Cycle Art et Figure - Thonon-les

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Cycle Art et Figure - Thonon-les
LA CHAPELLE DE LA VISITATION
espace d’art contemporain
Ville de Thonon-les-Bains
Façade de la Chapelle
Vue de l’exposition Jacques Villeglé des mots et des lettres
© François Poivret
Vue de l’exposition Arte Natura Vue de l’exposition Jean Le Gac « le peintre » dans le paysage
© Pierre Vallet
C’est au cœur de la Ville de Thonon-les-Bains, à la jonction du quartier réalisé par l’architecte
Maurice Novarina dans les années 70-80, que se situe la Chapelle de l’ancien couvent de la Visitation.
Elle fut édifiée au milieu du XVIIème siècle sous la direction de sainte Jeanne de Chantal, qui
continuait alors d’implanter l’ordre qu’elle avait fondé avec saint François de Sales en 1610 à Annecy.
Sept vitraux, datant de 1875, illustrent les épisodes de la vie du saint homme.
Aujourd’hui, la Chapelle de la Visitation est un espace d’exposition dédié à la diffusion de l’art
contemporain. Elle propose un cycle de quatre expositions par an autour d’un thème et ponctué de
rencontres en compagnie du commissaire d’exposition et des artistes. Avec l’exposition inaugurale
Erro, le fou d’images, la Chapelle de la Visitation amorçait son premier cycle « Art & Figure » (20082009). Depuis, elle n’a cessé de développer des liens entre la création émergeante (Mathias Schmied,
Isabelle Lévénez) et les fondements modernes et historiques de ces visions contemporaines (Jean Le
Gac, Jacques Villeglé). Ainsi, Olivier Masmonteil, Quelle que soit la minute du jour éprouve le genre
du paysage en réalisant un millier de petits tableaux dans le cadre du cycle « Art & Nature » (20092010) tandis que Regardez Dire nous dévoile les figures tutélaires de l’Art conceptuel et de ces
résonances actuelles sur « Art & Langage » (2010-2011).
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CYCLE ART & FIGURE
2008 - 2009
1 / Erro, Le fou d’images……………………………………………………………………p.3
2 / C’était au début des années 80 …………………………………………………………p.7
3 / Mathias Schmied – le dessin, évidem(m)ent…………………………………………….p.11
4 / Françoise Pétrovitch……………………………………………………………………..p.15
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ERRO
le dévoreur d’images
12 juin – 19 octobre 2008
Avec une jubilation doublée d’un sens critique qui n’ont pas leur pareil, Erró développe
depuis bientôt cinquante ans une œuvre d’une singularité absolue. Fasciné par le monde des
images issues des cultures les plus diverses, il collectionne tout ce qu’il peut glaner, ici et là,
au travers de la presse alternative, de la bande dessinée, des comics, de la publicité, de toutes
les illustrations imaginables, qu’elles soient historiques, scientifiques, érotiques ou autres. Il
en récupère les images pour les mettre en œuvre dans des compositions hautes en couleurs
orchestrant toutes sortes de rencontres inattendues. Passé maître dans l’art de la citation, du
détournement et de la diversion, il constitue des petites saynètes narratives aux visées tantôt
drolatiques, tantôt ironiques, tantôt militantes, toujours iconoclastes.
Le plus souvent réalisées à partir d’un collage original projeté sur toile, les peintures d’Erró
décrivent un monde où tout se bouscule et où tout se télescope dans un semblant de
cacophonie qu’excèdent tout à la fois l’accumulation des informations, la mise en abîme de
l’espace et l’agression d’un sujet central par des éléments parasitaires. En réalité, si le regard
est invité à s’y perdre, c’est pour mieux s’y retrouver en s’attardant sur chaque détail, en
l’identifiant par rapport à l’ensemble et en le reliant au sens global. Les jeux de confrontation
culturelle qu’opère Erró participent ainsi à instruire une forme de langage visuel universel –
une sorte d’espéranto ou de volapük imagé - que l’imagerie qu’il utilise rend d’autant plus
accessible qu’elle ne cède jamais aux canons d’une illustration simpliste et naïve. Bien au
contraire, l’art d’Erró procède d’une esthétique dont la charge expressive est à l’unisson de la
civilisation de l’image qu’est la nôtre.
Originaire d’Islande, né Gudmundur Gudmundsson en 1932, c’est tout d’abord sous le
pseudonyme de Ferró - du nom d’un petit village espagnol - qu’il s’est imposé sur la scène
artistique internationale, au début des années 1960, dans l’orbe finissante du surréalisme. Si
les peintures qu’il exécute alors en témoignent par leur côté visionnaire, elles actent aussi une
posture critique familière du Pop art - d’où le qualificatif de « pop baroque » attribué à son
style. Posture et styles qui trouveront dès son installation en France leur place au sein de la
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Figuration narrative, tel qu’en a rendu compte ce printemps l’exposition consacrée à ce
mouvement au Grand Palais à Paris.
En un demi-siècle de travail, l’œuvre qu’Erró a réalisé est grand parce qu’il rassemble
l’essentiel de ce qui constitue le fonds iconographique de notre histoire. Les grandes figures,
les grands événements, les faits marquants de société, Erró ne cesse de se saisir de tout ce qui
fait l’histoire avec un grand H, jusqu’à l’histoire de l’art elle-même. A la manière de ces héros
de légende qui arpentent le monde chaussé de bottes leur permettant de traverser allégrement
mers et continents, Erró joue avec les cultures et les civilisations. Il ne se contente pas d’en
être le chroniqueur, il en est le critique - au sens le plus fort du mot.
Comme en témoignent les trois ensembles présentés à la Chapelle de la Visitation, chacune de
ses œuvres est un monde à elle seule. Elles racontent l’histoire du monde, prenant à partie les
grands qui nous gouvernent, s’insurgeant contre les démons idéologiques, s’octroyant si
nécessaire le temps d’une pause poétique, mêlant enfin contes et légendes dans une
mythologie contemporaine faite de clichés. Passionné d’images, de toutes les images, quelles
qu’elles soient, pourvu qu’elles fassent sens (comment en irait-il autrement ?), Erró est un vrai
dévoreur. Dans cette façon vorace et cosmopolitique qui est la sienne, une sorte de Gargantua
qui ne se nourrirait que d’images.
Les lettres d’amour japonais, 1979-1980
Atypiques dans l’œuvre du peintre, Les Lettres d’amour japonais le sont tant par leur teneur
iconographique, l’écrit le disputant à l’image, que par leur chromatisme, tout en nuances
grises et brunes. Réalisées à partir d’un vieux livre illustré découvert lors d’un voyage à
Tokyo, elles mettent en scène tout un monde de figures héroïques de l’époque Taïsho (19101925), « la première époque de démocratie qu’ait jamais connu l’Empire nippon », comme l’a
magistralement démontré Alain Jouffroy.
« Les tableaux que cette période a inspirés à Erró – note celui-ci - sont empreints du climat
intellectuel qui y a régné effectivement : dignité du courage politique, solitude, conflit
intérieur, menaces de persécution et persécution réelle, claustration, utopie, désespoir – et
sanction. Pas de couleur glorieuse : un crépuscule où toutes les couleurs, mises en suspens
s’atténuent. Des attitudes solennelles, mais à l’écart : pas de cérémonie officielle, aucune
image spectaculaire. Tout y est individualisé par des relations d’amitié et de passion
amoureuse. »
Target Practice, 1995
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Iconographiquement, la série Target Practice ne repose pas sur une idée précise mais se
décline à l’ordre d’une iconographie qui accumule toutes sortes de références visuelles
comme autant de témoignages sur l’époque. Il y va de toutes sortes de citations qu’elles soient
directement empruntées à certaines figures de BD, à des motifs publicitaires ou à des faits de
société. La femme fatale, le jeune homme visionnaire, le tueur de service, la foule anonyme,
le drogué, l’homme cravaté, le clown terrifiant, etc., Erró convoque sur sa toile tout un monde
étrange et inquiétant.
L’unité de cette série relève plus particulièrement de la technique traditionnelle employée ici
par l’artiste, à savoir celle de peintures exécutées d’après des dessins à l’aquarelle. Quand
bien même celle-ci est plus exigeante, ne permettant aucun repentir, Erró dit s’y sentir encore
plus libre. De fait, chacune de ses compositions se présente sous la forme d’un véritable
patchwork dont l’association des éléments n’impose aucun sens de lecture précis mais laisse
libre cours à l’imagination et à l’interprétation de chacun.
E-mail Breakfast, 2001-2002
Si les peintures réunies sous ce titre offrent à voir des compositions très fluides où tout est
intriqué, c’est qu’elles procèdent d’une pratique s’apparentant à celle du puzzle. Mais un
puzzle en toute liberté. En exergue à cette série, on trouve notamment ces paroles de l’artiste :
« La peinture est le laboratoire du possible : un lieu où l’on peut expérimenter, faire du vieux
avec du neuf. Je peins parce que la peinture est la forme privée de l’utopie, le plaisir de
contredire, le bonheur d’être seul contre tous, la joie de provoquer. »
Par ailleurs, Erró justifie le titre de cette série par la fascination qu’exerce sur lui l’idée que,
sitôt éveillé, l’homme d’aujourd’hui est en flux tendu permanent avec le monde par le biais
des technologies nouvelles : radio, télévision, ordinateur, portable, etc. En fait, dès potronminet, le monde est à notre porte, il pénètre notre intimité et envahit notre quotidien. Une
série qui est comme une invitation à la conscience de notre condition humaine.
Philippe Piguet
commissaire des expositions
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C’était au début des années 80 …
Jean-Michel ALBEROLA - Jean-Charles BLAIS - François BOISROND - Etienne
BOSSUT.- Gérard COLLIN-THIÉBAUT- Robert COMBAS - Hervé DI ROSA - Philippe
FAVIER - Gérard GAROUSTE - Jean-Pierre GIARD - Patrice GIORDA, Christian
LHOPITAL - ROUSSE Georges - Jean-Marc SCANREIGH - Gérard TRAQUANDI - JeanLuc VILMOUTH - Carmelo ZAGARI
Eloge de l’éclectisme
Voilà plus d’un quart de siècle, le paysage artistique français connaissait un véritable séisme
et les années 80 allaient s’imposer comme une période de référence. Rarement une décennie
n'aura fait couler autant d'encre. A peine fut-elle achevée qu'une foultitude d’événements
contribuèrent à en remémorer les faits et gestes. Célébrée par les uns comme celle de tous les
possibles, fustigée par les autres comme celle de tous les travers, elle fut qualifiée de tous les
mots, elle fut l'objet de toutes les controverses, elle fut le lieu de tous les paradoxes.
Volontiers définies comme « post-modernes », les années 80 sont une décennie où tout va
vite, très vite. Le succès est facile, l’argent coule à flots, les carrières se font et se défont. Les
arts plastiques y connaissent un regain d'intérêt qui les emporte jusqu'à la crise, la
photographie y conquiert ses lettres de noblesse en se faisant plasticienne, l'architecture s'y
développe jusqu'à la démesure et le design grimpe jusqu'au degré suprême de l'art. La mode
est à la mode, le cinéma se fait vidéo et la publicité règne en maître. L’image est souveraine et
le monde en est plein.
Les années 80, c’est un vrai tourbillon qu’entraînent tour à tour et tout à la fois le sida, la
drogue, le chômage, le star système, les nouveaux philosophes, la fin des idéologies…, bref
une décennie d’une incroyable effervescence que sanctionnent encore la décentralisation et la
profes-sionnalisation du monde de l’art. Mais les années 80, c’est tout d’abord un début. Ce
qui le distingue sur le plan de la création artistique, c’est la fin des avant-gardes, celles-là
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mêmes qui ont gouverné le nec plus ultra de la production internationale des années 19601970. Celles-là mêmes qui se déclinent notamment sous les labels théoriques d’art minimal,
d’art conceptuel, de land art, de body art, d’arte povera et de bien d’autres. Autant de
tendances et de mouvements qui dominaient la planète art de manière impérieuse excluant
toute idée de représentation, de figuration ou d’expression entendue au sens classique du
terme.
Au début des années 80 émerge toute une génération d’artistes - voire de très jeunes artistes
tout fraîchement sortis des Beaux-arts – qui refuse de se plier aux mots d’ordre esthétique de
leurs aînés d’autant qu’un grand nombre d’entre eux ne partagent ni les mêmes intérêts, ni les
mêmes valeurs. Plastiquement parlant, ce mouvement participe d’une lame de fond qui anime
l’ensemble de la scène artistique internationale et qui se manifeste communément par un
retour au figurable. L’époque s’annonce nouvellement tolérante, curieuse et ouverte aux
propositions les plus diverses. Si l’on y parle tant de post-modernisme, sans réussir loin de là
à en faire le vecteur unitaire d’une esthétique, c’est que les années 80 engagent quantité de
recherches qui offrent à voir un éventail inédit d’images et d’objets de toutes sortes, comme
s’il y allait à nouveau de la possibilité d’un choix.
Aussi le terme d’éclectisme apparaît-il comme le plus approprié à définir la scène artistique
du début des années 80 et cela tant d’un point de vue hexagonal qu’international. Si la plupart
des pays à forte tradition artistique s’appliquent à reconsidérer le potentiel de leurs propres
valeurs esthétiques, ils n’en échafaudent pas moins de nouvelles dans la mémoire plus ou
moins immédiate de leur histoire. Tandis que l’Allemagne opère comme une remise en valeur
du mode expressionniste en recourant à une figuration symbolique en quête de sa mythologie,
de ses légendes ou au contraire de son quotidien, l’Italie s’engage dans une épopée
transversale des avant-gardes historiques revivifiant notamment la dimension du mythe. Si,
pour sa part, la Grande-Bretagne renoue avec une tradition sculptée, elle le fait à l’aune d’une
réflexion sur l’objet dans une façon de prolongement du pop art dont on oublie trop souvent
qu’elle a été l’initiatrice. Aux USA, ce retour au figurable se traduit par l’avènement d’une
nouvelle esthétique, l’art graffiti, issu des profondeurs de l’underground et qui se voit ouvrir
toutes grandes les portes des galeries et des musées.
En France, le vent, parfois violent, qui souffle dans l’hexagone et qui entraîne jusqu’à des
changements politiques fondamentaux laisse place à une figuration qui se repaît de modèles
très différents selon qu’elle est libre, narrative, symbolique, mythologique ou cultivée. La
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scène française fait cohabiter des tendances aussi diverses que contradictoires, mettant en jeu
toutes sortes de figures et de signes connus ou inédits, exploitant supports, techniques et
matériaux les plus variés. Le retour en force de la peinture qu’on y repère tient à ce que les
décennies précédentes s’étaient employée à l’analyse formelle de tous ses éléments jusqu’à la
déconstruire et mettre à plat tout ses constituants. Aussi c’est à une véritable résurrection
qu’on assiste : retour au métier, à la toile tendue sur châssis, à la peinture à l’huile,
reconsidération de la notion de tableau, etc. Tout un savoir-faire, tout un patrimoine technique
sont soudain réhabilités – et la peinture retrouve les forces vives d’une jeunesse. Au début des
années 80, la peinture est à la fête. Elle s’enrichit d’une nouvelle iconographie, elle conquiert
de nouveaux regards et un nouveau marché, elle reprend la place prospective qui a souvent été
la sienne et dont elle avait été tenue à l’écart. La peinture n’est pas la seule à bénéficier de ces
changements : si la photographie n’est pas encore vraiment « plasticienne », elle opère déjà du
côté d’une « image fabriquée » qui en dit long sur l’avenir qui l’attend ; si l’objet n’est plus
célébré pour lui-même, il est mis en jeu dans des compositions ou des installations de plus en
plus hybrides qui le disputent haut la main à la sculpture ; enfin, si la vidéo ne connaît pas
encore le succès qui va être le sien, le principe d’image projetée est déjà entré dans les mœurs
de l’art.
Intitulée C’était au début des années 80…, l’exposition de la Chapelle de la Visitation à
Thonon-les-Bains ne procède d’aucune nostalgie. A la mesure d’un lieu émergeant et à
l’appui d’une collection régionale forte, les œuvres très diverses qu’elle rassemble visent à
mettre plus particulièrement en lumière un temps donné d’une histoire de l’art contemporain.
Une période certes déjà un peu lointaine mais qui participe dans la persistance de sa mémoire
à l’intelligence et à la compréhension du présent.
Philippe Piguet,
commissaire chargé des expositions
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MATHIAS SCHMIED
le dessin, évide(m)ment
24 janvier – 15 mars 2009
Comme le titre de son exposition le signale : l’art de Mathias Schmied est tout entier requis
par le dessin. Un dessin particulier qui passe par la pratique de la découpe et qui en appelle
tant à la bande dessinée qu’à certaines figures artistiques conventionnelles. Qu’il s’en prenne
en effet à l’image de Spiderman ou à celle de la pin up, au motif de la vanité ou à celui
d’onomatopées, voire de coulures de peintures, Mathias Schmied réalise d’incroyables et
fragiles compositions qui occupent tant la surface discrète de la page que la monumentalité du
mur. Etonnante et singulière œuvre en vérité que celle de cet artiste qui régénère techniques et
genres si familiers de l’histoire de l’art.
A l’œuvre, Mathias Schmied privilégie un outil particulièrement singulier, le scalpel. Quelle
que soit l’image dont il se saisit, qu’elle soit imprimée ou qu’il l’ait lui-même dessinée, il la
découpe avec un soin d’orfèvre pour la dégager de la bidimensionnalité de son unité plastique
et lui faire gagner de l’espace. Ce faisant, le dessein de Schmied repose sur le désir d’ériger
l’image découpée en symbole de cette liberté que lui offre la pratique du dessin elle-même.
Une liberté chèrement acquise quand on sait le labeur fou que requiert l’extrême minutie de
ces découpages et l’impossibilité de tout repentir qui résulte de la technique employée.
Schmied passe en effet des heures et des heures sur le plan incliné façon architecte de sa table
de travail et sa collection de scalpels et de pointes finement aiguisées égale celle de crayons et
de taille-crayons d’un dessinateur classique.
L’attention que l’artiste a tout d’abord portée à ses débuts au personnage de Spiderman vaut
tant pour la structure de la trame dans laquelle il évolue que pour le principe de construction
des aventures dont celui-ci est le héros : chacune d’entre elles est en effet le fruit de
l’imaginaire d’auteurs très différents qui sont invités tour à tour à tisser la toile structurant son
mythe. Cette façon de remise en question permanente n’est pas pour déplaire à l’artiste dont le
travail procède d’une même attitude sérielle laquelle l’entraîne à toutes sortes de déclinaisons.
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Il a ainsi constitué différents lots d’oeuvres tantôt isolant son héros dans le vide même de la
page illustrée, tantôt s’en échappant tout en y restant attaché.
Puis, au fil du temps, Schmied a développé le principe de son travail en le reportant sur
différentes sujets, notamment empruntés à l’histoire de l’art. Il s’en est pris par exemple au
thème de la figure féminine nue allongée, s’appropriant certaines images légères de pin up,
extraites de revues spécialisées, pour les mettre en scène dans un jeu de lacérations retournées
qui les cachent à la vue. Une manière d’exciter le regard selon une tradition qui trouve sa
source dans le thème de Suzanne et les vieillards et dont Schmied nous propose une formule
pour le moins surprenante. Il s’en est pris ensuite au thème de la vanité, le dessinant à
l’aquarelle en surface de plus ou moins grandes feuilles dont il découpe minutieusement
l’image éclatée pour la recomposer en épinglant chaque fragment soit au mur, soit sur un
support rigide. Composant de la sorte d’impressionnantes figures dont la force et la fragilité le
disputent aux clichés les plus classiques, Schmied inscrit sa démarche à l’ordre d’une autre
tradition séculaire dont il revivifie l’iconographie d’une façon totalement inédite. L’artiste
s’en est pris enfin au motif d’onomatopées, extraites de leur contexte, dont il dispose
pareillement les mots pour configurer de détonantes fresques murales hautement colorées, ou
bien celui de coulures de peinture qui déterminent d’inattendues compositions abstraites
expressionnistes. L’art de Mathias Schmied vise ainsi à faire valoir une façon de pratiquer le
dessin qui invite le regardeur à remettre en question ses habitudes culturelles et perceptives.
Non seulement dans le but de les élargir mais de prendre la pleine mesure de l’extraordinaire
richesse formelle de ce moyen d’expression.
A propos de dessin, on pourrait penser en effet que l’on a tout dit, tout fait et tout
expérimenté, mais ce serait sans tenir compte de l’inépuisable ressource tant matérielle et
technique de ce mode que du génie des artistes à s’inventer leur propre langage et leur propre
grammaire. Ce que l’on nomme le style. Que le dessin ne soit pas la forme mais « la manière
de voir la forme » (Degas), qu’il soit « la probité de l’art » (Ingres), qu’il soit « la source et le
corps de la peinture, de l'architecture et de tous les autres genres d'art » (Michel-Ange), bref
qu’il soit « la base de tout » (Giacometti), le dessin procure à l’artiste une rare liberté, celle
d’une exécution inventive qui lui permet toutes les aventures. Il est ainsi le siège de toutes
sortes d’essais, d’audaces, un terrain sans cesse retourné, tantôt parcouru en surface, tantôt
fouillé en profondeur. Parce qu’aucune loi ne le règle, il y va du dessin comme d’une
franchise. A cet égard, l’artiste dispose d’un éventail considérable de moyens et, selon
l’inflexion qu’il souhaite donner à son travail, il n’a qu’à combiner au plus étroit le subjectile
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et l’outil. Ainsi tant le choix des techniques employées que celui du support retenu l’induisent
à une certaine qualité d’écriture.
Quelque chose d’une évidence et d’un évidement est à l’ordre dans le travail de Mathias
Schmied qu’excède sa pratique exclusive du dessin. Si les sources étymologiques auxquels
ces deux mots renvoient les écartent d’un point de vue strictement sémantique, le premier
s’adossant à l’idée de faire voir, le second à celle d’un creusement, il n’en reste pas moins que
la façon dont l’artiste les conjugue les charge d’un sens neuf et partagé. Sa démarche procède
d’une dialectique d’un genre nouveau qui confère au dessin une spatialité singulière dans un
jeu du vu et du caché qui mêle le plan et le fond, le recto et le verso, l’envers et l’endroit. Le
trait y est chez lui celui de l’incision, c’est-à-dire celui qui sépare la figure de son lieu
d’origine. Ainsi le dessin chez Mathias Schmied repose-t-il sur sa spécificité à donner
naissance à une forme dans la masse même de la matière. Il y prend corps ne se contentant pas
d’exister simplement en surface mais s’incarnant dans une exfoliation de la page, voire dans
son évidement même. Comme s’il en était paradoxalement de l’émergence de la forme par le
vide.
Philippe Piguet
commissaire des expositions
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FRANCOISE PETROVITCH
une étrange familiarité
4 avril – 7 juin 2009
Quatrième et dernière du cycle « Art & Figure », l’exposition que consacre la Chapelle de la
Visitation à Françoise Pétrovitch vise à présenter la démarche d’une artiste dans la pleine
maturité de son œuvre. Après « Erró, le fou d’images », « C’était au début des années 80… »
et « Mathias Schmied, le dessin évidem(m)ent », cette nouvelle formulation confirme
l’intention de cet espace de se situer pleinement dans le réseau de l’art contemporain le plus
vif et le plus prospectif. Non seulement du département et de la région mais de la scène
artistique nationale.
D’un dessin qui s’est tout d’abord affirmé du côté de l’illustration ou du journal de bord, l’art
de Françoise Pétrovitch a pris son autonomie la plus résolue pour se suffire à lui-même au
regard d’une iconographie qui balance entre le fabuleux et l’incongru. Jusqu’à se trouver au
fil du temps un écho dans la sculpture. Les différentes séries d’œuvres que l’artiste a
constituées au cours des dix dernières années nous invitent ainsi à une sorte de voyage inédit
du côté d’une Alice d’un pays tout aussi familier qu’étrange où il n’est plus question de
raconter une histoire mais au contraire de se saisir de fragments d’images livrés bruts de
coffre au regard. Figures, animaux et objets y sont les motifs récurrents de représentations
génériques qui se passent de tout repère identitaire particulier. Leur étrange familiarité n’est
toutefois pas sans faire penser à l’auteur d’Alice au pays des merveilles tant il est vrai qu’à
pénétrer le monde de Françoise Pétrovitch, on se laisse volontiers emporter par cette
dimension du nonsense proprement carrollienne à laquelle s’ajoutent deux ingrédients
essentiels : l’humour et la poésie.
Mais qui est donc Lewis Carroll ? Auteur de savants ouvrages mathématiques et enseignant
réputé pour dispenser des cours terriblement ennuyeux, il a laissé à la postérité toutes sortes
de récits qui ont fondamentalement bousculé l’imaginaire humain. Si son œuvre fait
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problème, c’est qu’elle a d’abord été écrite pour des enfants et que c’est chez les adultes
qu’elle a rencontré son plus vif succès. Paradoxalement écrite par un clergyman très
respectable, elle n’en relève pas moins d’un véritable démantèlement de tout un monde
intellectuel, voire moral, qui a séduit les surréalistes. Doué d’une insatiable imagination dont
la lecture de son journal intime révèle l’ébullition permanente, Lewis Carroll la canalisait par
le biais de jeux divers et variés : charades, énigmes, acrostiches, jeux arithmétiques et autres
projets étranges. Si l’auteur d’Alice au pays des merveilles et de La Chasse au snark occupe
une telle place dans la littérature de fiction, c’est que son œuvre accorde au rêve une
importance déterminante préfigurant en cela un langage de l’inconscient dont on sait quelle
fortune critique il a connu par suite.
Situer l’œuvre plastique de Françoise Pétrovitch à l’aune d’une telle référence n’est pas
vouloir la cantonner à un modèle mais bien plus l’inscrire à l’ordre d’une préoccupation
similaire qui vise à quêter à travers le miroir les éléments d’une autre réalité. A l’instar de
Lewis Carroll, Pétrovitch apparaît exactement à l’inverse de ce qu’offrent à voir ses dessins et
ses sculptures. Avec son air de femme rangée, cette façon posée qu’elle a de parler de son
travail et cette faculté de s’émerveiller d’un rien, Françoise P. pourrait passer pour être
complètement hors mode. « Je n’aime pas les grands thèmes », ose-t-elle même dire, prenant
le risque par-là de laisser croire qu’elle n’a pas la taille de s’y confronter. Il n’en est rien et
elle n’a pas son pareil pour retourner le réel en lui inventant une expression plastique inédite.
Pour opérer les réunions les plus inattendues qui soient. Pour modeler d’étonnantes figures
improbables. Jouant tour à tour du rêve, de la fiction, du merveilleux, voire du bizarre, de
l’étrange et de l’incongru, Françoise Pétrovitch s’est inventé tout un monde en marge du réel.
Tantôt celui-ci multiplie les images de jeunes filles et de jeunes garçons, les unes en entier, les
autres en partie, le plus souvent isolées, parfois entichées d’un animal ou d’un objet, toujours
traitées dans une matière fluide qui leur confère une certaine irréalité. Tantôt il y va d’un lot
de poupées sculptées en verre dont les corps fichés et transparents, couverts par endroits de
bromure d’argent qui fait office de miroir déformant, renvoient le monde à sa propre image
dans une inversion de l’espace. Tantôt ce sont de grosses têtes de cerfs en céramiques aux
couleurs irisées qui surgissent à même le sol comme les trophées d’une chasse méconnue.
Tantôt enfin, c’est une petite saynète dont les sujets moulés en céramique réfèrent à l’histoire
d’une petite fille, d’un gros lapin blanc et d’un renard, allusion directe et avouée à Lewis
Carroll.
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La démarche de Françoise Pétrovitch a ceci de singulier qu'elle ne repose en fait sur aucune
vérité, qu'elle cultive l'incertain et le composite, le farfelu et l’irrationnel. Du quotidien à
l'universel et du pittoresque à l'archétype, les images de Françoise Pétrovitch balancent entre
évidence et mystère. Ses curieuses figures dessinées, ses poupées de verre et ses sculptures en
céramique de personnages et d’animaux fabuleux qui investissent la Chapelle de la Visitation
ont quelque chose d’une force de signe tout à la fois éphémère et persistante.
Comme il en est chez Lewis Carroll, l’art de Pétrovitch nous attire irrésistiblement parce que
tout ce qui y est en jeu de données destructrices des conventions et des usages, nous les
prenons très vite à notre compte. Nous les faisons nôtres. Aux jeux de mots de l’un
correspondent les associations délirantes de l’autre et la façon qu’a l’écrivain de bannir toute
émotion, tout jugement objectif, trouve écho dans l’acceptation des situations absurdes
qu’imagine l’artiste. Tout chez elle est finalement orchestré comme chez lui de sorte à ce que
nous ne sachions plus où est le sens, où est le non-sens.
Philippe Piguet
commissaire chargé des expositions
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