« QUELQUE CHOSE DE LA SUÈDE » Observations sur “Les

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« QUELQUE CHOSE DE LA SUÈDE » Observations sur “Les
QUELQUE CHOSE DE LA SUÈDE »
Observations sur “Les derniers voyages de Zénon”
dans L’Œuvre au Noir
«
par Kajsa ANDERSSON (Université d’Örebro)
Dans une lettre datée du 8 février 1967 Marguerite Yourcenar
disait à Roger Lacombe, ancien directeur de l’Institut français de
Stockholm où il avait reçu la romancière en 1953 :
[…] j’ai mis quelque chose de la Suède dans certaines parties de
mon long roman L’Œuvre au Noir, qui est peut-être de tous mes
livres celui auquel je tiens le plus […]. 1
L’Œuvre au Noir, nous le savons tous, est un roman nourri de
l’histoire du seizième siècle à l’époque de la Renaissance du Nord,
« un de ces ouvrages entrepris dans la première jeunesse,
abandonnés et repris au gré des circonstances, mais avec lesquels
l’auteur aura vécu toute sa vie».2 De « cet immense roman irréalisable
et irréalisé »
que Marguerite Yourcenar avait eu l’intention
d’intituler Remous, elle tire en 1934 trois fragments qui paraîtront
sous forme de nouvelles dans le recueil La Mort conduit l’attelage
dont l’une D’après Dürer contient l’ébauche du personnage de Zénon.
Cette nouvelle sera plus tard, en 1956, le point de départ de L’Œuvre
au Noir, publié au mois de mai 1968. Certains épisodes ne se
Marguerite YOURCENAR, Lettres à ses amis et quelques autres, Paris,
Gallimard/coll.Blanche, 1995, p. 255, en abrégé L. La romancière partage avec Roger
Lacombe de bons souvenirs précieux de Stockholm (ibid., p. 392). Après avoir fait une
croisière en Scandinavie, avec Grace Frick, en 1967, elle témoigne, dans une lettre
adressée à son amie et traductrice italienne, Lidia Storoni Mazzolani, du «plaisir de
passer de nouveau quelques jours dans deux villes qui [leur] sont très chères,
Copenhague et Stockholm, cette dernière surtout » (ibid., p. 170).
2 Marguerite YOURCENAR, OR, p. 839.
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Kajsa Andersson
trouvent naturellement pas dans le premier texte, entre autres, le
voyage en Suède.
Dans cette communication j’étudierai premièrement la genèse de
l’épisode suédois d’après certaines sources et certains documents et
deuxièmement, en cours de route, je mettrai en lumière quelques
motifs importants du roman liés à cet épisode suédois de L’Œuvre au
Noir.
La première partie du roman « La vie errante » s’achève sur « Les
derniers voyages de Zénon » où est présenté, en résumé, le séjour
nordique du héros-médecin, philosophe et alchimiste. Cependant des
souvenirs de ce bref séjour résonnent à travers tout le roman, nous le
verrons par la suite, pour atteindre son point culminant dans la mort
tragique mais, paradoxalement, en même temps, heureuse de
Zénon.
« L’écrivain devant l’histoire »
La romancière n’a cessé de répéter ces idées que l’on retrouve, par
exemple, dans un essai intitulé L’écrivain devant l’histoire qui date
des années cinquante : « […] l’homme a une raison de se tourner vers
le passé pour se faire une image de sa destinée et pour aider à
connaître le présent lui-même».3 Dans tous les domaines de la vie il
faut être, autant que possible, un homme ou une femme libre.
L’histoire devient, à ses yeux, une vraie école de liberté ; dans ce
même texte elle s’explique : « l’écrivain doit de se dégager, autant
qu’il peut, des idées et des opinions de son temps pour juger son
personnage au terme des opinions et des idées du temps où cet
homme a vécu »4.
Donc, l’étude de l’histoire peut libérer l’homme de certains de ses
préjugés et lui apprendre à voir la vie sous un jour nouveau.
« En somme », dit la romancière dans un entretien avec Patrick
de Rosbo, « comme l’alchimie pour Zénon, [l’histoire] peut devenir une
entreprise de dissociation, “une œuvre au noir” ».5
Marguerite YOURCENAR, « L’écrivain devant l’histoire », p. 25 (Archives, Houghton
Library, Harvard). By permission of the Houghton Library, Harvard University, et
avec l’autorisation des ayants droit de Marguerite Yourcenar.
4 Ibid.
5 Patrick de ROSBO, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, Paris,
Mercure de France, 1972, p. 44 (en abrégé ER).
3
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« Quelque chose de la Suède »
Pour construire un roman historique il faut s’imprégner des idées
de l’époque concernée, il faut à la romancière des documents – ce
qu’elle appelle – « des pierres authentiques ». Dans les « Carnets de
notes de Mémoires d’Hadrien » elle affirme que : « Quoi qu’on fasse,
on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà
beaucoup de n’employer que des pierres authentiques » (MH, p. 536)
et dans la « Note de l’auteur » à la fin de L’Œuvre au Noir on trouve
la phrase suivante :
[…] pour donner à son personnage fictif cette réalité spécifique,
conditionnée par le temps et le lieu, faute de quoi le “roman
historique” n’est qu’un bal costumé réussi ou non, il n’a à son
service que les faits et dates de la vie passée, c’est-à-dire l’histoire.
(ON, p. 839)
Les documents historiques et quelques autres
Pour l’épisode suédois dans L’Œuvre au Noir qui nous occupe ici
l’écrivain se trouve donc devant l’histoire de la Suède et plus
particulièrement celle de l’époque de Vasa. Dans un dossier
artistique intitulé L’album Documents Graphiques Œuvre au Noir la
romancière avait collectionné des cartes postales, des photos
d’œuvres d’art qui lui avaient servi d’aliment au cours du travail de
composition de son roman – une façon d’essayer de voir le monde et
les hommes comme un œil du XVIe siècle l’avait fait. Dans la section
« Visages humains » de cet album se trouve la copie d’un portrait
anonyme représentant Gustave Vasa – roi de Suède – appartenant
à la grande collection, du château de Gripsholm, de portraits
d’hommes et de femmes qui ont marqué l’histoire de Suède.
Parmi tous les livres que Marguerite Yourcenar finit par accumuler
sur l’histoire de mon pays au cours des années, je n’en retiendrai que
deux, mentionnés dans les notes de lecture de 1953 qui se trouvent
dans les archives de la Houghton Library de l’Université de Harvard
aux États-Unis. Le premier intitulé Histoire de Suède, écrit par le
grand écrivain et historien Erik Gustaf Geijer, plus tard traduit en
français par un certain J. F de Lundblad 6, reste aux yeux de la
romancière « un très bon ouvrage de style un peu oratoire ». Le
Erik Gustaf GEIJER, Histoire de Suède, trad. par LUNDBLAD, publié chez
l’imprimerie Béthune et Plon, rue de Vaugirard 36, Paris, 1844.
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Kajsa Andersson
deuxième, en partie traduit directement de l’ouvrage de Geijer,
développe pourtant des événements cruciaux dans l’histoire de Suède,
selon notre lectrice, attentive, exigeante et avide d’apprendre.
Ce livre, Suède et Norvège , écrit par Philippe Le Bas 7, élargit les
perspectives et s’étend « sur certains épisodes de la vie de Vasa ».
Marguerite Yourcenar remarque qu’en comparaison avec la version
française de l’histoire suédoise à la Geijer, Philippe Le Bas offre en
plus à ses lecteurs une intéressante description de la Suède et de la
Norvège de l’époque bien qu’il pèche par d’autres côtés « moins solide
et moins documenté » que son modèle, il néglige de citer ses sources,
en particulier Geyer lui-même.
Je me suis attardée à cette comparaison de deux ouvrages sur
l’histoire de Suède parce que, évidemment, ce sont deux documents
écrits importants pour la création de l’image du bref séjour de Zénon
en Suède mais aussi pour montrer la façon dont la romancière
toujours – même quand il s’agit d’un épisode mineur – compare,
évalue des documents différents sur une même époque. « On ne se
livrera jamais assez au travail passionnant qui consiste à rapprocher
les textes » (MH, p. 530), lit-on dans les « Carnets de notes de
Mémoires d’Hadrien ».
Le portrait de Gustave Vasa
Dans L’Œuvre au Noir nous nous retrouvons dans « une de ces
époques où la raison humaine se trouve prise dans un cercle de
flammes » (ON, p. 665). Après sa fuite d’Innsbruck, Zénon se réfugie
chez un de ses disciples pour s’en aller, après quelque temps en
Thuringe et de là en Pologne dans les armées du roi Sigismond. Au
bout de deux ans la curiosité finit par le pousser en Suède où il est
présenté à Gustave Vasa car :
Le roi cherchait un homme de l’art capable de soulager les
douleurs laissées dans son vieux corps par l’humidité des camps et
le froid des nuits passées sur la glace aux temps aventureux de sa
jeunesse, les effets des anciennes blessures et du mal français.
(ON, p. 665)
Philippe LE BAS, Suède et Norvège, publié chez Firmin Didot Frères, éditeurs,
Paris, 1838, dans L’Univers pittoresque de Firmin Didot.
7
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« Quelque chose de la Suède »
Voilà une scène condensée de la biographie du roi : « la réalité d’un
individu donné à un moment donné » (ER, p. 67). Un homme sur l’âge
avec beaucoup d’expérience des luttes et des difficultés dont souffre
son corps. Le Bas parle en des termes élogieux et admiratifs de
Gustave Vasa. Il fallait un homme de l’envergure de Gustave Vasa
pour la délivrance de la Suède « actif, persévérant, rusé, éloquent et
capable d’assurer une grande autorité morale » et qui finira par
gouverner son pays d’une main de fer, « comme un seul et immense
domaine rural » :
On ne saurait trop admirer l’habilité que Gustave Vasa déploie
dans [la] lutte. Toutes les fois qu’il engage le combat il débute par
un conflit de peu d’importance mais sa confiance et sa force
s’accroissent avec la résistance qu’on lui oppose il marche avec
persévérance vers son but sans toutefois se laisser emporter à
aucune démarche éclatante qui révèle trop tôt ses desseins et
puisse le compromettre. 8
On cherchera en vain des détails tirés directement des textes
historiques dans les personnages recréés par Marguerite Yourcenar
dans son roman. Ils se révèlent pourtant ces personnages, d’une
façon ou autre, sans que l’érudition de la romancière pèse sur eux. Il
s’agit toujours même dans les textes documentaires de rassembler «
les braises capables de faire naître une flamme analogue »9.
L’autorité d’un grand monarque se lit en filigrane, par exemple,
après la longue discussion qu’entretient Zénon à Paris, entre autres
sur ses Prognostications, avec la reine Catherine de Médicis, qui
l’accueille avec grâce sans se laisser tromper par son pseudonyme.
Gustave Vasa, monarque puissant, est évoqué dans quelques
lignes. « Sa Majesté suédoise » (ON, p. 668) fait rêver :
Avant de le congédier, elle s’enquit longuement de l’état du sang
et des entrailles du roi de Suède. Elle pensait parfois faire épouser
à l’un de ses fils une princesse du Nord. (ON, p. 669)
Zénon revoit dans « L’Abîme », en sa qualité de médecin du roi,
« Sa Majesté suédoise» avalant une potion (ON, p. 685). Dans un des
8
9
Philippe LE BAS, Suède et Norvège, op. cit., p. 52.
Cf. ci-dessus à propos des documents graphiques.
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Kajsa Andersson
derniers chapitres du roman, « L’Acte d’accusation », la destinée de
Zénon est mêlée aux problèmes de la religion en Suède. Un rideau de
fer partage ce XVIe siècle écartelé entre l’Europe catholique et
l’Europe protestante : c’est l’époque de la Réforme suédoise, réalisée
sous le règne de Gustave Vasa.
« Ce Zénon » (ON, p. 783) se trouve dans une situation
dangereuse dès le début du chapitre « L’Acte d’accusation » à cause
de son séjour « à la cour de Sa Majesté suédoise » (ibid.) car, pense-ton, il est « peut-être un espion des puissances du Nord » (ibid.).
Comparé à d’autres événements compromettants l’épisode suédois
l’emporte :
Les deux années passées près du roi de Suède étaient plus
dommageables encore, parce que plus récentes, et qu’aucune buée
de légende ne pouvait les embellir. Il s’agissait de savoir s’il avait
vécu catholiquement dans ce pays prétendu réformé. Zénon nia
avoir abjuré, mais n’ajouta pas qu’il était allé au prêche, d’ailleurs
le moins souvent possible. (ON, p. 797)
Pendant son long règne Gustave Vasa avait cherché à concilier,
non sans difficultés, le pouvoir royal dans sa famille en donnant
l’autorité à l’aîné, le prince Érik, autre personnage important dans
l’épisode suédois de L’Œuvre au Noir, dont le caractère soupçonneux
et violent inquiétait le père et qui s’avérera, en effet, désastreux pour
l’avenir du pays. La romancière y fait allusion d’une main légère :
Les soupçons des pères, les frasques des enfants, les aigreurs entre
vieux époux n’étaient pas différents de ce qu’on voyait dans la
famille Vasa ou en Italie chez les princes, mais la petitesse des
enjeux donnait par contraste aux passions une carrure énorme.
Ces vies liées faisaient sentir au philosophe le prix d’une existence
sans attaches. (ON, p. 678)
Le Bas relate un petit incident des derniers jours de la vie de
Gustave Vasa. Le roi, sur son lit de mort, aurait exhorté ses fils à
l’union et à ne jamais s’écarter des devoirs que la religion prescrit. Et
s’écria-t-il, pour qu’Erik et Jean l’entendent bien : « Un homme est un
homme – la comédie finie, nous sommes tous égaux »10. On entend, si
10
Philippe LE BAS, Suède et Norvège, op. cit., p. 62.
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« Quelque chose de la Suède »
l’on tend l’oreille, des échos résonner dans L’Œuvre au Noir. Dans le
premier chapitre du roman, « Le Grand chemin », Henri-Maximilien
dit : « Il s’agit d’être homme » à quoi répond Zénon : « Il s’agit pour
moi d’être plus qu’un homme » (ON, p. 564).
Le portrait du prince Érik
Le rôle d’astrologue, primordial dans le personnage de Zénon, est
intimement lié à la rencontre avec la Suède des Vasa :
Tou t l’hiver, accoudé à une hau te fen ê tre , en tre le ciel froid
e t les plaines gelées du lac, il s’occupa à computer les positions des
étoiles susceptibles d’apporter le bonheur ou le malheur à la
maison des Vasa, aidé dans cette tâche par le jeune prince Érik
[…]. (ON, p. 665)
Le prince Érik, déclaré héritier de la couronne suédoise en 1544,
est important dans le roman parce que le philosophe, « [t]enté
d’exercer une influence sur une âme royale » (ON, p. 666) souhaitait,
mais en vain, « se faire du jeune Érik ce disciple-roi qui est pour les
philosophes l’ultime chimère » (ON, p. 697).
Le portrait d’Érik, « aux pâles yeux gris » (ON, p. 666),
complètement intégré aux vicissitudes de la vie du protagoniste de
L’Œuvre au Noir, correspond pourtant bien aux portraits qu’en font
les historiens classiques. Qu’en disent les documents écrits ? À la
page 182 de l’histoire de Geyer on lit, par exemple, que Gustave
Vasa voyait « avec peine la bizarrerie du caractère de la reine et toute
la violence du sien revivre dans ce fils à un tel degré que ses
excellentes qualités développées par une éducation soignée en étaient
obscurcies». Nous empruntons au livre de Le Bas le passage suivant
à propos d’Érik 11 :
Doué d’un extérieur agréable, très habile dans les exercices du
corps il avait hérité de l’activité infatigable de son père ; il parlait
avec facilité plusieurs langues, il était peintre, poète, musicien et
malheureusement aussi astrologue ; cette folie du siècle unie à un
caractère soupçonneux devait bientôt amener de grands malheurs.
11
Philippe LE BAS, Suède et Norvège, op. cit., p. 64.
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Cet intérêt, voire cette passion, pour l’astrologie chez le fils aîné
de Gustave Vasa devient, on vient de le voir, un motif important. Il
avait, précise le texte, « pour ces sciences dangereuses une faim
maladive » (ON, p. 665) et « croyait aux astres, comme, en dépit de la
foi réformée qu’il avait reçue de son père, il priait les saints et les
anges » (ON, p. 666). L’attitude du prince vis-à-vis de l’astrologie
contraste dans le roman avec celle plus saine, plus critique et
sceptique, adoptée par Zénon. Cependant l’intérêt et le rôle des
astres sont un fil rouge à travers tout L’Œuvre au Noir. 12
Dans une lettre adressée à Bertrand Rossi le 2 juillet
1 9 7 9 , l’écrivain elle-même s’exprime, excellemment et longuement,
au sujet de l’astrologie, dans sa vie et dans son œuvre. Elle donne
trois citations de L’Œuvre au Noir qui jalonnent le développement de
Zénon à l’égard de l’astrologie, dont le dernier relève de l’étape
finale : « Zénon avait renoncé depuis longtemps à dresser des thèmes
astrologiques, tenant nos rapports avec ces lointaines sphères trop
confus pour qu’on en pût tirer des calculs certains […]» (ON, p. 731).
Déjà à l’époque du séjour en Suède, en scrutant l’avenir de la maison
de Vasa dans le ciel, il avait fait preuve de scepticisme. Lors des
absences du prince Érik, s’amusant parfois ailleurs, « le philosophe,
si les pronostics cette nuit-là s’avéraient néfastes, les rectifiait alors
avec un haussement d’épaules » (ON, p. 666).
Dès son retour de la Laponie Zénon sera déçu par le
comportement d’Érik, par son manque de constance dans l’amitié.
Quand le philosophe et son disciple pressenti se rencontrent de
nouveau, dans les corridors du château d’Upsal, Érik ne le voit plus
« comme si le philosophe eût acquis subitement le pouvoir d’être
invisible » (ON, p. 666).
Cepend a nt d a ns le cha pitre « L’A bîme » le souvenir
d’Érik apparaît parmi d’autres « faces différentes d’un même solide
qui était l’homme » (ON, p. 698). Au moment ou la vie change et se
rapproche de la zone où règnent « l’étrange instabilité et la bizarre
ordonnance des songes» (ON, p. 794), au cours du chapitre « L’Acte
d’accusation », réapparaît l’image d’Érik, parce qu’il avait chassé un
animal sauvage – un élan, le roi majestueux de la forêt suédoise.
Zénon se déplace en rêve à la porte d’une étroite tourelle du château
royal de Vadstena « […] il lui incombait de cacher et de sauver la
12
ON, (voir par exemple), p. 585, 586, 587, 646, 689, 731, 793, 786, 832.
16
« Quelque chose de la Suède »
créature sauvage, mais sans savoir par quels moyens lui faire
franchir le seuil de ce gîte humain» (ON, p. 794-5). Nous connaissons,
dans l’œuvre yourcenarienne, l’importance de l’acceptation du côté
sauvage, nocturne chez l’homme et de l’ouverture vers toutes les
créatures – « enfant ou vieillard, homme ou femme, animal ou bipède
[…] tous communi[ent] dans l’infortune et la douceur d’exister »13. Le
prince chasse l’animal – le philosophe s’efforce de l’accueillir
amicalement.
Zénon et ses modèles nordiques
Les personnages de Gustave Vasa et de son fils Érik sont en
quelque sorte ressuscités par l’imagination créatrice de l’écrivain à
l’aide de documents historiques, aussi fragiles et simultanément
solides qu’ils puissent être. Qu’en est-il avec un personnage fictif
comme Zénon ? Nous savons qu’il a certains modèles dans l’histoire
de l’Europe comme Campanella, Giordano Bruno, Érasme. Le contact
avec l’histoire de la Suède a-t-il contribué à la naissance du héros ?
La « Note de l’auteur » dit ceci à ce sujet :
La vie de cour de Zénon en Suède s’étaie pour une part sur celle
de Tycho-Brahé à la cour de Danemark, pour le reste de ce qu’on
rapporte d’un certain docteur Théophilus Homodei, qui fut
médecin de Jean III de Suède une génération plus tard . 14
HO, p. 994. Il faut regretter, pense la romancière, qu’un étroit contact avec l’animal
ne subsiste plus dans le monde présent. Dès l’enfance elle a été sensible à
« l’allégresse animale » qui appartient, d’après elle, « à un monde plus pur et plus
divin que celui où les hommes font souffrir les hommes», AN, p. 956. Dans Les Yeux
ouverts, entretiens avec Matthieu Galey, Le Centurion, Paris, 1980, on peut lire : « […]
ce qui me paraît importer, c’est de posséder le sens d’une vie enfermée dans une forme
différente » YO, p. 317. À ce propos elle fait aussi cette remarque : « Il y a cette immense
liberté de l’animal, enfermé certes dans les limites de son espèce, mais vivant sans
plus sa réalité d’être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d’exister »,
ibid., p. 318.
14 ON, p. 841. Dans l’histoire de Le Bas on lit le passage suivant sur Tycho-Brahé
(p. 462) : « C’est vis-à-vis de Malmö que se trouve la petite île de Hven donnée au
célèbre Tycho-Brahé par le roi de Danemark Frédéric II qui y fit construire un édifice
magnifique nommé Uranienborg ou château d’Uranie. C’était là que Tycho demeurait
entouré de ses livres, environné de nombreux disciples, visité même par des princes
souverains. Un pavillon situé plus au midi portait le nom de Stelleborg (château des
étoiles) et servait aux observations astronomiques faites pendant le jour ».
13
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Kajsa Andersson
Évidemment par la suite il sera marqué par les choses vécues en
Suède comme ailleurs.
Un document instructif : à propos d’une lettre
Dans une lettre, du 22 août 1968, Marguerite Yourcenar
répond aux questions posées par Mme Sonia Ohlon, une amie
suédoise de Göteborg, dans une lettre à la romancière du 15 août la
même année. Comme les réponses dans cette lettre du 22 août,
toujours inédite, portent d’une façon intéressante sur certains détails
de l’histoire de Suède nous voudrions l’examiner dans ce qui suit.
Mme Sonia Ohlon avait fait, d’après ce que l’on comprend en lisant la
réponse de Marguerite Yourcenar, deux remarques dans le but de
corriger la romancière. Nous verrons que c’est plutôt le contraire qui
va se produire. La première partie de sa réponse est une longue
leçon sur les trois Sigismond dans l’histoire de la Pologne et dont le
dernier était petit-fils de Gustave Vasa tandis que c’est le second
dans la série, c’est-à-dire Sigismond II Jagellon, celui au service de
qui la romancière montre Zénon. Après avoir expliqué la situation
Marguerite Yourcenar fait remarquer à l’amie suédoise « il s’est
glissé sous votre plume une confusion »15.
Confusion il y a aussi pour la deuxième remarque faite par Sonia
Ohlon ; cette fois-ci plutôt de caractère linguistique. L’amie suédoise
a mal compris le mot « la cour » dans le sens où il était employé à
l’époque de Zénon. Les deux femmes en relations épistolaires se
réfèrent à la phrase suivante dans L’Œuvre au Noir : « Lorsqu’il
rejoignit la cour à Upsal, où Sa Majesté suédoise ouvrait l’assemblée
d’automne, il s’aperçut que la jalousie d’un confrère allemand l’avait
perdu dans l’esprit du roi » (ON, p. 666). Marguerite Yourcenar
dépense beaucoup d’encre et se montre généreusement pédagogue en
Cette partie instructive, pour sa correspondante suédoise, se termine ainsi :
« Excusez cette longue récapitulation historique, mais je sais qu’on n’a pas sous la
main à la campagne la liste complète des rois de Pologne ». La lettre de Mme Ohlon se
trouve dans les archives yourcenariennes de la Houghton Library à l’Université de
Harvard. By permission of the Houghton Library, Harvard University, et avec
l’autorisation des ayants droit de Marguerite Yourcenar.
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« Quelque chose de la Suède »
expliquant avec des exemples concrets ce que l’on entendait par « la
cour » – c’est-à-dire «l’entourage du roi » qui « se déplace avec lui »16.
La dernière partie de la lettre est une discussion pour savoir si
c’était vraiment Gustave Vasa lui-même qui présida à cette
assemblée d’automne à laquelle le texte se réfère. En dépit de tout
ce que la romancière a lu sur l’histoire de Suède elle ne peut pas le
savoir. « Nous savons », écrit-elle, « que le roi était fréquemment
présent à ces assemblées » ; elle énumère les « riksdag » – les
assemblées les plus célèbres dans l’histoire de la Suède : celles de
Västerås, d’Arboga, de Linköping et celles d’Upsal. « Néanmoins »,
avoue-t-elle, à sa correspondante « si je savais avec certitude où
Gustave Vasa et “la cour” se trouvaient en septembre-octobre 1559,
je modifierais peut-être quelque peu ce détail. Mais je suis assez
coincée par l’itinéraire même que j’ai prêté à Zénon […] ».
En effet l’amie suédoise va faire des recherches et lui fournir
l’information qui lui manquait : le roi n’était pas présent à
l’assemblée en question, d’après une autre lettre, datée celle-là du 5
octobre, 1968. Malgré ceci, réflexion faite, la romancière ne retouche
pas ce détail erroné, tout en constatant que ces modifications
minimes n’ont, au fond, aucune importance. Ses choix sont dictés
premièrement par le désir « de meubler » en quelque sorte l’épisode
suédois, en donnant au lecteur français une idée de la machine
gouvernementale du pays et deuxièmement par l’envie de placer
cette assemblée à Upsal, ville prestigieuse, une des rares villes
suédoises connues du public français. Par ailleurs elle ne croit pas, ce
faisant, avoir dépassé ce que permettent les perspectives, forcément
assez resserrées d’un récit de ce genre, surtout quand il s’agit d’un
Marguerite Yourcenar écrit : « Au XVI e siècle, en France, la cour n’est pas du tout
un lieu fixe, comme elle le deviendra plus tard avec l’installation de la monarchie à
Versailles ; elle suit le roi dans ses déplacements : elle est à Lyon, à Paris, à
Chambord, à Chenonceaux quand le monarque y est. C’est ce qu’indique la phrase de
Zénon s’attribuant une biographie imaginaire, et indiquant qu’un ambassadeur de
Savoie l’a emmené à Paris et à Lyon de sorte qu’il a un peu vu la France et la cour,
pensant également à ces deux villes, et je crois bien que la même forme s’applique à
l’Angleterre des mêmes années : la cour suit la Reine. Quand Zénon “rejoint la cour à
Upsal où Sa Majesté ouvrait l’assemblée d’automne ” il emploie exactement le même
mot dans le même sens : la cour est l’entourage du roi et se déplace avec lui ».
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pays comme la Suède, dont l’histoire n’est connue du lecteur français
que « dans ses très grandes lignes »17.
Ayant donné ces leçons à l’amie suédoise elle craint de vouloir
donner l’impression d’être impeccable, de n’admettre aucune erreur
au cours de ses pages. Voilà pourquoi Marguerite Yourcenar termine
sa longue lettre en prouvant le contraire : quelques erreurs – de
vraies erreurs – sont mises en lumière
mais dans un autre
contexte18.
Cependant, après coup, elle trouve « cette licence » choquante dans
un livre où elle a essayé d’être, en tout, le plus vrai possible.
Marguerite Yourcenar finit son post-scriptum en remerciant l’amie
suédoise de l’avoir invitée à des relectures sans lesquelles elle
n’aurait probablement pas pris la peine de retoucher l’épisode et en
confiant à sa correspondante la modification légère : « ces trois lignes
de manière à montrer Zénon assistant aux fêtes de Noël célébrées
par le roi en compagnie de sa troisième femme, mais non aux noces
de celle-ci »19.
Avant de quitter cette correspondance franco-suédoise on se
rappelle une phrase des « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » :
Cf. ON, p. 848 dans la « Note de l’auteur ». On y lit : « Certains incidents historiques,
toutefois, ont été légèrement modifiés pour leur permettre de tenir dans le cadre du
présent récit. […] Les séjours de Gustave Vasa dans ses châteaux d’Upsal et de
Vadsténa furent fréquents, mais les dates qu’on leur assigne ici et la mention de la
présence du roi à une assemblée de notables durant l’automne 1558 sont dues surtout
au désir de donner en quelques lignes une idée à peu près adéquate des déplacements
du monarque et de ses besognes d’homme d’État ».
18 Dans la
lettre à Mme Ohlon, du 22 août 1968, elle écrit à propos de quelques
erreurs : « j’en ai découvert deux depuis sa publication : par suite d’un remaniement à
la dernière heure, Ratisbonne a été changée en Wurzburg en tant qu’étape de Zénon, et
cette dernière ville a été négligemment laissée sur le Danube au lieu d’être mise sur
le Main. Vous aurez sans doute remarqué cette sottise. Une autre, que noteront sans
doute seulement ceux qui connaissent très bien les démarcations des vieilles
provinces de France, est que Pont-Saint-Esprit est placé en Provence (peut-être parce
que j’ai fait plusieurs fois sa visite au départ d’Avignon ou d’Orange), alors qu’il est en
réalité en Languedoc, puisque situé sur la rive droite du Rhône. La deuxième édition
ayant été faite par un procédé photographique, on n’a pas pu remédier à ces deux
erreurs, mais on me promet de le faire lors de la troisième. Vous aurez aussi noté une
coquille dans le latin de Pic de la Mirandole : certem sedem. Ni moi ni la correctrice
d’épreuves, bonne latiniste, n’avons remarqué cela ».
19 Voici les lignes définitives
: « Zénon se fit bien voir en composant une potion
réconfortante pour le monarque las d’avoir fêté Noël avec sa jeune et troisième épouse,
en son blanc château de Vadsténa », (ON, p. 665).
17
20
« Quelque chose de la Suède »
«Tout livre republié doit quelque chose aux honnêtes gens qui l’ont
lu » (MH, p. 539).
L’expédition lapone
Marguerite Yourcenar a souvent parlé de son goût du voyage, de
sa fascination pour les régions limitrophes. Dans un entretien avec
Matthieu Galey elle avait dit : « J’ai toujours aimé surtout les pays
frontières, ceux qui donnent sur un lointain plus sauvage encore : la
Laponie suédoise et norvégienne […] » (YO, p. 324).
La deuxième partie du séjour suédois de Zénon est justement son
expédition lapone :
Quelques semaines avant la Saint-Jean d’été, il se fit donner congé
de remonter vers le nord, pour observer par soi-même les effets du
jour polaire. Tantôt à pied, tantôt empruntant l’aide d’un cheval
ou d’une barque, il erra de paroisse en paroisse, s’expliquant grâce
au truchement du pasteur chez qui survivait encore l’usage du
latin d’Église […]. (ON, p. 666)
Zénon est ouvert à toutes les méthodes susceptibles de jeter une
nouvelle lumière sur l’art de guérir et en cours de route il va recueillir
« des recettes efficaces auprès des guérisseuses de village qui
connaissent la vertu des herbes et des mousses de la forêt » (ibid.).
Ni les « Carnets de notes » ni la « Note de l’auteur » du roman ne
nous renseignent sur les sources ou les documents du récit de
l’expédition lapone. Cependant dans les notes de lecture de 1953 des
Archives de la Houghton Library sont énumérés quelques documents
écrits importants.
Il s’agit de l’Histoire de la Laponie traduite du latin de
Jean Scheffer en français par le Père Augustin Lubin (1678). Jean
Scheffer, un savant allemand, avait été chargé par le célèbre suédois
Magnus Gabriel de La Gardie de rassembler tout ce qu’on savait des
Lapons en Suède20. D’après Jean-Clarence Lambert cette histoire
remarquable :
Voici le titre complet de ce classique : Histoire de La Laponie, Sa Description,
L’Origine, Les Mœurs, La Manière de vivre de ses habitants, leur Religion, leur Magie,
& les choses rares du Païs. Avec plusieurs : Additions & Augmentations fort
curieuses, qui jusques-icy n’ont pas esté imprimées. La Lapponia de Johannes
20
21
Kajsa Andersson
[…] serait demeurée sans conséquences dans la France
intellectuelle de Louis XIV s’il n’y avait eu, pour y porter son
attention curieuse, le jeune Regnard ”agité par l’ardeur de courir”
[…]. Regnard, longtemps avant celle de Montesquieu, avait posé
la question redoutable : Comment peut-on ne pas être louisquatorzien, comment peut-on être lapon ? Et qu’il y ait répondu
avec esprit. Car son Voyage en Laponie n’en manque pas.21
Et, en effet, Voyage en Laponie de Regnard fait aussi partie de la
documentation écrite de Marguerite Yourcenar : on le retrouve à côté
de l’Histoire de la Laponie parmi ses notes de lecture de 1953. Le
voyage de Regnard eut lieu entre 1681 et 1683 – plus d’un siècle
après Zénon. Marguerite Yourcenar remarque, comme d’autres l’ont
fait, que des pages entières du texte de Regnard étaient copiées dans
l’ouvrage de Jean Scheffer.
Une dizaine d’années plus tard elle fera la connaissance d’un
volume intitulé People of eight seasons (éd. Tre Tryckare, Göteborg,
1963) – un « très bel ouvrage », à ses yeux – d’Ernst Manker,
conservateur, à l’époque, du Musée nordique de Stockholm22. Dans ce
livre elle s’intéresse, entre autres, aux informations données à propos
d’un certain Suédois – Olaus Magnus. Alors, qui était cet homme-là ?
Pourquoi Marguerite Yourcenar s’intéresse-t-elle à lui ? Écoutons sa
voix, à travers les archives de la Houghton Library, à propos du
voyage de Zénon dans les régions sub-polaires :
L’intérêt de Zénon pour le pays de Scric finnia (Lappis OrientalisLappis Occidentalis) aurait pu être éveillé par la Carta Marina
d’Olaus Magnus, publiée à Venise en 1539 (et dont Zénon eût pu
prendre connaissance durant ses séjours en Italie entre 1540-1543.)
L’auteur lui-même Olaus Magnus vécut en Italie durant la
dernière partie de sa vie (1490-1557). Prélat, diplomate érudit et
Scheffer contient trente-cinq chapitres ; donnons-en quelques titres révélateurs de
cette belle enquête ethnographique : chap. II : Des secrets magiques, & de la Magie des
Lapons, chap. XXIIJ : Des occupations communes à l’un & l’autre sexe parmi les
Lapons, chap. XXIX : Des animaux sauvages à quatre pieds qui se trouvent dans la
Laponie, chap. XXXJ : Des Arbres & des Plantes, chap. XXX IJ : Des Metaux de la
Laponie, chap. XXXIV : Des Eaux & des Fleuves etc. ( Voir appendice 1).
21 Jean-François REGNARD, Voyage en Laponie, Éd. 10/18 Odyssés, Paris, 1963. Cf.
présentation, p. 14-15 .
22 Voir appendice 2.
22
« Quelque chose de la Suède »
géographe il n’eût pas été improbable de le mettre en relation avec
Zénon.
Elle finit ce passage avec quelques phrases qui sont, pour notre
propos, d’un intérêt tout à fait particulier : « Mais il y a danger à
encombrer de noms et d’épisodes de type purement documentaires un
livre comme celui-là. L’important demeure de savoir que Zénon a pu
connaître Olaus Magnus et a compulsé sa carte bien que l’ouvrage
n’indique rien de pareil ».
Encore une fois nous constatons que l’écrivain a solidement « un
pied dans l’érudition » (MH, p. 526) bien que d’une façon on ne peut
plus discrète. Pour accompagner son héros tout le long de l’énorme
voyage à travers le pays il faut aussi bien connaître la géographie du
pays.
Rappelons-nous que, déjà à l’âge de douze ans, l’écrivain avait fait
avec Selma Lagerlöf, à travers la Suède jusqu’à Kebnaikaise en
Laponie, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson23. D’après ses notes
dans les archives de la Houghton Library elle a bien calculé
l’itinéraire de Zénon dans les royaumes du Nord – ce qui lui serait
possible et ce qui lui serait impossible :
En fait je n’imagine pas Zénon montant plus haut que dans les
régions de Jokkmokk tout au plus ce que représenterait déjà un
énorme voyage. Jokkmokk (sur le cercle polaire) est à 655 k.
d’Östersund (se souvenir que Zénon s’arrête à Frösö, tout près
d’Östersund sur la route du retour. Le voyage tout entier de
Vadstena aux régions laponnes et retour à Upsal représenterait un
parcours d’environ 1000 miles fait à cheval, en barque et à pied en
quatre mois environ. C’est beaucoup mais à la limite du possible.
Les documents directs – les souvenirs de deux voyages
Les documents directs – les souvenirs personnels de deux voyages
dans le Nord – en 1953 et en 1955, imprègnent également, sans
doute, l’épisode suédois de L’Œuvre au Noir. Comme toujours : « Un
pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et
sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se
Voir Marguerite YOURCENAR, Sources II, Paris, Gallimard, 1999, p. 223 et aussi
SBI, p. 109-129, « Selma Lagerlöf, conteuse épique ».
23
23
Kajsa Andersson
transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un »24. Pendant leur
second voyage en Scandinavie en 1955 Marguerite Yourcenar et Grace
Frick font des excursions dans des régions qu’elles ignoraient jusquelà. Elles passent quatre journées dans la petite ville de Vadstena (du
10 au 14 mai), ville importante pour Zénon, nous le savons. Les deux
amies y visiteront l’Abbaye de Sainte Brigitte, les monastères des
sœurs de Brigitte, elles se promèneront dans les vieux quartiers et
autour du château, un des plus beaux monuments de la Renaissance
en Suède. En entrant dans le château elles seront – encore une fois –
en face de Gustave Vasa car un portrait célèbre du roi se trouve sur le
mur dans une des salles intérieures. Entre le 26 et le 30 mai les
deux voyageuses ont fait l’excursion la plus exotique et la plus
mémorable, sans doute, du séjour de 1955. Elles traversent en train
de nuit tout le pays pour arriver à Kiruna, ville minière importante
dans l’extrême Nord. Un guide de la compagnie des Mines leur
montre les mines mais aussi les écoles, les maisons et les hôpitaux
qui ont été construits par la compagnie. À travers la vitre d’un taxi
elles admirent l’église de Kiruna, une construction spéciale qui
évoque les tentes laponnes appelés « Kåta ». Un couple de Kiruna, M.
et Mme Haraldsen, possèdant une « Kåta », une hutte à quelques
kilomètres de la ville, les invite à y passer une soirée. Grace Frick
raconte dans son journal de bord : « We went the last quarter mile on
skiis, in deep snow and both of us foundered seriously. My first
experience of being stuck in snow and helpless. Very edifying ». Les
invitées resteront chez leurs hôtes jusqu’à une heure du matin : « In
full daylight » et ne se couchant qu’à deux heures du matin – très
excitées. C’est un spectacle fabuleux auquel elles ont assisté – celui
du soleil de minuit, qui brille inlassablement sur l’immensité du
silence lapon. Marguerite Yourcenar et Grace Frick sont très
impressionnées par le beau paysage sombre qui se dessine dans la
neige sur le fond des grandes mines. Elles quittent le pays de l’aurore
boréale avec dans leurs bagages des documents graphiques : des
images de la vie laponne par Nils Skum, dessinateur et peintre
OR, p. 526. À propos du premier voyage scandinave de la romancière, en 1953, voir
mon article « Marguerite Yourcenar et la Suède : une longue amitié », Marguerite
Yourcenar. Écritures de l’Autre, Montréal, XYZ, 1997, p. 91-104.
24
24
« Quelque chose de la Suède »
d’origine laponne 25. Elles connaissent aussi l’image de Carl von Linné
habillé en lapon26.
« Comme le soleil d’été dans les régions polaires…»
Au moment de sa mort Zénon revoit les régions polaires : les feux
des astres et l’aurore boréale seront présents. Dans la mort, pour
Zénon une expérience mystique, il parvient à la dernière étape,
l’œuvre au rouge. D’abord il y a « l’immense rumeur de la vie en
fuite » associé à l’eau qui coule, entre autres, «un torrent entre
Ostersund et Frösö » (ON, p. 832). Ces images de l’eau sont
complétées par une autre image cosmique, celui d’un soleil rouge – le
soleil de minuit – saignant sur la mer, qui signifie le retour à
l’universel ; d’après les « Carnets de notes de L’Œuvre au Noir »,
« espèce de symbole archétypal de la mort et d’une sorte de triomphe
sur la mort ».
[…] Un instant qui lui sembla éternel, un globe écarlate palpita
en lui ou en dehors de lui, saigna sur la mer. Comme le soleil d’été
dans les régions polaires, la sphère éclatante parut hésiter, prête à
descendre d’un degré vers le nadir, puis, d’un sursaut
imperceptible, remonta vers le zénith, se résorba enfin dans un
jour aveuglant qui était en même temps la nuit. (ON, p. 833)
Dans les « Carnets de notes » (p. 2 7, 2 8) 27 de L’Œuvre au
Noir Marguerite Yourcenar écrit également ceci à propos de la mort
de Zénon :
Ainsi, Zénon mourant, dans ce qui est précisément sa dernière
vision, avant que l’ouïe seule demeure quelques moments en plus,
voit resplendir le soleil de minuit dans le ciel de l’été polaire. Et
certes, l’image a été rationnellement introduite dans mon livre du
fait que le voyage de Zénon aux confins de la Laponie suédoise est
à ses yeux le plus dépaysant qu’il ait accompli, et incidemment lié
au souvenir des “nuits blanches” d’un bref amour.
Voir appendice 3.
Voir appendice 4.
27 By permission of the Houghton Library, Harvard University, et avec l’autorisation
des ayants droit de Marguerite Yourcenar.
25
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Kajsa Andersson
Un portrait de femme, celui de Sign Ulfsdotter dite la dame de
Frösö, est également lié à l’expédition lapone. Cette femme – «[t]out
en elle était beau » (ON, p. 696) – avait accueilli Zénon « noblement
au retour de ses pérégrinations à l’orée des contrées polaires» (ibid.).
Zénon lui sera toujours reconnaissant de ce qu’elle a fait pour lui et
pour ce qu’elle représente. La dame de Frösö, « entièrement
bénéfique » fait une brève apparition dans sa vie qui aura cependant
des échos qui résonnent jusqu’à la fin du livre.
« En un sens, » lit-on dans les « Carnets de notes » (p. 23) du
roman, « Sign Ulfsdatter est pour Zénon sa Plotine. Compagne,
presque égale, et à qui l’on fait confiance. Mais Zénon a possédé
Sign ». C’est une femme indépendante, pragmatique et généreuse.
Les repas qu’elle lui sert dans son petit manoir de Frösö sur la table
couverte d’une toile blanche sont d’une simplicité raffinée : « le pain
de seigle et le sel, les baies et la viande séchée » (ON, p. 696). La
dame de Frösö lui offre une période d’harmonie, de tendresse et de
sensualité ; elle partage même avec lui « le grand lit de la chambre
haute avec une sereine impudeur d’épouse» (ibid.). Une autre partie
de sa beauté féminine se révèle dans le domaine médical. Elle aurait
pu, avec « ses mains habiles à bander les plaies et à essuyer les
sueurs des fièvres » (ibid.) devenir une compagne professionnelle
puisqu’elle est « instruite dans l’art des sorcières lapones » (ibid.) et
connaît bien « des huttes au bord des marécages » (ibid.) où se
pratiquent « des fumigations et des bains magiques accompagnés de
chants » (ibid.). Plus tard elle sera mise en rapport avec le Prieur des
Cordeliers, autre personnage hautement valorisé dans le roman.
Zénon tâche d’alléger les douleurs de l’ami malade en lui massant
longuement les pieds et les jambes « comme le lui avait jadis
enseigné à le faire la dame de Frösö. Ce traitement valait tous les
opiats » (ON, p. 748). Préparant un bain pour lui-même dans un
recoin de l’hospice de Saint-Cosme Zénon se souvient soudainement
du « bain cérémonieusement pris à son arrivée à Frösö, après son
expédition en terre lapone » (ON, p. 779) et du «grand cuveau cerclé
de cuivre et [du] dessin des serviettes brodées » (ibid.). L’artisanat
féminin, la broderie, semble être encore un talent de cette femme
idéalisée du Nord. Le caractère synthétique qui caractérise tant de
personnages yourcenariens se retrouve chez la dame de Frösö – reine
et simultanément servante : « Sign Ulfsdatter l’avait servi elle-même
26
« Quelque chose de la Suède »
selon l’usage des dames de son pays. Elle avait été d’une dignité de
reine dans ces prévenances de servante » (ibid.).
Ce qui est rare, dans l’univers imaginaire de Marguerite
Yourcenar, c’est le rêve d’un enfant. Cependant il arrive à Zénon de
rêver d’être le père d’un enfant de Sign Ulfsdotter « car elle avait
voulu de lui un enfant » (ON, p. 796). Dans le chapitre intitulé
« L’Acte d’accusation », au moment où les frontières entre la vie de
rêve et la vie réelle sont disparaissent Zénon a une vision :
Un bel et triste enfant d’une dizaine d’années s’était installé dans
la chambre. […] Cet enfant lui ressemblait […]. L’enfant de Sign
Ulfsdatter, l’enfant des nuits blanches, possible entre les possibles,
contemplait cet homme épuisé de ses yeux étonnés, mais graves,
comme prêt à lui poser des questions […]. [L]’enfant peut-être
imaginaire disparut. (ON, p. 795-6)
Pour terminer demandons-nous : D’où vient ce portrait assez
idéalisé d’une femme du Nord ? Y a-t-il peut-être des modèles comme
pour Zénon ou d’autres documents sur lesquels la romancière s’est
appuyée ? La « Note de l’auteur » nous renseigne, à un certain degré,
en quelques mots sur Sign Ulfsdatter : son histoire tient compte :
« de la réputation de guérisseuses et d’“herboristes” des femmes
scandinaves du temps » (ON, p. 841). C’est tout – en effet les figures
de femmes sont généralement, notre romancière ne cesse de le
rappeler, « moins éclairées que les visages d’hommes » (ON, p. 845).
Marguerite Yourcenar avait fait ses apprentissages nordiques
dans l’œuvre de Selma Lagerlöf, lue et appréciée avec son père dans
sa jeunesse. Dans son essai « Selma Lagerlöf, conteuse épique », écrit
tard dans la vie en 1975, on peut repérer beaucoup d’affinités entre
ces deux grandes romancières. Marguerite Yourcenar est entrée dans
l’œuvre de Selma Lagerlöf, de plain-pied, à l’aide de « cette magie
sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de
quelqu’un ».
Personnellement je trouve qu’il y a des reflets des personnages
féminins créés par Selma Lagerlöf dans le portait de Sign Ulfsdotter
– la dame de Frösö. J’y trouve aussi des reflets des personnages
réels, contemporains et historiques.
Les personnages fictifs se
mêlent comme toujours avec les personnages réels dans l’œuvre
27
Kajsa Andersson
yourcenarienne. Voilà un témoignage de notre essayiste, à propos de
quelques femmes suédoises :
Une femme sculpteur de la Suède de nos jours, Tyra Lundgren,
dans un bas-relief consacré aux femmes célèbres suédoises, a mis
Selma Lagerlöf au centre, sous l’arbre de la Boddhi, entourée par
la brillante troupe qui comprend à la fois sainte Brigitte et
Christine de Suède, Frederika Brenner et Ellen Key. La sagesse de
Selma, son humanité, sa tranquille aisance dans le visible et dans
l’invisible méritent cette place d’honneur28.
Et toutes ces femmes comptent pour Marguerite Yourcenar au
nombre des citoyennes du monde.
SBI, EM, p. 112. Peut-être, dans ce portrait, a-t-elle mis aussi quelque chose de
toutes les femmes rencontrées au cours des voyages en Suède dans les années
cinquante avec qui elle restait longtemps en rapports amicaux, épistolaires, la
correspondance en témoigne : Elsa Thulin, Tyra Lundgren, Sonia Ohlon, Ellen AxelNilson, Gunnel Vallquist, Elsa Nordström, Margot Lithander et quelques autres.
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