Une histoire de respiration - Phénix-Web

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Une histoire de respiration - Phénix-Web
Académie de l’Imaginaire – Équipe verte – Tour 1 – Alexandre Ratel
Une histoire de respiration
Le monde a des dents, et quand l’envie le prend de mordre, il ne s’en prive pas. Trisha
McFarland avait neuf ans lorsqu’elle s’en aperçut. Cet été 2016 était passé sur sa vie comme
la mer sur un château de sable. Elle se tenait debout, tournant le dos au grand tableau noir.
Ses jambes étaient légères, tout comme son cœur. Il n’y avait pas grand-chose à craindre ici.
Madame Keeton et la plupart de ses camarades braquaient leurs grands yeux sur elle. Au
pied du chêne centenaire qui jouxtait l’école, un couple de corbeaux se livrait à une danse
morbide, s’arrachant à tour de rôle une main sectionnée dont ils effilochaient la viande.
— Trisha ? Nous sommes tout ouïe. Tu peux commencer à lire ta rédaction. La cloche va
bientôt sonner.
Madame Keeton tritura ses cheveux, son regard se fit plus insistant encore. Au fond de la
salle, les cancres ricanaient. Trisha crut entendre une insulte mais ne s’en offusqua pas. Elle
remplit ses poumons d’air avant la grande traversée du passé.
— Mes vacances d’été avaient plutôt bien commencé. Mon dernier bulletin de notes était
bon. Mon père avait promis de nous emmener dans un grand parc d’attraction si Peter et
moi travaillions bien. Peter ne s’en était pas aussi bien sorti que moi mais papa avait, comme
il disait, mis son mouchoir par-dessus. En fait, je crois que ça lui faisait peut-être plus plaisir
qu’à nous d’y aller. La semaine avant de partir, il a fallu que j’aille chez le dentiste. J’ai
horreur de ça. Le docteur Goldman dit que mes dents ont des prédispositions aux caries.
Qu’il faut que je sois particulièrement attentive à mon brossage. Les dents. Si les miennes
avaient été comme celles de tout le monde, je pense que ma mère serait encore en vie. Je
m’en veux. Mais quelque part, je me dis que mes dents sont comme elles sont parce que
mes parents les ont faites ainsi. La porte de la salle d’attente était entrouverte. Il y avait des
morts. Et d’autres qui étaient revenus… De bonnes dents sont le signe d’une bonne santé
disait une affiche. Ces monstres n’avaient pourtant pas l’air d’être en super forme…
Trisha marqua un silence. Elle scruta son auditoire, muet. Les corbeaux virevoltaient dans les
feuillages. L’air lourd et moite pesait sur ses petites épaules.
— Du sang, il y en avait partout à l’intérieur. C’était déjà trop tard. Ma mère s’était fait
mordre dans le cou. Le zombie ne la lâchait pas. Maman a collé sa main sur le trou, ça coulait
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autour de ses doigts. De son autre main, elle tapait le monstre. Il l’a croquée à nouveau. Ma
mère est tombée à genoux, ça giclait… Le mort continuait alors je l’ai attrapé par le bras et je
l’ai mordu. Une fois. Une deuxième et une troisième. J’ai craché les morceaux et ils ont
atterri juste à côté de madame Kimmel, la dame qui travaillait à la boulangerie.
– Oh mon Dieu… déplora l’institutrice sur un ton qui frisait la condescendance. Oui, j’ai
entendu parler de cette histoire. J’ai su pour madame Kimmel et le docteur Goldman. J’ai
entendu dire qu’il y avait d’autres personnes dans la salle d’attente. J’ignorais que ta mère
faisait partie des victimes… Que tu avais…
— C’est normal, poursuivit Trisha. Le docteur Goldman a eu un bel enterrement. Vous y êtes
allée ? C’est drôle de se dire qu’un enterrement peut être beau. On a beaucoup parlé de
madame Kimmel aussi. Ces gens-là comptaient et quand ils ne sont plus là, on en parle
encore. Ma mère, elle, travaillait à l’usine Stoodge où elle fabriquait des munitions. Du coup,
elle a aidé beaucoup de monde. Mais personne ne la connaissait alors elle a disparu pour de
bon. Sauf pour nous, bien sûr.
— Qu’est-ce que je peux dire ? souffla l’enseignante en se prenant la tête dans les mains.
Rien. Il n’y a rien qui puisse apaiser ce que tu ressens, j’imagine.
— Je ne veux pas me plaindre, vous savez. J’ai juste fait mon travail, ma rédaction. Donc, je
disais : j’ai pris la petite statue posée sur la table basse. Une femme presque nue qui portait
une jarre d’eau sur la tête. J’ai cassé le crâne de madame Kimmel avec. On aurait dit un gros
œuf sauf que c’était pas du jaune qui a coulé. Et puis maman a arrêté de bouger... il n’y avait
plus rien dans ses yeux.
— Tu veux dire qu’un zombie les lui avait enlevés ? demanda miss Keeton, insatiable.
— Non, non, s’excusa presque la jeune élève. Je voulais dire qu’il n’y avait plus de vie en elle.
— Ah, pardon, c’est moi qui ai mal compris. Je visualisais autre chose.
— Et qu’est-ce t’as fait après ? demanda Arnie au deuxième rang. Tu les as tous massacrés
tellement t’étais énervée, hein ?
Trisha remarqua que le garçon enregistrait la prestation orale avec son téléphone portable.
Elle se racla la gorge. Les hamsters faisaient grincer leur roue et s’époumonaient dans une
course sans fin.
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— J’ai laissé ma mère, elle était trop lourde. Il fallait que je retourne chez moi.
Une fille se pencha pour vomir. Miss Keeton fronça les sourcils et d’un geste indiqua à Maria
d’aider sa voisine à nettoyer la flaque de bile et de goûter à moitié digéré. Ses traits
s’adoucirent lorsqu’elle revint à Trisha. Elle exigea un silence total, silence qui régnait déjà ici
depuis plusieurs minutes.
— Je suis désolée… Trisha. J’ignorais que… Tu peux arrêter si tu veux.
— Non. C’est bon. Il faut que je continue. Les vieux se retournaient en me voyant courir
comme une folle. Je me suis posée une question : et si je ne rentrais pas à la maison ? Et si je
continuais ? Papa s’est effondré quand je lui ai dit. Il a ri. Il a pleuré. Peter a dégringolé dans
les escaliers. Quand j’ai fini de lui raconter à lui aussi, il est remonté dans sa chambre comme
un robot. Il a attrapé le premier tome d’Harry Potter. Papa s’est relevé. Il a pris son fusil.
— Oh mon Dieu, s’horrifia madame Keeton. Il est parti abattre ta mère. Il ne voulait pas
qu’elle revienne en mort-vivant et que vous la voyiez. Quel courage…
La classe lâcha un long Ooooh ! de surprise. Trisha croisa les mains dans le dos et comprima
sa copie au creux de ses paumes.
— Ça ne vous embête pas si je continue, madame ?
— Non, pardon, j’étais prise dans ton histoire.
— Parce que ma mère est morte quand même alors…
— Poursuis, poursuis, il ne reste plus que sept minutes avant que la cloche ne sonne.
— Je parie qu’il est revenu complètement rond, largua une voix au fond de la salle.
— Il est mort ton père aussi ? bombarda une autre.
— Chuuuuuut ! Enfin ! Un peu de respect les enfants. Vous ne pensez pas que Trisha a
suffisamment souffert ?! On dirait une bande de… vautours !
Dehors les corbeaux prirent leur envolée. Des silhouettes lentes et molles pointaient à
l’horizon. Trisha soupira.
— Nous t’écoutons.
— Mon père est parti. J’ai cuisiné des nouilles chinoises pour mon frère. Il n’a rien avalé à
part les pages de J.K. Rowling. J’ai essayé de manger mais la chaise vide de maman m’a
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coupé l’appétit. La maison était pleine de choses qui ne serviraient plus. Le cahier de mots
croisés ne serait jamais terminé. Et je ne pourrai pas lui offrir son cadeau d’anniversaire que
j’avais caché dans mon armoire. L’histoire de ma mère ne se terminerait pas... Enfin, je ne
veux pas vous ennuyer avec tous ces détails et…
— Non, non, au contraire, la coupa miss Keeton. Je pense même que tu as besoin de faire
sortir ce mal qui est en toi. Comme un bouton qui pousse sous la peau. Ce sera douloureux
et ce ne sera pas beau mais crois-moi, tu te sentiras mieux après.
La prof croisa les genoux et plaqua le dos d’une main sous son menton. Derrière elle, les
autres enfants attendaient la suite tragique de l’histoire. Trisha reprit :
— Papa est revenu deux jours plus tard, il a posé son arme sur les crochets de l’entrée, sa
veste sur le porte-manteau et m’a ébouriffé les cheveux comme n’importe quel autre jour. Il
m’a demandé si « tout roulait ». J’ai hésité avant de répondre que oui. Il a allumé la
télévision. Plus tard, il nous a bordés. Quand il a coupé la lumière de Peter, j’ai entendu mon
frère protester. Il voulait absolument terminer La chambre des secrets avant minuit.
Trisha toussa, une quinte sèche qui montait crescendo. L’enseignante mit un temps avant de
revenir sur terre, perdue dans les images relatées par la fillette.
— Je suis bouleversée. Vraiment.
Bouleversée, ça rime avec assoiffée. Affamée aussi se dit Trish’ tout en esquissant un sourire
de circonstance à Miss Keeton que les mauvaises langues surnommaient Mousqueton.
Rester forte.
Au-delà des fenêtres aux grilles de défense renforcées, le contour des silhouettes devenait
net. Un tracteur tondeuse d’une autre époque déboula de nulle part et coupa le parc à vive
allure. La remorque qu’il traînait bringuebalait entre les nids de poule et les bosses.
Trisha laissa passer encore quelques secondes. Un coup de jus lui vrilla la mâchoire. Elle
l’ignora et relança la vapeur :
— Les jours se sont suivis et on n’a pas parlé de maman. Je n’ai pas essayé. Papa avait l’air
bien et je ne voulais pas que ça change. Tout est tellement mieux quand on se raconte des
histoires. De son côté, Peter voyageait encore et toujours à Poudlard. Il portait une baguette
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magique dans son pantalon. Il pensait que personne ne le savait. J’avais vu. Je n’ai rien dit
non plus.
Des coups de feu éclatèrent dans la cour. Le gardien de l’école, Tony, vidait les chargeurs
d’arme automatique sur la horde qui menaçait. Lui seul assurait la protection du site. Il n’y
avait plus de moyens, plus de volontaires non plus. À ce qu’on racontait, Tony avait passé la
quasi-totalité de sa vie entre ces murs. Il y mourrait sans doute aussi. Trish’ l’imagina en
train de rouler sa grosse moustache rousse avant de recharger son flingue puis de lâcher une
nouvelle rafale de balles. Au ralenti, les fusils vomissaient munitions et douilles tandis que
les zombies volaient en éclats d’os et de chair. Tac à tac. Tony tirait. Trisha haussa la voix afin
de rivaliser avec le bruit des armes. Elle envoya ses munitions à elle.
— Quelques jours plus tard, papa nous a emmenés au parc d’attraction, il l’avait promis. Et
quand il promettait une chose…
— Tu écris au passé Trish’… Est-ce… volontaire ?
La petite fixa ses lacets. Les coups de feu redoublaient à l’extérieur, produisant un
mystérieux écho qui se perdait dans l’infini. Miss Keeton ne prêtait pas attention à cet
homme qui risquait sa vie pour défendre les leurs. Un tableau tellement fréquent qu’il en
devenait anodin.
— Oui madame.
— Ah…
— Nous avons passé le dernier week-end de juillet à Rusty Town.
— Rusty Town ? Il est fermé depuis deux ans ce parc, brailla un binoclard au premier rang.
— C’est vrai. Nous n’avons pas fait de manège et nous n’avons pas mangé de barbe-à-papa,
affirma Trish’ en se détachant de sa copie. Par contre, on a fait griller des marshmallows très
spéciaux. Papa avait emporté du sirop de fraise, on faisait griller les bonbons et ensuite on
les trempait dans le mélange. Vous devriez essayer.
Une nouvelle décharge lui tortura la bouche. Elle grimaça et se força à faire bonne figure.
— On a fait la même chose que ce que Tony est en train de faire. Papa nous a emmené sur le
toit de la maison fantôme et il a sorti trois fusils. Le premier soir, on a appris à tirer. C’est pas
bien compliqué, c’est une histoire de respiration. Le lendemain, je visais déjà mieux. Papa
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m’a montré une femme coincée dans la pêche aux canards, elle battait des mains dans l’eau
et criait. Papa m’a dit d’imaginer que c’était elle qui avait pris maman. Que si ça se trouve,
c’était elle qui avait mordu la personne qui avait mordu la personne qui avait mordu celle
qui avait croqué ma mère. Je devais la tuer. Viser des bouteilles vides était une chose, tirer
sur une tête dans laquelle il y avait de la cervelle… même pourrie… Je me suis concentrée.
Une histoire de respiration. Oublier le reste.
Toute la classe retenait son souffle. Comme si Trish’ avait son doigt posé sur une détente
imaginaire, prête à tirer une seconde fois ce coup de feu. Comme si le crâne de la femme
aux cheveux de sorcière allait s’éparpiller sur les pupitres. La cloche de midi sonna. Les salles
voisines laissèrent échapper les autres écoliers, l’agitation monta dans les couloirs. Tony
repoussait l’assaut des morts à grand renfort de courage et de Kalachnikov. Il fit signe aux
enfants de passer par l’entrée sud, ce qui ne manqua pas de les faire râler. Est-ce qu’il
tiendrait encore cette fois ? Quoiqu’il en soit, ce jour-ci, personne dans la classe de CM1 B ne
rangea ses affaires prématurément. Miss Keeton sonda ses élèves en faisant la moue.
— Trisha, en guise de soutien, nous allons rester ici jusqu’à ce que tu aies terminé de nous
lire ton... ta rédaction.
— Merci madame. Je ne veux forcer personne, je comprendrais si quelqu’un devait y aller. Et
puis, ça commence à barder dehors alors…
— Nous sommes tous avec toi ma chérie. N’est-ce pas les enfants ? Vos parents pourront
bien patienter un peu. Vous leur expliquerez.
Mousqueton en décida ainsi. Au deuxième rang, un garçon s’affala de tout son long sur sa
table. Il inspecta sa montre et ses yeux se transformèrent en minuscules meurtrières
braquées sur la fillette. Ça lui passerait, se dit-elle sans perdre son masque. Il faisait partie de
ceux qui avaient basculé de l’autre côté, là où plus rien n’étonne ni n’écœure. Trisha ne
l’aimait pas, elle sentait qu’il renfermait quelque chose de noir, tapi dans des ténèbres
encore plus sombres. Elle préférait de loin les autres.
— Je vais faire vite, promit Trisha. Je n’ai pas réussi à l’atteindre. Pourtant, j’ai vidé un
chargeur. La respiration ne faisait pas tout au final.
Il y eut des soupirs de déception. La petite retint un rire inopiné, surgit d’ailleurs.
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— Papa ne m’en a pas voulu. Il s’est occupé de la femme. Et de tout ce qui bougeait dans les
environs. Il est parti à la chasse, il voulait qu’on mange des protéines. Il est descendu du toit
de la maison hantée. Des toiles d’araignées lui collaient aux chaussures et c’était pas des
fausses. Il nous a fait un coucou de la main et il a disparu. Pour de bon.
— Comment t’as fait pour rentrer jusque chez toi ? s’enquit Ronald.
— C’est pas vrai ma chérie… Ce n’est pas possible que tu aies subi ces terribles épreuves et
que tu sois là, devant nous, avec tout ce courage.
Mousqueton devint tactile cette fois et enveloppa sa jeune élève de ses longs bras
tentaculaires. Trisha n’eut d’autre choix que de se caler entre les généreux seins de son
professeur. Parfum de vanille bon marché. C’est marrant, pensa l’enfant, je suis agrippée par
Mousqueton. Cette dernière relâcha sa longue étreinte. Tony avait perdu du terrain. Les
morts semblaient se multiplier par un morbide sortilège. Le gardien se pencha dans la
remorque et attrapa un lance-grenade. Trish’ suivit la trajectoire des projectiles qui
explosèrent dans d’immenses gerbes de flammes. Tony tituba, il s’écroula, éreinté par la
fatigue. Il fallait abréger.
— J’ai simplement fait du stop pour rentrer.
— Donc, ton père est mort ? insista le camarade qui s’en était inquiété plus tôt.
— Je ne sais pas. Je pense que oui. Mon frère est sûr que non. Entre deux pages de La coupe
de feu, il m’a glissé qu’il sentait que papa s’en était sorti.
— Et ton frère, il est où ?
— Chez nous.
— Nan mais je veux dire, on l’a jamais vu à l’école. Il suit pas des cours ou bien il fait des
études accélérées pour rejoindre les patrouilles de la mort ?
— Pas du tout, affirma Trisha en secouant sa queue de cheval. Peter est dans le privé. Enfin
c’était le cas jusque cet été. Maintenant on va réfléchir à une solution. C’est notre problème
à nous.
— Tu sais, il y a des aides pour les gens comme toi, chuchota miss Keeton, dégoulinante de
compassion. On peut…
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— Maintenant je vais partir, madame. Je suis fatiguée. On ne dort plus beaucoup. Ne soyez
pas inquiète. Je vais me débrouiller. Je veux dire, on va se débrouiller. Merci de m’avoir
écoutée. Merci à vous tous aussi.
Trisha replia sa feuille avec soin et regagna sa place. Elle remballa ses affaires dans le silence,
observée à la loupe par ses camarades médusés. Elle referma la boucle de sa besace et alors
qu’elle s’apprêtait à passer le seuil de la porte, miss Keeton demanda sans grande
conviction :
— Ta rédaction ? Est-ce que je peux la garder ?
— Nan madame. Je préfère pas. J’emmène tout avec moi. Tout ce qu’il y avait dans ce gros
bouton qui fait mal.
Et elle repoussa la porte.
La cour revêtait l’allure d’une plage de Normandie un lendemain de débarquement. Des
flammes léchaient le portail défoncé par les explosifs. D’innombrables impacts de balles
criblaient la façade. Les odeurs de chairs calcinées soulevèrent l’estomac de la jeune fille.
Des cadavres par dizaines. Assis sur le siège en cuir de son John Deere d’une autre époque,
Tony fumait un cigare aussi gros qu’un missile.
— Joli travail, le gratifia Trisha tout en exécutant une révérence hasardeuse.
Le gardien lâcha un rictus :
— Merci mam’zelle.
— Je peux passer ?
— Ouais. Je crois. T’as pas l’air dans ton assiette, petiote.
Il cracha un épais nuage de fumée.
— Un problème ?
— Nan. Pas plus que tous mes amis.
Elle avait prononcé ce dernier mot comme s’il pouvait salir sa bouche.
— Attends, gronda le gardien.
Trisha se pétrifia sous la grosse voix autoritaire.
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— Tu viens de faire tomber un truc par terre. C’est quoi ? Un morceau de bois ?
— C’est une baguette magique, Tony.
L’homme éclata d’un rire franc avant de tirer une nouvelle taffe sur son barreau de chaise.
— Et tu sais t’en servir au moins ?
— Dentesaugmento, fit Trish’ en formant trois demi-cercles avec son instrument.
— Qu’est-ce que c’est censé faire ?
— Pousser les dents très vite. Je ne suis pas encore au point, je m’entraîne.
Aussi amusé qu’intrigué, le gardien la regarda disparaître dans les gravats, la poussière et le
feu. Un véritable carnage s’étendait de part et d’autre de cette place forte de
l’enseignement. Trisha marchait sur des morceaux de corps, enregistrant à mesure de sa
marche une somme de détails indélébiles. C’est amusant comme la mémoire est faite,
songea-t-elle. Elle possède des tiroirs sans fond pour stocker l’horreur. Les cases à bonheur
n’ont pas besoin d’être très grandes, il ne prend pas beaucoup de place.
Elle traversa le parvis. Des parents attendaient sagement leur progéniture en se repaissant
d’informations radiophoniques. Trisha emprunta la rue Kennedy où le silence quasi total
planait. Seul le moteur discret d’une hybride troubla cet instant de quiétude. Trish’ se
retourna, la BMW roulait au ralenti. Elle se cala sur le pas de la jeune fille, la vitre côté
passager se baissa.
— Mademoiselle McFarland ? Vous voudrez bien monter, s’il vous plaît ?
À contrecœur, Trish’ grimpa à l’arrière du véhicule. La voiture accéléra puis fila dans la ville.
— Ça m’agace de te voir habillée comme une Cosette… Tu ne peux dont pas mettre des
vêtements convenables. Ce n’est pas ce qui manque dans ton armoire, non ?
— Maman… je suis bien là-dedans, répondit la petite. C’est confortable.
Amy McFarland effectua une manœuvre pour éviter les cadavres qui polluaient la chaussée.
Elle lorgnait sa fille dans le rétroviseur.
— Alors ? Pas trop dure cette semaine de rentrée ?
— Non.
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— J’ai vu que le portail a été totalement dévasté.
— Oui. Il y a eu une horde. Tony s’en est occupé.
— Qui est Tony ?
— Personne…
La voiture s’extirpa enfin de la ville. Amy McFarland évita un nouveau groupe de mortsvivants avec la plus grande des décontractions.
— Ces écoles ne sont pas sûres. Avec ton père, nous aimerions que tu ailles à Candale, en
périphérie. C’est un établissement privé, le site est sécurisé et l’enseignement y est de
qualité.
— On en a déjà discuté, maman.
— Et si on ne te laisse pas le choix ?
— Essayez.
— Tu es usante ma fille, tu le sais.
— Mouais. M’man. On peut passer au supermarché ? J’ai une idée pour faire des
marshmallows grillés et je voudrais bien essayer.
— Si tu veux.
La route défilait, le compteur indiquait 137 km/h. Trish ouvrit son sac et attrapa L’ordre du
Phénix. Elle glissa un index dans sa bouche, là où la douleur se faisait de plus en plus
lancinante. L’une de ses molaires branlait. Elle ferma les yeux et tira dessus, tout
doucement. Puis plus fort. Bientôt il y aurait une nouvelle dent à cet endroit, prête à mordre
le monde.
Stephen King, La petite fille qui aimait Tom Gordon, Éditions Albin Michel, 1999.
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