clés :productivité administrative, paradoxe de Solow, complexité. [1]
Abstract : Information Technology in the office improves the productivity of white collar
workers and decreases the number of staff. These facts are inescapable. IT doesn’t change the
number of the white collar workers, regardless of its abilities.
Key-words : White collar workers productivity, paradox of Solow, complexity.
Le concept de productivité est largement utilisé pour parler du progrès et il a été très tôt
associé à l’informatique. On va tout d’abord examiner comment se posait ce thème dans la
décennie 1968-1979, à partir des documents officiels de l’époque qui reflètent bien l’état
d’esprit général. On cherchera ensuite les raisons pour lesquelles on peut penser à une relation
entre la croissance de la productivité et l’informatique. Une troisième partie sera consacrée aux
études économiques qui montrent l’absence d’une telle liaison. Les auteurs parlent de phénomène énigmatique. On conclura alors par les hypothèses qu’on peut raisonnablement faire
aujourd’hui sur l’impact de l’informatique sur la productivité.
1
Le postulat d’une productivité meilleure par l’informatique
Dans les années cinquante, l’ordinateur était l’instrument des calculs scientifiques et de la
régulation industrielle. Ce fut IBM, qui avait des applications de gestion pour ses tabulatrices,
qui eut l’idée, dans les années soixante, de vendre des ordinateurs pour des applications de
gestion, avec les cartes perforées comme mémoire périphérique puis les bandes magnétiques.
Ce devint le plus gros marché de l’industrie informatique (70 %).
L’ordinateur apparaît comme la machine qui transforme le travail de bureau comme la
machine à vapeur et la moteur électrique ont modifié le travail en atelier. Examinons quelques
textes anciens parlant de cette transformation.
Dans le rapport [12] du 14 mars 1968, auprès du Conseil Economique et Social, on lit :
"L’automatisation doit entraîner — pour en justifier le coût et concrétiser les gains de productivité espérés — une réduction importante de main d’œuvre administrative". Certes il évoque par
ailleurs une controverse sur ce sujet mais il faut "payer" en gains le coût des machines et c’est
naturellement en termes de productivité que cela se fera, ici associée immédiatement à une
réduction d’emplois. Il affirme plus loin que la société absorbera ces gains de productivité
comme les précédents par "accroissement de la production" et "diminution de la durée moyenne
du travail".
En octobre 1969, Jacques Maisonrouge [1970] président d’IBM World Trade, disait devant
l’Académie des Sciences Morales et Politiques [13]: "L’ordinateur n’a pas entraîné de chômage
des employés de bureau" mais il s’interroge "Que fera de son temps libre l’homme de l’an 2000
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qui ne travaillera que 32 heures par semaine?". Les gains de productivité sont si évidents qu’on
se pose déjà le problème de leur affectation.
Les organisateurs du colloque international Informatique et Société voulu par Valéry Giscard
d’Estaing du 24 au 28 septembre 1979 [40] à Paris affirment le même degré d’évidence: "Pour
de nombreux économistes, il ne fait pas de doute que l’informatisation est un des principaux
mouvements sur lesquels nos économies devront s’appuyer pour dépasser la crise actuelle".
George Pébereau Président de la CGE ajoutera: "La compétitivité de l’entreprise de demain sera
à la mesure de son degré d’informatisation".
Mais le chômage commence à monter. On s’interroge sur les conséquences d’une augmentation de productivité. Le rapport de Bernard Boisson devant le Conseil Economique et Social
[1984 [2]] émet une recommandation: "un examen attentif, à la fois de la situation de l’emploi,
des gains de productivité, de l’évolution des salaires et des qualifications pourrait permettre
d’envisager, d’une part un aménagement du temps de travail, d’autre part la réduction du temps
de travail."
Ces citations reflètent l’amalgame traditionnel entre performance de l’entreprise, croissance
de la productivité et diminution de l’emploi. Or le niveau de production intervient toujours en
troisième terme reliant productivité et emploi. On n’a pas le droit de la laisser implicite. Par
ailleurs le coût de main d’œuvre (niveau de salaire et effectifs) n’est qu’un des facteurs de
compétitivité des entreprises. Il en existe bien d’autres, l’innovation et la compétence technique
notamment.
Le raisonnement est donc bien insuffisant d’autant plus qu’on ne trouve pas trace d’explications détaillées pour justifier cette relation. On peut cependant les reconstituer.
2
Les raisons d’une croissance de la productivité
Comment l’informatique améliore-t-elle la productivité des cols blancs ? Une secrétaire
frappe-t-elle plus vite sur un clavier informatisé? Non sans doute. Les gains viennent:
- de la réutilisation des données dans un grand nombre d’usages (saisie unique),
- de la communication à un grand nombre d’utilisateurs (éditions multiples),
- de la capacité à retrouver l’information pertinente dans une grande masse (bases et
banques de données),
- de l’automatisation des calculs (mais ils sont peu nombreux en gestion),
- d’une réorganisation des processus de travail (Business Process Reengineering, en français "reconfiguration" et aussi depuis longtemps formalisation par les données et les
règles de traitement).
Citons un seul exemple de tels gains. La préfecture de Seine et Marne délivre 26000 cartes
d’identité, 14000 passeports, 74000 cartes grises chaque année. Elle doit conserver les documents fournis à l’appui de la demande durant dix ans. Ces archives représentent 14 km de
rayonnage. Le système installé de 200 micro-ordinateurs en réseau sert aujourd’hui à numériser
tous les documents (avec signature et photo en bitmap). Les archives de 5000 cartes d’identité
tiennent sur un disque CD ROM pressé en 45 minutes. Les données sont stockées dans un juke
box de 240 disques. On y accède en deux secondes au lieu de 30 minutes dans les rayonnages
traditionnels. Les archives sont ainsi consultables aisément lors de la délivrance des documents.
Chaque employé traite 150 dossiers par jour au lieu de 25 auparavant. Le délai d’attente du
public est ramené de une semaine à 45 minutes (d’après Le Monde informatique du 8 avril
1994).
Ces changements créent aussi de nouvelles tâches, celles des métiers informatiques (conception, programmation, exploitation, maintenance,..), celles des utilisateurs eux mêmes. Le
Gartner Group a montré que les utilisateurs devant leurs postes de travail consacrent environ
une heure par jour à des tâches qui liées à leur outil et non au contenu de leur travail (démarrage,
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attentes, sauvegardes, pannes, appel à l’assistance en ligne,.). Les gains de productivité n’ont de
sens qu’au regard avec les nouvelles charges. Avec le recul de 30 décennies d’informatisation,
on peut constater ce qui s’est réellement passé.
3
Les faits paradoxalement se dérobent
Ces possibilités techniques se réalisent si on suppose que les décideurs informatiques sont
rationnels. Ils ne décident des nouveaux systèmes que s’ils en tirent des bénéfices. Or il n’est
pas sûr qu’ils aient eu le moindre outil pour anticiper les bénéfices et souvent on n’en a pas constaté.
La productivité se mesure au niveau d’un atelier par le rapport entre la production physique
(tonnes de charbon par exemple) et le temps passé pour produire. C’est cette mesure que Taylor
obtenait par le chronométrage. Au niveau d’une nation, la productivité (apparente du travail) est
le rapport entre le produit national brut (PNB), corrigé de l’inflation et le temps de travail. Les
économistes s’intéressent à l’évolution de cette productivité. Elle augmente depuis le début de
l’industrialisation à des taux variant de 1 % à 5 % (de 1945 à 1973).
À la fin des années quatre-vingt de très sérieux chercheurs en économie ont tenté d’observer
l’impact de l’informatique dans les statistiques économiques (Franke, 1987 [9], sur les banques
et assurances, Thurow, 1987 [37], sur les services, Roach, 1989 [26], sur les cols blancs). Les
données économiques sur les secteurs industriels et sur l’ensemble de l’économie américaine ne
montrent pas de concomitance entre dépense informatique et productivité durant les années
quatre-vingt. C’est ce qu’on a appelé le "paradoxe de Solow" qui aurait dit: "On voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité". Je n’ai pas retrouvé cette citation. On
peut en imaginer l’origine vraisemblable.
Robert Solow a reçu le prix Nobel d’économie le 8 décembre 1987 pour ses travaux sur la
croissance. Dans sa conférence de réception à Stockholm, il évoque toutes les étapes de son
cheminement intellectuel. Il raconte notamment un échec. Il a voulu modéliser l’idée simple que
la croissance était liée au progrès technique par le fait que les nouvelles machines dont l’industrie s’équipe sont plus performantes. La croissance est liée alors non seulement au stock de
capital mais à son âge. Par exemple, une usine récente, équipée des dernières techniques,
produit avec un coût de revient inférieur et une meilleure productivité du travail.
Malheureusement ce modèle n’explique pas mieux les données économiques que les autres
modèles où le progrès technique agit de manière plus diffuse. L’hypothèse du progrès technique
influant par l’incorporation des nouveaux investissements n’apporte rien de plus. C’est ce que
Solow (1988 [32]) explique: "Je ne sais pas si ce que j’avais trouvé était un paradoxe, c’est au
moins une énigme". Pour Solow le paradoxe concerne tout le progrès technique. Mais appliqué
à une seule technique, l’informatique, l’expression a fait florès.
Dans le début des années quatre-vingt-dix en France, on observe, de même, une absence de
lien entre les évolutions de la dépense informatique et celles de la variation de la productivité.
Sur la figure 1 on a tracé à la fois la dépense informatique et les augmentations de la productivité
apparente du travail calculées par l’INSEE. On ne constate pas le moins du monde de concomitance, ni dans l’évolution erratique de la productivité ni dans la tendance.
La croissance de la productivité et son ralentissement depuis 1974 restent inexpliqués pour
les économistes. Le progrès technique n’est pour eux qu’un résidu de ce qu’ils ne savent pas
interpréter.
Si on n’observe rien au niveau de toute la nation, peut-être pourrait-on voir mieux au niveau
des entreprises. Celles qui sont les plus informatisées ont-elles les meilleurs bénéfices, la
meilleure productivité? Les études (notamment Strassmann 1990 [35] et 1997 [36]) ne montrent
pas un tel effet.
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Figure 1 : Evolution de la productivité et de la dépense informatique française calculée par
Pierre Audoin Conseil
Milliards de Francs
350
Dépense informatique française
300
3%
250
200
150
1,20%
100
50
0
1986
Augmentation de la productivité apparente du travail
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
Dans les entreprises, il existe quelques enquêtes internes qui tentent de montrer l’impact de
systèmes existants. Les résultats sont souvent décevants et le plus souvent ils restent confidentiels. Par exemple, le 21 mars 1991, le comité interministériel de l’évaluation des politiques
publiques (CIME) a lancé une "évaluation du développement de l’informatique et de son impact
sur l’efficacité de l’administration". Une douzaine d’applications ont été sélectionnées dans les
principaux ministères. Pour chacune, une enquête a été menée pour identifier l’historique des
coûts et les gains de productivité réalisés, sous forme de diminution des effectifs.
Le résultat publié en 1992, (L’informatique de l’Etat [41]), est assez pessimiste. Il constate
que « globalement, il n’y a presque jamais eu de rentabilisation des investissements consentis ». Parmi les
raisons invoquées, l’absence de lien entre l’informatisation et l’allocation des moyens. «Les
mesures éventuelles de diminution des effectifs ne sont périodiquement requises que par la direction du budget,
sans lien direct avec la modernisation des outils». «L’absence de règles claires et stables de redistribution des gains
de productivité est un puissant frein à d’éventuels efforts ». En clair aucun service n’a intérêt à faire
décroître les effectifs. Cela générerait des problèmes sociaux, cela diminuerait aussi l’importance du poste de direction, bien souvent mesuré par le nombre de personnes subordonnées.
Compte tenu de la teneur de ces résultats, ce rapport n’a pas eu grande diffusion.
Dans son enquête sur les frais généraux d’environ 150 entreprises françaises, Claude
Salzman (1982 [29]) connaît leurs dépenses informatiques et leurs performances. Il sépare
celles qui dépensent beaucoup en informatique et celles qui dépensent peu. Il constate un
curieux effet non linéaire. Les entreprises extrêmes semblent meilleures que la moyenne
moutonnière (voir tableau 1 de la page 5).
Les entreprises qui dépensent beaucoup en informatique, comme celles dépensant peu, ont
des frais généraux plus forts. Mais la productivité de leur personnel administratif, notamment
celle des comptables, est meilleure dans les deux cas. Le processus de traitement des
commandes, largement automatisé à l’époque, fait exception. L’informatique à grande échelle
apporte une productivité supérieure. À l’inverse, mauvaise est la rentabilité des entreprises
ayant des dépenses moyennes.
Ces relations chaotiques font douter d’un impact positif des dépenses informatiques. Tout au
plus Salzman note-t-il que les entreprises fortement informatisées sont riches. La valeur ajoutée
par salarié y est forte (plus du double que dans celles qui dépensent peu). Mais où est la cause?
Informatise-t-on parce qu’on a de l’argent ou a-t-on cet argent parce qu’on a informatisé?
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Tableau 1 : Caractéristiques de l’activité administrative selon les dépenses informatiques,
d’après Salzman, C. 1982 [29].
entreprises dont la dépense informatique est
faible
forte
moyenne
% du
< 0,4 % du CA > 1,17
générale
CA
effectif informatique
0,44 %
2,25 %
1%
dépense informatique/CA
0,30 %
1,60 %
0,60 %
rentabilité des capitaux propres
9,70 %
9,60 %
8,60 %
% de cas avec pertes
9,70 %
8,80 %
16,20 %
frais généraux
18,90 %
24,50 %
17 %
productivité pièces/comptable
7100
8000
5070
lignes/personne du service
administration des ventes
5900
15600
21800
Eric Brynjolfsson (1993 [3]) a proposé une synthèse très claire des raisons pour lesquelles
l’impact économique ne nous apparaît pas avec évidence. Il propose 4 types de raisons: les
erreurs de mesure de nos appareils statistiques, un retard des effets, une redistribution des gains,
une mauvaise gestion de l’informatique.
- les erreurs de mesure. L’appareil statistique a beaucoup de défauts, même si on l’améliore
sans cesse. La mesure de la production des services est très incertaine parce qu’une part
n’apparaît pas sur le marché. Ainsi toutes les mesures de productivité des employés de
bureau sont sujettes à caution.
- L’appareil statistique ne prend pas en compte:
• la qualité des produits ou services,
• l’amélioration de la sécurité,
• les innovations,
• la variété (gamme de produits),
• le service au client (accès continu aux distributeurs de billets par exemple),
• la vitesse du service,
• la réactivité des entreprises,
• l’amélioration des conditions de travail.
Or l’informatique a modifié beaucoup de choses dans ce domaine.
De plus on peut remarquer que les dépenses informatiques elles-mêmes ne sont pas vraiment
identifiées, en dehors des achats de machine et de logiciels. La valorisation par les dépenses est
une mauvaise mesure à cause des baisses de prix, spécifiques à cette industrie.
- les retards des effets. Les effets seraient encore invisibles parce qu’ils apparaîtraient avec
retard. Un tel retard a été observé quand on a voulu identifier l’effet des chemins de fer ou
des moteurs électriques. il est donc plausible pour l’informatique mais quelle est son
ampleur?
- la mauvaise gestion. Les gestionnaires n’ont pas su tirer parti de l’informatique. À côté de
réussites brillantes, les projets dispendieux ne manquent pas.
- la redistribution des gains. Les impacts de l’informatique ont pu être redistribués par
l’entreprise qui les a générés. Redistribution sur les clients par gratuité des services
nouveaux et baisse des prix. Redistribution des parts de marché sans croissance du
marché. Copie des expériences positives par tous les concurrents qui ainsi se neutralisent.
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Pour illustrer cet effet redistributif, considérons la paie, application informatisée souvent
depuis le début les années soixante-dix. Au début de l’ère industrielle, les ouvriers étaient payés
à la journée. Au vingtième siècle la paie est hebdomadaire. Le samedi, les ouvriers font la queue
devant le caissier. Ils reçoivent l’argent de la semaine en liquide, la somme exacte en billets et
en pièces. Le bulletin de paie est une bande de papier horizontale où figurent les divers éléments
du calcul. Cette bande est découpée dans une page d’un registre, tenu à la main, où copie du
bulletin est conservée par carbone.
À la fin des années soixante, le président Pompidou mensualise tous les salaires, les ouvriers
comme les cadres sont payés en fin de mois par versement sur un compte en banque. Il est clair
que cette transformation n’est possible qu’avec l’informatique, grâce à laquelle les banques sont
capables d’ouvrir des comptes pour tous les salariés, grâce à laquelle les bulletins sont calculés,
grâce à laquelle les virements sont automatiquement demandés, par l’entreprise, au système
bancaire.
Quels sont les impacts de cette transformation ? Ils sont diffus chez tous les acteurs
concernés.
- Pour les ouvriers, il n’y a plus de temps perdu à attendre devant le caissier, les sommes ne
risquent plus d’être volées ou dépensées avant d’arriver à la maison.
- Pour les entreprises, le risque de hold up sur le caissier a disparu, le caissier gagne le
temps de cette distribution, les erreurs sont moins nombreuses donc il y a moins de contestation, la trésorerie est améliorée (le salaire est payé avec en moyenne 10 jours de retard
par rapport au travail fait alors qu’il l’était avec un délai de 3 jours), les syndicats qui utilisaient le moment de la paie pour faire passer leurs mots d’ordre perdent un moyen de leur
influence.
- Pour l’Etat, cette procédure a permis de compliquer la paie, par augmentation du nombre
de retenues sociales et fiscales, des déclarations aux administrations. Le travail au noir est
aussi plus facile à contrôler.
- Pour les banques, cette procédure a été plus efficace que toutes les campagnes publicitaires destinées à attirer de nouveaux clients. Le service offert (virements automatiques et
comptes) n’est pas facturé mais il procure des ressources par le mécanisme des jours de
valeur.
L’impact de ces changements s’observe sur longue période et il est diffus dans toute la
société. Il n’y a pas de gains identifiables dans les services du personnel ou dans les services
comptables. Pour eux le changement était quasiment une contrainte.
Les recherches sociologiques sur l’impact de l’informatisation conduisent aux mêmes interprétations. Francis Pavé (1989 [16]) montre que les services utilisateurs rejettent, neutralisent,
voire dévoient le système proposé par la direction. Il pense que cette informatique dévoyée est
la plus réussie parce qu’elle est réappropriée par les agents. Ces réponses sociales sont essentielles au succès. On peut les croire intrinsèquement imprévisibles (Pichault, 1990 [25]). La
réaction du social ne peut être anticipée, et certainement pas par des personnes qui ne lui accordent pas de place dans leurs réflexions. Les effets inattendus seront probablement encore
nombreux dans le futur.
4
Hypothèses sur les phénomènes réels
Pour comprendre ces désillusions, il faut reprendre le raisonnement, sur le concept de
productivité dans les bureaux, sur les mécanismes de régulation des effectifs, sur la tendance à
complexifier la gestion, sur la qualité de l’information produite, sur les seuils organisationnels
qui limitent les gains potentiels.
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4-1
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Les unités d’œuvre
On ne peut parler de productivité si on ne sait pas mesurer la production. Tout discours sur
la croissance de la productivité administrative présuppose une mesure de la production sous
forme d’unités d’œuvre. Dans un travail répétitif ce peut être: factures, commandes, bulletins
de paie, lignes de comptabilité, dossiers, etc.. Si ces mesures ne reflètent pas la dimension quantitative du travail, même approximativement, alors les discours sur la productivité ne sont que
métaphoriques.
Augmenter la productivité ne signifie pas réduire l’emploi. Cela dépend de l’évolution des
unités d’œuvre. À production croissante, l’amélioration de productivité peut se réaliser à effectifs constants. Il arrive dans certains services, pour des activités nouvelles, que la production
augmente très rapidement (par exemple +300 % en un an pour un service après vente de téléphones mobiles). Malgré une augmentation de productivité de 100 % grâce à des applications
informatiques, il faut augmenter les effectifs. À chaque fois que l’activité du service augmente
de telle manière que l’augmentation de productivité se fasse à effectifs constants, il est possible
d’observer des résultats conformes aux prévisions.
Frantz Rowe (1994 [27]) montre que le nombre de comptes clients par employé bancaire a
plus que triplé entre 1970 et 1990. Ceci correspond à une augmentation de productivité de 7 %
environ par an. Le nombre d’écritures est en gros proportionnel au nombre de comptes, il triple
aussi. Cette forte croissance de la productivité en volume est évidemment liée à l’usage intense
de l’informatique par les banques. La production en valeur (produit bancaire) reste dans le
même temps relativement stable.
4-2
La régulation sociale
Implicitement on pense que les effectifs des bureaux dépendent du volume des taches à
accomplir et de la productivité, comme dans les ateliers. Or il existe une autonomie de fixation
des effectifs. Ils dépendent plus de l’histoire que du volume des tâches. Qu’un ministre puisse
considérer comme un progrès d’ajuster le nombre de magistrats ou de policiers sur le territoire
en fonction du nombre de délits en est un exemple a contrario. A la limite de l’humour,
Parkinson (1957 [18]) avait exprimé une «loi» de croissance des effectifs administratifs en
totale indépendance avec les tâches à accomplir. Le facteur le plus important est que chaque
chef veut défendre son statut, et plus il a de collaborateurs plus il est puissant.
Alors, si les tâches se réduisent, si la productivité augmente, la stratégie du responsable est
bien souvent d’étendre ses responsabilités, de trouver de nouvelles tâches pour ses équipes. On
préserve ses effectifs et on leur trouve une charge de travail suffisante.
De plus, les tâches administratives sont élastiques. Les temps dégagés par l’informatique
peuvent glisser vers d’autres tâches, obligatoires elles aussi, qu’on ne peut se dispenser de faire,
si on en a le temps. Dans de nombreux services administratifs, on reçoit, sous forme de notes de
service à appliquer, une quantité de travail à réaliser très supérieure aux ressources. Le responsable du service d’exécution est contraint de faire un arbitrage entre les diverses directives. Il
réalise le travail de base et s’attaque aux autres tâches en fonction du temps restant libre.
Lorsque l’informatique permet de libérer des ressources, le responsable les utilise à ces tâches
obligatoires qu’avec mauvaise conscience il avait dû écarter. En se vidant un peu, le «placard»
de réglementation non appliquée masque le gain de productivité.
Par exemple, dans un service financier d’un rectorat, l’informatisation des années soixantedix avait diminué de moitié les tâches de frappe élémentaire au clavier (Peaucelle, 1981).
Cependant les effectifs n’avaient pas changé. En analysant un peu plus finement le travail, on a
remarqué qu’avant l’informatisation, débordé, le service se simplifiait le travail. Il visait tous
les bons de commande sans vérifier le budget. Évidemment, il aurait fallu engager les sommes
correspondantes dans les budgets, vérifier s’il restait de l’argent. Les allégements de tâches liés
à l’application ont immédiatement été affectés à l’exécution des autorisations de commandes.
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Les personnes restaient en place, occupées à temps plein par le même volume de travail,
qu’elles pouvaient enfin faire selon les normes.
Dans cet ajustement des tâches, une partie du temps gagné sert aussi à améliorer les conditions de travail. Le stress lié aux erreurs, aux délais à respecter est bien moindre avec l’ordinateur qui assiste les personnes. Bien entendu, il faut tenir compte des défaillances informatiques
elles-mêmes et du surcroît de tâches pour la manipuler.
Figure 2 : Croissance de la productivité sur les tâches répétitives et glissement sur les tâches
à plus long terme
avant informatisation
tâches court terme
tâches au jour le jour
tâches long terme réalisées
tâches à réaliser et écartées
tâches long terme, méthodes, réflexion
tâches court terme
tâches au jour le jour
tâches nouvelles liées à l'informatique
tâches long terme réalisées
tâches à réaliser et écartées
tâches long terme, méthodes, réflexion
après informatisation
4-3
La complexité
Les réglementations de gestion, internes ou imposées de l’extérieur par l’Etat ou la profession, ont une tendance à se compliquer. Les règlements se rajoutent aux précédents. On adopte
des méthodes de gestion plus fines, plus globales. On veut mieux traiter des cas particuliers. On
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veut éviter les erreurs passées, les fraudes constatées. Michel Crozier (1963 [7]) a montré
comment les entreprises évoluent en complexifiant leurs règles.
Cette tendance à la complication a toujours existé. Elle butait sur la capacité des services
administratifs dont les effectifs ne pouvaient augmenter indéfiniment. Faute de ressources, on
revenait à des systèmes simples. Avec l’informatique, cette contrainte s’efface. Tout devient
possible. L’informatisation administrative a eu comme effet visible de rendre plus compliquées
toutes les procédures, toutes les réglementations.
4-4
Les butoirs organisationnels
Dans un atelier de production diversifiée où les flux de produits passent d’une machine à
l’autre selon les gammes opératoires, il existe un goulet d’étranglement. Une machine tourne à
plein régime et bloque les capacités excédentaires des autres machines. Sa cadence détermine
la capacité de production de l’ensemble. Gagner du temps sur le goulet a un sens économique,
on produit plus. Gagner du temps sur les machines non goulet, non saturées, est complètement
inutile. On produirait des stocks qui encombreraient l’atelier ou le magasin.
Dans les processus administratifs, il existe aussi des goulets. Augmenter leur productivité est
tout à fait essentiel. En revanche les améliorations sur les postes non goulet ne servent à rien.
Par exemple, les secrétaires sont plus productives grâce aux traitements de texte, non que leur
vitesse de frappe soit plus grande, mais à chaque fois qu’elles corrigent, elles n’ont pas tout à
recommencer. Si les autres postes ne fournissent pas de travail supplémentaire, le temps gagné
n’augmente pas la production. Les cadres constituent souvent un goulet d’étranglement dans la
production de lettres. C’est leur productivité (rédaction, correction) qu’on doit améliorer.
Cet exemple laisse percevoir un effet de volume, celui des postes dont l’effectif ne peut pas
descendre en dessous de l’unité. quels que soient les gains de productivité, les effectifs restent
alors les mêmes. Dans les petits services, les effectifs évoluent en nombres entiers, de manière
discontinue. L’ajustement des effectifs aux méthodes ne peut jamais se réaliser totalement.
Quand on calcule la productivité, on a l’habitude de considérer une situation moyenne. On
totalise la production d’une période. On oublie les irrégularités. En fait les effectifs sont fixés
en fonction des charges de pointe. Toute amélioration de productivité a peu d’impact sur les
effectifs car l’essentiel du temps est en dehors des périodes de pointe.
4-5
La qualité
L’informatique a servi à améliorer considérablement la qualité des informations, parfois audelà du nécessaire. Cette qualité s’exprime par
- une diminution des erreurs,
- une meilleure présentation,
- des délais réduits et plus réguliers.
Les délais sont une cause fréquente de la volonté d’informatiser. Je ne résiste pas à l’envie
de rendre compte d’une étude sur la première informatisation de gestion, celle du recensement
américain. Les résultats de celui de 1880 ne furent connus qu’en 1887. Ce retard était insupportable pour la jeune nation en pleine croissance. Ce fut la cause principale de la décision d’utiliser
la machine à cartes perforées (tabulatrice) de Hollerith pour le recensement de 1890. Ce fut le
premier usage, à grande échelle, de moyens mécaniques de traitement de l’information. Y eutil gain de productivité? Sans doute pas. Ce premier recensement mécanisé a coûté 11,5 M$ pour
63 Millions d’habitants soit 0,183$ par habitant. À la même époque, d’après Martin CampbellKelly (1996 [4]), le recensement de Grande Bretagne, manuel, coûtait 12 600 £ (0,6 M$
environ) pour 31 Millions d’habitants soit 0,020$ par personne. Certes on s’y limitait aux questions brutes de domicile, sexe, âge, profession, alors que les américains posaient un grand
nombre de questions, passionnantes pour un sociologue, sur les habitudes de vie par exemple.
Cependant l’avantage de la tabulatrice n’apparaît pas en termes financiers, ni de délai (de 2 à 3
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ans dans les deux cas). Les différences tiennent beaucoup plus à l’organisation, centralisée ou
répartie, sous la responsabilité de fonctionnaires ou de politiques. En 1911, la Grande Bretagne
mécanise aussi son recensement, sans voir décroître ni le coût par habitant ni le nombre de
personnes engagées dans l’opération. Dès cette époque, on pouvait affirmer que les technologies
de l’information avaient peu d’impact sur la productivité.
Peu de projets ont comme résultat de diminuer l’emploi administratif. Si on se fixe cet
objectif, il faut piloter le projet avec les décideurs en matière d’effectifs, parfois retarder les
fonctionnalités afin d’ajuster la croissance potentielle de productivité avec la charge de travail
des effectifs réellement en place. Je ne connais pas de projet qui ait été mené avec ce souci de
mesurer et de piloter par la productivité. Il n’est donc pas très étonnant qu’on ait ainsi peu
modifié les effectifs administratifs en relation avec l’informatisation. Les promesses (honnies)
n’ont pas été tenues.
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1998.12
La productivité administrative et l’informatique:
discours et réalités
Jean-Louis Peaucelle
Professeur à l’IAE de Paris
Les papiers de recherche du GREGOR sont accessibles
sur INTERNET à l’adresse suivante :
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