lire la suite - WordPress.com

Transcription

lire la suite - WordPress.com
S’ACCROCHE AU FIL DU TEMPS
DE DEIR EL QAMAR À
MOUKHTARA, EN
PASSANT PAR LES CAMPS
PALESTINIENS ET CERTAINS
QUARTIERS ARMÉNIENS, DES
FEMMES PERPÉTUENT
AVEC PATIENCE LE
SAVOIR-FAIRE DES
TRAVAUX D’AIGUILLES.
PAR P. DE C-T.
CROCHETS À MOUKHTARA
Sett Fatmé supervise depuis près de vingt ans
le réseau de femmes-artisans de Moukhtara
et de ses alentours. Dans ces villages, une
centaine de femmes maitrise l’art du crochet.
La présence de ce savoir-faire dans cette
région de la montagne doit sa continuité à
l’impulsion donnée, à la fin des années 1970,
par May Joumblatt. « En 1979, une première
exposition de travaux au crochet réalisée par
les habitantes des différentes localités a été
organisée au ministère du Tourisme à Hamra.
L’objectif était de faire connaître le patrimoine
artisanal du Chouf », raconte Sett Fatmé.
L’initiative perdurera quelques années avant
que la guerre ne vienne mettre un terme
provisoire à cette activité naissante. En 2006,
l’ouverture au centre-ville de la boutique
208 —
MAI 2014
Tourath – qui signifie patrimoine – institutionnalise pour de bon le
savoir-faire des artisanes de Moukhtara. Robes, coussins, rideaux, linge
de table, les commandes affluent et ne sont pas toujours à l’abri d’une
certaine démesure. « Une des demandes les plus impressionnantes que nous
ayons réalisée est un rideau de 6 m sur 8 m pour une cliente saoudienne. Sa
confection nous a demandé trois ans de travail », se souvient Sett Fatmé.
Les compositions les plus imposantes, dont le prix unitaire peut s’élever
à 30.000 dollars, voire plus, requièrent parfois le concours de plusieurs
femmes. Près de 70% des ventes se font à l’étranger, en particulier dans
les pays arabes. Ces trois dernières années, la chute de fréquentation des
touristes du Golfe a privé le magasin d’une grande partie de sa clientèle,
jusqu’à entrainer sa fermeture il y a quatre mois. Sett Fatmé reste toutefois persuadée que le crochet a encore de beaux jours devant lui. « Depuis
quelque temps, on assiste à une tendance générale de retour à la terre et aux
traditions. Cela devrait contribuer au renouveau des arts artisanaux », assuret-elle, optimiste.
DENTELLE BRETONNE À DEIR EL QAMAR
A cinq kilomètres de là, Deir El Qamar est un autre bastion des travaux
d’aiguille au Liban. Dans l’ancienne capitale du Mont-Liban, on brode comme
on respire. « Chaque maison a sa brodeuse, le savoir-faire se transmet de mère en
fille », explique Samira Sassine, le visage à moitié caché par une nappe qu’elle
vient de déplier le long de sa poitrine. Il y a deux mois, cette localité enterrait la
doyenne des brodeuses. « Hneiné Adaimi a appris la dentelle bretonne de Zahia
Saad. Elle-même avait acquis cette technique en Egypte avant de l’importer au
Liban », raconte-elle. Depuis son introduction à Deir el Qamar il y a pres d’un
siecle, la dentelle bretonne, qui se différencie de la broderie pleine, fait vivre
90% des femmes de ce village de 1000 habitants l’hiver. « Mon mari est chauffeur
de taxi et ne gagne pas très bien sa vie. Avec l’argent que je touche de la dentelle
et de la broderie, je couvre une bonne partie des dépenses », témoigne cette mère
de deux enfants.
Avec les années, les dentellières de Deir El Qamar se sont forgé une réputation
PHOTO INAASH
’est dans un intérieur où se mêlent
l’odeur du linge propre et du café
en préparation que Fatmé Breik,
alias Sett Fatmé, reçoit ses visiteurs. L’appartement, situé au rezde-chaussée d’un immeuble du quartier de
Hamra, est le pied à terre beyrouthin de
cette habitante de Moukhtara. Sur la table
basse du salon, l’assortiment de galettes de
sésame et beignets, disposé sur un plateau
en argent ovale, commence à ramollir sous
l’effet de la chaleur. A côté, Sett Fatmé déplie
une immense nappe travaillée au crochet.
L’ouvrage a nécessité trois mois de travail,
et le résultat en dit long sur l’investissement
de son auteur.
de qualité dans toute la région du MoyenOrient, en particulier dans le Golfe, où
elles écoulent une grande partie de leur
production. « Les Émiratis et les Koweitiens apprécient nos ouvrages. Nous recevons des commandes de familles aisées et
de riches émirs », précise Samira Sassine.
A Moukhtara comme à Deir Qamar, le travail artisanal fait-main a un coût. Certaines
réalisations sont vendues à 5.000 dollars, à
l’instar des nappes de 4 mètres de long pouvant nécessiter une année entière de travail.
GÉOMÉTRIES PALESTINIENNES
Héritiers d’une longue tradition de broderie,
les Palestiniens du Liban ont su garder intact
ce savoir-faire. Dans les camps de Rachidiya
à Saida ou de Mar Elias à Beyrouth, plusieurs centaines de femmes perpétuent la
tradition. Ces activités sont chapeautées
par l’association Inaash pour assurer une
source de revenus aux femmes et valoriser
les métiers d’arts palestiniens. Mais la broderie est avant tout un outil de résistance
culturelle. « L’association a été créée par des
dames de la haute société libanaise et palestinienne pour montrer au monde qu’il existe
un peuple et une culture propre à la Palestine», affirme Maya Corm, fille de Sirine
Husseini Chahid, qui avait participé avec
Huguette El-Khoury Caland au lancement
de l’association dans les années 1960. Dans
les camps, les brodeuses suivent la trame
des modèles traditionnels. « Thob », châles,
coussins, l’ornement des vêtements ou tissus d’ameublement ne laisse pas de place
à l’improvisation. On retrouve les motifs
géométriques au point de croix caractéristiques des travaux d’aiguilles palestiniens,
brodés sur des tissus de soie ou de najaf.
Les formes et les couleurs sont définies au
préalable par le comité artistique d’Inaash
qui distribue ensuite un lot de tissus et de
fils à chaque brodeuse. L’association s’autorise toutefois une marge d’innovation au
niveau des coupes, des couleurs et du choix
des accessoires. « Notre défi est de conserver
la tradition tout en innovant avec des produits finalement assez modernes », explique
Maya Corm. Cette quête de nouveauté se
retrouve dans les coloris fluo qui habillent
les motifs des pochettes à main ou le design
contemporain des sacs bodegas. Vendues
au Liban et à l’étranger, les broderies ont
également trouvé une certaine résonnance
dans le monde de l’art et de la haute couture.
Les brodeuses ont ainsi prêté leurs mains
agiles au créateur Rabih Kayrouz. Cette
collaboration a donné lieu à une splendide
veste composée de petits coussins carrés
brodés vendue à 35.000 dollars. En 50 ans,
Inaash a produit pas moins de 3 millions de
pièces et assuré un revenu à des milliers de
femmes palestiniennes. L’association, qui
reverse l’intégralité des bénéfices aux habitantes des camps, voudrait faire
évoluer ses activités vers une structure plus lucrative, pour attirer une nouvelle
génération de brodeuses. « La broderie est un métier d’art très contraignant.
Quand elles ont le choix, les jeunes filles s’orientent plutôt vers des emplois dans
les salons de coiffures », confie Maya Corm.
POINTS DE CROIX ARMÉNIENS
En dehors des ateliers de maisons de haute couture, où l’on valorise le temps
passé à l’ouvrage, à Bourj Hammoud la broderie répond davantage à une volonté
de conservation du patrimoine qu’à une logique marchande. Dans le quartier
arménien, une petite boutique met à la vente des travaux confectionnés par les
brodeuses de la Croix du secours arménien. L’association dispense des cours de
broderie aux femmes arméniennes. Là encore, la tradition est appliquée à la lettre.
Chaque artisane se voit confier la réalisation d’un seul motif. Les petits « patchworks »
sont ensuite rassemblés sur une grande pièce unique. « La broderie requérant beaucoup
de temps, l’association a eu l’idée de faire travailleur plusieurs femmes sur un seul
et même tissu », explique Arpi Mangassarian, directrice du musée d’artisanat
Badguer à Bourj Hammoud, situé à quelques mètres du magasin. « La broderie
arménienne est un travail très régulier et ordonné. Chaque région a sa spécificité et
ses codes », explique-t-elle. Remplissage de motifs fleuris à Urfa, points de croix
sur tissu d’étamine à Sevaz ou ornement du velours à Marach, la technique la plus
fine reste incontestablement celle pratiquée à Ain Tab. « On la considère comme
la reine des broderies », poursuit la directrice du Musée.
BAALBEK TIRE SA RÉVÉRENCE
Elément phare du trousseau de la jeune mariée, la broderie a constitué pendant
des siècles le principal passe-temps des femmes durant l’hiver, saison morte pour
le travail des champs. «Les travaux d’aiguilles sont avant tout une activité rurale.
Au Liban, elle était surtout pratiquée dans les montagnes et la Bekaa », explique
Nour Majdalani, spécialiste de l’artisanat libanais. « Certains motifs, comme l’arbre
de vie, les oiseaux qui se font face ou l’aigle, symbole de la Syrie, reviennent souvent
dans la broderie syro-libanaise », poursuit-elle. « Il n’existe pas pour autant de style
proprement libanais pour la simple et bonne raison que cette zone a connu un
grand nombre d’influences », note-t-elle. Baalbek, par exemple, est le dépositaire
d’un type bien particulier de broderie que l’on trouve aussi en Egypte et en Tunisie.
La ville des temples est le seul endroit où l’on pratique encore, bien que timidement, le Tark, technique consistant à orner un voile très fin d’un fil d’argent. Mais
à Baalbek comme ailleurs, l’arrivée des tissus colorés a progressivement contribué
à éclipser les travaux d’aiguille des maisons. Au profit d’autres occupations, plus
rapides et lucratives.

Documents pareils