Le mage de Cracovie

Transcription

Le mage de Cracovie
Sous les étoiles
LE MAGE DE CRACOVIE ∙ CONTE SLAVE
Anna Lazowski
n 2005, j’ai été contactée par la Société Française de Physique. Il s’agissait d’aider les scientifiques à ouvrir les Observatoires de Paris et de Meudon au public, un public qui ne soit pas
uniquement composé de professeurs de mathématiques à la retraite ! Aussi leur ai-je proposé une
déambulation poétique, qui raconterait les relations imaginaires, symboliques, archétypales entre les
hommes, le ciel, les astres et corps célestes, tout en immisçant des données scientifiques. Ainsi naquit
le spectacle Une Carte du ciel sans dessus dessous, qui reçut un label UNESCO pour la diffusion de
la culture scientifique par la poésie, lors de l’année mondiale de l’astronomie en 2009 (cf. « Une
conteuse dans les étoiles », entretien publié dans La Grande Oreille n° 38, p. 78.)
Cette aventure, nourrie par un partenariat exceptionnel qui dura cinq années avec l’Observatoire de
Paris, me permit de raconter hors des circuits habituels du conte.
Les contes de ce spectacle ont été racontés lors de nuits d’observation des étoiles, dans des lieux
de culture scientifique, lors d’expositions scientifiques, de conférences, de manifestations autour
de l’astronomie, dans de nombreuses médiathèques, des jardins et des festivals de toute la France,
permettant ainsi à des milliers de spectateurs de partager l’esprit des Lumières, comme au temps où
Charles Perrault publiait les Contes de ma mère l’Oye, tandis que le 21 juin 1667, jour du solstice,
les mathématiciens de l’Académie traçaient sur le sol parisien l’emplacement du méridien et du futur
Observatoire de Paris, dont son frère Claude Perrault fut l’architecte.
Au cœur de la ville de Cracovie, dans une mansarde décrépie, un homme ouvre ses volets. Il salue
l’aube qui s’éveille, échauffe ses mains laborieuses, qui depuis tant d’années passées dans son laboratoire humide, effectuent fidèlement les manipulations imaginées lors de nuits sans sommeil.
Une journée de plus lui est offerte. Une journée de plus, durant laquelle il s’enferme entre le chaudron
et les fioles, les racines, les minéraux, les peaux tannées, les venins et les parchemins entassés dans
un imbroglio obscur, odorant de soufre et d’armoise, où seul, il se confronte aux rêves de sa vie.
Il garde secrets deux rêves, comme la plus puissante des formules. Il y consacre tout son temps, dès
que ses prescriptions sont prêtes. Car si ses rêves sont secrets, sa renommée est grande, par delà
Cracovie, dans toute la Pologne. Les plus humbles, comme les plus puissants, connaissent la redoutable efficacité du mage de Cracovie, celui que respectueusement on appelle Pan Twardowski. Filtre
d’amour, poison fulgurant, sortilège de métamorphose supputent certains, médecine contre les fièvres,
les épidémies, Pan Twardowski reçoit dans sa mansarde, écoute, réfléchit, prépare, donne, reçoit de
chacun la gratitude qui lui sied, quelques œufs ou des écus d’or.
Si la notoriété le flatte, peu lui importe la fortune. Il dépense tout pour faire venir du monde entier
manuscrits coptes, parchemins babyloniens, vedas indiens, écrits alchimiques grecs, textes ésotériques latins, mystique kabbalistique, traités runiques celtes... Il cherche une piste, un alliage, une
incantation, une plante… Son savoir est immense mais, malgré toutes ses connaissances, ses rêves
demeurent inaccessibles.
Il s’interroge encore :
— Pourrais-je jamais voler ? Surpasser Icare ?
— Comment vivre pour toujours ? Comment contrecarrer la faucheuse implacable, comment devenir
immortel ?
Sous les étoiles
Il sait qu’il se trouve maintenant au seuil de sa vie. Après tant d’années consacrées à cette quête, le
mage sent une rage amère envahir sa bile, ses pensées jusque là clairvoyantes s’embrument de désespoir, il sent les digues de sa raison s’ouvrir à l’impensable.
Il arrête tout : les manipulations alchimiques, les potions, les lectures. Il n’élabore plus rien, ne reçoit
plus personne, jours après jours les volets de sa mansarde restent clos. Il attend que le prochain cycle
lunaire s’accomplisse, que l’astre soit plein, rond, au zénith de sa puissance.
Cette nuit-là, seul, il quitte Cracovie. Au pied de łysa góra, la montagne pelée, là où rien ne pousse,
rien ne vit, là où aucun être humain n’ose s’aventurer, il espère une dernière fois. Il gravit la montagne
désolée qui s’ébranle sous ses pas. Au brouhaha des rochers, des coups frappés au sol éprouvent son
courage. Il avance tout de même.
Soudain, Baba Yaga, dans son mortier géant, la jambe d’os pendante, les yeux vitreux, la main
noueuse, apparaît, furieuse :
— Qu’est ce que tu fais là ? Tu pues la chair humaine, tu es bien vivant pour l’instant, réponds-moi !
— Baba Yaga, laisse moi ! C’est pour ton maître que je suis là.
— Tu es fou ! Aucun humain n’est convié au shabbat des sorcières !
— C’est lui qui en décidera, sorcière, conduis-moi, il fera de moi ce qu’il voudra...
— Soit tu es désespéré, soit tu es avide ! Glisse-t-elle entre ses dents. Viens !
Au sommet de la montagne, une lumière argentée illumine la scène : autour d’un feu, les sorcières
dansent. Leurs bras se lèvent de la terre jusqu’au ciel, en une ronde sensuelle, elles appellent le maître
des Enfers, le plus puissant démon de l’univers pour qu’il vienne en personne. Pour qu’elles puissent
lui rendre hommage, sous l’ascendant cristallin. Pour qu’elles se remplissent encore du magnétisme
infernal des puissances obscures.
Un terrible craquement écarte les flammes. Des Enfers, il surgit, immense, flamboyant, arrogant :
Lucifer en personne.
Immédiatement, il pointe du doigt l’intrus :
— Que fais tu là, mage de Cracovie ?
— Maître, oh Lucifer, toi le plus puissant démon de l’univers, aide-moi, supplie Twardowski, en se
jetant à ses genoux.
Le diable sourit.
— Que désires-tu si ardemment, dis-moi.
— Maitre, oh Lucifer, toute ma vie j’ai lu, réfléchi, composé mille et une formules, mille et un breuvages, en vain ! Je n’ai pas réussi à voler et je n’ai pas trouvé l’immortalité !
— Qu’attends-tu donc de moi ?
— Maitre, oh Lucifer, je donnerais tout pour réaliser mes deux rêves, je veux voir la terre vue du ciel,
je veux devenir éternel, je ne veux pas mourir ! Gémit-il.
Sous les étoiles
— Tout ? Vraiment tout ?
— Oui !
Le diable lui tend un parchemin brûlant.
— Tu voleras Twardowski, tu seras immortel, éternellement tu vivras parmi les nôtres. Pour réaliser
ton désir, tu dois seulement me donner quelque chose...
— Tout ce que tu voudras !
— Tu iras à Rome, là tu deviendras immortel. En échange, je prendrai ton âme. Maintenant, signe
avec ton sang !
Au petit matin, il ouvre la fenêtre de sa mansarde. Le souvenir de sa nuit au shabbat des sorcières,
devant le maître des Enfers, lui revient doucement, comme issu d’un songe.
— Une folie de mes pensées, se dit-il, en rabattant le volet.
À ce moment-là, la manche de sa tunique remonte le long de son poignet, laissant apparaître une
cicatrice horizontale… toute fraîche. Un vertige le saisit, il vacille.
— Qu’ai-je fait ?
Machinalement, il grimpe sur le rebord de la fenêtre, embrasse du regard le doux panorama des centaines de clochers d’églises ronds comme des oignons, le miroitement du cuivre et de l’ardoise bleutée.
Le ciel est clair, magnifique. Debout, il inspire profondément, écarte ses bras, se jette dans le vide…
il vole ! Dans un éclat de rire dément, il survole la ville.
Très vite, des témoins racontent, on scrute le ciel dans un sentiment partagé de frayeur et d’admiration. La rumeur se propage sur tout le continent, de la Suède à l’Espagne, de l’Irlande à la Grèce, les
plus humbles comme les plus puissants racontent le prodige. Afin de s’attirer sa bienveillance, ils lui
offrent des cadeaux.
Lui, vole, survole, observe, s’enrichit... puis se lasse. Il met le cap sur l’Amérique, du Nord au Sud, il
découvre, goûte, rencontre, écoute, reçoit multitude de cadeaux, puis se lasse. Sept années durant, le
mage de Cracovie survole le monde, visite tous les pays, sauf un. Il évite l’Italie et la ville de Rome.
De retour chez lui à Cracovie, il aménage un immense palais pour y déposer toutes ses richesses :
livres, manuscrits, peintures, costumes, œuvres d’art… Il réunit toutes les merveilles du monde qui
ont touché son regard, nourrit son âme. Confortablement installé, il soupire en massant l’entaille au
poignet qui n’a jamais cicatrisé.
— Que faire de l’éternité, n’ai-je pas tout vu ? J’ai admiré la beauté de toutes les femmes, appris les
pensées des civilisations, savouré toutes les cuisines, dansé sur les musiques les plus variées, parcouru
les paysages déserts et verdoyants, j’ai rêvé grâce à aux poètes du monde entier…
— Que le Diable aille au Diable avec son pacte ! Je n’irai pas à Rome lui donner mon âme ! Je n’ai que
faire de l’immortalité ! Clame-t-il pour lui même.
Il se sent si las. Pourtant, sa demeure ne désemplit pas. De Pologne et d’ailleurs, penseurs, magiciens,
hommes de pouvoir ou simples gens de bien viennent l’écouter.
Twardowski devient conteur. Il raconte l’histoire d’un peuple qui a imaginé la création du monde en
Sous les étoiles
rêvant, un peuple qui a écrit sur le sable pour narrer ses légendes. Il évoque Sedna – la déesse mère
des animaux marins des mers de glace, nés du sang de ses phalanges tranchées – les jumeaux dogons
et l’étoile guide Sirius… il conte les hommes et leur inlassable besoin de compréhension de l’ordre du
monde, il conte les mythes, guides de nos âmes durant le parcours si long, si bref d’une vie.
C’est lors d’une nuit de pleine lune, au cours de ces heures fragiles où le sommeil seul fait office de
carapace, que des coups violents le réveillent.
— Messire ! Grand Mage ! Ouvre je te prie, le Roi a besoin de toi !!
Un cocher l’entraîne sur un modeste traineau qui file à toute vitesse, non pas vers le palais, mais
vers la forêt enveloppée de neige. Il perd tous ses repères… jusqu’au moment où surgit de l’obscurité
Baba Yaga.
— Twardowski, tu en as bien profité, il est temps maintenant que tu ailles à Rome, que tu honores ta
parole, que tu donnes ton âme !
— Lâche moi, sorcière, je veux rester mortel ! Crie-t-il
— Nul ne peut duper le Diable, Twardowski, il est temps ! Elle l’agrippe des ses doigts osseux, le pousse
à l’intérieur.
Dans l’isba, une lumière rouge l’aveugle. Lucifer fulmine de rage. Avec sa torche enflammée, il grave
sur le mur les quatre lettres formant le mot ROME. Aussitôt, un frisson glacé parcourt le magicien,
son cœur se suspend entre deux souffles.
— Pitié, Ô Maître des Enfers, toi qui es si puissant, exauce le dernier de mes vœux avant de m’emmener pour l’éternité !
— Quel est-il ?
— Grâce à toi j’ai survolé le monde, Maître, mais pourrais-je voir la terre de la lune ?
— Ah, ah voir la terre de la lune, c’est bien un rêve humain, Twardowski ! Qu’il en soit ainsi, mais
ensuite, tu es à moi !
Le mage glisse dans sa poche une araignée, puis s’envole vers le soleil de nos nuits. Quant à l’ange
déchu, Lucifer, retourné dans les entrailles de la terre, il broie du noir. Le ciel lui est interdit, Twardowski l’avait appris ! Depuis, il le nargue en faisant les cent pas sur la lune, pour l’éternité ! Ceux
sont les tâches de la lune, qui ne sont pas des tâches, mais les ombres de Twardowski, qui la parcourt
pour l’éternité !
Dans la ville de Copernic, depuis des siècles, on se passionne pour les sciences. Quant à la lueur de
la lune, une araignée vole sur son fil, les scientifiques de Cracovie se demandent quelles nouvelles
du monde celle-ci va ramener à celui qui a été plus malin que le malin, plus malin que le temps : le
malicieux Sage de Cracovie !
Ce conte m’a été transmis par ma grand-mère de Cracovie. Depuis toute petite, je rêve de Twardowski
en regardant la lune. C’est une histoire très populaire en Pologne, des opéras racontent ce conte, le
poète Adam Mickiewicz a écrit sa version sous forme de ballade en prose au XIXe.
© Anna Lazowski, Contes des sages slaves, Seuil, 2014.

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