Fnac : le jackpot de Bompard ne passe pas chez les salariés

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Fnac : le jackpot de Bompard ne passe pas chez les salariés
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même toucher de l’argent par millions. Sans compter
que 11 millions d’euros à provisionner, c’est un coût
faramineux pour l’entreprise.»
Fnac : le jackpot de Bompard ne passe pas
chez les salariés
PAR MATHILDE GOANEC
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 17 JUILLET 2015
Le PDG de la Fnac a réussi un coup de maître :
redresser en quelques années une enseigne en
perdition, faisant grimper en flèche le cours de l'action.
Socialement, l'opération n'a pas été indolore. Pour un
certain nombre de salariés, l'annonce d'un bonus de 11
millions d'euros pour Bompard cette année est le coup
de trop.
Alexandre Bompard, PDG de la Fnac. © Reuters
Frédérique Giavarini, directrice des ressources
humaines (DRH) de la Fnac et membre du comité
exécutif, insiste: «La rémunération d’Alexandre
Bompard n’a rien d’illégal ou d’extraordinaire et
elle a été votée par le conseil d’administration
de l’entreprise. Seulement, l’action a beaucoup
augmenté depuis. Si elle baisse, il peut tout perdre.»
C’est l’annonce de l’énorme rémunération
d’Alexandre Bompard qui a délié les langues. Mijuin, Le Canard enchaîné révélait que le jeune patron
de la Fnac devait toucher un bonus supérieur à 11
millions d’euros, en plus d’un salaire annuel (parts
fixe et variable) d’environ deux millions d’euros pour
2014. Une telle somme lui permet de caracoler en
tête des plus grosses rémunérations patronales
hexagonales. Alexandre Bompard, arrivé à la tête
de l’enseigne en 2011, a promis de réinvestir cette
somme en actions Fnac, « ce qui montre qu’il
croit en son entreprise, un bon signe pour les
investisseurs », assure Laurent Glépin, son directeur
de la communication.
Plusieurs organisations syndicales citent cependant
un autre chiffre: ces 18,4 millions d'euros (dont les
11 millions d’Alexandre Bompard) que l’ensemble
du comité exécutif et dans une moindre mesure, une
centaine de haut cadres de l’entreprise se partagent,
soit environ 40% du bénéfice net de la Fnac cette
année.
Ces bonus ont été décidés lors d’un premier «
plan de rémunération pluriannuel de la performance
», établi en 2013 et qui passe par la distribution
d’actions au top management du groupe. Un deuxième
plan de rémunération a été décidé en 2014, pour
un versement en 2016 et 2017. Pour le toucher,
il suffit d’être toujours présent dans le groupe à
l’heure du versement. L’entreprise n’a donc pas fini de
récompenser son patron et sa garde rapprochée. «Cela
a créé une contrainte qui peut devenir majeure. Le
comité exécutif a, en quelque sorte, autocontraint le
groupe en se servant », analyse un observateur de la
situation économique de la société, qui souhaite rester
anonyme.
Mais le mal est fait : un certain nombre de salariés
apprécient peu de cravacher depuis cinq ans pour faire
monter le cours d’une action qui ne profite qu’à une
portion congrue de l’entreprise. «On ne touche que
des miettes par rapport à Bompard et son équipe, se
plaint Philippe Coutanceau, délégué syndical CGT
au siège de la Fnac. Quant au fait de dire qu’il va
tout réinvestir, c’est une farce : au final, il va quand
La direction de la Fnac argue du succès de la
méthode Bompard : ouverture de l’enseigne sur des
produits porteurs comme l’électroménager, meilleure
complémentarité entre le site internet et les magasins,
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ciblage d’un public plus familial. Cette stratégie a
bel et bien payé et les comptes sont repassés au
vert depuis 2013. Mais la remontée de la Fnac, et
notamment sa bonne image sur les marchés, tient aussi
aux importantes économies de personnel.
Mais la recherche d'économies pèse aussi sur les
conditions de travail. Dans les magasins, beaucoup
attendaient Bompard comme le messie, le seul à même
d’empêcher l’inéluctable disparition prophétisée par le
fermeture du concurrent Virgin. Un sentiment renforcé
par la volonté affichée de François-Henri Pinault,
l’actuel PDG d'Artemis (filiale de Kering, ex-PPR,
actionnaire majoritaire de la Fnac), de vendre ses parts.
Mais la confiance semble s’être lentement érodée :
les PSE ont affaibli les troupes, coincées dans des
salaires modestes et sans perspective d’évolution, ce
qui a pourtant longtemps été une marque de fabrique
de la Fnac.
L’entreprise a subi deux plans de sauvegarde de
l’emploi depuis l’arrivée de Bompard, qui se sont
traduits par la suppression de 850 postes sur
l’ensemble du groupe. La très nette diminution du
personnel passe aussi par un « turnover naturel »,
le non-remplacement des départs et un système de
préretraites ou de départs anticipés. Pour les syndicats,
l’effectif aurait diminué de plus de 2000 personnes,
passant de 17000 à 14500 entre 2012 et 2014. Laurent
Glépin, à la communication, assure que cette baisse
drastique s'explique aussi en raison du remplacements
d'un grand nombre de contrats saisonniers en contrats
d'intérim.
Le nouveau PDG a également accéléré la mutation des
métiers, laissant sur le bord du chemin ce qui faisait
la spécificité des vendeurs, leur autonomie et leur
capacité de conseil. Le durcissement des méthodes
de management avait d’ailleurs déjà été dénoncé par
un directeur de magasin, qui s’est suicidé en 2011,
laissant un mail sur les raisons de son geste (voir
l’article que Rue89 avait alors consacré au sujet).
En réponse, dans une lettre adressée à tout le personnel
et à laquelle Mediapart a eu accès, Alexandre Bompard
avait alors plaidé pour une «exigence renouvelée
à la qualité de notre dialogue social », et promis
d’aller « plus loin dans l’appréhension des situations
de détresse personnelle et l’accompagnement de nos
collaborateurs ».
L’équipe dirigeante a également imposé une politique
de « modération salariale », qui passe par un gel des
salaires et une réduction sérieuse de la participation et
de l’intéressement depuis 2011. 90 % des employés
ont également une part de variable dans leur salaire,
en fonction d’objectifs à remplir ou non. Elle a été
plafonnée. Les cotisations patronales sur la mutuelle
et le contrat de prévoyance auxquels souscrivent les
employés ont également baissé depuis 2013, de même
que les prestations. «C’était une négociation très âpre
et on a accepté pour ne pas se retrouver avec un
service minimum bien pire encore, explique Benoît
Duval, délégué syndical CFTC au siège, syndicat qui
avait à l’époque signé l’accord. Quand nous voyons
aujourd’hui ce qu’Alexandre Bompard ramasse, nous
sommes dégoûtés. »«La modération salariale fait bien
partie de la mise sous contrôle des coûts, concède
Frédérique Giavarini, la DRH du groupe. Mais sur
les salaires, nous sommes complètement dans le
marché. La participation représente quand même pour
2014 une enveloppe de 3,4 millions d’euros et nous
réfléchissons à une plan d’actionnariat accessible aux
salariés.»
Au siège, un représentant du personnel regrette
aujourd’hui de devoir « enchaîner les pots de départ
». «On devrait chouchouter nos cadres, surtout que
les salaires ne sont pas très hauts. Au lieu de ça,
on les essore », assure-t-il, sous couvert d’anonymat.
Un manager, qui souhaite lui aussi rester anonyme,
relève les nombreux arrêts de travail pour maladie,
pour surmenage, surcharge de travail, « des burn-out,
une tension extrême dans certains services, des gens
qui craquent, qui pleurent ».
« En tant que délégué syndical, je me retrouve à
défendre des directeurs, je n’avais jamais vu ça
avant, assure de son côté Benoît Duval de la CFTC. Il
y a aussi des personnes accusées d’insuffisance
professionnelle imaginaire, mises à la porte, à
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l’américaine, du jour au lendemain. Qu’importe si la
Fnac perd ensuite aux prud’hommes, l’essentiel est de
s’être débarrassé du personnel. »
la vraie cassure date de décembre 2014 : «Le PDG dit
“ça va mieux, j’ai trouvé la bonne voie, achetez nos
actions”. Ce qui n’est pas faux d’ailleurs… Les gens
s’attendaient donc à partager un peu les fruits de ce
retournement. Au lieu de ça, ils ont pris trois baffes.
C’est incompréhensible.»
Climat social dégradé
La tension est aussi montée d’un cran avec le maintien
d’un responsable accusé de harcèlement par plusieurs
membres de son équipe. L’affaire remonte à 2013.
Les faits reprochés ont même conduit la direction à
diligenter une enquête interne, dont Mediapart a pu
consulter de larges extraits. Remarques à caractère
raciste, pressions pour la remise de dossiers d’un jour
sur l’autre puis immédiatement ignorés, remise en
cause permanente des compétences des uns et des
autres, humiliations en réunion… Les comptes-rendus
font l’état, a minima, d’un vrai dysfonctionnement. «
Cet homme a poussé à bout des gens pourtant solides,
des acheteurs habitués à des négociations difficiles
avec les fournisseurs, et qui jouissaient au siège d’une
très bonne réputation », confie le manager interrogé
plus haut.
Loin de l'entreprise, un autre ex-salarié du siège
raconte son quotidien récent, constamment au bord
des larmes : « Je faisais, seul, le boulot de trois,
en travaillant énormément, en ramenant des dossiers
chez moi, parfois jusqu’à 2 heures du matin. Mais
je suis cadre, avec une mentalité de cadre, et
normalement les gens comme moi ne parlent pas. Mais
là, c’est du dégoût. Se serrer la ceinture, oui, travailler
comme un fou, d’accord, mais pas quand le comité
exécutif touche à lui seul le quart des bénéfices. C’est
ce décalage qui est choquant. »
Une souffrance exprimée à plusieurs reprises,
mais compliquée à objectiver. Les résultats de la
consultation sur les risques psychosociaux (RPS) en
2014 n’ont pas encore été finalisés, mais le précédent
relevé « n'était pas alarmant », assure la direction.
Un élu CHSCT au siège dit de son côté avoir toutes
les peines du monde à accéder aux chiffres, ce que
confirment les représentants syndicaux CGT et CFTC.
Pour dédramatiser, la direction s’appuie par ailleurs
sur une enquête interne qui ausculte la perception
qu’ont les employés du changement mené depuis 2011
(plutôt bonne), mais ne souhaite pas pour autant la
communiquer.
La directrice des ressources humaines de l’époque
s’était d’ailleurs prononcée pour son départ, selon
plusieurs sources, mais rien n’y a fait, et c’est elle
qui est finalement partie. Plusieurs membres de cette
équipe ont eux aussi démissionné, mais le responsable
est resté en place, la direction lui ayant payé un coach
pour apprendre à gérer au mieux ses fonctions.
Les dérives se poursuivraient encore aujourd’hui, sur
une équipe pourtant partiellement renouvelée. « On
ne peut pas nier qu’il y avait une pression forte
puisque ces salariés sont justement chargés du plan de
performance, et à ce titre, ils participent activement
à la recherche d’économies, explique Frédérique
Giavarini, l’actuelle DRH et ancienne directrice de la
stratégie. Qu’ils subissent un rythme et des objectifs
très compliqués à gérer, c’est vrai. Mais pour nous, il
n’y a pas eu de harcèlement. »
Elle assure, enfin, que le dialogue social est apaisé
depuis quatre ans. C’est oublier la mobilisation
des salariés dans une intersyndicale large contre le
Pour de nombreux salariés, l’affaire reste
symptomatique d’un climat social dégradé. «En
termes de management, c’est une boîte extrêmement
dure, brutale. Le discours officiel sur la Fnac, c’est du
storytelling. Ça sert à faire monter l’action», assure
un ancien cadre bien placé dans l'entreprise. Pour lui,
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travail le dimanche ce printemps, ou encore l’actuel
mouvement de grève au sein d’une des filiales de la
Fnac, la société française du livre (SFL).
L’histoire en question, c’est celle d’une enseigne
créée en 1954 par Max Théret et André Essel, deux
militants d’extrême gauche. Bastion syndical dans un
monde, la distribution, qui ne l’est pas, bras armé
du mouvement de démocratisation de la culture de
masse, l’entreprise est également passée aux mains
d’une coopérative de consommateurs quand personne
encore ne parlait d’économie sociale et solidaire. Le
recrutement des origines s'appuyait sur des vendeurs
passionnés, souvent diplômés, investis politiquement
et culturellement. Cette tendance se poursuivra jusque
dans les années 80 et le rachat par Michel Baroin (père
de l’actuel député LR François Baroin). « C’est le
début de la rationalisation et de la normalisation de
l’entreprise », analyse Vincent Chabault, auteur du
livre La Fnac, entre commerce et culture (qui a
fortement déplu à la direction de la Fnac…).
Manifestation de salariés de la Fnac contre l'ouverture le dimanche.
Un rapport d’expertise, commandé par le comité
d’entreprise et réalisé par la société APEX, que nous
avons pu parcourir, souligne aussi le fort taux de
démissions au siège, l’entreprise n’étant pas favorable
aux ruptures conventionnelles. Il constituerait 61%
des départs, avec 55 démissions en 2014. Un chiffre
substantiel, que les ressources humaines expliquent
par des «profils métiers particuliers, en Web et dans le
marketing notamment, qui se font chasser par d’autres
entreprises, la Fnac étant redevenue une référence ».
Le rachat par Pinault-Printemps-Redoute (PPR),
groupe de François Pinault, en 1994, achèvera ce
processus de recherche d’une plus grande rentabilité,
un chemin dans lequel marche aujourd’hui Alexandre
Bompard. « Le changement de mentalité ne date pas
d’aujourd’hui, c'est l’arrivée de PPR qui a vraiment
accentué la pression, concède Philippe Coutanceau,
trente ans de maison. Mais avant, on faisait des marges
de malade donc, on prenait les choses différemment…
Aujourd’hui, on ne peut pas nier que l’économie pèse,
que le contexte de crise existe et que l’entreprise est
fragile. Du coup, l’ambiance a changé. Le résultat,
c'est que beaucoup de gens craquent, et se barrent. »
Mais les difficultés semblent venir aussi d’un
sentiment de décalage vis-à-vis du discours officiel
très positif sur l’entreprise. En interne d’abord, et
notamment dans le rapport sur la responsabilité sociale
et environnementale de l’entreprise, édité en 2014,
où le PDG insiste sur sa volonté de « renforcer
l’incontournable », « mettre en place une politique
sociale exemplaire », et où il assure que la Fnac est
« particulièrement vigilante en matière de prévention
de la santé physique et mentale de l’ensemble des
salariés ». À l'extérieur, même son de cloche, et
notamment dans la presse économique, qui pare
Alexandre Bompard de toutes les vertus (jusqu’à
l’anicroche du bonus).
Sans nier les difficultés, les réorganisations et les
conditions de travail «pas toujours roses », Frédérique
Giavarini assure que les salariés font confiance à
Alexandre Bompard, «qui a quand même su préserver
l’emploi quand plus personne ne pariait sur la
marque ». Mais l’inquiétude est sourde : « Nous vivons
cette remontée de la Fnac assez amèrement, confirme
un manager. Car nous en payons le prix et il est très
élevé. Et puis, il y a ce doute permanent : l’action a
explosé parce que les actionnaires aiment les plans de
licenciements, mais est-ce que, économiquement, c’est
pérenne ?»
Le PDG, passé par Canal + et Europe 1, énarque très
introduit dans les milieux politiques, est régulièrement
portraité comme le nouveau golden boy du commerce,
portant à bout de bras la Fnac, une marque chère au
cœur des français. Pourfendeur d’Amazon et de son
modèle low cost, Alexandre Bompard joue son rôle
à la perfection : il clame partout son amour pour la
Fnac, « son histoire, son modèle, sa communauté, ses
millions d’adhérents »…
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Boite noire
Une grande partie des interlocuteurs salariés ou exsalariés de la Fnac ont souhaité rester anonymes, par
peur de représailles. Il n'a pas non plus été possible,
pour des raisons de confidentialité, de reproduire
les documents concernant l'enquête sur un possible
harcèlement.
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