Entre l`amour et le dédain Marin de Viry La Revue des Deux
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Entre l`amour et le dédain Marin de Viry La Revue des Deux
Entre l’amour et le dédain Marin de Viry La Revue des Deux Mondes, mai 2010 (…) Il est de mon pénible devoir d'être, ce mois-ci, désagréable avec des gens ou des initiatives sympathiques. Premier temps : Luchini s'est rendu sympathique en montant une lecture de Muray au théâtre de l'Atelier. J'y suis allé, par amour pour Muray, et parce que j'avais gardé un bon souvenir de la lecture de Céline par Luchini au théâtre du Rond-Point. Deuxième temps : sa prestation sur Muray s'est révélée un sabotage dont je ne sais s'il en était ou non conscient. La question que semble se poser Luchini en lisant : où puis-je caser mon amour-propre là-dedans ? Tout à coup, il sent que là, à cette virgule précise, il va pouvoir quitter le texte en tirant des coups de feu en l'air comme un cambrioleur qui part avec le butin, pour jouir lui-même, et pour nous dire, enfin, ce que lui, Luchini, pense des bobos du XVIIIe arrondissement, ou des bons sentiments, ou de n'importe quoi, en nous faisant rire avec ses yeux de tyran halluciné. Il parasite le texte, en vole le prestige, fait sa petite laine. Ubu lecteur. La valeur ajoutée de Luchini est de la valeur diminuée au texte qu'il lit. On sent bien qu'il lui est physiquement intolérable qu'un autre ait du talent : il faut lui clouer le bec absolument, trancher dans le texte des morceaux de viande culturelle dont il se repaît en direct. Il parle tout en bouffant le texte : que quelqu'un lui dise que ça ne se fait pas ! Étrange, car encore une fois, Céline, il le lisait. Mais ce soir-là, il a enfoncé quelques pieux lucchinesques - un numéro de gnome politiquement pas correct très bien rôdé - dans les textes de Muray, précisément au moment où il aurait fallu les laisser se déployer dans leur étrange vérité. Il a eu la mauvaise idée, de surcroît, de lire du Cioran en contrepoint, sur le thème « on va vous assommer pour rire avec deux auteurs pessimistes de droite », preuve qu'il n'a rien compris (autant comparer de Funès et Saint just), car Cioran est désespérant, mais Muray est désespéré. Désespoir transitif, désespoir intransitif, et la direction de leur œuvre change du tout au tout : Muray est réactionnaire, donc révolutionnaire, car il veut abolir l'esprit libération, l'esprit télé, l'esprit festif, l'esprit de la Pride, etc., pour retrouver un bon vieux monde pétri de dialectique, de mystère, d'ambivalence, un monde dont le bidon serait jeté à la poubelle, un monde avec son vieux prince, et son royaume ailleurs, tandis que Cioran est conservateur : peu lui chaut qu'existe tout ce que Muray voudrait renvoyer au néant, au contraire, il taille volontiers làdedans des flûtes pour jouer son air. Présenter Cioran et Muray comme deux complices de droite infréquentables ne passe que chez les « bourgeois épatables ». Au total : un désastre provoqué par un sentiment sympathique.