Etudes des personnages principaux de Moliere dans Les
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Etudes des personnages principaux de Moliere dans Les
CHAPITRE 3 Les personnages principaux féminins Les personnages principaux féminins sont aussi saillants que les personnages masculins. Molière peint, à travers leurs bouffonneries, certains de ses contemporains par rapport à leurs mœurs aberrantes. Les Précieuses ridicules (1659) est une pièce parodique qui dénonce l’extravagance des coteries parisiennes. Magdelon1 et Cathos se complaisent dans des romans galants et s’occupent de raffinement du langage et de manières. Elles confondent la réalité avec la fiction. Dans Les Femmes savantes (1672), Philaminte, Bélise et Armande sont pédantes et essaient de montrer qu’elles sont nobles et sages. Cet égarement engendre la désunion dans les familles. 3.1 Magdelon et Cathos dans les Précieuses ridicules Magdelon et Cathos sont de jeunes provinciales. Elles rêvent d’aventures amoureuses raffinées telles qu’on les lit dans les romans de l’époque. Elles n’acceptent que la fréquentation de beaux esprits. Gorgibus, père de Magdelon et oncle de Cathos, décide de les marier avec deux jeunes parisiens : La Grange et Du Croisy. La Grange et Du Croisy sont repoussés, fautes de raffinement et de galanterie. Ils veulent donc se venger de Magdelon et Cathos. Ils envoient leurs valets, Mascarille et Jodelet, qui se déguisent en marquis. Gorgibus se plaint de la folie de ses filles et leur reproche d’avoir éconduit La Grange et Du Croisy. Les jeunes filles lui parlent de leur amant idéal et de leur vision romanesque. Gorgibus réagit par incompréhension indignée en leur promettant de les marier de force à qui il voudra. Mascarille arrive à la maison de Gorgibus. Il fait aux deux aristocrates des compliments outrés et leur lit un poème absurde qui les bouleverse. On annonce ensuite la visite du vicomte Jodelet, ami de Mascarille. Jodelet se vante d’exploits 1 Il y a plusieurs façons d’écrire les noms de Madelon et de Catho. Dans ce mémoire, on utilise l’orthographe choisie par René Bray : Magdelon et Cathos. 105 106 militaires fictifs et se déshabille pour faire admirer ses cicatrices. Impressionnées par la belle prestance et la galanterie des visiteurs, Magdelon et Cathos font venir des musiciens pour un bal. Pendant le bal, La Grange et Du Croisy révèlent que Mascarille et Jodelet sont leurs valets déguisés. Les deux précieuses, mortifiées d’avoir été trompées, subissent la colère de Gorgibus qui les bat en maudissant leur extravagance. L’origine des noms de Magdelon et de Cathos « Titrer une pièce est une façon pour l’auteur d’annoncer ou de déjouer le sens » (Jean-Pierre Ryngaert, 1991, p. 34). Au lieu de nommer ses pièces par le travers ou le nom des personnages principaux comme dans l’Avare et le Tartuffe, Molière change de technique. Il utilise l’adjectif péjoratif « ridicules » pour se moquer de l’égarement de Magdelon et Cathos. En ce qui concerne « Cathos », il dérive du nom d’une actrice de l’époque. Il s’agit de Catherine Leclerc, au théâtre Catherine Du Rosé, qui entra dans la troupe avant 1650. L’année suivante, elle épousa de Brie. Comme elle était une excellente actrice, Molière créa pour elle le rôle de Cathos dans Les Précieuses ridicules. Cathos fut donc le « diminutif de Catherine de Brie qui jouait le rôle » (Hubert Carrier, 1976, p. 30). Ce nom, en latin Catharina, fut à l’origine « sainte Catherine d’Alexandrie, vierge et martyre, décapitée en 307 » (Le Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France, 1951, p. 93). La variation Catau, Cathau, Cathos, dans la comédie moliéresque, ne retient que le sens de pédante. Madeleine Béjart accompagna Molière durant toute sa vie de comédien. Elle fut une bonne actrice et joua des tragédies. Elle tint le rôle d’Épicharis dans La Mort de Sénèque de Tristan, celui d’Andromède dans Andromède de Corneille. Molière utilisa ses services dans la plupart de ses comédies : elle tint le rôle de Magdelon dans cette pièce. Magdelon fut un « diminutif de Madeleine Béjart qui tenait le rôle » (Hubert Carrier, 1976, p. 30). Dans Le Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France (1951, p. 403), il est signalé que Madeleine est un « matronyme assez répandu ». L’autre probabilité est que Molière voulait railler Madeleine de Scudéry sous le nom de Magdelon. Elle est née au Havre le 15 107 novembre 1607 et morte à Paris le 2 juin 1701. Elle connu un grand succès pour son long roman galant, en particulier Le Grand Cyrus, la fameuse carte du Pays de Tendre. Selon Pierre-George Castex et al. (1966, p. 106), Molière visait à dénoncer dans cette comédie la préciosité de Mlle de Scudéry en peignant les mœurs ridicules de l’époque : « Les Précieuses inaugurent aussi en France la comédie de mœurs, et, à ce titre, elles marquent une date importante dans l’histoire de notre théâtre. La comédie abandonne l’intrigue compliquée et invraisemblable, pour aborder l’observation des mœurs et des ridicules contemporains. Si Molière ne songe pas à attaquer la marquise de Rambouillet, dont le rôle est à cette date terminé, il fait des allusions précises à Mlle de Scudéry, chez qui la préciosité s’était compromise par ses exagérations, et il se souvient surtout des salons de province, où les modes de Paris avaient été poussées au ridicule. Mais la comédie de Molière n’est pas seulement une déclaration de guerre aux outrances précieuses qui, en dégénérant, entraînaient l’esprit et le cœur en de dangereux égarements, c’est aussi la première revendication du bon sens et du naturel, si souvent invoqués par nos grands classiques. » Le surnom illustre clairement la préciosité de Magdelon et de Cathos. Leurs surnoms « deux pecques provinciales » (Les Précieuses ridicules : scène 1) démontrent qu’elles sont campagnardes. Elles veulent être femmes mondaines en imitant les comportements de précieux parisiens. Molière indique que ce mouvement déformant de l’époque se diffuse partout : « L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part » (scène 1). Magdelon et Cathos sont éprises des fictions galantes. Elles détestent les noms que leurs parrains et marraines ont choisis en les baptisant : ils ne sont pas à la mode. Elles préfèrent les noms de personnages fictifs. Ce sont « Polixène » et « Aminte » : Gorgibus. 108 Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Magdelon… Magdelon. Hé ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement. Gorgibus. Comment, ces noms étranges ? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ? Magdelon. Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m’avouerez-vous pas que ce serait assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ? Cathos. Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polixène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord. (scène 4) Magdelon et Cathos sont folles dans le sens où elles cherchent à imiter tout ce qui apparaît dans les romans. Le nom est une façon de montrer qu’elles ont du goût. Le portrait de Magdelon et de Cathos Le projet de Molière est de dépeindre les défauts humains. La comédie Les Précieuses ridicules, empruntée à l’actualité, est un portrait tiré sur le vif fondé sur des modes ridicules. Il s’agit de l’outrance des précieux qui renchérissent sur les délicatesses les plus extravagantes. Les vêtements sont une affaire non-négligeable. Magdelon et Cathos prennent soin de ce qu’elles portent : « J’ai une délicatesse 109 furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière» (scène 9). Pour faire la satire des précieux, Molière procède à travers les vêtements de Mascarille à une simplification caricaturale. Ce personnage, qui illustre clairement la mode mondaine, porte ruban, gants, plumes, ou grands canons. Les costumes extravagants de Mascarille, qui suscitent le comique, arrivent à attirer Magdelon et Cathos : Mascarille. Que vous semble de ma petite-oie ? La trouvez-vous congruente à l’habit ? Cathos. Tout à fait. Mascarille. Le ruban est bien choisi. Magdelon. Furieusement bien. C’est Perdrigeon tout pur. Mascarille. Que dites-vous de mes canons ? Magdelon. Ils ont tout à fait bon air. Mascarille. Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait. Magdelon. Il faut avouer que je n’ai jamais vu porter si haut l’élégance de l’ajustement. Mascarille. Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat. Magdelon. Ils sentent terriblement bon. 110 Cathos. Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée. Mascarille. Et celle-là. Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque. Magdelon. Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché délicieusement. Mascarille. Vous ne me dites rien de mes plumes ! Comment les trouvez-vous ? Cathos. Effroyablement belles. Mascarille. Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi, j’ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu’il y a de plus beau. (scène 9) Hormis les costumes, un trait important de Mascarille est son masque. Le masque jouait un rôle essentiel dans la technique à l’époque dès les débuts de Molière. Il avait été introduit en France par les Italiens qui en faisaient grand usage dans la Commedia dell’arte. Des farceurs français, ainsi que Turlupin et Briguelle, l’adoptèrent. Ils les utilisaient pour les rôles des femmes jouées par des hommes. Molière contrefait les marquis avec le masque de Mascarille. Dans la comédie moliéresque, le masque a un effet burlesque. Après que La Grange et Du Croisy ont révélé que Mascarille et Jodelet sont de faux marquis déguisés, Magdelon les chasse. Avant de les quitter, Mascarille dénonce la perversité des pecques provinciales ; elles jugent les hommes par l’apparence : « je vois bien qu’on n’aime ici que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue » (scène 16). René Jasinski (1969, p. 56) souligne leur esprit dépravé qui s’éprend de costumes outranciers : « Cathos et Magdelon donnent sans mesure dans les affections de toilette et de manières. Elles aiment les plumes, les rubans, les dentelles, toutes 111 les frivolités de costume, non seulement pour elles mais chez les hommes, qu’elles n’apprécient qu’efféminés : snobisme qui passe la raison et le bon goût. » Molière raille l’extravagance des précieuses en s’attaquant à leur portrait physique : elles s’occupent toujours de leur beauté. D’après Magdelon et Cathos, la pommade pour les lèvres est une façon de montrer son bon goût : Marotte. Que désirez-vous, monsieur ? Gorgibus. Où sont vos maîtresses ? Marotte. Dans leur cabinet. Gorgibus. Que font-elles ? Mariotte. De la pommade pour les lèvres. Gorgibus. C’est trop pommadé… (scène 3) À la scène dix, la servante Marotte vient annoncer à ses maîtresses la visite de Mascarille. Ce monsieur est un faux marquis. Pour le recevoir, Magdelon et Cathos ne manquent pas de montrer leur beauté : « Il faut le recevoir dans cette salle basse plutôt qu’en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation » (scène 6). L’apparence est très soignée chez les précieuses. Les accessoires du maquillage comme « mille autres brimborions » (scène 3) est indispensable. Car les petits appareils peuvent les embellir. L’Abbé d’Aubignac a donné dans Relation véritable du Royaume de coquetterie les exemples de la boîte de toilette que les aristocrates utilisaient pour démontrer leur splendeur : 112 « Fer à friser, boîte à mouches, poudre de senteurs, miroirs, masques, rubans, éventails, bracelets de cheveux, peignes de poche, bijoux, essences, opiates, gommes, pommades, tout un bric-à-brac encombre la toilette de la coquette. » (Cité par Hubert Carrier, 1976, p. 72) Au sujet du portait moral, Magdelon et Cathos laissent imaginer ce qu’est la folie mondaine. Elles croient au mensonge de Mascarille qui se vante de sa sagesse : Cathos. Vous avez appris la musique ? Mascarille. Moi ? Point de tout. Cathos. Et comment donc cela se peut-il ? Mascarille. Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. Magdelon. Assurément, ma chère. (scène 9) Après avoir entendu la chanson du faux poète, elles ne peuvent pas s’empêcher de louer son génie naturel. L’inné est, d’après les précieux, plus important que l’acquis : Mascarille. Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur !... Et puis, comme si l’on criait bien fort, au, au, au, au, au, au voleur ! Et tout d’un coup, comme une personne essoufflée, au voleur ! 113 Madelon. C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l’air et des paroles. Cathos. Je n’ai encore rien vu de cette force-là. Mascarille. Tout ce que je fais me vient naturellement, c’est sans étude. (scène 9) Magdelon et Cathos ne sont que des campagnardes qui imitent des conduites de coteries parisiennes. Elles rebutent deux marquis parisiens parce qu’ils ont l’air vulgaire. Voulant quitter Paris, Gorgibus a provoqué l’insolence de ses filles. Il veut quitter Paris. La supplication de Magdelon indique que Paris n’est pas leur ville natale : « Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez point tant la conclusion. » (scène 4) Molière emploie un simple procédé pour créer le comique dans le rôle de Jodelet, qui s’enfarine le visage comme « les clowns blancs » (Pol Gaillard, 1978, p. 33). Tous les parisiens le connaissent pour son rôle bouffon. Magdelon et Cathos croient au mensonge de Mascarille qui explique que la pâleur de Jodelet est due à la maladie. Voici le comique des précieuses : Mascarille. Ne vous étonnez pas de voir le vicomte de la sorte ; il ne fait que sortir d’une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez. 114 Jodelet. Ce sont fruits des veilles de la cour, et des fatigues de la guerre. (scène 11) La profession de Magdelon et de Cathos Magdelon et Cathos raffolent inconsciemment des romans qu’elles ont lus. Les poètes galants sont leurs héros. Lorsque Mascarille propose de leur rendre visite, elles acceptent sans hésitation. Le séjour à Paris leur offre une bonne occasion d’apprendre leur métier idéal, à savoir celui d’écrivain : Mascarille. C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demidouzaine de beaux esprits. Magdelon. Hé ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n’y aurait rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement, c’est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. (scène 9) Les poètes, à qui les deux précieuses veulent rendre visite, composent des ouvrages courtois par exemple des madrigaux, des stances, des romans. Elles admirent ces poètes parce qu’ils ont un bel esprit. L’ambition des deux jeunes filles est de devenir des auteurs galants : 115 Magdelon. (…) On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité : monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin vers les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. (scène 9) Les deux précieuses s’intéressent aussi à l’art. Elles veulent être peintres : « Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela », dit Magdelon (scène 9). Magdelon et Cathos rêvent de tout ce qui illustre le bon goût. Pour elles, l’intérêt pour la littérature galante et l’art démontrent la pureté de leur esprit. La respiration poétique des deux pédantes est « la vie mondaine » (René Jasinski, 1969, p. 57). Elles vivent dans l’illusion dérivée d’une passion illimitée pour les romans. Ce qu’elles mentionnent, c’est par délire. Patrick Dandrey (1992, p. 151) souligne la poétique comique de Molière qui montre non seulement des mœurs mais pénètre aussi la psychologie : « C’est dire que la poétique comique définie par Molière, la poétique du ridicule, exigeait du poète et de l’interprète, pour provoquer le rire, une fibre de moraliste, un génie non seulement de l’observation des mœurs mais aussi de la pénétration des cœurs, dont l’intimité doit se révéler en transparence de l’écriture et du jeu comique. » Les Précieuses ridicules notent le génie de Molière. Dans la littérature française, aucun auteur dramatique n’est responsable du destin de la troupe. Après avoir abandonné la charge de tapissier, Molière et ses comédiens fondaient l’Illustre 116 Théâtre. Molière rencontra des difficultés dès le début de sa carrière. La composition du spectacle n’était pas alors connue. La grande question était la recette. Le 2 août 1645, Molière était emmené aux prisons du Châtelet, faute d’avoir une somme de cent quarante-deux livres. Molière et ses camarades ont alors quitté Paris et ont disparu vers Chartres, sur la route de Bordeaux. Après treize ans dans la province, Molière est retourné à Paris. En 1659, il y a représenté la comédie Les Précieuses ridicules qui lui paraissait être un grand défi : « En effet la pièce n’est pas seulement un salut irrévérencieux aux affections à la mode, elle est le défi sans aigreur d’un comédien de province sûr de lui à ce Paris qui naguère l’avait rebuté. » (Marcel Gutwirth, 1966, p. 80) Le triomphe de cette pièce était éclatant. Elle faisait affluer le public et tenait une grande place dans le répertoire de troupe ce qui confirmait sa supériorité dans le comique. Il est incontestable que ce succès provenait du travail attentif de Molière qui était directeur de troupe. Pendant les répétitions, Molière était vif et impatient. Il ne perdait pas son temps à répéter à La Grange ce qu’il avait déjà dit. Il précisait une phrase riche du caractère que devait tenir Madeleine Béjart ou Mlle de Brie. Il avait de l’esprit et il savait ce qu’il fallait faire. Alfred Simon (1970, p. 45) souligne le génie de Molière qui savait faire réussir sa troupe : « Molière a utilisé son génie de poète, son autorité de directeur, son prestige de comédien, pour rendre prospère une troupe qui a connu les misères de la vie itinérante. » La famille de Magdelon et de Cathos Molière montre les vices de ses contemporains à travers la famille de Gorgibus. Il dénonce le père qui utilise l’autorité à son gré. Très rares, les filles peuvent véritablement choisir leur vie et leur époux. Le consentement des jeunes filles est acquis d’avance par leurs parents. La volonté des parents s’impose souvent, bien 117 qu’ils aiment beaucoup leurs enfants. Gorgibus visite Paris pour marier ses filles avec deux marquis, La Grande et Du Croisy : « Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avais-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulais vous donner pour maris ?» (scène 4) Comme d’autres pères dans la comédie moliéresque, Gorgibus oblige Magdelon et Cathos à épouser des riches, La Grange et Du Croisy. La passion de la richesse et du rang social l’emportent sur toute considération. Il essaie de convaincre ses filles sous prétexte des économies familiales : « (…) et pour ces messieurs dont il est question, je connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me laisse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une chose un peu trop pesante pour un homme de mon âge. » (scène 4) Molière peint le mariage ritualisé, c'est-à-dire des unions bourgeoises fondées sur un lieu financier. La corruption du siècle conduit à « marier un sac d’argent avec un sac d’argent, en mariant une fille avec un garçon » (Pol Gaillard, 1978, p. 7). Le mariage véritable est « une union librement consentie qui engage la liberté en la préservant » (Marcel Gutwirth, 1966, p. 90). Le mariage forcé est une importante question sociale de l’époque. Molière démontre la puissance absolue du père qui est souvent le rival du jeune : « (…) Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes : je veux être maître absolu ; et, pour trancher toutes sortes de discours, ou vous 118 serez mariées toutes deux avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses ; j’en fais un bon serment. » (scène 4) La pièce Les Précieuses ridicules est une peinture non seulement des chimères humaines, mais aussi des mœurs. Il s’agit par derrière du régime de la famille auquel les filles ne peuvent pas résister. Cette pièce illustre la contrainte exercée sur les femmes, à savoir le mariage forcé. René Jasinski (1969, p. 77) explique que Molière peint des femmes qui doivent se soumettre à l’autorité parentale : « Il pose la question da la condition féminine. Il s’en prend à la sévérité du régime familial traditionnel, qui tenait la femme en sujétion : mariée souvent d’autorité, privée de tout droit à disposer d’elle-même, elle se trouvait légalement désarmée devant la toute puissance paternelle ou maternelle. » L’autre question qui suscite la désunion est la différence de conception à l’égard du mariage. D’après le père, le mariage est saint et sacré. À cause de la manie du raffinement, la galanterie est, d’après Magdelon, le plus important. Voici un entretien orageux dans la famille : Gorgibus. Je n’ai que faire ni d’air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là. Magdelon. Mon Dieu ! que si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bien tôt fini ! La belle chose que ce serait, si d’abord Cyrus épousait Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie. (scène 4) 119 Cette opposition souligne la folie fictive de Magdelon. Elle veut que son amour se déroule comme Le Grand Cyrus de Mlle Scudéry dans lequel le mariage du héros se prépare pendant dix volumes. Éprises de romans, les deux précieuses confondent la réalité avec la fiction. Magdelon soupçonne un mystère dans sa naissance. Elle s’imagine qu’elle « a pu être victime d’une de ces substitutions d’enfants dont la littérature romanesque contemporaine offre tant d’exemples » (Hubert Carrier, 1978, p. 89). Cette rupture avec le monde réel provoque un véritable reniement du père : « Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi » (scène 4). Dans la scène suivante, elle déclare évidemment à Cathos la rupture avec son père : Magdelon. (…) j’en suis en confusion pour lui. J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour viendra développer une naissance plus illustre. (scène 5) La préciosité des deux pecques traduit aussi une conception féministe. Magdelon et Cathos défient l’autorité parentale en refusant un mariage forcé. Elles veulent choisir leur vie et leur époux par elles-mêmes. Patrick Dandrey (1992, p. 319) explique que cette résistance est un exemple de l’émancipation féminine : « Enfin, le sujet peut également prendre la forme d’une réflexion sur l’émancipation féminine, sur la liberté et la responsabilité de la femme, vierge ou épouse, dans la relation amoureuse ou matrimoniale, et plus largement sur l’éthique et l’esthétique des conduites affectives, galantes et mondaines : la comédie de Molière y est revenue régulièrement, presque continûment même, depuis Les Précieuses ridicules jusqu’à La Comtesse d’Escarbagnas et aux Femmes savantes, brossant tantôt le portrait de jeunes filles ou de jeunes femmes hardies jusqu’à la rébellion. » 120 Le mariage provoque une anxiété pour Magdelon et Cathos. Cathos s’écrie auprès de son oncle avec angoisse : « Pour moi, mon oncle, tout ce que je puis vous dire, c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?» (scène 4). À la scène onze, on constate la préciosité de Magdelon et Cathos. Jodelet et Mascarille se vantent de l’histoire de la guerre où ils sont blessés. Lorsqu’ils demandent de leur toucher les cicatrices, elles refusent tout de suite : Mascarille. Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci ; là, justement au derrière de la tête. Y êtes-vous ? Magdelon. Oui, je sens quelque chose. Mascarille. C’est un coup de mousquet que je reçus, la dernière campagne que j’ai faite. Jodelet, découvrant sa poitrine. Voici un autre coup qui me perça de part en part à l’attaque de Gravelines. Mascarille, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausse. Je vais vous montrer une furieuse plaie. Magdelon. Il n’est pas nécessaire : nous le croyons sans y regarder. Mascarille. Ce sont des marques honorables qui font voire ce qu’on est. Cathos. Nous ne doutons pas de ce que vous êtes. (scène 11) 121 Cette conduite représente la perversité des deux filles pédantes qui veulent avoir un esprit pur. En effet, « la femme est de chair, elle a besoin de l’homme, elle dépérit sans lui. La Femme désire » (Marcel Gutwirth, 1966, p. 79). Passionnées de galanterie, Magdelon et Cathos ressemblent aux caricatures. Les romans causent en elles délire et égarement. D’après Gorgibus, la littérature galante est comparée au diable : « Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !» (scène 17) Le comportement de Magdelon et de Cathos Magdelon et Cathos sont impertinentes. Elles rejettent La Grange et Du Croisy avec froideur et insolence parce que ces messieurs ne connaissent pas la courtoisie. C’est La Grange qui décrit leur impertinence : « Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : Quelle heure est-il ? Ont-elles répondu que oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire ?» (scène 1) Molière cherche à réformer des travers moraux et des mœurs ridicules de la vie mondaine. Il note un faux goût et un sot entêtement. Magdelon et Cathos sont des prudes, des précieuses qui exagèrent les modes ; elles évoquent incessamment leur noblesse et leur goût. Elles insultent ainsi l’amour de gentilhommes parisiens : « En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, 122 et que Billets-doux, Petits-soins, Billets-galants, et jolis-vers, sont des terres inconnues pour eux. » (scène 4) Il est indéniable que Madeleine de Scudéry est visée par les Précieuses ridicules. C’est « le catéchisme tiré du Grand Cyrus et de Clélice » (René Bray, 1954, p. 185) que mentionne Magdelon. C’est à la carte de Tendre que Cathos renvoie Gorgibus. Marotte a d’ailleurs noté l’égarement des ses maîtresses pour ce roman galant. Molière peint un sujet à la mode. Il montre du doigt des mœurs dépravées. Les coteries mondaines sont extravagantes car elles s’occupent du raffinement du langage et des manières. Selon Pierre Brisson (1942, p. 50), cette pièce est une comédie satirique où le théâtre et la vie se rencontrent : « Si Les Précieuses parviennent à la satire, c’est à travers un document. (…) Les circonstances, la nature du sujet, le passé de Molière, l’état d’esprit que ses découvertes parisiennes favorisent, font que la pièce devient un confluent, le lieu précis où deux courants se rencontrent, se mêlent et bouillonnent à pleins bords, celui du théâtre et celui de la vie. » L’esprit précieux accompagne tout de bon goût. Il a honte de la vulgarité et l’inconvenance. Magdelon et Cathos accordent une importance primordiale au vêtement. Elles n’aiment pas leurs soupirants parce que ces messieurs ne jargonnent pas et s’habillent mal avec un chapeau sans plume : Cathos « (…) Venir en visite amoureuse avec une jambe tout unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ; mon Dieu, quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d’ajustement, et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne 123 sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demipied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. » (scène 4) Magdelon et Cathos sont éprises de galanterie. Elles ne veulent pas se marier avec La Grande et Du Croisy parce que leurs manières amoureuses ne ressemblent pas à celles de romans : Magdelon. Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là. Cathos. Le moyen, mon oncle, qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ? (scène 4) Molière met en scène toutes sortes de personnages qui cherchent à jouer des rôles. La leçon de ses comédies est que la société n’est pas un jeu de rôle. Chaque individu ne peut jouer qu’un rôle et ce rôle ne peut pas être choisi. Passionnées des fictions, Magdelon et Cathos essaient d’être précieuses. Cette conduite est contraire à leur nature. La comédie de Molière illustre la réflexion de La Rochefoucauld : il faut connaître notre nature : « Il y a un air qui convient à la figure et aux talents de chaque personne ; on perd toujours quand on le quitte pour en prendre un autre. Il faut essayer de connaître celui qui nous est naturel, n’en point sortir, et le perfectionner autant qu’il est possible. » (Cité par Pierre Force, 1994, p. 185) Cette comédie est une savoureuse parodie de galanterie maladroite et mâtinée de badinage pesant. Elle peint l’extravagance des filles pédantes qui s’éprennent de bon goût et d’une distance d’amusement. Lorsque Mascarille offre un 124 impromptu qu’il a chanté la veille, Magdelon et Cathos ne peuvent pas le refuser. Ce dialogue démontre leur passion illimitée pour un impromptu qui ne vaut rien : Mascarille. Oh ! Oh ! je n’y prenais pas garde ; Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur ; Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur ! Cathos. Ah ! mon Dieu voilà qui est poussé dans le dernier galant. (…) Mascarille. Avez-vous remarqué ce commencement, Oh ! Oh ! voilà qui est extraordinaire, oh ! oh ! comme un homme qui s’avise tout d’un coup, oh ! oh ! La surprise, oh ! oh ! Magdelon. Oui, je trouve ce oh ! oh ! admirable. Mascarille. Il semble que cela ne soit rien. Cathos. Ah ! mon Dieu, que dites-vous ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer. (scène 9) Pour elles, tout le rôle de Mascarille est magnifique de désinvolture impavide bien que celle-ci soit débridée, d’invention maligne et burlesque. Elles sont d’accord avec tous les avis de leur savant : Mascarille. Mais n’admirez-vous pas aussi je n’y prenais pas garde ? je n’y prenais pas garde, je ne m’apercevais pas de cela ; façon de parler naturelle, je n’y prenais pas garde. Tandis que, sans songer à mal, tandis 125 qu’innocemment, sans malice comme un pauvre mouton, je vous regarde, c'est-à-dire je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple ; votre œil en tapinois… Que vous semble de ce mot tapinois ? n’est-il pas bien choisi ? Cathos. Tout à fait bien. Mascarille. Tapinois, en cachette ; il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris, tapinois. Magdelon. Il ne se peut rien de mieux. (scène 9) Les vrais savants et les vrais artistes sont ordinairement beaucoup plus modestes. Ils connaissent l’importance du travail. C’est l’acquis. Mascarille est un faux poète. Il ne compte que sur le bel esprit. Son impromptu est une chose vaine. Ce qu’il fait, c’est l’artifice. Selon René Jasinski (1969, p. 58), Molière condamne la fausse littérature dans laquelle se complaisent les précieux : « Ne pas dégrader la littérature en la réduisant à des futilités, la laisser aux mains de ceux qui peuvent s’imposer par leur inspiration et leur talent, lui restituer ainsi son sérieux et sa dignité, voilà où devait tendre la réaction. D’autre part, avec la conception dérisoire que se font les Précieux des gens de plume, s’accuse la fausseté de leur goût proprement littéraire. Celui-ci se définit aisément : pour eux ne compte que le bel esprit. » Passionnées de la vie mondaine, Magdelon et Cathos sont devenues bêtises. Pendant « un petit bal pseudo-aristocratique » (Pol Gaillard, 1978, p. 34), La Grange et Du Croisy réapparaissent brusquement. Ils relèvent que Mascarille et Jodelet sont des valets qui se déguisent en marquis. Magdelon et Cathos soufflent de dépit : 126 Du Croisy. Comment, mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous ; qu’ils viennent vous faire l’amour à nos dépens, et vous donnent le bal ? Magdelon. Vos laquais ? La Grange. Oui, nos laquais : et cela n’est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites. Magdelon. O ciel ! quelle insolence ! (…) La Grange. Qu’on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu’il vous plaira ; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux. Du Croisy, La Grange, Lucile, Célimène et Marotte sortent. Cathos. Ah ! quelle confusion ! Magdelon. Je crève de dépit. (scène 15) Les Précieuses ridicules constituent un miroir de l’humain du XVIIe siècle car le dramaturge peint les mœurs perverses de ses contemporains. Il dénonce aussi l’extravagance et la folie du raffinement des cercles mondains dans l’optique du ridicule. Le comique de Molière, qui montre le travers des hommes, a rarement été aussi fort durant des siècles : « Molière, dans les Précieuses et dans les comédies qui vont venir, pousse en quelque sorte la réalité au-delà d’elle-même afin d’en révéler 127 les défauts. Il modifie donc les choses pour rendre perceptible l’opération de son jugement. Mais on ne saurait assez répéter que ce jugement respecte la vie de ce qu’il dénonce : on pourrait dire qu’il tue d’autant plus cruellement en esprit qu’il fait vivre plus intensément en réalité. De là viennent ces fortes secousses comiques, si rares dans tous les siècles, et que son théâtre tout à coup nous délivre. » (Ramon Fernandez, 1979, p. 79) Molière garde une réputation de grand chef de troupe. Une compagnie de comédiens n’est pas facile à gouverner parce que l’autorité du directeur de la troupe est souvent contestée. Grâce à son honnêteté et son dévouement pour le théâtre, Molière est un chef aimé. René Bray (1954, p. 59) souligne l’affectation des camarades pour leur chef : « Tous les acteurs aimaient le sieur Molière, leur chef, qui joignait à un mérite et à une capacité extraordinaires une honnêteté et une manière engageante (…) » Le langage de Magdelon et de Cathos Le langage traduit la psychologie déformée des filles précieuses qui tendent à adopter pour la vie tout ce qu’elles lisent. Elles veulent que leur amour ressemble à celui évoqué dans les romans. Leur amant idéal doit connaître l’art romanesque ; il réfléchit au lieu, au temps et exerce son esprit avant d’exprimer son amour : « (…) Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir le temps, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux : ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache, un 128 temps, sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée : et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. » (scène 4) Magdelon et Cathos se font « les adeptes des idées chères aux alcôvistes sur l’amour et le mariage » (René Jasinski, 1969, p. 57). Elles ne rêvent que de rencontres extraordinaires, de passions adorables et de rivalités. Elles sont éprises de tout ce qui charge l’intrigue des romans galants : Magdelon. (…) Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser. (scène 4) Molière décrit la folie humaine qui provient de la passion. Magdelon et Cathos vivent dans l’illusion. Marcel Gutwirth (1966, p. 81) souligne l’esprit dépravé des précieuses ridicules qui confondent la vie avec la fiction : « Elles veulent êtres à la page, ces deux petites (…). Elles se voudraient princesses, et leur amants sans rapport avec l’humanité commune et ses aspirations vulgaires, mais murmurant leur adoration dans le langage exotique du Grand Cyrus, mais emplumés, parfumés à l’ambre, héroïques et mourants. » 129 Le langage indique que ces filles provinciales veulent fonder chez elles une coterie mondaine où des poètes ou des savants se réuniraient. Lorsque Marotte annonce la visite du marquis Mascarille, Magdelon est émue : Marotte. Il me l’a nommé le marquis de Mascarille. Magdelon. Ah ! ma chère, un marquis ! Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous. (scène 6) Quand le vicomte Jodelet entre à son tour, Magdelon exprime de façon plus explicite sa satisfaction : « Voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir » (scène 11). Quant à Cathos, elle exprime son ravissement pour la grandeur de cette réunion de la façon suivante : « cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bienheureuse » (scène 11). Les manières employées dans le langage que Molière prête à ses personnages principaux montrent évidemment le vocabulaire et le style à la mode. Magdelon et Cathos emploient le renouvellement de superlatifs « le dernier galant » (scène 9), l’incohérence de l’association « une délicatesse furieuse » (scène 9), l’abus correspondant d’adverbes « ils sentent terriblement bon » (scène 9) et l’emploi d’adjectifs substantivés « le doux, le tendre, le passionné » (scène 9). René Jasinski (1969, p. 56) souligne le ridicule de Magdelon et de Cathos qui se plaisent aux raffinements de langage en imitant le style précieux : « Elles affectent surtout le plus indéfendable phébus. Toutes les aberrations du langage et du style précieux, laborieusement cataloguées ailleurs, sont ici résumées, illustrées : abus des superlatifs, des adverbes, de tout ce qui veut souligner une délicatesse extrême ; goût des métaphores cherchées, voire saugrenues, et sottement “filées” ; jeux d’abstractions et de termes concrets, périphrases, adjectifs substantivés 130 sans discernement ; amplifications et redondances, au surplus soulignées par les exclamations (…). » Marotte est inévitablement victime de ses maîtresses. Elle est « bonne fille mais ignare et nigaude » (René Jasinski, 1969, p. 60). Lorsqu’elle annonce la visite de Mascarille, Magdelon l’injurie avec son langage grossier. Voici la préciosité de pecques provinciales : Marotte. Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir. Magdelon. Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles. (scène 6) D’une manière générale, on n’utilise que le langage qui correspond à sa situation sociale et familiale. Le style langagier que les deux bouffonnes utilisent est contraire à leur nature, à savoir le recours à des périphrases recherchées « un habit qui souffre une indigence de rubans » (scène 4). La perfection du style réside en effet dans l’adéquation entre la situation et le langage. La comédie de Molière illustre la réflexion de la Rochefoucauld sur l’air et les manières : « Quelques avantages ou quelques désavantages que nous ayons reçus de la nature, on plaît à proportion de ce qu’on suit l’air, les tons, les manières et les sentiments qui conviennent à notre état et à notre figure, et on déplaît à proportion de ce qu’on s’en éloigne. » (Cité par Pierre Force, 1994, p. 179) Cette pièce offre une veine nouvelle, « une sorte de genre comique mixte, mi-farcesque, mi-satirique, sur un sujet de mode et à la mode, sujet littéraire et mondain tout à la fois » (Patrick Dandrey, 1992, p. 45). Ce qui est saillant, c’est le 131 jargon des protagonistes. Patrick Dandrey (Ibid.) fait remarquer le comique irrésistible du langage : « Pas d’intrigue ou presque, pas d’action ou presque, pas même de caractères au sens traditionnel : mais un admirable travail de langue dont procède la dynamique, l’irrésistible bouffonnerie et paradoxalement la crédibilité, pour ne pas dire le naturel, des marionnettes habitées et propulsées par un jargon sophistiqué jusqu’à la torture. » Les deux personnages principaux féminins dans Les Précieuses ridicules sont chimériques de romans. Elles cherchent à devenir des femmes mondaines en délaissant la jeunesse, la fraîcheur, la spontanéité et l’amour de leur âge. Elles confondent la réalité avec la fiction. Ce qui est ridicule chez Magdelon et chez Cathos, ce n’est ni la curiosité intellectuelle ni le désir de culture : « c’est que par leur vanité et leur sottise elles passent à côte de la vraie poésie et de la vraie culture, c’est qu’il y a disproportion comique entre leurs visées et leur nullité » (Hubert Carrier, 1978, p. 93). 132 3.2 Philaminte, Bélise et Armande dans Les Femmes savantes Philaminte, femme savante, se marie avec un riche bourgeois, Chrysale. Ils ont deux filles : la pédante Armande et l’aimable Henriette. Armande reproche à sa sœur de vouloir se marier avec Clitandre. Elle refuse l’amour de cet homme parce qu’il lui a naguère fait la cour. Pour épouser Henriette, Clitandre demande le secours à la tente d’Henriette, Bélise. À cause de sa folie romanesque, Bélise croit qu’il déclare explicitement son amour. Bien que Chrysale et Ariste, frère de Chrysale, acceptent l’amour de Clitandre, ce gentilhomme se heurte à l’autorité de Philaminte qui oblige Henriette à épouser Trissotin. Aux yeux des savantes ridicules, Trissotin est un grand poète. De plus, Henriette et Clitandre se heurtent à la jalousie d’Armande qui veut détruire leur bonheur. C’est à ce moment là qu’arrive Vadius. Il se vante d’être un savant grec. Après que Trissotin et Vadius aient fait assaut d’éloges dithyrambiques, ils se disputent. Vadius essaie de dénoncer la cupidité de Trissotin auprès de Philaminte. Elle ne s’y intéresse pas. Lorsque Chrysale, énergique en l’absence de sa femme, ordonne à Henriette d’épouser Clitandre, Philaminte convoque le notaire pour établir le contrat de mariage. Ariste annonce la catastrophe et la ruine de la famille. Cette nouvelle est en effet une ruse d’Ariste pour démasquer le vice du poète avide. Henriette se marie finalement avec Clitandre. Le nom de Philaminte, de Bélise et d’Armande Il y a dans cette comédie trois personnages féminins principaux : Philaminte, Bélise et Armande. Le nom Philaminte signifie « qui aime l’esprit » (Hubert Carrier, 1976, p. 10). Elle veut montrer que la femme est aussi sage et noble que l’homme. Éprise de science, Philaminte délaisse son rôle de mère et de femme au foyer. Le nom Bélise dérive du mot bêtise qui définit « défaut d’intelligence et de jugement » (Le Robert Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue, 2006, p. 242). C’est une fille précieuse attardée qui vit d’imagination amoureuse. Elle croit que tous les hommes la passionnent. Des romans précieux suscitent son délire. D’ailleurs, ce personnage est « une faible copie d’une des femmes de la comédie des Visionnaires ; il y en a d’assez folles pour croire que tout le monde est amoureux 133 d’elles, mais il n’y en a point qui entreprennent de le persuader à leurs amants malgré eux » (Léon Lejealle, 1959, p. 10). Enfin, le nom d’Armande a, à l’origine, un mot germanique Hardmann, « hart » et « mann » qui définit l’homme fort. Ce prénom s’est largement répandu sous la forme allemande, Herman ou Hermann. Armande illustre les tendances de la préciosité que Molière avait raillé chez Cathos et Magdelon : d’une part un snobisme intellectuel par lequel Armande est influencée par le biais de sa mère et d’autre part une horreur de fausse prude pour le mariage. Le portrait de Philaminte, de Bélise et d’Armande Philaminte, Bélise et Armande sont des précieuses parisiennes. Elles s’éprennent de la vie intellectuelle. Pour montrer leur bon goût et leur classe sociale, elles prennent soin de leur apparence. Elles disposent des accessoires de maquillage : « cent brimborions dont l’aspect importune » (Les Femmes savantes : II, 7 vers 567). Ceci indique que la beauté est une préoccupation importante dans les cercles mondains. Les vêtements peuvent démontrer l’outrance de ces trois jeunes filles. Philaminte s’occupe de tout ce qu’elle porte comme « elle fait grand mystère » (vers 667). Molière fait la satire de la mode précieuse à travers les costumes extravagants de Bélise. Elle porte « un pourpoint d’avec un haut-de-chausse » (vers 580). Bélise devient inconsciente. Elle n’est qu’une caricature parce qu’elle s’habille comme les hommes. Pour la moralité, on constate la perversité d’Armande dès la scène de l’exposition. Armande dédaigne le mariage, le désir naturel : « ce vulgaire dessein » (vers 4), « l’appétit grossier aux bêtes » (vers 48), « des pauvretés horribles » (vers 52). D’après Armande, le mariage est : « dégoûtant » (vers 10), « étrange image » (vers 11), « quelle sale vue » (vers 12) et « un étage bas » (vers 26). Toutes les sensualités sont expulsées des relations amoureuses et de la vie de femmes savantes. Armande refuse donc l’aveu de Clitandre : 134 Armande. Vous ne pouvez aimer que d’une amour grossière, Qu’avec tout l’attirail des nœuds de la matière ; Et, pour nourrir les feux que chez vous on produit, Il faut un mariage, et tout ce qui s’ensuit. Ah ! quel étrange amour, et que les belles âmes Sont bien loin de brûler de ces terrestres flammes ! Les sens n’ont point de part à toutes leurs ardeurs ; Et ce beau feu ne veut marier que les cœurs. (…) Hé bien ! monsieur, hé bien ! puisque, sans m’écouter, Vos sentiments brutaux veulent se contenter ; Puisque, pour vous réduire à des ardeurs fidèles, Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles (IV, 2 vers 1197-1204, 1235-1238) L’amour est « un élan du cœur, jailli des profondeurs de l’instinct, qui ne dépend ni du mérite, ni du bon sens, ni de la sagesse » (André Lagarde et Laurent Michard, 1970, p. 205). Armande, qui s’éprend de l’esprit spirituel, a une conception amoureuse particulière. Elle veut une adoration absolue, éthérée, débarrassée de tous les attachements du corps : Vous ne sauriez pour moi tenir votre pensée Du commerce des sens nette et débarrassée ; Et vous ne goûtez point, dans ses plus doux appas, Cette union des cœurs, où les corps n’entrent pas. (…) On aime pour aimer, et non pour autre chose ; Ce n’est qu’à l’esprit seul que vont tous les transports Et l’on ne s’aperçoit jamais qu’on ait un corps. (IV, 2 vers 1193-1196, 1210-1212) 135 Armande est aussi sournoise, cauteleuse et méchante. Elle essaie de rompre le mariage entre Henriette et son amant Clitandre. Elle refuse sa passion car elle désire un amour « pur » et « céleste » (vers 1206). Pour convaincre Henriette, Armande méprise ce dessein en lui conseillant d’avoir bon goût comme sa mère : Mon Dieu ! que votre esprit est d’un étage bas ! Que vous jouez au monde un petit personnage, De votre claquemurer aux choses du ménage, Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants Qu’un idole d’époux et des marmots d’enfants ! Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires, Les bas amusements de ces sortes d’affaires. A de plus hauts objets élevez vos désirs, Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs, Et, traitant de mépris les sens et la matière, Vous avez notre mère en exemple à vos yeux, Que du nom de savante on honore en tous lieux (I, 1 vers 26-38) Cette pièce est une satire de l’époque. Elle raille l’extravagance des précieuses qui se piquent d’un monde spirituel en refusant l’amour et le mariage. Selon Marcel Gutwirth (1966, p. 206), la femme désire la chair parce qu’elle est humaine : « La femme est de chair, elle a un cœur, elle se voit reconnaître un droit au bonheur. L’émancipation, l’autonomie de la femme accédant enfin, ni idole, ni ilote, à la pleine humanité de la personne date peut-être, en littérature, de Molière. » Sans rien vouloir débourser, étant vouée à l’amour céleste, Armande ne veut rien perdre de ses profits terrestres. Elle essaie d’empêcher à tout prix le mariage 136 de sa sœur. Elle annonce à sa mère qu’Henriette défie l’autorité car elle obéit à l’ordre du père : Oui, rien n’a retenu son esprit en balance ; Elle a fait vanité de son obéissance ; Son cœur, pour se livrer, à peine devant moi S’est-il donné le temps d’en recevoir la loi, Et semblait suivre moins les volontés d’un père Qu’affecter de braver les ordres d’une mère. (IV, 1 vers 1121-1126) De plus, Armande accuse Clitandre d’être grossier : il n’admire vraiment pas le talent poétique de Philaminte : Armande Il est de votre honneur d’être à ses vœux contraire : Et c’est un homme enfin qui ne doit point vous plaire. Jamais je n’ai connu, discourant entre nous, Qu’il eût au fond du cœur de l’estime pour vous. Philaminte. Petit sot ! Armande. Quelque bruit que votre gloire fasse, Toujours à vous louer il a paru de glace. Philaminte. Le brutal ! Armande. Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux, J’ai lu des vers de vous qu’il n’a point trouvés beaux. Philaminte. L’impertinent ! (IV, 1 vers 1149-1156) 137 Armande a des lèvres sèches, un œil mauvais, de l’aigreur et de la perfidie. Les propos qu’elle tient à sa mère sur Clitandre et sur Henriette sont ceux « d’une vipère » (Pierre Brisson, 1942, p. 279). Selon Alfred Simon (1970, p. 91), Armande a une conduite aberrante en forçant les résistances du réel et en pliant les autres au monde arbitraire : « Conduite de compensation, la pruderie se charge de ressentiment clandestin. Espionnage, dénonciation, calomnie, tous les moyens sont bons pour forcer les résistances du réel et plier les autres à un univers arbitraire. Prudes et dévots adoptent les conduites de la traîtrise. » Armande est victime de son idéal. Au lieu de goûter l’amour ou la fraîcheur de la jeunesse, elle se trompe dans la folie. Le dégoût du mariage et la jalousie ne sont qu’une impuissance à saisir. Marcel Gutwirth (1966, p. 86) note que la pathologie d’Armande a été puisée dans l’exemple de la mère : « Froideur et orgueil : toute sa répugnance ne part que de là, elle craint la chair, et n’a puisé dans l’exemple de sa mère aucune sauvegarde de son indépendance dans le mariage, sinon par une autorité, une violence qu’elle ne possède pas. » Armande a perdu son prétendant parce qu’elle s’est acharnée à se faire aimer selon les lois de Tendre. Elle est une marotte philosophe et éthique qui prêche un dégoût de la chair, des lois et des plaisirs de la nature. Quant à Bélise, elle est une précieuse attardée. Elle n’est pas dangereuse parce qu’elle n’a ni pouvoir ni vouloir réels ; elle est visiblement dérangée. Elle croit que tous les hommes sont épris de ses appas : Bélise. On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire Qu’on n’a pas pour un cœur soumis à son empire ; 138 Et Dorante, Damis, Cléonte, et Lycidas, Peuvent bien faire voir qu’on a quelques appas. Ariste. Ces gens vous aiment ? Bélise. Oui, de toute leur puissance. (II, 3 vers 375-378) Bélise est folle parce que les hommes qu’elle a mentionnés ne lui avouent jamais leur amour. Ce qu’elle répond à Ariste, c’est du délire : Ariste. Ils vous l’ont dit ? Bélise. Aucun n’a pris cette licence ; Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour, Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour. Mais, pour m’offrir leur cœur et vouer leur service, Les muets truchements ont tous fait leur office. Ariste. On ne voit presque point céans venir Damis. Bélise. C’est pour me fait voir un respect plus soumis. Ariste. De mots piquants, partout, Dorant vous outrage. Bélise. Ce sont emportements d’une jalouse rage. Ariste. Cléonte et Lycidas ont pris femmes tous deux. Bélise. C’est par un désespoir, où j’ai réduit leurs feux. (II, 3 vers 379-390) 139 Il semble que cette maladie mentale s’enracine profondément dans son cœur. Après avoir entendu Clitandre lui dire sans ambiguïté qu’il aime Henriette, Bélise croit que c’est à elle que la déclaration s’adresse : Bélise. Encore mieux. On ne peut tromper plus galamment. Henriette, entre nous, est un amusement, Un voile ingénieux, un prétexte, mon frère, A couvrir d’autres feux dont je sais le mystère ; Et je veux bien tous deux vous mettre hors d’erreur. Ariste. Mais, puisque vous savez tant de choses, ma sœur, Dites-nous, s’il vous plaît, cet autre objet qu’il aime. Bélise. Vous le voulez savoir ? Ariste. Oui. Quoi ? Bélise. Moi. Ariste. Vous ? Bélise. Moi-même (II, 3 vers 365-373) Bélise secoue ses joues molles et crémeuses autour de Clitandre en faisant la risette. Elle s’invente un rêve complaisant. Le délire de Bélise est « la chimère fabule » (Patrick Dandrey, 1992, p. 352). Elle s’aveugle en un ravissement et mélange rapt et euphorie. Cette maladie relève du domaine de l’hallucination. La déviation chez Bélise est due à l’effet d’une passion illimitée par rapport aux romans qu’elle a lus. Elle confond la réalité avec la fiction. Chrysale représente l’obsession de Bélise qui n’est qu’une marotte : 140 Vos livres éternels ne me contentent pas ; Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats, Vous devrez brûler tout ce meuble inutile, (II, 7 vers 561-563) Philaminte est agressive et autoritaire. Elle a chassé la servante Martine à cause de ses fautes de grammaire et de littérature. Elle l’insulte : « maraude » et « friponne » (vers 429). Et elle menace Martine par des coups de bâtons : « On me menace, si je ne sors d’ici, de me bailler cent coups » (vers 425). Philaminte offense tous ceux qui s’opposent à sa volonté. Henriette est, par exemple, victime de sa mère. En refusant le mariage avec Trissotin, elle la menace ainsi : Comme vous répondez ! Savez-vous bien que si…? Suffit, vous m’entendez. (III, 4 vers 1083-1084) Molière transforme une satire sociale en une comédie de mœurs. Il dénonce la femme dénaturée. Philaminte cherche à être chef de famille en exerçant le pouvoir à son avantage. Elle chasse Martine et oblige Henriette à sa marier avec Trissotin. Ramon Fernandez (1979, p. 236) souligne la perversité de Philaminte qui usurpe le rôle de Chrysale et suscite des ravages dans son entourage : « La folie de Philaminte est d’une espèce particulière : c’est la folie d’une femme appelée à tenir le rôle de son mari, moins peut-être par goût que par les défaites constantes de celui-ci. Cas de déséquilibre social qui retentit sur le moral est le désunit. » Chrysale est un homme fin, instruit et sympathique. Il connaît bien la bile de sa femme. La métaphore « effroyable tempête » (vers 672) démontre que les emportements de cette pédante sont terribles. Lorsqu’elle est en colère, elle devient un monstre comme « un vrai dragon » (vers 674). Alors, Chysale n’ose pas contrarier sa volonté. 141 La profession de Philaminte, de Bélise et d’Armande Avant de sombrer dans le ridicule, une précieuse est une femme simple qui entend s’affirmer et se faire reconnaître par tous pour démontrer qu’elle a sa propre valeur humaine, qu’elle a le droit de penser et d’agir comme les hommes. Les femmes au XVIIe siècle étaient le sexe faible aux yeux les hommes. Hormis leur image de physique efféminé, la plupart des femmes ne savaient ni lire ni écrire. Elles devaient travailler au foyer, faire le ménage, la cuisine, le trousseau de leurs filles, etc. Ces mœurs sont dures et trop odieuses pour les trois prudes. Elles rêvent de professions intellectuelles. C’est Chrysale qui désigne leur folie pour l’astronomie : Chrysale. On y sait comme vont lune, étoile polaire, Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire (II, 7 vers 591-592) Ces « femmes savantes » s’intéressent au système solaire, à la gravitation universelle : « ses tourbillons » (vers 884), au phénomène des comètes et aux étoiles filantes : « ses mondes tombants » (vers 884). La preuve majeure de cet intérêt est « cette longue lunette » (vers 566) avec laquelle elles observent la lune. Ce qui est comique pour ces femmes pédantes, c’est « la disproportion entre la difficulté de ces problèmes et la petitesse de leur esprit » (Hubert Carrier, 1976, p. 151). Les trois femmes se vantent sans cesse de leur savoir. Elles essaient de montrer qu’elles sont intellectuelles. Cette conduite illustre la philosophie de Jean-Jacques Rousseau qui explique que les pédants apprennent la connaissance pour leur intérêt, non pas pour s’éclairer en dedans : « Ils étudiaient la nature humaine pour pouvoir en parler savamment, mais non pas pour se connaître ; ils travaillaient pour instruire les autres mais non pas pour s’éclairer en dedans. Plusieurs d’eux ne voulaient que faire un livre, n’importait quel, pour vu qu’il fût accueilli.» (Cité par Pierre Force, 1994, p. 53) 142 Les femmes savantes s’attachent aux belles-lettres et au bel esprit. La littérature est un métier qui peut attirer des personnages féminins. Elles s’éprennent des vers, proses, épigrammes, etc. Bélise déclare ainsi à Trissotin sa passion poétique : Je sens d’aise mon cœur tressaillir par avance. J’aime la poésie avec entêtement, Et surtout quand les vers sont tournés galamment. (III ; 2 vers 756-758) Tout au long de la pièce, Philaminte, Bélise et Armande évoquent les philosophies et les disciplines des grands écrivains comme Malherbe, Descartes, Plutarque, Platon, etc. Ceci correspond à l’expression : « elles veulent écrire et devenir auteurs » (vers 586). Les sciences auxquelles elles s’intéressent sont « la physique, grammaire, histoire, vers, morale et politique » (vers 893-894). René Jasinski (1969, p. 251) souligne ainsi l’extravagance de Philaminte : « Philaminte est une de ces bourgeoises parisiennes qui ne se contentent pas de tenir salon, mais aspirent à jouer un grand rôle. À la littérature elle associe les sciences et la philosophie. Discutant sur les astres, les atomes, les tourbillons, elle entend embrasser la totalité du savoir humain et contribuer à son progrès. » Le dramaturge insiste donc sur la bassesse humaine à travers la chimère professionnelle. André Lagarde et Laurent Michard (1970, p. 205) expliquent que Molière ne soutient pas les précieuses qui perdent leurs appas à cause de leur abus de science : « Mais, s’il nous montre l’échec de Sganarelle et d’Arnolphe, partisans de la contrainte et de l’ignorance, Molière n’est pas davantage partisan des “femmes docteurs”. Grammairiennes, astronomes et philosophes, 143 desséchées par l’abus de la science, perdent leur charme féminins et leurs qualités de maîtresses de maison. » Les conduites de Philaminte, de Bélise et d’Armande représentent l’égarement et l’affection outrés. « Ce que Molière prétend donc ridiculiser et condamner, ce n’est point en soi le désir de s’instruire, mais celui de vouloir tout savoir, surtout pour en tirer gloire » (Léon Lejealle, 1959, pp. 19-20). La famille de Philaminte, de Bélise et d’Armande Molière relève les ravages familiaux que suscite l’obsession de la science des trois prudes. Leur extravagance divise la famille en deux camps : d’une part le camp des femmes savantes qui affectionnent le bel esprit ; d’autre part le camp des personnages simples et naturels comme Chrysale, Ariste, Clitandre, Henriette et Martine. Cette pièce est une satire de la préciosité. Ces femmes mondaines éprouvent une répulsion physique devant l’amour charnel. D’après Armande, le mariage est une sale débauche. Henriette considère au contraire que l’union conjugale est une douceur naturelle. Henriette, brillante précieuse de bon sens, excelle dans l’antithèse, le parallèle et la métaphore pour défendre son bonheur contre l’égarement de sa sœur : Henriette. Si le vôtre est né propre aux élévations Où montent des savants les spéculations, Le mien, ma sœur, est né pour aller terre à terre ; Et dans les petits soins son faible se resserre. Et de nos deux instincts suivons les mouvements. Habitez, par l’essor d’un grand et beau génie, Les hautes régions de la philosophie, Tandis que mon esprit, se tenant ici-bas, Goûtera de l’hymen les terrestres appas. 144 Ainsi, dans nos desseins l’une à l’autre contraire, Nous saurons toutes deux imiter notre mère : Vous, du côté de l’âme et des nobles désirs, Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs ; Vous, aux productions d’esprit et de lumière, Moi, dans celles, ma sœur, qui sont de la matière. (I, 1 vers 57-72) Ces vers indiquent la différence d’esprit entre Armande et Henriette. Armande est dépravée et s’attache à la vie spirituelle : « du côté de l’âme et des nobles désirs », « aux productions d’esprit et de lumière ». Quant à Henriette, elle est fidèle à la nature et veut goûter le mariage qui est aux yeux des femmes pédantes une chose vulgaire : « les terrestres appas », « des sens et des grossiers plaisirs », « la matière ». Après avoir été repoussé par Armande, Clitandre se tourne vers Henriette. Armande ne veut pas perdre ses intérêts terrestres. Elle prétend que Clitandre l’aime encore. Le dialogue est vraiment riche de sens pour exprimer et expliquer la rivalité entre Armande et Henriette : Armande. Mais à l’offre des vœux d’un amant dépité Trouvez-vous, je vous prie, entière sûreté ? Croyez-vous pour vos yeux sa passion bien forte, Et qu’en son cœur pour moi toute flamme soit morte ? Henriette. Il me le dit, ma sœur ; et, pour moi, je le crois. Armande. Ne soyez pas, ma sœur, d’une si bonne foi ; Et croyez, quand il dit qu’il me quitte et vous aime, Qu’il n’y songe pas bien, et se trompe lui-même. (I, 1 vers 109-116) 145 Les comédies L’Avare et Les Précieuses ridicules dénoncent l’autorité des pères qui sont ennemis des jeunes. Dans Le Tartuffe, la maison d’Orgon est divisée en deux camps opposés par l’intrus. Dans Les Femmes savantes, Molière peint l’opposition fraternelle entre Armande et Henriette au sujet de l’amour et du pouvoir des parents. Léon Lejealle (Ibid., p. 17) note les variations que Molière peint par rapport au vice et aux travers humains de l’époque à travers la famille bourgeoise : « Mais ce qu’il faut surtout remarquer, ce sont les variations que Molière a bordées sur ce thème, le renouvelant sans cesse. Cette fois, il n’y a plus seulement dans la maison deux camps opposés et un intrus qui par intérêt veut obtenir, comme dans Tartuffe, la main d’une jeune fille ; il y a également cette mésentente entre deux sœurs, Henriette et Armande, qui sont toutes deux à marier. Elles ne s’entendent guère mieux que leurs parents et prolongent ainsi dans une seconde génération le désaccord qui dressait déjà l’un contre l’autre leur mère autoritaire et leur père sans énergie. » Cette famille révèle le combat entre les deux sexes. C’est l’opposition entre la femme, Philaminte et le mari, Chrysale. Le premier sujet est le renvoi de Martine qui est honnête et cuisinière. Philaminte, chimérique de raffinements de langage, la chasse à cause de ses travers langagiers. Selon Chrysale, cette condamnation n’est pas raisonnable. Lorsque Chrysale cherche à défendre Martine, Philaminte est indignée : Chrysale. Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas, Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ? J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes Elle accommode mal les noms avec les verbes, Et redise cent fois un bas ou méchant mot, Que de brûler ma viande ou saler trop pot. Je vis de bonne soupe, et non de beau langage. 146 Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ; Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots, En cuisine peut-être auraient été des sots. Philaminte. Que ce discours grossier terriblement assomme ! Et quelle indignité, pour ce qui s’appelle homme, D’être baissé sans cesse aux soins matériels, Au lieu de se hausser vers les spirituels ! Le corps, cette guenille, est-il d’une importance, D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ? Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ? (II, 7 vers 525-541) Cette tirade montre deux esprits opposés : l’esprit matériel de Chrysale qui vit selon des mœurs naturelles et l’esprit spirituel de Philaminte qui s’attache à une beauté excessive. Selon elle, le corps est odieux et nauséeux comme la métaphore « cette guenille ». Selon Pierre Brisson (1942, p. 278), l’âme déformée de cette femme fait adopter la préciosité comme un règlement de la vie : « Jetée avec arrogance dans le bel esprit, elle écrase de haut. Elle se croit de l’Institut. Elle adopte la préciosité comme un règlement et s’y conforme de façon péremptoire. On la voit, on la contemple, puissante cuirassière, solide sur ses pieds, la gorge majestueuse, toute raide et pleine de chamarrures, redressant avec vigueur sa tête masculine. » Molière utilise le comique de situation pour mettre en relief la mésentente entre Philaminte et Chrysale. C’est un choix différent de gendre pour Henriette. Chrysale accepte Clitandre qui est « un riche en vertu » (vers 405) sans grande fortune. Quant à Philaminte, elle choisit son savant, Trissotin : C’est à quoi j’ai songé, Et je veux vous ouvrir l’intention que j’ai. 147 Ce monsieur Trissotin, dont on nous fait un crime, Et qui n’a pas l’honneur d’être dans votre estime, Est celui que je prends pour l’époux qu’il lui faut (II, 8 vers 629-633) Philaminte, la mère, est sordide à l’image des pères moliéresques. Elle ne songe pas au bonheur de sa fille. Elle marie Henriette avec Trissotin pour avoir un savant dans la maison. Pol Gaillard (1978, p. 53) dénonce l’excès d’autorité de Philaminte qui cause le malheur de sa cadette : « Philaminte fait le malheur de ses filles et elle exerce sur Henriette en particulier, le même “pouvoir parental” que celui du dévot Orgon sur Mariane dans Tartuffe ou de l’égoïste Argan sur Angélique dans Le Malade Imaginaire. Elle se choisit un gendre pour satisfaire ses penchants à elle, pour avoir son lettre dans sa maison même, comme Orgon son directeur de conscience et Argan son médecin. » Philaminte n’a pas d’âme basse. Elle refuse l’infériorité des femmes que les hommes de l’époque entendaient maintenir comme un sexe faible. D’après elle, la science peut élever l’état féminin. C’est Trissotin qui va donc aider Henriette à avoir un bel esprit. Ces vers représentent son aveuglement : J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner La beauté que les ans ne peuvent moissonner, De faire entrer chez vous le désir des sciences, De vous insinuer les belles connaissances ; Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit, C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit Montrant Trissotin. Et cet homme est monsieur, que je vous détermine A voir comme l’époux que mon choix vous destine. (III, 4 vers 1067-1074) 148 Selon André Lagarde et Laurent Michard (1970, p. 205), Molière suggère à travers la dispute entre Philaminte et Henriette une voie véritable pour l’éducation des filles : « Cette question préoccupait le XVIIe siècle. Fallait-il en rester à l’enseignement surtout pratique des couvents ? La petite élite des précieuses et des savantes revendiquait au contraire le droit d’être mathématiciennes, physiciennes et philosophes, comme des hommes. Molière conseille l’éducation par la douceur : c’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir, non la sévérité que nous leur faisons voir. » Au XVIIe siècle, le combat entre l’homme et la femme avait déjà été engagé depuis longtemps parmi un certain nombre de gens riches et instruits. Pour se défendre contre l’état d’esclave, Philaminte veut prendre l’autorité du chef de famille. Henriette indique cette tendance dès la scène trois de l’acte premier. Elle suggère à Clitandre de demander le consentement du mariage à sa mère au lieu du père : Le plus sûr est de gagner ma mère. Mon père est d’une humeur à consentir à tout ; Mais il met peu de poids aux choses qu’il résout ; Il a reçu du ciel certaine bonté d’âme Qui le soumet d’abord à ce que veut sa femme. C’est elle qui gouverne ; et, d’un ton absolu, Elle dicte pour loi ce qu’elle a résolu. (I, 3 vers 204-210) Philaminte utilise la puissance à son gré, à savoir le mariage forcé entre Henriette et Trissotin. Cette pratique convertira sa cadette aux pures séductions de l’intelligence : Dès ce soir, à monsieur je marierai ma fille. Vous, monsieur, comme ami de toute la famille, 149 A singer leur contrat vous pourrez assister ; Et je vous y veux bien, de ma part, inviter. Armande, prenez soin d’envoyer au notaire, Et d’aller avertir votre sœur de l’affaire. (IV, 4 vers 1405-1410) Imbue de sa supériorité, Philaminte exerce une autorité despotique. Elle ne laisse à son époux aucun droit de décision à l’égard de la famille. Elle marie Henriette avec Trissotin. Elle chasse la fidèle Martine à cause de ses fautes de grammaire. Tous les personnages moliéresques, sous des masques variés, sont présents dans ces brèves expressions : « projet absurde, hâte indécente, indifférence parfaitement inhumaine au bonheur de sa fille » (Marcel Gutwirth, 1966, p. 102). Au sein de la bourgeoisie, Molière aborde la question de l’éducation des femmes, de leur rôle dans leur foyer, du rapport fraternel et de l’union conjugale. Il peint des âmes variées avec ses personnages : tante lunatique, mère hommasse, père brimé par son épouse, aînée fanatique de l’Idéal, cadette trop résolument terre à terre. Le comique psychologique permet à Molière d’accéder à la grande pièce. Le comportement de Philaminte, de Bélise et d’Armande Le comportement représente clairement la dénature de Philaminte, de Bélise et d’Armande. Les raffinements de langage sont une préoccupation importante des trois Parisiennes. Elles méprisent le style de langage du notaire qui fait le contrat de mariage : Philaminte, au Notaire. Vous ne sauriez changer votre style sauvage. Et nous faire un contrat qui soit en beau langage ? Le Notaire. Notre style est très bon, et je serais un sot, Madame, de vouloir y changer un seul mot. 150 Bélise. Ah ! quelle barbarie au milieu de la France ! Mais au moins en faveur, monsieur, de la science, Veuillez, au lieu d’écus, de livres, et de francs, Nous exprimer la dot en mines et talents, Et dater par les mots d’ides et de calendes. (V, 3 vers 1601-1609) Martine est inévitablement victime de l’égarement de ses maîtresses. Elle est renvoyée parce qu’elle ne parle pas bien le français. Lorsqu’elle utilise fautivement la grammaire, à savoir la négation, Philaminte et Bélise s’emportent contre son erreur : Martine. Quand on se fait entendre, on parle toujours bien ; Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien. Philaminte. Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ? Ne servent pas de rien ! Bélise. O cervelle indocile ! Faut-il qu’avec les soins qu’on prend incessamment, On ne te puisse apprendre à parler congrûment ? De pas mis avec rien tu fais la récidive ; Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative. (II, 6 vers 477-484) Martine manque d’éducation. Elle ne sait pas conjuguer correctement le verbe avoir. Lorsque Philaminte et Bélise corrigent les fautes de syntaxe de Martine, elles se fondent sur une connaissance de la grammaire : 151 Martine. Mon Dieu ! je n’avons pas étugué comme vous, Et je parlons tout droit comme on parle cheux mous. Philaminte. Ah ! peut-on y tenir ! Bélise. Quel solécisme horrible ! Philaminte. En voilà pour tuer une oreille sensible. Bélise. Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel ! Je n’est qu’un singulier, avons est pluriel. Veux-tu toute la vie offenser la grammaire ? (II, 6 vers 485-491) L’injure « O cervelle indocile », « Quel solécisme horrible ! », « matériel », « Quelle âme villageoise » souligne que les erreurs langagières de Martine sont graves aux yeux de Philaminte et de Bélise. Elles sont non seulement pédantes mais aussi misanthropes. Les Femmes savantes entrent dans le cadre de la préciosité du XVIIe siècle. Molière peint un tableau des mœurs du milieu intellectuel. Léon Lejealle (1959, p. 21) note que Molière attaque le caractère aberrant et l’outrance des femmes pédantes, à savoir le faux idéalisme, le snobisme et la pruderie : « Molière condamne beaucoup plus le faux idéalisme et le mensonge qu’un travers anodin, et beaucoup plus des attitudes d’esprit éternelles qu’une mode, même excessive, de son siècle. Le snobisme et l’affirmation agressive de l’égalité des sexes, la pruderie et la vanité sont de tous les temps et de tous les pays. Voilà ce que Molière attaque. » Le grec au XVIIe siècle est une langue internationale pour toutes les sciences. Le grec était rédigé par des savants dans les ouvrages de médecine, de 152 physique, d’astronomie, de géographie, etc. Cette langue est pour nos personnages féminins d’un irrésistible attrait. Elles éclatent ainsi d’extase pour Vadius, érudit grec : Trissotin. Il a des vieux auteurs la pleine intelligence, Et sait du grec, madame, autant qu’homme de France ! Philaminte, à Bélise. Du grec ! ô ciel ! du grec ! Il sait du grec, ma sœur ! Bélise, à Armande. Ah ! ma nièce, du grec ! Armande. Du grec ! quelle douceur ! Philaminte. Quoi ! monsieur sait du grec ? Ah ! permettez, de grâce, Que, pour l’amour du grec, monsieur, on vous embrasse. (III, 3 vers 941-946) Pour les femmes savantes, Trissotin est un grand poète qui a un bel esprit. Les œuvres de Trissotin les ravissent. Elles sont impatientes d’écouter son épigramme. Ces vers dévoilent leur folie : Philaminte. Ah ! mettons-nous ici pour écouter à l’aise Ces vers que mot à mot il est besoin qu’on pèse. Armande. Je brûle de les voir. Bélise. Et l’on s’en meurt chez nous. Philaminte, à Trissontin. Ce sont charmes pour moi que ce qui part de vous. 153 Armande. Ce m’est une douceur à nulle autre pareille. Bélise. Ce sont repas friands qu’on donne à mon oreille. Philaminte. Ne faites point languir de si pressants désirs. Armande. Dépêchez. Bélise. Faites tôt, et hâtez nos plaisirs. Philaminte. A notre impatience offrez votre épigramme. (III, 1 vers 711-719) Les expressions « si pressants », « dépêchez », « faites tôt et hâtez » et « impatience » soulignent leur extravagance. Le poème de Trissotin est important pour les trois femmes. Bélise compare son épigramme à des « repas friands » (vers 716). La poésie de faux poète est sa nourriture. Depuis 1659, la préciosité avait changé de caractère. Elle prolonge alors les raffinements de langage et de manières. Mais au romanesque, suit l’idéalisme sentimental des générations précédentes, elle tient à substituer des aspirations beaucoup plus intellectuelles. Ramon Fernandez (1979, p. 236) pense que cette comédie est une parodie pour des cercles de tous les siècles qui s’attachent aux intellectuels comme une loi : « Les Femmes savantes sont la satire du salon ; c’est la comédie de salon qui se réfléchit sur elle-même et se juge. On a dit que c’était déjà un cercle du dix-huitième siècle. Je crois que les salons de tous les temps présentent les mêmes ridicules : importance exagérée accordée aux “intellectuels” qui y font la loi, boulimie du savoir chez les dames qui en font partie, perte du sens de la relativité. » 154 Dans le milieu de la haute bourgeoisie parisienne, au XVIIe siècle, la grande affaire est de jouer aux grands seigneurs. On doit avoir un bel esprit pour être respecté dans les cercles mondains. Lorsque Trissotin commence à lire son épigramme, les pédantes crient d’admiration devant son talent : Bélise. Ah ! le joli début ! Armande. Qu’il a le tour galant ! Philaminte. Lui seul des vers aisés possède le talent. Armande. A prudence endormie il faut rendre les armes. Bélise. Loger son ennemie est pour moi plein de charmes. (III, 2 vers 764-768) L’excitation des trois femmes devient plus forte ; elles ne peuvent plus se contrôler : Bélise. Ah ! tout doux ! laissez-moi, de grâce, respirer. Armande. Donnez-nous, s’il vous plaît, le loisir d’admirer. Philaminte. On se sent, à ces vers, jusques au fond de l’âme. Couler je ne sais quoi qui fait que l’on se pâme. (III, 2 vers 776-779) Philaminte, Bélise et Armande arrivent enfin au point culminant. Elles voient dans chaque mot toute une richesse de sens et se pâment devant le sonnet de Trissotin : 155 Philaminte. On n’en peut plus. Bélise. On pâme. Armande. On se meurt de plaisir. (III, 2 vers 808-810) Cette comédie est une satire de la vie littéraire de l’époque. Avec un tact admirable, Molière n’en a pas tiré de sujet central. Il peint les manies de la société de lettres et l’influence des poètes. En même temps, il critique l’abbé Cotin d’être un poète avide. La preuve en est avec le sonnet sur la fièvre d’Uranie et le madrigal sur le carrosse amarante empruntés à Cotin. Philaminte, Bélise et Armande ne sont que des marottes qui refusent leur nature. Elles ne rêvent que de vie intellectuelle en essayant de jouer le rôle de savantes. Molière veut que l’homme soit fidèle à sa naissance, à sa nature : « Il applique d’instinct aux hommes les lois de l’épi ou du pommier. Il a horreur de ce qui gêne, de ce qui falsifie, de ce qui dénature. Il veut les êtres, comme les plantes, fidèles à leur naissance, donnant les fruits de leur espèce. » (Pierre Brisson, 1942, p. 307) Le langage de Philaminte, de Bélise et d’Armande Le langage est un outil que Molière emploie pour railler les trois bouffonnes. Il y a « des tics de langage » (Hubert Carrier, 1979, p. 146) qui appartiennent incontestablement à la mode précieuse. C’est l’emploi de « on » pour se désigner soi-même. Bélise l’utilise pour sa réponse ampoulée à Clitandre : « Il suffit que l’on est contente de détour » (vers 313) ou encore quand elle vante à Ariste son pouvoir de séduction : « Et Dorante, Damis, Cléonte, et Lycidas, peuvent bien faire voir qu’on a quelques appas » (vers 378). Le ridicule langagier vient de l’emploi de 156 périphrases obscures pour désigner les yeux : « muets interprètes » (vers 284) et « les muets truchements » (vers 384). Un autre tic de langage que l’on trouve dans Les Femmes savantes et semblable à la préciosité de Cathos et Magdelon est le « style ampoulé » (Ibid., p.147). Molière choisit des expressions outrées, à savoir le goût des métaphores filées. Philaminte a la manie des adverbes superlatifs : J’aime superbement et magnifiquement : Ces deux adverbes joints font admirablement ! (III, 2 vers 769-770) Pour Armande, elle est une folle de la métaphore : Que riche appartement est là joliment dit ! Et que la métaphore est mise avec esprit ! (III, 2 vers 780-781) Le langage indique une affection excessive chez les femmes savantes. Des syllabes « sales » provoquent la nausée. Philaminte et Bélise sont mécontentes, lorsque Chrysale prononce l’expression « nulle sollicitude » (vers 551). La manie de Philaminte se retrouve à la fin de la pièce. Ariste fait un billet inventé pour démasquer Trissotin. Elle ne trouble pas la perte du procès. Elle est anxieuse avec le mot indécent « Condamnée ? Ah ! ce mot est choquant, et n’est fait que pour les criminels » (vers 1698-1699). Molière dévoile la dénature de ses contemporains. À travers le langage des trois savantes, Molière a tourné en ridicule l’extravagance des cercles mondains. Selon Pierre Brisson (1942, p. 309), Molière est réfractaire à tout dogme artificiel : « Il est aussi réfractaire que possible au virus de la mode, échappe aux fluctuations du goût, aux coteries, aux conventions de clan, à tout ce qui suppose une dispose une disposition concertée, un dogme artificiel, une attitude prise. » 157 Philaminte, Bélise et Armande rêvent non seulement d’être savantes. Elles veulent aussi fonder une « académie ». Elles crient leur dépit pour se venger des hommes qui indignent l’esprit et la capacité des femmes : Je n’ai rien fait en vers ; mais j’ai lieu d’espérer Que je pourrai bientôt vous montrer, en amie, Huit chapitres du plan de notre académie. (…) Car enfin, je me sens un étrange dépit Du tort que l’on nous fait du côté de l’esprit ; Et je veux nous venger, toutes tant que nous sommes, De cette indigne classe où nous rangent les hommes, De borner nos talents à des futilités, Et nous fermer la porte aux sublimes clartés. (III, 2 vers 844-846, 851-856) Le langage est un sujet important de l’académie. Les pédantes vont éliminer des mots, des verbes, des noms grossiers, en particulier dans la prose et les vers. Ces vers illustrent leur projet : Armande. Nous savons pris chacune une haine mortelle Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms, Que mutuellement nous nous abandonnons : Contre eux nous préparons de mortelles sentences, Et nous devons ouvrir nos doctes conférences Par les proscriptions de tous ces mots divers Dont nous voulons purger et la prose et les vers. Philaminte. Mais le plus beau projet de notre académie, Une entreprise noble, et dont je suis ravie, Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté 158 Chez tous les beaux esprits de la postérité, C’est le retranchement de ces syllabes sales Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales, Ces jouets éternels des sots de tous les temps, Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants, Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes. (III, 2 vers 902-918) On philosophe beaucoup dans les comédies de Molière. Non seulement avec les personnages de philosophes professionnels qui sont nombreux mais aussi avec des protagonistes qui se considèrent eux-mêmes comme philosophes. Dans l’académie, les trois prudes sont vraiment savantes : Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages ; Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis : Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis. Nous chercherons partout à trouver à redire, Et ne verrons que nous qui sache bien écrire. (III, 2 vers 922-926) Armande veut proscrire certains mots de la langue. Philaminte désire retrancher toutes les syllabes « sales ». Elles ne se rendent pas compte que leur projet est inutile si les autres usagers de la langue ne se plient pas aux règles qu’elles édictent. Elles veulent que tout le monde suive leur mode. Les Femmes savantes est une attaque contre l’affectation de manières et contre les prétentions exagérées du pédantisme. Molière évoque dans un intérieur bourgeois des ambitions dépravées. Philaminte, Bélise et Armande, vaniteuses, veulent montrer qu’elles ont un bel esprit et qu’elles méritent une sordide reconnaissance comme les hommes : 159 Philaminte. Le sexe aussi vous rend justice en ces matières ; Mais nous voulons montrer à de certains esprits, Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris, Que de science aussi les femmes sont meublées ; Qu’on peut faire, comme eux, de doctes assemblées, Conduites en cela par des ordres meilleurs ; Qu’on y veut réunir ce qu’on sépare ailleurs, Mêler le beau langage et les hautes sciences, Découvrir la nature en mille expériences ; Et, sur les questions qu’on pourra proposer, Faire entrer chaque secte, et n’en point épouser. (III, 2 vers 866-876) Cette nouvelle académie légifère et juge de toutes les œuvres. Elle exerce un contrôle rigoureux sur la langue. « On pouvait pousser plus loin, en ce sens nouveau, le féminisme précieux » (René Jasinski, 1969, p. 251). La comédie moliéresque jaillit d’une optique globale sur la perversité humaine que l’égarement de l’imagination fait subir à la Nature. Elle montre les délires d’hommes sous la pression extérieure de la mode, de la condition, de l’événement et sous l’impulsion intérieure des passions et du désir. Les Précieuses ridicules et les Femmes savantes offrent un modèle appréciable de coexistence, de fusion entre les deux sources de délectation définies par la vulgate comique. La délectation est esthétique et satirique. Molière fut un grand dramaturge. La tragédie, au moment où Molière commençait sa vie théâtrale, était le genre le plus élevé, le plus estimé. La comédie était peu de chose, presque rien. Dès que Molière a introduit la représentation de ses œuvres, la comédie est devenue prospère. Pendant la période 1664-1665, quatre auteurs seulement ont fourni la totalité du répertoire : Molière pour une douzaine de comédies, Corneille pour deux tragédies, Racine pour une tragédie et Scarron pour deux comédies. 160 En 1668, des quatre-vingt-quinze pièces représentées au Petit-Bourbon et au Palais Royal, Molière en a fourni le tiers, exactement trente et une. Corneille a représenté dix tragédies et une comédie : des chefs-d’œuvre consacrés comme le Cid, Horace, Cinna, Pompée, Rodogune, Nicomède, etc. De Visé apportait six pièces : quatre comédies, une farce, une pastorale. Racine montrait deux tragédies nouvelles. On relevait dans ces quatre-vingt-quinze pièces ; cinquante et une comédies, treize farces, vingt-trois tragédies, quatre tragi-comédies et quatre pastorales. Et le nombre total de représentations était une preuve marquée du succès grandissant de la comédie : on arrivait à près de deux mille représentations de comédies et de farces contre moins de cinq cents représentations de tragédies, tragi-comédies et pastorales. Les perspectives théâtrales de la saison 1669-1670 étaient toutes nouvelles : Tartuffe a occupé la scène pour de long mois. Une trentaine de représentations se succéderont avant Pâques. Il n’y a pas eu de tragédie cette année-là. Le Palais Royal était dès lors proprement le théâtre de Molière. De ce tableau, on constate la supériorité du théâtre comique sur le théâtre tragique. C’est Molière qui dominait les programmes. Il est incontestable que Molière était « le plus grand des écrivains du XVIIe siècle en France » (Marcel Gutwirth, 1966, p. 205).
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