Rencontre avec Lilian Thuram - CROS Provence

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Rencontre avec Lilian Thuram - l'Humanite
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Rencontre avec Lilian Thuram
« La méconnaissance induit le racisme »
Dans Mes étoiles noires, le prestigieux footballeur esquisse le
portrait d’hommes et de femmes à la peau noire qui ont marqué
l’histoire. Nelson Mandela, Tommie Smith, Rosa Parks ou Mumia
Abu-Jamal. Un véritable appel à dépasser les préjugés racistes.
Entretien
Lentement mais sûrement, Lilian Thuram quitte sa panoplie de footballeur pour
endosser l’habit d’homme engagé dans les affaires de la cité. Non qu’il soit attiré
par le pouvoir pour le pouvoir. N’a-t-il pas décliné l’invitation de Nicolas Sarkozy
de s’asseoir dans un fauteuil ministériel ? N’a-t-il pas refusé l’offre du socialiste
Jean-Paul Huchon de figurer sur sa liste aux régionales ? Lilian Thuram entend
mettre sa notoriété au service d’un principal combat : vaincre le racisme par le
biais de l’éducation. Son livre, Mes étoiles noires (1) est, à travers une série de
portraits, un véritable appel à dépasser les préjugés racistes.
Votre principal but en écrivant ce livre était-il de faire de chaque portrait un
appel à dépasser les préjugés racistes ?
LILIAN THURAM. Effectivement, car c’est la méconnaissance qui induit le
racisme. Savoir qu’il peut exister, parmi nos étoiles, nos guides, des personnages
de toute couleur et de tout sexe permet de dépasser les préjugés racistes ou
sexistes. La lecture du sondage que ma fondation a commandé (2) montre que
80 % des Français disent que c’est à travers l’esclavage, la colonisation et
l’apartheid qu’ils ont entendu parler pour la première fois, à l’école, des peuples
noirs. Ce n’est pas anodin dans la construction de l’imaginaire des êtres humains,
qu’ils soient blancs ou noirs. Avec ce livre, je voulais apporter de la connaissance
en montrant une diversité de personnages qui changent cet imaginaire. Qui savait,
par exemple, que des pharaons noirs ont existé dans l’Égypte antique ? Connaître
cette histoire permet de changer beaucoup de choses dans la société. Seul le
changement de nos imaginaires peut nous rapprocher et faire tomber nos
barrières culturelles.
Il est frappant de constater, à la lecture de votre livre, qu’insulter un Noir en
mimant un singe était déjà une pratique courante pendant l’esclavage. Cette
violence subsiste encore aujourd’hui, notamment à l’encontre des
footballeurs noirs. Le combat contre le racisme est-il si diffi cile à gagner ?
LILIAN THURAM. Il faut connaître le mécanisme pour comprendre pourquoi cette
insulte subsiste à notre époque. Le Noir était pendant longtemps considéré
comme le chaînon manquant entre le singe et l’homme.
L’inconscient collectif véhicule encore aujourd’hui cette image. Mais est-ce que le
racisme est difficile à combattre ? Je ne le crois pas, car, pour moi, c’est d’abord
une question d’imaginaire. De plus, le travail consistant à le déconstruire n’a
jamais été réalisé. On a toujours eu un discours moralisateur sur le racisme, or il
faut le dépasser en tentant de bien comprendre son mécanisme pour le combattre
de façon intelligente.
Le jour où on mettra sur les murs des classes des hommes et des femmes de
toute couleur, qui auront réalisé des exploits, les préjugés tomberont. J’ai eu entre
les mains un ouvrage pour les enfants, intitulé Quinze Siècles d’histoire racontée.
Pas un seul des personnages présentés dans ce livre n’est noir. Je suis persuadé
que son auteur ne s’en est même pas rendu compte. Je ne l’incrimine pas car on
n’échappe pas à son éducation. On n’invente pas ce que l’on ne connaît pas. Il
faut donc enrichir nos connaissances pour dépasser nos croyances et nos
préjugés.
Votre livre paraît au moment où on débat sur « l’identité nationale ». N’est-on
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pas aujourd’hui en train d’instrumentaliser les « bas instincts des gens »,
comme du temps des colonies les théories racistes développées, y compris
par les scientifi ques, servaient, dites-vous, d’alibi afi n de maintenir une
éducation au rabais ?
LILIAN THURAM. Ce débat arrive à un moment bien précis dans la société. Face
à la crise financière, on a trouvé le moyen de détourner l’attention sur l’objectif le
plus important : la lutte pour la justice sociale. C’est une technique vieille comme
le monde : diviser pour régner. Surtout, il leur faut trouver des boucs émissaires,
créer des « nous » et des « eux ». C’est une façon de créer deux groupes
antagoniques. J’espère que la société est assez mature pour ne pas tomber dans
ce piège. C’est quoi l’identité nationale si ce n’est ce qui est écrit sur les frontons
des mairies : liberté, égalité, fraternité ? Des valeurs auxquelles il faut ajouter la
laïcité et la démocratie. Le débat a glissé sur l’identité des Français. Or il est
impossible de déterminer cette identité-là, d’autant que chaque Français a la
sienne propre, qui ne peut être que complexe.
Avec le portrait de l’écrivain Mongo Beti, vous lancez un véritable
« J’accuse » contre les multinationales qui « volent l’Afrique ». Est-ce un
nouveau combat pour vous ?
LILIAN THURAM. Le personnage de Mongo Beti me permet de dire certaines
vérités. On pourra toujours « aider au développement » ou faire semblant de le
faire. Mais il se trouve que toutes les aides cumulées sont six fois moins
importantes que les capitaux qui sont volés à l’Afrique par les multinationales. En
conséquence, et en dépit de ses richesses humaines, vivrières et minières,
mécaniquement l’Afrique s’appauvrit. Ce n’est pas une destinée mauvaise qui
aurait programmé la pauvreté des Africains, ni un manque de « maturité »
l’empêchant de s’ouvrir à la démocratie, c’est un système d’exploitation forcenée
mis en place et maintenu par le Fonds monétaire international. Certains pays
occidentaux évoquent volontiers la démocratie alors qu’elle n’est pratiquée par
aucune des institutions internationales qui gouvernent la planète, ni au FMI ni à la
Banque mondiale. Toute l’oeuvre de Mongo Beti crie cette douleur, cette injustice
et cette misère imposée.
C’est sans doute la première fois que vous dites que l’esclavage « n’était
pas une confrontation entre Noirs et Blancs, mais un système
économique ». N’est-ce pas une façon de reconnaître que la traite négrière
est à l’origine du capitalisme ?
LILIAN THURAM. J’ai compris que l’esclavage n’était pas une confrontation entre
Noirs et Blancs, mais un système économique, une activité ordonnée, organisée,
un commerce d’êtres humains soigneusement planifié. À la même époque, il y
avait en France le servage, qui se rapproche de l’esclavage. C’est bien la preuve
qu’il s’agit bien d’une exploitation de l’homme par l’homme. La traite négrière a
constitué le début de la globalisation, qui fait que l’homme devient une
marchandise. L’esclave n’était-il pas une marchandise ? Des pays esclavagistes
africains en avaient tiré parti, c’est dire que ce n’est pas une histoire de couleur de
peau.
Vous mettez largement en garde contre la victimisation. Pour vous,
connaître l’histoire aide à se sortir de cette posture ?
LILIAN THURAM. Chacun des personnages de mon livre quitte son état de
victime, dépasse sa couleur de peau pour arriver à lutter contre les injustices.
Mais je peux comprendre que certains soient aujourd’hui dans la victimisation.
Parmi les 80 % de la population qui commence à connaître l’histoire des peuples
noirs par l’esclavage et la colonisation figurent des personnes de couleur noire.
Ces dernières ne peuvent s’identifier qu’aux victimes de ces systèmes et
s’enfermer dans la victimisation, la violence ou la radicalisation si on ne leur
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montre pas d’autres pistes. Quand on est victime, on ne peut avancer. Les
victimes s’apitoient trop sur leur sort et attisent le mépris, voire la haine de l’autre.
Surtout, elles recherchent forcément des coupables. Et le cycle ne peut que
recommencer.
Vous rappelez dans votre livre le traité « honteux » du 18 septembre 1850,
qui statue sur la capture des esclaves évadés aux États- Unis. Ceux qui
aident un fugitif sont passibles d’amende et de prison. Cela vous a rappelé
ce qui se passe aujourd’hui en France avec les sans-papiers. C’est aussi un
combat qui vous tient à coeur ?
LILIAN THURAM. Effectivement, car, hier comme aujourd’hui, on appelle toujours
la conscience à la dénonciation. On pointe du doigt des gens que l’on dit différents
de nous. On recherche toujours des boucs émissaires. On oublie que ce sont tout
simplement des hommes et des femmes qui essaient de vivre le mieux possible.
On a inventé des mots pour certaines personnes : les sans-papiers ! Qu’est-ce
que cela veut dire ? Est-on plus homme avec des papiers ? Chacun de nous
essaie de vivre, et la vie nous emmène dans des endroits où l’on peut trouver le
bonheur. Il faudra bien réfléchir de façon globale à cette question. On sait bien
qu’avec le réchauffement climatique, il y aura des mouvements de population.
C’est quand même normal que les individus recherchent leur bonheur ! Je
pourrais moi-même faire des milliers de kilomètres, traverser la mer pour aider
mes proches s’ils étaient dans le besoin.
Vous concluez votre livre par le portrait de Barack Obama. Cela signifi e-t-il
que l’élection d’un président noir est la victoire suprême sur les préjugés
racistes ?
LILIAN THURAM. Pas du tout. C’est tout simplement le dernier personnage en
date qui a fait changer l’imaginaire des gens. Pour moi, les mentalités auront
évolué quand l’élection d’un président noir ne fera plus événement, quand on
n’insistera plus sur sa couleur de peau.
Entretien réalisé par Mina Kaci
(1) Mes étoiles noires, de Lucy à Barack Obama, de Lilian Thuram. Éditions
Philippe Rey. 18 euros.
(2) Sondage réalisé pour la Fondation Lilian Thuram pour l’éducation contre le
racisme, par LH2 sport, le 8 et le 9 janvier 2010.
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