- Chapitre XII - « Alors ?… T`es décidé ? – J`sais pas, Ninie. – Ça
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- Chapitre XII - « Alors ?… T`es décidé ? – J`sais pas, Ninie. – Ça
- Chapitre XII - « Alors ?… T’es décidé ? – J’sais pas, Ninie. – Ça veut rien dire “j’sais pas”. C’est oui ou c’est non. Si t’es pas encore décidé, alors c’est non. – Ben, c’est non. Voilà, t’es satisfaite ?… C’est tellement dur de choisir… Parfois, j’ai envie que ce soit Marion, parfois, que ce soit Thomas. Je sais, c’est une réponse de Normand que je te fais là, mais j’arrive pas à me déterminer… Marion… Thomas… Marion… Thomas… Je les aime bien tous les deux… Et, franchement, c’est pas de chance ce qui leur est arrivé. – Et juste à la fin, en plus. Tout s’était bien passé jusque-là. – Tu m’en diras tant !… Même dans un mauvais film, ça paraîtrait complètement crétin. La critique se foutrait du scénariste… Et pourtant !… Ah ! là ! là !… Ils me font de la peine, tous les deux. – Et Simon ? – Et Simon aussi, bien sûr, mais quand je dis Thomas, c’est aussi Simon. C’est pareil, c’est leur histoire à eux. Savoir que, depuis hier, Thomas est, dans la cabane, seul avec le chien comme une âme en peine, ça me fout les boules. Heureusement que Simon, apparemment, il est tiré d’affaire. – T’es sûr ? – Oui, au début de l’émission, ce matin, ils l’ont signalé. Ils ont même interviewé un médecin. C’était une tentative de suicide. Tu parles ! Avec la vie qu’il mène, c’est normal qu’il en vienne là. Mais tout ça, c’est bientôt fini pour lui. C’est du passé. J’ai l’impression qu’il s’en est pas encore rendu compte… Mais bon, maintenant, il est pris en charge, il va se rétablir… dans tous les sens du terme. – Eh ben tant mieux. S’il avait passé l’arme à gauche, je crois pas que j’aurais eu le cœur à voter… – Voter… Avant de prendre notre décision, est-ce qu’on se passe la cassette de Marion ? – T’as enregistré ? 129 – Ouais… Quand j’ai vu le type louche s’approcher d’elle, j’ai fait ni une ni deux, j’ai tout de suite appuyé sur Record. – Ben, on peut revoir, si tu veux. Ça me désole un peu, mais bon, faut bien se faire une opinion. – Je te reconnais bien là. Une vraie mère la pudeur, qui veut se donner bonne conscience… T’es nulle !… Y’a rien de honteux à regarder de nouveau. On a vu en boucle le 11 septembre, on a vu et revu des mitraillages de la Deuxième Guerre, et c’était autrement plus violent. Ici, c’est pour la bonne cause, c’est pour envoyer l’un d’eux à la victoire. On vote, Ninie, et ce soir même !… On a plus de temps à perdre. Et il faut qu’on soit sûr de nous, qu’on n’ait pas de regrets. – T’as raison. Allez ! lance… ! » Mathieu lança la vidéo. Avant de voter, raviver la mémoire fut considéré comme une excellente idée. Marion vit ainsi son âge se réduire d’une journée. Eût-elle apprécié, pourtant, si on lui en avait donné le choix, cette cure de jouvence ? La réminiscence allait ainsi se renforcer pour gagner en densité, pour se remplir d’images immortalisées, pour devenir un documentaire archivé et consultable à souhait. La vidéo s’enclencha au moment où l’inconnu se retrouva à la hauteur de Marion. Rencontre rare que celle des bas-fonds et de la bourgeoisie. Marion, malgré ses oripeaux, arborait par sa contenance la superbe de ses origines, ce qui ne fut pas pour amadouer son confrère de la cloche. L’animal, tout imprégné de son ivresse, chercha vite à transcrire ses requêtes dans des gestes rudimentaires. L’allure de Marion lui donnait le droit, selon lui, de prendre ses aises et d’exprimer sans frein sa volonté. L’alcool fit le reste, qui l’empêcha de voir distinctement au-delà d’une certaine ligne. Les caméras, dans un flou total, se fondaient dans le décor et n’eussent pas, même en remuant tout leur saoul, attiré l’attention de l’ivrogne. Elles n’existaient pas, tout simplement. Seule se dessinait Marion, avec ses poches gonflées. Lorsque l’homme porta sa main sur les bourses cliquetant, Marion, d’un mouvement expéditif, repoussa le rustre contre le mur d’un immeuble. Avant que celui-ci n’eût le temps de réagir, elle se retourna et chercha les caméras pour qu’elles vinssent l’assister. Celles-ci, pourtant, ne furent pas promptes à se manifester. Elles filmaient. Unique travail dont elles étaient les dépositaires. Le règlement, toujours, dictait les directives. À l’alinéa 3 de l’article 7, n’était-il pas écrit : « Les caméramans ont mission de filmer jusqu’au point limite entre décence et indécence » ? Quant à définir l’endroit exact de ce point limite, c’était une question d’ordre intime. À l’alinéa 5, était noté : « Les difficultés et les épreuves dont seront victimes 130 les participants seront le résultat d’une situation qu’ils ont choisie sciemment. Par conséquent, ils sont les seuls habilités à les repousser. Si l’obstacle surpasse leurs forces et leur volonté, ils n’auront alors plus qu’une seule solution : abandonner la partie. Tant qu’ils seront dans le jeu, ils ne pourront, en aucune manière, demander l’aide des caméramans et des animateurs. Seule pourra intervenir une tierce personne issue de leurs rencontres durant leur séjour dans la rue. » Dans la ruelle, hormis l’ivrogne et les caméramans, Marion n’apercevait personne. Elle eût pu revendiquer peut-être les bonnes grâces de l’alinéa 10, dans lequel il était spécifié l’intervention immédiate des observateurs professionnels lorsque l’intégrité ou la vie du participant était menacée. Mais, à ce moment précis, l’était-elle vraiment ? L’ivrogne, qui tenait à peine sur ses jambes, avait été repoussé violemment ; Marion avait eu le dessus. Aucune raison ne pouvait donc pousser les caméras à jouer au bon Samaritain… Être clochard n’est pas un acte de tout repos et demande des nerfs taillés à toute épreuve. Marion venait, somme toute, de démontrer la légitimité de ses prétentions à la victoire. Combien de candidats se fussent abstenus, comme elle, de lever définitivement le pouce ? Marion, par un simple réflexe sans conséquence, lâché d’ailleurs après qu’elle eut réagi vertement, n’avait fait que tourner la tête vers les médias. Elle restait ainsi pleinement dans le jeu. Compétition de plus en plus serrée entre elle et Thomas, deux finalistes qu’on ne cessait de plaindre et louanger. Devant leurs écrans, nombre d’aficionados eussent aimé être dans la ruelle pour porter secours à la jeune fille, mais ils n’avaient pour tout soutien à faire valoir que leurs cris inutiles. Si certains donnaient à leur voix une puissance insoupçonnée, celle-ci n’avait pas la capacité de fendre l’écran et de se déverser dans la ruelle… Marion était vraiment isolée. L’ivrogne, après avoir frotté son coude endolori, se redressa en grommelant, puis trouva dans son courroux matière à vaincre son ivresse. Un peu comme si le choc l’avait dégrisé, il se servit de celui-ci pour rebondir et donner à son allure la force agressive et directe d’un combattant lucide. Sa manche, arrachée sur quelques centimètres, n’avait guère changé l’aspect déjà négligé de sa défroque. Il remonta, d’une main décidée, son pantalon quelque peu flottant, et, avec des bredouillis exclusivement perceptibles chez les hommes bourrus, se porta derechef au niveau de Marion. La jeune fille voulut apporter la preuve que son sexe ne se sentait nullement ébranlé par la force virile qui la menaçait. Elle avait assez de cran pour faire face à cette force primaire, et, plutôt que de chercher à fuir, se planta orgueilleusement devant l’animal rétabli. Mésestimait-elle, pour- 131 tant, le pouvoir de l’autre ? L’humiliation qu’il avait ressentie l’avait excité bien plus qu’elle n’eût pu l’imaginer. Il porta sa main sur les poches de Marion avant même que celle-ci ne parvînt à répliquer. Agissant avec l’inélégance d’un butor, il les lui arracha et fit aussitôt couler, à sa grande surprise, les pièces sur le pavé. S’il avait espéré découvrir quelque chose de substantiel, il n’avait certainement pas envisagé un pareil butin. Les prunelles bien plus arrondies et plus grosses que les pièces, il oublia vite la victime pour se précipiter sur le trésor. Le sol regorgeait de toutes sortes de monnaies : dix centimes, cinquante, des pièces de deux euros. Seuls manquaient, au grand dam de ses désirs, les billets chers à ceux qu’il appelait bourgeois. Il se dit alors que, peut-être, dans un recoin des vêtements de la jeune fille, l’attendait ce dont il rêvait. Avant de regrouper ce qui s’était répandu, il revint à Marion, comme en proie à des désirs inassouvis. Le temps qu’il lui fallut, cependant, pour délaisser les pièces permit à Marion de se ressaisir. Elle asséna à l’agresseur un coup de pied violent qui le fit tomber pour la deuxième fois. Lourdement. Il put toutefois éviter le choc frontal avec le mur en basculant, au dernier moment, son épaule vigoureuse. Ce réflexe ne l’empêcha pas de ressentir une douleur atroce au niveau de ses membres, qui s’étaient brutalement traînés sur le macadam. Quand, la chair entaillée au genou et au coude, il revint à la charge, commença entre les lutteurs un corps à corps endiablé, où les bras et les jambes, avec une sauvagerie singulière, donnèrent à ce combat de rue une allure de pugilat particulièrement féroce. Marion réussissait parfois à prendre le dessus, jusqu’à ce que son adversaire, de plus en plus mortifié, s’agrippât fortement à son pull. Là, tout bascula. La texture de la laine contre ses doigts tordus d’ivrogne attisa son envie d’en arracher les fils. Et l’homme se mit à tirer, sans regret ni pudeur ; il mit toute son ardeur à défilocher le vêtement, provoquant une échancrure inattendue à la base du cou et de la poitrine. Ce fut lorsqu’un mamelon fit ouvertement son apparition que les caméras ressentirent le malaise de la situation et la limite de la déontologie. Sans plus se poser de questions, elles bondirent sur l’ivrogne et maîtrisèrent en un tournemain ses élans volcaniques. Ce n’était plus le vin qui altérait sa conscience, c’était une lave qui échauffait ses sens, évaporait son esprit et assoiffait son corps. La limite était atteinte. On ne pouvait pas laisser Marion devant une telle fusion. Quelques éraflures, piquetées de sang, étaient visibles à la base du cou, mais aucune autre lésion n’était venue contrarier davantage sa peau terreuse. On sépara les antagonistes, puis on s’assura que les plaies n’étaient pas profondes. Le sauvage fut emmené. L’écran ne dit pas ce qu’il advint 132 de lui. La vidéo s’arrêta au moment où les caméras reprirent leur distance avec Marion et qu’elles la laissèrent retrouver son parcours initial. Quand Mathieu appuya sur le bouton stop, un silence se fit aussi bien au niveau des baffles que du salon lui-même. Puis, après des secondes à n’en plus finir, Mathieu reprit à voix haute le fil de sa réflexion. « Ninie ! Je crois bien que mon choix commence à pencher d’un côté. – Vas-y ! dis !… que je voie si c’est comme moi… – Toi d’abord. – Thomas. – Thomas ?… Pourquoi Thomas ? – Si t’es étonné, c’est que tu penses à Marion… – Ouais. – Alors, toi, pourquoi Marion ? – Tu te rends pas compte de tout ce qu’elle a enduré ?… Je te rappelle aussi que, le troisième jour, un SDF lui avait dit d’aller se faire voir ailleurs, parce qu’elle occupait, d’après lui, sa place sur le trottoir. T’as pas vu comme il l’a secouée ?… C’était limite, limite… Un petit peu plus et là aussi ça aurait mal tourné. – Ouais… et alors ?… C’est pour qui que tu votes ? Ceux qui ont le plus connu de problèmes ou ceux qui s’en sortent le mieux, qui arrivent à s’adapter et à éviter les ennuis ? – Un peu des deux, c’est un mélange. Après, on est assez grands pour faire le tri. De toute façon, dans la rue, tu peux pas les éviter, les emmerdes. C’est le cran et la carapace qu’on s’est construite qui font le reste. T’en as et tu t’en sors, t’en as pas et t’es foutu. – Merci de me l’apprendre. – Être clochard, c’est pas facile. – Merci de me l’apprendre aussi. T’en as d’autres, comme ça ? – D’autres quoi ?… » La discussion, enluminée d’échanges constructifs et philosophiques, se teintait parfois d’une familiarité dont les pics avaient l’avantage de ne pas donner aux idées un aspect trop intellectuel et pesant. Mathieu et Ninie avaient l’art de maîtriser les dialogues et d’édulcorer leurs pensées d’une touche d’humour, ce qui ouvrait devant eux un champ d’amis allant du savant au béotien. Ils ne rechignaient pas à se relâcher tout en conservant l’esprit analytique du sociologue… Dans les foyers, nombreuses furent les discussions. Ou même les monologues, chez les célibataires. « À qui mérite de revenir la victoire ? » 133 Pierre et Jeannine discutaient. Dragana et Mika s’opposaient. Habib soliloquait devant un écran qu’il semblait prendre, de temps en temps, pour un auditeur. De toute cette bouillie de débats et de raisonnements, sortit un nom, aussitôt glorifié par un spectacle de paillettes. Le vainqueur fut retiré de la rue et encensé par des acclamations. L’autre, privé du premier prix et gratifié tout de même de la reconnaissance du public, se consola avec le soutien de ses inconditionnels. Le plateau sur lequel se déroulait la fête répandit sur les télés l’ambiance d’une arène. La démesure s’étendit, gagna plusieurs cercles, réunis pour l’occasion. Après deux mois de misère et de peur, Marion exultait. Thomas, contre mauvaise fortune bon cœur, applaudissait au succès de sa rivale. La mine déconfite, il dansait au milieu du show minutieusement organisé. Deux mois passés à se donner pleinement, à calculer le bon geste et le bon mot, à profiter des quelques moments adéquats pour entretenir l’intérêt suscité par ses écrits internétiques… Deux mois à exhumer de son cerveau la partie la plus brillante de son talent… et pourtant… le fruit de sa peine présentait une face blette, une pulpe déjà rancie par la lumière des projecteurs. C’était un monde, pour lui, qui s’écroulait, l’univers de la rue qui lui devenait sordide. Thomas, en un instant, sous les doigts de Stéphane, de Laure, de Kéwé ou de Joaquina, des doigts plus habiles à presser, sur les téléphones, la touche 1 plutôt que la touche 2, avait vu en un instant sa vie basculer dans les profondeurs. De la terre. De la crasse. Thomas était un clochard. Ses vêtements souillés le grattaient terriblement. Tout ce qu’il avait enduré resurgissait et lui faisait péniblement prendre conscience de l’existence qu’il avait menée près de Simon, une vie de galère, une âme vagabonde dans un cloaque bien structuré… Mais, si les choses avaient été différentes, peut-être eût-il pu gagner, oublier cette passe difficile et, comme Marion, exploser de joie devant son heureux sacrifice. Il s’avança près d’elle, la serra dans ses bras, tandis que les flashs crépitaient, puis, tout empli, pour elle, d’estime et d’amertume, jugea qu’il était préférable de seulement conserver la partie noble de ses émotions, de jouer au bon perdant. On ne sait jamais, se dit-il, son écriture internétique pourrait un jour tout de même avoir l’honneur d’intéresser la foule. Thomas sourit, sourit si fort qu’on eût presque cru qu’il avait triomphé. Thomas était pugnace. 134