Innovation financière et risque systémique
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Innovation financière et risque systémique
innovation financière Innovation financière et risque systémique Professeur Marc Chesney, vice-directeur de l’Institut de Banque et Finance, Université de Zurich et SFI © fotolia L’innovation financière est souvent présentée comme un phénomène positif supposé contribuer significativement à la croissance économique sans pour autant induire de risques systémiques. Toutefois, les contradictions entre les justifications des produits dérivés et leurs véritables effets sont flagrantes. Lehman Brothers, une victime des stock-options? 1 Pour une analyse approfondie, voir aussi l’article «Derivative Finanzprodukte und ihre Systemrisiken», publié par le même auteur dans la Neue Zürcher Zeitung le 20. 7. 2011. 32 denaris 03 | 2012 L’innovation financière correspond surtout au développement et à l’utilisation de pro duits dérivés (futures, options, swaps …) par les banques d’investissement ou les hedge funds. Les produits dérivés ont différentes fonc tions et leur emploi est principalement justi fié par cinq arguments: • L a couverture des risques (le hedging) • La spéculation, censée améliorer la liquidité des marchés et ainsi faciliter la couverture des risques • La réalisation de gains d’arbitrage, supposée faire disparaître les inefficiences de marché • L’alignement des intérêts de la direction sur ceux des actionnaires, dans le cas des stockoptions • L’amélioration de l’efficience informative des marchés L’utilité de ces produits semble donc irréfuta ble. Cependant, pour chacun de ces points, il existe des contre-arguments qui remettent en question leur véracité. Voici une vue d’en semble des aspects problématiques 1. Faible couverture des risques La couverture des risques ne représente qu’une faible proportion du total des transac tions sur les produits dérivés, ce qui amène à penser que l’activité de spéculation l’emporte largement sur la couverture. Si la fonction principale des dérivés était la couverture, leur valeur nominale devrait se limiter à une fraction du PIB mondial. En réalité, elle lui est environ 10 fois supérieure. Le volume d’échange correspondant apparaît comme complètement déconnecté de l’éco nomie réelle, que les produits dérivés sont Spéculation: uniquement positive? La théorie financière ne considère la spécula tion que de manière positive. En effet, cette dernière est censée générer la liquidité néces saire au bon fonctionnement du marché, ainsi qu’à son efficience. Mais la spéculation peut aussi se révéler dangereuse pour l’économie réelle en nuisant à la stabilité des marchés. On a ainsi vu les cours des denrées alimen taires augmenter dramatiquement sous l’effet de la spéculation, ce qui a eu pour consé quence immédiate l’appauvrissement d’une partie significative de la population de certai nes zones, ainsi que la création de situations de sous-alimentation et de famine. La Grèce et les swaps de devises Spéculation et arbitrage induisent des ris ques systémiques, que les produits dérivés devraient couvrir. Les banques d‘investisse ment et les fonds spéculatifs qui sont actifs dans ce domaine, se comportent comme des «pompiers pyromanes». La situation financière grecque illustre ce pro blème. En 1999, lorsque la création de l’euro est décidée, la Grèce ne semble pas en mesu re de satisfaire des critères très rigoureux énoncés par le traité de Maastricht. L’adhésion à la monnaie unique passera par le camou flage des déficits grecs. Dans ce contexte, en 2000, la banque Goldman Sachs prépare pour le gouvernement grec un montage de swaps de devises, c‘est-à-dire un échange de mon © iStockphoto censés favoriser. De cet immense écart résul te un risque systémique évident. L’utilisation abusive des CDS (Credit Default Swap) illustre aussi ce problème et montre qu’une activité spéculative peut être destruc trice. Le CDS permet de protéger un agent prêteur contre le risque de défaillance de l’emprunteur. Ce risque est alors transféré au vendeur de CDS moyennant le paiement d’une prime. Le CDS est ainsi légitime en tant que produit de couverture. Mais le fait est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir effectué un prêt à une entité et donc d’être exposé à un risque pour acquérir des CDS sur cette entité. Il s’agit dans ce cas de CDS dits «nus» qui correspon dent à des paris sur des faillites d’entreprises ou de pays. Ces produits dérivés peuvent gé nérer un risque systémique et de lourdes per tes spéculatives, comme l’illustre le cas de la banque JP Morgan qui en mai 2012 a perdu plusieurs milliards de dollars en spéculant avec de tels outils. naie et non pas un emprunt traditionnel. L’utilisation d’un taux de change euro / dollar factice a en réalité permis à la Grèce de réa liser un emprunt caché. La banque Goldman Sachs a donc, par un montage financier à base de swaps de devi ses, permis à ce pays d’accroître sa dette sans que cet accroissement n’apparaisse dans la comptabilité nationale. Les critères de Maas tricht ont été «légalement» contournés grâce à des dérivés. La Grèce a ainsi pu intégrer la zone euro et l’on peut actuellement constater les risques systémiques qu’une telle adhésion a générés. Le swap de devises a contribué à la situation financière grecque. Stock-options et risques excessifs Dans le cas des stock-options, l‘innovation financière peut inciter les directions des ban ques d’investissement à prendre des risques excessifs et à ne pas les assumer. Le profil de gains et de pertes inhérent à l’outil optionnel motive certains dirigeants à privilégier la pri se de risque dans l’espoir de percevoir in fine des rémunérations considérables, même si, résultat de cette politique, leur management met en péril l’institution, voire la conduit à sa propre perte comme le met en lumière la fail lite de la banque Lehman Brothers en 2008. Son directeur, Richard Fuld a reçu environ 480 million de dollars entre 2000 et 2007 dont approximativement les ¾ provenaient de l’exercice de ses stock-options. Ces gains ont été obtenus en dépit d’une stratégie qui mena cette banque à la faillite. Délits d’initiés rendus discrets Les produits dérivés donnent aux délits d’ini tiés un caractère plus discret. En effet, sur le marché des options, les volumes élevés de transactions liés à d’éventuelles opérations suspectes, n’ont pas forcément un impact sur les cours. 2 Cela contredit l’idée selon laquelle les transactions financières sur les marchés dérivés permettraient aux prix des actifs de mieux refléter les informations financières et limiteraient les problèmes d’asymétrie d’infor mation et d’imperfection des marchés. En conclusion, les contradictions entre les jus tifications des produits dérivés et leurs vérita bles effets sont flagrantes. Une plus grande lucidité dans ce domaine s’impose donc. 2 Voir: «Detecting Informed Trading Activities in the Options Markets», article de recherche, Université de Zurich, auteurs: Marc Chesney, Remo Crameri, Loriano Mancini. denaris 03 | 2012 33