1 Le Secret maçonnique : ses divers aspects Par le Frère Michel À l

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1 Le Secret maçonnique : ses divers aspects Par le Frère Michel À l
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Le Secret maçonnique : ses divers aspects
Par le Frère Michel
À l'heure où le secret n'est plus en odeur de sainteté, où sur la toile et sur la
plage s'affiche la nudité du corps et de l'âme, où dans la rue fleurissent les
caméras de surveillance, mais aussi les vitres teintées, les cagoules et les
voiles, où la Franc-Maçonnerie se veut une société discrète et non plus
secrète, que reste-t-il du secret maçonnique ?
Cependant, pour le grand public la Franc-Maçonnerie reste une société
secrète. Pire ! Au sein-même de cette société secrète, certains membres se
qualifient eux-mêmes de Maîtres Secrets, le Secret du secret en somme ! Il y
a même une loge qui cette année en fait le thème de ses réflexions, dont
voici la première colonne gravée !
Je distinguerai trois niveaux de secret maçonnique : le
secret profane, le secret symbolique et le secret
spirituel. Le secret profane, c'est celui qui, de plus en
plus divulgué, fait dire que nous ne sommes pas une
société secrète, mais une société discrète. Chacun de
nous s'engage à ne pas divulguer l'appartenance de ses
Frères, à ne pas divulguer ce qui est dit en Tenue, à ne
pas divulguer ce qui au sein des rituels de chacun des
degrés est défini comme " les secrets du grade ". Mais
la pratique aujourd'hui est bien loin de ces bons
principes : les listes de Frères connus ou moins connus
circulent dans la presse, les travaux circulent sur la
toile, les livres détaillant les degrés et symboles des
différents Rites maçonniques trônent dans toutes les
bonnes librairies ...
Ce secret qui n'en est plus vraiment un s'apparente pour moi au tour de main
de l'artisan : il a beau être public, seule une pratique assidue, au sein d'un
atelier, lui donne sens et le rend opérant, il se transforme alors en secret
symbolique.
Le secret symbolique correspond à l'intégration personnelle des secrets
profanes, à la résonnance spécifique générée en chacun par la pratique des
symboles. Il peut être évoqué, il reste incommunicable. Ce secret nous
enrichit.
Le secret spirituel est l'effet induit par cette résonnance spécifique sur
l'identité-même du pratiquant. Ce secret nous transforme.
(…)
2
Je vais maintenant développer tout cela. Après avoir rappelé ce que les
rituels disent du secret, j'analyserai ce concept afin d'en cerner la nature, à
travers les différents mots qui l'expriment et à travers les différents concepts
que ce mot lui-même évoque, c'est-à-dire les dimensions lexicale et
sémantique du secret, et bien sûr ses déclinaisons maçonnique en général.
Ces jalons baliseront ensuite tout naturellement ma réflexion sur l'évolution
de la nature du secret au long de notre chemin initiatique. En conclusion, ma
réponse sera la réponse traditionnelle : secrets de même nature ? Oui et non
!
L'énoncé lui-même du sujet est un exemple d'ellipse : devant le mot
maçonnique se cache le mot " franc- ", mot souvent omis et pourtant
essentiel pour nous définir. Et derrière le mot degré se cachent les mots " du
Rite Écossais Ancien et Accepté ", chacun de ces mots étant lui aussi
essentiel pour définir notre voie de perfectionnement !
Voyons donc tout d'abord ce que nous dit le Rite Écossais Ancien et Accepté
sur le secret
Les rituels évoquent plus souvent les secrets que le secret maçonnique. Le
rituel définit ainsi les secrets du grade : position d'ordre, marche, signe
pénal, attouchement de reconnaissance, mots, batterie et acclamation. Puis il
définit les secrets de l'Ordre, que nous prendrons ici comme définition du
secret maçonnique : vérités abstraites dont le symbolisme maçonnique est la
traduction sensible. La distinction est
donc bien tranchée entre les secrets du
grade et les secrets de l'Ordre, la forme
et le fond. Après, un rapprochement
s'opère : le secret maçonnique réside
dans le sens profond des mots
maçonniques que l'initié se doit de
pénétrer.
Plus
tard,
les
secrets
véritables du Maître Maçon ont été
perdus mais nous travaillons afin de les
retrouver, sachant pertinemment qu'ils
sont à jamais perdus ... Le rituel ne
précise plus quels sont ces secrets ni
leur nature. De même paradoxalement,
encore plus tard : les mystères les plus secrets de la Franc-Maçonnerie ne
pourront être connus que dans le Saint des Saints, et une clé, quelque jour,
nous permettra d'ouvrir et de passer. Je ne peux donc, en l'état actuel de
mes connaissances, répondre à la question puisque je ne connais pas encore
les mystères les plus secrets de la Franc-Maçonnerie !
Nous voyons ainsi comment les rituels procèdent à une évolution graduelle
de la nature du secret maçonnique. Quoique ...
(…)
Je n'ai pas à révéler les secrets de la Franc-Maçonnerie, ils transparaitront
d'eux-mêmes à travers mes paroles et mes actions ... Et quand je dis " mes
3
frères " il s'agit de mes frères en initiation, mais aussi de tous mes frères
humains.
(…°
Voici donc deux aspects qui révèlent d'eux-mêmes, spontanément, leur
nature profonde, au-delà de leur formulation symbolique, qui, elle, reste
secrète, sous serment. Concrètement, par exemple mon équité révèle ma
pratique secrète de l'équerre, et mon empathie révèle ma progression
spirituelle personnelle, incommunicable, secrète.
Voyons maintenant ce que nous disent les dictionnaires :
Le mot " secret " vient du latin cernere-cretum : séparer, distinguer,
décider/trancher qui se renforce dans les verbes secernere-secretum :
séparer, mettre à part, et discernere-discretum. Les suffixes se- (de sedsuffixe archaïque) et dis- accentuent cette idée de séparer/couper. Cette
racine cernere correspond à la racine grecque krinein : séparer, distinguer,
qui a donné diakrinein, kriterion et kriticos, critère et critique en français.
Ce concept de séparation, de distinction, de coupure,
à l'origine du mot " secret ", est un archétype, au
fondement de la pensée religieuse judéo-chrétienne.
On le trouve dans les premiers mots de la Génèse, à
la création du monde : Dans un commencement
Dieux créa les ciels et la terre puis Dieux sépara la
lumière de la ténèbre, les eaux d'en haut des eaux
d'en bas. La création est un acte de séparation, de
distinction. Le verbe " bara " qui veut dire créer veut
dire aussi, dans sa forme intensive (piel), couper.
Paradoxe apparent, le mot " alliance ", berith, vient
aussi du verbe bara/couper : la coutume archaïque
pour conclure solennellement un contrat, une
alliance, était de couper en deux un animal sacrifié et
de passer entre ces deux parties, d'où l'expression :
couper une alliance. Pour ma part, je retrouve ce
double concept de création/discernement dans notre
devise maçonnique : Ordo ab Chao ! Notre finitude ne nous permet pas
d'appréhender directement le Tout comme Un, nous ne verrions que Chao2.
C'est en séparant, organisant l'infime partie que nous en percevons, que
nous appréhendons cette infime partie comme Ordo, image du Un. Ordo ab
Chao est donc déjà un grand précepte de discernement, un grand Secret, à
notre entrée dans le Temple, un secret nouveau, d'une autre nature (…).
Poursuivons notre exploration lexicale du secret avec le mot " sacré ". Nous
savons qu'il s'agit là aussi de coupure, de séparation ... et que l'accès au
sacré passe nécessairement par le silence et le secret, secret que notre
serment, à chaque degré, nous interdit de communiquer et secret
incommunicable de notre quête personnelle, à la recherche de notre Moi.
Le mot " sacré " vient du latin sancere-sanctum : rendre inviolable,
irrévocable, interdire, consacrer, avec ses dérivés : sacer-sacrum, sanctus :
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sacré, saint, et aussi sanctio : sanction. Le latin confond sacré et saint, mais
aujourd'hui ces deux mots ont divergé. Emmanuel Levinas nous met bien en
garde3 : le sacré est lié au magique et conduit trop facilement à la violence,
l'actualité en est une dramatique illustration. Le saint est lié à l'éthique et
conduit trop difficilement à la paix. " Puisse le monde être suffisamment
désacralisé pour mériter la hauteur de la sainteté ... Démythisons le religieux
! ". Nous Francs-Maçons qui baignons dans le sacré, nous avons l'antidote :
la tolérance, mais restons vigilants, réservons le sacré à l'intérieur du
Temple.
Encore quelques excursions lexicales relatives au secret – sacré : le " temple
" (templum) était l'espace délimité dans le ciel par les haruspices, qui devient
espace sacré, comme aujourd'hui nous délimitons et sacralisons l'espace, le
temps de nos travaux.
Le " mystère " (mustérion) est quelque chose de
secret, clos, fermé, le myste (mustès) est initié
aux mystères et court le risque de devenir
mystique (mustikos) ... Enfin le mot " arcane ",
synonyme de secret. Il est utilisé principalement
en alchimie et hermétisme et par nos bons
auteurs (Raoul Berteaux). Il vient du grec arkein
: écarter et du latin arcere : enfermer, qui a
donné arca : coffre et arcanus : secret. Il s'agit
donc là d'un secret/enfermement, différent du
secret/coupure précédent. S'agit-il de ce secret
quand le Vénérable Maître dit à la fin des travaux
: " Il ne nous reste plus, suivant l'usage ancien,
que d'enfermer nos Secrets dans un lieu sûr et
sacré et de nous unir en Fraternité " ? N'est-ce
pas aussi celui enfermé dans le Saint des Saints,
et qualifié de mystères les plus secrets de la
Franc-Maçonnerie ?
Poursuivons notre exploration lexicale du côté de l'Orient : le harem arabe
est ce qui est interdit et sacré, l'enceinte sacrée, l'épouse, par opposition au
halal qui est ce qui est permis. Le hijab est le voile qui couvre, sépare mais
n'isole pas, par opposition au niqab, qui couvre et isole (=burqa, sitar). Hijab
vient du verbe hajaba : cacher par un rideau. Nous voilà revenu au 4e degré
face à cette balustrade qui nous sépare du Saint des Saints. Mais la clé,
quelque jour, nous permettra d'ouvrir et de passer !
Enfin, un dernier mot, mais non des moindres, qui nous ramènera au cœur
de notre sujet : le mot Sod des kabbalistes. Sod signifie assemblée, et par
glissement sémantique progressif, conseil, confidence et secret. Les écoles
ésotériques et mystiques distinguent quatre niveaux d'interprétation des
textes, qui sont aussi des niveaux d'étude et des niveaux de conscience.
Origène (185-254), Cassien (360-433) puis la scolastique (11e siècle)4
parlent des quatre sens de l'Écriture. Le kabbaliste Cordovero (16e siècle)
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parle du pardès dont le Sod, secret, est le 4e niveau. La définition de ces
niveaux varie selon les écoles. Je définirai pour nous : les niveaux littéral (la
perpendiculaire), contextuel (le niveau), analogique (le compas) et secret. À
ce 4e niveau, du secret, le sujet et sa recherche se révèlent réciproquement
éclairés par l'ensemble de la Tradition, par la transcendance pour certains,
par l'Esprit-Saint pour d'autres, dans une joie mystique. Intégrant tous ces
niveaux, le cherchant retourne à la candeur du premier degré, non plus dans
l'ignorance mais dans un au-delà de la connaissance. Grande ambition que
de comparer ce niveau à celui de Maître Secret, 4e degré du Rite Écossais
Ancien et Accepté ! Mais nous savons bien qu'à chacun de nos degrés nous
n'atteignons jamais l'idéal proposé ! La Parole reste perdue et le Temple
inachevé !
Maintenant que nous venons de parler du mot Sod, nous ne pouvons pas ne
pas parler de Ein Sof : le sans limite, le non-fini, vers lequel s'ouvre la plus
haute sephira : Kether, la couronne. Sod : le secret, Ein Sof : le mystère du
sans limite, de la transcendance ineffable, du divin ? Sod – Ein Sof : nous
voyons à nouveau le secret côtoyer le divin. La guématrie confirme : le
chiffre de Sod est 7 : la perfection, le chiffre de Sof est 2 : la création, le
chiffre de Ein Sof est 9 : la complétude.
La feuille de route que nous a fixé le
Rite, qui nous a été présentée
solennellement le mois dernier au cours
de l'installation du nouveau Collège, va
dans ce sens : elle nous fait un Devoir
d'approfondir le symbolisme du Temple
et la légende d'Hiram par la recherche
d'une Connaissance métaphysique. Le
grand mot est lâché : métaphysique,
avec ses compagnons
spiritualité,
esprit, âme, etc. Pour tenter d'approcher
la nature du Secret au 4e degré, il est
donc nécessaire de préciser ce concept
de métaphysique, de spiritualité.
En simplifiant de façon outrancière, je dirai que l'homme a toujours eu
conscience de sa finitude, spatiale et temporelle, physique et mentale. Il
l'exprime avec le concept de fini. Sa pensée logique lui fait alors associer le
concept opposé de non-fini, d'infini. Sublimant cette frustration, il prend
plaisir à jongler avec ces concepts, à ne plus se considérer comme
totalement fini, à ressentir en son cœur une étincelle d'infini, à se
représenter les pieds dans la terre et la tête dans le ciel. Cette méditation sur
le fini et son contraire lui devient si familière qu'il fait parfois de ce non-fini
un objet extérieur à sa propre pensée, par un dédoublement de la conscience
de soi, comme l'analyse la " phénoménologie de l'esprit " de Hegel.
Poursuivant sa réflexion, il peut même attribuer à ce concept la qualité d'une
personne. Il passe ainsi progressivement du matérialisme à l'idéalisme, au
déisme et au théisme. Il se définit corps, âme et esprit. La pensée orientale
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se limite au Tao ineffable, défini uniquement par ce qu'il n'est pas. La pensée
occidentale appelle cet infini surmoi, Principe Créateur, transcendance, hors
Tout, tout Autre ou Dieu et appelle spiritualité cette relation plus ou moins
familière avec l'infini. Les philosophies, les religions, les écoles initiatiques
sont des méthodologies pour organiser et encadrer cette relation à l'infini,
cette spiritualité. Aujourd'hui, les religions n'ont plus le monopole de la
spiritualité, et se développent des spiritualités sans Dieu comme par exemple
chez André Comte-Sponville.
Des matérialistes aux croyants, tout le monde reconnait l'efficacité de cette
pratique de la spiritualité pour l'épanouissement aussi bien physique que
psychique. Les matérialistes, de plus en plus confortés par les recherches
médicales actuelles, y voient l'efficacité de l'autosuggestion, les croyants y
voient l'efficacité de la prière. Le Franc-Maçon y voit l'efficacité de la
méditation sur le concept de Principe Créateur et la dimension spirituelle du
symbolisme.
Les philosophies, les religions, les écoles initiatiques organisent cette
réflexion spirituelle en deux temps : un travail personnel et un travail en
commun. Le travail personnel se pratique dans le silence et le secret. Dans
les écoles ésotériques, le travail en
commun aussi se pratique dans le secret.
Pythagore disait qu'il n'est pas bon de
divulguer tout à tous. Le pseudo-Denis
l'Aréopagite disait qu'il appartient aux
Saints, non à tous, de soulever un coin
du voile qui recouvre les choses saintes.
Jésus décrivit le travail personnel : "
Quand tu pries, entre dans ta cellule,
ferme ta porte et prie ton Père qui est
dans le secret " (Mt 6.6), et partageant le
repas avec ses disciples il décrivit aussi le
travail en commun : " Cela, faites-le en mémoire de moi " (Lc 22.19).
L'Église des premiers siècles développa la disciplina secreta, ou disciplina
arcani.
Ce concept de spiritualité et de quête spirituelle étant précisé, nous pouvons
approfondir le symbolisme du Temple et la légende d'Hiram dans le sens
demandé, la recherche d'une Connaissance métaphysique.
Dans cette perspective spirituelle, les murs du Temple que je construisais
aux degrés précédents ne servent plus à me sacraliser, à m'isoler, mais à
épurer mon identité, à la distinguer au sein d'une condition humaine
anonyme, condition nécessaire pour distinguer mon identité vraie, secrète,
mon surmoi, la transcendance. La quête spirituelle, initiatique ou religieuse,
commence par une purification, un abandon des métaux, une taille de la
pierre brute, une confession, de qui nous sommes, et de qui nous désirons
redevenir. Ces murs ne sont pas aveugles : ils ont trois fenêtres, je ne suis
pas isolé ! D'ailleurs cette construction est une œuvre collective : ce n'est
qu'au contact des autres que je peux me construire.
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A un certain moment symbolique, nous sommes Hiram, relevé, aussi radieux
que jamais. Ensuite, nous faisons le deuil du Maître, nous reconnaissons que
nous ne sommes pas Hiram, Hiram, le grand Frère, nous essayons de devenir
nous-même, nous recherchons, celui que nous sommes, au plus profond de
nous-même, nous recherchons la composante la plus secrète de nous-même,
cachée peut-être dans ce Saint des Saints inaccessible. Dans cette quête, le
secret de la Franc-Maçonnerie devient tout entier quête de la Parole Perdue,
quête du secret de ce que nous sommes, à la recherche du Nous-même
perdu ! Et réciproquement, nous retrouvons dans le secret de toute initiation,
dans le secret initiatique, son propre secret personnel.
Deux remarques finales avant de conclure :
Les secrets de la Franc-Maçonnerie et des différents degrés de notre Rite
sont bien connus de tous, inspirés, parfois très librement il est vrai, des
philosophies et spiritualités qui ont éclairé l'histoire humaine, du judaïsme au
scientisme du 19e siècle, particulièrement pour le Maître. Mais il ne suffit pas
d'être mis en présence de la Vérité pour qu'elle nous soit intelligible. La
pratique initiatique, la médiation des symboles nous permettent de découvrir
derrière tous ces secrets « le grand Secret ».
Autre remarque : la pédagogie du Rite est doublement graduelle : on
retrouve dans chaque degré l'enseignement de l'ensemble des degrés. Ceci
rappelle une caractéristique de l'évolution des espèces biologiques :
l'ontogénèse, le développement de l'individu, récapitule la phylogénèse,
l'évolution de l'espèce, selon l'expression d’Ernst Haeckel.
Pour conclure et résumer : La nature du secret évolue, à l'image du travail
initiatique, du symbolique au spirituel. Le secret révélé aux premiers degrés,
s'obscurcit par la suite. La réflexion maçonnique en s'approfondissant, ne
répond plus, mais interpelle.

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