Le stéréotype, du mot au concept : saisies à
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Le stéréotype, du mot au concept : saisies à
LE STÉRÉOTYPE, DU MOT AU CONCEPT : SAISIE À TRAVERS DES CONTEXTES SAID Mosbah RLM/ISET’COM Tunis, Tunisie [email protected] Résumé : D’abord terme technique désignant un procédé typographique, « le stéréotype » est devenu un mot d’usage courant mentionné dans les dictionnaires surtout sous une acception figurée. Puis, utilisé au cours du XXe siècle en sociologie et en psychologie, il est vite emprunté par les critiques littéraires et tend à s’imposer comme une notion linguistique. Derrière la variété de ces usages, la disparité des faits qu’il désigne et le flou qui accompagne son émergence en tant que concept, il y a lieu de s’interroger sur les invariants sémantiques de son contenu qui auraient orienté son passage d’un usage à un autre et sur les aspects innovants ou spécifiques qui ont servi à le consacrer dans chaque domaine d’étude particulier. Les différentes définitions du stéréotype, bien qu’elles forment des contextes minimaux d’emploi nécessaires à la délimitation de sa variation, ne suffisent pas pour déterminer sa portée réelle particulièrement quand il s’agit de faits de langue. Nous nous proposons donc d’opérer des saisies dans des contextes où sont considérés des énoncés illustratifs afin de tracer le parcours de cette évolution. Mots-clés : terme, stéréotype, contexte, concept, mot. INTRODUCTION D’abord terme technique désignant un procédé typographique, « le stéréotype » est devenu un mot d’usage courant mentionné dans les dictionnaires. Utilisé au cours du XXe siècle en sociologie et en psychologie sociale, il est vite emprunté par les critiques littéraires et tend à s’imposer comme une notion linguistique. L’hétérogénéité de l’emploi et la diversité des domaines le rendent problématique à plus d’un titre : d’abord, il y a le vague de son contenu qui, selon Charles Grivel (1998 : 58), rend inutile de « rechercher [sa] définition passe-partout ». Il faut, d’ailleurs, pour qu’une telle définition soit possible, distinguer son acception générique1 de ses acceptions particulières. Rien qu’à voir les sèmes génériques utilisés pour le définir en rapport avec les faits de langue, on se rend compte de l’ampleur d’un tel vague, - il est « représentation simplifiée »/ « schème collectif figé »/ « modèle culturel »/ « image toute faite » chez Amossy (1998 : 24) ; - « idée conventionnelle » chez Putnam (1975) ; - « forme d’impensé »/ « syntagmes figés »/ « opinion banale »/ « un monstre » chez Barthes (1975 : 164 ; 1965 : 92) ; - « parole de pouvoir »/ « phrases mécanisées »/ « quelque chose que l’on repère »/ « quelque chose à quoi tout le monde consent et tout le monde consomme » chez Pierre Barbéris ; - « suite ouverte d’énoncés » chez Bernard Fradin ; - « suite ouverte de phrases » chez Jean-Claude Anscombre etc. 1 Ensuite, il y a la profusion des termes qui entretiennent avec lui des rapports d’affinité, d’inclusion ou même parfois de synonymie, à ne citer que cliché, poncif, lieu commun, idée reçue, langue de bois, prototype, formules banales etc. Enfin, il y a le désaccord quant à la dépréciation du terme. Isabelle Rieusset n’y voit qu’« un facteur à la fois de banalisation et d’illusion sur la nature même du langage » (1994 : 22) et le qualifie même de « crime contre l’humanité ». Denis Slakta (1994 : 45), s’interrogeant sur l’existence de bons stéréotypes, trouve la réponse sous la plume de Voltaire : « ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne ». Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot constatent, par contre, que la notion de stéréotype devient dans certaines théories, surtout en psychosociologie, « l’objet d’une réhabilitation qui permet de souligner ses fonctions constructives ». Les définitions qui y sont proposées, tendent à « relativiser ou neutraliser les aspects dévalorisants du phénomène » (1997 : 28). D’où la bivalence constitutive de la notion de stéréotype dans la pensée contemporaine. N’ayant l’intention ni de définir le mot, ni de reconstituer le parcours de son évolution, nous nous proposons d’abord de voir, au-delà de l’éclatement de cette notion, s’il y a un ou des invariant(s) sémantique(s) qu’aurait conservé le mot à travers la multitude de ses emplois et des contextes dans lesquels il apparaît, tout en délimitant les traits nouveaux ou spécifiques qui ont servi à le consacrer dans chaque domaine. Puis, nous analyserons, dans un même domaine (la linguistique), l’émergence d’une nouvelle acception de la notion à partir d’une autre à laquelle elle s’apparente. L’objectif est de montrer comment le cadre théorique constitue un contexte terminologique, au sens large, où les contenus des termes s’imbriquent et s’impliquent mutuellement. Soulignons d’abord qu’à la suite de Fabienne Cusin-Berche (2003 : 20), nous utilisons le terme « contexte » pour renvoyer « à tous les éléments cognitifs, situationnels ou intertextuels susceptibles d’intervenir dans le processus de construction du sens ». 1. LE STÉRÉOTYPE : DU MOT AU CONCEPT Si l’on consulte les dictionnaires, il paraît que c’est l’adjectif « stéréotypé » qui s’apparente le plus à l’origine typographique du nom : - « qui paraît sortir d’un moule, tout fait, figé. Les sottises stéréotypées… » (Le Petit Robert) ; - « qui se présente toujours sous la même forme, figé. Gestes stéréotypés » (Le Petit Larousse). Dans ces définitions, on constate la présence de trois traits caractérisant également la signification technique du terme originel ; Il s’agit du « préconstruit », de la « répétition » et de la « fixité », tous présents dans la définition suivante du stéréotype, procédé typographique : - « Cliché typographique obtenu par coulage qui permet la reproduction de formes imprimantes au moyen de flancs » (Le Petit Larousse). La nouvelle acception est étroitement liée à la symbolique de ce mode de production littéraire qui devient norme culturelle. Ainsi, selon les termes de Ruth Amossy (1991 : 26), « de la standardisation industrielle, [le stéréotype] passe à la mécanisation de la production culturelle ». Entre les deux dictionnaires cités, les définitions relatives au nom présentent déjà une certaine différence : - « Opinion toute faite, réduisant les singularités » (Le Petit Robert) ; - « formules banales, opinion dépourvue d’originalité » (Le Petit Larousse). D’abord, il y a apparition de deux sèmes nouveaux : le premier est relatif à « l’association » entre deux objets ou concepts puisque toute opinion est à propos de quelque chose ; le second est apparent dans l’explicitation plus ou moins accentuée du trait « péjoratif » (respectivement « réduisant les singularités » 2 et « banales »/ « dépourvue d’originalité »). Puis, il y a la variation du domaine référentiel : à côté de celui des idées, Le Petit Larousse ajoute celui de la langue (formules). Dans l’ensemble, nous pouvons affirmer que parmi les trois traits cités plus haut, l’introduction du mot dans le langage commun est surtout marquée par l’apparition du sème de la péjoration qui, selon Isabelle Rieusset-Lemarié (1994 : 25), est « d’autant plus forte qu’elle a fini par jouer le rôle non plus seulement d’une connotation négative mais de [sa] dénotation pure et simple ». Cependant, l’hétérogénéité de son emploi et la diversité des domaines qu’il implique, imposent de dépasser de telles assertions puisque « tout changement du cadre référentiel exerce une influence sur l’appréhension du sémantisme de l’unité lexicale concernée par cette transposition et devient susceptible de favoriser la mise à jour des sèmes spécifiques occultés précédemment » (Cusin-Berche 2003 : 21). Étant « à la croisée des sciences sociales et de la littérature » (Amossy), la notion de stéréotype devrait, donc, à travers ses multiples acceptions, garder au moins un invariant sur lequel se grefferaient les nouveaux sèmes porteurs de nouvelles significations. C’est de ces traces de stabilisation et de changement que nous lançons la quête. À commencer par le domaine de la critique littéraire, nous distinguons une tendance nette à envisager le stéréotype sous l’angle de la péjoration, en conformité avec l’usage courant du mot. Les invariants autour desquels gravite cette connotation sont presque toujours le « préconstruit » et « la fixité » qui deviennent synonymes de « banalité » ou plus « vulgarité » et « bêtise » chez Barthes (cité par Amossy 1997 : 63). Que le stéréotype soit appréhendé en rapport avec la pensée ou le langage2, il y a récurrence des mêmes traits péjoratifs bien que les sites soient parfois différents (le discours/la langue). Un tour d’horizon des définitions qui en sont données confirme cette constante. Charles Grivel constate que, chez les « modernes », cliché et stéréotype sont entendus en rapport avec « ce que la mécanique, la reprise infinie, l’anonymité, la banalité etc. empreint » (1998 : 59) ; Jean Moliné (1998 : 35) apparente le cliché par sa banalité, sa redite et le préjugé qu’il véhicule au stéréotype. Quant à « la répétition », elle est plutôt liée au figement des expressions : Pierre Barbéris évoque comment « le contre-stéréotype devient lui-même stéréotype : « Oh, là, là, Thierry, que d’émotion ! » et surtout « Tout à fait, Thierry » phrases d’abord inventées puis mécanisées, écrit-il, sont contre-utilisées sur le mode parodique mais le procédé devient stéréotypique – Morale » (1994 : 11). Amossy fait de la répétition un trait distinctif entre le cliché et le stéréotype « qui ne procède pas par répétition littérale » (1998 : 24) étant donné qu’il s’ancre essentiellement dans le discours. Le stéréotype apparaît donc comme une construction de lecture où l’image de la femme ou tout autre thème stéréotypé est reconstituée à partir d’un processus de déchiffrement complexe. Dans une perspective de littérature comparée, D. H. Pageaux (cité par Amossy et Herschberg Pierrot 1997 : 70) distingue « l’image à proprement parler, qu’il définit comme la représentation d’une réalité, du stéréotype, qu’il considère […] comme une image réductrice, monosémique (elle transmet un message unique), essentialiste (les attributs reflètent une essence du groupe) et discriminatoire (elle est liée au préjugé et au refus de la différence) ». Cette conception rejoint en partie celle de Grivel en ce qu’elle introduit deux nouveaux sèmes ; l’un, explicite : il s’agit de l’écart par rapport aux propriétés présupposées du référent puisque « réductrices » et l’autre, implicite puisque le caractère réducteur présuppose une catégorisation. En même temps, elle projette la notion en dehors des domaines de la pensée et du langage : le préjugé et la discrimination relèvent du domaine des attitudes et du comportement. Cet élargissement pose, d’emblée, la problématique du stéréotype dans les domaines de la sociologie et de la psychologie sociale. Dans ces deux domaines, l’étude du phénomène peut désormais être d’ordre empirique. Dans Le Thesaurus MeSH, le stéréotype est défini comme « une croyance concernant les caractéristiques, attributs ou comportements d’autrui comme membre de certains groupes auxquels nous n’appartenons pas ». 3 Ici, tous les sèmes péjoratifs sont, provisoirement, suspendus au profit d’une vision neutre où il est question d’« association » et plus implicitement de « préconstruit ». En fait, cette neutralisation est due à deux facteurs. D’abord, il y a la distinction, fondée empiriquement3, entre les stéréotypes qui sont plutôt « des reproductions mentales de la réalité » (Plous 2003), les préjugés qui sont définis comme impliquant « un jugement a priori, souvent négatif d’un groupe ou de ses membres » (Fiske 1998 ; Jones 1997 & Nelson 2002) et la discrimination impliquant « que les membres d’un groupe sont désavantagés ou qu’ils sont traités injustement à cause de leur appartenance à ce groupe » (Plous 2003). Puis, il y a l’intérêt accordé aux mécanismes cognitifs et culturels qui sous-tendent l’émergence du stéréotype. Selon l’approche psychologique, il s’agit d’un processus naturel qui « résulte de notre incapacité à retenir et à interpréter toutes les données de notre environnement […]. Le stéréotype permet donc de s’orienter et de s’adapter face à la masse d’informations qui nous submerge à chaque instant en les organisant par catégorie opérationnelle » (Thesaurus MeSH)4. Cette dimension cognitive rattache deux sèmes nouveaux à la notion de stéréotype ainsi appréhendée : « la sélection » et « la généralisation » qui constituent l’essence du processus de catégorisation. La sélection provient du mécanisme de simplification qui fait que, face à une large masse d’informations, nous avons tendance à ne retenir que les données saillantes. Ce mécanisme général « peut mener à des distorsions systématiques de notre perception et, parfois, à utiliser des préjugés et des stéréotypes » (Plous 2003). La généralisation est liée aux raccourcis mentaux qui, dans le cas des stéréotypes, associent aux membres d’un groupe, des images « parfois positives » et « la plupart des temps, négatives et persistantes ». Toutefois, notons que les traits de « fixité » et de « conventionnalité », bien que, souvent mentionnés dans ces études, sont néanmoins relativisés dans une visée prescriptive. Les traits péjoratifs, occultés de la définition précédente, sont récupérés mais relativisés dans l’étude des fonctions psychologiques et sociales du stéréotype. Par exemple, on peut lire dans Le Thesaurus MeSH qu’il peut par exemple servir à : - « organiser l’environnement ; - protéger une conception du monde (exemple : défense de notre idéologie individualiste en décrivant un groupe social comme grégaire et indifférencié) ; - expliquer subjectivement ou arbitrairement la complexité du réel (exemple : les immigrés sont responsables du chômage) etc. ». Première conclusion, la notion de stéréotype est sensiblement empreinte par le cadre spécifique de chaque domaine d’étude. Dans les critiques littéraires, la notion s’apparente plus au sens commun en mettant en exergue les traits péjoratifs du stéréotype qui est surtout saisi comme effet de style, de culture ou d’époque. Dans les sciences sociales, d’une part, le recours à l’analyse des processus cognitifs qui sous-tendent l’émergence du stéréotype et, d’autre part, l’adoption d’une démarche empirique, ont fini par dissocier le fait en lui-même de ses effets possibles, permettant ainsi de lui donner un contenu notionnel plus précis. Toutefois, dans le même domaine, la signification du terme n’est pas exempte de variation, même dans des théories dont l’une se revendique de l’autre. L’appréhension du stéréotype chez Putnam et Anscombre nous servira d’illustration. 2. LA VARIATION NOTIONNELLE DU STÉRÉOTYPE J. C. Anscombre inscrit sa théorie sur les stéréotypes dans la lignée de Hilary Putnam. En plus du « stéréotype », il se sert d’une autre notion empruntée, écrit-il (2001 : 60), entre autres à celui-ci : celle de « communauté linguistique ». En nous tenant aux contenus notionnels donnés à ces deux termes, dans les 4 deux théories, nous comptons montrer comment la notion de « communauté linguistique » sert de cadre conceptuel où se déploie le contenu notionnel spécifique du stéréotype et comment toute variation au niveau de l’appréhension de cette communauté est corrélée à une variation des propriétés attribuées au stéréotype dans chaque théorie. Pour Putnam, la signification d’un mot est un vecteur de composants dont le stéréotype n’est qu’un élément (à côté du marqueur syntaxique, du marqueur sémantique et de l’extension). Les traits rattachés à cette signification sont tous présents à l’échelle de la communauté linguistique dans sa globalité (note 8, page 11) 5. La notion de « communauté linguistique » chez Putnam est indissociable de la division du travail linguistique entre experts et profanes. Elle implique directement la distribution du savoir constituant la signification d’un terme entre les différents locuteurs selon leurs rôles dans une telle division. L’hypothèse fondatrice est que « chaque communauté linguistique exemplifie le type de division du travail linguistique décrit, c’est-à-dire, possède au moins quelques termes dont les « critères » associés sont connus par un sous-ensemble des locuteurs qui acquièrent les termes, et dont l’usage par les autres locuteurs dépend d’une coopération structurée entre eux et les locuteurs dans les sous-ensembles pertinents » (1975 : 146). Le premier résultat immédiat de cette coopération se manifeste à travers la conventionalité de l’usage et la stabilité relative des composants de la signification y compris le stéréotype (la variation n’est sentie qu’à travers le temps et les époques). Selon le type de composant concerné, cette conventionalité peut être décrite à deux niveaux différents. L’extension fait l’objet d’une double conventionalité : la première est sociolectale et explicite, puisque le savoir qui lui est relatif n’est partagé que par les experts ; la seconde est implicite, puisqu’elle n’est extensible à l’ensemble de la communauté que dans le cadre de la division du travail linguistique. Les autres « composants du vecteur représentent tous une hypothèse au sujet de la compétence du locuteur individuel » (1975 : 191). Donc, le savoir qui leur est relatif est partagé de tous à chacun – profanes et experts. C’est dans ce cadre que le stéréotype, défini par ailleurs comme « une idée conventionnelle associée à un mot », s’oppose à l’extension en termes d’écart entre les représentations partagées plus ou moins vraies et les propriétés du référent issues d’une expertise scientifique. Le second résultat émanant de cette coopération consiste dans le fait que la communauté linguistique, unifiée et dans son ensemble, détermine, conformément à la syntaxe et au lexique de la langue, le savoir minimum et standard mis en circulation dans la communication (1975 : 168). Au niveau de l’appréhension du stéréotype, ce savoir minimal se traduit par le nombre fini de ses traits sélectionnés parmi les principaux6 du savoir utilisé ou disponible ; d’où son caractère obligatoire. Pour Anscombre, le stéréotype d’un terme est « une suite ouverte de phrases attachées à ce terme, et en définissant la signification. Chaque phrase du stéréotype est, pour le terme considéré, une phrase stéréotypique » (2001, 60). En outre, la communauté linguistique est, pour lui, « tout ensemble de sujets parlants qui est présenté comme partageant (entre autres choses) une certaine liste de termes affectés des mêmes significations » (ibidem). À première vue, cette communauté aurait un rôle dans la fixation du lexique et acquerrait au stéréotype une certaine stabilité. Mais, tel n’est pas le cas puisqu’« il ne s’agit pas […] nécessairement de communautés linguistiques réelles, mais présentées comme telles et relatives aux circonstances d’énonciation, et donc au (x) domaine (s) dont il est question dans la conversation » (ibidem). Le locuteur ne fait donc pas partie d’une seule communauté linguistique mais de plusieurs et chacune d’elles peut affecter à un terme une signification différente des autres. C’est ce qui explique d’une part, l’inconstance de la signification possédée par un locuteur donné : « il peut se faire que [celui-ci] la modifie pour une raison ou une autre » (ibid. : 61) et, d’autre part, toujours pour ce même locuteur, « la signification peut être constituée « de phrases stéréotypiques… antinomiques » (ibidem) utilisées chacune dans des circonstances énonciatives qui lui sont appropriées. 5 En somme, si « le niveau stéréotypique [donc la signification] apparaît […] comme régissant le fonctionnement de la langue en tant que pratique des locuteurs individuels » (ibid. : 58), cela signifie que la notion de communauté linguistique telle qu’elle est définie par Anscombre n’a aucun pouvoir réel sur la fixation de la signification ; elle est plutôt elle-même le produit d’un croisement variable et hasardeux, tributaire des contextes d’énonciation et des usages. Le contenu du stéréotype est, ainsi, caractérisé par : - une liste ouverte de phrases ; - un caractère variable d’un locuteur à un autre et chez le même locuteur selon les circonstances d’énonciation. Dans cette optique, si le stéréotype fait l’objet d’un consensus, ce ne serait que d’une manière contingente et relative à une situation d’énonciation bien déterminée ; - l’absence de conventionnalité, puisque celle-ci présuppose un consensus durable et stable au sein d’une communauté linguistique au contour bien défini ; lequel consensus détermine l’usage. - la notion d’écart n’est plus définie en rapport avec des propriétés de quelque nature qu’elles soient mais en rapport avec la volonté du locuteur et les circonstances de l’énonciation. En définitive, le contenu du stéréotype varie selon l’appréhension qu’on a de la communauté linguistique. Si chez Putnam, celle-ci a un rôle stabilisateur en harmonie avec les traits finis, conventionnels et obligatoires du stéréotype, elle est chez Anscombre inconstante et contingente selon les contextes d’énonciation, d’où le caractère ouvert, non conventionnel et plus ou moins idiolectal du stéréotype. CONCLUSION En somme, on en conclut que les sciences sociales, en réhabilitant le stéréotype, apportent un ensemble de notions qui peut être capitalisé dans l’étude linguistique du phénomène surtout que des termes tels que « catégorisation », « sélection », « saillance », « conventionnalité » et « généralisation » sont indissociables du fonctionnement de la langue. Cependant, l’aperçu sur l’économie de la notion en linguistique montre que, comme toute autre notion, elle est inextricable du réseau conceptuel auquel elle participe et qui, en retour, détermine une bonne part de son contenu. Reste à étudier le concept de stéréotype, dans une théorie donnée, en rapport avec les contextes énonciatifs étroits qui illustrent à la fois son fonctionnement dans la langue et son économie dans la théorie en question. Si la langue n’est pas nomenclature, c’est justement le fait de cette part du sens, préconstruite et relativement stable, qui se présente comme un écart par rapport à la réalité des objets du monde auxquels elle est relative. Et, donc, elle mérite d’être étudiée loin des conclusions hâtives et des appréciations idéologicisantes. 6 Bibliographie Amossy (R.), 1991 : Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Nathan. Amossy (R.), 1998 : « Du cliché et du stéréotype. Bilan provisoire ou anatomie d’un parcours » dans Le cliché, Presses universitaires du Mirail, p. 21-28. Amossy (R.), & Herschberg Pierrot (A.) 1997 : Stéréotypes et clichés, Nathan, 128 p. Anscombre (J. C.), 2001 : « Le rôle du lexique dans la théorie des stéréotypes » dans Langages n° 142, p. 57-76. 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M.), 1997 : Prejudice and racism, (2e édition), New York, Mc Graw-Hill. Moliné (J.), 1998 : « La culture du cliché : Archéologie critique d’une notion problématique », dans Le cliché, Presses universitaires du Mirail, p. 35-56. Nelson (T. D.), 2002 : The psychology of prejudice, Boston, MA, Allyn and Bacon. Plous (S.), 2003 : « the psychlogy of prejudice, stereotyping and discrimination. An overview » dans S. Plous (Ed.) Understanding Prejudice and Discrimination (p. 3-48), New York, Mc Graw-Hill, traduit en français par Geneviève Quintdans & MélaineCohn. www.understandingprejudice.org/apa/french/page2.htm Putnam (H.), 1975 : « The meaning of “ meaning ”» dans Mind, langage and reality, Cambridge University Pren, p. 215-271. Rieusset-Lemarié (I.), 1994 : « Stéréotype ou reproduction de langage sans sujet » dans Le stéréotype. Crise et transformations, Centre de Recherche sur la Modernité, Université de Caen, p. 15-34. Slakta (D.) 1994 : « Stéréotype : sémiologie d’un concept », dans Le stéréotype. Crise et transformations, Centre de Recherche sur la Modernité, Université de Caen, p. 35-45. 7 Notes 1 « formes de stéréotypie : clichés verbaux, stéréotypes comme schèmes collectifs figés, idées reçues » (Ruth Amossy 1998 : 25) Francis Grossmann, (cours de sémantique, www.u-grenoble.fr/grossmann/Cours/Chap1.htm, 2003) récusant la distinction faite par Charlotte Schapira (1999 : 2) entre « stéréotypes de pensées » et « stéréotypes de langue » précise que “la pensée” s’incarne toujours d’une manière ou d’une autre dans la langue » (page 7) et donc, il conviendrait mieux de situer la distinction « entre les stéréotypes qui s’incarnent ou non dans des expressions plus ou moins figées ». 3 « Lorsqu’un groupe ethnique est stéréotypé à l’aide d’un attribut neutre ou positif tel qu’« orienter vers sa famille », préjugés et discrimination peuvent ne pas être impliqués. De même, un préjugé général contre les « étrangers » ou les « amputés » peut ne pas inclure de stéréotypes particuliers ou d’actes de discrimination. Parfois, il est possible qu’il ait de la discrimination de façon intentionnelle ou non, sans pourtant qu’il y ait de préjugés ou de stéréotypes » (Plous 2003). 4 « Exemple : Se retrouvant dans un lieu public pour un rendez-vous à une heure précise et constatant qu’elle est sans montre, une personne choisit de s’adresser, de préférence à une vieille dame qui lui semble avenante plutôt qu’un jeune skinhead qui lui paraît agressif » (ibidem). 5 « the features that are generally thought to be present in connection with a general name necessary and sufficient conditions for member ship in the extension, ways of recognizing if something is in the extension («criteria ») etc. – are all present in the linguistic community considered as a collective body ; but that collective body divides the « labor » of knowing and employing these various parts of the « meaning » […]» (Putnam 1975 : 145). 6 « Not all criteria used by the linguistic community as a collective body are included in the stereotype. » (Putnam 1975 : 147). 2 8